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Le mâle dans la tête :

réputation sexuelle, genre et pouvoir

Cette réflexion porte sur les résultats de deux projets de recherche PAR
féministes menés au Royaume-Uni entre 1988 et 1992 : le projet JANET HOLLAND,
Women, Risk and AIDS, essentiellement fondé sur des entretiens CAROLINE
non directifs avec 150 jeunes femmes de Londres et de RAMAZANOGLU,
Manchester, âgées de 16 à 21 ans, et le projet Men, Risk and AIDS, SUE SHARPE ET
une étude comparative portant sur 50 jeunes hommes de Londres1. RACHEL THOMPSON*

A
u début de leur période d’activité sexuelle, les jeunes gens ont à
s’impliquer dans des relations de pouvoir définies par le genre.
Les entretiens révèlent la grande importance qu’ils semblent atta-
cher à la réputation sexuelle. Les réputations sexuelles peuvent détermi-
ner le comportement, les connaissances et les attentes, dans la mesure où
elles sont constituées à travers des conceptions normatives très puissantes
de ce que c’est qu’être masculin et qu’être féminine. On voit clairement se
manifester l’existence d’une double norme de comportement sexuel pour
les hommes et pour les femmes. Si les jeunes femmes semblent soumises
à la nécessité de préserver leur réputation, les jeunes hommes doivent
plutôt promouvoir la leur.
La première étude nous avait menées à la conclusion que les jeunes
femmes ont à construire leur sexualité en réponse à ce que nous avons * In J. WEEKS et
appelé le « mâle dans la tête » – le pouvoir de surveillance de l’hétéro- J. HOLLAND (dir.),
sexualité dominée par les mâles. Les jeunes femmes décrivent la construc- Sexual Cultures :
Communities, Values
tion d’identités hétérosexuelles déterminées par l’acceptation ou le refus and Intimacy,
de la féminité. Être féminine, c’est se construire soi-même en relation au Macmillan, London,
mâle hétérosexuel. Leurs descriptions nous ont frappées par les limites du 1996. Traduction et
adaptation par Irène
plaisir et l’absence du désir féminins, comme par le caractère désincarné Jami.
de la féminité qu’elles produisent.
Les réputations sexuelles masculines et féminines ne sont pas des 1. Voir J. HOLLAND,
C. RAMAZANOGLU,
constructions culturelles opposées. Les descriptions par les jeunes hommes S. SHARPE et
de leur réputation, de leurs attentes et de leurs premières expériences en R. THOMPSON, The Male
matière de sexualité ne sont pas le simple pendant de celles des femmes in the Head : Young
People, Heterosexuality,
qui n’évoquent pas, elles, la surveillance d’une « femme dans la tête », mais and Power, The Tufell
se réfèrent aussi au « mâle dans la tête ». Jeunes hommes et jeunes femmes press, London, 1998.

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DOSSIER : SEXE : SOUS LA RÉVOLUTION, LES NORMES

semblent s’entendre pour reproduire le pouvoir masculin à travers l’impo-


sition d’une norme par le « mâle dans la tête ». Les jeunes hommes mascu-
lins ont des formes de pouvoir que les jeunes femmes féminines n’ont pas.

● Genre et réputation sexuelle : deux poids, deux mesures


Les récits témoignent d’un large consensus : les mêmes attitudes, désirs
et comportements sexuels se traduisent par des réputations sexuelles dif-
férentes selon qu’ils sont le fait d’hommes ou de femmes. Une jeune
femme résume : « Quand on couche partout, on est une traînée, quand un
type couche partout, c’est un veinard ». Certains admettent cette norme de
réputation sexuelle « deux poids, deux mesures », d’autres la contestent,
voire la tournent en ridicule, mais sa présence et son pouvoir émanent très
2. S. LEES, Sugar and fortement des entretiens, et sont confirmés par d’autres études2.
Spice : Sexuality and
La norme « deux poids, deux mesures » peut être conçue comme un
Adolescent Girls,
Penguin, London, 1993 ; mécanisme actif de régulation des attentes et des pratiques sexuelles, un
S. SHARPE, Falling for point de référence pour les jeunes gens lorsqu’ils établissent des relations
Love : Teenage Mothers
sexuelles. Une jeune femme laisse entendre son existence en évoquant la
Talk, Virago, London,
1987, et Just Like a Girl, façon dont la réputation sexuelle incite à se conformer à la féminité nor-
Penguin, London, 1994 mative : « Les filles sont obligées de se tenir correctement, parce que si elles
(2e édition) ; G. WEINER
commencent à se défouler, elles se font traiter de traînée ou de salope,
et M. ARNOT (eds),
Gender Under Scrutiny : alors que les garçons peuvent faire n’importe quoi, on les traitera de
New Inquiries in Casanova et de choses comme ça, mais sans vraiment les blesser. »
Education, Unwin
La norme « deux poids, deux mesures » exclut le défoulement […] La
Hyman, London, 1987.
femme activement désirante, qui s’abandonne à une sexualité débordante,
qui recherche des hommes pour son propre plaisir sexuel est représentée
comme un sujet totalement négatif. Jusqu’où peut mener son insatiable
sexualité ? Qu’advient-il de son homme ? En s’évadant de sa féminité, elle
menace gravement le « mâle dans la tête ».

Les femmes veulent aimer, les hommes veulent faire l’amour


Hommes et femmes admettent la norme « deux poids deux mesures »
parce qu’ils tiennent pour acquis que « les femmes veulent aimer et les
hommes veulent faire l’amour ». Il ressort, le plus souvent implicitement,
des entretiens que les femmes ne peuvent pas se permettre de vouloir faire
l’amour – l’expression du désir n’est pas compatible avec la féminité.
Pour produire les identités sexuelles féminines et les corps disciplinés
(cheveux, peau, tour de taille, orgasmes, règles, boutons) conformes aux
exigences de la société, les femmes contraignent leur corps et leur sexua-
lité, perçus comme fondamentalement indisciplinés et appelant un
contrôle. Les discours de la loi, de la médecine et des sciences sociales se
mêlent pour donner naissance au sujet féminin problématique requérant
constamment, du fait de la biologie même du corps de la femme, sur-
veillance et discipline. Échapper à ce contrôle, c’est perdre sa réputation.
La pression peut émaner des hommes sous des formes variées, allant de
la tendre persuasion jusqu’à l’extrême violence, mais les femmes peuvent
également se soumettre d’elles-mêmes à la surveillance du « mâle dans la
tête ». Ce ne sont généralement pas les hommes qui choisissent les vête-

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Le mâle dans la tête : réputation sexuelle, genre et pouvoir

ments, la coiffure et le maquillage des femmes, ou qui décident de la façon 3. J. HOLLAND,


dont elles s’habillent pour sortir le soir. Les femmes qui ne présentent pas C. RAMAZANOGLU,
S. SCOTT, et
les apparences conventionnelles de l’attirance sexuelle encourent une R. THOMPSON, « Desire,
réputation (si souvent attribuée aux féministes et aux lesbiennes) d’inca- Risk and Control : The
pacité à séduire un homme. Les filles subissent souvent une pression Body as a Site of
Contestation », in
considérable pour perdre leur virginité, tout en préservant leur réputation. L. DOYAL, J. NAIDOO et
Celles qui ne contestent pas l’hétérosexualité doivent apprendre à distin- T. WILTON (eds), AIDS :
guer et à faire respecter la frontière, souvent floue, entre attrait sexuel et Setting a Feminist
Agenda, Taylor &
disponibilité inconditionnelle. Francis, London, 1994.
Les hommes aussi sont tenus de se construire conformément à une
conception dominante de ce qu’est la masculinité et de maintenir leurs
propres réputations sexuelles3. Certains jeunes hommes ont conscience
des pressions qui leur font aborder leurs premières rencontres sexuelles
comme des conquêtes physiques plutôt que comme des relations amou-
reuses : « J’ai pensé en moi-même, j’ai gagné, maintenant j’ai quelque chose
à raconter à mes potes – on est vraiment excité et tout parce qu’on va pou-
voir dire à ses copains “ouais. Je
suis arrivé à quelque chose” ». « Je
crois c’est une attitude courante
Les filles qui ne contestent pas
chez les hommes – se faire toutes l’hétérosexualité doivent
celles qu’on peut, tant pis s’il y en
a une qui se retrouve enceinte ». apprendre à distinguer et à faire
Certains défendent ce point de
vue au nom d’une différence
respecter la frontière, souvent
innée entre les sexes : « Quand un floue, entre attrait sexuel et
type est excité, ça met un petit
moment à se calmer, non ? Et il disponibilité inconditionnelle.
peut se dire, “autant en profiter”,
alors qu’avec une femme ça prend beaucoup plus longtemps. Admettons
qu’un garçon ne puisse pas s’arrêter, la fille va essayer de le repousser, il
peut utiliser la force. Il pourrait la violer, une femme n’a vraiment aucune
chance contre un type qui la force. »
D’autres jeunes hommes n’acceptent pas la norme masculine mais
reconnaissent sa puissance et sa prévalence. « Honnêtement, je ne crois
pas qu’il y ait quoi que ce soit d’inné qui rende les hommes et les femmes
très différents, mais je crois que les rôles nous sont imposés. Le mouve-
ment des femmes a très bien mis en évidence les rôles stéréotypés aux-
quels les femmes sont assignées. Mais les hommes aussi sont forcés d’en-
trer dans des rôles stéréotypés. » « Je pense que les hommes ont honte de
reconnaître qu’ils veulent autre chose qu’une simple baise vite fait et un
orgasme et que les femmes ont honte de reconnaître que parfois c’est cela
qu’elles pourraient vouloir. »
La norme de comportement masculin s’applique même dans le cadre
d’une relation stable. Ce qu’une jeune femme résume par : « les mecs s’en
foutent ». Une autre commente : « la plupart des types que je connais sont
complètement irresponsables ». L’irresponsabilité (en particulier en ce qui
concerne la contraception) et le fait de « ne vouloir qu’une chose » sont très

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DOSSIER : SEXE : SOUS LA RÉVOLUTION, LES NORMES

présents dans la perception qu’ont les jeunes femmes des hommes et de


la masculinité, même si elles ont personnellement des relations avec des
hommes qu’elles considèrent comme différents.
Les jeunes femmes distinguent de la même façon que les jeunes
hommes entre réputations masculines et féminines. Le désir féminin, n’est
pas nié, mais explicitement présenté comme réduit au silence : « La fille
n’est pas censée vouloir faire l’amour, même si elle en a envie, et elle n’est
pas censée dire qu’elle en a envie. » Certains comportements apparaissent
trop fortement ancrés pour qu’il soit facile de les changer : « Mon frère aîné
est un phallocrate. Il prend tout ce qui lui
tombe sous la main. Il ne peut pas sortir
L’acquisition d’une avec une fille sans la draguer. Ça me
dégoûte, mais qu’est-ce que je peux faire ? »
réputation masculine La conformité à ces modèles de comporte-
donne aux hommes une ment n’est pas forcément considérée comme
inévitable, mais comme très générale : « La
liberté sexuelle qui est plupart des garçons […], quand ils ont une
copine, […] ne pensent qu’au côté sexuel de
refusée aux femmes, mais la relation, ils ne pensent à rien d’autre. »
leur interdit de rechercher Tout en définissant le comportement mâle
de cette façon, la même jeune femme pré-
la douceur, l’intimité, la cise qu’il y a des filles qui sont comme les
hommes à certains égards : « Il y a des filles
passivité et la dépendance. qui pensent exactement comme les garçons,
mais la plupart des filles que je connais veu-
lent voir un côté différent, l’autre côté, le côté non sexuel. »
« Penser comme les garçons », c’est ne pas se soumettre à la féminité nor-
mative – laisser cours au défoulement. Une attitude qui suscite la désap-
probation non seulement des hommes, mais également des filles, qui s’at-
tribuent mutuellement de mauvaises réputations sexuelles : « Mais il y a des
filles, elles portent ça sur elles. Si elles se font traiter de traînée, elles le
portent sur elles. La façon – la façon dont certaines se conduisent. – Elles
le cherchent ? – Ouais, ouais. J’y peux rien. Bon, si tu te faisais traiter de
traînée alors que ce n’est pas vrai, je dirais vraiment “c’est pas juste”. Mais
si tu portes ça sur toi, je dirais “j’y peux rien, je suis désolée”. »
Il ressort des entretiens, parfois explicitement comme dans les extraits
que l’on vient de lire, que les jeunes femmes peuvent éprouver des diffi-
4. J. HOLLAND, cultés à l’égard de la féminité traditionnelle et des pressions qu’elles subis-
C. RAMAZANOGLU, sent pour réprimer leur désir et se concentrer sur les relations plutôt que
S. SCOTT, S. SHARPE et
R. THOMPSON, « Pressure, sur leur propre plaisir4. Mais le spectateur de leur première expérience
Resistance, sexuelle est leur partenaire masculin, soumis au « mâle dans la tête ».
Empowerment : Young L’acquisition d’une réputation masculine donne aux hommes une liberté
Women and the
Negociation of Safer sexuelle qui est refusée aux femmes, mais leur interdit de rechercher la
Sex », in P. AGGLETON, douceur, l’intimité, la passivité et la dépendance. Cela impose aux jeunes
P. DAVIES et G. HART hommes des normes qu’ils peuvent accepter, mais pas forcément souhai-
(eds), AIDS : Rights, Risk
and Reason, Falmer ter, et auxquelles ils n’arrivent souvent pas à se conformer. Le spectateur
press, London, 1992. de leurs premières expériences sexuelles n’est pas une femme tendre,

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Le mâle dans la tête : réputation sexuelle, genre et pouvoir

attentive, désirante, mais un « mâle dans la tête » au regard critique, consti-


tué en particulier par le groupe de pairs mâles.
De même qu’il y a des filles qui « pensent comme les garçons », de
jeunes hommes essaient de penser et de se comporter avec davantage de
sensibilité et d’attention. Une non-conformité qui soulève la question de la
résistance à la masculinité et à la féminité normatives.

Nouveaux hommes, mauvaises femmes


Les jeunes gens ne se plient pas forcément aux injonctions de la double
norme. Ils peuvent, de façon consciente ou non, « perturber le genre » en
refusant des relations de pouvoir occultes.
Les jeunes gens constatent que la double norme est en train d’évoluer.
Les hommes, plus que les femmes, évoquent ce changement. Ils perçoi-
vent que les femmes ont davantage de connaissances en matière de sexua-
lité et ont acquis la capacité d’exprimer le désir sexuel. C’est pour certains
une menace directe : « Je pense que les femmes n’ont jamais attendu autant
des relations sexuelles. Mon père par exemple m’a dit “Mais comment tu
fais, aujourd’hui, à 19 ans, avec des femmes qui en savent tellement ? Moi,
j’aurais été très embarrassé. De mon temps, on ne savait absolument rien
de la sexualité, mais heureusement la fille en savait encore moins – si bien
qu’on avait l’air de savoir à peu près ce qu’on faisait.” »
Si quelques-uns tiennent au maintien de la double norme, d’autres
saluent une évolution vers l’égalité, parfois explicitement associée au fémi-
nisme ou aux changements législatifs, qui donne aux femmes davantage
d’espace pour exprimer leurs propres désirs, voire prendre l’initiative.
Ceux-là ne se sentent pas particulièrement menacés. Les femmes suscep-
tibles d’exprimer leur désir leur paraissent plus accessibles, n’ayant pas à
être conquises. Ils apprécient particulièrement que les femmes puissent
leur faire des avances. Cela les soulage du souci d’être rejetés et les situe
hors de la compétition avec leur groupe de pairs pour les conquêtes
sexuelles. Cela donne également aux hommes la possibilité de relations
plus proches et de pratiques plus gratifiantes sur le plan affectif. « On parle
beaucoup en ce moment de l’homme nouveau. Je ne crois pas vraiment
qu’il y ait un homme nouveau, je pense que c’est la femme avec laquelle
il est qui a changé, qu’elle a de nouvelles exigences à l’égard de son par-
tenaire, ce qui change les choses. Je ne pense pas du tout que les hommes
aient changé. Je pense qu’il n’y a que les femmes qui ont changé… et
qu’elles changent les hommes, ce qui est génial. »
D’autres jeunes gens critiquent explicitement l’injonction à la conformité.
Deux jeunes hommes, chacun à sa façon, reconnaissent le caractère
gendré des stratégies sexuelles et expriment leurs distances à l’égard de la
façon dont il est convenu d’en juger : « Je ne peux pas supporter d’être
dans une pièce avec des hommes […] je connais plein d’hommes qui sont
dans la compétition […] je trouve ça ennuyeux. » « Je ne traite pas les filles
de traînée. J’ai eu plus d’une partenaire, alors moi aussi on pourrait me
traiter de traîné ou de quelque chose comme ça. Les mecs qui font ça sont
des don juans ; les femmes qui font ça sont des traînées. Il faudrait faire

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DOSSIER : SEXE : SOUS LA RÉVOLUTION, LES NORMES

quelque chose, ce n’est pas très sympa. » Les jeunes hommes qui ne se
sentent ni soumis aux pressions sociales, ni conformes aux conceptions
dominantes de la masculinité hétérosexuelle cherchent à expliquer ce
qu’ils conçoivent comme une différence en se référant à ce qu’ils ont vécu,
à leur perception de la masculinité conventionnelle et des autres hommes.
Dès lors que la masculinité hétérosexuelle est construite socialement en
opposition à la féminité et à l’homosexualité, il n’est pas facile pour les
hommes d’échapper à la masculinité sociale. Être un homme, c’est être
non-femme, non-gay, non réabsorbé dans une relation mère/fils. Un
homme qui rejette la conquête hétérosexuelle, qui donne des verges pour
se faire battre, peut bien se définir comme un homme nouveau : dans les
termes de la double norme, c’est un loser. Dans les cadres actuels de l’hé-
térosexualité, la féminité de qui donne des verges pour se faire battre est
productrice d’insoumission et appelle l’imposition d’une discipline.
Processus qui ne ressortit pas simplement à des pratiques discursives : il
peut être violent, rendant la résistance mâle à la masculinité physiquement
dangereuse.
L’existence de la double norme est manifeste lorsque l’on s’aperçoit que
le mâle qui donne des verges pour se faire battre n’a pas de pendant fémi-
nin. Le dualisme apparent de la double norme exclut la possibilité d’un
désir féminin indépendant. Dans les structures de l’hétérosexualité, la
femme sexuellement désirante est constituée comme une mauvaise
femme, disponible comme un objet ou un moyen du désir des hommes,
mais subordonnée à la sexualité masculine.
Lorsqu’un homme veut aimer et qu’une femme veut faire l’amour, cela
peut ne déboucher que sur l’inversion des rôles conventionnels
mâle/femelle, mais cela peut aussi initier la déconstruction des dualismes
hétérosexuels et, du moins en privé, la négociation d’autres possibilités.
Les problèmes ne surgissent pas seulement du processus de négociation
mais du déplacement des relations négociées du privé vers le public, ou
d’une relation vers une autre.
Pour être mieux comprises, distinguons entre pouvoir social et pouvoir
individuel. Lorsque l’on prétend que les femmes ont du pouvoir sexuel sur
les hommes, cela peut se rapporter au rejet subi par les hommes, ou au
pouvoir exercé en privé par des femmes individuelles. Les femmes peu-
vent dominer dans la chambre à coucher, mais la féminité ne leur donne
pas de pouvoir social. Les hommes ont le pouvoir social en ce sens qu’ils
accèdent à la domination masculine par le biais des conventions de la mas-
culinité. Mais en tant qu’individus, ils n’ont pas besoin de le choisir, ou
peuvent échouer à y accéder.
Le plaisir des femmes, le défoulement de la féminité ne concordent pas
avec le dualisme de la double norme et choquent. « J’étais en troisième
année et je rentrais chez moi en bus. Pour une raison ou une autre, il y
avait surtout des filles dans ce bus. Quelques garçons ont commencé à les
embêter en demandant : “Tu te masturbes ? Les filles qui savaient ce que
c’était, la plupart sont devenues écarlates, ont baissé les yeux, la tête : “tais-
toi, tais-toi.” C’est quelque chose que les filles ne sont pas censées faire.

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Le mâle dans la tête : réputation sexuelle, genre et pouvoir

Les garçons le font parce que c’est leur virilité. Ils ont une bite alors c’est
ça qu’ils sont censés faire. Mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup
d’hommes qui se rendent compte qu’il y a plein de femmes qui se mas-
turbent. Ils arrivent à moi et me disent : “Tu te masturbes ?” Je me lève et je
dis : “Oui. Et alors ?” Les mecs se sont assis et n’ont plus dit un mot jusqu’au
terminus. Ils étaient horrifiés, très gênés. » Dans le cadre de l’hétérosexua-
lité « imposée », le désir féminin est indéfini, sous-développé, difficile à
concevoir.
Les jeunes femmes ne peuvent modifier
la féminité sans affecter fondamentalement Des discours de
le « mâle dans la tête ». Il est plus facile de
subvertir les définitions mâles du désir que
l’hétérosexualité n’émanent
de produire le désir féminin lui-même. ni « femme dans la tête »,
Pour que les femmes aient les moyens d’af-
fronter la domination des hommes, il faut ni la moindre esquisse de
d’abord qu’elles soient capables de reven-
diquer leur propre expérience et d’affirmer
ce que pourrait être une
leur corps comme le lieu de leurs propres « femme dans la tête ».
désirs. Mais, selon les termes d’un jeune
homme, il est plus féminin de dénigrer le corps que d’exprimer son pou-
voir : « vous êtes avec un groupe d’amis, tout à coup votre copine arrive et
dit : “vous avez vu mon cul comme il est gros ?” C’est normal, alors que si
un homme arrive et dit : “regardez ma bite, elle est minuscule !” Vous voyez
le malaise. »
Le défoulement qui fonde la mauvaise réputation féminine ne menace
pas nécessairement directement les hommes en tant qu’individus – qui
peuvent être formés à l’apprécier – mais le pouvoir du « mâle dans la tête ».

● L’absence de « femme dans la tête »


Ni les femmes qui refusent la féminité conventionnelle, ni les hommes
qui refusent la masculinité n’affirment d’identité en référence à « une
femme dans la tête ». Les jeunes femmes peuvent, et certaines le font, résis-
ter aux pressions qui s’exercent sur elles pour discipliner leur corps et lui
imposer une féminité docile, mais elles ne cessent pas pour autant de se
référer à des constructions du corps, du sexe et du genre éminemment
dominées par les besoins, les corps et les désirs mâles. Là où l’on pourrait
s’attendre à trouver une « femme dans la tête » on ne trouve nul discours,
nulle existence, que le vide. La production des réputations sexuelles exclut
la possibilité d’un pouvoir féminin. On ne peut considérer les réputations
mâle et femelle comme les deux faces d’une même médaille : des discours
de l’hétérosexualité n’émanent ni « femme dans la tête », ni la moindre
esquisse de ce que pourrait être une « femme dans la tête ». Comment
concevoir une sexualité féminine active, un désir et une performance fémi-
nins positifs, une compétence, un pouvoir et des moyens féminins alors
que l’on ne dispose que de conceptions négatives, déviantes ou subor-
données de la femme désirante ? Cela demeure un problème central pour
le féminisme.

MOUVEMENTS N°20 mars-avril 2002 ● 81


DOSSIER : SEXE : SOUS LA RÉVOLUTION, LES NORMES

5. J. BUTLER, Gender Certaines féministes ont soulevé un problème comparable en appré-


Trouble : Feminism and hendant l’existence lesbienne en relation avec la domination de l’hétéro-
the Subversion of
Identity, Routledge, sexualité5. Elles constatent que le dualisme hétérosexuel masculin/féminin
London, 1990 ; Bodies produit l’absence, le silence ou l’exclusion des lesbiennes. Ces théori-
That Matter : On the ciennes, de différentes façons, conçoivent l’existence lesbienne exclue
Discursive Limits of
‘Sex’, Routledge, comme un lieu politique à partir duquel l’impensable peut être pensé, et
London, 1993 ; donc comme une source possible de subversion de la domination hétéro-
B. MARTIN, « Sexual sexuelle. Pour reprendre les termes de Judith Butler, cela fait « gender
Practice and Changing
Lesbian Identity », in trouble ». Carol Gilligan remarque, de même, que les jeunes femmes « par-
M. BARRETT et A. PHILLIPS lent » mais ne sont pas « entendues ». Alors que les garçons accèdent à la
(eds), Destabilizing masculinité en prenant pleinement possession de leur voix humaine, les
Theory : Contemporary
Feminist Debates, filles adolescentes doivent renoncer à la leur lorsqu’elles accèdent à la
Cambridge, Polity press, féminité adulte. Les filles qui se battent pour garder toute leur voix – qui
1992 ; L. STANLEY, disent qu’elles savent – créent le trouble. Les filles féminines, elles, devien-
Is There a Lesbian
Epistemology ? nent silencieuses. Si les filles gardaient la plénitude de leur voix humaine,
Manchester university le monde aurait à changer. Sandra Bem distingue entre regarder à travers
sociology department, les lentilles d’une culture – en voyant comme la culture nous permet de
Feminist praxis
monograph 34. voir –, et regarder les lentilles elles-mêmes – comme les réalités culturelles
sont organisées par le discours6.
6. S. BEM, The Lensesof Rendre compte des réputations sexuelles par l’absence de femme dans
Gender, Yale university
press, New Haven, la tête nous confronte à la persistance de relations sociales et politiques
1993. imprégnées de domination masculine.
On ne peut satisfaire aux exigences de la réputation sexuelle en étant
tout ensemble femme, puissante et féminine. Être féminine et puissante,
c’est faire scandale et menacer le pouvoir masculin. Les descriptions des
jeunes femmes n’expriment guère de respect, n’attribuent guère de valeur
à un pouvoir indépendant, qui menacerait une féminité si durement
conquise. Seuls les jeunes gens qui ont acquis une certaine conscience
féministe ont une réflexion autonome sur le pouvoir. Il est difficile de
conceptualiser le pouvoir féminin parce que cela bouleverse les catégories
qui sont à notre disposition pour penser ; cela atteint le domaine du per-
sonnel et nous dérange. Si les jeunes femmes accèdent au pouvoir féminin,
elles ne peuvent généralement rien en faire. L’exercice du pouvoir féminin
est possible, mais contestataire, subversif, « pathologique ». Certaines
femmes peuvent devenir puissantes en accédant au pouvoir mâle : exercer
le pouvoir comme un homme, être une femme masculine, se joindre à une
bande de filles. On dispose de nombreux stéréotypes de viragos, de
femmes castratrices – sans doute excessivement pourvues d’hormones mas-
culines ou d’HRT. Mais, exception faite des discours insoumis du fémi-
nisme, la féminité indépendante ne dispose d’aucun langage public.

● Conclusion
Une fois abandonnée l’opposition binaire mâle-constitué-par-la-
raison/femme-constituée-comme-corps, il n’existe aucun modèle de sexua-
lité féminine.
Les sociologues sont de plus en plus incités à concevoir l’hétérosexua-
lité en termes de discours, plutôt que de structures et de relations patriar-

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Le mâle dans la tête : réputation sexuelle, genre et pouvoir

cales. Il nous semble que l’on peut attribuer aux Les garçons accèdent
discours de la réputation sexuelle un pouvoir de
régulation considérable. Si les jeunes gens n’y à la masculinité en
résistent pas directement, c’est que le poids écra-
sant de l’hétérosexualité ne leur en donne guère prenant possession
le choix. La double norme ne semble laisser de de leur voix humaine,
place à aucune « femme dans la tête ». Mais dans
le vide laissé par le discours, il reste des possibi- les filles adolescentes
lités de construction d’identités, de contre-dis-
cours, de contestation du « mâle dans la tête » ; doivent renoncer à la
des possibilités de fonder la vie autrement. Si leur lorsqu’elles accèdent
très peu de jeunes gens, dans nos deux études,
expriment explicitement une conscience cri- à la féminité adulte.
tique, si la majorité accepte sa vie gendrée, de
nombreuses amorces de réflexion, de lutte et de
changement sont perceptibles dans les tentatives pour négocier les identi-
tés, pratiques et relations sexuelles en réponse à la surveillance exercée
par le « mâle dans la tête ».
Reste à trouver les moyens de traduire cette pensée de l’impensable en
subversion pratique de la domination masculine, et à en évaluer les dan-
gers. Les stratégies politiques collectives pour subvertir le mâle dans la tête,
et penser le pouvoir féminin, nécessitent davantage que des contre-dis-
cours. Une conception positive du pouvoir féminin devra en outre sur-
monter les divisions sociales entre femmes. Il faudra une imagination radi-
cale pour échapper à la force des contraintes associées aux réputations
sexuelles, et initier ainsi une transformation des relations hétérosexuelles. ●

MOUVEMENTS N°20 mars-avril 2002 ● 83

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