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« La campagne se prête à toutes les divagations du rêve » disait Jules Renard

dans son Journal, pendant la période 1887-1892. Cette phrase aurait pu tout à fait
être prononcée par Dinah de La Baudraye, le personnage principal du roman
d'Honoré de Balzac, La Muse du Département. Ce roman fait partie de La Comédie
Humaine de Balzac et il fait partie des Scènes de la vie de Province. Ce livre conte
l'histoire de Dinah Piédefer, une femme issue d'un famille protestante fortunée. Elle
se convertira au catholicisme en 1823 et épousera Polydore de la Baudraye la même
année, homme chétif et ne possédant pas un physique facile mais puissant dans la
région et relativement fortuné. Elle commence alors à tenir un salon littéraire et est
même considérée comme une rivale de George Sand dans la région. Deux
intellectuels parisiens descendent à Sancerre, Horaci Bianchon, médecin et Etienne
Lousteau, journaliste. Ce dernier séduira Dinah qui le suivra à Paris et ira de
désillusions en désillusions, se rendant compte que son talent n'était que local et que
Lousteau la trompe. Notre extrait se situe dans la deuxième partie du roman, intitulé
« La Faute » et le « quatorzième chapitre » de notre édition : « Savantes manœuvres
de Dinah ».
Notre extrait commence alors que Dinah vient de recevoir ses convives parisiens et
commence par une question de Lousteau sur la vie à la campagne, qui déclenchera
une tirade de Dinah sur la vie à la campagne. En ce qui concerne la narratologie, bien
que notre extrait soit un dialogue, il est précédé et suivi d'une phrase du narrateur, qui
est ici extradiégétique (car il n'appartient pas à un récit cadre ni même à l'histoire) et
donc hétérodiégétique car il n'appartient pas au récit de sa narration.
A la lecture de cet extrait, nous pouvons alors nous demander en quoi le texte nous
fait une description balzacienne de la campagne et de la vie de province, en
particulier celle des femmes en nous interrogeant dans un premier temps, des lignes 1
« Comment » à 13 « Un plaisir », sur la description même de la campagne, en
enchaînant des banalités sur celle_ci puis dans un second temps, des lignes 13
«Quelques-unes» à la ligne 32 « piquants» que cette description devient plus
sociologique sur les femmes à la campagne et finalement de la ligne 32 « Aussi » à la
ligne 49 « des vertus. » que la description est cette fois ni sociologique, ni
géographique mais plus physique et donc aussi plus réaliste, moins romanesque qu'au
début.

« Comment, demanda Lousteau le mystificateur, une femme aussi belle que


vous l'êtes […] a-t-elle pu rester en province ? » (l.3) Dès le début, par cette simple
phrase interrogative, on remarque déjà plusieurs caractéristiques de Lousteau.
L'étymologie de son prénom est d'ailleurs intéressante à étudier. Il y a dans Lousteau
l'idée de « loustic », mot qui signifie généralement un amuseur public, qui aime faire
rire. Mais dans un sens péjoratif, ce mot désigne aussi une personne en qui on ne peut
pas avoir confiance, chose dont Dinah se rendra compte plus tard, donc un nom
proleptique. Pour en revenir à notre phrase, on voit que l'épithète liée au nom de
Lousteau est celle du « mystificateur ». Un mystificateur est quelqu'un qui abuse de
la crédulité, la naïveté de quelqu'un pour s'en amuser. Cela peut aussi être vu comme
la caractérisation du fait que Lousteau soit un « mythe », un personnage célèbre à
Paris, bien que natif de Sancerre. La présence des adverbes d'intensité « aussi » et
« si » pour amplifier les adjectifs « belle » et « supérieure » nous montre que
Lousteau est déjà dans une démarche de séduction avec Diah, en la flattant, l'élevant
au-dessus des autres femmes. Il lui demande « Comment faites-vous pour résister à
cette vie ? » (l.4-5) L'idée que se cache derrière le verbe « résister » et celle de la
dureté, d'une vie qui doit être dure à la campagne et qui illustre en quelque sorte le
mépris parisien de l'époque pour la campagne. C'est alors que Dinah commence sa
tirade, par un « Ah ! » d'exclamation. On note alors toute une description méliorative
et presque sociologique de la campagne, caractéristique du réalisme balzacien. La
société est représentée exhaustivement, à travers de longues descriptions très
détaillées et sensorielles. C'est d'ailleurs tout l'objet de La Comédie humaine, faire
une « histoire naturelle de la société » comme il le dit lui même. « La châtelaine »
(l.5), périphrase utilisée pour désigner Dinah et la renvoyer à son statut, souligne tout
d'abord que cette vie à la campagne est irrésistible, reprenant les termes de Lousteau :
« On n'y résiste pas » (l.5) Une longue phrase suit cette exclamation, jusqu'à la ligne
10. Il faut relever plusieurs choses dans cette phrase. Tout d'abord la dichotomie entre
« le profond désespoir » et la « stupide résignation. Ou l'un, ou l'autre » (l.6-7) Cette
dichotomie permet de souligner le fait que cette vie à la campagne n'est pas tellement
choisi par Dinah, plutôt subi en réalité. Elle compare cela au « tuf » (l.7), c'est-à-dire
des roches calcaires, solides et par conséquent infertiles. Ce qui explique la
métaphore qu'elle fait avec ses pensées qui juste nourrissent les fleurs, « sans
fertiliser le terrain » (l.9) Cette métaphore ici sert évidemment à mettre en exergue
toute la puissance créatrice de Dinah, son imagination, sa créativité, illustré
notamment par le nombre des ses pensées, au nombre de « mille ». La création est
symbolisé ici par les fleurs, qui sont « étiolées », ce qui signifie que celles-ci ont un
manque de lumière et par conséquent, leurs tiges s'affaiblissent et s'allongent. Dinah
critique ensuite l'insouciance que peuvent avoir les parisiens en pensant à la vie à la
campagne : « Ne croyez pas à l'insouciance ! L'insouciance tient au désespoir ou à la
résignation » (l.10-12) On note ici la réapparition des termes usités précédemment par
Dinah : « résignation » et « désespoir ». Après cette phrase, elle commence alors à
faire une typologie des femmes de la campagne. « Chaque femme s'adonne alors à ce
qui, selon son caractère, lui paraît un plaisir. » (l.13) Cette phrase est intéressante ici
car il est fait mention de « plaisir », ce qui signifierai que la femme n'est pas obligée
de faire quelque chose par obligation.

De la description géographique on passe à la description sociologique des


femme à la campagnes. En effet, des lignes 14 à 17 : « Dans les confitures […] petite
ville », elle dépeint totalement la « bonne petite femme » de la campagne. Celle qui
fait des confitures, le ménage, qui brode et qui enfante comme le montre la phrase
« dans les soins de la maternité » (l.17) et enfin qui se mêle de toutes « les intrigues
de petite ville » (l.17-18), les ragots en somme. Car il ne faut pas oublier qu'à la fin
du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, il y a l'émergence d'une idéologie
domestique, celles des sphères séparées (familiale, professionnelle etc.) La femme
serait animée d'aptitudes qui la mènent vers la vie domestique selon discours médical
de l'époque, cherchant des justifications physiologiques à cette idée sexiste.
L'anaphore en « dans la » présente ici insiste bien sur la dimension répétitive de la
tâche et de la vie à la campagne. Elle continue ensuite avec plusieurs types de
femmes. D'abord celles qui se croient artistes alors qu'il n'en est rien. On pourrait voir
un parallèle avec sa propre situation puisqu'elle dit que l'instrument de création de ces
femmes, ici le piano « finit ses jours, asthmatique, au château d'Anzy. » (l.20-21) Elle
parle ensuite des religieuses qui « s'entretiennent des différents crus de la parole de
Dieu : l'on compare l'abbé Fritaud à l'abbé Guinard » (l.22-23) Elle montre ici que les
religieuses sont tous comme les femmes de la campagne, elles aiment les ragots.
L'accent est vraiment mis sur la répétition des divertissements et la vacuité de ceux-
ci. « On joue aux cartes le soir, on danse pendant douze années avec les mêmes
personnes, dans les mêmes salons, aux mêmes époques. » (l.23-25) L'adverbe
« pendant » montre la longévité de ces activité et l'autre adverbe, « mêmes » au
pluriel, montre quant à lui la répétition.
On reste donc sur cette même idée de répétitivité, de routine campagnarde.
« Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur le Mail, de visites
d’étiquette entre femmes qui vous demandent où vous achetez vos étoffes » (l.25-28)
Elle fait, pour la première dans notre extrait, référence à la « belle vie », l'adjectif
belle n'est pas anodin pour cette écrivaine rivale de Sand, qui veut faire de la
littérature belle, qu'elle trouve belle. On retrouve tout le côté pittoresque (c'est-à-dire
qui mérite d'être peint) et bucolique de la campagne avec les « promenades
solennelles sur le Mail », le mail désigne en fait une route large, avec des arbres
plantés de part et d'autre de la route. La femme est encore mentionnée ici, on voit
qu'elle est particulièrement présente dans notre extrait et ici c'est encore une fois pour
des choses futiles (acheter des étoffes) Dinah toujours, fait ensuite une métaphore
entre la vie de province et les points cardinaux : « La conversation est bornée au sud
de l’intelligence par les observations sur les intrigues cachées au fond de l’eau
dormante de la vie de province, au nord par les mariages sur le tapis, à l’ouest par les
jalousies, à l’est par les petits mots piquants » (l.28-32) Pour le sud, donc ce que l'on
peut considérer comme le bas de l'intelligence, la conversation des provinciaux. Ces
intrigues en l'occurrence, sont les ragots qu'il y a dans n'importe quelle ville mais
encore une fois, le mot « dormante » dans la métaphore des intrigues cachées (qui est
une métaphore à mettre en parallèle avec le fait de cacher un trésor ou un secret à un
point donné, dans un lac ou une rivière) souligne l'aspect calme et « endormi » de la
province. À l'opposé, donc au Nord, ce sont les mariages qui font parler, des moments
de joie donc. En ce qui concerne l'Est et l'Ouest, c'est là que les tensions apparaissent,
comme partout finalement, les « petits mots piquants » et « les jalousies ».

Enfin, après l'aspect géographique et sociologique, on passe à l'aspect


physique. Elle continue sa tirade par une question rhétorique : « Aussi le voyez-
vous ? Dit-elle en se posant » (l.32-33) Le gérondif de manière nous indique que
jusqu'à présent, elle déclamait sa tirade debout. Le fait qu'elle s'assied peut être vu
comme étant un signe qu'elle prend un ton plus grave, plus solennel, plus important.
Elle parle des femmes qui ont « des rides à vingt-neuf ans, dix ans avant le temps fixé
par les ordonnances du docteur Bianchon » (l.33-35) En effet, Balzac est originaire de
Tours, situé dans la même région que Sancerre. Bien qu'issu d'une famille de noble, il
a pu voir que la femme qui travaillait dans les champs à la campagnes vieillissait bien
plus vite que la bourgeoise. On voit aussi que Bianchon est une référence car ce sont
ses « ordonnances » qui fixeraient l'âge de l'apparition des rides. On retrouve ensuite,
au travers des paroles de Dinah, la plume de Balzac tant les descriptions physiques
sont détaillées. En effet, il est fait référence en permanence aux différentes couleurs
que peuvent prendre les femmes « elle se couperose », « jaunit comme un coing »,
« verdissent » (l.35-38) Il s'agit de leur « état normal » (l.38-39) Elle compare ensuite
les femmes à des mulots, c'est-à-dire des rongeurs car elles veulent mordre « les
terribles passions de Paris » (l.40) Cela montre donc l'intérêt que les provinciales ont
pour la capitale. Ce sont des puritaines oui, mais elles le sont « à contre-cœur ». La
comparaison avec les rongeurs est filée car elles « rongent la poésie » (l.42) pour ne
pas dire qu'elle la dévore, elles exaltent « leur trou de souris économe » (l.44-45)
pour faire référence aux maisons de ces femmes. Cette insistance sur la bouche et les
dents des femmes, en plus d'être caractéristique du réalisme souhaité par Balzac,
montre que les femmes de la campagne (et donc et surtout Dinah) veulent « mordre »
cette vie parisienne à pleine dents. D'ailleurs le pronom possessif dans « vos beautés
parisiennes » (l.43) renvoi aux deux parisiens présents avec elles, comme s'il était la
personnification de ce que désirait Dinah. C'est le Docteur Bianchon qui conclut
notre extrait, adressant également une phrase flatteuse à l'égard de Dinah : « J’aime
ce courage, madame, dit Bianchon. Quand on éprouve de tels malheurs, il faut avoir
l’esprit d’en faire des vertus » (l.47-49) Dinah est courageuse pour le docteur car elle
a mis des mots sur ce qui la frustrait, elle a justement fait preuve « d'esprit »,
montrant que cette femme est une femme supérieure.

En conclusion, nous avons donc vu comment le texte faisait une description


typiquement balzacienne de la campagne et de la vie de province, en particulier celle
des femmes par l'intermédiaire de Dinah. Tout d'abord en faisant une description
« géographico-romantique » de la campagne puis dans un deuxième temps que
Balazac s'attardait plus sur ce qu'il comptait faire avec La Comédie Humaine, une
analyse des « espèces sociales » et finalement que le réalisme physique reprenant le
dessus dans la troisième partie de notre extrait. A la lumière de notre extrait mais
aussi de l'ensemble de l’œuvre, on pourrait se demander dans quelle mesure les
analyses de Balzac et notamment de la question de la place de la femme sont
pertinentes aujourd'hui.

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