Palais de l’UNESCO
31 janvier, 1er et 2 février 2005
DU PROJET…
- Ouverture session
- Des conduites aux cultures à projet : Quelles significations, Quelles perspectives ?
- La démarche de projet et son procès d’évaluation
- Echanges avec la salle
DU DÉSIR AU PROJET
1- Agir sa vie
- Ouverture de la session
- La mobilisation autour d’un projet d’accueil innovant de l’idée à la réalisation concrète :
facteurs de réussite – dangers
- Prendre sa vie en main dans la vie associative
- Le projet comme organisateur du mouvement ?
- Echanges avec la salle
LE PROJET EN ACTION
- Ouverture de la session
- La contractualisation : une opportunité pour la mise en œuvre d’un partenariat formalisé
- Echanges avec la salle
- Le projet institutionnel : Des valeurs à l’organisation…
- Le projet institutionnel au regard du droit : consenti ou subi ?
- Echanges avec la salle
- Unité des projets – Disparité des voies…
- Dialectique du projet : trois dimensions, deux enjeux, une logique
ACCUEIL DES PARTICIPANTS
Jean-François NURIT – Directeur de APF Formation
Jean-François NURIT
En préalable je voudrais remercier le comité d’organisation qui a construit le programme que vous avez
entre les mains.
Je voudrais également remercier très chaleureusement Valérie LECOINTE et Ghislaine CHANGEY qui
ont eu à gérer toute l’organisation logistique et administrative de ce colloque. C’est grâce à leur
efficacité que nous pouvons vous accueillir aussi nombreux aujourd’hui.
Je salue également l’équipe technique de l’UNESCO sur laquelle nous pouvons compter et qui
contribue par son efficacité à la réussite de ces journées d’étude.
Cette année, pour alléger un débat qui pourrait se montrer parfois aride, j’ai demandé à deux
comédiens de la troupe IMPROGLIO de mettre une note de fraîcheur dans les interventions. Ils
proposeront, quand ils le jugeront opportun, des improvisations en lien avec nos échanges. Ne soyez
pas surpris de ces quelques vignettes humoristiques ou décalées, elles n’auront pas d’autre fonction
que de soutenir l’attention de chacun.
Mais revenons au sujet qui nous réunit. Depuis quelque temps le projet nous submerge, on parle :
- de projet de vie,
- de projet de soin,
- de projet d’accompagnement,
- de projet d’établissement,
- de projet éducatif,
- de projet professionnel, et vous pourriez sans doute compléter la liste…
Mais qu’est ce qu’un projet ? Comment s’élabore-t-il ? Comment se réalise-t-il ? Quelles en sont les
contraintes et les limites ?
Ce n’est pas la prétention de ce colloque d’apporter des réponse à ces quelques questions…
Plus modestement, je souhaite que le programme proposé nous permettent de mieux identifier ce qui
fonde notre action et en quoi la notion de projet peut nous aider à renforcer la qualité du service rendu
aux personnes qui nous font confiance.
J’aimerais également que ces 3 journées de travail nous permettent de comprendre qu’un projet, quel
qu’il soit, ne remplacera jamais ce qui fonde et organise notre travail : la rencontre de l’autre dans sa
singularité, le plaisir partagé dans une relation authentique…
Je vais maintenant passer la parole à Marie-Sophie DESAULLE, Présidente de l’APF, qui nous fait
l’honneur d’introduire ces 18èmes journées d’étude.
Je suis heureuse d’ouvrir ces 18èmes journées d’étude de l’Unesco organisées par l’Association des
Paralysés de France. Le thème de cette année intéresse peut-être plus particulièrement nos sociétés
occidentales, mais il intéresse en tout cas tous les hommes et les femmes de ce pays et notamment
celles et ceux en situation de handicap.
Exister signifie étymologiquement « se tenir en dehors de soi », « se projeter ». C’est donc aussi avoir
une place ailleurs, une place que l’imaginaire peut nous permettre de concevoir. Mais comment exister,
comment désirer et aller vers quand on n’a pas de perspectives sociales d’intégration et qu’on vit dans
une société qui rejette la différence. Pour oser désirer, c’est à dire pour exister, il faut évoluer au sein
d’une société inclusive et tolérante qui accueille la différence et lui permette de s’exprimer. Pour croire
en nous, il faut que cette société croit aussi en nous et nous accorde une égale dignité et une égalité de
traitement. Pour que le désir puisse naître il faut donc, en amont, que la société accueille.
Les lois participent bien évidemment à ce changement de la société et à l’évolution des mœurs. C’est
pour cela que l’inscription du principe de non-discrimination dans le traité européen d’Amsterdam, la
création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations ou encore toutes les lois qui se
succèdent ces dernières années participent à une évolution que nous attendons tous. Mais, au-delà du
désir, comment la loi doit-elle et peut-elle permettre de concrétiser celui-ci en projet construit ?
Le doit-elle, tout d’abord ? Ma réponse est oui. Oui, lorsque la question concerne des personnes
vulnérables, des personnes en situation de faiblesse à qui la loi doit assurer des garanties.
Mais comment la loi peut-elle faire passer la personne de son désir à son projet ?
Si tout ne se réduit pas évidemment à l’aspect réglementaire, la réglementation peut favoriser
l’expression du désir et permettre qu’il trouve sa concrétisation dans un projet de vie qui soit le reflet
d’un désir singulier. Je crois qu’il faut en premier lieu évoquer la question de l’évaluation des besoins.
On sait qu’il en a été question tout au long de l’élaboration du projet de loi sur l’égalité des chances
ainsi que la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ceci soulève la question de la
place de la personne et de son entourage dans ce dispositif d’évaluation. La loi prévoit à priori que la
personne concernée doive être impérativement consultée, mais suffit-il qu’elle soit seulement consultée
pour lui permettre de s’exprimer pleinement ? Ne faudrait-il pas plutôt qu’elle soit membre à part entière
de l’équipe, qu’elle ait la place centrale ? Dans ce débat on retrouve la question de la légitimité de la
personne, de son entourage et des professionnels à dire le possible, à dire le projet réaliste.
Nous devons aussi nous battre, vis-à-vis de cette loi, sur la question de l’indépendance de la
commission des droits à l’autonomie qui va finalement arrêté les moyens permettant ou non à la
personne de réaliser son projet. L’indépendance de cette commission doit exister par rapport aux
financeurs, sinon le projet risque de rapidement devenir institutionnel et non plus personnel.
Plus largement, et pour rentrer dans la phase concrète de ce qui nous intéresse, on peut dire que sans
moyens financiers il n’y a pas de projet. En ce sens, le droit à compensation marque une nette avancée
dans le droit français relatif au handicap, car la loi indique maintenant que c’est le projet individuel qui
est financé et non plus un degré d’incapacité de la personne. Mais ce n’est pas tout. Car qui dit réponse
singulière dit aussi capacité pour les professionnels de s’adapter à cette singularité, ce qui implique la
diversification des structures et une place centrale pour l’usager.
La loi du 2 janvier 2002 s’inscrit dans cette démarche et la sous-tend. Les équipes doivent permettre
d’accompagner l’usager au-delà du seul désir en l’aidant à travailler et à transformer ce désir pour bâtir
un projet constructeur. Le cheminement du désir au projet n’est simple pour personne, dans certains
cas on sait qu’on en restera simplement au désir, dans d’autres on changera de désir en cours de route,
ou encore le désir devenu projet s’avérera bien décevant. Le facteur temps et le droit à l’erreur
deviennent dès lors des données incontournables à prendre en compte pour tous afin de ne devenir
esclave ni du désir, ni du projet.
Pourtant dans ce rapport d’accompagnement, dans ce rapport d’équipe qui accompagne n’y a-t-il pas le
risque que les autres s’approprient ce qu’il y a de plus intime, de plus propre à chacun : le sens que l’on
donne à son existence ? Que peut signifier cette omniprésence du projet inscrite comme obligation
légale, ce traitement finalement différencié des personnes en situation de handicap alors que leurs pairs
valides savent de leur côté rarement vers où ils vont ? D’où vient cette nécessité de se projeter et de
faire sien ce bout de vie qui au fond ne nous appartient pas ? Pourquoi les personnes en situation de
handicap devraient-elles laborieusement construire et s’arracher à l’immédiateté du désir et de ses
fluctuations vitales pour poser pierre après pierre les fondations d’un édifice ayant du sens ? Peut-être
parce que, plus que les autres, les personnes en situation de handicap, et donc de dépendance par
rapport à l’autre et à la structure qui les accompagne, doivent veiller à être les gardiens de leur propre
identité et de leur autonomie. Sorte de contre-pouvoir, par rapport à une institution qui sur-protège, le
projet de vie demeure une énigme pour tout être humain. Projet, issue et risque, auquel il faut insuffler
du sens sous peine de s’y enfermer.
Voilà une partie des termes d’un débat que je vous propose, débat dont j’ai la certitude qu’il sera enrichi
par les différents intervenants et les échanges que leurs interventions provoqueront avec le public.
Je vous souhaite donc une bonne réflexion et de bons échanges dans le respect du désir et du projet
de chacun d’entre vous.
DES CONDUITES AUX CULTURES A PROJET : QUELLES SIGNIFICATIONS,
QUELLES PERSPECTIVES ?
Jean-Pierre BOUTINET - Professeur de psycho-sociologie, UCO IPSA, Angers
Les caractéristiques du projet post-moderne tel qu’il se rencontre dans nos cultures à projet peuvent se
laisser décliner autour des points suivants :
- le présentisme campant le projet dans le moment présent, voire dans le court terme
immédiat mais peu dans l’avenir ;
- l’injonction paradoxale comme nouvelle norme, rendant quasi obligatoire le recours au
projet pour affirmer son autonomie ;
- l’engagement d’un acteur en simultané dans une pluralité de projets pour lui servir
d’étayage, que cet acteur soit individuel ou collectif ;
- l’exacerbation de l’acteur-porteur de projet, toujours en quête de reconnaissance pour
exister ;
- la cohabitation à aménager d’une multiplicité de projets liés à une multiplicité d’acteurs,
tous projets se déployant dans un même temps et un même lieu.
C’est dire aujourd’hui que la figure du projet nous invite à repenser la marge et la norme dont elle est
porteuse, dans les conduites qu’elle initie comme dans les cultures qu’elle organise.
LA DEMARCHE DE PROJET ET SON PROCES D’EVALUATION
Jacques Ardoino - Professeur émérite des universités (Paris 8), Paris
La seule intention éducative vaut déjà projet1. Précisons d’abord ce point. L'éducation est toujours
l’exercice d’une fonction sociale même quand elle apparaît limitée aux dimensions d’une action
personnelle. Celle-ci s'affirme en effet en émanant, le plus souvent, d'un sujet plus âgé, plus
expérimenté, professionnel ou familier, plus compétent..., ou d'une personne morale commise à cet
effet, vis-à vis d'un (ou de) sujet(s) plus jeune(s), moins informé(s) ; l'autre, beaucoup plus générale,
implique la reconnaissance par une société de la nécessité, pour sa propre survie, comme pour son
développement, de préparer (et de former) ses membres à remplir du mieux possible les
"conditions" (humaine, professionnelle, sociale...) de leur acculturation (respect des lois et des
valeurs établies, acquisition des savoir-faire et des compétences).
1
Cf. Jacques Ardoino, « Finalement il n’est jamais de pédagogie sans projet », in « Projet, formation-action », 2ème partir,
Education permanente, n° 87, Paris, 1987.
2
Le pédagogue était dans l »antiquité l’esclave chargé de conduire à l’école les enfants de la maison à laquelle il
appartenait. On peut encore aujourd’hui parler dans un sens beaucoup plus large (finalités assignées par un marché, ordre
social) d’une fonction « domestique » de l’éducation, oblitérant sa fonction éventuellement « politique ».
3
De son côté, la didactique (des disciplines) s’intéresse plus spécifiquement encore aux conditions
de la transmission d’un savoir à partir du point de vue privilégiant la nature même de la discipline.
Comment enseigner les mathématiques en fonction de leur idéalité ?
4
Cf. Jacques Ardoino, Propos actuels sur l’éducation, collection hommes et organisations, Gauthier Villars, Paris, 1978 6 ème
édition 20ème mille (1963).
que dialectique, est proprement et explicitement philosophique, tandis que la pédagogie se voudrait
plutôt scientifique (quand ce n’est militante), dans le prolongement du positivisme de la fin du XIX è
siècle, et dans le cadre de "l'instruction publique" républicaine.
5
Cf. , au Québec, les « Livre vert » de J. Morin (1977), « Livre orange » (1979) et « Livre blanc » de C. Lorrain (1982)
aboutissant à la « Loi 40 ».
6
Cf. Jacques Ardoino, « Pédagogie de projet ou projet éducatif », in « projet éducatif, projet de société », Pour, n° 94, Paris,
1984. Cf. également Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, collection Psychologie d’aujourd’hui, PUF, Paris, 1990.
7
Cf. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, NRF Gallimard, Paris, 1960.
8
Cf. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
- c'est encore, mais seulement ensuite, en restant toujours dans la même perspective
théorique, la traduction stratégique, opératoire, précise, déterminée, d'une telle
visée, formulée à travers des objectifs strictement définis. Il s'agit, cette fois, d'une
dimension essentiellement programmatique du même ensemble, dont l’épure d'une
machine conçue par un ingénieur, la maquette d'un immeuble ou d'un ouvrage d'art
élaborée par un architecte, ou encore le projet de budget dû à un responsable financier
peuvent fournir de bons exemples. Leurs réalisations ultérieures, si elles ont lieu, devront
ressembler autant que faire se peut aux anticipations qu'elles constituent.
Mais, dans les faits, les projets seulement programmatiques, totalement dissociés de leurs sources
de sens possibles (autrement dit "réifiés"), abondent. Les "commandes" massives de projets aux
établissements (scolaires, éducatifs, sociaux, psychiatriques...) ont toujours abouti à un tel résultat.
Au cours des deux tentatives précitées, le Ministère de l'Education nationale a entassé, par
l'intermédiaire des rectorats et des inspections académiques, des centaines de "projets" tout à fait
« vides », voulus seulement conformes aux intentions supposées, parce que cachées, de l'autorité
de tutelle. Ce sont en fait ainsi des projets sous forme de documents qui ont été transmis à la
hiérarchie. Celle-ci semble avoir commis en l'occurrence la double erreur de voir, d'une part, dans le
projet un outil possible de mobilisation (quasi mécanique) des établissements, des personnes et
des équipes et, d'autre part, de chercher à se dispenser, elle-même d'afficher son propre projet, en
excipant au besoin d'une intention pseudo démocratique : "quand les projets de la base seront
connus, le sommet en déduira plus aisément le sien". La conséquence toujours bureaucratique, au
niveau des instances locales, de cette injonction autoritaire (appelée incitation) à produire leur
"projet pédagogique" ou leur "projet d'établissement"9 réside principalement dans l'ignorance que
c'est une démarche, et non un outil, qui peut, à la faveur d'une temporalité convenable, permettre la
dynamique souhaitée.
Les chefs d'établissements les plus avisés ont donc été ceux qui ont remis le document à la date
fixée, pour satisfaire à leurs obligations, mais sans rien attendre de plus, de ce seul côté, tout en
encourageant, par contre, à la faveur de l'occasion constituée par un tel calendrier, la constitution
de démarches de projets, au niveau local, inscrites dans une durée, dont les effets se sont avérés
alors beaucoup plus riches et concrets. Dans ce dernier cas, la capacité d'implication des
personnels et des équipes concernés et, par conséquent, les motivations des uns et des autres,
étaient évidemment sans commune mesure avec l'impact naïvement ou bureaucratiquement
attendu de quelconques mots d'ordre. La seule valeur résidente possible de l'injonction hiérarchique
devant alors être cherchée dans l'opportunité (fermement) offerte de visiter à nouveau des pratiques
risquant très naturellement de devenir autrement routinières et sclérosées. Il va de soi qu'une telle
démarche qui, à un moment donné, ne saurait concerner qu'un certain nombre de volontaires
(jamais la totalité des effectifs de l'établissement) suppose un "maillage", un fonctionnement en
réseau10 de l'organisation privilégiant les interactions et permettant une constitution assez souple de
nouvelles équipes. Mais, beaucoup plus encore, il convient de comprendre qu'une telle démarche
est, en fait, déjà, tout autant l'expression (au niveau d'un ensemble humain comprenant
l'administration, le corps enseignant, les parents, les élèves...) du projet dont on reste pourtant
toujours en quête, que la recherche, elle-même, en vue de son élaboration. Il ne devrait surtout pas
y avoir de différences foncières sensibles entre la façon de travailler ensemble de tous les
partenaires concernés (incluant le chef d'établissement) oeuvrant à l'élaboration du projet et les
formes pédagogiques privilégiées pour les relations entre enseignants et élèves, car on ne saurait
concevoir une hétérogénéité entre l'une et les autres. Le premier objet d'un tel projet est donc de
définir, d'exprimer, d'affirmer, de rendre plus consciente, une véritable philosophie éducative de
9
Le projet d’établissement qui suppose également un projet pédagogique sur lequel il s’appuie s’en différencie
essentiellement par sa multidimensionnalité. Il comporte des volets explicitement économiques, financiers, organisationnels,
des partenariats...
10
Les apports, ici, de la psychologie sociale et de la psychosociologie seront, dans cette perspective, tout à fait précieux
pour la formation (plus encore continuée qu’initiale) des enseignants et des formateurs.
l'établissement11. C'est seulement au delà de celle-ci que les stratégies liées à la définition et à la
réalisation des objectifs, aux plans, aux programmes, prennent et conservent sens.
11
Nous ne retenons pas, ici, l’acception de « projet » individualisé de l’élève ou de l’étudiant, parfois employé dans certaines
écoles professionnelles (notamment éducateurs spécialisés) pour ne pas ajouter à une polysémie déjà notable. Dans ce cas
particulier, il nous emble préférable de faira appel à la notion de « contrat » (reconnaissant également une temporalité),
entre les formés et leur sformateurs.
ancrées culturellement. En ce sens, évaluer consiste donc à juger en se plaçant à un point du vue
mettant en jeu une ou plusieurs valeurs, à estimer ou à apprécier un état, un objet, une action, à
comparer entre eux de tels éléments ainsi spontanément valorisés, etc...
Mais, quand on parle, aujourd'hui, à l'envi, d'évaluation, dans les cadres respectifs des systèmes
éducatifs ou de la vie économique, dans les entreprises, au niveau des agences gouvernementales
et des administrations, au sein des organisations internationales, s’il s'agit toujours de pratiques
évaluatives elles seront devenues, cette fois, réfléchies, rationalisées et relativement instrumentées.
Elles sont ainsi institutionnalisées à des fins de contrôle social. Les performances individuelles ou
collectives, éventuellement les potentiels censés permettre celles-ci dans le futur, les aptitudes, les
capacités, les tendances, les compétences, les acquis antérieurs, fruits de formations et
d'expériences, un niveau global de productivité, les courbes de progression et de croissance
économique, les données intéressant le "moral" et le "climat" social (niveau de satisfaction), les
innovations, les actions intéressant le développement collectif ou visant le changement des
attitudes, les politiques, les plans et les programmes, les choix entre des solutions comparées entre
elles, constitueront autant d’objets possibles relevant d’une telle fonction critique. Celle-ci
s’exercera, le plus souvent, dans un souci d'aide à la décision et d'optimisation de l'action, à travers
des études et par le truchement d'experts (parfois, plus rarement, dans une intention délibérée de
recherche).
Un tel travail nécessitera sur l'élaboration, tout à la fois préalable et néanmoins continuée, de
critères permettant ensuite de choisir des indicateurs, de place en place, aboutissant ainsi à un
dispositif mettant en œuvre les procédures appropriées. Mais, en fait, deux types d'interrogations
que nous gagnerions à dissocier, dans un premier temps, pour mieux reconnaître chacun d'eux en
sa spécificité respective, quitte à devoir les articuler à nouveau ensuite, s'entrecroisent et se
gêneront mutuellement tant qu'ils resteront confondus : l'un intéressant principalement le constat, en
vue d'une comparaison recherchant la conformité, voire l'identité, ou, à défaut, la mesure des
écarts entre ce qui est, les résultats, les phénomènes observés, et ce qui devrait être (norme,
gabarit, modèle), plus ordonné à la question de la cohérence et de la compatibilité, au sein d'un
même ensemble, toujours supposé homogène, même quand il se présente de façon encore
désordonnée, et dont le développement attendu est celui d'une logique hypothético déductive ;
l'autre, processus plus ou moins explicitement inscrit dans une (ou des) temporalité(s) privilégiant
les interrogations relatives au sens, comportant, cette fois, des questionnements multiples, parce
que la réalité analysée est explicitement supposée constituée de données complexes,
indécomposables (ce qui dans le cas contraire d’une « complication-sophistication » permet de les
envisager comme toujours réductibles en des éléments plus simples), hétérogènes entre elles. Le
premier correspond plus étroitement à ce qu'il est convenu d'appeler, par ailleurs, contrôle (ou
vérification), tandis que le second convient mieux à ce qui caractériserait éventuellement
l'évaluation au sens propre du terme12. Ces deux formes de questionnements critiques ont, l'une
comme l'autre, leurs raisons d'être et présentent toutes deux un intérêt légitime, mais n'expriment ni
les mêmes intentionnalités, ni ne se référent, probablement, aux mêmes "visions du monde".
Autrement dit, elles entraînent des définitions de leurs objets respectifs très différentes, voire
incompatibles. Leur repérage mutuel n'est plus seulement à concevoir en termes seulement
méthodologiques, comme dans le cas du dyptique devenu traditionnel dans le champ
pédagogique : « évaluation sommative » / « évaluation formative » (ou « formatrice »), mais
suppose plutôt la reconnaissance de paradigmes, de formes épistémologiques bien distinctes :
explication et compréhension (implication), pour reprendre, ici, les termes de Dilthey13. Dans les
faits, on tend de plus en plus souvent à les confondre dans la mesure où le terme de contrôle s’est
chargé de sens péjoratif, au fil des vagues contestataires de 1968, avec les courants gauchistes,
parce qu’apparaissant lié à l’autorité. L’évaluation est alors apparue à cet égard comme un terme de
substitution commode14. Mais ce sont principalement les matrices mêmes de l’organisation sociale
qui impriment aux pratiques le primat du contrôle. En dépit des progrès de la pensée systémique
notre univers reste profondément fayolien15. Nos structures sont largement centralisées. Le souci
de conformité à la norme, au modèle, aux règlements, reste prégnant et souvent tatillon.
Pour prendre un exemple, il peut s'avérer tout à fait souhaitable, utile et fécond de se demander, à
propos d'un programme de formation conçu dans la perspective d'une pédagogie par objectifs, si
ceux-ci ont bien été atteints et dans quelle proportion, si le programme a été bien adapté aux
populations auxquelles il était destiné, s’il y a bien eu une correspondance suffisamment établie
entre la progression dans l'apprentissage et les performances professionnelles ou scolaires
attendues ultérieurement... Mais il serait tout aussi intéressant de s'interroger également sur les
12
Cf. Jacques Ardoino, « Au filigrane d’un discours, la question du contrôle et de l’évaluation » in Préface à L’imaginaire
dans la formation permanente de Michel Morin,, Collection Hommes et Organisations, Paris, 1976. Cf., également, Jacques
Ardoino et Guy Berger, « L’évaluation comme interprétation » in « L’évaluation au pouvoir », revue Pour, n° 107, Paris, 1986
et D’une évaluation en miettes à une évaluation en acte, Matrice-ANDSHA, Paris, 1989.
13
Ecole herméneutique allemande précédant l’école contemporaine dite de Francfort, à la fin du siècle dernier.
14
Dans la pratique, les tentatives d'audit, de diagnostic, souvent confiées à des experts, constituent des formes plus ou
moins sophistiquées de contrôle. Les métaphores restent celles de l’observation et de l’espace (inspection, panoptique)
beaucoup plus que de l’ordre de l’écoute et, par conséquent, du temps.
15
Henry Fayol. (Cf. Administration industrielle et générale, 40ème mille, Dunod, Paris, 1956), théoricien français de
l’administration qui est un peu à la France des années « 30 » ce qu’était W-J-H. Taylor, au début du siècle, pour les USA.
Hélas, une telle influence semble maintenant perdurer au delà du raisonnable. Cf. Alain Peyrefitte, Le mal français, Plon,
Paris, 1976.
différents sens que peuvent revêtir de telles pratiques, sur leur pertinence par rapport à des projets
visées plus globaux (ceux de la société, ceux des formés, ceux des formateurs, etc...). Dans ce
dernier cas, il ne s'agit plus du tout de comparer les données enregistrées ou recueillies à des
normes ou à des modèles préétablis mais d'analyser plus finement, plus contradictoirement aussi,
des situation acceptées comme complexes (non décomposables). Nous sommes, alors, dans le
cadre d'une herméneutique (interprétation) et d'une approche nécessairement pluri-référentielle. Là
où le contrôle, la vérification, se limitait à des procédures, à des séquences closes, indifférentes à la
durée, l'évaluation s’affirme presque toujours comme une démarche, un jeu de processus, tout à la
fois inscrits dans une durée mais aussi constitués dans une très large mesure par celle-ci.
D'autres exemples auraient pu tout aussi bien être retenus au lieu du précédent : un plan de
développement économique, financier ou industriel, ou bien la mise en place d'une politique
d'alphabétisation, ou encore un programme d'éducation sanitaire. Dans tous les cas, les
interrogations relatives au sens auraient impliqué que les différents protagonistes de la situation,
les acteurs-auteurs, se retrouvent effectivement associés, en vue de cette évaluation, avec les
personnes apportant également éventuellement leurs contributions sous la forme de ressources
méthodologiques et de regards extérieurs.
Tandis que la responsabilité du contrôle était souvent confiée, à travers des appareils, des
dispositifs, à des personnels spécialisés, parfois gradés, situés à un niveau un peu plus élevé dans
la hiérarchie, l’évaluation implique assez indistinctement tous les protagonistes inscrits dans la
situation. Ce sont alors les évalués qui sont en même temps évaluateurs. Cette autoévaluation n’est
toutefois pas absolue, car l’absence de distanciation et de points de vue extérieurs risquerait
d’aboutir à des positions exagérément biaisées. Cela veut dire qu’on ne saurait parler proprement
d’évaluateurs en pensant qu’à l’instar du contrôle il s’agit de professionnels de l’évaluation
spécialement formés à cet effet. Ce seront essentiellement des personnes ressources, fonctionnant
plutôt comme des consultants que comme des experts16, qui aideront les groupes, les collectifs,
les organisations clientes, à faire appel à une méthodologie appropriée aux fins d’évaluation.
16
A la différence de l’expert qui apporte, de façon plus ponctuelle, des compétences et des connaissances, généralement
spécialisées, « pointues », pour les mettre à la disposition de son client aux fins de lui donner, sous forme de solutions, les
moyens de résoudre les problèmes que celui-ci a rencontré, le consultant effectue plutôt, à l’intérieur d’une relation
d’accompagnement, plus durable, un travail tendant à l’évolution des représentations, des attitudes, voire des
comportements de son client, évolution dont on attendra justement les améliorations souhaitées. Cf. Jacques Ardoino,
« Postures (ou impostures) respectives du chercheur; de l’expert et du consultant » in Les nouvelles formes de la recherche
en éducation au regard d’une Europe en devenir, actes du colloque international de l’AFIRSE, Matrice-ANDSHA, Paris,
1990.
Dans l'optique que nous développons, ici, voulant théoriser les pratiques évaluatives, il s'agit donc
de comprendre qu'avec le contrôle et l'évaluation (au sens plein de ce dernier terme) nous avons en
fait à notre disposition deux investissements de la fonction critique, différents parce que mettant
chaque fois en jeu leurs paradigmes respectifs, éventuellement complémentaires, à partir d'une
distinction préalable. Ces deux démarches ne font nullement double emploi et se révèlent l'une
comme l'autre nécessaires. Mais, en revanche, lorsqu'elle est prise dans son acception la plus
large, l'évaluation, voulant discriminer entre les données constitutives d'une situation, entre les
différentes facettes présentées par un objet, pour pouvoir en estimer ou en apprécier la valeur en
s'interrogeant sur le sens qu'elles sont amenées à prendre, en fonction des différents contextes
auxquels elles se référent, contient bien le contrôle (et l'intention comme la capacité de mesure qui
l'accompagnent généralement), en tant qu'un des moyens qu'elle se donne. La réciproque n'est
pas vérifiée. Le contrôle, défini comme l'investigation systématique à travers un dispositif approprié,
mettant en oeuvre des procédures, selon une séquence donnée, le plus généralement aussi bréve
que possible, en vue d'établir la conformité, si ce n'est l'identité, entre une norme, un modèle, et des
phénomènes que l'on y compare, ou, à défaut, de permettre la mesure des écarts, ne contient
jamais, en lui-même, l'évaluation en tant qu'interrogation sur le sens. C'est, finalement, plus la
qualité du regard porté sur l'objet que la nature de ce dernier, ou les outils ("grilles", échelles de
mesure), mobilisés qui fait la différence.
Le problème se repose pratiquement presque dans les mêmes termes quand il s'agit de la
recherche scientifique. Si cette dernière est uniquement conçue selon un modèle canonique
privilégiant l'administration de la preuve ou, à défaut, des formes de démonstration à partir de
raisonnements logico-mathématiques, l'évaluation des procédures, des expériences, des produits,
s'effectue essentiellement en termes de contrôle et de vérification. Lorsque la recherche,
notamment dans le champ des sciences de l'homme, se pense au moins autant en fonction d'une
analyse compréhensive des effets de sens qu'à partir d'une explication toujours possible des effets
de force, l'évaluation, sans exclure le contrôle et l'analyse quantitative, comme autant de moyens
parmi d'autres, s'élargit jusqu'à supposer également des approches alternatives, historiques,
ethnologiques, herméneutiques, pluriréférentielles, reconnaissant désormais, du seul fait d'une prise
en compte de l'intentionnalité, un statut à l'implication, à l'imaginaire, à l'inconscient, etc..., à travers
le jeu des représentations. Nous sommes alors dans le cadre d’une intersubjectivité plus que dans
celui de l’objectivité.
Enfin, par rapport au pôle plus explicitement praxéologique de l'axe ou elle s'inscrit, la relation entre
l'évaluation et le projet est évidemment étroite. Quand le projet n'est pensé que de façon
programmatique, ce qui est, nous l'avons vu, malheureusement le cas le plus fréquent pour les
projets d'établissements, il peut donner naturellement matière à contrôle, mais il peut encore
susciter de façon profitable une évaluation, en termes d'interrogation sur le sens (faute de quoi,
même en cas d’efficacité des programmes, rien n'empêcherait ceux-ci de tendre à l'insignifiance).
Lorsqu'un projet-visée existe et est effectivement reconnu en sa formulation de ses « finalités »,
distinctement des énoncés programmatiques et stratégiques en termes d'objectifs, il ne peut qu'être
évalué (au sens plein du terme) par ceux qui l'ont conçu, assistés ou non de personnes ressources
externes. Il ne relève évidemment pas d'un contrôle. Mais, à son tour, le projet-visée, quand il fait
l'objet d'énoncés explicites, est aussi la source nécessaire de sens à laquelle on se référera quand il
s'agira d'évaluer effectivement, et non seulement de contrôler, des pratiques. Ici encore, la relation
d'une démarche, d'un processus, avec la temporalité, par le caractère tout à la fois passé (racines,
origines, données fondatrices, mémoire), présent (réalisation) et futur du projet est bien marquée.
L'évaluation proprement dite reste liée à l'histoire d'un phénomène, d'une situation, d'une personne,
d'une communauté, etc...
Du point de vue d’une analyse plus institutionnelle, le paradoxe d'une démarche de projet
(pédagogique, éducatif...), comme du processus d'évaluation des réalisations auxquelles celle-ci a
éventuellement permis d'aboutir, réside probablement dans le fait que de telles visées s'appuient
toujours, au départ, sur une valorisation du "local" réclamant une autonomie au moins relative, pour
aboutir finalement presque toujours à devoir soumettre l'ensemble à un contrôle hiérarchique
encore renforcé. Convenablement maniées, c'est à dire tant qu'elles ne demeurent pas engoncées
dans la frénésie d'une technicité sèche, elles peuvent néanmoins contribuer à l'enrichissement
attendu d'un jeu interactif.
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Jacques Ardoino, Professeur émérite des universités, sciences de l’éducation, université de Paris VIII Vincennes à Saint
Denis. A enseigné successivement dans les universités de Bordeaux, de Caen et de Paris. A été professeur invité par
les universités de Laval (Québec) et de Montréal, de Mons (Belgique), de Genève, d’Osaka (Japon), Ibero-américaine
et université de Vera Cruz (Mexique). Vice-président de l’AFIRSE, Association francophone internationale de recherche
scientifique en éducation. Directeur de la revue L’année de la recherche en sciences de l’éducation, PUF.
Principaux ouvrages : Propos actuels sur l’éducation, Hommes et Organisations, Gauthier Villars, Paris 1966 (1963),
traduit en espagnol, japonais et portugais, Education et politique (Propos actuels sur l’éducation II), même collection,
même éditeur, 1977, Education et relations (Propos actuels sur l’éducation III), même collection, même éditeur, en co-
édition avec l’UNESCO, traduit en italien, D’une évaluation en miettes à une évaluation en acte (en collaboration avec
Guy Berger), Matrice, Paris, 1989, Les pédagogies institutionnelles (en collaboration avec René Lourau), collection
pédagogues et pédagogies, PUF, Paris, 1994.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Les deux orateurs ont mis l’accent sur la problématique liée à la validation des projets et je me
demandais si elle ne pouvait pas être mis en œuvre dans le cadre d’un processus de qualité,
aboutissant éventuellement à une certification de type ISO adaptée au secteur social.
Jacques ARDOINO
C’est un merveilleux exemple que celui de l’opération qualité comme exemple de gadgetisation et
de dénaturation du sens. De quoi s’agit-il ? A l’origine, dans le cadre des entreprises et d’autres
formes d’organisation, la démarche qualité consiste à vouloir qu’il y ait des normes minimales pour
des produits. Le produit est un produit fini, il est sorti des chaînes et va rester constant jusqu’à un
certain point. Des normes qualité peuvent se comprendre pour des produits, cela évite notamment
les procès.
On est passé, par la force des besoins économiques et sociaux modernes, des produits aux
services. Mais le service n’est pas et ne sera jamais fini. Il est de l’ordre, lui aussi, de ce que j’ai
appelé l’épistémologie, le témoignage, la temporalité, l’inachevé. Il est dans un tout autre ordre mais
on veut lui appliquer les normes qualité. Mais évidemment ça ne fonctionne pas ou alors on obtient
de la pseudo-qualité, dérisoire.
Nous ne sommes pas dans le même ordre de phénomène, ce qui ne veut pas dire que les normes
qualité n’ont pas un intérêt au niveau des produits ou de certains comportements stéréotypés.
Jean-Pierre BOUTINET
Je voudrais préciser d’abord qu’il y a un glissement sémantique du terme de qualité vers celui de
quantité, parce que les normes qualité sont toujours des évaluations quantitatives. Il me semble, si
l’on veut éviter de dénaturer la démarche de projet, que ces normes doivent être les plus légères
possibles. Et de toute façon il m’apparaît comme une sorte de contre-indication entre le concept de
norme qualité et celui de projet.
Je préfère, sans jouer sur les mots, développer un projet de qualité et par cela je vise la valorisation
de l’espace de singularité qu’il occupe. En effet, la qualité veut dire l’aménagement d’une
singularité, or les normes qualité tournent le dos à la singularité et il y aurait donc une sorte de
contradictions entre ces normes et la démarche de projet.
Question de la salle
Je suis ergothérapeute dans une ESVAD dans le Nord. M. ARDOINO a parlé du projet en disant
qu’il y a avait deux univers, le désir et la faisabilité, ainsi qu’un besoin d’explicitation. Il a alors dit
que dans ce cadre « il faut apprendre à utiliser le langage ». J’aimerais bien que ce point soit
approfondi car en tant que professionnel on est confronté à l’importance de l’utilisation du langage
face des personnes qui attendent de nous qu’on les aide à passer du désir au projet.
Jacques ARDOINO
Je crois que cela appelle effectivement un approfondissement mais nous n’en aurons
malheureusement pas beaucoup la possibilité puisque vous savez que vos pratiques sont investies
dans une durée et une temporalité. Ce qui est essentiel et important c’est le retour de la place du
vécu qui a été utilement étudié, antérieurement et encore parfois aujourd’hui, comme subjectivité ou
inter-subjectivité par rapport à une norme d’objectivité en quelque sorte préférée.
En ce qui nous concerne il s’agit d’évoquer le changement, l’évolution, la modification, la
transformation et on pourrait même dire l’altération… Le mot altération est péjoratif dans notre
langue, il exprime le changement du bien en mal, et représente pourtant l’autre (alter). L’altérité est
bien vue dans notre civilisation, mais l’altération pose problème … comme beaucoup de mots qui
finissent en « tion » et représente quelque-chose d’actif et de dynamique alors que l’altérité est un
état et n’est donc pas compromettant. Quand on va parler de ré-appropriation dans la
communication, par opposition à l’information (qui n’est qu’un transport de données), cela
complique encore les choses. Je peux me représenter la logique propre de l’information comme
mue par le principe de haute fidélité alors que la règle d’or de la communication serait plutôt la
légitimité de la trahison. Par exemple la légitimité de la trahison d’un enfant qui va mentir à ses
parents pour échapper aux désirs que ceux-ci portent sur lui. Légitimité de la trahison d’un
handicapé dont on s’occupe et qui ne va pas se laisser faire si on lui enlève un peu trop de sa
dignité… C’est ça la légitimité de la trahison.
Nous sommes encore confrontés à des univers différents et comment va-t-on pouvoir se ré-
approprier ce qui nous est transmis et qui ne peut jamais être tout à fait à l’identique. Je ne sais pas
si cela répond à votre question, mais j’aurai essayé.
Question de la salle
Je dirige un foyer pour adultes et je voudrais savoir si vous pensez, en ce qui concerne le milieu
professionnel dans le cadre actuel de la législation du secteur médico-social, qu’il est possible
d’aborder le plaisir de l’autre sans chercher à le contrôler d’emblée par la norme. J’ai toujours senti
que quelque soit la nature du handicap de la personne et elle était toujours capable de plaisir, mais
dès que le plaisir ressortait il n’était pas présent dans les projets qu’ils soient d’établissement ou
personnalisés. Je parlerai par exemple, pour illustrer mes propos, de la sexualité.
Jacques ARDOINO
Il faut bien concéder qu’en partant d’aspects réglementaires et pratiques vous posez là une
question redoutable. Il ne faut pas hésiter à remonter à nos sources, à nos origine et dans notre
culture judéo-chrétienne la séparation entre le bien et le mal est centrale. On reparle actuellement
de mal absolu, c’est quelque chose de très profondément ancré dans notre histoire et on ne peut
pas s’en défaire si facilement, il n’est d’ailleurs certainement pas souhaitable de s’en défaire
totalement. Le plaisir reste tout de même très suspect, et surtout quand il s’agit de gérer un foyer ou
une communauté d’adolescents… Cela se retrouvera dans la formation des professionnels.
N’oubliez pas par exemple qu’il n’y a que quarante ans de cela les infirmières se voyaient interdire
le port du rouge à lèvre car cela pouvait être une offense aux malades.
Le plaisir, même pour les professionnels, est peut-être nécessaire puisque leur mission ne se limite
pas seulement à des causes oblatives et dévouées. Il faut qu’il y ait des formes de plaisirs et de
satisfactions.
La réhabilitation des plaisirs est tout de même jouable si quelqu’un qui a des responsabilités dans
un établissement travaille avec son équipe à leur valorisation. Mais cela reste contradictoire et
dialectique. Le plaisir est certainement nécessaire, en tant que possibilité d’investissement et que
moyen vital, mais ce n’est pas le seul et il existe aussi des réalités avec lesquelles il faut compter.
L’autre va être un des facteurs de mon développement, c’est ça l’altération.
Marie-Sophie DESAULLE
Je voudrais ajouter qu’on voit bien que pour une personne en situation de handicap, et notamment
de handicap moteur, la réalisation d’un désir affectif ou sexuel peut dépendre de l’autre pour des
raisons simples de mobilité. On sait aujourd’hui qu’un certain nombre de professionnels rencontrent
des difficultés à savoir comment se positionner et comment entendre le désir de la personne. On
peut se retrouver face une difficulté entre le choix d’un projet individuel dans le cadre d’un foyer et
d’une relation affective et sexuelle et les possibilités données par un projet collectif. On est souvent
confrontés à ces questions dans nos foyers d’adultes, avec la tendance de voir les professionnels
de plus en plus volontaires pour concrétiser les projets individuels malgré les difficultés et les
résistances. Cela occasionne des débats importants et sensibles parce qu’on parle de vie affective
des personnes, de l’intime, de ce qui donne du sens à la vie de ces personnes.
Jacques ARDOINO
Vous venez de donner un exemple en partant de l’exception et en pensant au problème du
handicapé, mais je dois dire que vous avez le modèle de toute forme de relation et de plaisir
partagé. L’autre, avec ses contradictions et avec le fait que nous n’ayons pas été préfabriqués pour
nous identifier, est notre problème. Comme disait Sartre : « L’enfer c’est les autres ! ». Mais l’autre
est aussi celui avec qui et par qui nous nous faisons continuellement. C’est la que se trouve la
dialectique car nous ne pouvons rien faire sans l’autre.
Le problème tel que vous le prenez est tout à fait juste dans la situation que vous rapportez, mais
c’est aussi le cas dans d’autres situations : il faut faire avec l’autre.
Question de la salle
Je suis orthophoniste. Je voudrais revenir sur plusieurs mots communs aux deux interventions
précédentes : le mot langage qui est porté par l’interlocuteur mais mené par le porteur vers la
validation, et cette validation va elle-même nous conduire maintenant de façon obligatoire vers une
accréditation. Je voulais savoir si cette multiplication des étapes ne complique pas le travail des
professionnels.
Jean-Pierre BOUTINET
En fait le porteur va faire valider son projet et l’accréditation n’est qu’une variante de la validation. Je
ne vois donc pas ce que l’accréditation va apporter de plus à la démarche, si ce n’est que
l’accréditation sera sans doute un peu plus sophistiquée.
La question pour le professionnel reste donc de savoir par quelle stratégie le porteur de projet va-t-il
emporter l’acquiescement de l’accréditeur ? C’est un problème de reconnaissance de projet.
Marie-Sophie DESAULLE
La question derrière la vôtre est celle de la validation d’un projet : qui est légitime à valider un projet
porté par une personne et éventuellement accompagné de professionnels ?
Jean-Pierre BOUTINET
Cela renvoie à ce que je suggérais précédemment à savoir que les cultures à projet qui valorisent
tout ce qui est de l’ordre de la validation et de l’accréditation risquent d’écraser les conduites à
projet. Nous sommes face à ce risque et il faudrait voir comment minimiser le risque dans les
situations concrètes, peut-être en utilisant des stratégies de détour.
Il y a un rapport de force, un rapport de pouvoir.
Jacques ARDOINO
L’image de la prise en charge conduit au porteur. Mais la prise en charge c’est aussi assumer
affectivement et ne correspond plus du tout alors à un paquet que l’on porte. Un modèle de culture
de projet managérial va systématiquement employer l’expression de porteur mais sans en faire des
partenaires.
Le problème est de savoir, de la même façon qu’au niveau plus large de la démocratie et des
pratiques sociales, comment faire en sorte pour que le statut de partenaire ne disparaisse pas et
soit reconnu. Cela est vrai entre les membres de l’équipe soignante, mais aussi vis-à-vis du malade,
de l’assisté, du handicapé…
Je ne parle pas de partenariat mais de relations entre partenaires, car les partenariats sont réservés
aux relations institutionnels (sponsors…) alors que ce qui nous intéresse ici ce sont les partenaires
humains sans lesquels rien ne peut se faire.
OUVERTURE DE LA SESSION
Joël PREZELIN - Directeur régional APF, Région Bretagne
Lorsque nous avons organisé cet après-midi dans les comités de pilotage, nous avons souhaité nous
placer dans le prolongement des interventions de la matinée. Je crois que nous allons retrouver la
question qui a déjà été posée sur l’ambiguïté qui peut exister autour du projet.
Dans une première partie nous essaierons, dans la continuité de ce que nous disions ce matin sur les
questions qui soulèvent actuellement la mise en œuvre d’une logique de projet, de vous proposer trois
cheminements. Le premier est plutôt de caractère historique sur la relation usager, famille,
professionnel et la façon dont cette relation a pu aboutir à la logique du projet personnalisé. Le second
questionne l’arrivée de ces notions de projet dans le champ législatif dont on peut considérer qu’elle
constitue une sorte de normalisation de ces notions. Le troisième cheminement part du fait que le projet
dans le champ médico-social s’inscrit dans le celui des politiques d’intervention de l’Etat, ces dernières
reflétant des choix économiques. Il nous est donc apparu intéressant de nous demander comment les
sciences économiques pouvaient présider aux choix dans le secteur médico-social.
Dans une deuxième partie nous aborderons le projet sous un autre angle avec l’intervention d’un
psychiatre et celle d’une psychosociologue.
DU PROJET INSTITUTIONNEL AU PROJET PERSONNALISE :
LE DROIT AU CHOIX
Jacques LADSOUS - Educateur, Vice-président des CEMEA, Secrétaire général du musé social,
Paris
J’ai essayé de me situer, dans ce que je vais vous dire, depuis la position qui est la mienne c’est à dire
celle d’un éducateur qui a eu à certains moments des fonctions de direction et a essayé de mettre tout
ce qui était dans les capacités de l’institution à la disposition des personnes qui étaient reçues.
Le droit au choix
J’aimerais, dans le sujet qui est le mien, commencer par situer ce qu’est le droit au choix.
Tout être humain est une personne. Une personne n’est pas un individu. Dans le monde d’aujourd’hui,
on a tendance à les confondre.
E. MOUNIER définit la personne comme un être singulier situé à l’intérieur d’un ensemble. De même
que nous ne sommes pas seulement le produit d’un programme génétique, que l’éducation contribue à
forger notre personnalité, nous n’existons pas comme un être détaché des autres. L’homme est un être
social. Il est le produit de ses rencontres.
Les choix que nous sommes amenés à faire dans nos projets de vie résultent de nos goûts, de nos
aptitudes, mais aussi des rencontres que nous faisons et des identifications qui sont les nôtres. D’où
l’importance de l’éducation.
Mais si le droit au choix répond à nos désirs et à nos goûts, il peut se heurter à des obstacles
correspondant à nos aptitudes et à nos capacités. On renonce à certains choix parce qu’on a
conscience qu’on n’a pas les moyens de les réaliser. Le problème qui se pose ici est encore celui de
nos possibilités et de nos insuffisances, dont on prend conscience tout au long du processus de
création de notre personnalité.
En revanche en aucun cas on ne peut faire opposition à des choix de vie par volonté de discrimination.
C’est pourquoi l’éducation a pour but d’inventer, avec tous ceux qui sont conscients de leurs incapacités
et de leurs inaptitudes, les moyens soit de les surmonter, de les contourner, soit d’en prendre acte et de
se tourner vers d’autres choix possibles.
C’est le mandat du projet personnalisé.
Comment construire un projet personnalisé ?
Je parle de projet personnalisé, et non pas individualisé, pour conserver à ce projet sa dimension
sociale. Il se construit avec la personne elle-même.
Certes, au départ, il est possible que la personne ne sache pas formuler ses désirs et se sente
désarmée et passive devant la notion de projet. Il va donc falloir lui faire des propositions.
Nous commencerons donc souvent par « un projet pour la personne », en lui permettant de faire des
découvertes sur elle-même et sur ses aptitudes. De ceci nous avons tout à fait le droit, même le devoir,
car l’éducation consiste à ouvrir à quelqu’un le champ des possibles et faire « un projet pour
quelqu’un » n’est donc pas contradictoire avec la possibilité d’aboutir à un projet qui soit vraiment
personnalisé. Nous l’aidons progressivement à construire les éléments de sa connaissance qui vont
l’amener à trouver les points d’appui qu’il a en lui. Pour cela les propositions qui seront faites seront
accompagnées de bilans où vont être recherchés l’identité, l’activité, le désir et l’espérance de la
personne vis-à-vis du projet en question.
L’identité, parce que le projet se construit à partir de son histoire familiale et sociale, donc personnelle.
L’activité, parce que le propre de l’homme est de pouvoir agir sur la matière pour assimiler ses
connaissances, et tester ses capacités. Le désir car il est moteur de ce que BERGSON nomme l’élan
vital. L’espérance car la vie est tournée vers la recherche d’une réalisation de plus en plus grande du
potentiel de chaque personne humaine.
Je suis, je fais, j’aime, je voudrais sont les verbes qui permettent à la personne de conjuguer à la
première personne ce qui sera son projet.
Le projet va donc se construire progressivement dans le temps qui convient à chacun, au fur et à
mesure que l’observation commune, qui fait partie de l’accompagnement, va permettre à chacun d’en
assimiler les éléments. Il deviendra tout à fait personnel quand le JE sera complet, et que
l’accompagnement de recherche et de découverte deviendra seulement un soutien.
Les projets personnalisés ne doivent pas être soumis au cadre préalable du projet de l’institution, d’où
l’importance du livret d’accueil par exemple. Car le projet de l’institution doit être suffisamment souple, à
travers quelques lignes générales, pour évoluer avec l’évolution des personnes, elle-même influencée
par l’évolution de la société ce qui souligne l’importance du conseil de la vie sociale.
Si la personne doit, au départ de l’action, accepter les conditions de l’institution c’est celle-ci qui va
progressivement s’adapter aux besoins manifestés par les personnes. Une négociation s’impose, qui
doit être permanente, pour que les personnes handicapées puissent se réaliser dans une société qui les
considère comme des citoyens à part entière. C’est un jeu dialectique permanent qui suppose l’initiative
et la capacité à créer.
LA NOTION DE PROJET DANS LA LOI DE RENOVATION DE L’ACTION SOCIALE :
LES ATTENTES DU LEGISLATEUR.
Jean-François BAUDURET - Conseiller technique auprès du directeur général de l’action sociale,
Paris
En tant que technocrate d’administration centrale je suis, comme on dit, coupé des réalités et ne peut
que vous apporter des notions théoriques, d’autant plus théoriques qu’il m’a été demandé de faire une
intervention sur la notion de projet dans la loi de rénovation sociale. Il vous reviendra donc de traduire,
en termes concrets, ce que quelqu’un d’aussi éloigné que moi du terrain pourra vous dire.
Je vais commencer par définir la notion de projet. Les deux notions de projet sont présentes dans la loi
du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, à savoir le projet individuel d’une part et le
projet collectif d’autre part.
Le projet individuel ou personnalisé se situe du côté de la demande de la personne ou de son
entourage. Il s’agit, au sens de la loi du 2 janvier 2002, de définir les prestations d’accompagnement qui
sont nécessaires pour aider la personne à réaliser son projet de vie. Le projet collectif, de
l’établissement d’accueil ou du service mobile qui va assurer des accompagnements en milieu ordinaire
de vie, se situe quant à lui du côté de l’offre de service. Il s’agit alors de caractériser ce qui fonde la
particularité de la structure, son mode d’organisation et de fonctionnement ainsi que la nature des
prestations qu’elle délivre.
On voit bien que tout l’enjeu est de savoir comment articuler un projet collectif d’établissement ou de
service avec les projets individuels, puisqu’on cherche à prendre en compte la singularité et la
spécificité des besoins de chacun.
Cette double définition est présente dans la loi du 2 janvier 2002. Si je prends la notion de projet
individuel, elle est implicitement présente dans l’article L.311-1 du code de l’action sociale et des
familles c’est à dire celui qui définit les 6 grandes missions de l’action sociale et médico-sociale. La loi,
avant de dessiner l’organisation des établissements et des services, a souhaité définir en introduction
ce qu’est l’action sociale et médico-sociale, et de ce point de vue 3 de ses 6 missions renvoient
implicitement à la notion de projet individuel :
- 3ème mission : action éducative, médico-éducative, médicale, thérapeutique, pédagogique et de
formation adaptée aux besoins de la personne, à son niveau de développement, à ses
potentialités, à l’évolution de son état ainsi qu’à son âge. On voit bien dans cette mission que
nous passons de la notion de prêt-à-porter, avec des prestations standardisées, à une notion
de sur mesure avec des prestations individualisées et personnalisées.
- 4ème mission : action d’intégration scolaire, d’adaptation et de réadaptation, d’insertion et de
réinsertion sociale et professionnelle, d’aide à la vie active, d’information et de conseil sur les
aides techniques ainsi que le travail social. Apparaissent ici clairement pointées toutes les
prestations d’accompagnement qui peuvent aider une personne à réaliser son projet
individualisé.
- 6ème mission : action contribuant au développement social et culturel, à l’insertion par l’activité
économique. Dans ce cas aussi on voit apparaître la grande ambition de faire de l’action
sociale et médico-sociale non pas seulement quelque chose qui protège et qui répare mais
aussi qui facilite l’insertion dans un environnement social ordinaire.
Je ne citerai pas les 3 autres missions, mais il est vrai qu’elles traitent de la protection de la personne.
C’est en cela que la loi du 2 janvier 2002 essaie à la fois de protéger les plus faibles et de promouvoir
ce qu’on a appelé précédemment « l’usager citoyen ». Ces deux objectifs de protection et de
responsabilisation des personnes, pour qu’elles s’épanouissent de la façon la plus autonome possible,
sont bien présents tout au long de la loi.
On retrouve l’idée de projet dans les 7 catégories générales des droits des usagers du secteur social et
médico-social, c’est à dire celles et ceux qui bénéficient des prestations des établissements et services
listés dans la loi du 2 janvier 2002. J’en citerai particulièrement trois :
- Le premier élément est le libre choix entre un maintien en milieu ordinaire de vie ou l’accueil en
institution. Je vous accorde que cette notion de libre choix est encore bien théorique lorsque
nous manquons de places en établissement ou lorsque nous manquons de prestations
d’accompagnement. Disons que cela marque un clair objectif à atteindre.
- Le deuxième élément est l’individualisation des accompagnements qui est très présent dans la
loi, avec l’idée du sur mesure remplaçant le prêt-à-porter.
- Le troisième élément c’est la participation directe au projet d’accueil et d’accompagnement de
la personne, ce qui est explicitement nommé par la loi.
On voit que ce projet individualisé trouve bien sa place dans les principaux droits des usagers des
services et établissements.
Parmi les 7 outils concrets que la loi a mis en place pour tenter de favoriser et de concrétiser les droits
des usagers (charte des droits et libertés, livret d’accueil, contrat de séjour, personne qualifiée qui aide
l’usager à faire valoir ses droits, conseil de la vie sociale, règlement de fonctionnement et projet
d’établissement) je voudrais faire deux commentaires et exprimer deux regrets.
L’arrêté du 8 septembre 2003, qui a fixé la charte des droits et libertés des personnes accueillies, a
défini des têtes de chapitre en ce qui concerne ces droits. Il y a le principe du libre choix et du
consentement éclairé de la participation de la personne. Il y a aussi le droit à l’autonomie, le droit à
l’exercice des droits civiques, le droit à la pratique religieuse qui sont très clairement affichés dans cette
charte des droits et libertés. La volonté de l’autorité réglementaire est évidente de responsabiliser
l’usager, de passer de l’usager objet de prestation à l’usager sujet de droit qui soit le plus citoyen
possible.
Le conseil de la vie sociale est à mon sens tout à fait essentiel pour faire participer les usagers et leur
entourage à la vie de l’institution. C’est ce qui caractérise finalement un fonctionnement démocratique
de l’institution. Il faut tout de même savoir que les conseils d’établissement, qui avaient été mis en place
par la loi de 1975, n’ont pas été créés dans près d’une structure sur deux. La tendance naturelle de
l’institution semble donc être de fonctionner dans la toute puissance, et le conseil de la vie sociale (ou
groupes d’expression ou encore enquête de satisfaction selon les services concernés) pourra donc
générer une plus grande démocratisation.
Comme le législateur n’a pas une confiance exagérée dans le bon vouloir des institutions à se
démocratiser, il a assorti ces dispositifs sur les droits des usagers d’un régime de sanction s’ils n’étaient
pas appliqués. Mais je pense que désormais les établissements et services sociaux et médico-sociaux,
dans leur grande majorité, ont le souci de mieux faire partager qu’avant les usagers à la vie de
l’institution.
J’en arrive à deux regrets car je constate que cette loi, qui a à peine trois ans, est déjà un peu dépassée
sur certains sujets.
Je pense que nous avons commis une erreur en parlant de contrat de séjour et qu’on aurait mieux fait
de parler de contrat d’accompagnement, c’est à dire un contrat qui soit valable pour toute les modalités
de suivi des personnes (suivi en institution, suivi même très léger en milieu ordinaire de vie…). Si c’était
à refaire je pense qu’il faudrait substituer la notion de contrat d’accompagnement à celle de contrat de
séjour qui est trop limitée à des prises en charge à temps complet.
Mon second regret est que la loi ait introduit la notion de projet collectif par le biais du projet
d’établissement, ce-dernier devenant une obligation. Cette obligation au projet d’établissement ou de
service est une très bonne chose mais j’aurais voulu que symétriquement au droit hospitalier, qui fonde
le projet d’établissement sur un projet de soins, il soit explicitement formulé que ce projet
d’établissement devait être fondé sur un projet de vie. En effet, ce qui fait la spécificité du secteur social
et médico-social c’est le projet de vie, qu’il s’agisse d’accompagnement léger ou de prise en charge
lourde. J’ai le regret de constater que cette notion de projet de vie ne soit pas prononcée une seule fois
dans la loi du 2 janvier 2002.
J’en arrive à un autre élément important de la loi du 2 janvier 2002 : la diversification des prises en
charge qui a été fortement développée à travers cette loi. Le souci du législateur a été d’étendre la
gamme d’accompagnement qui puisse épouser l’éventail des besoins spécifiques des personnes qui en
bénéficient. A cet égard, la loi du 2 janvier 2002 apporte deux avancées significatives en donnant d’une
part une base légale à toutes les formules d’accompagnement et de prise en charge, d’autre part en
définissant de façon très souple la nomenclature des établissements et des services sociaux et médico-
sociaux de façon à ce que les décrets d’application successifs puissent véritablement s’adapter aux
spécificités rencontrées.
Le décret du 17 mars 2004 relatif à l’accueil temporaire est par exemple un texte intéressant puisqu’il
permet de développer, tant dans le champ du handicap que dans celui de la gérontologie, des modes
d’accompagnement qui organisent des périodes de répit pour la famille et l’entourage comme pour
l’intéressé lui-même. Ou encore le décret du 25 juin 2004 qui est venu redéfinir les conditions
d’organisation et de fonctionnement des soins infirmiers à domicile, des services d’aide et
d’accompagnement à domicile (non médicalisés) et des services polyvalents d’aide et
d’accompagnements à domicile pour qu’ils soient dorénavant ouverts aux personnes handicapées sans
avoir à passer par des démarches dérogatoires. Nous avons maintenant un dispositif modulaire qui
s’adresse à tous les publics pouvant les nécessiter en fonction des besoins spécifiques de chacun.
Par ailleurs, dans le cadre de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, on vient de sortir 3
décrets sur la rénovation de l’accueil familial destiné aux personnes handicapées et aux personnes
âgées. Ces trois décrets permettent d’améliorer la qualité des prestations délivrées, notamment en
définissant des règles de meilleure rémunération des accueillants familiaux ainsi que des règles de
contrôle de ces-derniers.
Enfin je voudrais revenir sur deux autres textes en ce qui concerne la diversification des prises en
charge. Le décret du 6 janvier 2005, qui rénove les instituts de rééducation, parle pour la première fois
du PPA (projet personnalisé d’accompagnement) dont je pense qu’il mérite d’être exporté dans tous les
champs qui définissent les conditions techniques de fonctionnement des différents établissement et
services sociaux et médico-sociaux. Et un texte à venir, qui sortira dans le courant du mois de février
2005 et qui viendra donner du sens à l’accompagnement des personnes handicapées adultes en milieu
ordinaire de vie, en définissant les services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) et les services
d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH). Il s’agit d’équipes mobiles, non-
médicalisées pour les SAVS et médicalisées pour les SAMSAH, qui vont pouvoir créer des
accompagnements à domicile mais surtout en tous lieux ordinaires de leur vie (culturel, sportif,
universitaire, professionnel). Avec ces outils, pour lesquels des crédits ont été dégagés auprès de
l’assurance maladie dans le cadre du plan pluriannuel en faveur des personnes handicapées, on va
pouvoir donner du sens à ce qu’est le projet individualisé de la personne dès lors qu’elle ne nécessite
pas le recours à l’institution entre 4 murs.
Je coirs en effet qu’il faut que nous puissions jouer sur un clavier diversifié de modes de prise en
charge, depuis la prise en charge très lourde jusqu’aux accompagnements hors les murs qui
correspondent d’ailleurs de plus en plus à la demande des usagers.
Je conclurai en disant que la loi du 2 janvier 2002 a fait des efforts dans le sens du projet individuel et
du projet collectif. A cet égard la loi, qui va sortir dans le courant de mois de février 2005 sur l’égalité
des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, fait la part belle
au projet de vie et à des plans personnalisés. Enfin dans les missions de la maison départementale des
personnes handicapées, qui va être le guichet unique dans chaque département pour permettre aux
personnes handicapées de faire valoir leurs droits, figure le fait d’apporter à chaque personne l’aide
nécessaire à son projet de vie.
Pour finir, je tenais à vous préciser que c’est avec une petite pointe d’émotion que j’interviens devant
vous aujourd’hui puisque c’est ma dernière intervention publique en tant que représentant de la
Direction générale de l’action sociale, j’irai en effet intégrer dès lundi prochain la Caisse nationale de
solidarité pour l’autonomie.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Je suis responsable de l’ESVAD de la délégation APF de la Dordogne. Vous avez parlé de SAMSAH et
de SAVS, pourriez-vous donner plus de précisions sur la différence entre ces deux services ?
Jean-François BAUDURET
La comparaison a ses limites mais, hors institution, le SAVS ressemble à un foyer de vie et le SAMSAH
à un foyer d’accueil médicalisé (ce qu’on appelait les foyers à double tarification). Au lieu que ce soient
des institutions comportant l’hébergement, il s’agit d’équipes mobiles qui vont aider les personnes en
milieu ordinaire de vie.
Le SAVS est une structure principalement composée de personnel socio-éducatif. Le SMASAH est
aussi composé de personnel socio-éducatif mais également de personnel médical ou para-médical, tels
que psychiatres, infirmiers… Ce qui différencie les deux est le caractère médical ou non.
Ce sont des structures très modulaires en termes de composition des équipes et aussi, par conséquent,
très modulaires en termes de tarification.
QUELLE APPROCHE ECONOMIQUE DE LA NOTION DE PROJET ?
Marie-Eve JOEL - Professeur, LEGOS, Université Dauphine, Paris
Je suis économiste et je connais la vision souvent assez caricaturale qu’on peut avoir de l’économie
dans le secteur sanitaire et social. Je ne vais pas aborder, même si j’en aurais eu moi aussi envie, les
thèmes du désir, du sujet… Je vais en revanche me poser la question de savoir si une gestion
économique du projet d’établissement est possible.
D’abord je me suis dit qu’il existe, chez certains mauvais gestionnaires, l’idée que le projet de
l’institution serait cet espèce de discours fédérateur qui permet aux acteurs du secteur sanitaire et
social de parler de où ils vont, et apparaît donc en fait comme une sorte de « sous gestion des
ressources humaines ». A l’inverse le projet individualisé serait une affirmation éthique dans un monde
de brutes, qui passerait par le fait de nommer les pratiques des acteurs sanitaires et sociaux pour
affirmer le respect de la personne prise en charge. Ce sont ces caricatures qui m’ont amené à
interroger l’économie en pensant qu’il valait mieux ne pas parler de ce que les économistes ne
connaissaient pas et me concentrer ainsi sur la tradition de la gestion de projet qui existe chez les
économistes. Que peut-on tirer de cette longue tradition pour le secteur sanitaire et social ?
Qu’est-ce que la gestion économique de projet ? A quelle condition une telle gestion est-elle possible
dans le secteur sanitaire et social ?
Je voudrais ainsi commencer par une interrogation importante quant aux attitudes des acteurs
sanitaires et sociaux par rapport à l’économie, pour ensuite chercher à illustrer la diversité des
méthodes existantes, les types d’entrée à la gestion de projet dans le champ sanitaire et social et leurs
limites, et enfin identifier les conditions d’une bonne gestion économique de projet.
En matière de définition il faut trouver des principes de rationalisation méthodique pour passer d’une
idée à sa mise en œuvre. La rationalité qui va être mise en œuvre est appelée procédurale, ce qui
signifie que nous devons mettre en avant des procédures pour décomposer les tâches, s’organiser
dans le temps et coordonner l’ensemble.
Derrière cette définition assez classique de la gestion de projet, on trouve la référence théorique des
coûts de transaction selon laquelle la mise en œuvre d’une idée engendre des coûts spécifiques, dits de
transaction, qu’il faut tenter de repérer et de limiter. Par ailleurs, lorsqu’on met en route un processus
nouveau il y a nécessairement de l’interaction, de la réaction qu’il faut essayer de contrôler à travers
l’information.
D’un point de vue plus historique, on voit qu’il y a une belle période dans la gestion de projets chez les
économistes : celle de la gestion de projets industriels dans les années 1950 à 1970. Le contexte était
très favorable sur le plan économique et la nécessité de jouer un certain jeu de la concurrence a amené
les entreprises à planifier leurs projets et à affiner tout un ensemble de méthodes pour cela.
Une deuxième phase a été lorsque ce type de gestion de projet a commencé à s’appliquer, en le disant
ou sans le dire, au champ sanitaire et social. La gestion de projet est entré dans ce champ de façon
tardive parce que la perception de l’importance du poids de l’économie dans le social, c’est à dire du
coût du social et du sanitaire, est elle-même venue tardivement (perception décalée de 5 ans des effets
de la crise pétrolière par ce secteur). Malgré tout, face à un contexte contraignant de rareté des
ressources, le secteur sanitaire et social a commencé à se poser des questions sur la nécessité de
gérer les projets dans une perspective économique. Cela correspondait à une sensibilité souvent
globale des acteurs sur l’intérêt de normer la gestion et de la rationaliser, mais avec une difficulté dans
la mise en place et le passage à l’acte.
Dans la période contemporaine, cette exigence de rationalisation a été généralisée et devient par
exemple très présente au niveau des textes. Il existe diverses tentatives et une grande hétérogénéité
des méthodes, qui rend aussi parfois difficile l’approche des effets de cette gestion de projet quand elle
est mise en place sous un angle économique.
Par ailleurs il est nécessaire de préciser que les attitudes des acteurs sanitaires et sociaux, par rapport
à la nécessité d’une gestion économique, sont diverses.
Une partie des acteurs sanitaires et sociaux font preuve d’une résistance forte à tout ce qui est lié à
l’économie, et dans ce cas la notion de projet individualisé sert souvent d’expression de cette
irréductibilité : ce que nous faisons ne peut pas être dit en termes économiques, en termes d’actes
ayant un coût. Il y a alors un refus économique qui est porteur d’une vision extrêmement réductrice de
l’économie qui se limite à voir dans l’économiste une sorte de « compteur de coûts ».
Une autre attitude par rapport à l’économie consiste à pratiquer ce que j’appelle « l’habillage
économique ». Il s’agit de dire qu’il est dans l’air du temps de parler d’économie, notamment pour éviter
la sanction de la tutelle, et qu’il faut donc habiller son discours de manière économique sans se rendre
compte qu’il peut y avoir des confrontations entre les impératifs de la rationalité économique et d’autres
formes de rationalité du champ sanitaire et social.
Enfin, il y a aussi une position qui me convient beaucoup mieux qui considère qu’il est nécessaire
d’acclimater la logique économique et celle des acteurs sanitaires et sociaux. L’économie n’est pas
alors entendue comme une discipline qui se limite à son aspect comptable mais qui cherche aussi à
comprendre comment le secteur sanitaire et social fonctionne du point de vue économique, quels en
sont les modes de régulation économique existant … même si la rationalité qui fonctionne est une
rationalité partielle. Le problème est alors de savoir comment on peut adapter les méthodes
économiques au champ sanitaire et social, en sachant qu’il n’y a aucune universalité de ce type de
méthodes.
Il existe également trois méthodes de gestion associées à ce type de projet : la gestion, la finance et la
gestion des ressources humaines (GRH).
La gestion est l’approche fondamentale qui cherche à définir les objectifs, à estimer de façon
raisonnable les coûts pour obtenir les financements correspondant, et à évaluer les délais reçus. C’est
la gestion de base. En plus de cela nous avons la perspective financière dans laquelle on cadre le
projet, et enfin tout ce qui concerne la GRH c’est à dire l’idée que la gestion de projet nécessite aussi de
planifier les tâches, de choisir un mode de management (fonction d’animation, de communication et
d’évaluation). C’est un mode d’entrée dans le projet par les champs qu’il recouvre.
Toutefois il existe d’autres modes d’entrée qui sont plus thématiques. Les économistes peuvent aussi
décrire la gestion de projet en s’intéressant à l’allocation optimale des ressources, ou à l’incertitude ou
encore à la qualité. Il ne s’agit pas alors d’une entrée disciplinaire.
L’entrée la plus immédiate se fait par les tâches et l’optimisation des ressources. On décline les tâches,
les partenariats, les ressources et on a une représentation de la gestion de projet qui est structurée par
l’enchaînement des tâches. Ce n’est qu’une manière de faire, mais il faut bien que vous compreniez
que la gestion de projet n’est pas un problème de méthode, car des méthodes il y en a plus qu’on ne
peut le souhaiter. En revanche il est utile d’avoir une certaine idée de la hiérarchie de ces méthodes :
- il y a des méthodes qui mettent l’accent sur une logique d’enchaînement des tâches ;
- il y a au contraire des méthodes qui mettent l’accent sur l’incertitude en centrant toute la
gestion économique du projet autour du fait que la structure est soumise à une incertitude dont
il faut évaluer les risques ainsi que les modes et le calendrier de réaction de la structure à ceux-
ci ;
- il y a la mise en avant de la qualité selon trois approches qui sont la qualité par les moyens
(toujours plus d’argent), la qualité par les résultats (des indicateurs qui s’améliorent), la qualité
procédurale (l’institution dit qu’elle est sa compréhension de la qualité en même temps qu’elle
en produit des indicateurs de mesure).
Ce sont les trois entrées qui existent chez tous ceux qui font de la gestion de projet.
Je voudrais maintenant aborder les limites à la gestion de projet dans le champ sanitaire et social, et
j’en ai identifié trois principales :
- La première est liée au fait que le secteur sanitaire et social a toujours une certaine difficulté à
dire sa pratique car ses acteurs sont partagés entre l’idéal d’une prise en charge à la carte, des
tâches quotidiennes qui sont extrêmement difficiles et des résultats peu mesurables dans le
court-terme pour un certain nombre de populations. Cette difficulté à expliciter les pratiques
constitue une première limite.
- La deuxième limite est la vision trop souvent individualisée du service rendu. On sait que la
prise charge d’une population donnée a généralement des effets sur les familles, sur
l’environnement, sur le support social mais la globalité du service rendu est rarement valorisé.
Le modèle de valorisation qui prédomine est un modèle à l’acte. C’est un problème lorsqu’on se
trouve dans le cadre de la gestion de projet.
- La troisième limite, qui me semble très importante, se trouve dans la méconnaissance des
problèmes logistiques. Je pense que l’organisation du secteur médico-social et la nature des
services rendus sont complexes. Cette complexité est généralement sous-estimée et
méconnue ce qui implique un manque de valorisation et de reconnaissance pour les tâches
logistiques pourtant essentielles.
A partir de là, nous pourrons maintenant esquisser les conditions qui peuvent rendre possible la gestion
économique de projet dans le champ sanitaire et social.
La première condition est, comme on l’a vu, que le service rendu soit dit dans sa globalité et dans sa
complexité. Le service rendu ne doit pas être idéalisé mais au contraire bien vu et analysé dans sa
dimension collective. Il est étrange de voir à quel point la complexité est difficilement reconnaissable
lorsqu’on se trouve dans le champ des sciences humaines en général, alors qu’elle immédiatement
reconnue lorsqu’on se trouve dans un champ purement scientifique.
Ensuite il faut également que les praticiens du secteur apprécient de façon correcte la rareté
économique. La rareté économique existe, je considère que lorsqu’on se trouve à un niveau de
prélèvement de 45% de la richesse nationale pour qu’elle soit distribuée sur des critères sociaux on a
atteint un niveau de solidarité exceptionnel. On observe dans tous les pays européens que quand on
avoisine un certain niveau, autour des 50%, il y a des interrogations qui apparaissent sur l’utilisation qui
est faite des moyens. De plus la rareté économique peut également être appréciée si l’on se réfère à
l’explosion actuelle de tout le secteur des soins de long terme, et chaque fois que les pouvoirs publics
ont été confrontés à la croissance d’un secteur il y a toujours eu une exigence de gestion importante.
Cette appréciation correcte de la rareté économique est assez délicate car on manque toujours de
moyens pour la réaliser.
Il faut aussi que ce secteur sanitaire et social s’approprie les pratiques économiques. Les acteurs de ce
secteur doivent se familiariser avec la maîtrise des méthodes de calcul, de l’analyse des résultats, des
principes de cohérence… De mon point de vue un professionnel doit savoir quand il est coûteux,
prendre ses responsabilités par délégation de la société civile et pouvoir s’en expliquer. Mais il ne faut
pas mettre les professionnels dans des situations impossibles en leur confiant des missions qui sont
beaucoup trop larges, et l’un des problèmes est la délimitation de ces missions : les arbitrages
économiques qui sont du ressort des professionnels sanitaires et sociaux dans le cadre d’une
délégation bien comprise, et ceux qui sont du ressort du politique et que la tutelle doit faire.
Enfin la dernière condition repose sur le fait qu’il est important que les indicateurs de suivi de la gestion
de projet soient en nombre limité, qu’ils puissent être différenciés selon les institutions et que leur sens
soit reconnu par l’ensemble des professionnels de l’institution.
Ainsi, je considère que la mise en œuvre d’une gestion économique de projet est possible sous
certaines conditions. Il y a dans le champ économique toute une gamme de méthodes qui sont
utilisables mais elles doivent à la fois faire l’objet d’une vision critique, car il n’y a pas de transposition
automatique d’un secteur à l’autre, et d’une appropriation par les acteurs de ce terrain.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Je suis consultante en accompagnement du changement par le projet. Je suis un peu dérangée par la
présentation qui vient d’être faite parce que je crois qu’il est difficile de rentrer dans l’économique quand
on se place dans la caricature du social. Je crois que ça fait déjà longtemps que les personnes qui
travaillent dans le social ont dû apprendre à gérer des projets, en maniant aussi beaucoup de réflexions
sur le sens et sur les valeurs. Dans ma vie professionnelle je ne vois que des personnes qui pratiquent
déjà le projet tel qu’il vient de nous être présenté.
Marie-Eve JOEL
Je ne parle pas en tant qu’acteur de terrain qui va dans les établissements mettre en place des gestions
de projet. Mon propos est d’avoir un regard un peu d’ensemble sur le secteur. Je veux bien que
beaucoup de choses se soient passées en matière de gestion économique dans le champ sanitaire et
social avant les années 1970, mais je garde tout de même quelques réserves là-dessus. Il y a toujours
eu dans ce secteur des personnes avec beaucoup d’initiatives, de grands anticipateurs, aussi je ne dis
pas que la gestion économique de projet n’existait pas. Ce que je voulais expliquer c’est plutôt le
problème de la diffusion de cette gestion économique.
Question de la salle
Je suis délégué départementale de l’APF dans le Haut-Rhin et j’ai une question par rapport à la notion
de service public. A l’heure où il y a un projet de directive européenne sur la libéralisation des services,
comment intégrez-vous à votre analyse économique la notion de service public par rapport au champ
sanitaire et social ?
Marie-Eve JOEL
C’est une bonne question de savoir comment va s’effectuer le partage des tâches dans ce champ entre
un certain nombre d’établissements. De toute évidence certains resteront associatifs, d’autres seront
dans une situation de délégation de service public et d’autres encore seront privés. C’est une question à
venir et je ne sais pas réellement comment se partage va s’opérer, mais il est évident que la
spécification de mission de service public de certains établissement sera nécessaire.
Jean-François BAUDURET
J’aurais envie de dire des choses sur ce sujet mais le devoir de réserve m’impose de rester réserver…
LE PROJET FACE A L’IRREDUCTIBILITE DU DESIR
Patrick SALVAIN - Formateur au CFPES – CEMEA, Aubervilliers
Quand l’existence se présente comme un paysage accidenté, trouver le chemin praticable est
assurément nécessaire. Chaque blessé de la vie le sait , qui se soucie de l’accessibilité des lieux,
souhaite satisfaire au mieux ses besoins dans un cadre quotidien vivable, est en attente d’une présence
aidante, cherche la voie d’un acte efficace ou encore veut s’affirmer et espère être reconnu en tant que
sujet libre de ses choix et socialement responsable. Oui dès lors, oui au projet de vie qui concilie
aspirations individuelles et règles collectives, pose des limites mais aussi ouvre au possible et permet
d’aller de l’avant. Et oui surtout si, bien que chacun de nous soit un produit des circonstances, il ne nous
est pas interdit de dire –avec Sartre que nous saluons cette année– que l’existence elle-même est
projet, anticipation, liberté.
Rien de cela pourtant n’est garanti, non seulement du fait de l’éventuel échec, mais d’abord parce que
l’accomplissement même d’un projet dépend de l’implication de qui y est engagé. Evidence première : il
n’y a de projet qui tienne que s’il répond à du désir ou suscite du désir, seul gage d’une réalisation
effective, quel qu’en soit l’aboutissement. Ce qui suppose un contact vrai avec le sujet, donc du temps à
prendre ou à perdre, et la capacité de pouvoir dire non ou oui à ce qui se propose. Et voilà le hic : qu’en
est-il lorsque le projet est conçu en termes de protocole, de dossier, de procédure ? Immédiatement
l’administratif l’emporte et tout naturellement l’enjeu devient celui de l’optimisation de la gestion, de la
minimisation des coûts, nous mettant au pied du mur des exigences de l’économiquement mesurable.
Apprenons donc à faire des économies, craignons d’entendre dire que le travail social est une pratique
luxueuse, oublions la dimension spéculative du grand marché dominant … et sachons avant tout remplir
les cases et nous préparer à la réplique si fréquente « cela ne rentre pas dans nos cases ». Car qui dit
procédure annonce un jugement latent, voire une sentence : « Ne demandez pas l’impossible », bref,
ne demandez pas la lune.
Or, demander la lune, telle est précisément dans notre langue l’expression du sens issu du desiderare
latin, du désir en tant que regret nostalgique de l’astre absent. Ainsi le désir est-il d’emblée en position
de ne pas se laisser domestiquer, de déconcerter nos calculs et de faire échec à la demande sociale.
Optatif, intensif, il vise autre chose, s’enracine dans ce qui manque pour en appeler à une présence
nouvelle. Certes, la lune, nous ne pourrons pas la posséder ou en faire un capital, il reste que nous
pouvons la regarder ou la représenter, l’imaginer et la nommer, en rêver peut-être, devenir sensible à
sa poésie ou à son érotisme – et cette lune qu’on n’obtient pas fait alors signe de présence, d’une
présence décidée, avertie, ou bien incertaine et discrète, en tout cas d’une présence où nous trouvons
à nous ressourcer.
Double objection. N’est-ce pas là idéaliser le désir alors que celui-ci est si fréquemment répétitif,
conservateur, captif même comme on le dit d’un public, et aujourd’hui mis en coupe réglée par
l’industrie commerciale et le marketing ? Et n’existe-t-il pas bel et bien * le désir de faire mal, ou celui
de détruire, qui provoque l’angoisse et nous confronte au pire ? C’est qu’en effet le désir fixé à son objet
peut ne pas revenir de sa fascination ou aller jusqu’à s’acharner sur celui-ci. Il n’empêche : le désir,
pour sa part vivante, est ce qui témoigne de notre être faillible, ce qui prend source dans une faille et
nous laisse chance de création, ce qui dès lors peut faire que chacun s’autorise à ne pas se réduire à
un objet et à ne pas traiter l’autre comme un objet. Autrement dit, tel est le défi : frayer la voie au désir
porteur d’humanité.
Sans nous attarder plus longtemps sur la lune, je vous propose de nous tourner vers la psychanalyse
qui a tenté de relever ce défi. Et même vers les analystes qui, rivés ou non à leurs fauteuils, sont incités
à la mobilité psychique, appelés à pratiquer ce qu’on désigne sous le terme d’attention flottante, c’est-à-
dire une attention égale, déliée des attentes centrées sur un but conscient. Car il ne s’agit pas d’une
expérience qui leur est réservée, ni d’un problème de doctrine, mais comme d’un prototype de ce qui,
en un sens élargi, pourrait être nommé attention libre.
De quoi s’agit-il ? D’une attention sensible, active et réceptive, qui n’a pas à être obsédée par elle-
même et ne mène pas à s’enfermer dans son « moi », qui ne renvoie donc pas à l’individualisme mais
qui ne se laisse pas non plus absorber par les phénomènes de suggestion collective. D’une attention
éveillée, qui ne s’annule pas en se dispersant, qui ne se soumet pas à l’arbitraire, mais qui accepte de
se laisser surprendre. D’une attention qui peut donc se concentrer un temps sur un objet, par exemple
un fragment de vie ou un bout de rêve, mais aussi être assez déconcentrée pour permettre d’entendre
un lapsus et ne pas manquer l’occasion d’en rire… Ce mode d’attention ne se fixe pas à un objet donné
ou construit, comme si souvent dans l’hypnose ou bon nombre de pratiques de méditation, et il ne
s’isole pas dans la vacuité. Il est expérience, ouvrant la voie au déchiffrage de ce qui fait signe,au
défrichage du champ du possible.
Etre attentif, donc, mais à quoi ? A la souffrance et à la détresse bien sûr, ainsi qu’à l’étincelle du désir,
à l’éclair de lucidité, à la vérité de la rencontre. Et pour quoi ? Pour un moment de désaliénation,fugace
et précaire peut-être, pour une échappée d’un instant, ou bien pour nous faire témoins non seulement
du passé mais aussi du futur qui vient vers nous. Alors un désir est en jeu dans le réel et un projet
toujours neuf devient notre horizon. De même que Donald Winnicott disait d’une mère qu’elle n’avait
pas à être parfaite mais « suffisamment bonne », la question devient pour chacun de s’essayer à être
suffisamment attentif et d’oser cela en n’oubliant pas, si ce n’est pas trop espérer, qu’il est parfois
possible de se faire un ami du désir.
Par delà nos préjugés et nos croyances, dans le plus simple geste quotidien comme au niveau du
savoir le plus élaboré, ce projet peut passer en acte. Il ne nous épargnera pas l’inquiétude de l’avenir
mais pourra faire, pour quiconque s’y risque, qu’il vivra son existence par lui-même et en partagera
l’expérience avec quelques autres. N’est-ce pas déjà assez décisif ?
« CE QUE LES HISTOIRES DE VIE NOUS APPRENNENT SUR LA PLACE DU
PROJET DANS LES TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES. »
Anasthasia BLANCHE - Psychosociologue, Psychanalyste, Paris
J’exerce plusieurs activités professionnelles. Je reçois des patients en consultations, en tant que
psychanalyste et psychothérapeute et j’interviens également en tant que psychosociologue dans
l’accompagnement d’équipes et d’organisations, essentiellement dans le secteur sanitaire et social.
Pour aujourd’hui, mon désir et mon projet sont de vous parler d’une autre de mes pratiques
professionnelles, celle d’animatrice de séminaires sur les histoires de vie. Je vais limiter mon exposé,
pour une simple question de temps, essentiellement autour de la place du projet parental, tel que l’on
peut le repérer dans les histoires de vie.
Pour ma part, je me suis intéressée, il y a une quinzaine d’années, à la démarche « Roman Familial et
Trajectoire Sociale ». Elle a été conçue, voilà bientôt 30 ans, par le sociologue Vincent de Gaulejac et
d’autres chercheurs, notamment Max Pagès. Cette approche des histoires de vie s’inspire de
différentes influences théoriques telles que la sociologie (Bourdieu), la psychanalyse (Freud) et la
phénoménologie (Sartre). Elle s’appuie sur plusieurs principes : une approche plurielle décloisonnant
les disciplines pour étudier des phénomènes complexes, une articulation entre différents registres de
l’individu, les contradictions entre ces registres étant prises comme analyseurs des conflits observés
(développé dans « La névrose de classe », 1987).
Au fil du temps, Vincent de Gaulejac a développé des groupes d’implication et de recherche autour de
différents thèmes qui nous concernent tous, tels que notre histoire de vie et notre rapport à la famille, à
l’amour, à l’argent, aux valeurs et croyances, aux émotions, à la honte, à la lutte des places. Des
collègues de différents pays d’Europe, du Canada, d’Amérique du Sud et de France, l’ont rejoint, et
nous avons crée L’Institut International de Sociologie Clinique.
Nous y nous développons deux orientations :
- 1°) des groupes d’implication et de recherche sur de nouveaux thèmes tels que notre histoire
de vie et notre rapport au travail, au savoir, à l’écriture, aux tournants de la vie, à la retraite, à la
relation mère-fille.
- 2°) des interventions fondées sur une problématique du changement social qui affirme la
primauté du sujet comme élément moteur de transformation des systèmes d’organisation et des
systèmes sociaux, les rapports entre « l’être de l’homme »et « l’être de la société ».
Les séminaires « Roman Familial et Trajectoire Sociale » réunissent une douzaine de personnes qui
souhaitent travailler en groupe, pendant 3 ou 4 jours, sur un thème qui les questionne dans leur histoire.
La majorité d’entre elles sont des professionnels de la relation : travailleurs sociaux, sociologues,
psychologues, médecins, psychothérapeutes, formateurs, consultants, coachs, conseillers d’orientation,
conseillers de bilan de compétences, etc… Le dispositif méthodologique crée les conditions pour que le
participant puisse re-contacter son histoire : utilisation de supports verbaux et non-verbaux (dessins,
récits, expression corporelle, théâtre, sociodrame) qui permettent un va et vient entre l’implication en
racontant son histoire individuelle et la distanciation en produisant des hypothèses collectivement et en
analysant les mécanismes repérés, chaque histoire entrant en résonance avec les autres. Les
animateurs et les participants sont dans une posture clinique, centrée sur l’écoute complexe, l’empathie,
l’absence de jugement, le refus de normativité. Cette démarche qui se situe au carrefour de la
recherche, de la formation et du développement personnel, comporte une visée émancipatoire ainsi que
des effets thérapeutiques.
L’histoire d’une vie s’inscrit dans un mouvement dialectique existentiel, là où le sujet, confronté à de
multiples déterminations, biologiques, historiques, sociales, culturelles, idéologiques, familiales,
psychiques, essaie de trouver du sens à son existence et tente de se construire en acteur de sa vie, en
personne capable d’agir de façon relativement autonome sur son environnement. L’hypothèse centrale
de cette démarche est la suivante : entre déterminisme et liberté, comment l’individu est le produit d’une
histoire dont il cherche à devenir le sujet, comment chaque histoire est à la fois l’expression d’un destin
et d’une identité singulière, l’incarnation de la société dans laquelle elle s’inscrit et l’écho d’une
universelle condition humaine. Cette approche plurielle permet d’éviter deux écueils : celui de croire à
l’illusion de toute puissance du sujet, entièrement libre d’écrire l’histoire de sa vie, et à l’opposé, celui du
déterminisme absolu, où tout est déjà écrit, dans les cieux ou dans des structures figées qui rendent la
destinée humaine déjà toute tracée, de manière inexorable. Le psychisme humain possède la
singularité de pouvoir se déplacer sur l’axe du temps dans les deux sens, ce qui est au fondement de la
capacité de l’homme de changer, non pas l’histoire passée, mais son rapport à cette histoire, c’est-à-
dire la façon dont elle est agissante en lui, et par ce moyen de développer sa fonction
d’historicité. « Alors l’histoire ne veut pas dire « le passé », au sens de ce qui est écoulé, mais ce qui
advient. Ce qui « a une histoire » est en relation avec un devenir ». Cette conception dynamique de
l’histoire met l’accent sur le rapport entre ce qui s’est passé et ce qui peut advenir. Il existe un lien étroit
entre la capacité de l’individu d’intégrer son histoire et ses possibilités de faire des projets et d’investir
dans l’avenir et pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Boutinet, dans son ouvrage « Anthropologie
du projet » (1990), « il n’y a pas de projet sans trajet ». C’est ainsi que des processus de dégagement,
de décollement et de distanciation peuvent émerger, modifiant le regard sur soi et les autres et
entraînant des changements. L’individu est d’abord un produit de l’histoire sociale, inscrit dans un ordre
généalogique déjà constitué qui le surdéterminent. C’est en travaillant sur l’articulation des processus
sociaux et des processus psychiques que l’on peut mieux repérer ce qui constitue notre identité.
L’analyse du projet parental, élément central du processus de constitution de cette identité, va nous
permettre d’illustrer ce mouvement.
II – LE PROJET PARENTAL
La famille est le lieu privilégié du travail d’incorporation de l’histoire et de la fabrication des « héritiers ».
L’individu est au départ un héritier ; chacun de nous hérite, en arrivant au monde, d’un certain capital
généalogique qui se décline au niveau génétique, affectif, symbolique, culturel, social, idéologique
(religieux et politique), économique ; « l’emploi qu’il occupe, les études qu’il « choisit », le conjoint qu’il
épouse, le logement et le quartier qu’il habite, le mode de vie qui le caractérise, les idéologies qu’il défend,
etc… sont le produit de son expérience biographique qui s’inscrit dans la succession » (VDG). Nous
recevons « l’histoire en héritage », et cet héritage va opérer comme structure de transmission qui situe le
cadre dans lequel chaque enfant est inscrit. Notre identité, notre personnalité, nos projets, notre trajectoire
individuelle, notre histoire personnelle sont conditionnés par de multiples facteurs, dont notre identité
héritée. On pourrait presque dire que l’héritage contient en partie le projet de vie de l’enfant. Pour illustrer
mon propos, je vais prendre l’exemple du séminaire « roman familial et trajectoire sociale » : le travail des
participants porte en particulier sur :
- La généalogie familiale dont dépend l’héritage que chacun reçoit et qui conditionne l’insertion
sociale. Les supports utilisés sont le choix du prénom et le dessin de l’arbre généalogique.
- Le « roman familial » en tant que chacun opère une réécriture de son histoire en puisant dans
les histoires de famille, afin de passer de l’histoire subie à l’historicité.
- Les choix et les ruptures de l’existence afin de comprendre ce qui les a produits et ce qu’ils
reproduisent, de repérer les éléments structurants de sa trajectoire sociale, la façon dont
chacun écrit l’histoire de sa vie. Le support utilisé est le dessin de sa trajectoire socio-
professionnelle.
- Le projet parental, c’est-à-dire l’ensemble des représentations que les parents se font de l’avenir
de leurs enfants. Le support utilisé est le dessin sur le thème : qu’est-ce que mes parents voulaient
que je devienne ?
Si je vous demandais de réaliser un tel dessin avec cette consigne : qu’est-ce que mes parents voulaient
que je devienne ? Et si nous avions la possibilité de l’analyser ensemble, nous pourrions, en reprenant le
titre de ma conférence, voir ce que vos histoires de vie nous apprennent sur la place du projet parental
dans vos trajectoires individuelles. L’avantage du dessin, c’est qu’il permet d’échapper à la rationalisation
du langage, en proposant une surface de projection. Il n’oblige pas à nommer les choses. Il permet une
communication sans indice permettant de distinguer le passé, le présent et l’avenir. Le dessin exprime
directement le rapport entre l’auteur et la représentation qu’il se fait de ce que les parents souhaitaient pour
lui. Cette projection imaginaire permet au sujet de mieux comprendre en quoi il reste habité par les
aspirations de sa mère et de son père quant à son propre devenir. Il lui permet également d’analyser
comment ces aspirations sont le produit d’un contexte socio-historique.
Les parents forment des projets pour l’avenir de leur enfant. Ce projet parental peut prendre deux aspects.
Ils désirent qu’il se conforme à l’image qu’ils projettent en lui, c’est là une projection, en attribuant à l’autre
ce qui vient de soi, et nous pouvons l’analyser sur le versant psychologique. Le second aspect du projet
parental comporte le fait qu’ils lui proposent des buts à atteindre, des objectifs de vie ; nous pouvons
l’analyser sur le versant sociologique. Le projet parental donne une impulsion qui conditionnera la
trajectoire ultérieure de l’enfant et l’assigne à perpétuer le rapport des parents à leur propre avenir. Il
fonctionne ainsi comme une « courroie de transmission » de l’histoire.
Je voudrais vous dire quelques mots concernant « L’île aux projets ». C’est un espace que nous avons
créé il y a six ans dans lequel se rencontrent tous les acteurs de l’APF souhaitant échanger entre eux.
En effet, nous considérons que le projet est un trésor et un mystère, comme on l’a vu hier, et il est
important de l’accompagner, de le dynamiser, d’aider les acteurs à le mettre en place.
Ce matin deux témoins créateurs et acteurs de projet vont intervenir, puis un sociologue prendra du
recul sur les témoignages. Il nous a semblé important que des acteurs de leur projet, des personnes
ayant souhaité mettre en place quelque-chose qui s’inscrive dans leur avenir prennent la parole au
cours de ces journées d’étude.
LA MOBILISATION AUTOUR D’UN PROJET D’ACCUEIL INNOVANT DE L’IDEE A LA
REALISATION CONCRETE : FACTEURS DE REUSSITE – DANGERS
Patrick LAURENT - Président de l’Association Passer’aile, Vice Président et responsable du
secteur adapté de l’APETRIMC, Paris
L’objet de cet exposé est de témoigner de notre expérience associative en matière d’élaboration et de
réalisation d’un projet et, au travers de notre parcours, de dégager quels en ont été les facteurs de
succès ainsi que les dangers et les piéges de cette démarche.
Ce témoignage ne prétend donc à rien d’universel, il est le témoignage d’une équipe donnée avec ses
forces et ses faiblesses spécifiques. D’autres seraient peut être arrivés au même résultat en suivant
d’autres chemins, mais il se dégage de cette expérience de près de dix années des lignes de forces et
des points de faiblesse qui peuvent contribuer à notre réflexion sur la notion de projet.
Les grandes bases de ce projet qui conditionnent toute notre réflexion sont les suivantes.
PASSERAILE est un projet INNOVANT
PASSERAILE est un projet porté par une petite association de parents, fille de l’APETREIMC
qui œuvre depuis plus de 20 années dans le domaine de l’éducation thérapeutique des jeunes
IMC.
PASSERAILE est un projet élaboré par des familles pour et avec des adultes IMC, nous
verrons ce que cela implique en matière de désengagement des parents promoteurs.
Je vous propose d’aborder rapidement les principaux aspects du concept de PASSERAILE afin de
mieux comprendre ensuite le cheminement chronologique de notre action.
Tout a commencé il y a environ 8 ans lorsque deux parents de notre association décidèrent de faire le
bilan des établissements pour adultes IMC existant en France. Le bilan de ce qui serait proposé à nos
jeunes à leur vingt ans nous est apparu très inquiétant tant sur le plan quantitatif que qualitatif.
Leur avenir serait certainement de s’expatrier, loin de leurs familles et de leurs amis, rompant tous les
liens sociaux établis, ou d’attendre dans le milieu familial l’écoulement d’une interminable liste d’attente
pour une hypothétique place dans un établissement souvent non adapté à leur projet. Ceci était en
totale contradiction avec les valeurs pour lesquelles nous nous battions depuis des années (l’intégration
dans le monde des valides, la mise a disposition de moyens leur permettant d’aller au bout de leurs
possibilités tant rééducatives qu’éducatives).
Il devenait vital de se retrousser les manches, pour répondre à un BESOIN IMPERIEUX et non à une
IDEE.
Nous touchons là ce qui, je pense, a été une des grands forces de notre projet. Passeraile n’est pas né
d’un désir, ni même d’une idée, mais d’un BESOIN. D’un BESOIN impérieux, vital pour nous et nos
enfants, réel, révélé à nos yeux par le travail de ces deux parents et exprimé par les adultes IMC que
nous rencontrions à l’époque.
Si le thème de ces journées est « du désir au projet », il me paraît fondamental de dire à quel point il
est important que le point de départ d’un projet soit le besoin ; BESOIN des futurs utilisateurs et non
simple DESIR des parents ou des dirigeants d’association. Trop de projets, nés d’un simple phantasme
parental, finissent à la corbeille faute d’avoir étés confrontés à la réalité des besoins des futurs
bénéficiaires, engloutissant ainsi des heures de travail bénévoles et malheureusement l’énergie de ceux
qui les ont portés.
C’est la conscience aiguë de ce besoin vital qui est à l’origine de la détermination, de l’enthousiasme et
de l’énergie qui nous a permis d’arriver au bout de ce marathon de 8 années. Plus encore, cette
conscience nous a convaincu de la LEGITIMITE de nos ambitions.
L’idée de base est née tout de suite après : nous ne chercherions pas à faire simple mais simplement à
élaborer un projet répondant, point par point, à l’ensemble des aspirations de nos jeunes. Les
nombreuses rencontres que nos avons eu avec eux, à l’époque, nous ont permis de construire les
bases de notre futur projet.
Et de quoi avaient-ils besoin nos jeunes et les jeunes IMC que nous rencontrions ? De vivre tout
simplement, et vivre c’est s’intégrer dans sa ville, son quartier, c’est progresser, étudier, avoir des
projets, travailler, voyager, fonder une famille, être maître de son destin. PASSERAILE serait donc un
lieu ou l’on vivrait dans tous les sens du mot exprimés ici.
PASSERAILE ne sera pas un simple point d’arrivée, il sera un nouveau départ, un lieu d’élaboration de
nouveaux projets à la dimension de chacun, en matière d’autonomie en particulier. Un lieu ou
l’association se mettra à la disposition des résidents pour réunir les moyens dont ils ont besoin afin de
réaliser leur projet personnel.
PASSERAILE C’EST :
LA REUNION DANS UN MEME LIEU SANS DISTINCTION ARCHITECTURALE DE 12 places
de MAS, 24 places de FAM, 4 appartements d’HEBERGEMENT, 5 places d’ACCUEIL DE
JOUR.
LE DANGER : complexité administrative.
UN LIEU DE REALISATION DE SON PROJET PERSONNEL, pas de petit ou de grand projet.
UN LIEU D’APPRENTISSAGE A L’AUTONOMIE – sortie vers les appartements ARIANE
(appartements en milieu ordinaires, adaptés, regroupés par 3 ou 4), rompre la solitude
LA PARTICIPATION ACTIVE DES RESIDANTS A L’ORGANISATION ET A LA VIE DE LA
STRUCTURE - 1 à 2 représentants des résidents au CA de l’association, implication directe
des résidents dans l’organisation et le fonctionnement de la structure.
UNE CONCEPTION ARCHITECTURALE OUVERTE –c’est un lieu de VIE.
UN TRAVAIL EN RESEAU AVEC ASSOCIATIONS, MUNICIPALTE, ENTREPRISES -
ouverture vers l’extérieur.
LE DESENGAGEMENT DES PARENTS PROMOTEURS – être maître de son destin, ce sont
des adultes.
Malgré nos impatiences de l’époque nous n’avons finalement pas regretté d’avoir mis 4 ans à trouver le
terrain Nous nous sommes rendus compte que ce temps était indispensable, qu’il était :
1. le temps nécessaire au mûrissement, pour faire de ce projet un projet commun, de fondre nos
convictions dans une dynamique commune. Nous sommes, au fil des jours, devenus une
véritable équipe unie par le même but.
2. Le temps nécessaire pour rencontrer et bien comprendre les jeunes adultes IMC et leurs
aspirations.
3. Le temps de comprendre les aspects essentiels, ceux qui ne pourront être négociables faute de
voir le projet se dénaturer (par exemple la surface minimum des appartements, la qualité et le
niveau des équipements).
Tout ce temps passé nous a donné une grande force lors de nos négociations avec les tutelles.
Une grande solidité et la conscience de la totale légitimité de nos exigences, puisqu’elles étaient le
reflet des besoins vitaux de nos jeunes ; rien de ce que nous avons demandé et négocié par la suite
n’était gratuit, tout était justifié par les besoins.
D’autres expériences nous ont prouvé (à titre d’exemple lorsque l’on répond à la hâte à une délégation
de service public, sans travail préalable) à quel point occulter ou raccourcir cette phase de réflexion
devient préjudiciable dans la phase opérationnelle du projet. C’est ce temps passé qui nous a permis
d’être très réactifs dans la phase opérationnelle, sans dénaturer le projet, car toute la réflexion avait eu
lieu en amont.
Au cours de ces réunions de libre parole où nous avons tout évoqué, y compris le plus utopique, les
points qui nous ont paru les plus essentiels ont été les suivants :
LA CONVIVIALITE : il n’y a pas de travail technique aussi pointu soit il, dans un petit groupe de
travail, surtout quand il demande un énorme investissement personnel, sans des valeurs
humaines de fond qui sont le respect mutuel de la parole et des compétences, l’acceptation de
la diversité et de l’intensité de l’engagement de chacun. Tout ceci passe par l’organisation de
relations conviviales qui permettent la création de véritables liens solides et durables. Il ne
s’agissait pas de se voir uniquement pour travailler, nous avons aussi beaucoup ri.
L’EQUILIBRE DU TRAVAIL AVEC LES PROFESSIONNELS : à ce niveau ils ont apporté un
soutien de notre réflexion et un guide dans le choix des options. Ils ne sont pas encore
opérationnels, ils recadrent en permanence la réflexion autour des réalités techniques du
terrain.
Encore une fois, nouvelle adaptation et restructuration totale. Nous étions des promoteurs porteurs
d’une idée forte, nous gérions un chantier, nous défendions notre projet auprès des tutelles, il nous faut
devenir maintenant les gestionnaires d’un établissement en fonctionnement, les employeurs de quelque
60 personnes, et surtout pour nous cette phase est la phase du désengagement.
Passeraile a ouvert le premier septembre 2004. L’année 2005 sera celle de la mise en place de
l’ensemble des outils nécessaires à la réalisation de notre projet et à sa réelle réussite.
PASSERAILE a ouvert à la date prévue et strictement dans les budgets prévus. Nous sommes donc,
aujourd’hui, dans l’euphorie d’avoir réussi et apparaissent surtout, à nos yeux, les facteurs de réussite
de notre démarche. Il nous faudra encore 1 ou 2 ans avant de pouvoir faire un bilan pluis complet et
plus objectif de notre action.
Apparaîtrons alors, peut-être, des aspects négatifs qui nous échappent encore aujourd’hui et comme je
l’ai dit tout à l’heure ce qui ne sera resté qu’utopique.
Mais au delà de tous ces aspects Passeraile restera pour nous une véritable aventure humaine, avec
ses joies, ses peurs, ses succès, ses échecs, mais en tout cas passionnante à vivre.
Une aventure qui nous aura tous transformés, parents comme professionnels. Je me rappelle de l’un de
nos architectes qui, à la fin de notre projet, nous a dit : « tout au long de ce projet vous êtes devenus,
vous parents, de plus en plus professionnels et nous de plus en plus humains ».
PRENDRE SA VIE EN MAIN DANS LA VIE ASSOCIATIVE
Patrick AUBRY - Président de l’association « Le goût de vivre », Rennes
Je suis un jeune ayant un handicap moteur. Ma vie a connu un long passage en institution : 30 ans de
vie collective, dont 15 ans un foyer de vie où j’ai eu la chance de réaliser un projet de vie en réalisant
une expérience en appartement de proximité durant deux ans. Je tiens à remercier l’équipe qui m’a
accompagné.
Aujourd’hui je suis dans un logement en ville et ma vie personnelle et sociale se trouve désormais
épanouie pour entreprendre des engagements dans le monde associatif. Qu’est-ce que l’association
« goût de vie » ? Nous sommes un groupes de personnes handicapées et de personnes voulant tout
simplement nous prendre en main dans la vie associative qui est la nôtre aujourd’hui.
Notre action se situe autour d’une vie de quartier, ou parfois au niveau du département, où nous
réalisons des projets qui favorisent notre intégration dans la vie sociale et sur le plan des loisirs. Nous
disposons notamment d’un camping car aménagé qui peut être loué à la journée ou à la semaine pour
l’organisation de transferts.
Tout cela donne à chacun des membres un sens à sa vie, et affirme sa place dans la cité. Je peux vous
présenter trois projets que nous avons mené :
- Au sien d’une MJC de notre quartier nous avons pu découvert la pratique d’Internet et créer
une adresse e-mail ainsi qu’un site concernant notre association. Cette action a été menée
grâce au soutien de la ville de Rennes et d’une association spécialisée dans la recherche de
matériel informatique, ainsi qu’avec les conseils de l’ESVAD en qui concerne l’adaptation de
deux postes.
- Nous mettons aussi en place un voyage d’étude en Suède pour quelques membres de notre
association. Ce séjour se déroulera du 20 au 26 juin de cette année, dans le but de comparer
les conditions de vie des personnes handicapées en France et en Suède. Cet échange est
possible grâce à l’accompagnement de personnes bénévoles et de deux auxiliaires de vie d’un
service.
- Nous organisons aussi depuis plusieurs années, avec l’ESVAD APF et le foyer, une handi-
randonnée. Elle dure une journée et son principe est de découvrir une région de notre
département, ou de participer à une excursion en bateau comme nous l’avons fait en 2004.
Avec les membres de cette association, nous cherchons à témoigner de la confiance en elles des
personnes handicapées. Nous cherchons à favoriser une meilleure autonomie des personnes
handicapées dans la prise en main de responsabilités. Cet engagement nous donne à vivre ensemble.
Que nous soyons en foyer ou à domicile, pour certains d’entre nous, notre goût pour la vie nous aide à
vivre au mieux notre handicap au quotidien.
La notion de projet nous permet de donner vraiment un sens à notre vie.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Maxence LEBAS
Je voulais juste demander à Patrick LAURENT comment se vivait un après-projet lorsqu’il y a eu autant
d’implication, de mobilisation et d’investissement autour du montage de la structure. Une fois qu’elle
existe comment ça se passe au quotidien pour le groupe d’initiateurs.
Patrick LAURENT
Difficilement, c’est ce que j’évoquais précédemment, d’autant plus qu’on a la conscience de l’obligation
de nous désengager. Je pense que Passer’aile vivra d’autant mieux que nous ne serons pas présents
en tant que parents. Je pense aussi que dans groupe de travail les choses sont vécues différemment
selon les personnes parce que selon les positions de chacun on reste plus ou moins ancré au projet.
Il est vrai que lorsqu’on a des responsabilités au sein du conseil d’administration on est amené à gérer
au quotidien un certain nombre de choses qui font qu’on reste encore attaché au projet. Je crois que le
plus difficile c’est certainement pour les parents qui étaient dans les groupes de travail mais qui ne font
pas partie maintenant du conseil d’administration par exemple et se sentent donc un petit exclus d’un
certain nombre de réflexions.
Cela représente pour nous une grande réflexion que nous n’avons pas encore mené à son terme. Nous
avons ouvert le 1er septembre 2004 et lors de notre assemblée générale, qui aura lieu à la fin du
premier trimestre 2005, nous réfléchirons à la structure qui permettra aux groupes de parents de
continuer à exister et à réfléchir, sans interférer sur le fonctionnement même de l’établissement. Cette
façon de se mettre à sa vraie place dans un projet est importante, et la difficulté est aussi la multiplicité
des casquettes. Nos enfants sont dans cet établissement et y venir maintenant en y ayant un rôle
uniquement de parent est extrêmement difficile. C’est aussi difficile pour les équipes. Nous y travaillons
tous les jours et j’espère que nous arriverons à trouver une forme d’équilibre.
Maxence LEBAS
Vous avez aussi parler de militantisme et on sent un engagement très fort. Nous reviendrons d’ailleurs
plus tard sur la façon dont un enfant peut devenir acteur d’un projet porté par les parents.
Question de la salle
Je suis animatrice sociale dans une ESVAD et je voudrais poser une question à M. AUBRY sur ce qui a
pu aider le petit groupe dont il nous parle à concrétiser ses projets. On a souvent des désirs mais
l’étape de réalisation ne suit pas toujours.
Patrick AUBRY
Nous nous sommes mis autour d’une table et avons d’abord réalisé un projet à long terme en mobilisant
aussi des résidents d’un foyer ainsi que des personnes handicapées qui vivent seules. Mais il est vrai
qu’il n ‘est pas facile de mener à bien un projet du fait des limites qui sont dues à notre handicap et
aussi parce qu’on n’ose pas toujours s’impliquer dans la vie associative.
Question de la salle
Je suis psychologue dans un foyer Handas. Je voudrais réagir sur deux choses qui viennent d’être
dites. D’abord sur les mots de M. LAURENT lorsqu’il a failli parler de « lâchage » et qu’il s’est tout de
suite repris alors qu’à mon sens il s’agit exactement de cela car il faut savoir lâcher, ce n’est pas
abandonner. Laisser tomber est extrêmement important même si cela ne fait pas toujours du bien.
Ensuite je fais un lien très direct entre ce qui se dit sur la fin d’un projet, par sa réalisation, et ce qui est
en jeu dans la réalisation d’un désir. Qu’est-ce que c’est qu’un projet réalisé, est-ce la mort de ce
projet ? Qu’est-ce que c’est qu’un désir réalisé, est-ce la mort de ce désir ? En quoi la réalisation d’un
désir, mais peut-être aussi d’un projet, ne fait que rebondir sur d’autres projets ? Il y a de ce point de
vue un lien qui me paraît assez antinomique entre le désir et le projet.
Patrick LAURENT
Sur la définition de l’idée de lâchage que vous avez finalement donnée, je suis d’accord : il faut lâcher.
En ce qui me concerne je ne vois pas les notions de désir et de projet comme fixées, avec un début et
une fin. Tout désir réalisé en entraîne un autre, tout projet réalisé en entraîne un autre. Dans le cas de
Passer’aile par exemple, on nous demande d’en faire un autre dans le Val d’Oise et cela sera un autre
projet avec des parents de là-bas et d’autres désirs. Il n’y a jamais de mort, il y a plutôt commencement
d’un nouveau désir et d’un nouveau projet. Je trouve que la mort est un mot fort, s’il y a mort d’un désir
parce qu’il a été réalisé c’est une belle mort … d’autres viennent et c’est comme cela que nous
progresserons et que nous améliorerons le sort des gens dont on s’occupe et qui sont avec nous dans
ce travail.
La mort d’un désir ne m’inquiète pas à partir du moment où c’est parce qu’il a été réalisé.
Patrick AUBRY
Je pense aussi qu’il faut faire confiance à l’équipe de professionnels qui nous entourent, ça nous aide
au niveau du soutien. On a besoin des professionnels parce qu’on ne peut pas faire seuls les choses.
Les professionnels nous ont aidé à concrétiser le projet.
Question de la salle
Je travaille dans un foyer. J’aurais voulu que Patrick nous explique le rapport à l’économique qu’il a pu
avoir par rapport au projet du « car du goût de vivre », ainsi que la façon dont ils s’investissent dans leur
quartier et y font valoir leur parole de personnes handicapées.
Patrick AUBRY
Je crois que lorsqu’on a un projet personnel ou personnalisé on a aussi besoin de s’engager dans la vie
du quartier où on vit. Il est intéressant d’être dans un conseil de quartier que je préside, avec d’autres
associations, pour parler des problèmes qui nous concernent comme ceux de la voirie mais aussi pour
avoir la parole. Je crois en effet que lorsqu’on est une personne à mobilité réduite il est parfois difficile
de prendre la parole mais quand on est ensemble ou en partenariat on prend la parole, on réalise
certaines actions concrètes. Mais de telles actions demandent du temps car il faut que chacun arrive à
se connaître et le rôle d’un conseil de quartier est de permettre une réelle intégration dans la cité.
En ce qui concerne le « Goût de vivre » nous avons fait preuve d’une complémentarité entre personnes
vivant en foyer et à domicile et avec le soutien des bénévoles et salariés. L’idée est que chacun puisse
travailler à sa manière au sein d’une équipe pour que nous nous trouvions tous en position d’acteur.
C’est un peu cela le « Goût de vivre », on essaie de s’y prendre en main à travers la création de cette
association. Nous étions au début hébergés par le foyer et nous avons ensuite pris notre envol pour
vivre au sein d’un quartier où nous avons un bureau en dehors du foyer. C’est un lieu d’écoute, de
concrétisation de projet et d’attention à l’autre car je pense qu’on ne peut pas créer de projet sans avoir
une attention à l’autre.
Pour ce qui est de l’aspect économique de notre car je vais préciser que nous avons trois bénévoles qui
s’occupent de le conduire et de l’entretenir, je tiens à les remercier pour cela. Ce camping a été financé
par des événements que nous avons organisés qui s’appelaient « défis roulants » et nous ont apporté
un part d’autofinancement. Une autre part de financement provient du Conseil général et de la Ville de
Rennes. Ces financeurs ont été très sensibles au fait que notre démarche était portée par des
personnes handicapées.
LE PROJET COMME ORGANISATEUR DU MOUVEMENT ?
Fabrice TRAVERSAZ – Sociologue, Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie
Economique, CNRS-CNAM, Paris
La notion de « projet » est l’objet, depuis un certain nombre d’années, d’une vogue grandissante si l’on
en juge par la profusion de la littérature consacrée à ce sujet et par l’usage multiple de la notion. Le
projet s’adresse en effet autant à l’individu qu’aux organisations, qu’elles soient publiques, marchandes
ou associatives. Du côté du sujet, le projet apparaît parfois comme la réponse aux tourments de
l’individu en quête de soi (A. Ehrenberg) qui, en sortant de la société du destin imposé (J-P
Kaufmann), est sommé de produire par lui-même un sens à sa vie. Le projet est mobilisé dans le champ
des organisations sur différents registres. Dans les entreprises, le projet est une organisation en soi,
considérée comme la mieux adaptée aux valeurs du nouvel esprit du capitalisme (L. Boltanski ; E.
Chiapello) et aux exigences de flexibilité et de réactivité propres aux marchés. Dans le champ des
organisations publiques, le projet d’établissement, par exemple, s’affirme comme une alternative aux
nouvelles exigences de transparence (la gouvernance), de maîtrise des coûts et comme outil de
cohérence des politiques publiques (le projet comme plan). Enfin, le projet constitue, pour les
associations, l’expression politique de la visée de transformation des représentants de la société civile.
On le mesure, le succès de la notion constitue sans nul doute un analyseur possible des évolutions de
la modernité tardive. Le thème du projet est en effet étroitement associé à deux autres grands
sujets/problèmes de notre temps, celui de la problématique de la construction identitaire du sujet et
celui du changement dans les organisations. Dans le premier cas de figure, la notion de « projet
individuel » nouvel avatar de la technologie du travail social, l’instant s’apparente parfois à une véritable
« injonction au projet » comme le faisait fort justement remarquer B. Eme l’année dernière lors de ces
journées. Comme accéder à ce travail d’auto définition d’une trajectoire visée dans un monde en quête
de repères et rompu à la culture de l’instant dès lors que l’on souffre soi-même d’un déficit de
socialisation ?
Dans le second cas de figure, auquel nous consacrerons l’essentiel de notre communication, le recours
à la notion de projet recouvre des acceptions multiples qui puisent leurs références autant dans les
sciences de gestion que dans les sciences politiques, la psychologie, la sociologie des organisations,
selon le contexte institutionnel dans lequel elle est mobilisée. Qu’y a-t-il de commun en effet entre un
projet associatif, un projet d’établissement, un projet qualité, un groupe projet, etc. ?
Malgré son caractère polysémique, on peut dégager une caractéristique commune à la notion : elle est
étroitement liée à celle de mouvement, de transformation de l’individu comme de l’organisation. La
problématique du changement des organisations constitue un trait de plus en plus caractéristique des
entreprises, des établissement publics et plus récemment des associations sociales et médico-sociales.
C’est plus particulièrement dans ce champ que les notions de changement et de projet se recouvrent.
La loi 2002-2-2 en est une illustration au sens où non seulement elle invite à de profonde
transformations des organisations et des métiers au regard des nouveaux droits des usagers mais aussi
en ce qu’elle exige la formalisation « d’un projet » d’établissement à l’adresse de son environnement. Le
projet d’établissement peut donc a minima être entendu comme un objectif en soi : il s’agira dans ce
cas de figure de produire un document afin de répondre à une commande. Dans une acception plus
large que celle d’une adaptation à une contrainte institutionnelle, le projet d’établissement comme nous
y invite J-R. Loubat est bien plus qu’un simple outil de contrôle ou d’évaluation, il est aussi anticipation,
prévision, maîtrise des possibles, gestion d’une perspective temporelle… Dit autrement, le projet
constitue un support essentiel de la conduite du changement en ce qu’il instruit dans l’organisation
concernée une réflexion plus large sur l’avenir de l’organisation, de ses métiers et de ses visées qui en
matière sociale sont toujours « politiques ». De fait, le projet d’établissement devrait être pensé dans
son articulation avec « le projet associatif » qui exprime « le bien commun » des membres associés et
leurs visées de transformation de l’environnement.
La notion de projet peut donc être entendue comme « organisateur du mouvement » à condition que ce
dernier soit le produit d’une définition légitime, d’un sens partagé par l’ensemble des acteurs, membres
de l’organisation, ce qui n’est pas toujours le cas. Enfin, le projet est une condition nécessaire mais non
suffisante du changement. Alors que dans les entreprises, comme nous allons le voir, la tendance serait
à sous-estimer dans la conduite du changement l’importance d’un horizon fondé en valeur au profit
d’une centration sur les dimensions structurelles de l’organisation (division du travail, politiques de
gestion des moyens et des ressources humaines…), on repère un excès inverse dans certaines
associations. En effet, un certain nombre d’entre elles ont tendance à considérer que la réactualisation
du projet constitue une fin en soi et ne se donnent pas toujours les moyens d’agir sur les principes
structurant une partie de leurs activités : les règles de fonctionnement, les modalités d’animation et
d’évaluation des travailleurs, les formes de coopération possibles entre métiers ou établissements.
Dans les deux cas, entreprises et associations, la troisième variable stratégique (avec les règles et le
projet) de la conduite du changement, les métiers sont souvent l’objet d’une insuffisance en terme
d’accompagnement.
Trois axes principaux, correspondant à trois questions d’époque, permettent de discriminer ces
configurations socio-productives.
17
Ce chapitre s’inspire plus particulièrement des travaux de F.Osty, Sociologue au LISE.
l’entreprise. Les rites y sont nombreux et la fiabilité des modes de coopération expliquent une réactivité
très poussée.
A l’inverse, d’autres organisations se caractérisent par un lien de type “ sociétaire ”, érigeant la règle et
son processus d’élaboration comme fondement de l’organisation des rapports de production. Dans cette
perspective, la règle est le produit d’une négociation entre acteurs aux intérêts divergents et sert de
médiation entre les hommes, permettant d’établir des compromis provisoires et contingents. Le modèle
de la bureaucratie représente l’archétype de mode de fonctionnement où le jeu autour de la règle (de
son application, de sa transgression ou de sa transformation) constitue le quotidien des relations entre
catégories d’agents.
- L’orientation du changement
Cet axe permet de distinguer les entreprises engagées dans des changements de types adaptatifs de
celles exposées à un processus de modernisation et donc à l’inflexion d’une trajectoire de
développement.
Dans un cas, le changement est orienté vers la reproduction du mode d’intégration, c’est-à-dire qu’il
s’appuie sur les ressorts de la régulation sociale pour s’adapter aux défis de l’environnement. Dans le
cas de l’entreprise communauté ou de la bureaucratie, les évolutions ne remettent pas en cause les
fondements du modèle de fonctionnement car c’est le recours aux valeurs fondatrices de qualité et de
flexibilité qui assure une stratégie d’expansion sur le marché, tandis que le foisonnement de nouvelles
règles constitue le mode de changement bureaucratique.
D’autres entreprises sont engagées durablement dans l’invention de nouvelles manières de fonctionner
(nouveaux modes d’organisation du travail ou de gestion des hommes, mais aussi nouveaux
Modèle en Reproduction
ENTREPRISE
BUREAUCRATIQUE ENTREPRISE
ENTREPRISE
COMMUNAUTE
DUALE
Intégration
Intégration MODE D'INTEGRATION par la Culture
par la Règle SOCIALE
d'entreprise
ENTREPRISE
MODERNISATION
EN
CRISE
ENTREPRISE
MODERNISEE
Modèle en Transformation
comportements au travail) sous peine de disparaître du marché. Le modèle de la crise ou de l’entreprise
modernisée représentent deux voies possibles d’une transformation en profondeur de leur système
productif. Dans un cas, le changement s’effectue par rupture forte des compromis antérieurs tandis que
dans l’autre cas, la transition est pilotée et s’apparente à une recomposition des métiers dans
l’entreprise.
La diversité des formes empiriques de production souligne par ailleurs différentes trajectoires socio-
économiques visant la performance. Il n’existe pas de déterminisme absolu où un seul modèle de
fonctionnement serait valable pour toutes les entreprises. Les mondes sociaux correspondent à des
positionnements différents sur le marché, activant des facteurs de compétitivité spécifique.
Je voudrais remercier Jean-François NURIT et les organisateurs de ces journées d’étude de m’avoir
proposé de présider cette séance consacrée à l’accompagnement des choix de vie. En effet les
questions liés à l’accompagnement sont, pour l’UNAPEI et pour les personnes handicapées mentales,
des questions fondamentales et nous souhaitons que dans ce domaine nous passions de la notion de
prise en charge à celle d’accompagnement. Il ne s’agit pas de faire « pour » les personnes qui sont
accueillies dans les établissements mais « avec » elles.
Trois interventions nous feront le plaisir d’animer cette séance. D’abord celle de Brigitte PITOIS-
CHOQUET et Réjane PRONO qui nous parleront de l’accompagnement dans des parcours de
personnes déficientes intellectuelles. Ensuite Mary LEJEAN qui nous parlera de la place des
professionnels dans la définition et la construction du projet. Enfin Georges-Bernard PATURET qui
évoquera le thème du projet comme fiction commune.
L’ACCOMPAGNEMENT DE PARCOURS DES PERSONNES DEFICIENTES
INTELLECTUELLES : L’EXPERIENCE DE «LA PERMANENCE DU JARD »
Brigitte PITOIS-CHOQUET – Directrice de « La Permanence du Jard », Epernay
Ainsi que l’équipe de la permanence
Réjane PRONO – TITRE DE L’AUTRE INTERVENANTE ????
Un état d’esprit
La démarche de base de la Permanence du Jard s’inscrit, d’une part, dans un processus et des
procédures qui concourent, en premier lieu, à permettre au travailleur handicapé de se situer au centre
d’un dispositif l’aidant à réindividualiser son itinéraire de vie par l’expression de sa parole. Il s’agit d’un
échange basé sur un principe démocratique : un homme, une voix. Ce principe inclut la nature et les
conditions qui assurent, quelles que soient les interventions qui la concernent, que la personne est
associée à la démarche.
D’autre part, l’action menée à la Permanence du Jard doit être portée par une croyance en l’évolution et
le progrès possible pour tout homme qui en a le désir, aussi enfoui soit-il, pourvu qu’on en cherche avec
lui les moyens de le réaliser.
Partie du regard sur les personnes handicapées, la Permanence du Jard regarde maintenant le milieu
ordinaire, en quête d’espaces de changement de ce milieu pour les amener à se constituer en espaces
d’accueil de tous, y compris de personnes handicapées.
Il serait souhaitable de ne plus spécialiser la situation de handicap et utiliser, autant que faire se peut,
tous les dispositifs de droit commun. C’est à partir du projet de la personne qu’une logique d’actions
communes pourra se mettre en route. « Chaque fois que nous ferons vivre les personnes handicapées
dans les mêmes espaces que tous les autres, et que nous contraindrons ceux-ci à y parvenir, nous
créerons du lien social et ferons avancer la démocratie. »18
1- Orientation et Evaluation
Il s’agit de bâtir une étape préalable à toute action proposée dans le dispositif de préparation à la vie
active. Cette phase permettrait d’une part à la personne elle-même de travailler sur ses valeurs,
capacités et besoins, de posséder suffisamment d’informations pour faire véritablement un choix
d’orientation et, d’autre part, à des instances comme la COTOREP de pouvoir s’appuyer sur une
évaluation avant de proposer l’orientation en milieu protégé de la personne concernée.
18 STICKER (H.J), op. cit. p.117.
Par exemple, pour ce faire, nous utilisons un outil pédagogique développé dans le cadre d’EQUAL
(programme européen) qui peut permettre à certaines personnes soit d’intégrer un parcours de
préparation à la vie active, ou encore d’utiliser le milieu protégé comme une passerelle permettant une
formation professionnelle spécialisée et une expérience professionnelle adaptée.
La Permanence du Jard, en utilisant la méthode de projet individuel, tente de leur permettre d’être
reconnues comme personne à part entière et de jouer pleinement leur rôle dans la communauté.
Avec cette méthode dite de « Projet Individuel », les personnes peuvent s’exprimer davantage :
exprimer leur individualité, leur désir et amorcer la formulation d’un projet, mais c’est bien hors les murs
d’une institution spécialisée que le projet social et professionnel vers le milieu ordinaire s’accompagne.
Pour aider les personnes déficientes, il est important que l’action d’accompagnement corresponde
réellement aux besoins des personnes. Il semble que ce soit l'une des exigences les plus difficiles à
satisfaire. En effet, les professionnels des services peuvent donner ce que eux-mêmes savent et aiment
faire, et/ou ce que les associations leur demandent de faire, et/ou encore ce que le gouvernement
finance. Et pourtant, ce n'est peut être pas toujours ce dont les usagers ont le plus besoin. De plus, bien
qu'il existe beaucoup de points communs entre les besoins des personnes, il existe aussi une grande
variété dans le degré de ces besoins et chacun ne réagit pas de la même manière à des méthodes
identiques. Les programmes doivent être individualisés afin de permettre aux personnes de construire,
d’affirmer par elles-mêmes des liens individuels dans plusieurs directions. Le premier est de soi à soi,
comme capable d’assurer des démarches, d’avoir du pouvoir sur sa vie. Le second est l’appartenance à
un sous système, famille, quartier, réseau, groupe, association où elles peuvent trouver et développer
de l’aide mutuelle. Enfin, un lien sociétal de soi à la société consiste à pouvoir faire valoir ses droits et
assumer ses devoirs19. L’accompagnement trouve ici tout son sens.
Le travailleur social, tel un acteur et non plus un auteur sans prise sur les intentions, doit être un
acteur-ressources, critique et donner des conseils ; ces derniers seront tenus ou pas. Le professionnel
est en périphérie de projets20.
Ces entretiens de personnalisation, ou de situation personnelle (la méthode étant récente, le
vocabulaire évolue), doivent reposer sur le respect et la reconnaissance de la personne. Les
professionnels ne deviennent pas dépositaires de leurs attentes, mais sont des personnes-ressource.
Ce travail est une occasion pour la personne déficiente d'atteindre un plus grand développement
émotionnel, une maturité affective, un épanouissement personnel.
La première étape du projet individuel se situe dans sa formulation.
19 L’intervention sociale d’aide à la personne, Rapport du Conseil supérieur du travail social, Editions de l’Ecole nationale de
la santé publique, p 88, 173 p.
20 BOUTINET J.P, Actes colloque MAIS, « Insérer, un défi pour l’accompagnement », Paris, 1994.
Nous partons d'une trame spécifique, afin d'orienter l'entretien, à partir d'une perspective et d'une
méthode pédagogique consistant à faire en sorte que les personnes construisent, ou participent à la
construction, de leur projet individuel. Il est donc nécessaire d'informer la personne sur les objectifs de
cet entretien, qui pourront peut-être aboutir à l'élaboration de son projet individuel, et permettront de la
considérer comme capable d'exprimer ou de manifester quel peut être le sens qu'elle donne à sa vie.
Cet entretien permet à la personne déficiente de structurer son histoire et de lui donner un sens, de
reconnaître sa spécificité, d'organiser son imaginaire en tant que désir.
3- L’accompagnement de parcours
Ces accompagnements ont pour objectif :
- D’une part, de réguler les questions liées aux difficultés de chaque personne, afin de renforcer,
stabiliser et pérenniser le projet d’insertion.
- D’autre part, de favoriser l’insertion sociale par la prise en compte des actes de la vie
quotidienne : déplacements, relations, hygiène, gestion des loisirs, du budget…
De plus, après quelques années de fonctionnement, nous pouvons dire aujourd’hui que la formation
devient très souvent un passage obligé pour la personne inscrite dans un parcours d'inclusion. Mais,
également une démarche que chacun peut être amené à faire dans le cours de son existence pour soi-
même. Le traitement de cette problématique ne doit pas se faire uniquement par la spécialisation des
réponses mais par des solutions trouvées, construites par et dans le droit commun.
L’accompagnement formation
A la Permanence du Jard, nous accueillons en grande majorité des personnes peu qualifiées
rencontrant souvent des difficultés d’apprentissage, et notamment des difficultés dans l’apprentissage
de la lecture et de l’écriture. Néanmoins, nous sommes persuadés que la formation professionnelle est
un vecteur essentiel à l’insertion socioprofessionnelle des personnes en situation de handicap.
Aussi tous les individus sans exception devraient bénéficier des mêmes possibilités leur permettant
l’acquisition ou le renouvellement des compétences nécessaires à une participation active.
En partant des besoins des personnes, il s’agit de les accompagner et de faciliter leurs accès aux
dispositifs et formations de droit commun.
Par exemple, avec les jeunes de moins de 26 ans que nous accompagnons, nous travaillons en
partenariat avec les Missions locales du département afin que ces jeunes puissent bénéficier des
mesures d’élaboration de projet, de préparation ou de formation proposées.
Nous travaillons également avec les organismes de formation qui assurent ces différents dispositifs.
Pour des jeunes en phase d’élaboration de projet, il existe par exemple un dispositif intitulé RSB
(réapprentissage de savoirs de base), alternant des périodes en centre de formation et des périodes de
stage en entreprise de 15 jours qui permettent alors à la personne de découvrir différents métiers et le
monde de l’entreprise mais de repérer également où elle en est au niveau des acquis scolaires et en
terme d’adaptation sociale.
Un autre dispositif intitulé Tremplin est intéressant pour des jeunes souhaitant valider, confirmer un
projet professionnel et ayant besoin de temps. Celui-ci consiste à être dans la même entreprise pour
une durée de 4 à 6 mois avec quelques moments très courts en centre de formation, soit 2 jours tous
les 15 jours.
Nous favorisons aussi l’accès à un dispositif qui nous paraît tout à fait intéressant, celui de
l’apprentissage. En effet, nous accompagnons plusieurs jeunes sortant d’IME en contrat
d’apprentissage dans différents domaines d’activités (maçonnerie, peinture, ouvrier vigneron, métallier).
Plusieurs actions sont alors mises en en œuvre pour favoriser cette apprentissage :
- une semaine de mise en situation au CFA avant la rentrée ;
- la mise en place de cours de soutien supplémentaires pendant les semaines entreprise et
pendant les semaines CFA (le temps de soutien et le contenu de ces cours sont évalués en
fonction des besoins des personnes) ;
- un accompagnement professionnel en entreprise (personne/employeur/chargé
d’accompagnement professionnel) ;
- un accompagnement en formation (personne/CFA/chargé de mission formation/personnes
donnant les cours de soutien).
Lorsque le droit commun ne peut répondre aux besoins des personnes, nous mettons en place des
formations spécifiques en partenariat avec des organismes de formation ordinaires. Il s’agit de
formations collectives adaptées à des personnes ne sachant ni lire, ni écrire et/ou rencontrant des
difficultés d’apprentissage.
Nous avons pour le moment quatre expérimentations :
- Deux expériences avec des CFPPA (Centre de formation professionnel et de promotion
agricole) de la région, dont une formation viticole donnant accès au diplôme de taille reconnu
par la corporation des vignerons et une formation en travaux paysagers donnant accès à la
partie pratique du CAPA.
- Une action de formation type émergence de projet professionnel avec l’AFPA.
- Une formation en maçonnerie avec un CFA (Centre de formation d’apprentis).
L’accompagnement social
Le chargé d’accompagnement social a un rôle pédagogique dans l’acquisition des principaux codes
sociaux, un soutien psychologique ainsi qu’une aide aux démarches administratives. En binôme avec le
chargé d’accompagnement professionnel, il s’assure de l’acquisition de certaines aptitudes et
compétences sociales.
Le travail d’accompagnement social va consister dans un premier temps à repérer rapidement les
dispositifs existants pouvant répondre aux besoins de la personne, la mettre en contact avec ces
différents services et ainsi passer le relais. Néanmoins, pour quelques personnes, ces dispositifs ne
suffiront pas et il est nécessaire de trouver des solutions plus adaptées voire spécialisées. Le service
d’accompagnement à la vie sociale est quelquefois la seule solution, au moins pour un temps, pour
accompagner la personne dans son quotidien.
Pour de nombreuses personnes, l’accompagnement social sera le facteur primordial de réussite durant
un temps indéterminé en fonction des besoins de la personne.
Les différents entretiens réalisés au cours de ces stages se doivent d’être centrés sur la personne,
c'est-à-dire favoriser l’expression de son ressenti (envies, motivations, intérêts, difficultés…) afin de
vérifier la faisabilité de son projet.
Pour ce faire, pourra être mis en place un stage de validation de projet centré sur l’évaluation des
compétences de la personne au regard du métier visé.
Depuis une année, nous avons créé un poste de coordinateur de projet qui a pour but de garantir la
cohérence des parcours en veillant à ce que les actions mises en place dans le cadre de
l’accompagnement soient en accord avec le choix et les aspirations des personnes et en s’assurant de
leur positionnement en tant qu’acteur de leur projet.
- Le second type d’entretien, qui n’est pas nommé, s’appuie sur une idée de permanence, une
disponibilité d’écoute à la demande de la personne quelque soit son besoin.
- Le troisième type d’entretien pourrait être intitulé « entretien de suivi de projet professionnel ».
En situation de préparation vers l’emploi, les personnes ne perçoivent pas toujours de manière
positive les expériences qu’elles ont vécues ou ne comprennent pas toujours les difficultés
qu’elles ont rencontrées.
L’entretien à la fin de chaque action avec le coordinateur et le chargé(es) d’accompagnement a
pour objectif de positiver l’expérience vécue, de trouver les solutions adaptées afin de revoir les
aptitudes et les comportements à travailler, les relais ou les formations à mettre en place et les
propositions en terme d’accompagnement vers un stage, une formation, un accompagnement
social ainsi que des relais vers les organismes de droit commun afin que le parcours vers
l’emploi poursuivre sa progression.
L’évaluation actuelle du travail de coordination dans le cadre des entretiens nous amène à réfléchir au
fait que le suivi des personnes est souvent à l’initiative du coordinateur de projet. Cela place la
personne dans une situation d’attente par rapport au service et ne nous permet pas toujours de pouvoir
évaluer aujourd’hui le degré d’investissement de la personne pour son propre projet.
Un questionnaire sous la forme d’une enquête de satisfaction est actuellement en cours de réalisation
afin de permettre aux personnes accompagnées et aux professionnels d’évaluer la pertinence des
services rendus.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Vous n’avez pas du tout évoqué le mot contrat dans les projets entre la personne et le service. Est-ce
volontaire ?
Brigitte PITOIS-CHOQUET
Nous avons volontairement axé notre témoignage sur la notion de projet sans expliquer comment cela
fonctionne concrètement. En fait, nous ne passons pas de contrat avec la personne. Le premier
entretien est une rencontre où on informe la personne des services et où elle nous parle de son
parcours si elle le souhaite. En tout cas elle n’adhère pas dès le premier entretien et nous attendons
qu’un deuxième entretien soit demandé par elle pour l’amener à signer une fiche d’adhésion. C’est elle
qui demande à bénéficier des services proposés et nous ne signons pas de contrat.
Au travers des différents accompagnements nous pouvons être amenés à proposer aux personnes des
conventions, avec des entreprises ou des organismes de formation par exemple, mais nous n’avons
pas mis en place nous-mêmes et directement de contrat.
DU DESIR AU PROJET : LA PLACE DES PROFESSIONNELS
Mary LEJEAN - Directrice, service d’aide et d’accompagnement à domicile, APF, Saint Brieux
Ce témoignage est celui d’un service d’Aide et d’Accompagnement à Domicile, basé à Saint Brieuc
dans les Côtes d’Armor. Ses professionnels sont actuellement des assistants sociaux, des
ergothérapeutes, des auxiliaires de vie sociale, des techniciens administratifs et comptables. Son
territoire d’intervention est le département. Ses usagers sont des personnes en situation de handicap
moteur.
La création de services tels que le nôtre est récente : les premiers sont nés dans les années 1990,
beaucoup ont moins de 5 ans d’existence. Pour notre part nous avons vu le jour en 1996.
Les personnes qui font appel à nous sont, en grande majorité, autonomes, au sens étymologique du
mot : auto/nomos la règle, la loi pour soi.
Elles ne nous ont pas attendu pour choisir leur mode de vie ou pour définir leur projet de vie. Elles ont
juste envie de vivre autant que possible comme tout un chacun, comme vous, comme moi, une vie
ordinaire ou qui tende vers cela.
Elles vivent seules ou en famille, dans un logement individuel, au cœur des cités ou des villages. Il
arrive qu’un membre de la famille prenne l’initiative d’une démarche vers nous, mais, sauf pour de rares
exceptions, nous recherchons la volonté de la personne handicapée elle-même de faire appel à nous.
Toutes ces personnes désirent accéder à une amélioration de la qualité de leur vie, avec ou malgré le
handicap. Les critères de cette qualité sont les leurs, qu’il s’agisse de leur vie quotidienne, sociale,
affective ou professionnelle. Elles font appel à nos compétences particulières pour résoudre une ou
plusieurs difficultés liées à la limitation de leur indépendance fonctionnelle et à l’inadaptation de leur
environnement architectural ou social.
Nous n’intervenons donc qu’à leur demande, et depuis 1999, lorsqu’il nous a fallu mettre en place une
liste d’attente, celle-ci est écrite : le courrier qui nous est adressé fonde la légitimité et l’objet premier de
notre intervention. Maintenant ce courrier ne suffirait pas à définir les termes d’un contrat : les
indications et le ton de cette lettre ne permettent pas d’anticiper sur la durée et le contenu de la
séquence de leur vie au cours de laquelle nous allons apparaître.
En effet le premier contact, qui a lieu au domicile de notre interlocuteur, reste le plus déterminant.
L’angoisse qui transparaît dans l’écrit initial sera peut-être rapidement apaisée alors que le problème
technique soulevé peut cacher un profond désarroi qu’il nous faudra prendre en compte.
Nous avons, avant tout engagement contractuel, un défi à relever : celui de comprendre. Comprendre
la nature de ce qui est vécu par la personne handicapée comme une difficulté et comprendre où sont
ses attentes à notre égard.
J’en parle comme d’un défi car nous avons une double obligation :
- Celle de nous méfier constamment de nous-mêmes et de nos a priori, de nos habitudes, de nos
valeurs.
- Celle de laisser place à notre sensibilité, à nos ressentis, à nos expériences.
Nous avons ensuite à être compris pour ce que nous sommes, nos domaines de compétences, nos
limites. Rien ne peut se construire sur un « vous ne comprenez pas, vous ne m’avez pas compris ».
Heureusement, le plus souvent, cette compréhension mutuelle s’établit à la première rencontre et nous
pouvons définir rapidement les bases de notre futur partenariat.
Nos interlocuteurs ont trouvé ou retrouvé un équilibre de vie avec le handicap. Nous sommes parfois
étonnés de leurs habitudes de vie, de leur adaptation à des déficiences sévères, de leur solitude
recherchée ou du rythme qu’ils s’imposent… Et quand nous leur faisons part de notre étonnement nous
les faisons sourire. C’est leur vie, voilà tout.
Ils savent clairement ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas.
Leurs demandes requièrent avant tout notre compétence technique, nos connaissances spécialisées.
C’est ensemble que nous envisageons les différentes hypothèses de solution au problème posé et c’est
eux qui arrêtent leur choix. Et pour obtenir les moyens de la mise en œuvre de leurs projets nous
devenons éventuellement négociateurs, intermédiaires, médiateurs, facilitateurs auprès de
multiples partenaires.
Il arrive que nous soyons l’interface entre désir et réalité. Et parfois c’est l’impasse.
Je pense par exemple à Monsieur B. qui faisait appel à nous pour l’adaptation de son véhicule et le
financement de celle-ci. D’une part les adaptations nécessaires n’étaient pas envisageables sur son
véhicule, d’autre part sa déficience supposait un avis médical pour régulariser son permis de conduire.
Or il ne voulait ni changer de véhicule, ni passer de visite médicale. Il souhaitait un aménagement qui lui
permettrait de conduire avec l’aide de son épouse.
Malgré tous nos efforts de pédagogie il est resté ferme sur sa position. Aucun contrat n’a pu être
passé. Nous lui avons fait connaître par écrit notre impossibilité de soutenir un projet qui entraînait des
risques pour lui-même ou pour les autres. Rien n’y a fait. Il a répondu par écrit qu’il se débrouillerait
sans nous, que nous étions juste des incompétents.
Un autre exemple est celui de Madame D. dont l’origine de la déficience n’est pas établie et qui nous
fait part de troubles multiples. Elle se déplace parfois en fauteuil manuel. Lors de rencontres à son
domicile, son conjoint et son fils adolescent, parfois présents, semblent en grande souffrance. Ils ne
s’expriment pas sur la demande de Mme D. d’adapter leur maison. Une adaptation qui suppose une
extension. D’une part les incapacités sont impossibles à mesurer précisément, d’autre part Madame D.
estime que le financement de son projet doit faire l’objet en totalité de subventions.
Notre persévérance à tenter de comprendre, nos explications sur les dispositifs existants, nos contacts
avec les médecins, avec l’accord de Mme D., n’ont pas permis de définir un projet même après
plusieurs mois.
Une situation un peu similaire s’est présentée voici quelques années. Après une longue période de
tâtonnements, tout est allé très vite lorsqu’un diagnostic clair a pu être posé. La personne, autant que
son entourage, a enfin eu les repères qui lui manquaient pour prendre des décisions quant à
organisation de sa vie.
Il nous est également moins aisé de contribuer à l’évolution favorable d’une situation lorsque notre
intervention est liée à l’insistance d’un proche (conjoint, enfant ou parent), ou d’un professionnel
(médecin ou travailleur social).
Le dernier cas de figure que je voudrais évoquer ici, c’est lorsque nous sommes confrontés à la
détresse aiguë qui s’exprime par une absence totale de désir voire un seul désir de mort. Une mort
synonyme de paix, de fin de souffrance.
Voici 2 ans nous avons pris le relais d’un centre de rééducation pour clarifier la situation administrative
et financière de Mlle C., 33 ans, célibataire, vivant seule dans un pavillon adapté qui venait de lui être
attribué par les HLM.
Les médecins lui ont annoncé une évolution rapide de la maladie et la nécessité d’envisager à court
terme une trachéotomie et une gastrotomie.
Mlle C., auparavant très active dans sa vie professionnelle et sociale, ne supporte pas ce handicap
qu’elle vit comme une déchéance. Elle veut juste mourir dans la dignité.
Nous avons répondu à son attente d’être accompagnée et soutenue dans ses démarches de
préparation de fin de vie : contrat avec les pompes funèbres, rencontres avec les services d’urgence,
fichier des dernières volontés chez le notaire etc.
Une fois ces démarches accomplies, elle s’est apaisée, la vie a repris le dessus et elle a formulé des
demandes d’aides techniques notamment. Pour autant elle ne veut pas que sa maison soit transformée
en hôpital et préfère prendre de multiples risques plutôt que de recourir tous les jours à des auxiliaires
de vie.
Ses hésitations nous conduisent à hésiter nous-mêmes, à faire 2 pas en avant puis 3 en arrière, selon
l’état de bouleversement psychologique dans lequel elle se trouve.
Pour elle comme pour d’autres usagers nous sommes face à l’équation suivante : en cas de refus ou de
non choix de nos propositions par les usagers, à partir de quand devons nous nous retirer ou jusqu’où
devons nous insister pour tenter d’améliorer leur confort au quotidien ?
Alors il nous reste à partager avec elles ce questionnement. C’est ce qui finit par produire des effets
quitte à reprendre les termes du contrat.
Au-delà d’une palette de compétences et de connaissances, c’est une palette d’attitudes qu’il nous faut
être capable de développer. L’écoute ne suffit pas. C’est aussi de patience, de tolérance, d’ouverture
d’esprit, d’obstination, de fermeté, d’humour, de pédagogie, de conviction, d’invention qu’est teintée
notre pratique … autant d’attitudes qu’il nous faut sans cesse inventer comme un peintre qui utilise ses
couleurs de base pour en produire de nouvelles à l’infini.
Ces teintes là nous les trouvons à plusieurs, en équipe, quand nous partageons nos questionnements,
nos émotions, nos impasses, nos échecs, nos savoirs, nos expériences, nos réussites et notre
enthousiasme.
A plusieurs nous sommes plus objectifs mais aussi plus créatifs, plus souples, plus disponibles, plus
audacieux, plus confiants. Sans aucun doute le service qui est attendu de nous passe par cette
pluriprofessionnalité et le plaisir de s’enrichir mutuellement.
S’il est une conviction profonde qui fonde ma pratique de responsable de cette équipe c’est que nous
avons plus de probabilité de réaliser un travail de qualité, conforme à la loi, si nous, les professionnels,
nous gardons le désir d’exercer pleinement notre métier et de mener à bien le projet de service qui est
le nôtre. Ce désir là s’entretient chaque jour faute de quoi nous serions comme un peintre qui n’a plus
que 2 ou 3 couleurs sur sa palette ou comme un pianiste auquel il ne resterait que 2 ou 3 touches sur
son piano.
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Jusqu’où faut-il accompagner quelqu’un lorsqu’on sent que son projet est en décalage avec la réalité du
milieu qui peut l’accueillir ?
Mary LEJEAN
Je crois que dans notre pratique nous l’accompagnons jusque là où elle veut aller elle et tant qu’elle ne
se met pas en grand danger physique ou psychique. Nous ne fixons pas les limites, nous pouvons
seulement percevoir l’extrême limite et protéger la personne en quelque sorte contre elle-même mais
c’est exceptionnel. La plupart du temps nos échanges permettent de définir ensemble ces limites là.
Question de la salle
Je suis médecin en centre hospitalier et je voudrais savoir quel est selon vous le rôle exact des
auxiliaires de vie au sein de votre équipe.
Mary LEJEAN
Ceci constitue un grand débat, actuellement, entre les auxiliaires de vie, les aides soignants, les AMP…
Ce débat n’est pas clos mais en ce qui nous concerne nous considérons que l’auxiliaire de vie est là
pour accompagner la personne dans les situations de vie quotidienne : ménage, courses… et aider
directement la personne par exemple pour se lever, s’habiller, faire sa toilette. La toilette est considérée,
s’il n’y pas de soins, d’escarres…, comme faisant partie du quotidien.
L’intérêt de nos équipes telles qu’elles sont maintenant mises en place est qu’elles sont
pluridisciplinaires. L’équipe à l’origine de notre service est composée d’assistantes sociales et
d’ergothérapeutes. Les auxiliaires de vie ont donc une formation de base, le diplôme d’Etat d’auxiliaire
de vie sociale, et peuvent profiter en interne de l’apport précieux des ergothérapeutes à travers des
sessions régulières de formation ou des demandes ponctuelles et spécifiques. Nous sommes par
exemple amené à envisager l’intervention avec l’auxiliaire de vie de l’ergothérapeute au domicile des
personnes que nous suivons, lorsque cela est nécessaire. Un lève-personne va par exemple être utilisé
avec les conseils d’un ergothérapeute, ce qui est essentiel car chaque matériel est différent mais
surtout parce que chaque personne est différente. Il faut donc adapter les manutentions.
LE PROJET COMME « FICTION COMMUNE »
Jean-Bernard PATURET - Philosophe, Professeur des universités, Montpellier
L’attention portée en Occident à la notion de « projet » est devenue de plus en plus prégnante à partir
du Quattrocento avec Brunelleschi qui, en architecture, a compris la nécessité d’une anticipation
méthodique, seule capable d’engendrer une réalisation technique élaborée. « Restaurateur de la bonne
architecture antique », Brunelleschi refuse le caractère improvisé des chantiers médiévaux et prône
l’utilisation du « designo », à la fois « dessein » et « dessin » « Designo » est le plus souvent le fruit de
recherches architecturales produites à partir des ruines antiques, il est inscrit à l’état d’ébauche sur le
carnet de l’architecte. Le « designo » peut ainsi circuler sur les chantiers et être consulté par les
différents corps de métiers. Il précède nécessairement les applications techniques de la construction.
Ces dernières passent obligatoirement par la réalisation d’une maquette, en bois le plus souvent, qui
sert de « terrain » et de matériau d’expérience permanents au fil de la construction. Avec le « designo »,
l’homme devient progressivement la mesure absolue et l’architecte, une figure « démiurgique » c'est-à-
dire un créateur et un inventeur de l’espace…
L’idée et l’utilisation du terme de « projet » apparaissent donc assez tardivement dans l’histoire et la
pensée occidentales : on parle de « pourget » au XVième siècle et le terme n’aura son acception
moderne que quelques temps plus tard. L’étymologie latine « jacere, jactum » signifie « jeter, lancer » et
le préfixe « pro » se traduit par « en avant de soi, devant ». Le Grand Robert de la langue française21 lui
attribue deux sens importants, celui de « situation que l’on pense atteindre » et celui « d’ébauche, de
dessin, de plan ».
De manière plus culturelle et générale, l’idée de « projet » se fonde dans l’appartenance de l’Occident à
une double culture : celle du prophétisme messianique et celle du rationalisme.
Des monothéismes juif et chrétien, la culture occidentale conçoit le projet comme ordonné à l’existence
d’un absolu. L’universalisation du christianisme a contribué à la diffusion de cette idée. Cette tradition a
construit le concept d’histoire à partir des textes prophétiques et de la promesse messianique. Dans
cette perspective, le temps (notion étroitement liée au terme de projet) est pensé comme linéaire, les
évènements ont un caractère d’unicité. Le temps historique est à l’opposée du temps cyclique et
répétitif pensé sur le modèle de la nature et dont le serpent « Ouroboros » (qui se mord la queue) est la
métaphore. Le prophétisme messianique est donc ouverture sur l’avenir, et construction du futur, il est
la possibilité d’atteindre à un absolu. Il signifie que le temps n’est jamais refermé sur lui-même dans une
Sartre est sans doute le plus connu parmi les philosophes qui ont défini l’homme comme « projet »
L’être humain est ce qu’il devient. Le projet sartrien est donc avant tout « arrachement » à toutes les
fatalités naturelles ou sociales et à tous les déterminismes internes et externes propres à l’histoire de
chaque être ou de chaque communauté. Le projet dans son essence, vise donc à sortir l’homme des
griffes dévorantes d’un destin naturel, social ou personnel. Etablir un projet revient donc à tenter de
s’arracher sans cesse à toutes les « déterminités » et à toutes les « compulsions de répétition » qui
figent et fixent les hommes et les groupes dans des états qu’ils pensent immuables. Le projet comme
« arrachement » est donc une étape nécessaire mais souvent douloureuse dans la conquête de
l’humaine liberté. Dans L’existentialisme est un humanisme, Sartre écrit : « nous voulons dire que
l’homme existe d’abord c'est-à-dire que l’homme est ce qui se jette vers un avenir et ce qui est
conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord projet » ; et quelques lignes plus loin il
ajoute : « l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être »22. Le projet peut alors devenir le cadre de
la responsabilité humaine car il est l’expression du choix des humains et leur capacité d’affirmer leurs
valeurs. Pour Sartre comme pour les existentialistes, si « l’existence précède l’essence » cela signifie
que « l’homme est ce qu’il se fait » et que « l’homme est responsable de ce qu’il est ». Toutefois cette
responsabilité n’est pas uniquement individuelle, car « quand nous disons que l’homme est responsable
de lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais
qu’il est responsable de tous les hommes »23.
Définir l’homme comme projet revient à le concevoir comme inachevé, et du même coup comme un être
du « toujours possible ». L’être humain peut ainsi surprendre et étonner à chaque instant. Si « l’enfer,
c’est les autres » comme dit précisément Sartre, n’est ce pas parce que ces « autres » figent l’humain
dans des déterminismes et lui refusent toute perspective d’espérance et de possibilités de
changement ?
L’homme est une promesse, dira Nietzsche24, car il porte en lui l’homme à venir. Quelle leçon pour les
acteurs sociaux ! Car comment penser une action à l’endroit d’autrui sans se situer dans cette
perspective d’espérance et de pari sur l’autre ? Définir l’homme comme projet induit donc une éthique
pour les acteurs sociaux celle d’une confiance a priori et permanente vis-à-vis d’autrui et donc
l’acceptation d’une prise de risque à son égard. Le projet ne prend véritablement sens que sur cette
posture philosophique et éthique où l’homme est reconnu comme celui qui porte en lui l’homme à venir
parce qu’il n’est pas fixé à jamais dans ce qui semble initialement le déterminer.
Après cette réflexion générale sur la « philosophie ou l’esprit du projet » qu’en est-il de l’utilisation de ce
concept dans les institutions et les organisations et quelles fonctions politiques ou existentielles remplit-
il ?
Actuellement et le plus souvent le « projet » est le faire-valoir des institutions et le moyen privilégié de
riposte et d’adaptation aux incertitudes de la conjoncture économique ou politique. Fonder ou justifier
Même si ces diverses phases varient quelque peu dans leur présentation par les acteurs, la
méthodologie générale reste la même.
1- Il est inspiré de la « science » classique qui véhicule l’idée selon laquelle la réalité se cache sous un
voile que le scientifique ou l’expert met à jour. Cette conception relève d’une idéologie de la maîtrise
totale de l’objet. Elle repose sur l’idée d’une étanchéité de principe entre l’objet à connaître ou sur lequel
agir et l’observateur ou l’acteur. Or, depuis les travaux de Heisenberg et de Bohr dans le domaine de la
physique quantique, l’invalidation de ce principe n’est plus à démontrer. A l’échelle atomique, les
phénomènes ne sont pas indépendants des moyens par lesquels on les observe. « Si on examine un
électron, par exemple à l’aide d’un microscope à rayon gamma, pour déterminer sa position, l’acte
d’examiner non seulement « force » l’électron à avoir une position déterminable mais encore rend
impossible la détermination simultanée et d’une égale précision de son moment (…) ». Cette
observation conduit au principe de Heisenberg de la « relation d’incertitude ». Elargie en principe
méthodologique, nommé « principe d’exclusion ou de complémentarité » par Bohr, « elle n’est plus
l’énoncé purement technique, mais celui d’une propriété inhérente à la matière »25
Ainsi, on comprend qu’un phénomène est sans cesse en interaction avec les observateurs et les
acteurs qui s’intéressent à lui. Par conséquent, un phénomène qu’il soit physique ou social, n’est jamais
donné c'est-à-dire qu’il n’a jamais un sens inhérent ou caché mais que ce sens lui est toujours attribué.
Ce « construit » est le résultat de ce que Devereux appelle « l’opération d’assignation » : « un
phénomène, écrit-il, est transformé en une donnée pour une science particulière, seulement par son
explication en fonction des intervening variables caractéristiques de cette science ».
2- Cette rationalité méthodologique peut parfois résulter d’« habillage » ingénieux car souvent
l’élaboration d’un programme d’actions relève d’un choix politique décidé bien en amont du projet et
donc antérieur au diagnostic de la situation. En fait le projet n’est plus alors que la justification et la
validation de ces choix politiques déterminés ailleurs. Ainsi ce sont les moyens qui dictent les fins et non
l’inverse. Aussi la question de la légitimité de l’action ne se pose-telle pas ni celle de modalités
d’émergence de la demande qui, bien sûr, restent peu explicitées. Que signifie par exemple un projet
d’école, quand les choix politiques, les moyens en enseignants, les cycles scolaires et les programmes
sont déterminés dans les bureaux des ministères ? On peut percevoir ici quelques « manipulations »
hiérarchiques destinées à faire passer telle ou telle idée ou pour le dire de manière plus triviale « à faire
passer la pilule ». Le projet devient alors un moyen de manipulation institutionnel et politique !!
3- Les phases de méthodologie du projet rappelées plus haut, restent l’affaire des experts et des
spécialistes. Or Hannah Arendt26 s’inspirant de la tradition philosophique grecque, et de l’expérience de
la démocratie athénienne, distingue « expertise » et « citoyenneté ». Les affaires publiques
appartiennent aux citoyens et non aux experts, car les Grecs semblaient croire que si la mentalité des
Ainsi les enjeux « expertise et politique » se jouent autour du rapport à la parole. Jacques Rancière
dans son ouvrage précité, évoque à ce propos deux situations éclairantes. La première histoire est
empruntée à Hérodote et consacrée à la révolte des esclaves Scythes. Hérodote, l’historien grec,
raconte que les Scythes avaient l’habitude de crever les yeux de leurs esclavages pour mieux les
assujettir à leur tâche servile qui était de traire le bétail. Or, partis en expédition contre les Mèdes, les
guerriers scythes avancèrent loin en Asie et ils furent en guerre le temps d’une génération. Durant ce
temps, une génération de fils d’esclaves avait grandi les yeux ouverts ! Ils avaient conclu qu’aucune
raison particulière ne les obligeait à demeurer esclaves et ils décidèrent d’être les égaux des guerriers
absents. En conséquence, ils protégèrent le territoire d’un grand fossé et ils s’armèrent pour attendre le
retour des conquérants. Lorsque ces derniers revinrent, ils pensaient venir rapidement à bout de cette
révolte de vachers, mais ce fut pour eux un échec. Alors l’un des guerriers Scythes, plus avisé, dit
J.Rancière, eu cette idée : « Je suis d’avis que nous laissions là nos lances et nos arcs et que nous les
abordions tenant chacun le fouet dont nous fouaillons nos chevaux. Jusqu’ici, ils nous voyaient avec
des armes et ils s’imaginaient qu’ils étaient nos égaux et d’égale naissance. Mais quand ils nous verront
avec des fouets au lieu d’armes, ils sauront qu’ils sont nos esclaves et, l’ayant compris, ils céderont » Il
en fut ainsi. Frappés de ce spectacle, les esclaves s’enfuirent sans combattre.
La seconde histoire proposée par Rancière est extraite de l’œuvre de l’historien romain, Tite-Live. Elle
concerne la fin de la guerre menée par Rome contre les Volsques, la retraite de la Plèbe sur l’Aventin,
l’ambassade du patricien Menenius Agrippa, le retour des Plébéiens à l’ordre. La posture des Patriciens
est simple : pas de discussion avec les Plébéiens car ils ne parlent pas, ce sont des êtres sans noms,
sans logos, privés d’inscription symbolique dans la cité. Ceux qui sont sans nom ne peuvent
évidemment pas parler. Et le député patricien Menenius Agrippa que certains parmi les Patriciens vont
considérer comme un traître, s’est imaginé par erreur ou tromperie, que des paroles sortaient de leur
bouche. Les Plébéiens ne parlent pas, ils font simplement du bruit27. « Ils ont une parole transitoire, une
parole qui est un son fugitif, sorte de beuglement, signe du besoin et non manifestation de l’intelligence.
Ils sont privés de la parole éternelle qui était dans le passé, qui sera dans l’avenir »28. Malgré cela, les
Plébéiens vont résister en créant et en consultant leurs oracles, en prononçant des imprécations et des
apothéoses29. Ils se conduisent comme des êtres ayant des noms et doués de paroles, écrit J.Rancière.
Ils pourront ainsi s’inscrire dans l’ordre symbolique et politique de la cité.
Ceci conduit Jacques Rancière à opposer « police et politique ». « La police, écrit-il, est ainsi d’abord un
ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire,
(…) c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est
pas, que telle parole est entendue comme un discours et telle autre comme du bruit »30. Et il ajoute,
« l’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination
de ce lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait
son lieu »31. La ruse des Scythes sera d’empêcher qu’un tel lieu puisse advenir malgré la tentative des
esclaves tandis que les Plébéiens réussiront à construire ce lieu de paroles en se conduisant comme
des êtres parlants inscrits dans l’ordre du langage au même titre que les Patriciens. Ceci rendra alors
possible un espace de discussion et de négociation.
27 Michel Anselme, Du bruit à la parole-La scène politique des cités, La Tour d’Aigues, Editions de L’Aube, 2000.
28 Rancière, ibidem, p. 46.
29 Apothéose : déification des empereurs romains, plus largement, triomphe fait à quelqu’un.
30 Rancière, ibidem, p. 52.
31 Rancière, ibidem, p. 53.
32 J.F.Mattéi explique dans son livre La barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne, PUF, 1999, que le terme
« barbaros » ( étranger ou barbare ) a été précédé dans la langue grecque par le terme « barbarophonos » c'est-à-dire
« celui qui bafouille » de façon indistincte, « celui qui articule mal » et « par extension, celui qui massacre la langue avant de
massacrer les autres langues et, bientôt les autres cultures » On se souviendra du mot français « barbarisme » qui désigne
précisément une incorrection de la langue !! En Inde, le Brahmane est celui qui détient la parole souveraine ou le mot de
l’énigme. Brâhmî signifiant « la parole ».
Devereux, réfléchissant sur la notion d’expériences, en vient à poser qu’elles sont de deux types. Pour
les distinguer, il reprend celles dites de Bohr du bâton fermement tendu et celle du bâton mollement
tendu. Dans le premier cas, le bâton est un prolongement du bras et de la main, l’objet est traité, dans
le second cas, le bâton n’est pas « partie prenante » de l’acteur, l’objet est consulté. « Toute
expérience, écrit alors Devereux, qui ne laisse au sujet aucun choix conscient ni aucun moyen de
réfléchir sur les comportements, qui n’inclut pas au moins en principe les notions de choix conscients et
de conscience, correspond à l’expérience du bâton fermement tendu. Les expériences qui permettent
un choix conscient et où l’(acteur) est libre de penser que le comportement de son sujet reflète ou
implique un choix conscient (…) correspond à l’expérience du bâton tenu mollement »33. Le risque qui
guette tout projet est donc de pratiquer l’expérience du bâton fermement tendu dans un souci de
maîtriser une situation et ses dysfonctionnements.
C’est pourquoi, il faut nous tourner vers des recherches originales pour éclairer notre réflexion sur le
projet. A ce titre, les travaux de Michel Anselme34 se situent ouvertement en rupture avec le projet de
type stratégique et contestent cette position en surplomb de l’expert. L’auteur s’inscrit dans ce que l’on
pourrait nommer à la suite des travaux du philosophe français Francis Jacques, une « co-construction »
du projet. « Le savoir, écrit-il, que nous avons progressivement mis en œuvre a peu de choses à voir
avec le savoir sociologique tel qu’on l’appréhende généralement et beaucoup plus à voir avec
l’apprentissage lent de la position de tiers, de médiateur, et de la manière de la tenir, de la travailler »35.
Michel Anselme montre qu’il ne s’agit pas d’appliquer des savoirs spécialisés et préexistants à une
situation qui dysfonctionne pour la traiter mais au contraire de « savoir tenir et construire une position
d’intervention autonome en milieu réel »36.
Ainsi dans la conception et la conduite d’un projet, le mandat institutionnel confère aux acteurs sociaux
leur légitimité. Mais l’action ne prend véritablement sens et ne peut effectivement se réaliser que sur
fond de manque et d’indétermination. Car cette incertitude « oblige les (acteurs) à l’échange, à la
confrontation et les habitue au doute, à la recherche progressive des éléments moteurs des
situations »37. Quant au but d’un projet, il demeure une fiction ou, au moins, une « réalité
clignotante »38. Elle est nécessaire, non pas en tant que finalité objective mais en tant que « référent
imaginaire » de l’action collective, comme conception partagée dans un « ici et maintenant » toujours à
redéfinir. Car le projet ne peut tirer son sens que de sa capacité à engendrer et à construire un récit
intermédiation sociale. On pourra consulter également son mémoire et celui de Xavier Fiol sur ce sujet à l’Université Paul-
Valéry de Montpellier III UFR IV.
collectif, il faut donc qu’il soit marqué de manque, d’inachèvement et d’indétermination pour être une
fiction nouvelle et commune.
Le principe essentiel de tout projet reposera donc sur le partage de la parole, sur « la parole opérante »
comme dit Merleau-Ponty, fondement de toute citoyenneté. Parole considérée à la fois comme matériau
et comme outil de l’action. Elle permet dans le même mouvement à l’individu d’accéder au statut de
sujet et à l’énonciation et à la confrontation des divers points de vue et des différentes positions. Elle
favorise l’expression et l’émergence de réalités multiples et antagonistes et donc des conflits éventuels.
CONCLUSION
« Tout système de pensée (…) s’enracine dans l’inconscient en tant qu’il est une défense contre
l’angoisse et la désorientation » écrit Devereux39. Ainsi un projet ne prend sens que comme fiction
commune pour des êtres de parole car ce sont les fictions qui ont toujours conduit les actions de l’être
humain. Un projet est toujours un rêve que les acteurs tentent de réaliser et qui ne peut se penser en
dehors d’une éthique du rapport à l’autre, éthique de la rencontre et de l’alliance qui permet de « co-
construire » un récit commun qui fasse sens pour les sujets.
Jean- Bernard Paturet, Philosophe, Professeur à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III, est l’auteur de :
- Introduction philosophique à l’œuvre de Freud, ERES, Toulouse, 1990.
- L’esprit du vin, OIV, 1993.
- De Magistro, le discours du maître en question, ERES, Toulouse, 1997.
- Santé publique Du biopouvoir à la démocratie, ENSP, avec Lecorps, 1999.
- Le métier de directeur Techniques et Fictions, ENSP, avec Miramon et Couet, première édition 1991, seconde édition
2001.
- De la responsabilité en éducation, ERES, Toulouse, première édition 1995, seconde édition 2003.
- Psychanalyse « à coups de marteaux », ERES, Toulouse, 2004.
Je voudrais d’abord remercier Jean-François NURIT pour m’avoir proposé de présider cette séance et
vous dire que je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui, cela me permet notamment de revoir
des visages connus ce qui est toujours agréable.
Au cours de la matinée passée il nous a été donné d’entendre qu’agir sa vie est source de mobilisation,
que l’engagement associatif est un partage de valeurs et une recherche de sens qui évoluent et ne se
décrètent pas, que le désir est peut-être du côté du manque à être et le projet de celui du rêve comme
une fiction commune. Cet après-midi je vous propose d’aller un peu plus avant dans la rencontre et la
reconnaissance des choix de mode de vie en essayant de repérer comment cela est possible lorsqu’il
s’agit d’entendre un projet qui se parle peu ou pas, de comprendre ce qui se parle lorsque les mots
perdent leur sens et se bousculent et de voir comment soutenir lorsqu’ils parlent au départ d’une
histoire d’exclusion.
Nous allons aborder ces différents aspects avec Yannick HAMON qui est directeur d’une maison
d’accueil spécialisé et d’un foyer de vie de l’association Handas, avec Patrice MARTEIL qui est
psychologue, avec Alain KOSKAS qui est psychologue clinicien et qui bénéficie d’une longue
expérience de l’accompagnement des personnes vieillissantes atteintes de troubles dégénératifs, avec
Xavier EMMANUELLI qui est président fondateur du SAMU social et qui nous parlera de personnes qui
ont connu la grande exclusion et qui expriment de désir de se reconstruire.
PROJET ET POLYHANDICAP : EXPRESSION D’UN PROJET POUR L’AUTRE,
EXPRESSION D’UN DESIR POUR L’AUTRE
Yannick HAMON - Directeur, MAS et Foyer de Vie, association Handas, Cergy.
Patrice MARTEIL - Psychologue, Foyer de Vie, association Handas, Cergy
Yannick HAMON
Ce qui m’a particulièrement intéressé, dans le propos que je vais essayer de vous tenir, n’est pas tant la
question des projets en eux-mêmes mais plutôt de ce qui préside à leur mise en place dans nos
structures qui accueillent des personnes poly-hadicapées. Il faut en effet envisager les projets par
rapport à ce qu’ils vont engendrer en termes de trajectoires de vie, le projet ne vienant que s’inscrire
entre la rencontre avec la personne handicapée et la trajectoire de vie qui va en découler en aval.
La rencontre singulière où l’expression des personnes en situation de polyhandicap est tellement
différente de la nôtre : l’absence ou la quasi absence de langage ordinaire, la diminution des facultés
intellectuelles, la réduction parfois totale des capacités physiques, les troubles associés, font de cette
personne un sujet unique à découvrir. Son expression, tel un regard particulier, un cri, une crispation,
un mouvement de corps répété, une attitude particulière, que seule la rencontre quotidienne attentive,
prévenante et sincère des agents de soins, des AMP, des aides-soignantes, des équipes para-
médicales permet de déceler, de reconnaître et d’en comprendre peut-être la signification. Sommes-
nous d’ailleurs toujours certains de comprendre ? Sommes-nous toujours certains des interprétations
que nous faisons ?
Peu de temps après ma prise de fonction à la maison d’accueil spécialisé, un des résidents IMC très
lourdement handicapé et sans aucun accès à la parole, de surcroît sans contact avec sa famille, a à
deux reprises arraché sa sonde. Dans cette situation le transfert à l’hôpital est bien entendu rendu
indispensable. L’équipe d’accompagnement m’explique alors qu’à certaines périodes de l’année,
particulièrement à l’approche des fêtes familiales, il s’agissait de sa manière à lui d’exprimer son désir
d’ailleurs, d’extérieur vis-à-vis de l’institution. On se plaisait d’ailleurs à remarquer, me disait-on, qu’à
l’arrivée des ambulanciers son visage s’éclairait d’un sourire. On peut penser qu’il savait que son geste
le conduirait inéluctablement à l’hôpital, y voir d’autres visages, un autre lieu… Un besoin de
changement peut-être, peut-être.
Quel projet envisagé pour répondre à ce que nous avons cru comprendre de son désir ? Lui parler,
travailler des questions de périodes d’accueil temporaire en d’autres lieux, rechercher pour lui une
famille d’accueil avec laquelle il pourrait vivre à certains moments, tenter de relier des liens avec sa
famille naturelle… ? Oui, tout cela sont des projets. Les ambulanciers eux, après l’intervention, le
raccompagnaient les mains enveloppées dans des gants de toilette et bien ficelées … autre version
d’un projet.
Cette découverte de la différence, de l’expression unique des besoins, des demandes, des douleurs
mais aussi des sentiments et des désirs, met alors à l’œuvre le processus d’accompagnement avec la
personne elle-même et son environnement familial, social, médical. Thierry, le kinésithérapeute de la
maison d’accueil m’a dit un jour : « Vous savez, ici, nous travaillons dans l’infiniment petit ! ». Ce sont
des propos qui me reviennent régulièrement car ils me paraissent justes non seulement du point de vue
du progrès fonctionnel que l’on peut espérer de ces personnes en grande dépendance mais aussi et
surtout vis-à-vis de cette écoute et de cette recherche permanente du signe sensible et significatif que
l’on va repérer pour soulager, pour apporter du confort et du bien-être, pour exprimer un projet pour
l’autre.
N’est-ce pas à partir de ces observations fines, de cette écoute de proximité, de cette relation d’intimité
construite jour après jour que le projet, que les projets vont s’élaborer en équipes pluridisciplinaires en
s’étayant sur cette compréhension indicible et partagée qui fera cohérence et autour de laquelle
s’articulera la prise en charge individualisée de chaque personne accueillie. Le projet, élaboré et
construit à partir de l’expertise des équipes de terrain, l’institution devient garante de sa mise en œuvre
et de son évaluation.
Acceptons de nous extraire d’une vérité pour construire un projet sur une subjectivité partagée.
Acceptons aussi, peut-être, d’être acteur dans l’histoire d’un autre … c’est le risque à prendre.
J’évoquais, au début de mon propos, l’influence de la rencontre sur la trajectoire de vie de la personne
handicapée par la mise en œuvre d’un projet et l’histoire à laquelle je vais maintenant venir apporte un
éclairage sur ce point. Il s’agit d’une famille de trois enfants parmi lesquels Marie-Laure. Elle est née en
1961, à la suite d’une naissance normale et d’une grossesse à terme, et c’est à ce moment là qu’on la
découvre IMC et atteinte de microcéphalie. On imagine la détresse de ses parents. Jeune couple de
commerçants, ils vont de consultation en consultation tout en découvrant le handicap de leur fille et
doivent se résigner à trouver un mode de garde spécifique pour leur fille. Marie-Laure connaîtra alors
plusieurs nourrices successives à domicile, avec des épisodes d’hospitalisation, pour des raisons
d’alimentation délicate, de problèmes de déglutition… En 1965 née une seconde fille, tout se passe
bien … et lorsque les parents m’en parleront ils me diront d’ailleurs « c’était une petite fille parfaite »,
comme en rêvent tous les parents. En 1970 l’impossibilité de trouver une nouvelle nourrice pour Marie-
Laure conduit les parents à envisager son entrée dans une institution spécialisée. De 1970 à 1972 elle
va d’hôpital en hôpital, dans l’attente d’un établissement spécialisé. En 1972 Marie-Laure a 11 ans et ne
trouve pas de place dans un établissement de son département et finit donc pas être accueillie, par
obligation, dans le sud de la France à plus de 900 kilomètres du domicile de ses parents. Cette solution
n’est envisagée que temporairement, dans l’attente de l’ouverture de structures adaptées sur leur
région. En 1974 née une troisième petite fille, Magali qui souffre du même handicap que sa sœur aînée.
Magali a eu quant à elle un parcours en institution et elle est arrivée à la MAS, que j’ai le plaisir d’animer
actuellement, en 1996. Ce papa me disait un jour que du fait de leur condition de commerçant les
clients voyaient sa femme enceinte et leur demandaient ensuite des nouvelles de leurs enfants, mais ils
ne pouvaient pas leur dire où ils se trouvaient. Marie-Laure et Magali avaient donc chacune un lieu de
vie qu’il fallait, selon les parents, préserver. Les choses étaient stabilisées, Magali à la MAS et Marie-
Laure dans le sud de la France. Ce n’était pas la solution souhaitée, puisque cette distance matérielle
avait de fait engendré une distance du lien entre Marie-Laure et ses parents. On s’était rendu compte
qu’entre 1981 et 2004 Marie-Laure n’avait en fait plus eu de contact direct avec sa famille. En 23 ans
les contacts étaient essentiellement passés par voie téléphonique. Lors d’un regroupement de parents,
à la MAS en juin 2004, le papa et la maman passent un long moment à m’expliquer leur histoire
familiale que je viens de raconter. J’apprends en septembre qu’un de nos résidents va nous quitter pour
être orienté vers un autre établissement et nous évoquons alors, en équipe, l’hypothèse d’un
rapprochement familial pour Marie-Laure. C’est un projet audacieux et nous nous interrogeons pour
savoir s’il s’agit d’une hypothèse possible, souhaitable… Les deux sœurs ne se connaissent pas et
chacune est installée dans sa structure de vie. Les parents n’ont pas interrogé directement cette
question. Beaucoup d’interrogations nous viennent à l’esprit et nous décidons d’évoquer cette possibilité
avec les parents. Une fois la proposition faite à la famille vous pouvez imaginer le silence, l’émotion, la
réflexion que cela suppose. Tout est allé ensuite très vite depuis les accords de la famille jusqu’à ceux
de l’administration, et Marie-Laure rejoint la MAS au mois de novembre. Mais Marie-Laure n’avait rien
demandé à personne, quel pouvait être son projet ? Son projet avait plutôt été prédéterminé comme
étant de poursuivre sa vie dans cet établissement du sud de la France. Les parents sont arrivés plus de
deux heures avant l’arrivée de leur fille dans l’établissement et le papa me disait qu’il tenait absolument
à monter dans l’ambulance qui l’avait transportée avant qu’elle n’en descende. C’est ce qu’il a fait et il
m’a dit ensuite : « je voulais savoir si elle allait m’engueuler, mais elle m’a souri comme ! ». Elle a souri
comme si elle acquiesçait à se regroupement familiale et à se retour auprès de ses parents et de sa
sœur. Un travail conséquent avec l’ensemble des professionnels s’est bien entendu mis en place, au
sein de l’établissement, autour de ces deux sœurs. Le papa nous disait quelques jours après qu’il
s’agissait pour lui et sa femme d’une nouvelle naissance. On peut penser que les parents ont pu se
projeter dans un nouveau projet et puiser dans le désir de la MAS le fait d’accueillir le propre fille. Pour
autant être promoteur d’un projet est une responsabilité.
En conclusion, et pour passer la parole à Patrice MARTEIL, je dirais que le pouvoir d’influencer sur une
trajectoire est certes une responsabilité mais représente peut-être le risque à prendre pour prêter sa
pensée. Osons dire que l’on a un projet pour l’autre, osons dire que l’on a du désir pour l’autre.
Patrice MARTEIL
Si nous adhérons à la définition classique concernant le concept de polyhandicap, à savoir « un
handicap grave à expression multiple associant déficience motrice et déficience mentale sévère ou
profonde, entraînant une restriction extrême de l’autonomie et des possibilités de perception,
d’expression et de relation », nous voulons également souligner notre attachement à concevoir notre
pratique auprès de la personne polyhandicapée comme un « colloque singulier » laissant au sujet,
certes en devenir, la possibilité de nous enseigner. Le nous étant ici synonyme d’équipe
pluridisciplinaire articulée au projet d’établissement porteur d’une éthique qui, comme le souligne Jean
Oury, « est la juste mesure entre le désir et l’action ».
Le projet individualisé vient donc s’inscrire entre le désir et l’action, il fait tiers et articule les vérités que
chaque professionnel croit détenir concernant la personne polyhandicapée. De l’échange qu’il nécessite
pour son élaboration, naît une communauté soignante inscrivant le travail dans une dimension
symbolique venant minimiser l’imaginaire de chacun face au réel du polyhandicap. En référence aux
deux modes (ou processus) de fonctionnement de l’appareil psychique dégagés par Freud, le projet
peut être considéré comme l’émergence des processus secondaires de l’appareil psychique groupal,
présenté par l’équipe, donnant la primauté à l’attention, au raisonnement, à l’action contrôlée inscrite
dans une perspective temporelle lui faisant si souvent défaut au détriment des processus primaires dont
la dominante reste la satisfaction immédiate du désir. Si ce projet a pour vocation de répondre aux
besoins de la personne polyhandicapée, il ne doit pas négliger pour autant la question du désir articulée
à celle de la demande. A vouloir répondre exclusivement aux besoins, qui ne concerneraient que
l’individu biologique, il y a risque de nier à la personne polyhandicapée son statut d’être humain désirant
inscrit dans une histoire singulière et un collectif d’appartenance. Négliger l’expression de sa demande,
toujours adressée à autrui, ce ne saurait pas lui garantir le droit à son intégrité et à un cheminement
possible. De même si un projet nécessite une évaluation après sa mise en action, il convient de définir
des critères de références éventuellement quantitatifs et indéniablement qualitatifs.
De quelle place s’autorise-t-on à concevoir un projet individualisé pour une personne polyhandicapée
qui n’aurait pour se manifester que ses maux corporels ? Comment s’articulent le projet élaboré par les
professionnels et le projet du couple parental, ce dernier qui à l’origine reposait sur un désir commun à
savoir mettre au monde un enfant ?
Pour illustrer ce questionnement nous voudrions vous présenter une situation récente se déroulant dans
le foyer où nous exerçons.
Valérie, âgée de 23 ans, est admise au foyer en mars 2004 après avoir séjourné durant 6 ans à la MAS
de Cergy. Relevons que lors de ce précédent placement en urgence, Valérie avait alors 17 ans, âge qui
ne permet pas en principe d’accéder à ce type de structure. Les différents interlocuteurs de l’époque
s’accordaient pour convenir que cette résidente n’avait pas sa place dans ce type de structure. Il faudra
cependant attendre 6 ans et le questionnement d’un nouveau directeur, partagé avec les équipes
pluridisciplinaires, pour mettre en action le projet de réorientation.
Avant l’admission de Valérie dans notre établissement nous rencontrons l’équipe de la MAS qui nous
présente alors cette jeune femme, souffrant d’un syndrome polymalformatif avec des troubles du
comportement. Sa situation familiale est évoquée, les carences affectives constatées tant au regard du
tableau clinique que du recours nécessaire, par le passé, à une décision judiciaire. Les professionnels
lors de cette rencontre s’attachent à s’informer, certes sur le polyhandicap même, mais aussi sur
l’histoire lacunaire ainsi que sur le parcours institutionnel de cette jeune femme. Des éléments projectifs
sont d’emblée présents et verbalisés au cours de cet échange, leurs contenus oscillent notamment
entre une disqualification de la famille et la crainte d’introduire dans l’établissement une résidente dont
les troubles du comportement semblent alors peu compatibles avec la population que nous accueillons.
Lors de son admission effective, Valérie ne nous décevra pas. Tout le dispositif est alors orienté vers
cette prise en charge. L’équipe d’accompagnement est désorientée et ne sait que répondre à
l’expression d’une telle souffrance dont la primauté s’exerce par le passage à l’acte ou la somatisation.
Pourtant face à cette situation quelques professionnels ont instauré, dès les premiers moments avec
cette résidente, une relation reposant sur des éléments propres à chacun et dont le vécu contre-
transférentiel sert d’édifice et donc d’outil. Une éducatrice devient alors support d’une relation
symbiotique, phase du développement psychologique normale, selon M. Malher, succédant à la période
autistique et devant mener l’enfant vers les processus de séparation/individuation. Concernant Valérie il
s’agit alors de lui permettre d’identifier un professionnel sur lequel elle pourra s’étayer et construire
l’ébauche de processus relationnels au sein de l’établissement. Si l’élection d’un objet symbiotique au
détriment de processus autistiques est une évolution que nous pouvons qualifier de positive, il convient
cependant de présenter un cadre étayant tant pour la résidente que pour l’objet élu qui n’est pas sans
être malmené par les tentatives de vérification de sa permanence et de sa constance.
Au cours de l’évolution de la prise en charge, chaque intervenant devient le réceptacle des éléments
pulsionnels non mentalisés par Valérie, le danger de laisser le professionnel dans le désarroi devient
palpable ainsi que ses éléments qui l’illustrent à savoir les mouvements dépressifs ( « je ne peux rien y
faire ou en penser » ) voire persécutifs (favorisant le clivage, l’identification projective au sein même de
l’équipe). Il devient évident que le collectif soignant doit s’instaurer autour de cette jeune femme. Pour
ce faire la construction d’un projet individualisé est envisagée et mise en chantier après une période
d’observation.
Le projet individualisé devient donc d’actualité. Il se construit avec les différents intervenants au sein
même du foyer mais nécessite également l’apport de partenaires extérieurs en premier lieu la famille de
cette résidente. Durant cette mise en activité, Valérie continue son cheminement dans l’institution. Les
passages à l’acte sont nombreux, d’abord sans réelle gravité, puis ils s’intensifient venant susciter de
l’angoisse chez les professionnels ainsi que chez les résidents. L’édification de ce projet n’est pas non
pus sans répercussion sur le comportement même de Valérie et cela avant toute mise en action.
Le désir du professionnel de prendre soin ne peut à lui seul étayer une pratique. Valérie, à sa façon,
nous le fait savoir. Elle nous rappelle, par l’intensité de ses symptômes, qu’il serait vain de lui imposer
un lieu de vie dont seraient tenus à l’écart son histoire et son environnement familial bien que nous
sachions ce dernier défaillant. Pour Valérie l’expression de son désir se traduit par la mise en scène, au
sein même de l’établissement, de la relation à l’objet initial. L’admission de Valérie n’est pas sans
réactualiser un vécu abandonnique dont la mise en acte par le passé a très certainement opéré sous la
forme d’un trauma dont l’élaboration pose toujours problème, ici d’autant plus qu’il s’agit d’une personne
polyhandicapée. Néanmoins les symptômes de Valérie doivent être considérés comme des acting-out
dont il convient de rappeler qu’il s’agit de conduites tenues par un sujet et données à déchiffrer à l’autre
à qui elles s’adressent.
La mise en pratique du projet individualisé de Valérie ne se fait pas sans difficulté. La réactivation du
suivi psychiatrique, dont le champ devrait être bien plus conséquent que la simple prescription de
médicaments, ainsi que la ré instauration d’un lien mère/fille médiatisé par les professionnels seront les
deux actes rapidement posés. L’édification d’un cadre institutionnel capable d’accueillir notamment des
épisodes régressifs, ce que d’ailleurs l’hôpital psychiatrique, en théorie lieu d’asile, n’a plus les moyens
de pratiquer, est actuellement en élaboration.
Bernard Golse nous rappelle « qu’aucun psychisme ne peut s’ordonner et s’organiser sans se donner
d’abord à penser à un autre psychisme ». En référence aux travaux de Wilfred Bion, psychanalyste
anglais, et notamment sur le concept d’appareil à penser les pensées, l’équipe pluridisciplinaire est
l’instance, en lien au projet d’établissement, à même capable d’élaborer un projet individualisé qui ne
soit pas uniquement conçu comme une planification dont l’objectif serait l’organisation d’un ensemble
de tâches à accomplir.
Face au polyhandicap, à la grande dépendance, il est parfois difficile d’être reconnu par l’usager en tant
que professionnel à l’instar du parent qui ne reçoit pas de son enfant handicapé les signes contribuant à
l’édification et à l’évolution de sa parentalité. Il est alors commun de se réfugier, pour un intervenant ou
un parent, dans la dénégation voire le déni de ce qui fonde l’identité propre de cet enfant (ou adulte). A
vouloir désirer pour un autre, sans être à son écoute, il n’est pas impossible de sombrer dans la mise en
place d’actes dont l’éthique serait extirpée.
A contrario de cet écueil, nous avons œuvré pour l’édification dans notre établissement de différents
espaces, repérables par Valérie, capables d’y accueillir l’expression de ses angoisses, de son mal-être.
Pour ma part, en référence au projet individualisé, je mène un entretien hebdomadaire avec un membre
de l’équipe éducative auprès de cette jeune femme. Ce temps, inscrit dans le planning de Valérie, se
veut un espace d’expression et d’élaboration où nous tentons de secondariser les éléments du
quotidien ayant composés la semaine passée. Nous y abordons également les événements à venir.
Chaque intervention des professionnels, de la place qu’ils occupent, vient signifier à Valérie que sa
souffrance peut être entendue et non irrémédiablement rejouée dans le quotidien.
En octobre 2004, Valérie rencontre pour la dernière fois sa psychiatre, cette dernière quittant ses
fonctions. Une passation doit alors s’effectuer avec un autre médecin. Je me rends à cette dernière
rencontre avec également une éducatrice (l’objet symbiotique précédemment cité). Pour Valérie il s’agit
d’un moment important où une séparation, qu’elle n’a pas choisie, s’instaure à nouveau. Durant notre
échange, Valérie est attentive. Le médecin nous encourage à développer au sein même de notre
établissement des rencontres à visée thérapeutique. A la fin de cet entretien, comme pour confirmer
cette proposition, Valérie me donnera une partie des dessins réalisés pendant l’ensemble de son suivi
par cette professionnelle. Ce travail est donc maintenant instauré depuis deux mois au sein même de
l’établissement. Lors de la quatrième rencontre, Valérie nous a demandé d’afficher sur le mur le dessin
qu’elle venait de réaliser. Nous l’avons donc accompagnée dans la réalisation de cette demande. Après
son départ du bureau, l’éducatrice présente m’informe que Valérie s’investit maintenant dans certains
ateliers. Je relève également qu’elle souhaite disposer d’une place pour ses dessins, elle nous en fait
les dépositaires. Accepter le don pour Valérie est un acte fondateur dans le cadre de son inscription
dans notre foyer. Elle ne choisit pas ici une personne mais bien un lieu et un collectif soignant sur lequel
elle pourra s’étayer.
Neuf mois se sont écoulés depuis l’admission. Valérie n’a pas effectué le choix de vivre au foyer de
Jouy-le-Moutier. L’expression de notre projet n’est pas totalement mise en mot. Valérie n’a pas renoncé
à son désir, certains de ses symptômes sont encore à écouter avant d’être éventuellement gommés. Il
est donc prématuré de répondre à la question de l’efficience de ce projet individualisé. Mais déjà, sa
construction et sa mise en pratique nous interrogent sur l’ensemble de notre travail proposé aux autres
résidents. Certes Valérie présente une situation singulière dont la complexité ne se retrouve pas dans
chaque démarche d’accompagnement. Néanmoins le positionnement exprimé par cette jeune femme, à
son corps défendant, nous rappelle que l’expression de notre désir par l’intermédiaire du projet se doit
de s’articuler à celui d’un sujet lui-même désirant. De ce constat, nous relevons donc la capacité de
Valérie à nous enseigner dans notre réflexion théorique ainsi qu’à remettre en cause notre pratique.
Cette capacité d’écoute, que le collectif soignant essaye de développer auprès de chaque résident,
repose également sur son aptitude à solliciter et à accueillir l’environnement extra-institutionnel (ex : la
famille) et ses compétences.
Bibliographie
- Joël Dor, « Introduction à la lecture de Lacan », Tome 1, édition Denoël, 1985.
- Bernard Golse, article « Réflexions sur les fondements cognitivo-affectifs du handicap » in colloque
« Le polyhandicap », édition CTNERHI, 1995.
- Sigmund Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », article
de 1911 in « Résultats, idées, problèmes » Tome 1, édition PUF, 1988
- Margaret Malher, « Psychose infantile » Petite bibliothèque Payot, édition 2001
- Elizabeth Zucman, « Accompagner les personnes polyhandicapées », édition du CTNERHI, 2000
ECHANGES AVEC LA SALLE
René LEBOUCHER
J’ai entendu le mot « peut-être » à plusieurs reprises dans l’intervention de Yannick HAMON, exprimant
l’incertitude. Ma question est comment croise-t-on cette incertitude avec un accompagnement qui
assure quelque peu un garde fou ?
Yannick HAMON
Cette question du « peut-être » nous semble extrêmement important car qui peut nous garantir que ce
que l’on a perçu est la réalité de ce qui a été émis ? En revanche l’expertise des personnels de terrain
que j’évoquais précédemment, cette écoute si fine et si attentive, va permettre la mise en échange avec
l’équipe pluridisciplinaire qui nous fera dire à un certain moment « c’est probablement de cela dont il
s’agit ».
A partir de là l’institution, par son travail en équipe pluridisciplinaire, va d’une certaine manière garantir
que nous ferons quelque-chose de cette compréhension. Je parlais de l’infiniment petit et c’est bien
dans cela que nous allons piocher pour tenter avec ces personnes d’en faire modestement des choses
un peu plus conséquentes. On prend le risque de proposer un projet pour ces personnes mais elles
restent actrices de leur histoire puisque c’est de leur attitude, de ce qu’elles nous transmettent que nous
tentons de faire quelque-chose avec elles et pour elles.
PROJET ET ACCOMPAGNEMENT DES PERSONNES AGEES TRES DEPENDANTES
Alain KOSKAS - Psychologue clinicien, membre de l’observatoire éthique et soins hospitaliers de l’APHP,
Paris
Je suis praticien hospitalier et particulièrement en charge, à l’origine, d’une unité de soins palliatifs et
d’accompagnement de fin de vie. Je pensais savoir, je pensais que j’avais été initié au défi de la fin de
vie. C’est aussi fort de ce que je croyais être une expérience que j’ai accepté de créer le premier centre
d’accueil et de soins de jours à Paris, de 25 places, dédié à des personnes âgées atteintes de maladies
neurodégénératives de type Alzheimer. Ce projet a mis du temps à se mettre en place, près de dix ans
de réflexion pour labourer, dix ans d’expression des passions car nous étions dans le monde du désir
plus que dans celui du projet, de la passion plus que de la raison. Nos espérances de vie aux uns et
aux autres nous faisaient penser que nous allions, peut-être, pouvoir créer une structure sans trop
d’inattendu.
J’insiste sur cela car lorsqu’on parle de désir et de projet, de passion et de raison, n’est-ce pas avant
tout parler de notre capacité à vivre l’inattendu ? N’est-ce pas véritablement cela le temps d’écriture
d’un projet ? En effet, il faut imaginer la profusion de choix dès lors qu’on pose clairement des questions
telles que celle du choix et du consentement pour des aînés qu’on qualifie de déficitaires et de
dépendants, pour leur entourage et leurs familles ainsi que pour les professionnel, et si l’on ajoute à
cela les choix institutionnels, ceux d’un conseil d’administration ou d’une tutelle … on sait aujourd’hui
qu’après dix ans de portage, de la part d’une équipe qui s’appuyait pourtant sur les expériences solides
de ses différents membres, peu de choses se sont passées comme nous y attendions.
En fait, nous avons vu dès l’accueil de l’aîné dépendant que son intérêt n’était pas forcément celui des
siens. Nous avons vu qu’il nous fallait dialoguer, peut-être convaincre, et en tout cas partager avec lui,
puis partager avec les siens, puis avec ceux qui s’en occupait déjà à domicile. Et cela pour tout, avec
des dilemmes impossibles. Des dilemmes institutionnels par exemple : lorsque le contrat prévoit que
pour l’équilibre budgétaire d’un structure un certain nombre de journées sont nécessaires, comment
répondre à la famille qui propose d’emmener papa ou maman, grand-père ou grand-mère pendant une
semaine, quinze jours ou deux mois en vacances ? Comment répondre à cet ancien qui, un jour, décide
tout simplement de ne pas venir pour se faire désirer, possible aussi, à tel point que nous devons
l’appeler au téléphone pour lui expliquer qu’on l’attend ? Il peut aussi décider de ne pas venir. On parle
de choix et de consentement, on parle de remise dans le circuit dans la vie et cela veut dire aussi
accepter l’autre non pas comme personne déficitaire mais comme partenaire citoyen.
Même chose pour les transports. Certains disent « je viens tout seul, je peux encore prendre le bus », et
comment imposer un bénévole dans ces cas là ?
De même au niveau des repas. Une commission des repas permet aux aînés de choisir ce qu’ils ont
envie de manger. Ca n’est certainement pas diététique et pourtant le sourire est sur les visages dès lors
qu’ils choisissent eux-mêmes leur menu. Sourire qui était plus sur leur visage que sur le mien lorsque
après deux tentatives veines de réformer le traiteur, la commission d’aînés à exiger son départ. J’ai
donc ainsi souvent dû changer de traiteur. Et pourtant, il s’agit bien du choix.
En ce qui concerne l’évaluation de nos pratiques, on peut se demander si celle-ci est possible sans les
malades et sans leurs familles. De même en ce qui concerne leurs départs et leurs conditions, avec des
horaires qui visiblement ne convenaient pas. Les aînés nous ont aidé à réformer les horaires qui étaient
pratiqués.
Ce qui s’est passé durant ces cinq années pendant lesquelles j’ai conduit à la destiné du service, après
avoir aidé à sa naissance, nous a laissé sans arrêt perplexes. Perplexes de voir que les familles a fait
leur deuil, déjà, de cet aîné qui avait tant perdu. Et lorsque cet aîné allait mieux, nous demandions aux
familles de renoncer au deuil qu’elles avaient déjà fait. Est-ce simple d’entendre que votre papa ou
votre maman va mieux, a réappris des choses, alors qu’on a mis si longtemps à faire son deuil ?
L’accepte-t-on facilement ?
Qui plus est, même si cela paraît un peu léger dans ce discours, comment accepter que papa et
maman retrouve une autonomie alors que cela va diminuer le versement de l’allocation pour
l’autonomie ? Comment accepter qu’il soit classé comme allant mieux, alors qu’on est déjà exsangue
financièrement et épuisé psychologiquement ?
Je voudrais aussi faire une parenthèse. J’ai eu la chance de travailler avec un public un peu particulier
puisque la majorité de mes malades étaient des rescapés de la Shoa. Ils avaient ceci de particulier
qu’ils n’avaient souvent rien dit à leur famille de cette période là. Petit à petit, nous nous retrouvions,
nous équipe, dépositaire d’un certain nombre de romans et d’histoires de vie. Ils nous ont aussi
enseigner la résilience, le prix de la résilience, ce qu’elle en coûte y compris dans le fait d’être parent
après avoir été survivant : pas forcément des « bons parents », pas forcément ceux qui fondent une
famille qui est prête à accompagner véritablement le déficit de cet ancien. Une famille troublée, qui s’est
sentie mal aimée et interdite d’histoire. Cette famille là, nous demandons en permanence son aide.
Voilà ce qui était inattendu. Inattendu dans le fait de bâtir un univers auquel nous ne nous attendions
pas.
Et cela a été au-delà : cet univers nous a appris à engager une recherche à propos du rythme de vie
souhaitable pour les aînés atteints de maladies neurodégénératives. Ces recherches nous les avons
menées dans le cadre de séjours thérapeutiques, que nous montions avec eux pour préserver leur
dignité et permettre à leurs aidants de souffler. Mais ce fut le plus grand porte-à-faux de notre histoire
que d’apprendre que des malades atteints d’Alzheimer se levaient le matin vers 10 heures, quand on
les laissait vivre leur vie, déjeunaient vers 13 heures après de multiples activités, dînaient vers 20
heures et étaient parfaitement en forme lorsque leur dignité était reconnue, au point d’attendre un
cinquième repas vers 5 heures du matin. Ce fut pour nous une découverte magnifique de voir ainsi tous
les calmants éliminés la nuit, les incontinences divisées par 4, de voir des hommes et des femmes
revivre. Mais pour nos équipes était-ce humain ? Etait-ce possible de possible d’apprendre ce qu’ils
nous enseignaient dans leur rythme de vie tout en gardant « en vie » nos équipes ?
De là le besoin, grâce à eux, de créer une école de bénévoles, de créer des lieux de stage spécialisés
pour multiplier par 3 nos équipes. Ils nous ont enseigné ce qui était bon pour eux, à nous d’en négocier
les moyens.
Alors que dire sinon que plus les aînés sont dépendants plus on est confronté à l’innovation
permanente, à l’inattendu permanent. Notre désir c’est justement cet inattendu là qui va le stimuler tout
en risquant toutefois, au niveau de l’épuisement ou d’une démotivation des aidants qu’ils soient
professionnels ou non, une certaine perte potentielle des valeurs pratiques et de la vigilance.
Pour terminer je voudrais passer de ces propos empreints de passion à quelques lignes directrices plus
raisonnables.
- Plus l'autonomie est menacée, plus la fragilité parait acquise, plus la fin parait proche, plus il est
bon de donner une place importante au consentement et à partir de là aux choix, car il convient
de se méfier de l'enfermement généré par le risque zéro du parcours qualité traditionnel.
- Plus les deuils sont prégnants, plus la tradition d'accueil des deuils et des douleurs voire du
chagrin trouve une place importante dans la mission d'accompagnement des aînés très
dépendants. Le doute et l'humanité deviennent alors des éléments structurants et porteurs d'un
projet de service dont l'écriture sera longue.
- Le parcours historique du projet de service ou d'établissement sera complexe : réflexions et
débats entoureront l'élaboration de ses finalités car l'éthique et la recherche de bonnes
pratiques en seront le cœur. Les choix permanents qui seront privilégiés essaieront de
répondre aux défis de la vie confrontée aux pressions de la survie.
- Adaptation et adaptabilité, évaluation partagée, autant d'éléments cohabitant au sein d'une
pratique rigoureuse et qui rattacheront histoire, philosophie et fonctionnalité du projet. Cette
adaptation se fera en permanence aux besoins de l'aîné mais aussi à ce qu'il en pense et à ce
qu'il en ressent, à ses doutes et à ses interrogations fondamentales sur le vivre et prendre
soin ; le refus et le remords seront systématiquement intégrés aux valeurs choix tout comme la
révision régulière du projet initial.
- Plus la fragilité est là plus la honte et la culpabilité ambiantes rendent nécessaire le respect
permanent des libertés de l'aîné dépendant et des siens, c'est à dire de ses aidants
professionnels et naturels.
- Le choix des référentiels et celui des outils d'évaluation est essentiel ; il mesurera en
permanence l'adaptation du projet à la demande, du projet au sujet, du désir structurant le
projet à celui du désir du sujet. Et si l'adaptation n'est pas, n'est plus, alors l'évaluation doit
nous rappeler qu'une réécriture toujours possible devient nécessaire voire urgente avec la
participation pleine et active des aînés dépendants et de leur environnement.
- Enfin nous montrerons que le projet doit rendre possible la résilience et que, plus la
dépendance est grande, plus la résilience est possible, celle du corps comme celle de l'esprit et
de ses facultés ; nous aborderons le lien entre le renoncement, les deuils et la capacité à
rebondir.
En tout état de cause, désir et projet, deux termes qui paraissent si loin d'une conception hautement
fonctionnelle du soin aux aînés très dépendants et qui sont en vérité si proches d'une formalisation, d'un
développement et d'un fonctionnement harmonieux et baigné d'éthique ; bien sûr, tout cela prend corps
dès lors que l'inattendu et la surprise, l'initiative individuelle demeurent possibles au milieu d'un océan
de certitudes génératrices de morbidité et d'appauvrissements psychosomatiques.
En fait, la renégociation permanente du contrat social semble être le défi principal du projet de vie dans
son combat contre la seule gestion d'une mort annoncée.
LE SENS DU PROJET POUR LES PERSONNES EN TRES GRANDE PRECARITE…
Xavier EMMANUELLI - Président fondateur du SAMU social, responsable du réseau souffrance
Je voudrais vous parler depuis mon point de vue et vous préciser pour cela que je suis, à l’origine,
médecin anesthésiste-réanimateur. J’ai longtemps travaillé, il y a des années, au SAMU au moment ou
celui-ci cherchait ses limites, son format. Lorsque j’ai rencontré la grande précarité, l’exclusion, j’ai
pensé que nous pourrions mettre en place un service analogue au SAMU. C’est ce que nous avons
appelé le SAMU Social.
Mon intervention s’intitule « le sens du projet pour les personnes en grande précarité ». Mais quand on
porte le diagnostic de très grande précarité, de quel projet s’agit-il ? Du projet que nous formulons pour
la personne et dans son intérêt, ou du projet de la personne ?
Décrypter le projet de la personne demande du temps et de l’attention, et plus on est dans la précarité
moins on pense avoir le droit de formuler quoi que ce soit du désir ou du projet. La caractéristique de la
grande précarité réside dans la disparition du projet personnel au fur et à mesure que disparaît
l’autonomie et le libre arbitre.
On peut dire que la grande précarité se caractérise par des spoliations successives dans les
représentations de soi et du monde, du temps. Plus on rentre dans la précarité, plus on gèle les facultés
des êtres à formuler le projet, en dehors de la survie immédiate qu’on porte avec soi. Cela transforme
chaque être en victime qu’il faut assister. On voit bien, dans les médias chaque hiver, des gens qui ne
savent pas où ils en sont et qui refusent l’hébergement alors qu’ils risquent de mourir de froid. Nous
devons donc aller les prendre de force au besoin, et je dis bien « de force au besoin », pour les amener
à l’abri parce qu’ils ne savent pas, ils ne savent pas où ils en sont. Nous avons un projet à leur place.
Cette assistance aux victimes est précisément le projet du SAMU Social qui, en matière d’intervention
d’urgence, se propose d’aider ces victimes à sortir de la dangerosité de leur état. Mais ce n’est pas pour
autant que nous sommes allés à la rencontre de leurs désirs.
L’urgence n’est en fait qu’un moyen, une méthode pour sortir les gens de la précarité et les placer dans
la perspective d’une dynamique pour qu’ils gagnent une nouvelle autonomie. Nous devons donc nous
intéresser aux gens personne par personne, sujet par sujet.
Le SAMU Social, au cours de ses dix années de pratique, a pu se forger quelques idées sur la façon
d’aborder ces victimes urbaines. Ce dispositif a quatre impératifs :
- l’urgence : on considère qu’il faut sans tarder protéger les personnes en grande précarité contre
l’environnement agressif dans lequel elles se trouvent, et aussi les protéger d’elles-mêmes.
- La permanence des secours : les professionnels doivent travailler à tout moment, c’est à dire
en dehors des horaires d’ouverture traditionnelle des institutions (la nuit, le week-end, pendant
les vacances…).
- Le mobilité : c’est la spécificité de cette intervention d’urgence qui part du principe que, à l’instar
des victimes du champ sanitaire, les victimes sociales ne se représentent pas les possibilités
de secours et ne vont donc pas les solliciter. C’est en conséquence aux secours de se
déplacer.
- La mise à l’abri : il faut protéger aussi vite que possible les personnes secourues pour les
soustraire aux dangers, et en particulier à celui qui semble dominant c’est à dire au froid.
Les équipes qui se portent devant les personnes ont quatre tâches à maîtriser :
- La rencontre, qui n’est jamais évidente quand les personnes sont furtives, rejetantes ou
agressives.
- L’évaluation, le diagnostic qu’il faut savoir faire tant d’un point de vue médical, que psychique
ou social.
- Les premiers secours, les premiers soins et les premières démarches qui doivent toujours être
bien codés pour être efficaces.
- L’orientation puisqu’il faut pouvoir diriger les personnes une fois qu’on les a secourues.
Le SAMU Social est donc un dispositif de l’urgence. Ses procédures, ses raisonnements sont très
notifiés et reproductibles, ce qui débouche sur des cascades d’inférence. Le projet est non seulement
de sortir les personnes de l’urgence mais encore de les mettre dans une dynamique qui va les conduire
à l’autonomie. C’est un chemin qui est long, tortueux et plein d’embûches.
Le deuxième code qui est atteint est celui du temps. Lorsque dans une vie précaire, exclue, il ne se
passe rien et il ne s’est jamais passé d’événement considérable, on pense qu’il ne se passera rien non
plus dans le futur et on ne peut donc pas s’y projeter. La précarité, qui vous livre à une vie sans destin,
vous condamne à être prisonnier du présent. C’est un présent qui se répète.
Le code du corps et le code du temps disparaissent.
D’autres codes sont atteints, comme celui de l’autre en particulier. Lorsque j’approche quelqu’un j’ai une
parade d’approche, de politesse. Quand on est dans la précarité, on ne se sert pas de cette parade
d’approche, on est dans la pulsion immédiate, les circonvolutions ne sont pas utiles. L’accès aux autres
est donc rendu plus difficile puisqu’on n’a pas les clefs qui permettent d’aborder l’autre. Le code de
l’altérité disparaît aussi.
Enfin, la représentation du monde qui nous paraît tout à fait naturel (le social, le psychiatrique, le
culturel, l’hôpital…) représente un effort d’abstraction dont sont privés, petit à petit, les gens dans la
précarité.
Dans ces conditions il est extrêmement difficile de se représenter le moindre projet alors que, il n’y a
encore pas si longtemps, les travailleurs sociaux s’adressaient à ces personnes en leur demandant quel
était leur projet de vie. Mais pour avoir un projet de vie faut-il encore pouvoir formuler qui l’on est, et ce
que l’on attend du temps ainsi que la façon dont on voit se dérouler son propre destin.
Le projet de vie, pour le faire formuler, il faut aller le chercher très loin. C’est ce que nous proposons
après l’urgence en cherchant à faire réacquérir les codes les uns après les autres, par exemple en
vivant dans un ensemble comme une pension de famille avec à la fois un espace pour soi et un espace
collectif où l’on puisse échanger.
Le code de l’autre, le code du temps s’est pouvoir manifester le désir de se soigner et d’aller à un
rendez-vous, ça s’apprend. A condition d’y passer un temps considérable et de l’énergie, on peut faire
formuler un projet de vie.
Quand on dit que les gens dans la précarité ce sont des « sans » (sans domicile, sans travail, sans
accès à la santé…), on présente le sujet comme étant dépouillé de tout. Ca n’est pas une manière de
nommer les personnes. Il faut au contraire, pour leur donner du désir de vie, insister sur les aspects
constructifs et créatifs de quelque chose qu’on a à attendre de la vie. Je crois que nous n’avons pas
actuellement les représentations sociales, dans la grande précarité, de ce que pourrait être la
reconnaissance du sujet et la renaissance du désir et du sens. Il n’y a qu’à voir comment sont traitées
ces populations, toujours au moment des crises (du chaud, de froid…).
Le fait de travailler auprès d’eux nous fait comprendre qu’il n’y a pas de procédure automatique pour
sortir les gens de leur exclusion. Il n’y a que des cas particuliers et c’est dans cette mesure qu’on peut
faire l’acquisition ou la ré-acquisition, dans un premier temps, des codes et, dans un deuxième temps
progressif, cela peut conduire à essayer de retrouver sa propre image dans le regard des autres.
Voilà ce que je voulais dire sur la construction du projet dans la grande précarité et ce que nous
apprend, à travers le SAMU Social, le traitement par l’urgence de celle-ci même si je rappelle que ce
mode de traitement n’est pas une fin en soi.
ECHANGES AVEC LA SALLE
René LEBOUCHER
Je retiens de votre intervention, M. EMMANUELLI, quelque chose de très important et qui croise
finalement les populations que l’on accompagne qu’il s’agisse de la grande précarité, des personnes
âgées dépendantes ou des situations de handicap, lorsque vous avez dit que nommer autrement est
important pour donner du désir de vivre. Ca me semble une idée essentielle.
Je voulais aussi vous interroger sur une expérience dont je viens d’avoir connaissance : l’ouverture
d’une pension de famille dans le XIXe arrondissement. Comment cette pension de famille est-elle
perçue par le voisinage ? Je fais le lien avec une autre maison, celle-ci de soins palliatifs dans le XVe
arrondissement, où au moment où elle a été reconstruite il y a eu des pétitions de voisins qui
plaignaient de voir trop souvent passer le corbillard.
Xavier EMMANUELLI
Je vous remercie de me parler de cette pension de famille parce que je suis très fier de cette
construction. Je l’ai appelé « L’Alchimie des jours », parce que je pense que maintenant que les gens
sont mis à l’abri et que leur survie est assurée on va pouvoir commencer un travail de construction.
On a trouvé, avec mes collègues psychiatres et psychanalystes, le concept de « sur-adaptation
paradoxale ». Cela signifie que plus les gens sont dans la précarité plus ils s’y adaptent, et ils
s’adaptent tellement qu’ils se sur-adaptent pour essayer de faire leur place dans un environnement
urbain extrêmement hostile. Mais plus ils sont adaptés à la rue moins ils sont adaptables à un autre
environnement. Les codes dont je parlais n’ont plus aucune importance puisque ce qu’il faut c’est vivre
chaque jour, au quotidien. La sur-adaptation paradoxale condamne à être coincé, en quelque sorte,
dans son statut.
Il faut donc démailler cette espèce de certitude, de carapace pour reconstruire les codes d’échanges.
Pour cela il faut leur assurer d’être à l’abri, de pouvoir manger, de ne pas risquer de se faire agresser.
Ils sont là et maintenant et on va pouvoir aller de l’avant.
La pension de famille c’est un concept qui a été mis au point en 1997. J’ai fait faire cette circulaire
lorsque j’étais au gouvernement. L’idée est d’avoir un espace à soi, un espace protecteur. Un territoire
bien à soi est déjà en soi quasiment thérapeutique. Et puis il y a aussi un espace avec les autres, c’est
à dire un endroit collectif où l’on puisse échanger. Pour que cet espace collectif et ces espaces privés
fonctionnent il faut un gestionnaire, un maître de maison qu’on appelle « le père aubergiste ». Il faut que
cette personne ait une certaine autorité, une certaine puissance, non pas pour faire les choses à la
place des personnes mais pour accompagner avec une note d’affection portée par une certaine autorité
biologique si j’ose dire. Dans cette pension de famille on ne fera pas du social, car ce dont on besoin les
gens est de fabriquer de l’être. Les dispositifs médicaux et sociaux sont à l’extérieur de la pension de
famille.
Le voisinage a évidemment vu d’un œil ambigu l’arrivé de ces clochards. On a peur, c’est la peur de
l’autre et c’est ce qui nous arrive à nous tous, y compris au professionnel. Le SDF, le sans-abri est
« exotisé », c’est quelque chose d’exotique. C’est quelque chose de très différent et le danger peut
venir de cette différence. C’est ce que j’ai toujours remarqué. Je crois qu’il y a tout un travail à faire
d’information, de formation et de sensibilisation pour expliquer que les gens sont forcément hors la loi
puisque c’est nous qui les mettons sans loi. Par exemple lorsque nos très jeunes travailleurs sociaux
étaient au contact des jeunes gens en errance ils étaient en danger parce qu’ils remarquaient qu’il y
avait une espèce d’atroce liberté qui peut être extrêmement attractif. On met donc plutôt au contact de
ces personnes des gens qui ont de la bouteille et de l’expérience, pour pouvoir tenir la distance et tenir
dans le temps.
Il y a toujours ce mouvement de rejet, c’est à nous de savoir convaincre et apaiser.
René LEBOUCHER
Je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire en parlant des aînés qui sont atteints de maladies
neurodégénératives. C’est la même exclusion qui les frappe, eux et leur famille. A force d’avoir à être
préoccupée du matin au soir la famille s’exclut, et elle est exclue par un voisinage qui a peur
« d’attraper ça » ! On est tout à fait dans le domaine d’une exclusion à la fois de l’aîné et de sa famille,
en sachant que ces deux ensembles se trouvent en situation de survie. Notre travail est alors de
démailler ces comportements de survivants pour ouvrir à nouveau une place dans la vie. Le
comportement de survivant est un comportement d’exclusion.
Lorsque je vous ai entendu tout à l’heure parler du « père aubergiste », j’ai immédiatement pensé au
rôle de la maîtresse de maison auprès des aînés atteints de maladie neurodégénératives. Imaginons la
complexité qu’il y a à recruter cette maîtresse de maison qui va donner à chacun le sentiment d’être à
l’abri, de pouvoir vivre et ne plus survivre.
Question de la salle
Je travaille dans un foyer auprès d’adultes handicapés moteurs et j’ai travaillé, dans le passé, en
maison de retraite. Dans cette maison de retraite je trouvais qu’il y a avait à la fois des possibilités de
rencontres très intéressantes avec les personnes âgées et en même temps une certaine impossibilité
d’humanité en ce qui concernait les conditions de travail. Je pose donc la question de savoir comment
apporter ce genre de service ou de soin individualisé dans le cadre des maisons de retraite qui
« accueillent » tellement de personnes ?
Xavier EMMANUELLI
C’est un problème de massification. Il est certain que lorsqu’on est débordé par les demandes, on a
tendance à banaliser. Je dis toujours aux équipes du SAMU Social que s’ils sont trop empathiques, trop
fusionnels, ils ne feront rien de bon et vont simplement s’user et user la personne, se décourager. En
revanche, s’ils sont trop loin, ils technicisent et mettent à distance sans se sentir impliquer, en traitant
les personnes comme des objets répétitifs. Il faut donc trouver la bonne distance à la fois efficace et
impliquante, adaptée à l’accompagnement. C’est ce qu’il y a de plus difficile.
Dans les maisons de retraite, comme au SAMU Social ou dans tout autre lieu de ce type où l’on met
ensemble des personnes qui souffrent des mêmes déficits la clef réside dans le fait de savoir donner du
soin tout en donnant de l’être, sans banaliser et en considérant chacun comme un sujet. C’est à ce
niveau qu’interviennent essentiellement le professionnalisme et l’expérience.
René LEBOUCHER
Pour parler des structures accueillant des personnes âgées particulièrement dépendantes, il est vrai
que nous devons nous improviser en qualité de voleurs de temps. On passe notre temps à essayer de
trouver du temps. Comment ? D’abord avec beaucoup de rigueur mais aussi en simplifiant un certain
nombres de choses, en faisant entrer l’extérieur dans les institutions, en créant partout des écoles de
bénévoles et en les faisant intervenir, en faisant confiance aux stagiaires et en s’intéressant à leur
regard critique… Nous sommes sans arrêt à la recherche de temps, y compris dans les choix que nous
avons à faire.
J’ai été surpris, dans une des structures où j’interviens, par un homme âgé très dépendant dont la
famille s’était plaint que la poubelle n’avait pas été vidée ce jour là. Je savais que j’étais face à une
manifestation très classique de honte et de culpabilité familiale qui se traduit par ce type de
comportements. J’ai eu l’occasion d’en parler avec l’homme âgé lui-même. Il m’avoua que lorsque la
dame était venu faire le ménage dans sa chambre il avait préféré parler avec elle et lui avait dit que le
ménage pouvait attendre. Il était important d’entendre cela et le partager avec les familles, avec les
aidant tout en connaissant les limites qu’il peut y avoir face à des choix qui restent malgré tout toujours
possibles. Le choix de stocker du temps est spécialement nécessaire à la prise en soin des aînés qui
sont là même s’ils ne l’ont pas tout à fait souhaité.
Xavier EMMANUELLI
Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit mais je voudrais aussi souligner qu’on ne peut pas
faire l’économie de la question des moyens que la société donne pour accompagner les personnes,
qu’elles soient en situation de handicap ou qu’elles soient âgées. C’est une question qu’on ne peut pas
passer sous silence.
Question de la salle
Je voudrais réagir à ce qui vient d’être dit depuis mon point de vue de directrice adjointe d’une maison
de retraite qui accueille des personnes âgées dépendantes. Je voudrais en fait crier notre difficulté à
entendre des tutelles nous dire que nos crédits sont diminués, que nous sommes financièrement
pénalisés puisque nous avons des résidents qui vont mieux. Entendre un Conseil général nous dire qu’il
n’avait pas prévu que la situation puisse s’améliorer et que ça pouvait aller mieux vous montre un peu la
difficulté que nous avons à mettre en place nos projets.
Notre travail devient trop difficile et j’avais envie de le crier avec vous.
Xavier EMMANUELLI
Pour aller dans votre sens, je crois qu’une des difficultés à laquelle le monde de la gérontologie est
confronté est l’outil d’évaluation qui classe et qui attribue des moyens sans prendre en compte les
besoins des personnes. Ce que j’ai envie de dire aux personnes intervenant dans le monde du
handicap c’est de bien faire attention aux outils d’évaluation qui pourraient leur être imposés.
Question de la salle
Je dirige un service d’accompagnement à la vie à domicile dans le Doubs et nous sommes aujourd’hui
confrontés au problème de l’accueil d’urgence de personnes en situation de handicap moteur qui se
retrouvent à la rue. Les services de droit commun n’ont pas réfléchi à la façon d’accueillir ce type de
personnes dans les dispositifs qui existent. En l’absence de solution, les personnes retournent à la rue.
C’est un véritable drame. Aujourd’hui est-il pensé pouvoir aussi accueillir ce type de personnes dans
ces dispositifs de droit commun, lorsqu’on est dans une association qui revendique l’accès pour tous ?
Xavier EMMANUELLI
Je comprends tout à fait les problèmes auxquels vous êtes confrontés puisque j’ai vu les grandes
difficultés que nous avons rencontrées, au SAMU Social, pour avoir des chambres qui puissent
accueillir des personnes handicapées. Tout pose alors problème : l’accès, les douches,
l’environnement. Cela n’a pas été pensé et les tutelles ont beaucoup de mal à entendre qu’il s’agit d’un
réel problème.
On peut remonter à l’origine de cette situation. J’ai personnellement une hypothèse qui est que les
personnes en situation de précarité, si elles se trouvent dans une situation de traumatisme suite à un
accident par exemple, peuvent être dans un premier temps soignées correctement dans le système de
soins commun mais qu’ensuite elles retombent dans leur situation de précarité et ne bénéficient pas
alors du suivi sur le long terme nécessaire. Le nombre de personnes en situation de précarité et qui
souffrent de handicap, très souvent d’origine traumatique, est considérable. Elles ne trouvent pas
l’aboutissement des soins, que l’on donne à tout un chacun, du fait de leur condition de SDF.
La place pour les personnes en grande précarité et souffrant d’un problème de mobilité n’a pas été
pensée dans les institutions.
Question de la salle
Je voulais savoir deux choses. D’abord je me demande si le souci apporté à certains projets
professionnels n’est pas une façon de nous éviter de penser au désir que l’autre peut avoir pour nous
en tant que professionnel. Je pense que cela nous met, en tant que professionnel, dans une situation
très délicate et que nous avons des difficultés à entendre ce désir potentiel. Ensuite, et de la même
façon, je me demande si les désirs des personnes déstructurées dont nous avons parlé font sens pour
les équipes qui sont à leur côté.
Xavier EMMANUELL
Il faut bien sûr prendre en compte le désir de la personne parce qu’on a tendance à les basculer dans le
terme générique de SDF, de nommer une population sans voir les individus qui s’expriment.
Il y a deux mécanismes. Le premier est que vous vous adressez tout d’un coup à des gens qui ne sont
habituellement jamais regardés et ils vont alors avoir un discours qui sera celui qu’ils imaginent que
vous aimeriez entendre. Vous croirez alors que c’est leur désir mais ce n’est pas vrai. Ensuite il est
certain que, lorsqu’on est fragilisé par des mois ou des années de vie dans la rue, on peut être essoufflé
dans la réalisation de ses projets et qu’il est difficile de tenir la distance. Une fois, deux fois, trois fois et
le professionnel peut se sentir découragé en pensant qu’il n’arrivera jamais à accompagner réellement
telle ou telle personne. Ces deux mécanismes font qu’en tant que professionnel on peut ne pas voir les
efforts que font les gens.
Je témoigne qu’aucun psychisme humain n’est immobile. Les gens que j’ai rencontrés à l’hospice de
Nanterre, où ont amené les clochards contre leur gré, il m’arrivait de les retrouver dix ans après au
SAMU Social. Ils avaient malgré tout bouger dans leur tête et dans leur corps. Je voyais bien que dans
leur comportement ils étaient moins sauvages, plus urbains, plus hospitaliers … il s’était passé quelque
chose, ils avaient construit quelque chose. Aucun psychisme n’est immobile et prenons le temps de
bien comprendre ce qui se passe dans chaque personnalité, en s’éloignant des stéréotypes qu’on
imagine. Oui les gens ont du désir et ils ont le désir de vivre, la preuve en est qu’ils sont là … donc on
peut aller plus loin.
Alain KOSKAS
S’agissant des institutions qui accueillent des personnes âgées dépendantes la question peut se poser
aussi vis-à-vis de la possibilité à retrouver sa capacité de séduction, voire sa capacité amoureuse. C’est
alors quelque chose de redoutable pour les équipes, comme pour les familles qui ont du mal à accepter
que leur père ou leur mère déploie ses capacités de séduction par rapport à un autre et en particulier s’il
y a un(e) conjoint(e) à domicile. Il est aussi vrai que les personnels soignants, AMP ou auxiliaires de vie
sociale, ont parfois des difficultés à acdepter que « papi » ou « mami » soit dans une approche
amoureuse de l’autre.
Il y a un gros travail de parole à faire. D’ailleurs, dans le cadre de la journée annuelle de réflexion sur la
gérontologie que nous organisons, nous allons cette année traiter du thème « sexualité et
gérontologie ». Nous allons organiser cette journée autour d’ateliers afin de permettre tant aux familles
qu’aux professionnels de réfléchir à cette question qui les laisse souvent en mal de faire quelque chose.
TABLE RONDE ET TEMOIGNAGE DE PERSONNES EN SITUATION DE HANDICAP
Animation : Catherine DESCHAMPS - Conseillère pour la vie sociale, Pole réseau, direction
générale APF, Paris
Témoignages : Angélique, Madeleine, Martine, Blandine, Philippe
Catherine DESCHAMPS
Je voudrais commencer par remercier Martine, Blandine, Philippe, Madeleine et Angélique pour leur
participation à cette table ronde.
J’ai entendu parler, au cours des précédentes interventions, de citoyenneté, de participation et je me
suis demandé de quelle façon on y parvenait. Par quel chemin passe-t-on vis-à-vis de soi-même et vis-
à-vis des autres ? J’ai entendu le mot de « projet de vie » et je me suis posé la question de savoir si on
veut réellement de cette notion, si on peut en vouloir, lorsqu’on est en situation de handicap. J’ai
entendu le parallèle entre le psychanalyste et la personne en fauteuil en roulant, immobile dans son
fauteuil mais capable de mobilité psychique, et je me suis demandé quelles sont les trajectoires de
chacun de vous en termes de mobilité psychique. Je me demande tout simplement comment vous avez
regardé votre vie du haut de votre fauteuil roulant ou de celui de votre proche.
Je propose donc aux participants à cette table ronde d’en témoigner devant nous, et pour cela je vais
vous inviter à commencer par vous présenter en nous expliquant les tournants, les faits marquants, les
prises de conscience, les changements de regards qui ont ponctué votre vie.
Angélique
Je m’appelle Angélique. J’ai 18 ans et j’habite à Toulon. Je prépare un BEP en architecture. Jusqu’à
maintenant le principal tournant dans ma vie a été d’avoir quitté ma famille pour partir en internat dans
un collège, à l’âge de 12 ans, pour poursuivre ma scolarisation du fait de l’inadaptation des
établissements à proximité de mon domicile. J’éprouvais aussi le besoin de me retrouver face à d’autres
personnes handicapées, pour savoir si le besoin d’intégration que je ressentais m’était propre ou pas, et
je me suis rendue compte que ce besoin était quasiment partagé par tous. Nous cherchons à nous
intégrer et à vivre une vie dite normale.
Madeleine
Mon histoire a commencé il y a un peu plus de 30 ans, lorsque je suis tombée amoureuse d’un
monsieur qui était IMC. Je ne me suis absolument pas posé de question, j’étais amoureuse. Il avait
comme projet de se marier et d’avoir des enfants, et de ce fait nous avons depuis une vie tout à fait
normale : nous sommes mariés depuis plus de 30 ans, nous avons 3 enfants qu’il a largement contribué
à éduquer puisque je travaillais et que vous connaissez l’incompatibilité entre le fait de travailler et celui
d’avoir une tierce personne (le salaire doit subvenir à tout !). C’est donc mon mari qui a élevé nos trois
enfants et il a aujourd’hui passé le relais, puisque nous sommes grands-parents. Voilà comment je peux
résumer notre parcours.
Martine
Je suis de Bordeaux. Je suis handicapée de naissance, épileptique partielle. Mon premier tournant a
été celui du centre pour épileptiques où les docteurs m’avaient en quelque sorte cataloguée, sans me
connaître, en disant à mes parents que je resterai à leur charge à vie. Mon second tournant a eu lieu
dans l’école privée où je suis allée faire mes études au milieu de personnes valides et j’y ai compris qu’il
me fallait avoir un certain niveau pour trouver un métier, m’en sortir et fonder une famille, ce qui était
primordial pour moi.
Blandine
Je suis mère de quatre enfants et je dirais que je suis « handicapée de cœur ». Il y a un peu plus de 6
ans, mes deux filles aînées qui avaient à l’époque 17 et 19 ans ont eu un très grave accident de la
route. De l’instant où cet accident a eu lieu nous avons été plongés dans le monde du handicap et c’est
ce qui a marqué le tournant dans notre vie de famille, que ce soit pour moi, pour mon mari ou pour nos
deux autres fils.
Olivia et Fanny ont subi un traumatisme crânien avec coma, toutes les deux. Olivia, l’aînée, reste
aujourd’hui très lourdement handicapée, dépendante à 100%. Nous avons dû aménager autour d’elle,
au bout de 3 années d’hôpital, tout un milieu de vie dont je parlerai peut-être plus tard. Sa sœur Fanny
s’en est remise, elle, dans le sens où elle est aujourd’hui sur ses deux jambes, où elle a une autonomie
même si elle souffre de séquelles typiques du traumatisme crânien avec des problèmes de mémoire,
d’attention, de comportement, d’intégration sociale et professionnelle.
Il y a un peu plus de 6 ans notre vie a basculé, et depuis … on gère.
Philippe
Catherine a dit que Angélique, qui a 18 ans, était la plus jeune mais ce n’est pas vrai. Moi j’ai 11 ans de
handicap et avant j’ai passé 42 ans d’une autre vie, de valide. Je découvre cette vie de handicapé et
c’est une rupture considérable. L’accident physique a eu lieu il y a 11 ans mais à ce moment là je ne me
suis pas considéré comme handicapé, parce que j’étais marié avec deux enfants et que mon épouse
avait très bien assuré mon handicap malgré le cancer dont elle était atteinte. Mon handicap a
commencé 3 ans après mon accident, quand ma femme est décédée et que j’ai réellement découvert
ce qu’était le handicap. Pour moi le vrai handicap c’est la solitude, et la vraie rupture dans ma vie date
donc d’il y a environ 8 ou 9 ans lorsque je me suis retrouvé seul avec deux enfants à élever.
Il a fallu assumer. Vous appelez cela les projets de vie, je ne savais pas que j’en avais un à l’époque.
J’ai assumé mes enfants jusqu’à ce qu’ils soient grands, c’est à dire jusqu’à l’an dernier quand ils ont
quitté la maison … ce qui est un autre tournant. Et je suis parti au Maroc pour des raisons de douleurs,
de douleurs neurologiques dont souffrent beaucoup de handicapés dans mon cas, car j’ai découvert
que dans ce pays on souffre moins et que lorsqu’on souffre moins on vit mieux. En commençant à
revivre vraiment seul, sans les enfants, j’ai regardé autour de moi et j’ai trouvé la plus belle des
épouses. Je me suis marié il y a deux mois, alors là on peut parler d’un nouveau projet de vie. Voilà.
Il y a eu plusieurs ruptures mais le vrai démarrage s’est produit il y a deux mois.
Catherine
Vous dites qu’après l’accident vous êtes passé de ce que vous appelez un comportement à une
philosophie. Vous dites « je me suis mis en recherche d’une authenticité ». Qu’est-ce que vous
entendez par là ?
Philippe
Etant valide je n’étais pas très conscient, comme beaucoup de valides … mais on n’a pas le temps de
prendre conscience. Pendant 42 ans j’ai été une sorte de caricature de notre système : toujours
premier, toujours agité, faisant beaucoup de fric. Tout ce qui paraît normal, je répondais à toutes les
valeurs véhiculées par notre société.
Après le décès de Béatrice, plus qu’après mon accident d’ailleurs, je me suis rendu compte que je
n’avais pas compris grand chose. J’ai en fait l’impression d’être moins bête depuis mon accident. Ma
philosophie est assez simple, mais la simplicité est peut-être ce qui me manquait le plus avant, et elle
correspond au fait que j’ai découvert qu’on était mortel à travers mon accident et le décès de mon
épouse. Concevoir des projets de vie, comme vous dites, en ayant la conscience de notre finitude, cela
donne une autre dimension au projet. Ils sont probablement plus denses et mieux réfléchis puisqu’on
n’a pas toute la vie devant soi mais qu’une petite vie.
Par ailleurs je n’avais jamais eu mal de ma vie. Mon épouse, elle, souffrait mais ne disait rien, très
courageuse comme beaucoup de femmes. J’ai découvert à quel point la souffrance était gigantesque à
travers l’hospitalisation et la réanimation. Etant handicapé j’ai aussi découvert qu’il y avait des
handicapés, je ne les avais jamais vus auparavant. C’est cette notion de souffrance et de sort partagé
par beaucoup qui, au niveau philosophique, donne le concept de solidarité. On est tous dans le même
bateau puisqu’on est tous amenés à souffrir un jour, c’est assez riche de se rendre compte de ça.
Catherine
Alors Angélique, quant à elle, dit « j’évite les fanfarons ».
Angélique
Oui, j’évite ceux qui se comportent comme vous lorsque vous étiez valide. Non pas par rancœur mais
par indifférence. Je n’ai pas la curiosité d’aller voir ce que moi je n’aurai peut-être pas. Un fauteuil ça
vous assoit dedans et c’est de ce point de vue que vous regardez la vie. En tant qu’handicapé on a une
vie également, mais on est beaucoup plus spectateur qu’acteur. C’est pour cela que j’évite d’aller voir
les fanfarons qui s’arrêtent un peu trop sur l’apparence, peut-être pour éviter aussi de planter le couteau
là où ça fait mal.
Cela ne veut pas dire que je rêve de leur vie, mais je préfère éviter ce genre de situation. J’ai des
projets dans ma vie mais l’idée de « faire du fric » et de s’arrêter aux plaisirs je m’en écarte car ça reste
à mon avis très superficiel et je voudrais me concentrer sur l’essentiel.
Catherine
Madeleine, cette idée de finitude et de bonheur de l’instant vous l’exprimez aussi beaucoup.
Madeleine
Oui, absolument. Je crois que j’ai vraiment appris à vivre au jour le jour et à aimer l’instant. Nous avons
toujours pensé, mon mari et moi, que lorsque nous avions une décision importante à prendre pour nos
enfants il fallait qu’on la prenne comme s’il devait mourir demain. Je crois que nous avons vécu comme
cela.
Cette idée que c’est le jour présent qui compte est très importante pour nous.
Catherine
Ce qui m’a aussi frappé lorsque nous avons travaillé ensemble c’est ce que représente pour chacun
d’entre vous l’amour familial en tant que moteur. Blandine, vous dites par exemple « faire exister Olivia,
c’est faire continuer la cohésion familiale ».
Blandine
A la suite de cet accident la sensation d’impuissance en tant que parent, puisque nous ne pouvions rien
faire pour nos enfants dans le coma, malgré tout l’amour que nous leur portons et la relation aussi
proche soit-elle qui nous unit à eux, a été je crois un moteur dans la suite de notre vie et dans ce que
nous avons voulu mettre en place autour de nos deux filles. Nous avons cherché à préserver cette
cohésion familiale, nos relations avec chacun de nos enfants et leurs relations entre eux, que cela ne
soit pas brisé du jour au lendemain. C’est certainement une question de survie … notre réaction au
départ n’a pas été de construire un projet de vie mais un projet de survie. Cette survie en famille est
progressivement devenue un projet de vie pour Olivia, pour sa sœur Fanny et pour les deux garçons qui
devaient continuer à avoir leur vie d’adolescent malgré la survenue du handicap dans la famille (ils
avaient à l’époque 7 ans et 14 ans).
C’est cette notion d’amour qui est importante dans notre projet de vie, et c’est ce qui m’a touché lorsque
Philippe m’a dit que j’étais handicapée de cœur…. Je crois que je l’ai été il y a 6 ans et quelques mois,
que je le suis encore aujourd’hui et que je continuerai certainement à l’être jusqu’à ma mort.
Catherine
Votre choix d’installer chacune des deux filles dans leur appartement est liée en partie à votre volonté
de préserver à la fois leur indépendance et la cohésion.
Blandine
Le handicap de notre fille aînée, Olivia, est aujourd’hui encore extrêmement lourd puisqu’elle est
dépendante à 100% et ne fait rien des gestes quotidiens. Elle ne parle plus, ne marche plus, ne se
nourrit plus… Olivia est dans ce qu’on appelle un état « possi-relationnel », après être restée dans un
état végétatif pendant un an. On ne communique avec elle que par le regard, avec quelques sourires de
temps en temps. On s’est vite rendus compte qu’accueillir Olivia chez nous aurait quelque part détruit la
famille, détruit notre vie de couple, la vie de ses deux frères et celle de Fanny qui ne supportait pas de
voir sa sœur dans cet état là. Il nous a fallu trouver des solutions. Nous nous sommes alors dits
qu’Olivia devait rester physiquement porche de chez nous et proche de nous, sans pour autant envahir
et détruire la vie de chacun. Je n’aurais jamais pu tenir ces propos avant…
Nous avons opté pour l’installer chez elle. Elle est complètement indépendante dans son logement,
grâce à la présence permanente d’auxiliaires de vie de l’APF. Inutile de vous dire qu’un tel projet ne se
construit pas du jour au lendemain. Ca ne se fait pas non plus tout seul. J’ai l’impression que vis-à-vis
de cette démarche nous avons été les pionniers dans la région où nous habitons. C’était un projet un
peu fou, pendant deux ans. Olivia a été installée chez elle au bout de 3 ans d’hôpital et de centre de
rééducation, et elle vit maintenant dans ces conditions depuis 3 ans et demi. On a galéré, mais on était
tellement convaincu que c’était possible, et que cela serait notre façon de pouvoir survivre à ce qui nous
arrivait, que cela a marché jusqu’à présent. Mais il faut maintenant que notre avocat puisse convaincre
les juges, car il s’agit d’un dossier qui n’a pas encore abouti. Je le vis aujourd’hui en me disant que tout
ce qui est donné à Olivia ne pourra pas lui être repris.
Catherine
Martine, pour vous aussi cela a été un combat, et même un défi…
Martine
J’ai parlé de défi parce que j’ai eu des problèmes avec mes parents qui jugeaient que je n’arriverai pas
à réaliser ce que je vous appelez mon « projet de vie ». Je me suis donc lancé le défi de réussir à
mener à bien ce qui était pour moi mon projet d’arriver à travailler, à avoir un mari, à fonder une
famille…
Et j’ai deux enfants, valides, qui ont 22 ans et 18 ans. Il est certain qu’il a été très difficile de persuader
mes parents, lorsque je leur en parlais il n’y voyait que de l’utopie. Ils n’ont commencé à y croire que le
jour où c’est réellement arrivé. Et en ce qui concerne mes beaux-parents la réaction à la décision de
leur fils de se marier avec moi a été assez similaire : ils sont restés sans voix et ne nous ont jamais rien
dit, on ne savait pas s’ils pensaient que nous faisions bien ou mal. Nous voyions bien que nous ne
pouvions pas leur demander conseil car ils avaient peur, à la limite plus que nous.
Catherine
Sur le plan professionnel vous vous êtes aussi fixé un défi en passant un concours alors que vous étiez
en CAT.
Martine
J’ai fait une partie de mes études dans une école privée où travaillaient mes parents. Mais arrivée à un
certain niveau, mon handicap ne me permettait plus de continuer et je suis alors allée dans un centre
d’orientation où j’ai fini par découvrir qu’il y a avait des emplois réservés. J’ai donc passé un concours,
mais comme ils n’ont pas voulu me garder assez longtemps j’ai travaillé dans un CAT pour prendre en
même temps des cours par correspondance afin de préparer ce concours. Ca n’a pas été facile de
travailler et d’étudier en même temps.
Catherine
Et après avoir gagné ces défis, vous dites que ce que l’on prévoit arrive finalement très peu souvent et
qu’il faut donc vivre le moment.
Martine
En général, les projets que nous faisons ne se développent pas du tout comme on a prévu et il faut
donc profiter de la vie au jour le jour. Il faut avoir des projets parce que ça stimule, mais si on ne les
réussit pas ce n’est pas grave du moment qu’on arrive à vivre ce que l’on veut au quotidien.
Catherine
Madeleine vous dites qu’on vous a clairement dit que vous étiez malade mentale quand vous disiez que
vous étiez tombée amoureuse de celui qui allait devenir votre mari.
Madeleine
Oui, j’avais un grain. Mes collègues me disaient : « mais enfin tu n’es pas si moche que cela, tu pourrais
quand même trouver quelqu’un d’autre ». C’était tout à fait cela. Et mes parents étaient complètement
catastrophés et me disaient que j’aurais dû entrer au couvent si je voulais faire quelque chose d’original.
Catherine
Ca vous a paru difficile de dépasser ce regard des autres ou vous ne le voyiez pas du tout ?
Madeleine
Je crois que pour beaucoup je ne le voyais quasiment pas. Pour moi le handicap de mon mari était du
même ordre que ma myopie, nous avions chacun une différence. Ce qui était un peu plus difficile cela a
été par rapport à ma famille, je ne parvenais pas à comprendre pourquoi ils n’acceptaient pas que
j’aime cet homme, ceci d’autant plus que ma mère me disait « si tu t’étais mariée avec lui et qu’il avait
eu un accident après cela aurait tout changé ». Le genre d’explication qui n’aidait pas beaucoup.
Catherine
Vous dites que pour vous il a toujours été votre mari et non pas une personne handicapée, et que pour
vos enfants il était leur père bien sûr. Vous dites aussi que pour votre belle-fille cela a en revanche été
un peu plus difficile.
Madeleine
C’est vrai que nous avons eu une anecdote récente. Notre petite-fille avait à peu près deux ans
lorsqu’un jour mon fils propose à son épouse de déposer leur petite à mon mari pendant qu’ils allaient
faire des courses. Ma belle-fille n’a alors pas compris comment mon mari pourrait garder sa fille, alors
que pour mon fils c’était évident puisqu’il avait lui-même était élevé par lui.
Je crois que mes enfants ne voient pas le handicap de leur père. Combien de fois ont-ils invité des
copains à la maison en oubliant de leur dire que leur père était handicapé, ce qui occasionnait un petit
moment de flottement lorsque le copain arrivait à la maison.
Catherine
Cela me fait penser à Angélique qui dit « j’ai les mêmes projets qu’un jeune valide, la seule différence
c’est la façon de les réaliser ! ».
Angélique
Exactement. Quand on est adolescent ou jeune adulte, ce qu’on veut s’est réussir son examen pour
pouvoir travailler, avoir peut-être une voiture et un petit copain ou une petite copine. En ce qui concerne
le petit copain, ça ne m’est pas encore arrivé mais ça va arriver à mon avis. J’ai des amis qui me
soutiennent, autant valides qu’invalides. Nous avons les mêmes envies et les mêmes désirs, ça me
paraît évident. Nous sommes tous pareils.
Catherine
Alors comment peut-on mener ses projets quand on a les mêmes envies et désirs mais qu’on est en
fauteuil roulant ?
Angélique
Je crois surtout qu’on les mène en se créant de vrais amis, qui sont prêts à nous aider quand on va
passer une semaine chez eux par exemple. Ensuite je ne vais pas vous expliquer comment on se fait
des amis ! C’est notre entourage qui nous aide beaucoup à dépasser les moments où notre physique
ne suit pas.
Catherine
Vous avez tous abordé le problème des aspects financiers qui sont aussi importants.
Angélique
Moi je n’ai que 18 ans, mais par exemple j’avais le projet d’aller faire mes études à Antibes pour le bac
et en fait je vais plutôt rester vers Toulon. J’avais le projet d’y cohabiter avec une amie et pour cela il
faut avoir un revenu, pouvoir adapter le logement et éventuellement le véhicule, pouvoir s’occuper de
l’entretien de son fauteuil… C’est vrai que le handicap coûte cher.
Philippe
Ayant travaillé pendant près de 25 ans, je ne suis pas autant en galère que la plupart des jeunes
accidentés ou handicapés. Pourtant il est sûr que, même dans mon cas, le coût du handicap fait qu’on
change de vie. Une des raisons pour lesquelles je suis allé au Maroc est d’ailleurs le fait que ça soit
accessible d’un point de vue financier, alors qu’en France j’avais du mal à assurer mon autonomie avec
les frais que cela engage.
Blandine
Cette question là est aussi très présente chez nous. Comme je le disais précédemment, Olivia et Fanny
sont victimes de l’accident de circulation puisqu’elles n’étaient pas conductrices mais passagères et il
s’agit donc de dossiers d’indemnisation très lourds. Cette question n’est pas encore réglée car en
général on nous a dit que la procédure prenait entre 7 et 10 ans. En attendant il faut que la famille vive
avec tout cela. On sait que le choix de vie que nous avons fait pour Olivia est extrêmement coûteux,
mais jusqu’à présent nous pouvons le respecter et nous en sommes très contents.
Se pose également ce problème de survie pour Fanny, puisqu’elle n’a pas de revenu et ne peut pas
aujourd’hui travailler, or à 24 ans elle a le droit à son autonomie. Son dossier est également en cours, il
faut qu’elle puisse payer son loyer, ses loisirs, ses moyens de locomotion … toutes les questions qui se
posent vis-à-vis de son autonomie.
Catherine
Madeleine, vous insistez aussi sur la réduction des projets en raison de leurs aspects financiers.
Madeleine
Ce que vous ne savez peut-être pas c’est que, lorsque le conjoint travaille, la personne handicapée
perd très rapidement ses droits. Aujourd’hui Michel est donc complètement dépendant de moi
économiquement parlant. S’il veut m’offrir quelque chose il devra prendre de l’argent sur mon salaire
par exemple. Et cela est vrai pour tout, quand les enfants étaient petits il fallait qu’on choisisse entre la
nourrisse ou la tierce-personne car nous n’avions pas les moyens de nous payer les deux et lui n’avait
pas d’allocation pour la tierce-personne. Au moment des vacances il nous est arrivé de devoir choisir
entre partir en vacances avec les enfants ou réparer le fauteuil électrique.
Ce sont toujours des choix pesants dans la vie quotidienne.
Catherine
Blandine, vous avez arrêté de travailler au moment de l’accident et pour l’instant vous n’avez pas repris
de vie professionnelle. Vous disiez vous être retrouvée dans un statut de mère de famille.
Blandine
Il n’était pas imaginable de continuer à travailler avec deux filles entre la vie et la mort, puis en centre de
rééducation, puis entre la maison et l’hôpital… Ca a été une vie très perturbée, nos enfants nous ont
tous demandé beaucoup de présence. Nous avons la chance que le salaire de mon mari suffise à la vie
de notre famille, en tout cas telle qu’elle était avant l’accident. Cet événement m’a amené à ne plus
avoir le choix, je ne me suis même plus posé la question : c’était comme ça, il fallait que j’arrête de
travailler.
Aujourd’hui les choses s’installent, on a adapté notre vie. Cela demande encore beaucoup de présence.
Si vraiment je le voulais je pourrais peut-être arriver à travailler à mi-temps. Mais je crois qu’aujourd’hui
les projets sont différents et notre vision de la vie est différente. Notre cheminement face à la personne
handicapée, face à la fragilité de la vie … je me suis dit que ma place était peut-être ailleurs par rapport
à ce que je faisais avant et je fais actuellement de la prévention routière en milieu scolaire. Je me sens
bien en faisant cela et c’est aussi un moyen pour moi de faire exister Olivia, parce qu’elle ne peut pas
venir témoigner de ce qui lui est arrivé. Je suis là à sa place et je la fais exister, je parle en son nom et
de tout ce qu’elle ne peut pas dire : lorsque j’interviens en milieu scolaire j’apporte avec moi une
cassette vidéo et je montre aux jeunes quelle est la vie d’Olivia aujourd’hui. J’entends les mouches
volées et j’explique à ces jeunes que je ne viens pas pour les faire pleurer ou leur inspirer la pitié mais
simplement pour montrer une réalité de vie. Olivia était sur ses deux jambes, elle avait 19 ans et brûlait
la vie, elle faisait des études et voulait devenir infirmière, elle avait le projet de partir à l’étranger, elle
avait des amis et sortait … c’était une fille qui ressemblait aux jeunes à qui je m’adresse. Curieusement
je me sens bien en m’adressant ainsi à ces jeunes parce que je donne un sens à ce que vit Olivia et à
ce qu’on vit en famille. Je donne un sens à sa nouvelle vie, malgré elle.
C’est comme cela que je la fais exister et je dirais que c’est en quelque sorte une nouvelle mission que
je sens avoir et que je prends plaisir à faire.
Catherine
Dans ce sens d’une mission d’utilité sociale, Martine vous êtes vous aussi engagée.
Martine
En effet nous avons monté une association, il y a deux ans à la demande de l’IRTS, par rapport à la
formation de kinés dans laquelle n’était pas du tout abordé le problème du handicap. Nous traitons,
dans notre association, de tout ce qui concerne la pudeur, l’intimité, la sexualité et le respect de la
personne. Nous avons fait des documentaires à partir desquels nous travaillons et nous témoignons.
C’est aussi un moyen de dialoguer car nous nous sommes rendus compte qu’il y avait beaucoup de
personnes qui avaient des difficultés pour s’exprimer. On sent que les personnes handicapées ont du
mal à s’approcher, à parler à des valides, mais l’inverse est tout aussi réel.
Nous cherchons à nous faire connaître, nous et la réalité de notre vie.
Catherine
Le fait de dépasser la vision individuelle des choses, d’être dans quelque chose de plus collectif, fait
aussi parti des aspirations d’Angélique.
Angélique
En effet, à travers mon projet professionnel qui serait d’être architecte. Pour que mon handicap et mon
vécu servent, je voudrais me spécialiser dans l’accessibilité, travailler pour qu’elle soit respectée. Ce
sera ma mission, car si plus de gens s’y consacraient il y aurait beaucoup moins d’inaccessibilité.
Catherine
Madeleine, votre mari est aussi quelqu’un qui a dépassé les questions individuelles.
Madeleine
Oui, absolument. Il est vice-président d’une association qui représente des IMC et très engagé dans un
mouvement catholique d’accueil des personnes malades et handicapées. Il est vrai que ce qui a
représenté un nouveau tournant dans sa vie a été Internet qui lui a enfin permis de pouvoir lire et écrire,
c’est à dire communiquer autrement que par téléphone avec les gens avec qui il travaille. Cela a
vraiment été important comme ouverture pour lui.
Catherine
Philippe dit « on change de façon de voir les choses, c’est à dire qu’on quitte son petit égoïsme et on
regarde l’autre ».
Philippe
On a d’abord besoin de l’autre parce qu’on est totalement dépendant, il faut donc faire un petit effort de
séduction car en dehors des professionnels les autres ne sont pas obligés, et même les professionnels
ne sont d’ailleurs pas obligés. Il y a donc cet effort de séduction.
Il y a aussi ce que les sociologues ont appelé le « polysensualisme exacerbé », j’aime bien ce terme
que je trouve parlant. Ca veut dire en fait qu’on cherche plus l’autre, le regard de l’autre, l’écoute de
l’autre, l’attention aux sens. On est devenu un peu plus sage. On espère pouvoir apporter aux autres
des choses qui leur feront plaisir, mais du plaisir philosophique.
Catherine
J’ai maintenant envie de poser à chacun d’entre vous la question de savoir comment vous voyez votre
avenir.
Philippe
Je ne sais pas si j’ai un projet ou des projets. Quand on est dans la souffrance et qu’on a une rémission,
on se concentre beaucoup sur le présent, sur l’instant présent. Mais maintenant que je suis au Maroc,
où je souffre moins et où j’ai une délicieuse compagne, les projets commencent et ils sont beaucoup
plus tournés vers les enfants et leur éducation. Je n’ai jamais eu le temps de m’occuper de mes enfants
quand je travaillais, je le regrette beaucoup et maintenant je passe du temps avec eux au Maroc. Je
trouve que c’est un joli sens à donner à ma vie.
Blandine
L’avenir est assez difficile à envisager pour le moment car les choses du présent sont maintenant
vraiment installées, c’est ce à quoi nous nous étions attelés jusqu’à présent. Mais l’avenir de Fanny est
encore loin d’être tracé. Je pense que mon mari et moi nous avons conscience du fait que nous ne
sommes pas éternels. Je ne sais pas si cette préoccupation est bonne, mais elle existe et se trouve
bien présente : avec ce que nous sommes et ce que nous avons vécu nous tenons vraiment à
préserver nos deux fils du handicap de leurs deux sœurs, que leur avenir ne soit pas un poids pour eux.
L’avenir d’Olivia, le jour où on disparaîtra, je ne sais pas lequel il sera. Je ne sais pas ce qu’elle
deviendra et je crois que nous allons y réfléchir, c’est une réflexion que nous devons avoir comme
projet.
L’avenir très proche est aujourd’hui, avec les frères d’Olivia et de Fanny, c’est de mettre des mots sur
ce qui a été vécu, ce que nous pouvons faire à l’âge qu’ils ont actuellement. Quand on vit un événement
aussi dramatique et brutal, on se préserve les uns les autres. On essaie de ne pas se faire souffrir, de
ne pas montrer nos larmes, de ne pas en ajouter. Je crois que le moment est venu, en tout cas pour
nous dans la famille, de se parler avec authenticité pour mettre les choses à plat. C’est un projet à court
terme.
Après la vie c’est aussi la philosophie de savourer chaque jour qui nous est donné, être dans la vie. On
a frôlé la mort, on sait qu’elle est présente mais on ne vit pas avec cette idée dans la tête. On vit plutôt
avec des projets de vie : des vacances avec Olivia, d’autres défis à réaliser avec elle, pourquoi pas
remettre Fanny dans la vie active … bref continuer à se battre au jour le jour.
Martine
Mes projets à venir sont pour l’instant d’essayer de m’occuper de mes enfants parce qu’ils sont encore
à charge. Un autre point devient d’actualité dans ma vie : le fait que mes parents commencent à s’en
sortir de moins en moins financièrement. De plus mon père vient d’échapper à un cancer et il déprime.
J’en ai parlé avec mon mari et nous nous sommes dits qu’il serait bien que nous vivions avec eux pour
les aider moralement et s’entraider financièrement, les choses devenant dures pour tout le monde. En
effet quand on travaille, ne serait-ce qu’un peu, en tant qu’handicapé on perd beaucoup d’avantages.
Catherine
Lorsque vous parlez de ce projet de vie avec vos parents, cela me fait penser à celui du même ordre de
Madeleine.
Madeleine
Le fait est que nous avons acheté une propriété pour l’utiliser lorsque je serai à la retraite. Mes beaux-
parents ou mes parents pourront y vivre avec nous, parce que je crois que nous sommes devenus des
spécialistes de la dépendance. Michel, en particulier, sait bien de quoi il parle et il a vraiment à cœur
d’accompagner ses parents et les miens sur ce chemin de la dépendance.
On a tout de même prévu une grande maison de façon à ce que nos enfants et petits-enfants puissent y
venir. C’est vraiment l’idée de pouvoir rassembler la tribu.
Angélique
J’ai 18 ans, donc j’ai plutôt l’avenir devant moi. Je vais passer mon examen, mon BEP, et aller là où
professionnellement je voudrais aller. Ensuite l’avenir nous le dira ! Je vais déjà prendre la vie au jour le
jour, prendre que ce j’ai à en prendre.
Je pense que le futur ne se fait pas seul. Il y a aussi tous les gens qui nous entourent qui doivent
regarder autour d’eux, mais pas avec leurs yeux sinon avec leur cœur et leur âme.
Catherine
Cela m’amène à ma dernière question sur le décalage que vous sentez entre ce que vous imaginez
pouvoir vivre et ce qu’en imaginent les autres, les valides en particulier.
Angélique
Je ne sais pas ce qu’ils imaginent pour nous les valides mais en ce qui me concerne j’imagine que je
peux accéder à la même vie que celle qu’ils ont. J’espère échapper à la vie de ceux qui vivent dans la
superficialité et pouvoir avoir une vie familiale et professionnelle comme tout un chacun.
Ce serait déjà pas mal, c’est tout ce que je demande.
Martine
Moi je trouve qu’il y a un écart. Les valides pensent souvent qu’on peut pas faire les choses s’ils ne
nous ont pas vu les faire. Ils oublient qu’il y a différentes manières de faire les choses et que nous
sommes capables de les faire autrement. Il faut que les valides apprennent à ne pas dire « ce n’est pas
possible » avant de voir si la personne n’est pas capable de faire la même chose autrement. Le but est
d’arriver à faire les choses, et pour cela avoir un peu plus d’ouverture d’esprit ça aide.
Catherine
Blandine, vous sentez cet écart par exemple auprès des professionnels que vous avez pu rencontrer au
cours de ces 6 années.
Blandine
Je pense que le décalage existe plutôt dans le fait que les professionnels sont face à des parents qui
découvrent le monde du handicap. Les choses sont parfois un peu brutales pour nous.
On a par exemple mis 6 ans à se rendre compte qu’on pouvait mettre Olivia dans un transat. Vous
voyez les étapes que nous avons à faire en tant que parent, peut-être aussi d’ailleurs du fait du choix de
vie que nous avons pris pour Olivia. Elle n’est pas dans un centre et nous devons donc franchir les
étapes nous-mêmes, avec l’aide des professionnels mais en ayant beaucoup de choses à notre
initiative.
Le gros décalage que nous vivons c’est plutôt qu’Olivia ne s’exprime pas. Elle n’a donc pas de projet,
qui soit formulé en tout cas. A ce niveau là elle ne nous aide pas et tout doit partir de notre intuition de
parent, de notre audace, de notre énergie … qu’on n’a pas toujours d’ailleurs. Nous nous sommes
valides et face à une fille handicapée pour qui il faut tout décider et tout choisir, sans savoir de plus si
on fait bien lorsqu’on prend une décision.
Catherine
Pour vous Philippe, le décalage c’est le bruit.
Philippe
Il y a plusieurs décalages. Je me sens en effet décalé par rapport à la réalité de la vie, comme je l’étais
avant l’accident d’ailleurs. Je suis maintenant décalé vis-à-vis de ceux qui sont comme j’étais. Souvent
on attend de moi que je refasse ce que je faisais avant, c’est à dire des affaires. Quelques personnes
ne comprennent pas que j’ai tourné la page sur ce point. Mes enfants ont aussi eu du mal à accepter
que je reste dans ma nature profonde de Corse, c’est à dire à ne rien faire.
Il commence à être accepté que je reste dans le silence, alors qu’avant c’était le bruit. Nous vivons dans
une société du bruit et de l’agitation, et je n’aime maintenant rien de plus que le silence. J’étais très
ambitieux et je suis devenu, comme dirait Blandine, humble. Je trouve que la vie a plus de saveur dans
ce décalage, qu’il faut accepter.
J’ai eu beaucoup besoin des professionnels après le décès de Béatrice, pas seulement pour les soins
mais aussi pour l’écoute. On a besoin de nous aider à formuler notre nouvelle vie et il est difficile de le
faire s’il n’y a pas quelqu’un qui écoute. J’ai beaucoup de reconnaissance à l’égard des professionnels
pour l’écoute que j’ai pu avoir auprès d’eux.
Catherine
Madeleine, vous avez l’impression qu’on vous a aidé aux moments de votre vie où vous en avez eu
besoin ?
Madeleine
Maintenant que nous avons tous les deux des cheveux blancs, tout le monde trouve beaucoup plus
normal que Michel soit en fauteuil. Il est vrai qu’il y a trente ans ce n’était pas rare que les gens
pensaient que mon mari était mon enfant : j’avais 25 ans et lui 28, et en nous croisant on me disait
« Oh, c’est votre fils ! », « Bien sûr madame… !!! ». C’est dans ce type de moments qu’il y a vraiment eu
décalage. J’espère malgré tout que les choses ont évolué et que les jeunes qui vivent la même chose
que nous maintenant ont moins de difficultés que nous en avons eu.
Angélique
Il faut dire que passer un moment j’ai aussi senti un décalage par rapport à mon entourage. Lorsque
dans ma vie j’ai choisi de quitter ma famille pour aller étudier, c’est parce que je sentais le besoin de me
retrouver avec d’autres handicapés comme je l’ai déjà dit mais aussi du fait d’un décalage car mon
physique ne pouvait plus suivre le rythme de celui des enfants de 10 ans valides. Avec le temps les
personnes réfléchissent et le contact peut alors reprendre.
Il y a certes un décalage du fait du fauteuil mais finalement il n’est pas si important car il faut se dire que
nous avons tous nos problèmes. Il ne faut pas partir du principe que parce que nous sommes sur un
fauteuil on a plus de problèmes que les autres, qu’il faut nous plaindre, moi j’accepte qu’une personne
valide puisse avoir plus de problèmes que moi. Il faut bien recadrer les choses et je voudrais qu’on
arrête de dire, quand on voit un handicapé, « oh, le pauvre malheureux ». Oui je suis handicapé, mais
certains se déplacent en fauteuil et d’autres se déplacent en vélo pour aller travailler par exemple. Voilà,
c’est tout.
Catherine
Je voudrais maintenant terminer en vous citant les uns et les autres car il y a des choses qui m’ont
marqué dans ce que vous avez dit.
D’abord je voudrais citer Blandine qui, lorsque je lui ai demandé hier de remplacer au pied levé
quelqu’un qui ne pouvait pas être présent, m’a dit qu’elle devait assister aujourd’hui à l’enterrement
d’une personne de sa famille mais m’a ensuite rappelé pour me dire qu’après discussion avec son mari
ils pensaient qu’il valait mieux finalement choisir la vie plutôt que la mort. Le fait de venir ici est donc
choisir la vie, cela m’a touché.
Ensuite j’ai retenu dans les propos de Madeleine le fait qu’elle dise « j’ai toujours eu l’impression qu’il
fallait relativiser parce que j’ai eu très vite conscience de la mortalité ».
Ou encore Philippe qui dit « le désir de vie c’est le désir de l’autre », Martine qui affirme « le but est
d’arriver à faire les choses, peu importe la façon », Angélique qui énonce « le fauteuil vous assoit et
vous dit : regarde les vraies choses ! ».
Merci
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Je suis animatrice sociale et j’aimerais vous remercier parce que j’ai trouvé vos propos touchants et
vrais, pleins de bon sens. Ca fait du bien de l’entendre et de le réentendre, en tant que professionnelle
ça me permet de me recentrer sur ce qui est important. Merci beaucoup.
Question de la salle
Je voulais savoir si l’un ou l’autre d’entre vous a dû parfois se battre contre des projets faits pour eux
par des professionnels.
Angélique
Moi j’ai dû me battre contre une trachéotomie qu’on devait me faire, alors que j’allais subir une
intervention du dos et que le docteur en question savait très bien que grâce à cette opération je
récupérerais suffisamment de ma capacité respiratoire pour éviter cette trachéotomie. Si je ne m’étais
pas battue contre ce projet, au jour d’aujourd’hui mon rêve de chanter serait mort.
Philippe
Je n’ai jamais eu à me battre contre un projet qu’on m’imposait mais j’ai souvent eu l’impression, lors de
mes séjours en centres de rééducation, que les professionnels étaient soumis à des contraintes de plus
en plus nombreuses, notamment administratives, ce qui les empêchait de donner tout ce qu’ils
pouvaient pour nous. Je me trompe peut-être mais j’ai eu l’impression que la charge de papiers à
remplir augmentait pour les professionnels, et en cela nous pouvons en souffrir mais je ne pense pas
que ça soit la faute des professionnels.
Blandine
Pour réussir à imposer l’idée qu’Olivia puisse être installée dans son propre appartement, avec une
autonomie vis-à-vis de sa famille, nous avons dû travailler beaucoup avec l’APF et le service
d’auxiliaires de vie pour valoriser le travail de ces-dernières. Au début les auxiliaires de vie se
succédaient les unes aux autres, ça a été un véritable ballet d’auxiliaires de vie pendant plusieurs mois.
On a dû faire comprendre que dans l’intérêt de ces personnes comme dans celui de notre fille il fallait
travailler autrement. Ca a été long et compliqué, mais on y est arrivé et je pense que le service des
auxiliaires de vie a dû changer sa mentalité et sa façon de faire avec ce personnel qui fait un travail
remarquable, d’une humanité que je ne pouvais imaginer auparavant.
Je suis contente de ce que nous avons réussi à faire en ce qui concerne la reconnaissance de ce travail
des auxiliaires de vie.
Catherine
Je vous ai entendu dire que les auxiliaires de vie qui travaillent chez Olivia sont rayonnantes, et j’en
témoigne moi-même en vous conseillant à la fois de voir un film « Les sourires d’Olivia ». C’est un film
remarquable, fait par une jeune cinéaste sur la situation d’Olivia, à travers lequel on voit le rayonnement
des auxiliaires de vie. Je crois que si elles rayonnent c’est aussi parce qu’elles sont dans un contexte,
dans une ambiance, et on apprend dans le film que l’aspect fondamental de leur fonction est la relation,
et non pas les actes qu’elles effectuent.
Cette jeune cinéaste m’a récemment recontactée pour me proposer de faire un film sur les auxiliaires
de vie. Je pense que nous allons réfléchir à la question.
Blandine
Puisque nous parlons du film je voudrais juste préciser que cette jeune cinéaste, Charlotte, travaille
pour une association qui s’appelle « La Cathode » dont l’objet est de produire des films à visée
pédagogique et informative. Le film a aussi été réalisé grâce à un financement de la chaîne KTO.
Martine
Dans ma vie lorsque j’ai réellement dû me battre ça a été dans les périodes d’orientation. La dernière
année de mes études a été effectuée dans une école d’handicapés où j’ai redoublé ma 3ème. On m’a
donc orienté sur une année où je n’ai rien fait, et j’ai dû me battre pour montrer que j’avais réellement
un niveau et que je n’étais pas un « âne » comme on me l’avait dit au départ. Et c’est à l’issue de cette
bataille qui a duré près de trois ans qu’on m’a dit qu’il existait des concours pour des emplois réservés.
Je ne vous dis pas ce qu’il m’a fallu faire pour prouver à ces personnes quelles étaient mes capacités
intellectuelles et leur prouver que j’étais capables de faire autre chose que ce qu’ils me donnaient à
faire.
Question de la salle
J’ai été frappé et questionné par l’importance, dans chacun de vos témoignages, accordée à l’idée de
vivre la vie dans le moment. En effet nous sommes chargés, en tant que professionnels, de vous aider
à mettre en place ces fameux « projets » qui s’inscrivent dans le temps et qui font partie des
« paperasses », mais dont j’espère qu’ils ne sont pas seulement des « paperasses ». Je voulais donc
vous demander comment vous envisager d’inscrire cette exigence du temps avec le respect de ce qui
peut vous guider dans votre vie de tous les jours, avec ce qui vous importe finalement le plus.
Catherine
Vous faites ici référence à cette notion de nouvelle obligation législative et réglementaire de travailler
avec les personnes autour de ce que j’appelle leurs souhaits, leurs désirs, leurs envies et leurs projets
au pluriel. C’est ce qu’on appelle aussi les projets de vie ou projets individualisés, personnalisés. Si j’ai
bien compris, la question posée consiste à savoir comment vous voyez ce travail des professionnels.
Angélique
Je pense que le projet ne peut pas se faire dans l’urgence, il doit être réfléchi et mener avec patience,
avec de la rage et du cœur aussi. Les professionnels sont là pour nous aider, même s’ils sont parfois
retenus par les contraintes administratives. Leur aide est très importante pour que le projet réussisse
mais il faut surtout qu’ils travaillent vraiment avec la personne pour savoir ce qu’elle souhaite
réellement. Il n’est pas toujours facile de trouver un compromis entre ce que nous voulons et ce qui est
possible, ça je l’accorde.
Philippe
Lorsque je parlais de projet dans ma vie d’avant c’était très structuré, avec des objectifs, des moyens,
des calendriers à respecter et des rendements à obtenir. Ce n’est certainement pas dans ce contexte là
que je pourrais l’entendre aujourd’hui. Si on me demande quel est mon projet actuellement, je pourrais
plutôt répondre sur la philosophie de projet.
Angélique, qui a 18 ans, a peut-être des projets très précis et ambitieux dans la vie professionnelle.
Mais en ce qui me concerne, moi l’ancien, mon projet est avant tout de respecter la philosophie du
handicap, l’esprit du handicap, le rythme très ralenti que j’ai. J’ai un peu peur, lorsqu’on me questionne
sur mon projet, qu’on entende par là un rythme du projet à respecter, un rythme rapide qui corresponde
au mouvement de cette société. Comme dit Angélique, ce qui m’importe c’est qu’on tienne compte de
nos limites. Je suis prêt pour tous les projets, mais qu’on ne me bouscule pas.
Angélique
Dans le projet il y a la notion de « prévu » et en ce qui nous concerne notre fauteuil nous empêche
l’imprévu. Notre fauteuil nous empêche de réagir à l’impulsion de la même manière que beaucoup de
valides peuvent le faire.
Si demain j’ai envie d’aller au Canada par exemple, il va falloir que je le prévois, c’est sûr. Je ne vais
pas aller au Canada juste pour m’amuser, ce n’est pas possible. Si j’y vais c’est qu’il y a une raison
derrière. Et c’est aussi pour cela qu’il y a des professionnels je pense.
On aimerait bien nous aussi faire des choses imprévues de temps en temps, et il est vrai que projet ça
ne rime pas avec imprévu.
Blandine
Je me suis rendue compte avec le handicap de mes deux filles, qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre,
que chaque personne handicapée a peut-être son propre projet mais qu’il est en tout cas très difficile de
rentrer dans les cases des structures actuelles. A chaque personne handicapée correspond un projet
tellement particulier qu’il est toujours très difficile de le réaliser.
Je le vois par exemple avec Fanny, ma deuxième fille, qui a plutôt les séquelles d’un traumatisme
crânien mais qui a du mal à rentrer dans le moule de cette pathologie. Elle a des difficultés à entrer
dans les réseaux que des organismes ont déjà mis en place. Après 6 ans de retour dans la vie on est
toujours confrontés à la question du projet professionnel. Fanny ne rentre jamais dans ce qu’on lui
propose, peut-être parce qu’elle est exigeante … en tout cas il s’avère que le projet d’une personne
handicapée est toujours très pointu à mettre en œuvre.
Un autre exemple. Nous avons par exemple aménagé, dans une résidence secondaire, un appartement
adapté au propre handicap d’Olivia. On essaie de prêter cet appartement à des personnes handicapées
qui pourraient profiter de ces aménagements et il y a toujours quelque-chose qui ne va pas parce que
chaque personne handicapée a besoin, y compris matériellement, d’aménagements spécifiques. Je
pense qu’avec les professionnels le problème est le même. Il y a des projets à essayer de construire
ensemble mais ce n’est pas facile.
Martine
Ces notions de projets, tels que nous en parlons tout de suite, me font toujours un peu peur parce qu’on
a l’impression qu’on veut faire d’une mesure un cadre en dehors duquel il n’est pas possible d’agir.
D’abord le projet peut être petit, moyen ou grand, adapté à tous. Les projets doivent être personnalisés
et on ne peut pas parler de projet collectif avec toutes les différences qui existent. Ce que je
souhaiterais surtout dire c’est qu’il faudrait toujours mener les projets avec tous les moyens existants et
en fonction de ce que veut la personne, et cela qu’elle que soit l’importance du projet. Il n’y a pas de
petit ou de gros projet, il y a juste une envie de réaliser quelque-chose. Le but des professionnels doit
être d’aider à réaliser cette chose.
Catherine
J’ai été frappée, dans tous les échanges que nous avons pu avoir, par ce décalage autour du mot
projet. Quand vous parlez de projet vous parlez de la façon que vous avez de regarder la vie et de votre
projet de partir en vacances, de vous installer … et en fait tout est projet parce que rien ne peut être
imprévu. La définition professionnelle part davantage d’une conception où le projet englobe la
personne.
Je ressens beaucoup ce décalage.
Question de la salle
Sur cette notion j’avais lu quelque-chose d’intéressant qui disait que dans le mot projet il y avait d’abord
l’idée de programme, c’est à dire tout ce qui peut nous rassurer et tout ce que mettent en avant les
personnes dans ces témoignages à savoir ce qui permet d’accomplir une action dans un cadre très
difficile, mais aussi celle de jet qui correspond plutôt à quelque-chose d’imprévu (peut-être le sourire de
la personne qu’on a rencontré dans la chambre voisine et qui va bouleverser le programme…).
J’en avais personnellement conclu que nous, les professionnels, nous avions la responsabilité
d’accompagner tout cela et de permettre ce « jet ». J’espère que dans les actions que nous mettrons en
place nous pourrons encore nous permettre cet imprévu, quelque soit l’endroit où on vous accompagne.
Angélique
J’espère aussi.
Catherine
Je vais maintenant conclure en remerciant encore les intervenants.
OUVERTURE DE LA SESSION
Annie CROQUET - Administratrice, Association Handas
Nous voilà dans la dernière ligne droite de notre parcours et nous allons examiner sous différentes
facettes la manière dont un projet peut se réaliser dans le cadre de notre activité professionnelle. Pour
cela je vais immédiatement passer la parole aux premières intervenantes, Mmes BOQUET et ANCZAK,
pour ce que l’on pourrait appeler « un cœur à deux voix ».
LA CONTRACTUALISATION : UNE OPPORTUNITE POUR LA MISE EN OEUVRE
D’UN PARTENARIAT FORMALISE
PATRICIA BOQUET - DIRECTRICE, IEM JEAN GRAFTEAUX, VILLENEUVE D’ASCQ
Nathalie ANCZAK - Parent ressource, IEM Jean Grafteaux, Villeneuve d’Ascq
Patricia BOQUET
Notre intervention avec Mme ANTCZAK est conjointe parce qu’elle symbolise le chemin parcouru
ensemble, parent / professionnel, à l’IEM « Jean Grafteaux ». Nous nous sommes inscrites dans une
action-recherche à l’APF dont le thème était « La Contractualisation ».
Nous avons appris à « être » ensemble, « être » au sens philosophique :
Qui es-tu ? La place de l’autre au sens de l’altérité.
Entendre.
S’écouter.
S’ajuster – S’apprivoiser.
Bâtir ensemble.
Nous avons décidé, ensuite, de ne pas nous arrêter là et nous avons transposé sur le terrain, « in
vivo », cette nouvelle habitude de travailler et d’avancer ensemble pour bâtir les nouveaux outils de la
mise en œuvre de la loi du 2 Janvier 2002.
Avant le formalisme de la mise en oeuvre du processus de contractualisation, vient en amont la
démarche des réflexions conjointes parents / professionnels. Notre espérance s’inscrit dans une
pratique de terrain, quotidienne : les faits parlent au fil des jours.
Notre volonté, dans le cadre de ce colloque, est de partager avec vous ce qui a changé dans nos
pratiques. Il est question d’interactions, d’ajustements respectifs. Nous avons su ensemble créer les
conditions de la rencontre.
Notre propos s’appuie sur un travail partagé, pour ma part avec l’équipe pluri-professionnelle de l’IEM et
en ce qui concerne Mme ANTCZAK à travers un recueil de l’avis des familles.
Nathalie ANTCZAK
Le groupe de travail se composait de professionnels et de parents volontaires. Les enjeux de la
contractualisation étaient bien perçus de tous et les inquiétudes étaient perceptibles.
Des parents avaient subi le « nous on sait » des professionnels et s’interrogeaient sur la place que
ceux-ci laisseraient au choix que des parents pourraient faire pour leur enfant. Des professionnels se
remémoraient les quelques familles qui pourraient en profiter pour réclamer la mise en œuvre de
demandes « surréalistes ». Certains semblaient croire que de la clarté des échanges, entre le jeune et
sa famille et les représentants des institutions, naîtrait un accord respectueux de tous.
Patricia BOQUET
Nous avons pris appui sur le socle législatif qui nous renseigne sur le fait que le droit objectif des
usagers vient assurer l’effectivité des droits subjectifs. Il s’agit d’une place nouvelle réservée à la
personne accueillie.
Les acteurs, établissements et usagers, sont au cœur d’un réseau de droits et d’obligations, instrument
sous contrôle des pouvoirs publics. L’autorité administrative exerce influence et contrôle.
La reconnaissance mutuelle des droits et des devoirs crée un rapport de partenariat et positionne le
devenir des sujets de droit. L’usager aujourd’hui se caractérise comme un partenaire et un participant.
La loi du 2 Janvier 2002 nous a fait passer d’une logique d’établissement à une logique de service en
fonction de la singularité de chaque situation.
Nathalie ANTCZAK
Ce qui ressort des rencontres que j’ai pu avoir avec des parents qui ont signé le contrat la structure
c’est d’abord qu’ils sentent que leurs demandes ont bien été entendues. Plus aucun parent ne se sent
déposséder du droit à éduquer son jeune. L’utilité du contrat est de permettre à chacun de savoir quelle
place il occupe et quelles tâches sont les siennes dans l’élaboration et la mise en œuvre du projet de
son jeune. On agit et réagit ensemble pour le jeune.
Nathalie ANTCZAK
Les familles de Grafteaux ont des histoires différentes mais elles s’accordent à dire que le processus de
contractualisation, et en particulier l’élaboration du projet individuel, a créé des espaces de parole qui
permettent d’évacuer souffrance et peur. Au fil des rencontres, les émotions se partagent, on
s’apprivoise, on se comprend mieux, on se fait confiance.
IV- RESONNANCES, QUESTIONS LIMITES
Patricia BOQUET
Le processus de contractualisation et le choix de le mener de telle ou telle manière relèvent aussi, ou
procèdent, de la culture d’établissement. La pratique quotidienne des équipes à l’IEM prenait ancrage
sur le travail avec les familles. Le fondement y était.
Nous avons remarqué que le processus de contractualisation, dans sa mise en œuvre et sa
formalisation, est un cadre contenant pour une équipe.
Le directeur de l’établissement joue un rôle déterminant en tant que garant institutionnel. Il est celui qui
donne le cap et le tient.
Le directeur impulse une éthique de travail et veille à sa mise en œuvre. Cette dynamique produit ses
effets sur une équipe de travail, puisqu’elle peut être mobilisante et valorisante.
La contractualisation que nous menons aujourd’hui changera t-elle notre accompagnement et cette
mise à l’épreuve au fil des années ?
Qu’y a-t-il de différent entre ceux qui l’ont vécu dès leur admission et ceux qui ne l’ont pas vécu ?
Il existe des contrats qui n’ont pas d’effet et des projets qui « capotent ». Seule la démarche, le
processus, permet un positionnement différent, sensible au projet du jeune et ce pour chacun et depuis
la place qu’il occupe.
De son côté, le professionnel, de par son engagement et la lisibilité de son accompagnement fixés par
écrit, présente aux parents l’enfant sous un autre angle. Cela permet d’approfondir la connaissance
qu’ils en ont, de dénouer, de décomplexifier l’histoire.
L’écrit, « où tout y est », permet de lire, de relire et de s’en approprier la lecture et son contenu. Mais
tout à la fois ce qui est fixé peut aussi choquer, contrarier, malmener le parent.
L’écrit peut aussi relativiser, dédramatiser, lever la culpabilité que l’enfant peut porter.
Le professionnel qui écrit se doit, pour lui-même, d’éclaircir son propos. Il s’oblige à clarifier les objectifs
et les moyens.
Le professionnel a été remis à sa place et adopte une position plus humble par rapport à l’usager et à
sa famille.
Cette façon de travailler permet la continuité et favorise par ailleurs un questionnement permanent. Le
professionnel est alors davantage engagé, me semble t-il, dans un espace de doute, de réajustement et
de sensibilité que dans les espaces de certitude dans lesquels il vivait auparavant.
CONCLUSION
Nathalie ANTCZAK
Et si c’était à refaire ? Je le referais, sans hésitation.
La relation établie nous accorde un temps de répit.
Ailleurs ? Tout serait à reconstruire, et seulement dans l’hypothèse où je trouverai un vrai
« Partenaire ».
ECHANGES AVEC LA SALLE
Annie CROQUET
Je voudrais vous remercier, toutes les deux, de nous voir démontré ce que l’écriture apporte comme
rigueur à la pensée et aussi de nous avoir rappelé à quel point il était essentiel de combiner les
concepts avec les actes car à défaut de cette combinaison les écrits les plus séduisants se révèlent
faiblement féconds voire lettre morte. Merci de cette belle démonstration.
Question de la salle
En quoi le contrat est-il engageant pour les parents et l’usager et de quelle manière l’est-il ? Cela
change-t-il l’implication des parents par rapport au projet de l’enfant ?
Nathalie ANCZAK
Le contrat oblige déjà à la rencontre et à l’exercice du dire. Ca fait avancer le parent. Dans mon cas, le
fait de parler et de construire avec l’éducateur et les autres membres de l’équipe m’a permis de
cheminer dans ma tête. Cela permet aussi de rendre le projet plus réaliste car on finit petit à petit par
faire le deuil d’un certain nombre de choses, et on finit par se demander ce que notre jeune désire
finalement. Je trouve que ça change donc beaucoup de choses.
Mais le fait que cela soit écrit n’est pas le plus important pour les parents. Pour nous ce qui compte le
plus ce sont les temps d’échange. Le fait de le mettre à l’écrit est intéressant parce que ça permet
d’évaluer le progrès, mais c’est plus secondaire.
Patricia BOQUET
Je ne sais pas ce que vous entendiez par « engageant » mais ce que j’associe à votre question c’est
que, effectivement, ces allers et retours de construction, de rapports de lecture, d’écrits et d’échanges
impose un cadre qui permet aux parents de savoir que l’institution s’engage vis-à-vis des demandes
ainsi formulées par eux. Voilà ce à quoi j’associe le contrat
Question de la salle
Dans vos propos vous vous interrogiez sur le fait de savoir si la contractualisation laissait une place aux
plus démunis. Pourriez-vous développer cette interrogation ?
Patricia BOQUET
Cette interrogation venait d’une collaboratrice assistante sociale. Elle s’interrogeait sur le cas des
personnes qui ont peut-être la parole moins facile ou des difficultés à l’écrit. Cet aspect ne nous a pas
pour l’instant beaucoup préoccupé car si l’écrit peut parfois poser problème on s’arrange toujours, dans
une forme de simplicité relationnelle, pour qu’il y ait une lecture commune et qu’il n’y ait pas de barrage
lié à la langue ou à la culture.
Je me souviens d’une famille qui est arrivée embarrassé l’an dernier en le disant qu’ils n’avaient pas lu
le contrat parce que leur facteur était passé tard le matin et ils n’avaient donc pas eu le temps de le
faire. Qu’à cela ne tienne, on a repris le document ensemble et dans un échange en petit groupe on a
pu donner l’information aux parents sans que la situation soit vécue difficilement par eux.
Question de la salle
Par rapport à la notion de contrat, dont vous avez fait un outil mais qui est aussi l’introduction du
marché dans le système social, je voudrais vous demander ce qui se passe quand il y a rupture de
contrat, peut-on changer de boutique ? Je m’interroge aussi au sujet des populations les plus démunies,
car cette logique libérale peut nous emmener vers obligation de résultats et non plus seulement de
moyens. Ce sont des questions que je me pose au-delà de l’aspect thérapeutique et de soutien.
Nathalie ANCZAK
Je voudrais dire que le contrat arrive parfois presque tronqué. On se bagarre déjà, en tant que parent,
pour avoir accès à une structure … donc ensuite on essaie de construire avec ce dont on dispose.
Patricia BOQUET
Je pense que la jeunesse de ce travail ne nous donne pas beaucoup de recul et jusqu’à présent nous
n’avons pas été confrontés aux questions que vous soulevées. En revanche on peut prendre point
d’appui sur le fait que les uns et les autres sont d’accord pour qu’on fixe la notion des écarts.
Je pense par exemple à certains jeunes avec qui nous nous étions mis d’accord l’an dernier pour
positionner par écrit nos écarts de points de vue du côté familial, du côté du jeune et du côté de
l’institution. Quand les choses se sont révélées un peu plus compliquées on s’est appuyé sur cet écrit
pour réorienter la jeune fille en question, avec l’accord des parents puisque les choses avaient été
fixées comme telles.
Pour l’instant nous n’avons pas eu à affronter des cas trop procéduriers à traiter en la matière.
Nathalie ANCZAK
J’ajouterai que le fait d’échanger régulièrement permet aussi à chacun de faire un bout de chemin vers
l’autre autour du jeune. Il y a donc moins de risque d’arriver à des situations de rupture.
Question de la salle
Il me semble qu’il ne faut pas confondre contractualisation et élaboration de projet. La contractualisation
a plus pour objet de qualifier la nature de la relation et de l’engagement réciproque qui se fait entre la
personne et l’institution et, par ailleurs, de manière relativement distincte, la qualité du contrat et de la
démarche permet le projet qui va se mettre en œuvre au rythme de chacun et qui est réputé être
ajustable en fonction de l’évolution de l’histoire et des acteurs.
Patricia BOQUET
Effectivement, je suis tout à fait d’accord avec ce vous dites.
LE PROJET INSTITUTIONNEL : DES VALEURS A L’ORGANISATION…
Marcel JAEGER - Directeur Général, IRTS Montrouge / Neuilly sur Marne
Je ne vais traiter que du projet d’établissement ou de service, et non pas du projet individuel, en
m’appuyant sur l’expérience des appuis techniques et méthodologiques auprès des équipes dans le
cadre de l’élaboration de leur projet.
Malgré tout je voudrais commencer par revenir sur le rapport entre le projet et le contrat, car derrière
cela se trouve la question de la place du droit, du rapport entre le juridique et les orientations
stratégiques ou philosophiques incarnées par des valeurs. En réalité le projet d’établissement ou de
service a comme point d’appui ce sur quoi la loi fait silence. Je veux dire par là que beaucoup d’équipes
n’ont pas encore intégré la différence fondamentale entre un projet institutionnel tel qu’il était défini
avant la loi du 2 janvier 2002 et tel qu’il est défini par celle-ci. Il y a deux différences fondamentales
entre ces deux types de projet :
- dans les nouveaux projets se pose la question de la coordination et de la coopération, c’est à
dire la capacité au sein des équipes à repérer et gérer sur le long terme ses relations avec des
partenaires pour s’adapter aux nécessités que peuvent avoir certaines des personnes
accueillies de relever de différentes formes de prise en charge ;
- dans les nouveaux projets se pose aussi la question de l’évaluation de l’activité.
En réalité l’article 12 de la loi regroupe trois éléments. Le premier, les objectifs d’organisation, était déjà
présent avant la loi. Deux autres éléments qui eux n’étaient pas présents précédemment et qui sont ces
consignes de coordination/coopération et d’évaluation/amélioration de la qualité. La question des
valeurs n’est donc pas abordée.
Pourtant, notamment dans l’article 6, la notion de charte est évoquée : une première, celle des droits et
des libertés (déjà produite) ; et une autre qui concerne les règles déontologiques et éthiques qui
devraient être communes aux professionnels (pas encore élaborée).
Un des problèmes que nous avons par rapport au projet d’établissement est celui de son statut. Est-il
un outil supplémentaire par rapport à la multiplication des documents exigés par la loi ou peut-il être
investi d’une manière tout à fait différente ?
Je pense qu’il faut prendre acte d’un changement historique dans notre secteur en notant une certaine
déconsidération des valeurs intemporelles. Il y a une certaine méfiance vis-à-vis d’un discours sur les
valeurs. Ce terme évoque une tradition spiritualiste et a bien souvent été l’objet de critiques au nom
d’une approche à la fois sociologique et juridique. Un des problèmes qui doit être aujourd’hui travaillé
avec les équipes est le fait de considérer que l’élaboration du projet est tout aussi importante que le
projet lui-même. En effet, ce qui fait la caractéristique principale d’un projet à mon sens est qu’il soit un
document fédérateur.
La question du projet renvoie à la question du collectif, et se traite donc à la fois à l’intérieur de chacune
des structures mais aussi au niveau des professions elles-mêmes. A partir de 1994 se sont mises en
place dans le champ de la santé les conférences de consensus, inspirées des pratiques anglo-
saxonnes. Le principe de ces conférences est de réunir un certain nombres de spécialistes face à un
jury afin d’aborder des questions difficiles et de les trancher. La première conférence de consensus a eu
lieu autour de la question des schizophrènes, et une autre plus récente a porté sur la liberté de
circulation dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Cela veut dire que, dans notre secteur,
nous sommes face à un certain nombre de problèmes qui nécessitent des débats. L’élaboration du
projet, c’est de ce fait que je dis qu’il s’agit d’un document fédérateur, est l’occasion de prendre à plein
bras des débats qui doivent traverser les équipes et le secteur professionnel.
D’une certaine façon, on retient de la loi du 2 janvier 2002 son aspect « outillage ». Pour la première
fois le législateur donne une définition de l’action sociale et médico-sociale. Or, que donne-t-il comme
définitions dans les articles 2 et 3 ? Il donne une série de définitions autour de couples d’opposition
pronomatiques, qui font que le législateur ne peut pas trancher sur un certain nombre de problèmes. On
va justement demander aux équipes, à l’occasion de l’élaboration des projets de service, de dire
comment chacune d’elle entend se positionner par rapport à ces couples d’opposition.
Si nous reprenons rapidement certains couples, il y a par exemple l’utilisation à la fois du terme
d’usager et de celui de citoyen. Le terme de citoyen renvoie à la question du droit commun et à la
reconnaissance des droits de chaque personne comme étant en droit des citoyens à part entière, alors
que celui d’usager implique que l’on reste dans une relation de dépendance vis-à-vis du service qui a
été donné, même si la contractualisation est une façon d’atténuer cette relation de dépendance. Cela
veut dire que dans notre société, et en particulier en France, est en débat la question de la place de la
différence.
Un autre exemple serait celui de l’utilisation des mots autonomie et protection. Au moment de
l’élaboration de la loi du 2 janvier 2002 il n’y avait que le terme d’autonomie qui était mis en avant.
Assez rapidement ce concept a été interrogé en se demandant s’il ne risquait pas d’aboutir aussi à
l’abandon de la personne à sa propre responsabilité, à son sort (on évoquera notamment la
clochardisation d’un certain nombre de personnes qui étaient dans des foyers aux Etats-Unis, ou ce
qu’on a aussi pu connaître à une certaine époque en Italie). Par conséquent, au moment de la
discussion de la loi, certaines personnes ont donc voulu contre-balancer ces dérives possibles de
l’autonomie en introduisant la notion de protection. Bien entendu la notion de protection peut entraîner
une réduction de la citoyenneté, justifiable lorsqu’une personne est sous tutelle mais présentant
l’inconvénient dans d’autres conditions de maintenir la personne dans une situation d’assistance…
Quand la loi dit que pour six outils il y aura un texte réglementaire, mais que pour le projet il faut se
débrouiller … cela signifie qu’il faut pouvoir mettre en débat au sein de chaque équipe ces couples
d’opposition.
Je voudrais encore évoquer deux de ces couples : celui d’égalité et d’équité, qui évoque d’une part une
conception très républicaine de l’égalité face à la loi et d’autre part une vision beaucoup plus anglo-
saxonne de celle-ci ; celui de l’opposition entre les droits et les devoirs, avec une section qui évoque les
droits des usagers mais se pose évidemment la question des devoirs. Et c’est là que devient tout à fait
utile la distinction qui est faite entre le projet et le règlement de fonctionnement, puisque cette question
des devoirs est principalement au cœur de la question du règlement.
Autrement dit, lorsque je suis amené à intervenir auprès d’équipe, je m’assure qu’il y ait un repérage de
ces différents enjeux car c’est dans la compréhension de ce discours tenu par le législateur qu’on
pourra ensuite, ou non, avoir un impact des valeurs dans l’organisation. A partir du moment où je
considère qu’il y a place pour un débat, et que face à une déconsidération ancienne des valeurs
intemporelles il faut revaloriser la question des valeurs et réintroduire du débat et des espaces de
discussion, cela signifie que l’organisation ne peut plus être pensée comme étant modélisée sur une
construction mécanique et que l’on fasse une différence très claire entre des valeurs et des normes.
La question du rapport entre valeurs et organisation est un peu celle du rapport que l’on peut avoir entre
une philosophie de l’action et une approche un peu mécaniste qui serait celle d’une construction
étroitement managériale.
C’est dans cet esprit que plusieurs centres de formation au travail social ont redonné de la place non
pas à l’enseignement de la philosophie mais en tout cas à des espaces où des intervenants
philosophes peuvent être présents. La question du management ne se pose pas dans une démarche
purement technique mais a aussi à voir avec la façon dont on se positionne sur cette question des
valeurs.
Un autre élément qui me semble important d’évoquer est la question du pluriel. On parle du projet, mais
il s’agit également des projets.
Toute notre construction institutionnelle a reposé sur ce qu’on pourrait appeler la « logique de la pile ».
Le fonctionnement général de notre secteur est de considérer qu’il y a des populations cibles, des
populations homogènes pour lesquelles on construit des réponses elles-mêmes ciblées, et qu’à partir
de ces réponses on aurait pu avoir des institutions voire même des catégories professionnelles
spécifiques. Or une personne, même lourdement handicapée, est une personne qui n’est pas privée
d’historicité. Elle peut avoir des parcours multiples et complexes qui font qu’elle échappe à la
classification habituelle. Il y a depuis quelques années des réflexions qui se mènent sur la nécessité
d’avoir des approches beaucoup plus transversales et beaucoup plus souples. Or, nous sommes
confrontés au problème que l’ensemble de notre législation est elle-même conçue de manière
segmentée. Peu de temps après la loi du 2 janvier 2002, la loi du 4 mars 2002 relative au droit des
malades et à la qualité du système de santé vient définir des droits des usagers de manière différente.
Ceci signifie que, alors qu’on partage des valeurs humanistes fortes et que l’on considère que l’on a
affaire à des personnes ou à des sujets, l’on est en réalité systématiquement confrontés à ce problème
de segmentation dans nos réalités législatives et institutionnelles. Je vais ainsi revenir sur la question
du projet institutionnel puisqu’on nous demande aujourd’hui, dans les projets, à la fois de définir des
principes d’organisation et de dire comment on va coopérer et se coordonner avec les autres.
Cette question de la coordination a à voir avec celle du passage de relais, du passage de main. Il est
important de nous rappeler que nous ne sommes pas propriétaires des personnes pour lesquelles nous
intervenons. Nous sommes mandatés pour intervenir dans le cadre d’une mission clairement définie, et
se pose alors la question des limites des compétences de chacun des professionnels et de chacune
des institutions. Le projet d’établissement ou de service est l’occasion de tenir un discours sur les
valeurs mais aussi sur nos propres limites. A partir de quel moment je dois passer la main ? Je ne dois
pas être dans une position défensive, qui consiste souvent à dire que mes lois sont des lois de
contrainte et que mes limites sont systématiquement marquées par d’autres.
Ce pose donc ici le problème du chaînage des dispositifs, c’est à dire le chaînage des lois mais aussi
des pratiques et des cultures professionnelles.
Je crois que le projet renvoie à toutes ces notions, à une certaine conception de l’organisation et à une
certaine conception de la formation des professionnels qui font vivre les organisations.
LE PROJET INSTITUTIONNEL AU REGARD DU DROIT : CONSENTI OU SUBI ?
Caroline VENGUD - Juriste, Bordeaux
L’intitulé de mon intervention semble donner la structure des démonstrations envisagées. En effet,
l’obligation posée par la loi du 2 janvier 2002 d’établir un projet institutionnel dans les structures médico-
sociales répond à un souci de démocratisation, de transparence, d’efficience. Nous verrons plus en
détail dans une introduction, la finalité de la construction du projet institutionnel, sous tendu par des
principes d’éthique forts, qui n’ont d’ailleurs pas attendu l’année 2002 pour exister.
Enfin, nous nous pencherons plus attentivement sur la validité de ce projet au regard de ceux qui
l’utilisent. Validité au sens juridique du terme bien sûr, et validité d’ordre éthique ; en effet nous ne
pourrons faire l’économie d’élargir notre pensée autour du droit, afin de ne pas réduire nos propos à
une terminologie juridique sclérosante.
Nous envisagerons donc la conception de la validité du projet tant à l’égard des usagers et de leur
famille, que des professionnels, des bénévoles, plus globalement, des personnes composant
l’institution. C’est dans l’analyse de sa validité que nous tenterons de mesurer si ce projet est subi ou
consenti.
Selon le constat du choix ou de l’obligation avec ses effets délétères, juridiques ou non, nous
évaluerons les conséquences sur les usagers et le personnel, d’un consentement libre et éclairé à un
projet institutionnel ou d’un refus libre et éclairé … sans omettre la possibilité d’un consentement éclairé
mais non libre, ou libre mais non éclairé … et si les mots se font plus compliqués que le droit, autant en
revenir au droit.
La loi du 2 janvier 2002 et ses avancées ne sont que la résultante de l’évolution du secteur social et
médico-social, plus centrée actuellement sur l’individu dans sa globalité, la notion de projets
individualisés, et les interventions dans et hors les établissements. En établissant les carences de la loi
du 30 juin 1975, le législateur a publié une loi plus en adéquation avec le terrain. Elle tourne
principalement autour de 2 axes : la liberté et la responsabilisation.
Liberté dans le sens où elle favorise les capacités d’innovation des institutions sociales et médico-
sociales en diversifiant les missions, les prises en charge des équipements et des services. Liberté
également dans la création de nouveaux organes de concertation garantissant une plus grande
démocratisation de la gestion de ce secteur. Cette démocratisation va, nous le reverrons plus tard, avoir
un impact important dans l’élaboration du projet d’établissement et se répercuter par ricochet sur le
projet individualisé.
Responsabilisation : en introduisant la planification des équipements, les autorisations et les
programmations qui en dépendent, la notion d’évaluation de la qualité des prestations fournies, le
contrôle et la coordination des acteurs, la loi s’engage vers un système centré sur la responsabilisation
de ses acteurs.
A priori, le secteur médico–social ne peut que se réjouir de l’existence de ces deux axes. Toutefois, ces
deux notions, selon qu’il s’agisse du regard de l’usager ou du professionnel (j’inclus dans le terme
professionnel les bénévoles), peuvent aussi laisser entrevoir pour le professionnel un contrôle
attentatoire à sa liberté de fonctionner, un formalisme débordant pouvant l’exposer à une judiciarisation
de sa pratique et ainsi scléroser son travail quotidien. En revanche, pour l’usager, selon les modalités
de mise en place de la loi et son application pratique, il est probable mais nullement certain qu’il ne
pourra que se réjouir de pouvoir se situer au cœur de cette loi, dans une participation active et
consensuelle, et être enfin acteur de sa vie institutionnelle et personnelle.
Nous pouvons nous interroger sur la place du projet au regard de ces nouvelles dispositions. Il se
trouve au cœur de la loi. En effet, en plaçant l’usager au centre du dispositif légal, en le rendant acteur,
en affirmant ses droits fondamentaux (art. L311.3 du Code de l’action sociale et des familles), le projet
va devenir l’outil, le levier de ses droits. Il peut également pour l’institution devenir un lien fort,
fédérateur d’énergie.
Après avoir brièvement posé le contexte de notre intervention, revenons au projet et à sa définition.
« Projet » est un nom masculin datant du XVe siècle. Il s’apparente à l’idée de se projeter. Le Petit
Robert en donne la définition suivante : image d’une situation, d’un état que l’on veut atteindre. Le projet
nous conduit souvent à avancer, mobilisant nos forces dans un même sens. Si l’état que l’on veut
atteindre (je reprends la définition du Petit Robert) n’est pas trop ambitieux, sinon nous serions dans
l’utopie puis dans la déception et l’amertume, le projet peut permettre de nous sentir exister.
Dans le cadre du projet d’établissement, le projet relève d’une démarche prospective et entrevoit des
perspectives. Il peut permettre d’identifier les directions à prendre. Il oblige à anticiper, prévoir, planifier,
coordonner, évaluer. Ce projet est sous tendu par des valeurs humanistes fortes (nous les verrons dans
un moment).
Avant d’extraire les articles se référant au projet dans la loi du 2 janvier 2002, nous allons au préalable
poser plus globalement l’esprit de la loi dont le projet d’établissement ce fera l’écho.
Pour ce faire, lisons l’art. 2 de la loi, qui s’insère dans le Code de l’Action sociale et des Familles à l’art.
L 116-1, à savoir : « l’action sociale et médico-sociale tend à promouvoir dans un cadre interministériel
l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir
les exclusions et à en corriger les effets. Elle repose sur une évaluation continue des besoins et des
attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées et des
personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité ou de pauvreté
et sur la mise à leur disposition de prestations en espèces ou en nature. Elle est mise en œuvre par
l’Etat, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les organismes de Sécurité sociale,
les associations ainsi que par les institutions sociales et médico-sociales au sens de l’art. L 311-1 ».
Le projet d’établissement sera donc l’outil permettant, puisqu’il est issu d’une démarche participative, de
travailler au plus près des attentes du législateur. Ce projet devra également répondre aux droits
fondamentaux des usagers, répertoriés dans l’art. L311-3 du Code de l’Action sociale et des Familles, à
savoir (nous les énonçons brièvement, certains vont être repris plus longuement dans un instant) :
- respect de la dignité, intégrité, vie privée, intimité, sécurité ;
- libre choix entre les prestations à domicile, en établissements ;
- prise en charge ou accompagnement individualisé et de qualité, respectant un
consentement éclairé ;
- confidentialité des données concernant l’usager ;
- accès à l’information ;
- information sur les droits fondamentaux et les voies de recours ;
- participation directe au projet d’accueil et d’accompagnement.
Notons que ces belles valeurs ont une force juridique importante puisqu’elles émanent d’une loi qui,
dans la hiérarchie des normes, se retrouve juste en dessous des traités internationaux.
Le choix n’est pas laissé de s’approprier ces valeurs ou pas, les structures médico-sociales sont dans
l’obligation juridique de s’y conformer. On pourrait rétorquer à cet argument que, bien avant la
promulgation de la loi, ces principes éthiques et déontologiques animaient déjà les pratiques
professionnelles. Mais en leur donnant force de loi, on les formalise encore plus, dans l’intérêt des
usagers. La Charte des Droits et Libertés de la personne accueillie (qui a fait l’objet de l’arrêté du 9
septembre 2003) reprennent également les principes énoncés ci-dessus. Elle sera distribuée
automatiquement à chaque usager, et pourra permettre une meilleure information, sensibilisation,
coopération.
La notion de projet est abordée dans la loi du 2 janvier 2002 dans deux articles, l’un plus général qui se
trouve dans la nomenclature de la loi après un autre qui fait référence au projet individuel. En les
dissociant, on peut se demander si le législateur n’a pas voulu donner encore plus d’importance, de
poids, à ces projets qui se confondent. Considérant que le terme de contrat renvoie à une norme
juridique plus explicite que celle du projet et entraîne des conséquences plus importantes, nous y
reviendrons.
Le projet individualisé se trouve au centre du projet d’établissement. Les deux articles qui font référence
directe au projet sont les articles L311-4 du code de l’Action sociale et des Familles (sur le contrat de
séjour ou le document individuel de prise en charge) et l’art L311-8 du même code (sur la nécessité du
projet d’établissement).
Après avoir tenté de resituer le projet dans le contexte juridique et éthique de la loi du 2 janvier 2002,
nous allons reprendre notre problématique initiale et tenter de démontrer en quoi l’élaboration du projet
institutionnel peut être subie ou consentie par les usagers ou les professionnels. En effet, combien de
projets supposés être dans l’intérêt supérieur des usagers ne vont, en définitive, qu’à leur encontre ? Il
peut être facile, insidieusement, de passer d’un désir de bientraitance institutionnelle à la maltraitance.
Ce passage peut être éviter par une réflexion commune sur les pratiques et un travail d’introspection
initié par le projet.
Les dispositions législatives, basées sur une démarche participative pour l’élaboration du projet, nous
laissent penser que ce dernier est vraisemblablement consenti tant du côté des usagers que des
professionnels, et nous allons tenter de le démontrer.
Puisque l’usager est au cœur de la réforme, il est la partie principale du projet, voire du contrat. Pour
établir la validité d’un consentement, il est nécessaire au préalable que la personne contractante ait la
capacité juridique à consentir.
Pour que l’usager soit acteur de son projet, et qu’il puisse y consentir, il doit être consulté et être
considéré comme cocontractant. On retrouve la notion de contrat dans le projet individuel, mais nous
globaliserons notre propos, puisqu’il nous semble que le projet institutionnel est le premier contrat, dont
va découler celui plus spécifique du contrat individuel.
La volonté crée l’engagement, mais le droit vient poser les conditions dans lesquelles cette volonté est
efficace.
Pour être valable, le contrat doit respecter le droit. Dans la conception classique du code civil, la volonté
est toute puissante, elle crée le contrat et tous les effets qui en découlent. Nous sommes dans le
principe fondamental de l’autonomie de la volonté. Principe de philosophie juridique, il connaît certes
aujourd’hui de nombreuses atteintes (dues à l’évolution sociale et économique), mais fonde toujours
notre droit des contrats. Liberté contractuelle, consensualisme, force obligatoire des contrats et effet
relatif des contrats sont les conséquences de la consécration de l’autonomie de la volonté.
Donc, en principe, chacun est libre de contracter ou non, de choisir son cocontractant et de déterminer
librement le contenu du contrat. Pour renforcer notre démonstration et envisager le projet comme une
démarche consentie, nous allons envisager dans un premier point le principe de l’autonomie de la
volonté nécessaire à la construction du contrat ou du projet institutionnel, puis nous étudierons dans un
second temps les conditions de validité du contrat, voir du projet.
1- L’autonomie de la volonté
Reprenons-les. L’art. 311-6 est ainsi libellé, je cite : « afin d’associer les personnes bénéficiant des
prestations au fonctionnement de l’établissement ou du service, il est institué soit un conseil de la vie
sociale, soit d’autres formes de participation ; les catégories d’établissements ou de services qui doivent
mettre en œuvre obligatoirement le conseil de la vie sociale sont précisées par décret ».
Vous avez tous noté le « obligatoirement » ; le législateur impose sa consultation.
Le décret du 25 mars 2004 (qui crée le conseil de la vie sociale) précise dans son article 1, je cite : « le
conseil l de la vie sociale est obligatoire lorsque l’établissement ou le service assure un hébergement,
ou un accueil de jour continu, ou une activité d’aide par le travail au sens du premier alinéa de l’art. L
344-2. Lorsque le conseil de la vie sociale n’est pas mis en place, il est institué un groupe d’expression
ou toute autre forme de participation ».
Dans tous les cas, on remarquera une volonté manifeste de laisser la place au consentement et à la
participation de l’usager. Si le conseil de la vie sociale (équilibré dans sa composition entre les usagers
ou leur famille, et l’institution) n’est pas prévu, la loi ne fait pas l’économie d’une autre forme de vie
participative. Dans cette perspective de participation active, on voit mal comment un projet élaboré par
les deux parties ne pourrait être consenti. Et en le préparant d’une façon consensuelle, son acceptation
n’est qu’une forme de ratification à postériori du travail effectué.
Donc, en principe, eu égard au principe de l’autonomie de la volonté, chacun est libre de contracter ou
non, de choisir son contractant et de déterminer librement le contenu du contrat.
Le libre choix réaffirmé par la loi du 2 janvier 2002 dans son article 311-3, va dans le sens de cette
volonté de liberté, d’autonomie. Je cite, alinéa 2, « …sous réserve des pouvoirs reconnus à l’autorité
judiciaire et des nécessités liées à la protection des mineurs en danger, le libre choix entre les
prestations adaptées qui lui sont offertes…… ». Bien sûr, le libre choix est certes ciblé sur le choix entre
les prestations à domicile ou en établissement mais plus largement il induit la volonté, lorsque le choix
s’est arrêté sur un mode de prise en charge ou d’accompagnement, de consentir au projet.
Même si un usager arrive alors qu’un projet d’établissement est déjà en place, il y consentira
indirectement par son acceptation du contrat individuel ou par sa décision d’intégrer l’établissement.
Donc, la volonté suffit à créer le contrat. Nous pouvons constater les protections installées par la loi
pour optimiser cette autonomie de la volonté à s’engager pour l’usager. Dans ce cadre juridique
consensuel, on peut supposer que le projet sera choisi.
La seconde étape, après la liberté de l’usager à s’engager, sera l’obtention de son consentement.
L’échange des consentements (qui peut prendre diverses formes, expresse, tacite, mais surtout non
équivoque…) forme le contrat qui existe dès la rencontre de l’offre et de l’acceptation. C’est le principe
du consensualisme. Nous allons le reprendre pour étayer notre postulat du projet choisi.
- b/ le consensualisme
Il vient matérialiser la volonté. Lorsque l’usager reçoit l’offre, et l’accepte, les parties sont liées par le
contrat qui produit ses effets. Notons la force obligatoire du contrat, prévue par l’art. 1134 Code Civil, je
cite : « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».
Cet article signifie que le contrat consenti s’impose aux parties. Pour être plus explicite, les parties
doivent l’exécuter dans les termes où il a été conclu, et ne peuvent le modifier que d’un commun
accord. Quant au juge il peut en faire sanctionner l’inexécution. Que pensez du contrat dans ce cadre
qui doit vous sembler trop rigide ?
En matière sanitaire et sociale, ce contrat individuel doit être entendu dans un sens certes
d’engagement juridique mais également, et peut-être surtout, moral. Si le contrat prévu dans la loi du 2
janvier suit la logique juridique du contrat, à savoir sanction si inexécution, elle risque d’étouffer les
pratiques, de les réduire, de les figer.
On peut flairer l’esprit de la loi dans ce sens, mais il est trop tôt pour affirmer que les projets ne sont pas
des contrats au sens juridique étroit du terme … attendons les procès afin de vérifier s’ils aboutissent,
d’autant que les règles juridiques seront différentes selon la personnalité morale de la structure
(publique ou privée).
Cette force du consensualisme est doublée de la nécessité d’un écrit, imposée par la loi du 2 janvier
2002 (quid de la signature). Cette obligation rend encore plus transparent le projet, et son acceptation.
Les contrats informels ont souvent existé dans le domaine médico-social et c’est pour éviter leurs effets
délétères (subjectivité, arbitraire, absence d’évaluation, de progression….) que la loi a exigé la
rédaction tant d’un projet institutionnel que d’un projet individuel. Notons la force probante importante de
l’écrit qui assure, par son formalisme, un moyen de preuve fort.
Cette force de l’engagement assure à l’usager une protection. En effet, le contrat signé ou le projet
ratifié doit être respecté sous peine de sanctions possibles. Dans ce cadre protecteur, on peut estimer
que le projet est choisi.
Nous voudrions désormais vérifier la validité d’un projet consenti par les usagers. Selon l’art. 1108 du
Code civil, je cite « quatre conditions sont essentielles pour la validité d’une convention : le
consentement de la partie qui s’oblige, sa capacité à contracter, un objet certain qui forme la matière de
l’engagement, une cause licite dans l’obligation ».
Nous allons les étudier plus en détails.
Si on respecte les conditions de validité de l’engagement des usagers pour le projet institutionnel et
pour le projet individuel, nous pourrons affirmer que le projet est bien consenti et non subi.
La loi du 2 janvier dans son article L311-3 du Code de l’Action sociale et des Familles au troisième
alinéa évoque, je cite « …. une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité
favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins,
respectant son consentement éclairé qui doit systématiquement être recherché lorsque la personne est
apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. A défaut, le consentement de son représentant
légal doit être recherché ».
Cette loi réitère l’obligation juridique d’un consentement éclairé. A l’instar du patient qui doit donner son
consentement libre et éclairé (loi du 4 mars 2002 sur la démocratie sanitaire), l’usager des services
médico-sociaux ne doit donner que son consentement éclairé. Faut-il entendre par cette restriction que
l’on admette implicitement que l’usager des services médico-sociaux soit dépourvu de sa liberté de
consentir ?
Ce consentement éclairé suppose au préalable une information juste, adaptée, complète, loyale sur
l’objet de l’engagement. C’est en faisant participer l’usager à l’établissement du projet (institutionnel ou
individuel) que l’on garantit une information loyale.
Le consentement, pour être valide, doit être exempt de vices. L’art. 1109 du Code Civil distingue 3 vices
du consentement. Je cite : « il n’y a pas de consentement valable, si le consentement n’a été donné que
par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol ».
Après l’étude rapide des vices du consentement, nous pouvons estimer que la loi de janvier 2002
contribue au consentement libre et éclairé de l’usager.
En effet, les dispositions législatives de 2002 obligent le consensualisme, la transparence, l’information,
et la protection de l’usager. Il ne nous paraît pas trop audacieux d’affirmer que dans le respect de ces
conditions, le consentement au projet est exempt de vices et donc choisi.
Donc, en fonction du régime auquel elles sont soumises, elles devront être assistées ou représentées
par un curateur ou un tuteur. La loi du 2 janvier 2002 insiste sur la nécessité de la représentation des
tuteurs ou curateurs, afin de pallier les difficultés des usagers. Les populations concernées par les
structures médico-sociales sont des personnes éminemment vulnérables et la loi les protége
particulièrement. En transférant la compétence à consentir (attention, ne faisons pas l’économie d’une
information claire et loyale à l’usager, même s’il n’est pas en état de consentir !!!) et en associant
activement les représentants, on garantit la transparence, la bientraitance, le consensualisme.
Ces représentants sont là dans l’intérêt des incapables majeurs, donc on peut estimer qu’ils consentent
par ricochet au projet institutionnel ou individuel puisqu ‘ils prennent une part active à leur élaboration
ou évaluation pour coller d’une façon idéale aux attentes des usagers qu’ils représentent. La loi a posé
suffisamment de contrôle à postériori des décisions prises, tant par les tuteurs que les curateurs, pour
imaginer des dérives.
Quant aux mineurs, personnes de moins de 18 ans et non émancipées, ils sont frappés d’une
incapacité générale d’exercice sauf pour les actes de la vie courante (reconnaissance JP). Les mineurs
doivent être représentés par leurs représentants légaux ou, à un défaut, par un tuteur. La loi du 2
janvier 2002 précise souvent dans ses articles la nécessité du consentement du représentant légal (art.
L 311-3, alinéa 3, alinéa 7, art. l 311-4,..). Elle tend à éviter l’isolement des familles, elle propose la
création de comité de réflexion entre parents.
Par l’encouragement de ces mesures participatives, on redonne sa place aux représentants légaux, et
on tente ainsi d’éviter une forme de maltraitance institutionnelle, pour se diriger vers une bientraitance
institutionnelle.
Ici encore, on peut parler de projet consenti, au vu du formalisme qui protége le consentement direct ou
indirect des usagers.
Après avoir tenté de démontrer en quoi la loi du 2 janvier, au regard du droit et des valeurs dont elle est
imbibée, induit un consentement libre et éclairé de la part des usagers, voyons désormais si on peut
retrouver cet enthousiasme auprès des professionnels.
On pourrait reprendre les mêmes notions que celles de l’usager (autonomie de la volonté,
consensualisme, validité du consentement) et les transposer aux professionnels. Mais, estimant que le
consentement des acteurs est implicite dés lors qu’ils restent en fonction dans un établissement
médico-social, nous nous recentrerons plus sur leur participation au projet pour déterminer leur
consentement.
Puisqu’il a le libre choix de démissionner si il n’adhère pas au projet d’établissement et qu’il lui reste son
libre arbitre, nous partons du principe que le consentement du professionnel au projet est libre et
éclairé et dénué de tous vices.
La finalité de la loi du 2 janvier 2002 n’est pas forcément de les protéger, mais d’optimiser et de
dynamiser leurs compétences. Nous nous proposons donc de les situer plus sur le terrain du projet
consenti, dans le sens où ils se trouvent également auteur ou coauteur du projet institutionnel et surtout
personnel.
Même si de nombreuses structures n’ont pas attendu l’obligation de projet d’établissement posée par la
loi pour en créer un, désormais, chaque structure devra se doter d’un projet d’établissement. Avant il
était laissé au bon vouloir ou pouvoir des structures. Désormais, l’établissement d’un projet institutionnel
constitue une obligation juridique. Comme nous l’avons déjà vu, le projet fait partie intégrante des outils
exigés des établissements, au titre de la citoyenneté.
Il est difficile de séquencer ces différentes missions, puisqu’elles tournent toutes autour du prendre soin
de l’usager dans sa globalité. Alors comment ne pas consentir à cette belle démarche posée par la loi
du 2 janvier ?
Nous voudrions avant d’aller plus en avant dans l’analyse du projet institutionnel consenti, vous faire
partager une définition, extraire du guide de la fonction de directeur de Patrick LETERRE aux éditions
DUNOD. Je cite : « un projet d’établissement est une élaboration dynamique des objectifs d’action
sociale et médico-sociale fixés par une institution au regard de sa philosophie, de ses missions et de
ses choix stratégiques, pour répondre le mieux possible aux besoins des usagers et aux attentes de
l’environnement et des partenaires. Le projet est un contenu traduit dans un écrit ou un ensemble de
documents à destination interne et externe, c’est aussi un processus de réflexion et de mobilisation
interne des acteurs professionnels salariés et bénévoles, usagers et partenaires. Le projet
d’établissement constitue une référence institutionnelle qui définit une plate forme contractuelle, il peut
être décliné en projets de service ou programmes. Il est régulièrement évalué afin d’analyser les écarts
et de proposer des ajustements ».
Comment ne pas adhérer à cette définition de P. Leterre ?
L’élaboration du projet institutionnel semble activer des principes éthiques, mobiliser une équipe pour
optimiser sa pratique dans l’intérêt des usagers. Enfin, il incite à garder son humilité professionnelle et
personnelle pour se sentir prêt à toujours s’évaluer ou se faire évaluer, au risque parfois d’une remise
en question douloureuse. Dans cette perspective nous pouvons estimer que le professionnel consent
au projet.
Au gré de nos lectures, nous avons pu noter, dans certains articles, l’enthousiasme de directeurs
d’institution. Sans forcement généraliser leurs propos, il semble qu’un grand nombre de professionnels
adhérent à ce projet. Quels arguments positifs pouvons-nous mettre en avant pour étayer cette position
du projet consenti et non subi ?
Tout d’abord, nous pouvons rappeler la place de l’usager au centre du projet d’établissement. En effet
le projet d’établissement se centre sur le service rendu aux usagers à partir d’une évaluation de ses
besoins et de ses attentes. Bien qu’il reste bénéficiaire il devient également acteur direct du projet
d’établissement et de son projet individuel. Cette évolution permet au professionnel d’optimiser sa prise
en charge et semble se trouver ainsi plus en adéquation avec ses valeurs.
Puis nous pouvons pointer également le projet d’établissement, fédérateur de l’identité et de la culture
de l’institution. Le projet vise à dynamiser l’institution et ses différentes ressources. Il est un moyen
d’identification et de renforcement de la culture interne, de rapprochement entre les diverses catégories
d’acteurs (administrateurs, salariés, bénévoles, usagers et partenaires). Il contribue à créer une
solidarité institutionnelle, un sentiment d’appartenance.
Afin de créer le projet, il a fallu se retrouver, s’entendre, s’écouter, libérer la parole. Ce partage des
pratiques dans l’équipe, cette réflexion est fédératrice d’énergie. L’énergie de découvrir l’autre, de
réfléchir sur un référentiel commun, d’harmoniser ses représentations de « dé subjectiver l’action ».
Poser sur le papier un travail jusqu’alors plus ou moins informel peut même valoriser les acteurs du
projet. En effet, en listant les pratiques, on constate parfois avec surprise la densité de son travail
quotidien.
Il reste de toute façon porteur de penser son action afin de l’optimiser. Et puis, précisons que l’écrit
protège le personnel puisqu’il légitime son travail, et en laisse une trace. Trace bien appréciable lors
d’une action en justice.
Grâce à ce travail commun, qui préserve aussi la diversité d’action, la rédaction du projet relève d’un
consensus. Ce côté consensuel largement développé pour les usagers, peut se transposer pour les
professionnels. Adhérer après avoir été consulté nous renvoie devant notre libre arbitre. Nous avons le
choix de refuser ce projet … mais si l’on y consent, on s’engage. On devient partie du contrat individuel
et indirectement, du projet institutionnel.
Enfin, nous devons également développer un impératif nouveau de la loi du 2 janvier 2002, celui de
s’engager dans une démarche qualité. Considérant que le corollaire de la démarche qualité sera son
évaluation (art. L 311-8 sur le projet d’établissement, déjà évoqué), c’est-à-dire l’évaluation des activités
et de la qualité des prestations ainsi que des modalités d’organisation et de fonctionnement.
Devant cette obligation législative, deux attitudes possibles : soit on s’offusque de cette évaluation, par
un sentiment de suspicion attentatoire à notre dignité de salarié ou d’acteur du travail médico-social,
soit on se réjouit de la nécessité désormais de pratiquer une introspection des pratiques afin d’optimiser
son travail dans l’idéal de coller au mieux à l’intérêt supérieur des usagers. Nous choisirons, dans cette
partie, de nous enthousiasmer.
A l’instar de notre système de santé qui dans l’intérêt supposé du patient a voulu le rendre acteur et lui
faire bénéficier d’une qualité relationnelle, dans l’optimisation de l’humanisation des soins et d’une
qualité technique par l’étude des bonnes pratiques afin d’éviter les mauvaises, l’usager des
établissements sociaux et médico-sociaux va profiter de la même démarche.
Nous pouvons affirmer l’assentiment des professionnels pour cette démarche. En effet, comment
s’opposer à une recherche de la qualité, à un respect de bonnes pratiques, à une transparence ? La
démarche qualité va rendre les acteurs encore plus responsables de leurs pratiques.
Si parfois, dans les institutions, on pouvait constater des rétentions d’informations, devant la nécessité
de l’établissement de projets et leur évaluation, la parole sera obligée de circuler permettant ainsi à
chaque acteur d’être pleinement responsable de son consentement à s’investir dans l’élaboration du
contrat.
Notons également, lors de la préparation du projet d’établissement, la possibilité de pointer les
dysfonctionnements ou insuffisance des structures (manque de personnel, désorganisation, absence de
moyens…). Ainsi, grâce à l’élaboration du projet, on pourra tenter de réorganiser le travail, solliciter des
moyens plus importants et éviter ainsi un épuisement professionnel.
Enfin un dernier argument nous amenant à consentir au projet reste celui de la valorisation de la
bientraitance. Par son aspect participatif, par la réitération de la prise en compte des valeurs éthiques et
juridiques fortes (chartes des droits et libertés de la personne accueillie, condifentialités, respect de la
dignité, intégrité, vie privée, intimité, sécurité), nous pouvons constater l’engagement à protéger les
personnes vulnérables. La personne qualifiée prévue à l’art. L 311-5 permet une fois encore de protéger
l’usager d’une façon optimale et parallèlement assure aux professionnels la transparence de leur
intervention et leur responsabilisation.
Toutes ces mesures convergent autour du prendre soin de l’usager, dans sa forme juridique mais
également dans sa dimension éthique et déontologique. Ainsi, il nous semble possible d’affirmer le
consentement des professionnels pour le projet institutionnel, qui cristallise toutes les valeurs fortes
précédemment énoncées.
Par leur implication au projet, ils mettent en action les dispositions du législateur et lui donne du sens.
Sans le consentement des professionnels la loi serait vide car dépourvue d’application. Par leur travail
magistral, souvent dans l’ombre d’une société qui magnifie l’apparence et le superficiel, les acteurs du
secteur médico-social donnent vie au projet.
Après avoir opéré un tour d’horizon succinct du projet consenti tant par les usagers, que par les acteurs
du domaine sanitaire et social, nous allons envisager s’il est possible que le projet soit parfois subi.
Nous opérerons de la même façon que dans notre première partie, en distinguant l’usager et le
professionnel.
Même si la loi de janvier 2002 nous invite à nous réjouir, on peut également ne pas tomber dans un
optimisme béat et tenter de mettre en avant des questionnements juridiques ou éthiques quant à
l’élaboration du projet institutionnel.
Malgré le consensualisme dont s’entoure cette loi nous pouvons envisager que les institutions,
pressées par le temps, ne respectent pas toujours dans l’élaboration du projet la participation des
usagers. Sous couvert de citoyenneté ou de démocratie, on peut donner l’illusion de l’écoute sans
donner de sens à la parole de l’usager. Dans ce cas là, on peut parler d’un projet plus subi que
consenti.
Notons également l’aspect juste consultatif du conseil de la vie sociale. Son pouvoir décisionnel est nul.
Ne sommes-nous pas en présence d’une démocratie illusoire ? L’information qui précède le
consentement va-t-elle être toujours donnée d’une façon claire, loyale, adaptée ? Les professionnels,
surchargés de travail, sont-ils en mesure de respecter les critères de l’information pour retirer un
consentement éclairé de l’usager ? De quelle façon vérifier la compréhension de l’usager une fois
l’information donnée ? Peut-on même imaginer un archarnement au consentement, le vidant alors de
tout son sens, tant juridique qu’éthique ? Devant la fluctuation possible de son état mental, physique,
social, l’usager est-il en capacité de réévaluer son consentement, et l’institution aura-t-elle la possibilité
de rendre flexible le projet en général et le contrat de séjour en particulier ?
Ainsi, au vu de ces questionnements, le projet consenti dans un premier temps pourrait devenir subi
dans un second.
N’existe-t-il pas une violence insidieuse qui pousserait l’usager à accepter le projet institutionnel et le
contrat de séjour, dans le sens ou la liberté de choix des usagers, bien que réaffirmée sur le papier,
soit difficile à mettre concrètement en œuvre ? Devant le manque de structures et les difficultés
d’insertion des usagers, a-t-on seulement le choix ? Là encore l’usager adhèrerait par défaut, par peur
d’une absence de prise en charge. On pourrait imaginer, dans cette perspective, une forme de violence
morale assimilée à un vice du consentement.
Les tuteurs, curateurs, le représentant légal, censés protéger les usagers, sont-ils tous animés par de
bons et loyaux sentiments ? Parfois les tuteurs, curateurs gèrent plus attentivement les ressources
financières qu’émotionnelles des usagers. Les procès ne sont pas rares d’abus, de détournement de
fonds, d’escroquerie poussant encore plus les personnes vulnérables dans une maltraitance
institutionnelle. Quant au représentant légal, combien de familles fatiguées, épuisées physiquement et
émotionnellement par l’accompagnement de leur enfant ou de leur proche, vont prendre du temps pour
s’investir dans le ou les projets ? Leur culpabilité ne va-t-elle pas être réactivée par leur démotivation ?
Les professionnels ont parfois un mal infini à inciter certaines familles à s’investir, et ce juste pour le
quotidien de leur enfant ou proche, alors pour un investissement dans l’élaboration d’un projet on peut
douter de leur implication. Le quotidien des familles, conjugué à des impératifs institutionnels
chronophages, risque d’essouffler les parents dans l’élaboration du projet institutionnel. La famille, dans
ce contexte, subira le projet…
Enfin, si longtemps écartée, le réflexe participatif des familles est à construire.
On peut noter également que le projet institutionnel ressemble juridiquement plus à un contrat
d’adhésion qu’à un contrat synallagmatique. Ainsi, l’usager qui arrive alors que le projet est en place
devra adhérer sans discussion. On peut également estimer que dans ce cas il sera subi et non
consenti.
Pour finir, imaginons un projet institutionnel trop ambitieux, mal évalué, lourd et peu en adéquation avec
les besoins des usagers. Cette ambition ne va-t-elle pas placer l’usager en danger ?
Le travail du secteur médico-social oscille forcément entre la prise de risque et la protection des
usagers. La prise de risque, parfois insérée indirectement dans un projet, si elle est mal évaluée, ne
peut-elle pas entraîner une mise en danger d’autrui exposant ainsi les usagers à une atteinte à leur
intégrité physique ou morale (art. 222.19 du code pénal sur les atteintes involontaires à l’intégrité de la
personne, et l’art. 121.3 du code pénal sur la mise en danger d’autrui) ?
Précisons que le droit pénal protége plus particulièrement les personnes vulnérables, à savoir les
personnes qui du fait de leur âge (petit ou grand), leur état physique ou psychologique, ne sont pas en
état de se défendre. Les sanctions prévues sont alourdies lorsque l’on porte atteinte à ces usagers.
Devant l’ éventualité d’une atteinte à leur intégrité, on comprend que le consentement donné par les
usagers ne l’a pas été pour se mettre en danger mais seulement pour être protégé et tenter un travail
sur l’autonomie sans risques.
Nous pouvons également entrevoir que lors de l’élaboration du projet individuel qui n’est que la mise en
place concrète du projet institutionnel plus large, la demande d’information des professionnels puisse
parfois porter atteinte à la vie privée des usagers par un questionnement trop personnel. Sous le
prétexte légitime d’optimiser la prise en charge, quelle est la capacité de l’usager à trouver la bonne
limite entre ce qui lui semble nécessaire de dire ou pas ? Et est-il seulement en mesure de le
distinguer ? Ne peut-on pas lui opposer, s’il refuse de répondre, qu’il fait entrave à l’élaboration de son
projet ? Dans ce cas, insidieusement , on peut aussi parler de projet subi…
Enfin, la loi se distingue des autres normes de la vie en société (morales, de bienséance, religieuses)
par son côté coercitif. On peut donc transposer ce constat à la loi du 2 janvier 2002. En effet, à aucun
moment la loi ne prévoit de sanctions si les règles pour l’élaboration des projets ne sont pas respectées.
Est-ce une incitation à ne pas l’appliquer ou un profond respect pour les acteurs des services médico-
sociaux en basant la réussite de l’application de la loi dans la confiance donnée au personnel ?
Ce personnel qui lui aussi peut ressentir le projet institutionnel comme une violence, et ainsi le subir.
De quelle façon les professionnels peuvent-ils consentir à un projet qui, initialement, est emprunté à la
culture de l’entreprise et qui fait partie intégrante de la recherche du profit, sans se sentir réduits à une
valeur marchande dont il convient d’optimiser et de vérifier la rentabilité ?
Les acteurs, parfois, ont du mal à consentir au projet institutionnel car ils n’entrevoient pas son utilité. Ils
se sentent en perte de confiance vis-à-vis de l’institution et peuvent ressentir l’établissement du projet
comme une suspicion d’incompétence dans leur fonctionnement, leur efficacité, leur professionnalisme.
Par ailleurs, si certains projets sont construits sur un mode consensuel et participatif, d’autres sont
essentiellement l’œuvre unilatérale du responsable de l’établissement, associant quelques acteurs pour
respecter un certain formalisme et ainsi laisser penser à une forme de validité.
Dans ces circonstances, les acteurs vivent comme un excès de pouvoir l’élaboration du projet et ne
consentent que par défaut à son application. Si l’arbitraire est trop insupportable, ils peuvent se
désolidariser du projet et démissionner pour rejoindre une équipe dont le fonctionnement sera en
adéquation avec leurs valeurs.
Peut-on imaginer un harcèlement moral de l’employeur sur les salariés afin de leur imposer leur
participation et leur ratification du projet institutionnel ? Certes cette éventualité reste toujours
envisageable si elle est conjuguée à d’autres dysfonctionnements institutionnels.
Mais il reste plus probable de n’envisager que l’éventualité d’un harcèlement administratif ciblé sur le
salarié pour le pousser à s’investir lors de réunions d’élaboration de projet.
Attention également au professionnel qui subi le projet et qui, parfois ouvertement, peut critiquer
l’institution devant ses collègues mais surtout à l’extérieur. Nous vous rappelons qu’il est tenu à un
devoir de discrétion et de réserve, sous peine de licenciement pour faute.
Si l’élaboration du projet reste souvent consensuelle, le problème peut également exister dans ses
difficultés d’application. En effet, les acteurs peuvent se sentir frustrés des dispositions du projet restées
lettre morte faute de moyens .Dans cette perspective, le projet peut être subi comme une contrainte
administrative supplémentaire.
L’obligation de résultat insérée dans un projet serait considérée, vraisemblablement, comme une clause
abusive et serait sans nulle doute annulée par le juge.
En revanche, on peut estimer sans trop s’avancer juridiquement que nous sommes en présence d’une
obligation de moyens. Ainsi, les acteurs du secteur médico-social doivent tout mettre en œuvre pour
tendre vers le but qu’ils se sont fixés.
Lors d’un procès éventuel, le juge appréciera l’implication du professionnel et regardera, au vu des
circonstances, si les moyens dont disposait ce-dernier ont été correctement et judicieusement utilisés.
Le magistrat établira une comparaison avec l’attitude d’un professionnel averti. Cette crainte d’être
exposé à une judiciarisation des pratiques peut inquiéter le professionnel, et l’amener à subir le projet
institutionnel.
Pour finir quelques questionnements au sujet de l’évaluation, qui peuvent nous inciter à la ressentir
comme une forme de violence portant atteinte au consentement donné pour le projet et nous faisant
glisser vers le projet subi.
Nous pouvons avancer que la crainte essentielle de l’évaluation est de scléroser la pratique, la
créativité, de porter atteinte à la liberté d’inventer voire la liberté d’expression. Quels seront les outils
d’une évaluation ? Les critères de l’évaluation vont-il coller à la réalité du travail médico-social ?
La crainte de cloner les pratiques et d’exposer les professionnels à de mauvais résultats, peut les
conduire à ressentir lors de l’évaluation une entrave à leur pratique, une suspicion. Ils se sentiront
vraisemblablement plus frileux à s’investir dans un projet évaluable.
Si l’évaluation dans un premier temps interne, puis externe dans un deuxième, nous renvoie à la
pertinence tant du projet institutionnel que personnel, elle obligera les professionnels à réajuster le
projet, alourdissant encore leur charge professionnelle et pouvant induire une dévalorisation ou une non
reconnaissance de leur travail.
L’évaluation les obligera à retravailler le projet, et dans cette optique le projet peut également être
considéré comme subi.
Et qu’en est-il de cette nécessité d’évaluer ? Sous couvert d’optimisation des pratiques, ne recherche-t-
on pas à réduire les dépenses publiques ? L’évaluation nous plonge dans une réalité comptable.
Enfin l’auto évaluation ne risque-t-elle pas de faire imploser les équipes ? Peut-on seulement être juge
et partie ? Quant à l’intervenant extérieur, comment vivre sa légitimité ?
Nous pouvons nous interroger sur les critères de l’évaluation, sur la façon de les objectiver pour ne pas
tomber dans une appréciation trop subjective qui exposerait les professionnels.
CONCLUSION
Après ce tour succinct du projet institutionnel au regard du droit, quelques mots pour en finir.
La tentative de coller idéalement au plan initialement annoncé, nous a obligé à évoquer des éléments
juridiques perturbateurs de l’enthousiasme généré par l’établissement d’un projet institutionnel. Mais la
disproportion des développements du plan vous laisse entrevoir de qu’elle côté penche la balance,
qu’elle soit ou non juridique.
Il serait réducteur de donner trop d’importance aux aspects probablement délétères de la loi. Toute
disposition est perfectible et nous devons entrevoir les carences ou réticences éventuelles comme des
éléments positifs pouvant influer sur l’évolution des pratiques et pourquoi pas, à terme, sur l’élaboration
d’un projet de loi, sur le projet, et dans 10 ans sur la promulgation d’une loi nouvelle sur le projet
d’établissement en institution médico-sociale.
Cette future nouvelle loi incitera vraisemblablement l’Association des Paralysés de France à organiser
un nouveau colloque. Je conclu donc en vous disant « à dans 10 ans ».
ECHANGES AVEC LA SALLE
Question de la salle
Je suis le directeur de l’association Handas. Je vous remercie de votre invitation à nous réjouir de la loi
du 2 janvier 2002 mais je dois vous avouer qu’à la place de ce mille-feuilles administratif j’aurais préféré
une charmante crêpe bretonne. Je sais que vous n’avez pas de responsabilité dans ce domaine mais
en revanche il me semble important de rappeler la lenteur de la sortie des décrets d’application alors
que le décret comptable et financier sort lui de manière excessivement rapide. Je pense que cela donne
un certain sens à la façon dont est pensée cette loi. Par rapport aux différents points que vous avez
soulevés dans le code pénal et le code civil, ne croyez-vous pas que dans la loi de janvier 2002 il y a
pour les personnes visées une certaine redondance par rapport à leur citoyenneté ce qui aboutirait à
leur stigmatisation en quelque sorte ?
Caroline VENGUD
On peut penser qu’on les stigmatise car le fait même de leur accorder une place à part signifie qu’elles
n’ont peut-être pas de place à priori. Mais quand on parle de valeurs de citoyenneté, même s’il y a
redondance, je trouve qu’il vaut mieux le dire deux voire trois fois plutôt que de ne pas le dire du tout.
On a peut-être ce sentiment de redondance parce que pendant trop longtemps les personnes
handicapées ont eu du mal à trouver leur place dans notre société. Je pense qu’on insiste juridiquement
pour que les gens aient un autre regard sur ces personnes, et en les plaçant comme citoyens cela veut
dire « comme nous » et « ensemble ». J’espère qu’on ne le fait que dans ce but là.
Marcel JAEGER
La question de la rapidité de parution des décrets budgétaires revient régulièrement, mais il faut relever
que néanmoins la question des droits des personnes a une historicité dans la législation. Je pense que
cela peut donner une impression fâcheuse mais il faut reconnaître aussi que certains textes ont été
bloqués au Conseil d’Etat et qu’ils n’ont pas pu sortir de ce fait, notamment celui sur le contrat de séjour
par rapport à un hypothétique contentieux. Je crois que la question du temps de l’élaboration doit être
mise en perspective vis-à-vis de ce qui s’est passé avant la loi : elle a été présenté dans ses grandes
lignes par le Ministre BARROT en 1996. L’impression de précipitation doit être nuancée et il faut
souligner que le secteur professionnel savait qu’il y allait y avoir une nouvelle loi depuis le rapport de
l’IGAS de 1995, et en connaissait les orientations principales depuis 1996.
Question de la salle
EN tant que juriste je me pose des questions sur cette loi de janvier 2002 dans les établissements
médico-sociaux. Il m’apparaît que le droit français complique les choses à merveille. Comment va-t-on
réconcilier un secteur avec ses pratiques alors que dès qu’on rentre dans des questions touchant à l a
proximité des personnes on se trouve très souvent dans l’exception juridique. Je veux dire par là qu’on
ne peut pas souvent appliquer la loi telle qu’elle est, et malgré tout on cherche encore à réguler
davantage. Il aurait peut-être fallu, comme le proposait très honnêtement M. BAUDURET
précédemment, faire un simple contrat d’accompagnement. Nous sommes dans des réalités et en
essayant d’y adapter des concepts qui viennent d’autres secteurs je crains qu’on ne fasse que
compliquer encore plus les choses. On oublie que le droit n’est là que pour guider l’action, comme une
étoile polaire qui nous indiquerait les principes de fond.
Il est étonnant de voir que le projet institutionnel n’a pas à être par un organisme qualifié, alors que le
règlement de fonctionnement et le conseil de la vie sociale doivent être institués par les organes
délibérants. Au début on se demandait pourquoi et on se rencontre que finalement c’est peut-être ce qui
donne la marge de souplesse nécessaire. Heureusement qu’il n’y a pas trop de sanctions, pourrait-on
aussi penser, parce que les sanctions pénales ne sont pas toujours la solution et on a actuellement
tendance à les multiplier. Ce que je souhaite de ce débat juridique autour de ce projet institutionnel c’est
que chacun essaie plutôt de voir ce qu’il y a derrière : on pose des principes généraux construits par le
législateur et qui ont besoin d’effectivité, pour cela on doit bien connaître le droit mais celui-ci ne doit
pas rester seul dans son coin et il doit partager avec d’autres domaines en s’inscrivant dans une société
pour faire évoluer pour les personnes.
Caroline VENGUD
Moi je pense qu’il ne faut pas trop vous inquiéter car comme vous l’avez souligné il faut bien distinguer
le droit pénal et le droit privé. Pour être exposé au droit pénal il faut avoir mis en danger autrui ou avoir
porté atteinte à l’intégrité physique d’une personne, c’est à dire mal évaluer un projet d’établissement et
sciemment exposer la personne à des dommages encore plus grands. Le droit pénal protège chaque
personne et encore plus celles qui sont vulnérables.
Votre projet d’établissement part plus dans une démarche de droit privé, j’ai envie de dire de contrat
mais dans le sens juridique du terme qui risque de scléroser les pratiques. Il faut se servir du droit
comme d’un levier qui peut dynamiser l’action en étant porteur, et non pas d’une façon trop stricte qui
enferme et étouffe les pratiques. Par exemple dans le cadre du droit des patients on se réjouit d’avoir
aujourd’hui un contre-pouvoir face au pouvoir médical et on sait bien que la notion de consentement
libre et éclairé n’a aucune valeur juridique s’il n’est pas compris : jamais un juge ne dira à un patient
« vous avez signé donc vous avez donné votre consentement », il ira voir ce qu’il y avait autour de ce
consentement et comment il avait été donné. La loi doit nous servir pour optimiser les pratiques et on ne
doit pas se dire « j’ai peur parce qu’en écrivant je m’expose ». Je pense que vous seriez surpris de voir
que l’écrit n’est pas un formalisme de plus pour alourdir vos pratiques mais un élément qui vous protège
aussi en tant que professionnel.
UNITE DES PROJETS – DISPARITE DES VOIES…
Simon Daniel KIPMANN - Psychiatre, Psychanalyste, Paris
Désir et projet sont des mots qui devraient enchanter un psychanalyste, voila bien deux thèmes
censés nous inspirer.
Mais, cependant, je resterai à l’écart de ces questions. En effet si on peut affirmer que les
mouvements, les désirs inconscients ne se discutent plus, on a du mal à définir comment ils passent
à la conscience. On sait qu’ils passent par un certain nombre de filtres, de modifications, de
déformations avant d’être accessibles à un observateur extérieur par le biais du comportement ou du
langage.
Comment un désir inconscient peut-il s’exprimer, émerger à la conscience ? Cela représente
mystère que les deux topiques freudiennes ont certes réussi à schématiser, mais qui n’est ni
suffisant, ni satisfaisant.
Cependant, je voudrais insister sur deux aspects que l’on pourrait dire spatial et temporel :
- Spatial, le projet, mise en forme des désirs inconscients admis par les autres, est la partie
émergée non pas d’un iceberg, mais d’un volcan, ou pensées, pulsions, de liens, de
souvenirs et d’oublis. Décortiquer un projet devrait, toujours, comporter une partie
consacrée à étudier ce terreau sous jacent.
- Temporel, et c’est peut être ici le plus important pour nous. Passer du désir au projet est un
processus. Cela exige du temps, des allers et retours, des débats intérieurs et extérieurs,
des hésitations et des essais. A aucun moment, les choses ne sont figées.
Leur évolution dépend très étroitement de plusieurs facteurs :
o le génie propre de la personne (c’est-à-dire son caractère ou sa structure), et celui
du groupe qui va porter le projet : mélange de facteurs personnels et interpersonnels ;
o les influences circonstancielles, culturelles, morales etc.…
Si nous en venons à la situation que l’on rencontre le plus fréquemment, à savoir un malaise ou une
douleur, qui est progressivement transformée en maladie, puis en handicap, lui-même évolutif, chacun
franchit ces étapes à son rythme, et des différences entre les divers intervenants commencent à se
manifester alors que tous sont orientés vers le même but.
Je m’explique :
- au temps un, la personne qui souffre n’a qu’une idée en tête, qu’un projet dont la réalisation
est plus ou moins urgente : faire cesser le malaise. Les autres, les proches, ne sont pas
encore dans le coup ;
- au temps deux, la personne fait appel à son entourage. Elle se plaint et dérange
l’entourage qui, à cause même de sa proximité, soutient ce projet et propose des petits
moyens.
- Au temps trois, on se rend compte qu’on n’y arrivera pas tout seul. L’inquiétude et la
blessure narcissique augmentent. Il va falloir faire appel à des professionnels, se décharger
sur eux d’une part de ses peines et soucis. On en attend donc un soulagement immédiat.
Premier malentendu ou premier décalage temporel pour que les professionnels se
construisent un projet de soin ou de traitement.
- A partir de là, au temps quatre, l‘entourage se détend. Les choses sont en main, mais on
peut se décharger du souci.
- Le malade, lui, passe par une phase de déception : le diagnostic n’est pas instantané, le
traitement n’agit pas tout de suite, l’opération est source de douleurs supplémentaires.
Dans le même temps, les soignants qui, comme les autres, se sont inquiétés (mais plus
tard évidement), se rassurent. Ils sont professionnellement capables de se projeter en
avant, et la prescription veut aussi dire prévision de la suite (soulagement, guérison). Ils
passent donc à autre chose, à un autre malade, en laissant celui-ci et l’entourage dans
l’attente.
- Enfin, tout le monde se retrouve, dans le meilleur des cas, pour faire le bilan des actions
entreprises.
On voit ainsi que chacun a, grosso modo, le même projet exprimé différemment : soulager et guérir.
Que chacun passe, grosso modo, par les même phases : surprise, incompréhension, souffrance,
régression en s’appuyant sur des tiers (rôle que peuvent trop souvent jouer les examens
complémentaires pour les professionnels), confiance, espoir, attente, affaire classée. Et que chacun se
forge donc le même projet, a le même désir de soulagement, mais que ce cycle s’accomplit à des
moments et des rythmes différents. Dans ces différences jouent la personnalité, l’expérience et la
formation.
De ce fait, on peut affirmer que les divergences, les oppositions, les incompréhensions entre malade et
famille (il ne se souvient pas de moi ou au contraire ils s’inquiètent trop), entre malade, famille et
soignants (ils ne s’affolent pas, ils se désintéressent, ils ne vont pas assez vite, les symptômes
augmentent) ne sont pas des divergences de fond, mais des malentendus, des asynchronismes. Sur la
même route, certains vont plus vite que d’autres, certains traînent ou musardent, mais tous se
retrouvent sur le but d’arrivée : toutefois, pour cela, encore faut-il se parler.
DIALECTIQUE DU PROJET :
TROIS DIMENSIONS, DEUX ENJEUX, UNE LOGIQUE.
Saul KARSZ - Philosophe, sociologue, formateur, Paris
www.pratiques-sociales.org
Mon cheminement tentera de montrer ce que l’on peut entendre par « projet », en cédant le moins
possible au sous-entendu.
Il s’agira donc de repérer trois dimensions dans le projet : symbolique, imaginaire, pour aboutir au projet
dans son fonctionnement effectif. Deux enjeux seront dégagés : psychique, d’une part, et idéologique,
d’autre part. Et on verra, in fine, quelle logique d’ensemble en découle.
Enfin, je vais m’appuyer sur une citation, extrait de la plaquette annonçant ces Journées d’étude.
Lisons : «l’introduction à la logique de projet est un réel facteur de progrès et d’amélioration mais, si elle
est mal comprise, présente le risque d’enfermer les désirs et les besoins de la personne, puisque la
notion d’organisation ne laisse plus de place à l’improvisation ».
Dans le cadre des institutions et des services, le projet représente tout d’abord le principe de réalité
intra-muros. Il s’agit en effet de la définition des tâches et des missions, c’est le principe de référence, la
loi commune, les règles pour les confrontations, le socle pour les alliances et les compromis.
Concrètement : ce que les personnels sont censés faire, l’organisation des tâches dont il leur revient de
s’acquitter.
On remarquera qu’il s’agit bien de définition des tâches et des missions, et non de simple énoncé, ou
uniquement de commentaire. Une définition, en effet, dépasse les bonnes ou les mauvaises intentions
des sujets, car loin d’énoncer ce qu’on aimerait faire ou ce qu’on détesterait accomplir, elle traite des
tâches effectivement menées à bien, de fait, indépendamment de la conscience des praticiens, en deçà
et au-delà de leurs accords et de leurs désaccords subjectifs… La définition se veut donc objective,
jusqu’à preuve objective du contraire. C’est pourquoi, jamais évidente, toute définition reste discutable,
c’est-à-dire perfectible. Voilà une des raisons expliquant que la production d’un projet est une œuvre de
plus ou moins longue haleine, non sans quelques satisfactions, ni non plus de déboires.
On sait par ailleurs que les institutions, les services, les équipes sont aux prises - selon des modalités
chaque fois particulières - avec toutes sortes de disparités ; des tendances tantôt centripètes, tantôt
centrifuges les traversent : en termes d’intérêts personnels et professionnels, de formations, de points
de vue, d’objectifs, de positions hiérarchiques… Au cœur de cette mouvance ininterrompue, le projet
vient dire quelles références, valeurs et orientations sont à privilégier et lesquelles sont à mettre de
côté, quels conflits sont possibles, lesquels sont concevables, lesquels sont à éviter à tout prix. Parce
qu’en effet il n’existe pas d’équipe réelle, c’est-à-dire d’équipe au travail, sans conflits, ni désaccords, le
projet dit jusqu’où il est possible d’aller dans la confrontation, et instaure par là même un socle
d’alliances et de compromis. S’y dégagent ainsi des communs dénominateurs.
C’est bien en ce sens que le projet vise à définir les tâches, soit à prescrire ce que chaque
professionnel est censé faire dans l’institution, et énonce le noyau dur supposé lier l’ensemble des
personnels, des démarches, des objectifs et des intérêts.
Mais le projet est aussi un principe de réalité extra-muros : en justifiant la nécessité de l’institution, du
service ou de l’équipe, il souligne à quel point l’équipe est nécessaire, indispensable même. D’une
certaine manière, il proclame « laissez-nous vivre, on fait cela pour vous !». A ce titre, il fait partie des
dispositifs d’accréditation des services : l’élaboration du projet s’adresse aux instances d’évaluation et à
leur recherche systématique de la mise en conformité…
Le plus souvent, le projet prend la forme d’un document écrit à vocation objectivante. Ecrit : sorte de
pièce à conviction, une façon de « passer aux aveux » en passant du vécu au su, de ce qu’on croit
penser à ce qu’on peut effectivement penser, en passant de ce qu’on voudrait énoncer très
distinctement mais qui à la lecture s’avère largement plus pauvre, ou au contraire plus riche, dans tous
les cas plus surprenant que ce que l’auteur supposait. Telle est la puissance d’objectivation de l’écrit.
C’est bien l’œuvre d’un auteur, ou de plusieurs, mais une fois écrit – une fois commis - le projet se met
à signifier tout seul, dans une large mesure indépendamment des intentions de l’auteur : c’est pourquoi
l’analyse des écrits ne saurait nullement se confondre avec l’analyse des auteurs des dits écrits.
Ce passage du vécu au su se trouve particulièrement renforcée par l’écrit : c’est là une de ses difficultés
(écrire-raturer-recommencer), autant que l’un de ses avantages majeurs (écrire-définir-argumenter :
savoir). La complicité du lecteur envers l’écrit n’est nullement de la même nature que celle de l’auditeur
vis-à-vis de l’oral : dans l’écrit il n’y a ni gestes éloquents ni mimiques significatives susceptibles d’en
améliorer le sens, d’accentuer des passages ou de les minimiser…
Ainsi on pourrait dire que le projet pose la loi dans un service ou institution… Bien entendu, cela
concerne aussi les personnes accueillies : le projet avoue à ces personnes ce que l’équipe compte faire
avec elles. Raison de plus pour insister sur cette idée, peu soulignée en général, que le premier
destinataire du projet est bien le service, l’équipe, l’institution, voire celui ou ceux qui l’ont écrit.
Une nouvelle dimension s’ajoute à la précédente. Le projet fonctionne comme miroir identitaire de
l’équipe ou du service. Il représente une utopie agissante, une manière de « journal intime » où une
équipe (se) raconte la mission qu’elle croit qu’elle a, qu’elle imagine qu’elle développe, qu’elle espère
accomplir.
Le projet cherche à fonder des idéaux, des valeurs, des représentations, qui rendent le labeur quotidien
supportable et donnent du courage à l’ouvrage, avec, en outre, un rôle de motivation ou de remotivation
des membres de l’équipe.
Un bon exemple de la place de l’imaginaire dans le projet est la référence aux « personnes
handicapées ». En effet, dire que les gens dont vous vous occupez sont des personnes, rien de moins
que des personnes, des personnes comme les autres, est bien une position imaginaire, c’est-à-dire
une mise en sens, une fiction agissante, puisqu’il y a encore quelques siècles ces mêmes individus
n’étaient guère tenus pour des personnes mais plutôt comme des envoyés du démon, des preuves du
péché, des objets de divertissement, de la chaire à canon. C’est à votre honneur d’imaginer que les
gens dont vous vous occupez sont des personnes, des humains comme les autres, du point de vue de
leurs droits et de leurs devoirs. Sous l’influence de la psychanalsye, nombre de collègues parlent moins
de « personnes » que, surtout, de sujets.
On connaît d’ailleurs le changement d’appellation que certains ont raison, me semble-t-il, de promouvoir
aujourd’hui : il s’agit de passer de « personne handicapée » à « personne en situation handicapante ».
Transition qui n’est pas une simple formalité : si je suis une personne handicapée, cela vient de moi, je
suis le siège unique et fondamental du handicap ; en revanche, si je suis une personne en situation
handicapante, le dit handicap ne m’est pas entièrement imputable, l’environnement y est pour quelque
chose. Dans un cas, je dois m’adapter à l’environnement, ou rester renfermé chez moi. Dans l’autre,
l’adaptation est une processus réciproque dans lequel l’environnement, les conditions d’existence,
l’organisation de l’espace et du temps, et moi-même avons à nous adapter réciproquement. Et, du
coup, bien des personnes habituellement considérées comme normales risquent de se trouver en
situation handicapante…
Le projet énonce donc une fiction, - ce qui contrairement à ce qu’on pourrait penser, est une chose fort
sérieuse : une fiction produit des effets, est active, elle soutient l’équipe quand celle-ci invente ce qu’elle
aimerait faire et être… si elle n’avait pas le chef qu’elle a, les pensionnaires dont elle doit s’occuper, les
collègues particuliers qui la composent...
L’exemple le plus beau mais aussi le plus difficile est sans doute celui de l’idéal de la prise en charge.
Notion à plusieurs égards intéressante, la prise en charge suppose qu’autrui souhaite la protection ou
l’aide qu’on veut lui accorder, qu’on tient à lui accorder, voire à lui infliger. La prise en charge suppose
donc qu’il y a quelqu’un – professionnel, expert, diplômé, etc. - qui sait ce qui est bon pour autrui…
Pourquoi pas, en fait ? Mais il arrive avec une certaine fréquence que le professionnel se trouve face à
une personne qui ne veut pas du bien qu’il lui souhaite. C’est ce qu’on appelle les « cas lourds » en
travail social, ces personnes qui font de la résistance, qui souhaitant un autre relation que celle de la
prise en charge ne sont pas nécessairement des personnes qui vont mal…
Certes, il s’avère plus ou moins difficile, parfois même douloureux, de supporter que maints efforts
butent sur un échec, ou du moins un ratage conséquent. Il importe cependant de savoir que ce n’est
pas le professionnel qui s’en trouve ainsi désautorisé, ce n’est pas la totalité de sa pratique qui est
invalidée : en fait, il n’y a rien de cassé, c’est juste l’idéal de la prise en charge qui butte sur le réel des
gens. Et quand la prise en charge vacille, quand on ne sait plus très bien ce qui est bon pour autrui, la
porte s’ouvre, ou s’entrouvre, pour la prise en compte d’autrui : afin d’agir, non plus pour lui, mais avec
lui.
Il faut bien dire que le projet fonctionne comme un « PRO » / « JET » (en deux mots), soit ce que l’on
jette devant, une projection, un pari. Si des multiples raisons rendent le projet indispensable, il faut
également souligner qu’il ne pourra jamais être complètement réalisable. Plus ou moins dénaturé,
détourné, réalisé à 10 %, à 30 %, ou même à 120 % ou 150 %, - ce serait étonnant qu’il puisse se
réaliser très précisément à 100 %, sans rien qui dépasse d’aucun côté. On ne fait jamais assez, et
parfois on en fait trop : la pratiques concrètes se trouvent tantôt en dessous du projet, de ses objectifs
et des ses principes, tantôt au-dessus, largement plus avancées… Dans tous les cas, le projet marque
un horizon, une balise, dont le rôle majeur est celui d’une indication, d’un avenir possible. Il énonce où
souhaite-t-on parvenir, pas du tout où est-on effectivement et réellement arrivé.
Enfin, j’ai jusqu’ici parlé du projet au singulier. Or, en réalité trois sortes de projets bien spécifiques co-
existent plus ou moins pacifiquement dans le concret des services et des institutions. Tout d’abord, le
projet du service, projet officiel censé s’imposer à tous - même si cela n’est pas toujours le cas. Il y a
ensuite les projets des intervenants, qui coïncident avec le projet du service mais pas tout à fait, ce sont
les projets officieux qui, d’ailleurs, sont loin d’être d’une seule pièce, puisque les professionnels ne sont
pas, tous, tout le temps, sur la même longueur d’ondes. Et il y aussi les projets des publics accueillis,
dont le professionnel se désole qu’ils sont sans projet simplement parce qu’il a des difficultés à
reconnaître le projet qu’ils ont de fait. Il en est en effet inenvisageable que les publics manquent de
projet, de projections, d’envies, de motivations, y compris sous la forme d’un refus massif de ce qu’on
leur propose ; mais il est compréhensible de croire qu’ils manquent de projet quand nous considérons
que celui qu’ils ont n’est ni opportun ni raisonnable…
La question n’est pas d’aider les personnes accueillies à avoir un projet, elles en ont déjà. La question
est de voir comment rendre explicites les éléments projectifs qu’ils ont déjà et comment les concilier
avec les projets qu’ils sont censés avoir.
Mais le projet est aussi le lieu de toutes les équivoques, parce que ce ne sont pas pour les mêmes
raisons que les gens coïncident dans tel ou tel objectif, dans la mise en place de tel ou tel moyen. Et ce
n’est pas pour les mêmes raisons qu’ils s’opposent. Les désirs sont donc à la fois ce qui tient les
projets, mais aussi ce qui les rend équivoques. Composante forte de ce qu’on appelle « la vie des
institutions ».
V- LA LOGIQUE
Qu’est-ce donc qu’un projet ? C’est un pari, aussi raisonné, aussi argumenté et pesé que possible, à
propos d’actions à mener, d’actes à poser, des résultats à atteindre. Mais encore faut-il y parvenir. C’est
pourquoi je remarquais que le projet ne peut être réalisé à 100 %. Car il y a toujours les aléas du réel,
l’usager qui inopinément ne dit pas, ni ne fait pas ce qu’on avait soigneusement prévu qu’il dirait ou
ferait, comme il y a le professionnel confronté à des éléments qui font vaciller certaines de ses
représentations les mieux ancrées… Ces conditions différencient l’intervention sociale, psychosociale
ou médicale réelle du travail, largement plus clean, qui serait accompli par un logiciel informatique :
cependant, le logiciel ne parle pas, à moins de lui graver ce qu’il est supposé dire. C’est justement ce
qu’une bonne partie des évaluateurs ont quelque difficulté à comprendre…
Parce que le projet constitue un pari, l’art de l’intervention y prend racine. Il s’agit de jongler avec le
projet, qui est fondé à définir des démarches raisonnées et à fixer des objectifs raisonnables, et par
ailleurs le réel qui, lui, se joue constamment des démarches et se soumet rarement aux objectifs. C’est
pourquoi intervenir, dans le champ social et médico-social, ne consiste surtout pas à sauver les
personnes, à faire pour elles ! Aider consiste à faire quelques pas avec les personnes, avec les sujets
(démarche appelé parfois accompagnement) : il s’agit de considérer qu’autrui naît sa naissance, vit sa
vie et meurt sa mort. Il ne s’agit évidement pas de se désintéresser de son sort, mais peut-être de se
désintéresser de la tentation de faire à sa place. C’est parfois le maternisme et / ou une autre
« maladie » comparable, que j’appellerai « paternose » qui fait obstacle au travail des professionnels,
qui s’imposent des devoirs que personne ne leur demande…
Tout cela suppose une sorte de conversion chez les intervenants, afin de réhabiliter le fait que, poser
des questions, et se poser des questions, est une exigence de la pratique quotidienne : c’est avec des
concepts, avec des arguments qu’on comprend plus ou moins, ou pas du tout, la problématique des
usagers. Pour cela, l’oreille ne suffit pas, et les années de pratique non plus.
Dialectique du projet, enfin : il s’agit de tensions entre deux éléments finalement inséparables et qui,
tous deux, sont indispensables.
Premier élément : la garantie. Il s’agit de l’assurance morale, juridiquement sanctionnée, des tâches à
accomplir, des « problèmes personnels » ou des histoires d’équipe à contenir : garantie, ou tentative de
garantie du fait que le destinataire du travail est bien la personne accueillie.
Deuxième élément : la censure. Le projet, surtout bien intentionné, bien ficelé, instaure une série
d’autorisations, d’encouragements, et donc, au moins en creux, d’interdits, d’exclusions. Telle est donc
la dialectique : entre la sécurité des personnes et des professionnels et les tendances sécuritaires qui
sont imposées, surtout sous forme de prise en charge.
CONCLUSION
Un mot à propos des ratés des projets. Les ratés sont inévitables, et je ne vois d’ailleurs pas comment
on pourrait s’en passer. Mais ils sont tout de même à rectifier, sans cesse, avec opiniâtreté. C’est le
principe « peut mieux faire » : autant que possible, il faut corriger les erreurs. Car c’est précisément cela
qui est grave : moins de faire des erreurs que, surtout, de ne pas savoir pourquoi, et donc ne pas
pouvoir les rectifier. C’est-à-dire de les reproduire une et autre fois.
Plus encore, on a parfois la chance de se tromper, certains ratés s’avérant parfaitement promoteurs, en
vue de la formation ininterrompue des professionnels. Mais on ne peut pas savoir d’avance quels sont
les « bons » ratés : cela aussi c’est l’art de l’intervention, cette possibilité de tirer parti - par
l’autocritique, par l’analyse de la pratique – d’erreurs commises. C’est le cas, déjà souligné, du ratage
de certaines prises en charge, soit de l’ouverture pour une possible prise en compte des sujets de désir
et d’idéologie que sont les usagers, et les professionnels tout autant.
Saul.Karsz@wanadoo.fr