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DE LA GRAMMAIRE HISTORIQUE À LA GRAMMAIRE

DESCRIPTIVE.
LE RÔLE DE LA COMPOSANTE HISTORIQUE DANS LES
GRAMMAIRES DESCRIPTIVES DE LÉON CLÉDAT
Peter LAUWERS
(K.U.Leuven – F.W.O.-Vlaanderen)

Dans l’histoire de la grammaire française, Léon Clédat occupe une position


charnière. Nous avons déjà insisté sur l’extension et l’évolution graduelle dont
témoignent ses activités scientifiques (cf. l’introduction à ce volume). Non qu’il ait
légué à la syntaxe française un cadre théorique nouveau. Bien au contraire, le modèle
dans lequel il s’inscrit est on ne peut plus traditionnel: c’est le modèle appelé Word &
Paradigm, modèle dans lequel la syntaxe se résume à l’emploi des parties du discours
et des morphèmes qui y sont attachés (cf. Lauwers 2004b). Peut-être son principal
mérite réside-t-il dans le fait même de s’être occupé, en tant que professeur de faculté,
d’une discipline aussi mal cotée que la grammaire descriptive du français
contemporain — qui passait à l’époque pour un art —, et de lui avoir ouvert,
progressivement, les colonnes de la RevP.
L’une des caractéristiques les plus marquantes de sa méthode, dont Bourquin
(2002) a déjà extrait la “substantifique moëlle”, concerne l’intégration d’une
composante diachronique dans la description synchronique du français. Sur ce point,
les grammaires de Clédat ne font que refléter l’engouement de l’époque pour la
perspective historique dans l’enseignement de la grammaire (cf. e.a. Chervel
1977, Chevalier 1985, Desmet – Swiggers 1992, Savatovsky 1998).
Dans cette contribution, nous nous pencherons sur le fonctionnement de la
composante historique dans les grammaires descriptives de Clédat (2.) et sur les
dangers que comporte une telle démarche (3.), qui se trouve aux antipodes du principe
saussurien de la séparation de la synchronie et de la diachronie (4.). Mais avant
d’examiner le plan microstructurel de la description grammaticale, il convient
d’aborder l’objet de l’extérieur, en examinant la production grammaticographique de
Clédat à la lumière des rapports entre grammaire historique et grammaire descriptive
(1.).

1. De la grammaire historique à la grammaire descriptive


1.1. La Nouvelle grammaire historique du français (1889; 19084)

La confection d’une grammaire historique suppose qu’on réponde à au moins


trois questions d’ordre méthodologique1: le choix du cadre ou plan, la “profondeur”
historique de l’analyse et la directionnalité de la description.
Par cadre, il faut entendre l’ensemble des titres constituant la charpente de la
grammaire. On ne trouve guère d’exemples de grammaires historiques du français
agencées selon la périodisation dictée par l’histoire de la langue (p.ex. la partie

1
Et quelquefois à une quatrième: privilégiera-t-on la filiation formelle (sémasiologique) et/ou la
filiation fonctionnelle (onomasiologique)? Cette problématique est thématisée par von Ettmayer (1910)
et par Brunot (1922).

1
phonétique chez Meyer-Lübke 1908)2. La plupart des grammaires historiques
adoptent un cadre systém(at)ique. Il reste alors à déterminer l’état de langue qui
servira de base au cadre. Plusieurs états de langue entrent en ligne de compte: le
terminus a quo (le latin (vulgaire) ou l’ancien français, selon le cas), le terminus ad
quem (le français moderne), ou, encore, un cadre mixte (qui tient compte des deux
termini), comme chez Brunot (1887), par exemple. Le plan de la Nouvelle grammaire
historique de Clédat reflète la structure de la langue contemporaine, comme le
montrent la présence des articles et la description de la morphologie verbale, par
exemple.
Outre le problème du cadre, l’auteur doit déterminer quel poids il accordera à
chacune des époques de la langue, question qui, bien sûr, concerne surtout le rôle du
latin et de l’ancien français. Dans sa grammaire historique, Clédat se limite à dégager
les grandes lignes de l’histoire. Il fait le plus souvent l’impasse sur les particularités
de l’ancien français, notamment sur celles qui ne sont pas pertinentes pour le présent.
Sur ce point, il se distingue, par exemple, de Brunot (1887). Pour n’en donner que
quelques exemples, la description de l’ancien français chez Clédat laisse de côté les
déclinaisons du nom, la syntaxe des mots invariables et la syntaxe de position. Cela
tient en partie au fait que Clédat prévoit une certaine complémentarité entre sa
grammaire historique et sa grammaire de l’ancien français:
“La présente Grammaire historique part au contraire de la langue moderne pour remonter
jusqu’aux origines. Je néglige les particularités de l’ancienne langue qui ont disparu sans laisser de
traces et que l’on trouvera signalées dans la Grammaire du vieux français [sic], mais j’insiste sur
l’explication historique de la grammaire moderne” (Clédat 19084: V-VI).
Pour obtenir une vue d’ensemble, le lecteur est obligé de juxtaposer les deux
grammaires, démarche qui est facilitée par les nombreux renvois. Cette
complémentarité fonctionne aussi dans l’autre sens. Ainsi, dans sa grammaire de
l’ancien français, Clédat (19084: V)
“signal[e] au besoin les traces laissées dans la langue actuelle par les anciennes tournures
disparues, mais néglig[e] à dessein les particularités grammaticales qui se sont identiquement
conservées jusqu’à nos jours”,
le but étant de faciliter la lecture de textes en ancien français “en donnant les règles
tombées en désuétude, et non d’expliquer la formation des règles que nous appliquons
encore” (19084: V). Celles-ci seront en effet traitées dans sa grammaire historique,
comme il l’annonce dans la préface de la deuxième édition de sa grammaire de
l’ancien français (Clédat 18872, préface). En fait, tant le cadre que la sélection de la
matière dans sa grammaire historique sont dictés par le français contemporain. On
peut en déduire que, assez tôt, la grammaire historique en France fut en proie à une
espèce de manuélisation3 du savoir.
Une fois le cadre et la matière sélectionnés, il reste à déterminer la
directionnalité qu’on adoptera pour l’exposition des faits. Partira-t-on du latin pour
aller au français moderne (directionnalité progressive), ou, remontera-t-on dans le
temps à partir de l’état actuel de la langue (directionnalité régressive)? La
directionnalité — problème traité dans la célèbre Einführung de Meyer-Lübke (19213
2
Dans la partie phonétique, l’ordre adopté dans la description reflète l’ordre organique du
développement de la langue. L’auteur retient cependant la tripartition voyelle / consonne / voyelle non
tonique, qui lui apparaît comme une concession faite à ce principe.
3
Avec Chevalier (1985), on peut dire que l’apparence des premières grammaires historiques publiées
en France est trompeuse: au lieu de couvrir toute la chronologie, elles sont centrées sur le français
moderne et visent un public non spécialisé, les recherches plus pointues et originales se déroulant dans
les colonnes des revues.

2
[19011]) — ne dépend pas entièrement du cadre, car, même dans un cadre
“systématique” axé sur la langue moderne, on peut incorporer une directionnalité
progressive. C’est justement ce qui se passe chez Clédat. Le cadre ‘français’ instaure
un mouvement en deux temps: à un moment rétrospectif (les formes latines dont
dérivent les formes françaises) succède un mouvement prospectif (l’évolution à partir
du latin)4. Prenons, à titre d’exemple, le chapitre sur la morphologie verbale (Clédat
19084: 166-200). Après avoir esquissé dans une introduction (19084: 166-168) les
vicissitudes subies par le système depuis la latinité — “les temps du verbe français
viennent des temps correspondants du verbe latin, sous les réserves suivantes” (19084:
166) —, Clédat enchaîne par la description détaillée de la morphologie, cette fois-ci à
partir d’un cadre “moderne”, qui pour chaque élément poursuit l’évolution depuis le
latin (donc: français moderne → latin → français moderne).

1.2. De la grammaire historique à la Grammaire raisonnée (1894a) et la Grammaire


classique (1896)

Si le cadre de la grammaire historique de Clédat est, malgré tout, un cadre qui


rappelle celui des grammaires descriptives, il n’en reste pas moins qu’il est peu étoffé,
pour ne pas dire squelettique. Il prend cependant un peu de consistance dans la partie
syntaxique de la grammaire. Ainsi, dans le chapitre — fort éclectique — sur la
syntaxe du verbe, le cadre “descriptif” est élaboré à tel point qu’il offre pour presque
chaque aspect traité une description de l’état actuel de la langue. La part de l’histoire
se résume à quelques digressions incrustées dans le texte.
Ceci dit, en quoi la Nouvelle grammaire historique diffère-t-elle encore, pour
ce qui est de la syntaxe, de la Grammaire raisonnée (= 1894a)5, grammaire qui se
veut descriptive et raisonnée (c’est-à-dire expliquée par l’histoire)? Une comparaison
s’impose. Étant donné le poids excessif de la partie phonétique/orthographe et
l’absence d’une section consacrée à la lexicologie dans la Grammaire raisonnée, nous
limiterons la comparaison à la seule section morphosyntaxique6.
Comme on pouvait s’y attendre, la part de l’histoire se réduit encore. Prenons
le chapitre sur le verbe, qui s’ouvre sur la restriction suivante:
“Toutes les formes de nos conjugaisons dérivent de formes latines, mais non pas toujours des
formes latines correspondantes. Pour éviter des confusions qu’amenait l’application des lois
phonétiques, la langue a créé des temps nouveaux, d’ailleurs formés d’éléments latins; d’autre
part, les types de conjugaison, les personnes, les temps ont réagi les uns sur les autres. L’étude de

4
Sur ce point, Clédat suit la plupart de ses contemporains, comme Brunot (1887), par exemple. De
façon globale, la directionnalité est prospective, à quelques exceptions près [p. ex. les listes d’emprunts
(Brunot 1887: 185-194) et de suffixes (Brunot 1887: 156-162)]. La partie phonétique, qui se prête
davantage à un traitement prospectif, est organisée suivant l’axe latin → français, mais les tableaux
phonétiques, qui présentent les détails, abordent les sons dans les deux sens (d’abord en amont, puis en
aval).
5
La parution de plusieurs éditions (inchangées!) presque au même moment a scandalisé le grammairien
belge Lapaille (1898: 2), qui, de manière plus générale, ne faisait pas grand cas de la Grammaire
raisonnée (cf. aussi Lapaille 1896): “Un apprenti grammairien ferait-il plus mal?” (Lapaille 1898; à
propos de la partie sur les conjugaisons). Cet épisode dans lequel est impliqué aussi le grammairien
belgo-russe Jean Bastin, cité à plusieurs reprises par Clédat, devrait être clarifié, d’autant plus que la
polémique semble envenimée par des rivalités personnelles (Lapaille/Bastin) et idéologiques (la
bataille de l’orthographe).
6
Il s’y ajoute un autre problème: la morphologie et la “syntaxe”, qui constituent deux sections en partie
— c’est-à-dire pour certaines parties du discours — séparées dans la grammaire historique, sont
fusionnées dans la Grammaire raisonnée, pour des raisons didactiques.

3
tous ces phénomènes est du domaine de la Grammaire historique. Nous devons nous borner ici à
expliquer les anomalies et les difficultés de la conjugaison française telle qu’elle est actuellement
constituée” (Clédat 1894a: 162).
Ce parti pris est confirmé par de nombreuses remarques du genre “dont nous n’avons
pas à expliquer ici l’origine” (Clédat 1894a: 184; à propos de -ons/-ez) et par des
renvois à la Nouvelle grammaire historique (1894a: 193; 205).
Quant à la syntaxe du verbe, il faut signaler, chose curieuse, la disparition de
l’emploi des modes et des temps, amplement décrit dans la grammaire historique:
“D’autre part, nous ne nous attarderons pas à définir de nouveau les temps, les modes, les
personnes, etc.; nous supposons le lecteur en possession des notions grammaticales élémentaires”
(Clédat 1894a: 162).
Il en va de même des pronoms indéfinis, dont le traitement se limite aux particularités
d’emploi qui fournissent matière à contestation, preuve du caractère polémique et
programmatique de cette grammaire.
De manière plus générale, le nombre de pages consacrées au verbe
(morphologie et syntaxe) se réduit (de 74% à 41%), alors que la description des autres
parties du discours s’étoffe. Pour les parties du discours autres que le verbe, la
Grammaire raisonnée reprend la matière — surtout morphologique — de la Nouvelle
grammaire historique (abstraction faite de quelques déplacements), tout en limitant le
nombre de remarques sur l’histoire des formes et en rajoutant des développements sur
diverses questions liées à l’emploi de celles-ci. C’est donc, en dernière analyse, la
composante syntaxique (l’emploi des formes) qui prend plus de consistance dans la
Grammaire raisonnée.

Deux ans après la publication de la Grammaire raisonnée, Clédat tire de celle-


ci une Grammaire classique, à l’usage d’un public scolaire, d’après le souhait de
Gaston Paris. Au niveau macrostructurel, on note quelques ajouts: l’insertion de
“notions préliminaires” (en gros la présentation de la grammaire et de ses sous-
disciplines) et l’élaboration de la partie introductive de la section phonétique (qui
passe ainsi de 2 à 8 pages). La description du verbe et des mots invariables a été
enrichie de manière considérable, même si l’intégration de ces ajouts laisse parfois à
désirer. Mais, du reste, on retrouve, du moins dans les parties communes, le texte de
la Grammaire raisonnée, au point qu’il est possible de comparer les deux grammaires
textuellement. Il en ressort que Clédat a soigneusement tenu à évacuer les passages,
voire les mots par trop polémiques, comme dans le passage suivant:
“il est tout à fait déraisonnable de marquer par une différence de consonne finale les diverses acceptions”
(Clédat 1894a: 24-25)
⇒ “On marque quelquefois par une différence de consonne finale les diverses acceptions” (Clédat 1896:
26).

Comme la Grammaire raisonnée s’avère moins complète que la Grammaire


classique, nous nous bornerons à celle-ci pour l’examen du rôle de la composante
historique.

2. Le rôle de la grammaire historique dans la grammaire descriptive

L’intégration de la perspective historique dans les grammaires descriptives, et,


de manière plus générale, dans l’enseignement de la grammaire, répond à plusieurs
finalités. Si ses vertus pédagogiques (et idéologiques) (2.1.) ont été mises en évidence
par la plupart de ses partisans, son importance pour la description et la méthode

4
mêmes l’a été beaucoup moins (2.2.). Aussi est-ce surtout le dernier aspect qui
retiendra notre attention7.

2.1. La grammaire historique au service de l’enseignement de la langue et de


l’idéologie

Clédat (1907: 76) a toujours œuvré pour “une modification de l’enseignement


grammatical en conformité avec les progrès de la science du langage”. L’éditeur Le
Soudier s’en fait le porte-parole dans l’avertissement inséré au début de la Grammaire
classique:
“il n’est plus admissible qu’on énonce les règles comme des dogmes dont il serait sacrilège de
scruter les mystérieuses origines. On peut aujourd’hui et on doit enseigner aux élèves la raison
d’être de chaque particularité, de chaque loi. La grammaire ainsi conçue est une véritable
philosophie du langage, et cesse d’être un fastidieux exercice de mémoire pour s’élever au rang
d’une science essentiellement éducatrice. [...]. Aux règles empiriques [...] l’auteur substitue la
8
recherche scientifique des lois naturelles du langage ” (Clédat 1896: V-VI).
Il faut donc faire comprendre au lieu de mémoriser, tout en dévoilant l’origine des
règles et des particularités. Ce programme ne manquerait pas de réduire les efforts de
la part de l’étudiant, qui serait désormais aussi plus motivé (Clédat 1896: VI).
Clédat n’est pas le seul linguiste à louer les vertus pédagogiques de la
grammaire historique. Le discours des linguistes de l’époque qui s’intéressaient à la
grammaire en regorge: l’importance d’un certain bagage historique pour la lecture de
textes anciens, la nécessité de fixer et de raisonner les savoirs acquis, l’utilité de la
perspective historique dans ce qu’on pourrait appeler une éducation — voire une
éthique — linguistique, qui insiste sur le fait que la langue change et que les locuteurs
ont une certaine responsabilité dans le devenir et le bien-être de celle-ci.
Quant à la remise en question du dogme orthographique, elle est d’abord
inspirée par des motifs scientifiques. Il s’agit surtout de l’élaboration d’une graphie
plus rationnelle, fondée sur l’histoire de la langue. Les bienfaits pratiques n’en sont
qu’un effet heureux (Bourquin 1991: 37). Il n’empêche que le débat prend
inévitablement une tournure idéologique, ne fût-ce que par l’observation de l’usage
réel de l’orthographe (p. ex. l’enquête sur l’accord du participe passé) ou par l’idée de
vouloir travailler l’opinion publique à travers l’enseignement de l’histoire de
l’orthographe (Clédat 1894b: 313).

2.2. Finalité méthodogique et théorique

Passons maintenant au rôle de la composante diachronique dans la description


même. Par description, nous entendons surtout le travail de catégorisation, pris dans
un sens très large, comprenant la délimitation des unités (analyse), la classification de
celles-ci et la mise en règles de leur fonctionnement syntaxique (leur combinatoire).

7
La présentation qui suit pourra donner à tort l’impression que la “méthode” de Clédat se réduit à
l’explication par l’histoire. Bourquin (2002) a montré que Clédat développe, notamment dans ses
articles parus en revue, des raisonnements basés sur ce qui est logiquement ou sémantiquement
possible (ou impossible), ou encore, sur l’expression de nuances très fines. On a là une application de
l’isomorphisme (cf. Lauwers 2004a) entre la forme linguistique et la structuration du sens à exprimer.
Dans ces articles “descriptifs”, le nombre de digressions historiques est plutôt limité.
8
L’attention portée aux “lois” semble entraîner un glissement vers le langage (en général), comme le
laisse entendre ce passage.

5
2.2.1. Un “avant” extérieur à la catégorisation pour donner “du relief” à la description
Très souvent le grammairien se limite à fournir des informations sur les
antécédents de telle forme ou de telle valeur. Le rôle de l’histoire se résume dans ce
cas à donner “du relief” (cf. von Wartburg – Zumthor 1947: 6, note 1) à la description,
sans pour autant affecter l’analyse même. Deux perspectives peuvent être distinguées,
l’une sémasiologique, l’autre onomasiologique:
• sémasiologique: origine et histoire des formes
– mon / mien proviennent de la même forme (Clédat 1896: 179)
– le conditionnel il partirait “équivaut étymologiquement” à il avait à partir (Clédat 1896: 218)
– l’apparition de l’auxiliaire être dans les tours pronominaux: s’a lassé + est lassé --> s’est lassé
(Clédat 1896: 297)

• onomasiologique: renouvellement des moyens d’expression dans une “fonction”


donnée
le français s’est créé un mode nouveau, le conditionnel, pour exprimer que la condition est
considérée comme d’une réalisation douteuse (en lieu et place du subjonctif, dont il est resté une
trace) (Clédat 1896: 217)

2.2.2. Un phénomène ou une évolution analogues en ancien français


Les données historiques sont quelquefois avancées à titre comparatif, sans que
l’utilité de ce genre de comparaisons soit toujours claire. On pourrait en déduire une
tendance à dégager des principes linguistiques ou des caractéristiques évolutives (cf.
“conforme aux tendances de la langue”) plus généraux, ou encore, une manière de
légitimer des emplois contestés:
magis --> mais [adverbe --> conjonction] ~ en synchronie, les adverbes peuvent être utilisés
comme conjonction de coordination (Clédat 1896: 317)

2.2.3. Expliquer l’irréductible


Le troisième type d’exploitation des données diachroniques est plus pertinent.
Une fois achevé l’édifice des règles, il reste des exceptions (des “particularités”, 1896:
V) ou des cas irréguliers (formes, emplois), faits linguistiques qui n’entrent pas dans
le cadre qu’on a établi et que les élèves doivent accepter comme un dogme (cf.
Lauwers 2004b: 510-560; 2005). Ces exceptions reçoivent cependant une certaine
“raison d’être” (cf. citation supra, Clédat 1896: V) quand on les éclaire à la lumière de
l’histoire. Plusieurs cas de figure peuvent être distingués.

2.2.3.1. Les archaïsmes


L’histoire est surtout utile dans l’identification et l’explication d’archaïsmes.
Ainsi, l’invariabilité en genre de grand dans les mots composés (p. ex. grand-mère)
n’est qu’une trace de la flexion de grandis en latin, qui par la suite n’a pas suivi le
passage vers le marquage explicite du féminin (Clédat 1896: 153). La règle de
l’accord du participe avec le COD qui précède (Clédat 1896: 221) est une “trace” de
l’ancienne interprétation du rôle passif de l’objet dans la construction. De même,
l’apparition des formes bel, vieil, etc. devant un nom à initiale vocalique s’avère être
une trace de la vieille forme de ces adjectifs (bel, vieil) (Clédat 1896: 152-153). Enfin,
les locutions “sont les gardiennes des vieux usages, tandis que les mots isolés
évoluent plus librement” (Clédat 1896: 125). Seul le recours à l’histoire permet encore
de les analyser — au sens de “décomposer” —, comme Gaatone (2005) l’a rappelé
récemment.

6
2.2.3.2. Les explications par la chronologie relative
Le mécanisme fonctionne aussi dans l’autre sens. Certaines formes sont
apparues après l’expiration d’une loi (phonétique) ou d’une règle. Tel est le cas des
formes plurielles en s de certains noms plus récents en -ail qui de ce fait “ont été
soustraits à l’influence de la loi phonétique” (ail / aux) (Clédat 1896: 137-138). Voilà
une explication qui se fonde sur la chronologie relative des évolutions internes au
système.

2.2.3.3. Tendances analogiques


Quelquefois le nombre d’exceptions est tellement élevé qu’on ne peut plus
guère parler de règle. L’analogie, et notamment la concurrence entre différentes
tendances analogiques, s’avère très utile dans ce cas. Ainsi, l’analogie serait pour
beaucoup dans l’apparition de l’article devant le complément du nom (après de / à)
(Clédat 1896: 125-126). Schématiquement:
1° à + article, sous l’influence de la détermination qui précède: LE marché à blé --> AU blé
“tendance de la langue”, “par une sorte d’attraction”
<--> UN verre à bière
2° généralisation: le défini apparaît aussi après UN: UN marché AU blé
+ généralisation dans l’autre sens: LE verre à bière
3° analogie (à base sémantique)
– la / une soupe aux choux (*à): procédé “généralisé instinctivement” pour les plats
dont la dénomination comporte deux membres: article devant le second
– un / le chapeau à plumes (*aux): dans les noms de vêtements, par contre, le second
membre ne prend pas l’article

2.2.3.4. Le statut de l’explication historique


Les exemples qui précèdent montrent que les grammairiens font volontiers
appel à la diachronie pour éclairer les zones marginales de la grammaire. Ils
l’intègrent donc pour combler un certain déficit “explicatif”: l’histoire, qui est
virtuellement en mesure d’expliquer tout (“X est ainsi, parce que l’évolution à conduit
à X”), est d’autant plus utile ici qu’elle fournit à la grammaire raisonnée une
explication qui ne peut pas être trouvée en synchronie. Lanusse et Yvon — le second
est très proche de Clédat — en sont parfaitement conscients quand ils déclarent dans
la préface de leur grammaire scolaire que:
“Si nous remontons parfois jusqu’au latin, ou si nous rappelons l’ancien français, c’est uniquement
pour expliquer comment telle bizarrerie apparente de forme ou de syntaxe, tel phénomène que
l’on serait tenté de qualifier d’irrégulier, ne résulte nullement d’un caprice, mais est, au milieu de
faits plus récents, la trace et comme le témoin d’un usage plus ancien” (Lanusse – Yvon 1921: IV,
nous soulignons).
C’est dire aussi que le français contemporain est caractérisé par l’inégalité
chronologique des faits de langue. À tel point du système affleurent des règles ou des
sous-systèmes relevant d’une autre époque.
L’explication historique ne change pourtant rien au statut “marginal” de
l’élément du point de vue du système actuel. L’exemple classique de la vocalisation
de l en u, qui explique les alternances cheval / chevaux, valons / vaut, chapelier /
chapeau) a beau éclairer un certain nombre d’anomalies, que ce soit dans la formation
du pluriel des noms et des adjectifs, dans la conjugaison ou dans certains schémas
dérivationnels, le marquage du pluriel par les morphèmes al / aux reste une exception
à l’égard de la règle générale. Comme l’affirmera Bally (19442: 22), se référant à
Meillet,

7
“les survivances sont, au regard d’un état de langue, des faits isolés et aberrants; ce sont
précisément ceux qui ne peuvent caractériser un système”.
Et Bally de citer l’exemple de la conjugaison du verbe être.

2.2.4. Tendances “en cours”


La perspective historique intervient aussi à chaque fois que Clédat parle des
“tendances de la langue”. La portée de ces tendances est le plus souvent locale, c’est-
à-dire limitée à un seul aspect de la grammaire. Ainsi9, “avoir tend à devenir
l’auxiliaire unique” (Clédat 1896: 238), même avec les intransitifs, et, le nom collectif
singulier accompagné d’un nom complément au pluriel est le plus souvent suivi d’un
verbe au pluriel:
“la tendance de la langue est de ne considérer que l’idée de pluralité et de mettre au pluriel le
verbe [...]. Cette tendance a complètement prévalu pour un certain nombre de locutions collectives
[...]; avec les autres on peut encore employer le singulier, mais il ne faut chercher dans le choix du
nombre aucune distinction d’idées” (Clédat 1896: 236).
La reconnaissance de tendances qui n’ont pas encore abouti présente un double intérêt
du point de vue de la norme: elles cachent un appel à la tolérance10 et offrent en
quelque sorte des recettes pratiques à celui qui ne veut pas agir dans le sens contraire
de l’évolution de la langue. La tolérance est en effet de mise, car l’histoire nous
enseigne que
“Le français le plus châtié d’aujourd’hui n’est qu’une mosaïque d’anciens solécismes et de
barbarismes trionfans. Sic voluit usus” (Clédat 1911: 78).
L’étendue temporelle de ces tendances, qui englobent toujours l’époque actuelle sans
se limiter à celle-ci, est variable.
Outre les tendances à portée locale, on relève chez Clédat (et d’autres auteurs)
des tendances d’un ordre plus général, qui, elles, dépassent le niveau descriptif. Un
grand nombre de tendances “locales” peuvent en effet être ramenées à ce qu’il appelle
la tendance analytique ou la tendance à la clarté, véritable topos de la grammaire
française (cf. aussi Lauwers 2004a). La présence de ce principe est très nette dans les
chapitres sur la détermination nominale: la langue tend à individualiser le substantif
par l’article (Clédat 1896: 120), même dans le cas des noms propres, qui sont déjà
déterminés par eux-mêmes (Clédat 1896: 126). De même pour les possessifs:
“la langue française [contrairement au latin (1896: 184)], par l’effet de sa tendance à la clarté
absolue, exprime aussi l’idée possessive même lorsque cette idée est accessoire” (Clédat 1896:
183),
comme dans il a mis ses souliers et il m’a battu mon blé. Cette “tendance analytique”
(Clédat 1896: 179) a également joué dans le domaine des démonstratifs, où le français
a différencié formes (pro)nominales et adjectivales.
Ce qui apparaît ici en toile de fond, c’est la thèse selon laquelle le français
serait la langue analytique par excellence, quitte à admettre que cette tendance génère
parfois de la redondance. Nous avons montré ailleurs (Lauwers 2004a) que la thèse de
l’analyticité suppose une isomorphie entre la forme linguistique et les nuances de la
pensée, à la fois sur le plan syntagmatique et paradigmatique. L’isomorphisme est en
effet un facteur important dans la rationalité foncière que Clédat discerne dans
l’évolution de la langue. Il conçoit la langue comme un système auto-régulateur porté
par la collectivité anonyme, qui n’a que faire des interventions des puristes (Bourquin
9
Pour d’autres exemples, voir entre autres Clédat (1896: 150, 164, 169).
10
La classe cultivée ne s’y fait pas prendre quand elle surveille son langage (Bourquin 1991: 49), mais
dès qu’elle ne se surveille plus, la tendance se manifeste.

8
2002: 59-60). Dans cette conception, l’augmentation du potentiel expressif, l’action
des lois phonétiques et la simplification analogique jouent un rôle clé. Il en découle un
certain optimisme scientifique (Bourquin 1991, 2002). La thèse de l’isomorphie
ressort aussi de certaines critiques formulées par Clédat (1932: 1-2) à l’égard des
servitudes grammaticales de Brunot: assez souvent, les soi-disant servitudes auraient
une utilité en ce qu’elles augmenteraient le potentiel expressif de la langue par
l’expression de nuances très délicates.

2.2.5. Une fonction critique (notamment par rapport à l’orthographe)


Reste l’orthographe. À la lumière de son histoire, l’orthographe actuelle pose
au moins un double problème scientifique. D’une part, l’orthographe accuse un retard
sur l’évolution de la langue. C’est ce que Clédat (1896: 13-14) appelle l’archaïsme de
l’orthographe, qui est, dit-il, une “force naturelle”11. D’autre part, il y a le problème de
l’étymologisme, “tendance artificielle” qui va à l’encontre de l’évolution de la langue
(p. ex. veoir), notamment par la réinsertion de lettres disparues à l’oral12, parfois
même par méprise, comme le montrent les cas bien connus de poids et heureux
(Clédat 1896: 14, 18), ainsi que l’interprétation erronée du signe graphique x (= us)
dans chevaux, par exemple (Clédat 1896: 136). Comme l’a remarqué pertinemment
Bourquin (1991: 35), l’histoire a ici une double finalité, impliquant une double
‘temporalité’: alors que le passé récent (à partir du 16e siècle) permet d’expliquer les
erreurs du présent, le passé plus ancien indique la voie à suivre pour y remédier. Les
leçons de l’histoire de la langue devraient conduire à la rationalisation (Bourquin
1991: 37) de l’orthographe. L’histoire de la langue, non perturbée par les pédants,
montre, par exemple, que le redoublement des consonnes n’a aucun fondement et
qu’il doit “être considéré scientifiquement comme une incorrection” (Clédat, apud
Bourquin 1991: 37). Les interventions malheureuses des “savants” ne se limitent pas
pour autant à la seule orthographe, comme en témoigne, par exemple, l’histoire du trio
amour, délice, orgue (Clédat 1896: 145-147).

3. Le cheval de Troie?

Si l’intégration de la dimension historique à la grammaire descriptive peut


avoir une certaine utilité, elle présente aussi le danger de l’anachronisme, pris ici dans
le sens de “fait antérieur à la période à laquelle il est rattaché par erreur”. On trouve
en effet chez Clédat des analyses qu’on pourrait taxer d’anachronistes, allant d’une
émancipation imparfaite des données du passé dans l’analyse de faits contemporains à
la projection pure et simple de l’état ancien sur l’état actuel de la langue. Il s’ensuit
que l’analyse qu’il présente des faits linguistiques contemporains ne correspond pas
toujours au fonctionnement actuel du système linguistique, tel qu’il peut être explicité
par une analyse syntaxique entièrement synchronique. Ainsi, dans il y a, y ne serait
pas nécessaire selon Clédat (1896: 294), pour la simple raison qu’en ancien français
on disait il a. En plus, le fait que le complément après il a se mette au cas régime en
ancien français est censé prouver, ou, du moins, renforcer la thèse selon laquelle le
complément après il y a est un COD. De même, ce n’est pas parce que le pronom
clitique dans s’emparer s’est jadis greffé sur un verbe transitif (emparer) — qui a

11
C’est donc l’évolution normale de la langue (cf. aussi sa conception du patois; Bourquin 1991: 41),
en dehors de l’ingérence des “pédants” (cf. Bourquin 1991: 37).
12
Il réfute la thèse de Gilliéron et de Frei, selon laquelle ces lettres répondent au besoin de donner plus
de corps à des mots monosyllabiques, bref à l’impératif de la clarté (Clédat 1929: 193-194).

9
disparu depuis, comme le reconnaît Clédat — qu’on a toujours affaire à un COD
(Clédat 1896: 298).
Dans d’autres cas, la référence à l’histoire est moins explicite mais n’en est
pas pour autant moins réelle, comme dans l’explication de l’alternance entre l’article
partitif et de sous la négation (Clédat 1896: 122): l’absence de du dans je n’ai point de
pain est due au fait que point est un ancien nom marquant une quantité, suivi d’un
complément adnominal (d’où la préposition de). L’alternance actuelle entre de et du /
de la / des s’expliquerait, dès lors, par la coexistence en synchronie de deux analyses:
SN = complément de pas, point --> [– article]
SN = complément du verbe --> [+ article]
Exemples: Je ne vous ferai pas des reproches frivoles; Il n’avait pas des outils à revendre; Ne
voulez-vous pas du pain?

Dans l’analyse morphologique de dernier, Clédat écarte explicitement l’analyse en


dern + ier (qu’on retrouve dans prem-ier). Il avance, en revanche, une analyse
étymologique: lat. pop. °de-retr-anus (< lat. clas. de retro) > anc. fr. der-rain > anc.
fr. (fin 12e s.) der-re-nier (refait sur premier) (Clédat 1896: 85). Il persiste et signe:
“Sans la connaissance du latin et des lois qui ont présidé à sa transformation en français, il est
impossible de résoudre de semblables difficultés”.
Il nous semble, cependant, que l’analyse récusée peut se défendre du point de vue du
sentiment linguistique des locuteurs en synchronie. L’impératif de la synchronie n’est
pas non plus respecté dans l’interprétation de certaines ellipses qui ne sont plus
‘senties’ comme telles (cf. aussi Lauwers 2004a):
– *en Marche, car “ellipse”: < marche limousine (Clédat 1896: 132)
– le (pays de) Forez, le Cotentin, etc. (Clédat 1896: 128)
– des composés “fortement elliptiques”: un pied-à-terre (Clédat 1896: 79)
– infinitif narratif = de (commencer) X (Clédat 1895: 125)
En outre, s’il est vrai que la création de l’article partitif est assez tardive, on ne saurait
dire que ce soit une indication “superflue” (Clédat 1896: 120-121).
Synchroniquement, et, syntaxiquement, l’article est nécessaire; on ne peut plus
l’effacer, sous peine d’agrammaticalité. Il semble même que dans certains cas Clédat
se laisse influencer par les catégories du latin. Dans une telle optique, devant chanter
apparaît comme un participe futur (Clédat 1896: 229).
Ces quelques exemples — qui se laissent facilement multiplier — montrent
que la diachronie tend à influencer la catégorisation des faits en synchronie. Clédat
n’est d’ailleurs pas le seul à tomber dans le piège de l’anachronisme. D’une part, il ne
fait que perpétuer une certaine tradition grammaticale par trop latinisante qui parle
d’une conjugaison passive, d’un ablatif absolu ou d’un participe futur. D’autre part,
sous la plume d’Adolf Tobler, son illustre contemporain d’outre-Rhin, qui fut l’auteur
de cinq volumes de mélanges de grammaire (Vermischte Beiträge), on trouve aussi
des interprétations anachronistes de constructions syntaxiques, comme le rappelle de
Boer (apud de Boer 1946: 22). Pour Tobler, dit-il,
“le «vrai sens», la «vraie signification» d’une tournure syntaxique est «le sens le plus ancien».
«Comprendre», «expliquer» une construction syntaxique, c’est «en trouver l’origine»” .
Cela ne veut pas dire que l’histoire n’ait aucun intérêt du point de vue
méthodologique. Les faits de syntaxe ont du mal à se débarrasser de leur passé, dans
ce sens que le passage d’un statut X à un statut Y est souvent graduel, ce qui fait que
certains traits propres à la catégorie Y ne se vérifient pas (encore). Il est cependant
clair que l’analyse à laquelle on aboutit doit être corroborée par une analyse fondée

10
sur une argumentation synchronique (qui explicite le sentiment linguistique des
locuteurs), ce qui n’est souvent pas le cas chez Clédat et ses contemporains. Dans
cette analyse synchronique des faits, l’histoire peut bien entendu servir de moyen
heuristique. Ainsi, l’origine de tel ou tel élément peut suggérer des tests syntaxiques
qui pourraient prouver que l’élément en question possède encore des traits de son
ancienne catégorie qui en font un représentant non prototypique de la nouvelle
catégorie.

4. Synchronie vs diachronie
4.1. Le refus de la dichotomie saussurienne

Malgré les attentes très élevées, force est de constater que l’incorporation de la
dimension diachronique n’a pas changé la physionomie des grammaires
descriptives pour ce qui est de la morphosyntaxe (cf. aussi Desmet – Swiggers 1992):
les grammaires de Clédat restent axées (et le sont même davantage) sur les classes de
mots et leur variation morphologique. La même impression se dégage par ailleurs des
sujets traités dans les études de détail de Clédat.
L’impact de la composante historique se situe plutôt au niveau microstructurel
de la grammaire, où elle se présente le plus souvent comme une donnée extérieure à la
description, une dimension (explicative) supplémentaire, inspirée autant par une visée
historicisante sur l’objet que par des motivations didactiques et “idéologiques”, qu’on
exploite surtout dans l’explication, ou plus précisément, l’éclairage historique des
“particularités” de la langue. D’ailleurs, chaque fois qu’elle touche à l’analyse même
des faits, ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la description?
L’intégration de la perspective diachronique dans la pratique
grammaticographique de Clédat correspond, sur le plan de la méthode et de la théorie,
à un refus clair et net de la dichotomie synchronie/diachronie. En effet, quoique
Clédat n’ait pas fait de compte rendu du Cours de linguistique générale, il était au
courant de la dichotomie. Seulement, il n’en voyait pas l’intérêt, comme il ressort des
comptes rendus qu’il a faits des ouvrages de de Boer (1922) et de Frei (1929), deux
auteurs qui souscrivent pleinement à la dichotomie saussurienne:
“Nous souhaitons que [...] M. de Boer se débarrasse complètement des distinctions subtiles et des
néologismes inutiles qui déparent trop souvent les publications récentes sur les questions de
grammaire, et qu’il abatte les cloisons étanches qu’on veut établir entre les diverses formes et les
aspects successifs d’un même fénomène. Etait-il bien nécessaire d’introduire les mots
diacronique, sincronique, unité secondaire, dans le langage filologique, et est-il bien raisonnable
de séparer rigoureusement l’étude actuelle — ou, de manière plus générale, l’étude synchronique
— des faits de leur étude historique, qui en révèle souvent la véritable nature, d’isoler les lois de la
grammaire de leur manifestation dans le langage écrit ou parlé?” (Clédat 1924: 51).
Clédat avance deux arguments:
1° les faits du passé font entrevoir la “nature” des faits synchroniques
2° il est utile de saisir les règles de la grammaire (appelées “lois”) au moment même de leur
apparition.
Le compte rendu n’en offre qu’un seul exemple concret: si les locutions figées
peuvent être distinguées des locutions vivantes, il serait faux de les séparer
complètement, car “elles s’éclairent les unes les autres”. La position de l’épithète dans
les composés Saint-Siège et Saint-Empire correspond à celle de l’épithète de nature et
l’histoire en fournit la raison: ces composés dériveraient de syntagmes plus vastes, à
savoir saint Siège apostologique et saint Empire romain germanique (Clédat 1924:
51, n.1).

11
Cinq ans plus tard, Clédat revient à la charge dans un compte rendu de la
Grammaire des fautes de Frei:
“La linguistique dont se réclame l’auteur est la linguistique fonctionnelle, limitée à la langue
actuelle, et nullement historique. Mais est-il certain qu’elle puisse se passer si aisément des
renseignements de la linguistique historique? Les besoins généraux de la langue n’ont pas varié, et
les procédés employés jadis pour y parer, quand ils ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui, ont des
rapports certains avec ceus dont on use présentement, ils s’éclairent les uns les autres, et telle
locution populaire ne s’explique que par une forme antérieure dont la signification a évolué”
(Clédat 1929: 191)
Voilà donc une doctrine parfaitement cohérente avec sa pratique
grammaticographique. Mais si Clédat refuse l’abstraction synchronique, comment
conçoit-il le français ‘moderne’?

4.2. Une conception historicisante de la langue

Le moins qu’on puisse dire est que Clédat adhère à une visée évolutionniste de
la langue: le français contemporain s’inscrit dans un continuum temporel dont il
constitue l’aboutissement provisoire. Cette continuité est particulièrement nette pour
l’histoire du français d’après 1500, comme il ressort aussi de la périodisation13 qu’il
opère. Ainsi, en 1928, Clédat (1928a: 73; nous soulignons) annonce la spécialisation
de la RevP dans ces termes: la Revue se consacrerait désormais au “français moderne
dans ses différentes manifestations depuis l’année 1500”. Cette périodisation est
complémentaire à celle qu’il avait pratiquée dans sa grammaire du vieux français, qui
porte sur les “origines jusqu’au XVIe siècle” (Clédat 19084: V). Elle se voit confirmée
par le fait que dans la Grammaire classique la majorité des exemples non forgés
proviennent d’auteurs du 17e siècle. Tout indique que la période classique relève du
français contemporain; seuls sont relevés les points de divergence.
Même le français de 1900 n’échappe pas à la visée historicisante de l’auteur.
Clédat discerne non seulement des tendances qui n’ont pas encore abouti, des
fluctuations que seul l’usage peut arbitrer, mais il en dégage aussi une variation
sociolinguistique interne à laquelle correspond une inégalité “diachronique”. Ainsi,
pour n’en donner qu’un exemple, le français populaire va jusqu’à dire je n’ai pas
voulu DU pain (Clédat 1896: 122). L’équilibre de la langue moderne est donc
constamment mis à mal par l’action de tendances diverses. L’idée d’une synchronie
dynamique annonce la Grammaire des fautes de Frei (1929), le disciple de Bally avec
qui Clédat partage l’intérêt pour la langue orale dans tous ses registres.
La visée évolutionniste affecte non seulement la langue (ainsi que sa
périodisation) et les éléments de sens et de forme qui la constituent, mais aussi les
règles ou généralisations établies par les grammairiens. Celles-ci se manifestent à un
moment donné de l’histoire (cf. le passage cité sous 4.1.), s’imposent
progressivement (par analogie) et se trouvent parfois contrariées par d’autres
tendances. Elles ont en outre une certaine durée de validité et se succèdent dans le
temps, indépendamment de toute périodisation a priori:
“j’ai exposé les règles successives de la langue française depuis ses origines jusqu’au XVIe siècle”
(Clédat 19084: V)
“règles tombées en désuétude, et non [... ] la formation des règles que nous appliquons encore”
(Clédat 19084: V).

13
Telle est aussi la périodisation utilisée dans la Zeitschrift für (neu)französische Sprache und
Literatur, revue ayant pour objet la neufranzösische Sprache.

12
Ainsi, l’histoire de la syntaxe est faite d’une longue série de règles successives, qui
sont parfois appelées “lois”, voire “lois naturelles” (à portée restreinte, mais parfois
aussi à portée plus générale), un peu à l’image des lois phonétiques (p. ex. Clédat
1896: 85).
– “lois naturelles de la dérivation” du sens (Clédat 1896: 72)
– le genre de amour, délice et orgue: on a établi une “loi” selon laquelle ces mots changeraient
de genre en changeant de nombre (Clédat 1896: 145)
– “la raison d’être de chaque particularité, de chaque loi”, “les lois naturelles” [vs “règles
empiriques” (avertissement de l’éditeur Le Soudier, dans Clédat 1896: V-VI).
Les exemples qu’il fournit montrent qu’il ne s’agit pas vraiment de lois (généralisations), mais
plutôt d’analyses telles que l’analyse du conditionnel comme mode dérivé d’un temps.
– servitudes: faits mal présentés dans les grammaires classiques et dont on a tiré de “fausses
lois” (Clédat 1928b: 65)
Clédat n’est d’ailleurs pas le seul à appliquer le terme de loi à la grammaire [cf. aussi
Wackernagel (1892), Strohmeyer (1914; Gesetz); Bréal (1897), pour la sémantique].
Toutefois, et malgré tout, la logique historicisante n’est pas poussée jusqu’au
bout. Paradoxalement, l’histoire, qui est virtuellement capable d’expliquer tout (par un
renvoi à “ce qui a été” dans le passé), n’amène pas Clédat — ni les autres
grammairiens qui s’inscrivent dans cette veine — à faire abstraction du concept et du
terme de “particularité” ou d’“exception”, qui supposent, en effet, un point de vue
synchronique. En outre, la visée historicisante de Clédat fait déjà une certaine place à
l’idée de la succession de synchronies (dont la synchronie “actuelle”), le concept ne
s’appliquant, cependant, qu’à des sous-systèmes, voire à des règles isolées (cf.
2.2.3.4.).
Il n’empêche qu’on peut souscrire à l’intuition de Bourquin (1991: 26):
“Sans doute la rupture qu’opérera l’enseignement de Saussure n’est-elle pas immédiatement
sensible dans l’œuvre de Clédat”,
quoique, là encore, il convient de nuancer. En effet, Clédat semble déjà entrevoir
l’intérêt de la séparation des perspectives dans le domaine lexical, sans doute sous la
pression des impératifs pratiques de la lexicographie. Ainsi, dans un passage de 1922
(repéré par Bourquin 1991: 54), où il oppose le dictionnaire historique au dictionnaire
de l’usage, Clédat admet que14
“si l’on voulait grouper les mots d’après leur parenté actuellement vivante et consciente, il faudrait
dissocier les familles fonétiques et multiplier les groupes: comparer, réparer, préparer n’ont plus
aucun rapport entre eus ni avec parer” (Clédat 1922: 18).

RÉFÉRENCES

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14
Il ne va pas aussi loin que Gilliéron (cf. Chaurand 2002, Lauwers 2002) dans la mise à nu des
rapports associatifs qui existent entre des mots qui se ressemblent formellement. En parlant de
l’étymologie populaire, Clédat (1932: 124) distingue entre la famille naturelle et la famille adoptive
d’un mot, mais impose des restrictions à l’admission dans une famille adoptive. Ouvrable, par exemple,
ne dérive pas encore d’ouvrir; ce n’est pas encore un “dérivé actuel” (1932: 130), puisqu’il y a encore
ouvrier auquel il reste attaché. En outre, les “étymologies fausses” sans altérations formelles n’ont
d’intérêt que si elles affectent le sens (ou plus correctement, la référence) des mots. Clédat conclut
(1932: 132), dès lors, que, si le détachement de la famille naturelle est un phénomène fréquent, le
rattachement à une famille adoptive est assez exceptionnel.

13
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