DESCRIPTIVE.
LE RÔLE DE LA COMPOSANTE HISTORIQUE DANS LES
GRAMMAIRES DESCRIPTIVES DE LÉON CLÉDAT
Peter LAUWERS
(K.U.Leuven – F.W.O.-Vlaanderen)
1
Et quelquefois à une quatrième: privilégiera-t-on la filiation formelle (sémasiologique) et/ou la
filiation fonctionnelle (onomasiologique)? Cette problématique est thématisée par von Ettmayer (1910)
et par Brunot (1922).
1
phonétique chez Meyer-Lübke 1908)2. La plupart des grammaires historiques
adoptent un cadre systém(at)ique. Il reste alors à déterminer l’état de langue qui
servira de base au cadre. Plusieurs états de langue entrent en ligne de compte: le
terminus a quo (le latin (vulgaire) ou l’ancien français, selon le cas), le terminus ad
quem (le français moderne), ou, encore, un cadre mixte (qui tient compte des deux
termini), comme chez Brunot (1887), par exemple. Le plan de la Nouvelle grammaire
historique de Clédat reflète la structure de la langue contemporaine, comme le
montrent la présence des articles et la description de la morphologie verbale, par
exemple.
Outre le problème du cadre, l’auteur doit déterminer quel poids il accordera à
chacune des époques de la langue, question qui, bien sûr, concerne surtout le rôle du
latin et de l’ancien français. Dans sa grammaire historique, Clédat se limite à dégager
les grandes lignes de l’histoire. Il fait le plus souvent l’impasse sur les particularités
de l’ancien français, notamment sur celles qui ne sont pas pertinentes pour le présent.
Sur ce point, il se distingue, par exemple, de Brunot (1887). Pour n’en donner que
quelques exemples, la description de l’ancien français chez Clédat laisse de côté les
déclinaisons du nom, la syntaxe des mots invariables et la syntaxe de position. Cela
tient en partie au fait que Clédat prévoit une certaine complémentarité entre sa
grammaire historique et sa grammaire de l’ancien français:
“La présente Grammaire historique part au contraire de la langue moderne pour remonter
jusqu’aux origines. Je néglige les particularités de l’ancienne langue qui ont disparu sans laisser de
traces et que l’on trouvera signalées dans la Grammaire du vieux français [sic], mais j’insiste sur
l’explication historique de la grammaire moderne” (Clédat 19084: V-VI).
Pour obtenir une vue d’ensemble, le lecteur est obligé de juxtaposer les deux
grammaires, démarche qui est facilitée par les nombreux renvois. Cette
complémentarité fonctionne aussi dans l’autre sens. Ainsi, dans sa grammaire de
l’ancien français, Clédat (19084: V)
“signal[e] au besoin les traces laissées dans la langue actuelle par les anciennes tournures
disparues, mais néglig[e] à dessein les particularités grammaticales qui se sont identiquement
conservées jusqu’à nos jours”,
le but étant de faciliter la lecture de textes en ancien français “en donnant les règles
tombées en désuétude, et non d’expliquer la formation des règles que nous appliquons
encore” (19084: V). Celles-ci seront en effet traitées dans sa grammaire historique,
comme il l’annonce dans la préface de la deuxième édition de sa grammaire de
l’ancien français (Clédat 18872, préface). En fait, tant le cadre que la sélection de la
matière dans sa grammaire historique sont dictés par le français contemporain. On
peut en déduire que, assez tôt, la grammaire historique en France fut en proie à une
espèce de manuélisation3 du savoir.
Une fois le cadre et la matière sélectionnés, il reste à déterminer la
directionnalité qu’on adoptera pour l’exposition des faits. Partira-t-on du latin pour
aller au français moderne (directionnalité progressive), ou, remontera-t-on dans le
temps à partir de l’état actuel de la langue (directionnalité régressive)? La
directionnalité — problème traité dans la célèbre Einführung de Meyer-Lübke (19213
2
Dans la partie phonétique, l’ordre adopté dans la description reflète l’ordre organique du
développement de la langue. L’auteur retient cependant la tripartition voyelle / consonne / voyelle non
tonique, qui lui apparaît comme une concession faite à ce principe.
3
Avec Chevalier (1985), on peut dire que l’apparence des premières grammaires historiques publiées
en France est trompeuse: au lieu de couvrir toute la chronologie, elles sont centrées sur le français
moderne et visent un public non spécialisé, les recherches plus pointues et originales se déroulant dans
les colonnes des revues.
2
[19011]) — ne dépend pas entièrement du cadre, car, même dans un cadre
“systématique” axé sur la langue moderne, on peut incorporer une directionnalité
progressive. C’est justement ce qui se passe chez Clédat. Le cadre ‘français’ instaure
un mouvement en deux temps: à un moment rétrospectif (les formes latines dont
dérivent les formes françaises) succède un mouvement prospectif (l’évolution à partir
du latin)4. Prenons, à titre d’exemple, le chapitre sur la morphologie verbale (Clédat
19084: 166-200). Après avoir esquissé dans une introduction (19084: 166-168) les
vicissitudes subies par le système depuis la latinité — “les temps du verbe français
viennent des temps correspondants du verbe latin, sous les réserves suivantes” (19084:
166) —, Clédat enchaîne par la description détaillée de la morphologie, cette fois-ci à
partir d’un cadre “moderne”, qui pour chaque élément poursuit l’évolution depuis le
latin (donc: français moderne → latin → français moderne).
4
Sur ce point, Clédat suit la plupart de ses contemporains, comme Brunot (1887), par exemple. De
façon globale, la directionnalité est prospective, à quelques exceptions près [p. ex. les listes d’emprunts
(Brunot 1887: 185-194) et de suffixes (Brunot 1887: 156-162)]. La partie phonétique, qui se prête
davantage à un traitement prospectif, est organisée suivant l’axe latin → français, mais les tableaux
phonétiques, qui présentent les détails, abordent les sons dans les deux sens (d’abord en amont, puis en
aval).
5
La parution de plusieurs éditions (inchangées!) presque au même moment a scandalisé le grammairien
belge Lapaille (1898: 2), qui, de manière plus générale, ne faisait pas grand cas de la Grammaire
raisonnée (cf. aussi Lapaille 1896): “Un apprenti grammairien ferait-il plus mal?” (Lapaille 1898; à
propos de la partie sur les conjugaisons). Cet épisode dans lequel est impliqué aussi le grammairien
belgo-russe Jean Bastin, cité à plusieurs reprises par Clédat, devrait être clarifié, d’autant plus que la
polémique semble envenimée par des rivalités personnelles (Lapaille/Bastin) et idéologiques (la
bataille de l’orthographe).
6
Il s’y ajoute un autre problème: la morphologie et la “syntaxe”, qui constituent deux sections en partie
— c’est-à-dire pour certaines parties du discours — séparées dans la grammaire historique, sont
fusionnées dans la Grammaire raisonnée, pour des raisons didactiques.
3
tous ces phénomènes est du domaine de la Grammaire historique. Nous devons nous borner ici à
expliquer les anomalies et les difficultés de la conjugaison française telle qu’elle est actuellement
constituée” (Clédat 1894a: 162).
Ce parti pris est confirmé par de nombreuses remarques du genre “dont nous n’avons
pas à expliquer ici l’origine” (Clédat 1894a: 184; à propos de -ons/-ez) et par des
renvois à la Nouvelle grammaire historique (1894a: 193; 205).
Quant à la syntaxe du verbe, il faut signaler, chose curieuse, la disparition de
l’emploi des modes et des temps, amplement décrit dans la grammaire historique:
“D’autre part, nous ne nous attarderons pas à définir de nouveau les temps, les modes, les
personnes, etc.; nous supposons le lecteur en possession des notions grammaticales élémentaires”
(Clédat 1894a: 162).
Il en va de même des pronoms indéfinis, dont le traitement se limite aux particularités
d’emploi qui fournissent matière à contestation, preuve du caractère polémique et
programmatique de cette grammaire.
De manière plus générale, le nombre de pages consacrées au verbe
(morphologie et syntaxe) se réduit (de 74% à 41%), alors que la description des autres
parties du discours s’étoffe. Pour les parties du discours autres que le verbe, la
Grammaire raisonnée reprend la matière — surtout morphologique — de la Nouvelle
grammaire historique (abstraction faite de quelques déplacements), tout en limitant le
nombre de remarques sur l’histoire des formes et en rajoutant des développements sur
diverses questions liées à l’emploi de celles-ci. C’est donc, en dernière analyse, la
composante syntaxique (l’emploi des formes) qui prend plus de consistance dans la
Grammaire raisonnée.
4
mêmes l’a été beaucoup moins (2.2.). Aussi est-ce surtout le dernier aspect qui
retiendra notre attention7.
7
La présentation qui suit pourra donner à tort l’impression que la “méthode” de Clédat se réduit à
l’explication par l’histoire. Bourquin (2002) a montré que Clédat développe, notamment dans ses
articles parus en revue, des raisonnements basés sur ce qui est logiquement ou sémantiquement
possible (ou impossible), ou encore, sur l’expression de nuances très fines. On a là une application de
l’isomorphisme (cf. Lauwers 2004a) entre la forme linguistique et la structuration du sens à exprimer.
Dans ces articles “descriptifs”, le nombre de digressions historiques est plutôt limité.
8
L’attention portée aux “lois” semble entraîner un glissement vers le langage (en général), comme le
laisse entendre ce passage.
5
2.2.1. Un “avant” extérieur à la catégorisation pour donner “du relief” à la description
Très souvent le grammairien se limite à fournir des informations sur les
antécédents de telle forme ou de telle valeur. Le rôle de l’histoire se résume dans ce
cas à donner “du relief” (cf. von Wartburg – Zumthor 1947: 6, note 1) à la description,
sans pour autant affecter l’analyse même. Deux perspectives peuvent être distinguées,
l’une sémasiologique, l’autre onomasiologique:
• sémasiologique: origine et histoire des formes
– mon / mien proviennent de la même forme (Clédat 1896: 179)
– le conditionnel il partirait “équivaut étymologiquement” à il avait à partir (Clédat 1896: 218)
– l’apparition de l’auxiliaire être dans les tours pronominaux: s’a lassé + est lassé --> s’est lassé
(Clédat 1896: 297)
6
2.2.3.2. Les explications par la chronologie relative
Le mécanisme fonctionne aussi dans l’autre sens. Certaines formes sont
apparues après l’expiration d’une loi (phonétique) ou d’une règle. Tel est le cas des
formes plurielles en s de certains noms plus récents en -ail qui de ce fait “ont été
soustraits à l’influence de la loi phonétique” (ail / aux) (Clédat 1896: 137-138). Voilà
une explication qui se fonde sur la chronologie relative des évolutions internes au
système.
7
“les survivances sont, au regard d’un état de langue, des faits isolés et aberrants; ce sont
précisément ceux qui ne peuvent caractériser un système”.
Et Bally de citer l’exemple de la conjugaison du verbe être.
8
2002: 59-60). Dans cette conception, l’augmentation du potentiel expressif, l’action
des lois phonétiques et la simplification analogique jouent un rôle clé. Il en découle un
certain optimisme scientifique (Bourquin 1991, 2002). La thèse de l’isomorphie
ressort aussi de certaines critiques formulées par Clédat (1932: 1-2) à l’égard des
servitudes grammaticales de Brunot: assez souvent, les soi-disant servitudes auraient
une utilité en ce qu’elles augmenteraient le potentiel expressif de la langue par
l’expression de nuances très délicates.
3. Le cheval de Troie?
11
C’est donc l’évolution normale de la langue (cf. aussi sa conception du patois; Bourquin 1991: 41),
en dehors de l’ingérence des “pédants” (cf. Bourquin 1991: 37).
12
Il réfute la thèse de Gilliéron et de Frei, selon laquelle ces lettres répondent au besoin de donner plus
de corps à des mots monosyllabiques, bref à l’impératif de la clarté (Clédat 1929: 193-194).
9
disparu depuis, comme le reconnaît Clédat — qu’on a toujours affaire à un COD
(Clédat 1896: 298).
Dans d’autres cas, la référence à l’histoire est moins explicite mais n’en est
pas pour autant moins réelle, comme dans l’explication de l’alternance entre l’article
partitif et de sous la négation (Clédat 1896: 122): l’absence de du dans je n’ai point de
pain est due au fait que point est un ancien nom marquant une quantité, suivi d’un
complément adnominal (d’où la préposition de). L’alternance actuelle entre de et du /
de la / des s’expliquerait, dès lors, par la coexistence en synchronie de deux analyses:
SN = complément de pas, point --> [– article]
SN = complément du verbe --> [+ article]
Exemples: Je ne vous ferai pas des reproches frivoles; Il n’avait pas des outils à revendre; Ne
voulez-vous pas du pain?
10
sur une argumentation synchronique (qui explicite le sentiment linguistique des
locuteurs), ce qui n’est souvent pas le cas chez Clédat et ses contemporains. Dans
cette analyse synchronique des faits, l’histoire peut bien entendu servir de moyen
heuristique. Ainsi, l’origine de tel ou tel élément peut suggérer des tests syntaxiques
qui pourraient prouver que l’élément en question possède encore des traits de son
ancienne catégorie qui en font un représentant non prototypique de la nouvelle
catégorie.
4. Synchronie vs diachronie
4.1. Le refus de la dichotomie saussurienne
Malgré les attentes très élevées, force est de constater que l’incorporation de la
dimension diachronique n’a pas changé la physionomie des grammaires
descriptives pour ce qui est de la morphosyntaxe (cf. aussi Desmet – Swiggers 1992):
les grammaires de Clédat restent axées (et le sont même davantage) sur les classes de
mots et leur variation morphologique. La même impression se dégage par ailleurs des
sujets traités dans les études de détail de Clédat.
L’impact de la composante historique se situe plutôt au niveau microstructurel
de la grammaire, où elle se présente le plus souvent comme une donnée extérieure à la
description, une dimension (explicative) supplémentaire, inspirée autant par une visée
historicisante sur l’objet que par des motivations didactiques et “idéologiques”, qu’on
exploite surtout dans l’explication, ou plus précisément, l’éclairage historique des
“particularités” de la langue. D’ailleurs, chaque fois qu’elle touche à l’analyse même
des faits, ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la description?
L’intégration de la perspective diachronique dans la pratique
grammaticographique de Clédat correspond, sur le plan de la méthode et de la théorie,
à un refus clair et net de la dichotomie synchronie/diachronie. En effet, quoique
Clédat n’ait pas fait de compte rendu du Cours de linguistique générale, il était au
courant de la dichotomie. Seulement, il n’en voyait pas l’intérêt, comme il ressort des
comptes rendus qu’il a faits des ouvrages de de Boer (1922) et de Frei (1929), deux
auteurs qui souscrivent pleinement à la dichotomie saussurienne:
“Nous souhaitons que [...] M. de Boer se débarrasse complètement des distinctions subtiles et des
néologismes inutiles qui déparent trop souvent les publications récentes sur les questions de
grammaire, et qu’il abatte les cloisons étanches qu’on veut établir entre les diverses formes et les
aspects successifs d’un même fénomène. Etait-il bien nécessaire d’introduire les mots
diacronique, sincronique, unité secondaire, dans le langage filologique, et est-il bien raisonnable
de séparer rigoureusement l’étude actuelle — ou, de manière plus générale, l’étude synchronique
— des faits de leur étude historique, qui en révèle souvent la véritable nature, d’isoler les lois de la
grammaire de leur manifestation dans le langage écrit ou parlé?” (Clédat 1924: 51).
Clédat avance deux arguments:
1° les faits du passé font entrevoir la “nature” des faits synchroniques
2° il est utile de saisir les règles de la grammaire (appelées “lois”) au moment même de leur
apparition.
Le compte rendu n’en offre qu’un seul exemple concret: si les locutions figées
peuvent être distinguées des locutions vivantes, il serait faux de les séparer
complètement, car “elles s’éclairent les unes les autres”. La position de l’épithète dans
les composés Saint-Siège et Saint-Empire correspond à celle de l’épithète de nature et
l’histoire en fournit la raison: ces composés dériveraient de syntagmes plus vastes, à
savoir saint Siège apostologique et saint Empire romain germanique (Clédat 1924:
51, n.1).
11
Cinq ans plus tard, Clédat revient à la charge dans un compte rendu de la
Grammaire des fautes de Frei:
“La linguistique dont se réclame l’auteur est la linguistique fonctionnelle, limitée à la langue
actuelle, et nullement historique. Mais est-il certain qu’elle puisse se passer si aisément des
renseignements de la linguistique historique? Les besoins généraux de la langue n’ont pas varié, et
les procédés employés jadis pour y parer, quand ils ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui, ont des
rapports certains avec ceus dont on use présentement, ils s’éclairent les uns les autres, et telle
locution populaire ne s’explique que par une forme antérieure dont la signification a évolué”
(Clédat 1929: 191)
Voilà donc une doctrine parfaitement cohérente avec sa pratique
grammaticographique. Mais si Clédat refuse l’abstraction synchronique, comment
conçoit-il le français ‘moderne’?
Le moins qu’on puisse dire est que Clédat adhère à une visée évolutionniste de
la langue: le français contemporain s’inscrit dans un continuum temporel dont il
constitue l’aboutissement provisoire. Cette continuité est particulièrement nette pour
l’histoire du français d’après 1500, comme il ressort aussi de la périodisation13 qu’il
opère. Ainsi, en 1928, Clédat (1928a: 73; nous soulignons) annonce la spécialisation
de la RevP dans ces termes: la Revue se consacrerait désormais au “français moderne
dans ses différentes manifestations depuis l’année 1500”. Cette périodisation est
complémentaire à celle qu’il avait pratiquée dans sa grammaire du vieux français, qui
porte sur les “origines jusqu’au XVIe siècle” (Clédat 19084: V). Elle se voit confirmée
par le fait que dans la Grammaire classique la majorité des exemples non forgés
proviennent d’auteurs du 17e siècle. Tout indique que la période classique relève du
français contemporain; seuls sont relevés les points de divergence.
Même le français de 1900 n’échappe pas à la visée historicisante de l’auteur.
Clédat discerne non seulement des tendances qui n’ont pas encore abouti, des
fluctuations que seul l’usage peut arbitrer, mais il en dégage aussi une variation
sociolinguistique interne à laquelle correspond une inégalité “diachronique”. Ainsi,
pour n’en donner qu’un exemple, le français populaire va jusqu’à dire je n’ai pas
voulu DU pain (Clédat 1896: 122). L’équilibre de la langue moderne est donc
constamment mis à mal par l’action de tendances diverses. L’idée d’une synchronie
dynamique annonce la Grammaire des fautes de Frei (1929), le disciple de Bally avec
qui Clédat partage l’intérêt pour la langue orale dans tous ses registres.
La visée évolutionniste affecte non seulement la langue (ainsi que sa
périodisation) et les éléments de sens et de forme qui la constituent, mais aussi les
règles ou généralisations établies par les grammairiens. Celles-ci se manifestent à un
moment donné de l’histoire (cf. le passage cité sous 4.1.), s’imposent
progressivement (par analogie) et se trouvent parfois contrariées par d’autres
tendances. Elles ont en outre une certaine durée de validité et se succèdent dans le
temps, indépendamment de toute périodisation a priori:
“j’ai exposé les règles successives de la langue française depuis ses origines jusqu’au XVIe siècle”
(Clédat 19084: V)
“règles tombées en désuétude, et non [... ] la formation des règles que nous appliquons encore”
(Clédat 19084: V).
13
Telle est aussi la périodisation utilisée dans la Zeitschrift für (neu)französische Sprache und
Literatur, revue ayant pour objet la neufranzösische Sprache.
12
Ainsi, l’histoire de la syntaxe est faite d’une longue série de règles successives, qui
sont parfois appelées “lois”, voire “lois naturelles” (à portée restreinte, mais parfois
aussi à portée plus générale), un peu à l’image des lois phonétiques (p. ex. Clédat
1896: 85).
– “lois naturelles de la dérivation” du sens (Clédat 1896: 72)
– le genre de amour, délice et orgue: on a établi une “loi” selon laquelle ces mots changeraient
de genre en changeant de nombre (Clédat 1896: 145)
– “la raison d’être de chaque particularité, de chaque loi”, “les lois naturelles” [vs “règles
empiriques” (avertissement de l’éditeur Le Soudier, dans Clédat 1896: V-VI).
Les exemples qu’il fournit montrent qu’il ne s’agit pas vraiment de lois (généralisations), mais
plutôt d’analyses telles que l’analyse du conditionnel comme mode dérivé d’un temps.
– servitudes: faits mal présentés dans les grammaires classiques et dont on a tiré de “fausses
lois” (Clédat 1928b: 65)
Clédat n’est d’ailleurs pas le seul à appliquer le terme de loi à la grammaire [cf. aussi
Wackernagel (1892), Strohmeyer (1914; Gesetz); Bréal (1897), pour la sémantique].
Toutefois, et malgré tout, la logique historicisante n’est pas poussée jusqu’au
bout. Paradoxalement, l’histoire, qui est virtuellement capable d’expliquer tout (par un
renvoi à “ce qui a été” dans le passé), n’amène pas Clédat — ni les autres
grammairiens qui s’inscrivent dans cette veine — à faire abstraction du concept et du
terme de “particularité” ou d’“exception”, qui supposent, en effet, un point de vue
synchronique. En outre, la visée historicisante de Clédat fait déjà une certaine place à
l’idée de la succession de synchronies (dont la synchronie “actuelle”), le concept ne
s’appliquant, cependant, qu’à des sous-systèmes, voire à des règles isolées (cf.
2.2.3.4.).
Il n’empêche qu’on peut souscrire à l’intuition de Bourquin (1991: 26):
“Sans doute la rupture qu’opérera l’enseignement de Saussure n’est-elle pas immédiatement
sensible dans l’œuvre de Clédat”,
quoique, là encore, il convient de nuancer. En effet, Clédat semble déjà entrevoir
l’intérêt de la séparation des perspectives dans le domaine lexical, sans doute sous la
pression des impératifs pratiques de la lexicographie. Ainsi, dans un passage de 1922
(repéré par Bourquin 1991: 54), où il oppose le dictionnaire historique au dictionnaire
de l’usage, Clédat admet que14
“si l’on voulait grouper les mots d’après leur parenté actuellement vivante et consciente, il faudrait
dissocier les familles fonétiques et multiplier les groupes: comparer, réparer, préparer n’ont plus
aucun rapport entre eus ni avec parer” (Clédat 1922: 18).
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La grammaire française entre comparatisme et structuralisme (1870-1960), 25-72. Paris:
Colin.
14
Il ne va pas aussi loin que Gilliéron (cf. Chaurand 2002, Lauwers 2002) dans la mise à nu des
rapports associatifs qui existent entre des mots qui se ressemblent formellement. En parlant de
l’étymologie populaire, Clédat (1932: 124) distingue entre la famille naturelle et la famille adoptive
d’un mot, mais impose des restrictions à l’admission dans une famille adoptive. Ouvrable, par exemple,
ne dérive pas encore d’ouvrir; ce n’est pas encore un “dérivé actuel” (1932: 130), puisqu’il y a encore
ouvrier auquel il reste attaché. En outre, les “étymologies fausses” sans altérations formelles n’ont
d’intérêt que si elles affectent le sens (ou plus correctement, la référence) des mots. Clédat conclut
(1932: 132), dès lors, que, si le détachement de la famille naturelle est un phénomène fréquent, le
rattachement à une famille adoptive est assez exceptionnel.
13
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