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Cette réflexion porte sur les résultats de deux projets de recherche PAR
féministes menés au Royaume-Uni entre 1988 et 1992 : le projet JANET HOLLAND,
Women, Risk and AIDS, essentiellement fondé sur des entretiens CAROLINE
non directifs avec 150 jeunes femmes de Londres et de RAMAZANOGLU,
Manchester, âgées de 16 à 21 ans, et le projet Men, Risk and AIDS, SUE SHARPE ET
une étude comparative portant sur 50 jeunes hommes de Londres1. RACHEL THOMPSON*
A
u début de leur période d’activité sexuelle, les jeunes gens ont à
s’impliquer dans des relations de pouvoir définies par le genre.
Les entretiens révèlent la grande importance qu’ils semblent atta-
cher à la réputation sexuelle. Les réputations sexuelles peuvent détermi-
ner le comportement, les connaissances et les attentes, dans la mesure où
elles sont constituées à travers des conceptions normatives très puissantes
de ce que c’est qu’être masculin et qu’être féminine. On voit clairement se
manifester l’existence d’une double norme de comportement sexuel pour
les hommes et pour les femmes. Si les jeunes femmes semblent soumises
à la nécessité de préserver leur réputation, les jeunes hommes doivent
plutôt promouvoir la leur.
La première étude nous avait menées à la conclusion que les jeunes
femmes ont à construire leur sexualité en réponse à ce que nous avons * In J. WEEKS et
appelé le « mâle dans la tête » – le pouvoir de surveillance de l’hétéro- J. HOLLAND (dir.),
sexualité dominée par les mâles. Les jeunes femmes décrivent la construc- Sexual Cultures :
Communities, Values
tion d’identités hétérosexuelles déterminées par l’acceptation ou le refus and Intimacy,
de la féminité. Être féminine, c’est se construire soi-même en relation au Macmillan, London,
mâle hétérosexuel. Leurs descriptions nous ont frappées par les limites du 1996. Traduction et
adaptation par Irène
plaisir et l’absence du désir féminins, comme par le caractère désincarné Jami.
de la féminité qu’elles produisent.
Les réputations sexuelles masculines et féminines ne sont pas des 1. Voir J. HOLLAND,
C. RAMAZANOGLU,
constructions culturelles opposées. Les descriptions par les jeunes hommes S. SHARPE et
de leur réputation, de leurs attentes et de leurs premières expériences en R. THOMPSON, The Male
matière de sexualité ne sont pas le simple pendant de celles des femmes in the Head : Young
People, Heterosexuality,
qui n’évoquent pas, elles, la surveillance d’une « femme dans la tête », mais and Power, The Tufell
se réfèrent aussi au « mâle dans la tête ». Jeunes hommes et jeunes femmes press, London, 1998.
quelque chose, ce n’est pas très sympa. » Les jeunes hommes qui ne se
sentent ni soumis aux pressions sociales, ni conformes aux conceptions
dominantes de la masculinité hétérosexuelle cherchent à expliquer ce
qu’ils conçoivent comme une différence en se référant à ce qu’ils ont vécu,
à leur perception de la masculinité conventionnelle et des autres hommes.
Dès lors que la masculinité hétérosexuelle est construite socialement en
opposition à la féminité et à l’homosexualité, il n’est pas facile pour les
hommes d’échapper à la masculinité sociale. Être un homme, c’est être
non-femme, non-gay, non réabsorbé dans une relation mère/fils. Un
homme qui rejette la conquête hétérosexuelle, qui donne des verges pour
se faire battre, peut bien se définir comme un homme nouveau : dans les
termes de la double norme, c’est un loser. Dans les cadres actuels de l’hé-
térosexualité, la féminité de qui donne des verges pour se faire battre est
productrice d’insoumission et appelle l’imposition d’une discipline.
Processus qui ne ressortit pas simplement à des pratiques discursives : il
peut être violent, rendant la résistance mâle à la masculinité physiquement
dangereuse.
L’existence de la double norme est manifeste lorsque l’on s’aperçoit que
le mâle qui donne des verges pour se faire battre n’a pas de pendant fémi-
nin. Le dualisme apparent de la double norme exclut la possibilité d’un
désir féminin indépendant. Dans les structures de l’hétérosexualité, la
femme sexuellement désirante est constituée comme une mauvaise
femme, disponible comme un objet ou un moyen du désir des hommes,
mais subordonnée à la sexualité masculine.
Lorsqu’un homme veut aimer et qu’une femme veut faire l’amour, cela
peut ne déboucher que sur l’inversion des rôles conventionnels
mâle/femelle, mais cela peut aussi initier la déconstruction des dualismes
hétérosexuels et, du moins en privé, la négociation d’autres possibilités.
Les problèmes ne surgissent pas seulement du processus de négociation
mais du déplacement des relations négociées du privé vers le public, ou
d’une relation vers une autre.
Pour être mieux comprises, distinguons entre pouvoir social et pouvoir
individuel. Lorsque l’on prétend que les femmes ont du pouvoir sexuel sur
les hommes, cela peut se rapporter au rejet subi par les hommes, ou au
pouvoir exercé en privé par des femmes individuelles. Les femmes peu-
vent dominer dans la chambre à coucher, mais la féminité ne leur donne
pas de pouvoir social. Les hommes ont le pouvoir social en ce sens qu’ils
accèdent à la domination masculine par le biais des conventions de la mas-
culinité. Mais en tant qu’individus, ils n’ont pas besoin de le choisir, ou
peuvent échouer à y accéder.
Le plaisir des femmes, le défoulement de la féminité ne concordent pas
avec le dualisme de la double norme et choquent. « J’étais en troisième
année et je rentrais chez moi en bus. Pour une raison ou une autre, il y
avait surtout des filles dans ce bus. Quelques garçons ont commencé à les
embêter en demandant : “Tu te masturbes ? Les filles qui savaient ce que
c’était, la plupart sont devenues écarlates, ont baissé les yeux, la tête : “tais-
toi, tais-toi.” C’est quelque chose que les filles ne sont pas censées faire.
Les garçons le font parce que c’est leur virilité. Ils ont une bite alors c’est
ça qu’ils sont censés faire. Mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup
d’hommes qui se rendent compte qu’il y a plein de femmes qui se mas-
turbent. Ils arrivent à moi et me disent : “Tu te masturbes ?” Je me lève et je
dis : “Oui. Et alors ?” Les mecs se sont assis et n’ont plus dit un mot jusqu’au
terminus. Ils étaient horrifiés, très gênés. » Dans le cadre de l’hétérosexua-
lité « imposée », le désir féminin est indéfini, sous-développé, difficile à
concevoir.
Les jeunes femmes ne peuvent modifier
la féminité sans affecter fondamentalement Des discours de
le « mâle dans la tête ». Il est plus facile de
subvertir les définitions mâles du désir que
l’hétérosexualité n’émanent
de produire le désir féminin lui-même. ni « femme dans la tête »,
Pour que les femmes aient les moyens d’af-
fronter la domination des hommes, il faut ni la moindre esquisse de
d’abord qu’elles soient capables de reven-
diquer leur propre expérience et d’affirmer
ce que pourrait être une
leur corps comme le lieu de leurs propres « femme dans la tête ».
désirs. Mais, selon les termes d’un jeune
homme, il est plus féminin de dénigrer le corps que d’exprimer son pou-
voir : « vous êtes avec un groupe d’amis, tout à coup votre copine arrive et
dit : “vous avez vu mon cul comme il est gros ?” C’est normal, alors que si
un homme arrive et dit : “regardez ma bite, elle est minuscule !” Vous voyez
le malaise. »
Le défoulement qui fonde la mauvaise réputation féminine ne menace
pas nécessairement directement les hommes en tant qu’individus – qui
peuvent être formés à l’apprécier – mais le pouvoir du « mâle dans la tête ».
● Conclusion
Une fois abandonnée l’opposition binaire mâle-constitué-par-la-
raison/femme-constituée-comme-corps, il n’existe aucun modèle de sexua-
lité féminine.
Les sociologues sont de plus en plus incités à concevoir l’hétérosexua-
lité en termes de discours, plutôt que de structures et de relations patriar-
cales. Il nous semble que l’on peut attribuer aux Les garçons accèdent
discours de la réputation sexuelle un pouvoir de
régulation considérable. Si les jeunes gens n’y à la masculinité en
résistent pas directement, c’est que le poids écra-
sant de l’hétérosexualité ne leur en donne guère prenant possession
le choix. La double norme ne semble laisser de de leur voix humaine,
place à aucune « femme dans la tête ». Mais dans
le vide laissé par le discours, il reste des possibi- les filles adolescentes
lités de construction d’identités, de contre-dis-
cours, de contestation du « mâle dans la tête » ; doivent renoncer à la
des possibilités de fonder la vie autrement. Si leur lorsqu’elles accèdent
très peu de jeunes gens, dans nos deux études,
expriment explicitement une conscience cri- à la féminité adulte.
tique, si la majorité accepte sa vie gendrée, de
nombreuses amorces de réflexion, de lutte et de
changement sont perceptibles dans les tentatives pour négocier les identi-
tés, pratiques et relations sexuelles en réponse à la surveillance exercée
par le « mâle dans la tête ».
Reste à trouver les moyens de traduire cette pensée de l’impensable en
subversion pratique de la domination masculine, et à en évaluer les dan-
gers. Les stratégies politiques collectives pour subvertir le mâle dans la tête,
et penser le pouvoir féminin, nécessitent davantage que des contre-dis-
cours. Une conception positive du pouvoir féminin devra en outre sur-
monter les divisions sociales entre femmes. Il faudra une imagination radi-
cale pour échapper à la force des contraintes associées aux réputations
sexuelles, et initier ainsi une transformation des relations hétérosexuelles. ●