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Ana Delso, Trois cents hommes et moi (1989).

Quelle mémoire pour les femmes libertaires ?

Joël Delhom
Université de Bretagne-Sud
ERIMIT - EA 4327

Communication présentée le 20 mars 2015 à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (France),
lors de la journée d'étude
« ¡Libertarias! Femmes militantes et anarchistes de l'Espagne à l'exil (1934-1975) ».

Très peu de femmes libertaires espagnoles ont laissé des témoignages écrits sur leur
engagement idéologique, la guerre d’Espagne, la révolution sociale, l’exil, la Résistance ou
même tout simplement sur leur vie ordinaire. Je n’en connais que six, alors qu’environ cent
trente hommes l’ont fait 1. Quatre d’entre elles sont nées après 1916 : Antonia Fontanillas
Borrás (1917), Sara Berenguer Lahosa (1919), Josefa Carpena Amat2 (1919) et Ana Delso
(1922). Elles avaient donc moins de vingt ans lorsqu’éclata la guerre, et Ana Delso n’avait pas
même quatorze ans3. Seules Matilde Gras (1901) et Federica Montseny (1905) étaient
trentenaires4. Au moins deux questions importantes se posent d’emblée : où est la mémoire des
femmes et quelle mémoire celles qui ont témoigné ont-elles transmis ? En ce qui concerne la

1
Voir J. Delhom, « Inventario provisorio de las memorias anarquistas y anarcosindicalistas españolas », Cahiers
de civilisation espagnole contemporaine, n° 4, 2009, <http://ccec.revues.org/index2677.html>.
2
Antonia Fontanillas Borrás (1917-2014), Desde uno y otro lado de los Pirineos. Relato autobiográfico, 1993,
15 p. ; De lo aprendido y vivido, 1996, 13 p.
Sara Berenguer (1919-2010), Entre el sol y la tormenta. Treinta y dos meses de guerra, 1936-1939, présent. de A.
Rodrigo, Calella, Seuba Ediciones, 1988, 322 p. ; Entre el sol y la tormenta. Revolución, guerra y exilio de una
mujer libre, prol. P. Molina, València, L’Eixam Edicions, 2e éd. corr. et augm., 2004, 336 p.
Josefa Carpena (1919-2005), Parecía que Cataluña entera se había puesto en marcha: el éxodo de 1939,
Marseille, 1980, 13 p. ; De toda la vida, Paris-Bruxelles, Éd. du Monde Libertaire-Alternative Libertaire, 2000,
72 p.
3
Sa date de naissance est le 20 octobre 1922, si l’on en croit un Certificat de nationalité de 1947 reproduit dans
son livre.
4
Matilde Gras (1901-1975), « Camilo Albert. Memòries de la viuda d’un sindicalista suecà », introd. et notes de
S. Vendrell, Quaderns de Sueca, Sueca, vol. II, 1981, p. 9-117. Il s’agit donc d’une biographie plutôt que d’une
autobiographie.
Federica Montseny (1905-1994), Cien días de la vida de una mujer, Toulouse, Universo, 1949-1950, 2 vol. de 48
p. (éd. conjointe de deux feuillets publiés d’abord séparément) ; Cent dies de la vida d’una dona (1939-1940),
prol. de M. Cruells, Barcelona, Galba, 1977, 223 p. (le chap. 1 a d’abord été publié en 1949 dans Pasión y muerte
de los españoles en Francia: las luchas de la Resistencia, Toulouse, Universo, 1950 ; le chap. 2 est inédit ; les
chap. 3 et 4 ont été publiés en 1949-1950 dans Cien días…) ; Seis años de mi vida (1939-1945), Barcelona,
Galba, 1978, 237 p. (éd. augm. de Cien días…) ; Mis primeros cuarenta años, prol. de A. Rodrigo, Esplugues de
Llobregat, Plaza y Janés, 1987, 262 p. (inclut les chap. 2 à 4 de Cien días…).

1
première et en supposant qu’il existe réellement une mémoire collective5 libertaire au féminin,
celle-ci ne semble pas avoir trouvé refuge dans l’écrit autobiographique et c’est peut-être du
côté de l’histoire orale ou du documentaire vidéo qu’il faut la chercher 6. Les raisons d’un tel
silence ou d’une telle invisibilité méritent réflexion et sont probablement liées au statut
subalterne de la femme dans nos sociétés latines, qui la prive en quelque sorte d’une légitimité
à exprimer son propre vécu. Je ne m’attacherai ici qu’à la deuxième question soulevée. Il ne
s’agit pas simplement de prendre acte d’une différence entre des personnages ayant joué un
rôle éminent dans les événements et d’autres ayant occupé une place insignifiante au regard de
l’Histoire, mais de s’interroger sur le type même de récit autobiographique produit par celles
qui sortaient à peine de l’adolescence lorsqu’elles ont vécu ces épisodes tragiques et de sonder
leur valeur exemplaire ou au contraire leur singularité.

Pour ouvrir le débat et tenter de dégager quelques pistes de réflexion, j’ai choisi
l’exemple extrême, celui d’Ana Delso, la cadette. Il ne s’agira pas de comparer les
autobiographies féminines entre elles – un travail que je remets à plus tard –, mais de centrer
l’analyse sur le livre Trois cents hommes et moi ou Estampe d´une révolution, publié à
Montréal (Québec) aux éditions La Pleine Lune en 1989, avec une préface de Martha
Ackelsberg, et dont la Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo a édité une
traduction en espagnol parue à Madrid neuf ans plus tard 7. C’est l’édition madrilène que j’ai
utilisée faute d’avoir pu accéder à la québécoise. Ce livre assez bref (207 pages en français et
157 en espagnol) couvre principalement la période 1939-1945 de l’exil en France. On peut
déjà noter que l’auteur ne parle pas de sa vie au Canada, où elle est installée depuis 1951. Elle
y a pourtant été durant vingt-six ans ouvrière du textile et syndicaliste. C’est uniquement son
vécu de la guerre et du début de l’exil qu’elle a tenu à transmettre, sans doute parce que ce
sont les années les plus marquantes, les plus intenses, celles qui l’ont tirée trop tôt de
l’adolescence et ont fait d’elle une femme et une mère. Sa démarche s’apparente donc à celle
de Federica Montseny, qui s’était d’abord concentrée sur les années 1939-1940 avant de

5
Sur cette notion, voir Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1968.
6
Pour la vidéo : De toda la vida (1986), de Lisa Berger et Carol Mazer ; Indomables. Una historia de mujeres
libres (2012), de ZerikusiA. Voir aussi, bien sûr, les travaux incontournables de Mary Nash et Martha A.
Ackelsberg. Pour se limiter aux éditions en français : Martha A. Ackelsberg, La vie sera mille fois plus belle. Les
Mujeres Libres, les anarchistes espagnols et l’émancipation des femmes, trad. par M. Enckell et A. Thévenet,
Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2010 ; Sara Berenguer, Femmes d’Espagne en lutte. Le courage anonyme
au quotidien de la guerre civile à l’exil, trad. par C. Salvador Guillén, préf. de I. Felici, Lyon, Atelier de création
libertaire, 2011 ; et du même auteur, Mujeres libres. Des femmes libertaires en lutte, mémoire vive de femmes
dans la Révolution espagnole, [textes réunis et annotés par S. Berenguer], prol. de A. Rodrigo, trad. Centre
Ascaso-Durruti, préf. de T. Rosell, Paris, Éd. du Monde libertaire-Éd. los Solidarios, 2000.
7
Ana Delso, Trescientos hombres y yo. Estampa de una revolución, préf. de M. Ackelsberg, trad. par A. Ruiz
Cabezas, Madrid, FAL, 1998, 157 p. Les numéros de pages entre parenthèses renvoient à cette édition.

2
développer son histoire depuis l’enfance jusqu’à la Libération, tandis que Sara Berenguer n’a
abordé que la période révolutionnaire et la Retirada ; seule Josefa Carpena a consacré à peu
près autant de pages à l’exil qu’aux années antérieures8.

Ana Camello García, qui a pris en France le patronyme de son compagnon Dionisio
Delso de Miguel, fait partie des anonymes emportés par le tourbillon d’événements sur
lesquels ils n’avaient aucune prise. Je vais vous décevoir : l’historien qui s’intéresse au
mouvement libertaire, à la guerre d’Espagne ou à l’exil républicain n’apprendra quasiment
rien à la lecture du livre d’Ana. Il n’y trouvera pas non plus un discours idéologique élaboré,
destiné à convaincre le lecteur ou à justifier les actes de l’auteur. Mais est-il pour autant dénué
d’intérêt ? Avant d’entrer dans le détail de l’analyse du récit autour de trois axes – expression
des sentiments, vie quotidienne et discours idéologique –, voyons d’abord comment il est
organisé et ce qu’il relate.

1. L’organisation du récit

Le livre se divise en trois chapitres de longueur différente et un bref épilogue.


Quelques poèmes et illustrations parsèment le texte. Le premier chapitre, de 24 pages,
s’intitule « Évocation9 ». Il passe très rapidement sur l’enfance d’Ana et sa famille (3 p.), puis
les événements d’octobre 1934 et de juillet 1936 à Madrid (2 p.). En novembre 1936, elle fait
partie des enfants évacués vers la Catalogne. Le récit se concentre sur le séjour à Vilanova i La
Geltrú, où Ana fréquente les Jeunesses libertaires et participe à la création d’un groupe
Mujeres Libres en 1937, dont elle est élue secrétaire. Elle tombe alors amoureuse d’un
commissaire politique anarchiste, qui deviendra plus tard son compagnon. L’année suivante,
Ana, malade, est envoyée dans un sanatorium près de Granollers. Elle décrit ensuite son exode
vers la France, début 1939, en compagnie d’une autre jeune fille. Elle passe la frontière à La
Jonquera et est transférée au camp d’Argelès-sur-Mer.

Le deuxième chapitre, de 76 pages, est le plus long et s’intitule « Trois cents hommes
et moi ». Il concerne la vie d’Ana et de son compagnon Dionisio au sein de la 539e Compagnie
militarisée de travailleurs étrangers à partir de 1940, d’abord dans le Lot, puis en Savoie, en
Isère, dans les Hautes-Alpes et de nouveau en Isère. L’année 1939 est d’abord passée sous
silence et les péripéties n’en sont dévoilées que plus loin. Pour lui éviter une déportation en

8
Nous n’avons pas eu accès aux écrits non publiés d’Antonia Fontanillas.
9
Nous traduisons toutes les citations à partir de la version en espagnol.

3
Espagne en tant que mineure isolée, des socialistes français l’ont fait sortir du camp de Saint-
Affrique et l’ont cachée dans une famille de l’Aveyron, en échange d’un travail de serveuse et
de bonne. A l’automne 1939, elle doit retourner dans le camp, d’où elle s’enfuit lorsqu’elle
apprend où se trouve son compagnon. Un socialiste l’aide à rejoindre en train un groupe d’une
vingtaine de réfugiés espagnols qui exploitent une ferme dans le Lot, parmi lesquels le père de
son fiancé. Dionisio l’y retrouve quelque temps après et lorsqu’il est incorporé dans une
nouvelle Compagnie de travailleurs à une trentaine de kilomètres de là, elle part le rejoindre.
C’est ainsi que la jeune fille doit cohabiter dans une grande promiscuité avec tous ces hommes
logés dans des wagons ou sous tente en gare de Saint-Denis-lès-Martel (Lot), l’officier
responsable fermant les yeux sur sa présence. D’autres femmes se joignent plus tard à la
Compagnie lorsque celle-ci se déplace vers d’autres départements. Enfin, en Savoie, les
femmes sont séparées des hommes ; la période durant laquelle Ana vit parmi eux n’est donc
que de quelques mois. Tout juste âgée de 19 ans, elle accouche d’une fille en décembre 1941,
en Isère.

Le récit fait ensuite un saut de 1942, année de la dissolution de la Compagnie de


travailleurs et du nouveau statut de salarié de son compagnon, à juin 1944, moment où
démarre le troisième chapitre, intitulé « La Résistance », qui ne compte que 16 pages. Il décrit
le soutien qu’apporte Ana aux maquisards jusqu’à l’arrivée des Américains au mois d’août et
s’achève sur la création d’une section de Solidarité internationale antifasciste (SIA), dont Ana,
la seule femme, est nommée secrétaire.

Le livre se conclut sur un épilogue intitulé « Trente sept ans plus tard » (4 p.) et un
hommage aux amies d’Ana mortes en Espagne (3 p.), intitulé « Mujeres Libres. Vilanova i La
Geltrú ». Ils concernent un séjour en Espagne en octobre 1976. Dans ces deux parties finales
figurent seulement un texte de moins d’une page et un poème, accompagnés de quelques
illustrations.

2. Les émotions et les sentiments

2.1. La souffrance

La troisième phrase du premier chapitre condense en peu de mots le sens de ce récit


autobiographique : « Je suis une cicatrice » (33). C’est la marque des blessures de sa jeunesse,
que la femme de 67 ans offre au regard de ses contemporains. Les émotions, les sentiments,

4
les détresses plus que les réjouissances, devraient donc y occuper une place importante.
N’oublions pas que nous avons affaire à une élaboration narrative – donc aussi, dans une
certaine mesure, romanesque –, qui se donne à voir comme une représentation fidèle du passé,
mais n’échappe ni aux failles de la mémoire ni au rapport que l’autobiographie entretient avec
la construction identitaire du sujet 10. Le texte s’ouvre par l’évocation nostalgique de
l’Andalousie natale, « presque le seul beau souvenir qui [lui] reste de l’Espagne » (34), mais il
cède immédiatement la place à celui de la violence sociale dont Ana est témoin à l’âge de 12
ans. Le style reste neutre, tenant à distance la peur ressentie. Pourtant, on ne peut douter de
l’impact psychologique des images enregistrées par l’enfant : « J’ai vu des curés en soutane
tirer sur le peuple du haut des clochers, la Garde civile tirer à bout portant sur les grévistes, des
hommes morts sur le trottoir, devant ma maison » (35). Fin 1936, les bombardements de la
capitale l’impressionnent sans doute encore davantage, mais elle ne se départit pas de son ton
détaché (39). L’expression de la douleur et de l’angoisse se manifeste cependant quelques
lignes plus loin, lors du récit de l’évacuation des enfants de Madrid, parmi lesquels deux de
ses sœurs qui lui sont confiées, car désormais elle sera définitivement séparée de ses parents et
devra assumer un rôle d’adulte : « Les pleurs des mères et des enfants sont difficiles à
supporter, abandonner Madrid c’est presque comme aller à la rencontre de la mort » (39). Plus
loin, elle décrit aussi son exil comme une sorte de mort : « Ma vie était une série d’aventures,
le résultat cruel et logique d’un long et pénible exil, qui est déjà un peu la mort, même
lorsqu’on n’a que dix-huit ans » (88).

« J’ai envie de pleurer, mais je me retiens », avoue-t-elle à un autre moment (42) ; la


même attitude semble caractériser le récit, où l’expression des sentiments n’est pas absente
mais reste retenue. Lorsqu’elle apprend la mort de son grand-père, Ana écrit seulement : « J’ai
très mal pris la nouvelle de sa mort » (48). L’annonce de la mort de sa meilleure amie est tout
aussi neutre et froide : « Pilar, ma meilleure amie, vient de mourir. Elle avait 18 ans » (50).
Pourtant on peut imaginer qu’elle déprime, puisqu’elle tombe malade (50). En 1941, Ana
apprend la mort de son père et ne laisse filtrer aucune émotion ; curieusement, c’est de son
frère, emprisonné et libéré pour les obsèques, qu’elle parle (114-116). Elle revient plus loin sur
le décès en écrivant simplement : « La lecture de la lettre de ma mère m’annonçant la mort de
mon père fut quelque chose que je n’oublierai jamais. Soudain, je ne pensais plus à mon

10
Voir, notamment, les travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie et, en ce qui concerne le rapport à
l’histoire, deux ouvrages collectifs dirigés para Jean-François Chiantaretto, Écriture de soi, écriture de l'histoire,
In Press, 1997, et L’Écriture de soi peut-elle dire l'histoire ?, Paris, BPI, 2002. Voir aussi, du point de vue de la
narratologie, Anna De Fina, Identity in Narrrative. A Study of Immigrant Discourse, Amsterdam/Philadelphia,
John Benjamin, 2003.

5
propre sort ni à mes malheurs, qui étaient finalement minimes » (116). Elle poursuit en
s’indignant de l’injuste emprisonnement de son père pendant la guerre. Il lui est plus facile de
parler de la souffrance des êtres chers que de la sienne propre. Ainsi, la vie dans le camp
d’Argelès n’est-elle d’abord suggérée qu’au moyen d’un bref poème, sobrement intitulé
« Camp de concentration » : « Sable glacé et barbelés. / Dans mes pensées / S’entremêlent /
Les fils de fer / Au fil de l’eau / Et le gris du ciel. / Mes yeux s’emplissent / De grêlons
d’écume gelée, / Pointes acérées, / Pour coudre mes paupières » (57)11. Plus loin, Ana éprouve
la nostalgie d’une vie insouciante de jeune fille, car elle vit sa situation comme une peine
injuste qui lui est infligée alors qu’elle n’a commis aucun crime : « Je n’ai été qu’une victime
depuis ma naissance », écrit-elle (73). L’introduction de poésies tient lieu d’exutoire, en
quelque sorte, permettant un épanchement sur un autre registre ; ainsi en est-il de « Mourir à
Madrid », qui commence par ces mots : « Je ne suis pas morte à Madrid / Je meurs un peu
partout où je passe12 » (44-45). La souffrance du passé détermine l’écriture. Cependant, les
manifestations de découragement sont rares dans ce texte et toutes liées au nouveau statut de
mère. Par exemple, Ana décrit son désarroi quant à sa méconnaissance des règles
administratives : « Comme je ne sais rien sur les lois du pays en ce qui concerne
l’enregistrement des naissances, je me sens dépossédée, complètement perdue » (122). Le
retour chez elle après l’accouchement la plonge dans un état dépressif (123).

2.2. L’angoisse

Le sentiment de la peur est très présent dans le récit, mais son expression reste sobre.
Lors d’une attaque de l’aviation ennemie, Ana se contente d’écrire : « Nous avons rapidement
plongé dans le fossé croyant que c’étaient les derniers moments de notre vie » (52). Elle dit
encore à la page suivante : « La mort nous entoure » (53). L’angoisse de l’attente à la frontière
française, dans le froid et sous la pluie, la faim au ventre, en manque de sommeil, sous la
menace des attaques aériennes, est sommairement décrite et résumée dans ces mots : « C’est le
cauchemar de la peur » (53-54). On constate cependant que l’expression est plus vigoureuse et
indignée lorsqu’Ana parle d’autrui et non d’elle-même : « […] les franquistes et les nazis
bombardent et mitraillent tous ces gens sans défense sur la route. C’est un massacre, une
véritable boucherie, un acte de pure barbarie. L’horreur ! » (53). C’est donc un sentiment de
pudeur qui explique ces différences, mais aussi la difficulté à dire et à décrire des faits hors
normes, des sentiments trop violents, qui ont tant marqué la mémoire : « Il est impossible de

11
Une description figure aussi dans un paragraphe de la p. 110.
12
Original en français. D’autres poèmes sont en espagnol.

6
décrire ce désastre, cette marée humaine […] – avoue-t-elle. Ce sont des scènes inoubliables,
dignes des tableaux de Goya, où le sublime, l’absurde, le grotesque et la pitié s’entremêlent »
(53).

La peur du gendarme en France ne la quitte pas, car elle n’a aucun papier d’identité et
s’évade plusieurs fois des camps ou communes où elle est assignée à résidence (78, 80, 119,
125, 128). L’angoisse d’être séparée de son compagnon, qu’elle exprime sous forme de
questions, l’étreint à chaque déplacement et l’empêche de dormir (90), mais elle essaie de se
construire une cuirasse pour résister à l’adversité : « Une fois de plus je dois faire taire mes
peurs, affronter les événements avec stoïcisme, serrer les poings, feindre que je suis capable de
tout supporter » (99). Elle reconnaît, toutefois, que « la vie des réfugiés devient un véritable
cauchemar » (128) fin 1941. Le danger augmente les mois suivants, du fait de ses liens avec la
Résistance, et donc aussi la peur (139-141). En 1976, lors d’un séjour en Espagne, Ana
éprouvera encore la crainte d’être arrêtée (151). Mais elle montre aussi que l’humour est
parfois un bon remède à l’angoisse ou à l’ennui (67, 82-83, 98, 123).

2.3. La joie et l’amour

L’expression de la joie, du plaisir et du bien-être est contrariée et fugace. Ainsi, à


l’arrivée à Vilanova i La Geltrú, lorsqu’elle découvre la mer et la tranquillité, elle ne peut
s’empêcher de penser aux souffrances de ceux qui sont restés à Madrid : elle se remémore
l’enterrement d’une amie tuée sur le front et son propre frère blessé (41-42). De même, le
confort relatif d’une paille propre, dans une étable au Boulou, et les bienfaits d’un repas après
plusieurs jours de jeûne, source du premier sourire, ne durent pas et sont immédiatement suivis
dans le récit par le sable froid d’Argelès (55-57). Plus tard, dans une ferme du Lot où Ana se
sent bien, en harmonie avec la nature, elle pense à sa famille restée en Espagne (81-82). Il y a
donc une sorte de sentiment de culpabilité à exprimer un certain plaisir.

Ana refuse tout romantisme, tout lyrisme, pour parler de sa rencontre avec son futur
compagnon « à la bibliothèque libertaire » (49). Elle écrit le plus simplement du monde :
« Dioni vient me voir chaque fois qu’il le peut. […] Nous nous aimons » (50). Cela donne
l’impression que le contexte dramatique de cet amour n’autorise pas la confidence
sentimentale plus intime. Il n’y a pas cette fois de recours alternatif à la poésie. Bien plus loin
dans le récit, Ana sera plus loquace sur la nature de son amour, sans se montrer expansive ou
passionnée : « Je ne me lassais pas de regarder ce visage qui me paraissait si beau. […] Je

7
l’aimais profondément. J’avais pour lui une grande admiration. […] une maturité 13 qui
suscitait en moi un profond respect et une grande affection » (86-87). Lorsqu’ils doivent se
quitter, elle se dit « désemparée » (103) – mot qu’il faut sans doute prendre au sens de privée
de protection –, sans révolte ni colère, « le cœur affligé » (87).

Des sentiments ambivalents l’assaillent à un autre moment très important de sa vie :


« C’est à cette époque [hiver 1940] que je découvre que je suis enceinte. J’écris à Dioni, qui
est toujours à Modane, pour lui faire part de la nouvelle, pleine de joie mais aussi de crainte en
raison de notre situation précaire. Dioni est enchanté et en même temps il se montre très
inquiet pour les mêmes raisons » (104). Lorsqu’ils se retrouvent quelques jours plus tard, Ana
mentionne que son compagnon l’embrasse : c’est la seule fois où se verbe apparaît dans le
récit. La conception d’un enfant et ce baiser insufflent un peu d’espoir dans un texte marqué
au sceau de la peur et de la souffrance. Cependant, les parents sont « incapables de faire le
moindre projet », l’avenir étant trop incertain, et ils doivent se résoudre à vivre le présent et à
s’en satisfaire (106). L’évocation de la grossesse est dépourvue d’émotion 14 (116), et
l’approche de l’accouchement est de nouveau appréhendée de manière ambivalente comme un
« moment à la fois espéré et craint » (119). La naissance a lieu dans une maternité, seul luxe
dont Ana, âgée à ce moment-là de 19 ans, ait pu bénéficier depuis 1936. Encore une fois, le
style, presque télégraphique, ne délivre que des informations objectives : « Ma fille naît le 26
septembre 1941 à minuit moins le quart. Accouchement naturel, sans anesthésie. Elle pèse
3,750 kg, a les cheveux blonds et les yeux bleus. Elle est inscrite sur le registre sous le nom de
Vida » (120). Le prénom est très explicite. Pas la moindre expression de satisfaction ou de
fierté. Il semble que tout événement qui pourrait donner lieu à un épanchement émotionnel soit
volontairement réduit à sa dimension factuelle. Il est assez rare qu’Ana se laisse aller à
exprimer l’émotion qu’en général elle refoule. Lorsqu’un Espagnol de la Compagnie lui offre
une peluche achetée en épargnant sur ses cinquante centimes journaliers, elle écrit : « J’étais
stupéfaite, à tel point qu’aucun son n’a pu sortir de ma gorge quand j’ai voulu le remercier »
(124).

3. La vie quotidienne

3.1. Devenir adulte

13
Dionisio est de onze ans son aîné.
14
« Mon ventre continue de grossir et je sens le bébé bouger à l’intérieur, un coup de pied par-ci un coup de pied
par-là. On dirait qu’il a hâte de quitter sa prison » (116).

8
« On dit que c’est dans les choses banales et anodines de tous les jours que se révèlent
les sentiments les plus profonds de l’être humain », affirme Ana (100). Une de ses principales
difficultés est de devoir assumer un rôle de femme adulte alors qu’elle n’est encore qu’une
adolescente. Lorsqu’elle s’occupe d’enfants évacués à Vilanova i la Geltrú, elle cherche dans
un livre de médecine comment soigner leurs affections cutanées et tente de leur apporter du
réconfort lors des bombardements, malgré sa propre peur : « Les plus petits s’accrochent à
mes jupes, je les console comme je peux, mais moi-même j’ai parfois du mal à dépasser ma
peur » (49-50). La malnutrition et peut-être aussi le poids de ses responsabilités finissent par la
rendre malade. En janvier 1939, elle quitte le sanatorium accompagnée d’une autre jeune fille
et se dirige à pied vers la frontière française dans l’espoir de rejoindre son amoureux à Rosas
(52). Elle s’interroge a posteriori sur la nature de cette décision : « […] est-ce un acte de
témérité, d’inconscience ou les deux choses à la fois ? Je l’ignore, mais je suis sûre d’une
chose, l’art de survivre est un art réservé aux autodidactes et personne ne peut l’enseigner »
(53). Les conséquences auraient pu être fatales, puisqu’elles ont échappé par trois fois à des
bombardements ou mitraillages de l’aviation fasciste (53). Son caractère décidé se révèle aussi
à travers ses évasions des camps. Bien plus tard, de juin à août 1944, Ana devenue mère fait
preuve d’un courage assumé en aidant les maquisards (135-136 sq.), une résistance qu’elle
analyse comme la continuité de la lutte contre le fascisme en Espagne (145-146). Elle est
désormais une véritable jeune adulte, mais semble toujours agir de manière aussi impulsive.

3.2. Vivre dans le dénuement

La faim constitue un thème récurrent dans ce témoignage. Cela commence par le


manque de vivres en Espagne (39-41, 49, 53), puis quasiment durant toutes les années à venir.
En France, l’alimentation et l’approvisionnement en eau restent un problème, mais elle ne veut
pas se plaindre (61-62, 74, 76, 78, 96-97, 99-101, 106-109, 111-113). Elle accepte mal les
faveurs, au nom de l’égalité entre les sexes (99-100). Durant l’hiver 1940, lorsque les femmes
sont séparées des hommes, l’approvisionnement devient encore plus délicat. Les femmes
mariées reçoivent une somme journalière de 7 francs qui ne leur permet de se nourrir – dit-elle
– que durant la première moitié du mois (103). L’année suivante, 4,50 F. seront ajoutés pour
son enfant (122).

Les difficultés de l’hygiène forment un autre thème régulièrement abordé qui apparaît
dès l’évacuation des enfants de Madrid (39), puis dans les camps d’internement (76) et se pose
de manière accrue lorsqu’en 1940 elle se cache dans un wagon au sein de la Compagnie de

9
travailleurs étrangers (61). Elle doit alors profiter du moment où les sous-officiers font l’appel
des hommes tôt le matin pour faire sa toilette et laver ses sous-vêtements qu’elle fait sécher
dans le wagon, ce qui devait être assez gênant (72-73). Le problème du froid (76-77, 79, 98-
99, 104, 112), l’insalubrité des locaux où elle doit demeurer (91, 95, 113, 118), la barrière de
la langue française (77-78) et la méconnaissance du système administratif (122) sont aussi
d’autres aspects évoqués.

3.3. Rester solidaires

La solidarité ou au contraire l’absence d’empathie sont aussi au cœur de ce récit. Au


début, la générosité semble être une valeur exclusivement espagnole (40, 60, 62, 76, 124). Elle
loue particulièrement la noblesse des hommes de la Compagnie, qui se montrent prévenants à
son égard et font bénéficier le jeune couple de « privilèges », dont Ana a un peu honte car elle
est totalement dépendante (96, 99-100, 104). La France et les Français sont l’objet d’un
profond ressentiment en raison, tout d’abord, de la fermeture de la frontière (55-56), puis de
l’internement dans des camps de concentration (146), de l’exploitation de la main d’œuvre
espagnole (110-111) et, enfin, du refus d’accorder la nationalité française à sa fille (122). C’est
souvent au moyen de l’ironie qu’Ana manifeste son ressentiment. Elle se souvient, cependant,
que des socialistes français et quelques personnes rencontrées au hasard de son périple ont été
bienveillantes (77-79, 85-86, 109, 114, 117, 119-120, 137, 148). Elle insiste également sur la
solidarité féminine (109, 117-118, 121), malgré les « barrières qui semblent infranchissables »
(109).

3.4. Tromper l’ennui

Pendant la période où elle se cache parmi les hommes, le souci principal d’Ana, outre
la satisfaction de ses besoins primaires, est de tromper l’ennui, d’occuper ses journées qu’elle
décrit comme « tristes et longues » (89). Elle converse avec ses camarades d’infortune (63),
avec une jeune Française qui lui apprend à tricoter (64) et même avec la femme du lieutenant
responsable de la Compagnie (64-72), avec laquelle s’établit une complicité. En 1941, elle
échange des travaux de couture contre de la nourriture (113, 126), puis elle lave et repasse des
vêtements d’un officier de la Compagnie contre un peu d’argent et du savon (117).

Les livres tiennent une place importante dans le témoignage d’Ana. Elle se dit attirée,
dans ses premières lectures d’adolescente, par les femmes rebelles ou émancipées et elle cite
en vrac Concepción Arenal, Marie Curie, Louise Michel, Emma Goldman – sur laquelle elle
revient plus loin (70), Federica Montseny – qu’elle défend au passage – et Soledad Gustavo,

10
personnages dont elle a dû lire des textes ou des portraits. Elle puise chez ces femmes la
légitimité à écrire à son tour des articles féministes, dont le premier est publié alors qu’elle a
tout juste 15 ans. Mais, comme dans nombre de témoignages de libertaires, c’est surtout Don
Quichotte qui est cité à plusieurs reprises et semble symboliser l’épopée révolutionnaire (48) ;
c’est encore ce personnage mythique et universel qui sert à décrire les hommes au
comportement exemplaire qui entourent et protègent Ana durant son exil en France (60, 92,
94-95). Le livre de Cervantès, qu’elle s’est procurée lorsqu’elle était dans le Tarn, lui sert de
réconfort, mais la met aussi au supplice – petit trait d’humour – lorsqu’elle lit le passage du
festin des noces de Camacho (106-108). Elle mentionne particulièrement la littérature russe :
Gorki, Dostoïevski, Tchekhov, Kropotkine, Bakounine et Tolstoï pour lequel elle dit éprouver
un « sentiment spécial » (65, 69). Le premier livre qu’elle a lu en français est Graziella de
Lamartine (102, n. 3) ; elle cite encore Carmen de Mérimée (97) et Les Précieuses ridicules de
Molière (119). En 1941 et 1942, elle peut accéder à des bibliothèques municipales (114, 128-
129). Elle découvre ainsi les romans de Zola – auteur qu’elle avait déjà lu en espagnol–,
Dumas, France, mais aussi Voltaire et Baudelaire. Elle écrit : « Au cours de l’hiver [1941-42],
je dévore la bibliothèque au complet. Je crois que c’est cette grande passion pour la lecture qui
m’a permis d’apprendre les rudiments de la langue française. Seule, sans professeur, sans
école. L’exil a été mon école » (129).

4. Le discours idéologique

4.1. L’anarchisme

La référence à l’anarchisme apparaît dès la deuxième page du texte, lors de l’évocation


de l’Andalousie natale. Ana, qui ne précise ni son vrai nom ni sa date de naissance, signale sa
prise de conscience des injustices sociales à Andújar lorsqu’elle a 12 ans – « un malaise naît
en moi » (34), écrit-elle – et mentionne la tradition libertaire de la région (p. 34). Le premier
souvenir lié au travail est celui de l’apprentissage de la couture « sans aucun salaire » (33) à 12
ans en Andalousie, puis pour une peseta par jour à Madrid à 15 ans (36). Mais aucun autre
détail n’est fourni. La question du caractère injuste de la rémunération revient plusieurs fois
dans le texte pendant l’exil en France (72, 76, 122, 132-133). C’est également à 12 ans, à
Madrid, qu’elle assiste aux affrontements d’octobre 1934, qu’elle interprète a posteriori
comme « la colère d’un peuple contre l’État, l’Église et l’Armée » (35). Les « je me
souviens » et les « j’ai vu » scandent le récit de ses premiers souvenirs des luttes sociales, mais

11
elle abandonne peu après le statut de témoin oculaire passif pour devenir un sujet militant à
part entière lorsqu’elle aborde sans transition l’insurrection populaire de juillet 1936. Ana
accompagne son frère de 21 ans, affilié à la Confédération nationale du travail (CNT), qui
participe aux combats, et elle tente de se rendre utile (36). Elle a conscience du moment
historique qu’elle vit lorsqu’elle observe le fonctionnement autogéré de Vilanova i La Geltrú
en 1937 – évoqué de manière très superficielle – et elle conclut par ces mots : « […] et je suis
témoin » (46). C’est témoigner de ce qu’elle a vu et vécu qui importe, pas tenter de convaincre
en expliquant et en détaillant, comme le font d’autres autobiographies militantes. Elle reste
silencieuse sur son engagement dans Solidarité internationale antifasciste et dans la Junte
espagnole de libération (JEL) en Isère (150). Ana ne prend pas parti dans les luttes de factions
internes au mouvement libertaire, mais il semble qu’elle soit proche du couple Esgleas-
Montseny (47, 87).

4.2. La religion et la morale

Les références à la religion sont peu nombreuses mais présentes. Ana explique que dès
la petite adolescence elle rejetait la foi et se sentait « arianiste » (107). Elle dénonce aussi
l’attitude hostile des religieuses de la maternité en s’appuyant sur une citation du Quichotte
(120-121). Par ailleurs, Ana a conscience que pour survivre elle doit composer avec la morale
bourgeoise : « Il faut voir comme la société nous impose ses normes et oblige les gens à faire
semblant ! Nous jouons avec succès la comédie du hasard pour l’honneur des institutions et
des normes de la morale hypocrite ! » (102), s’exclame-t-elle lorsqu’elle doit se prétendre
mariée.

4.3. La haine des staliniens

La dénonciation des communistes apparaît aussi dès le début du livre à travers


l’évocation d’un oncle qui était « de ceux qui ne tuaient pas encore leurs amis » (35) et la
critique d’une combattante française des Brigades internationales (40-41). Elle se poursuit par
ses colères à l’écoute des discours « simplistes » de Dolores Ibárruri, La Pasionaria, qui
n’aura pas à subir les affres de la Retirada et de l’internement dans les camps français 15 et
pour laquelle elle n’éprouve que du mépris (43, 70-71). Les questions de la persécution des
anarchistes par les staliniens, dont son frère eut à souffrir, de la soumission de ces derniers aux
ordres du Kremlin et de leurs avantages au moment de l’exode reviennent plus loin (51, 65,
115, 145, 148). Ana rend aussi les communistes responsables de l’emprisonnement de son

15
María Casares et son père sont aussi l’objet de critiques en raison de leur exil doré (130-131).

12
père durant un an (82, 116) et des malheurs subis par sa petite sœur durant la Retirada (131).
En 1944, elle éprouve plus de haine pour les Russes que pour les prisonniers allemands,
auxquels elle témoigne de la solidarité et qu’elle aide même à faire évader (134-135) ! La
seule insulte du livre est adressée aux communistes (148).

4.5. Le féminisme

Le discours féministe, qui se développe au fil du récit, est présent dès les premières
pages dans une remarque sur l’oncle communiste qui, entre deux séjours en prison, « trouvait
le moyen de faire une kyrielle de gosses à [la] tante Dolores » (35). C’est ensuite lors du séjour
à Vilanova i La Geltrú qu’il atteint sa pleine dimension, puisque c’est le moment où Ana
participe à la création d’un groupe Mujeres Libres, dont elle assume le secrétariat avec
Consuelo Pujante16 (47). La découverte de l’émancipation des femmes durant le processus
révolutionnaire, exprimée de manière très absolue, s’accompagne du constat réaliste des
réticences masculines :

« La capacité d’organisation des femmes me laisse stupéfaite. Plusieurs d’entre elles ont un
rôle prépondérant dans leur syndicat, CNT, et font partie en même temps du comité
d’autogestion de leur usine. Elles se trouvent au même niveau d’égalité que les hommes dans
une société non hiérarchisée. C’est une transformation totale et radicale de la vie sociale. Les
femmes espagnoles en avaient tant besoin ! Elles se sont débarrassées de l’esclavage que leur
imposaient le clergé, le mari, le père, les frères et tous les autres. A tous ceux qui nous disent :
– Oui, nous sommes d’accord avec vos revendications de femmes, mais il faut laisser tout cela
pour après, car votre attitude peut créer des divisions.
Nous leur répondons :
– Pour après quoi ? C’est maintenant ou jamais !
– Oui, mais…
Leurs idées sont une chose et leur femme et leur famille autre chose. Leur femme est à eux,
intouchable. Comme les abeilles vont de fleur en fleur, eux peuvent aller de femme en femme.
Et ils trouvent ça très naturel, mais ils ne peuvent accepter qu’une femme puisse en faire
autant. La sempiternelle devise de la femme, bonne mère, bonne épouse, fidèle et obéissante,
doit changer » (46).
Ana doit plus tard lutter aussi pour imposer sa volonté de liberté contre le paternalisme
protecteur du père de son fiancé (83) et sa tendance à considérer les femmes comme des
servantes (129-130). Elle prend ainsi conscience que « l’émancipation d’une femme
commence dans sa propre maison » (129) et observe que les révolutionnaires espagnols n’ont
pas intégré cette dimension : « Je crois que, comme tant d’autres, il [le père de Dionisio]
n’avait rien compris à la lutte que nous avons menée durant près de trois ans. Non, vraiment, il
n’avait rien compris. On vilipende le fascisme, le totalitarisme stalinien, l’Église, la
bourgeoisie et, cependant, certains, je dirais même beaucoup de ceux qui prêchaient la liberté,
16
Pilar et Carmen Budesca faisaient également partie de ce groupe (50). Aucune précision n’est fournie sur ces
trois femmes.

13
notre grande liberté, avaient d’énormes difficultés à se défaire de se lourd et pénible joug.
Dans ce domaine, les Espagnols avaient encore beaucoup à apprendre » (130). Elle suggère
qu’il n’y a aucune différence entre la droite et la gauche en ce qui concerne l’oppression de la
femme et ajoute, avec quelque amertume : « La révolution émancipatrice des femmes était, et
est toujours, et de manière péremptoire, une révolution dans la révolution. Au risque d’en
offenser certains, je dirais qu’au cours des années qui ont suivi tous ces événements j’ai eu
l’occasion d’observer ces mêmes hommes ou d’autres semblables, ainsi que leurs enfants, et
ils sont, sur cette question, sauf de rares exceptions, exactement les mêmes qu’il y a cinquante
ans » (132). C’est un véritable constat d’échec.

L’expérience militante dans Mujeres Libres lui permet de se percevoir comme une
femme adulte avec des responsabilités : « Dans la colonie où je suis – écrit Ana –, nous
sommes six femmes pour prendre soin de quarante enfants. […] Mes activités au sein de
Mujeres Libres se réduisent un peu à cause de cette tâche, qui occupe tout mon temps » (49).
Cependant, elle ne dit rien de ses activités.

La rencontre d’Ana avec une comtesse russe, épouse de l’officier qui commande la
Compagnie de travailleurs où est affecté Dionisio en 1940, semble importante dans sa
réflexion féministe. En tout cas, elle permet de préciser que les idées d’Ana sont alors
prisonnières d’une conception morale assez puritaine, transposée dans un cadre idéologique
d’opposition de classes. Voici comment elle décrit la comtesse : « A travers elle, je découvre
quelque chose de la perversion de la noblesse et de la haute bourgeoisie oisives et dépravées.
Elle boit comme un tonneau et a l’habitude d’entretenir des liaisons avec les hommes qui lui
plaisent, qu’ils soient princes ou vagabonds » (66). Habituée au machisme espagnol, elle ne
peut comprendre la tolérance du mari de la comtesse, alors que celle-ci se moque
ostensiblement de lui. Elle désapprouve une telle liberté de mœurs. La comtesse lui ayant parlé
de ses avortements clandestins à Paris, Ana compare la situation des femmes des classes
privilégiées avec celle des femmes pauvres, du point de vue des risques sanitaires encourus,
sans laisser percevoir ce qu’elle pense de l’avortement en lui-même (68). La question du choix
de la maternité est pour elle une question importante (48), bien qu’on puisse douter qu’elle ait
choisi d’être enceinte lors de son exil en France, dans des conditions d’une extrême
précarité17. Elle finit par apprécier les qualités humaines de cette aristocrate anticonformiste,

17
Elle dit qu’elle porte un tablier pour dissimuler son ventre (109), ce qui laisse penser qu’elle a un peu de mal à
assumer sa grossesse.

14
donc à mettre entre parenthèses sa grille de lecture idéologique pour privilégier la solidarité
féminine (68, 71-73).

Quelle mémoire au féminin de la guerre et de l’exil ?

« Ma vie – écrit Ana –, celle d’une sauterelle, pleine de peur, mais aussi d’un ardent
désir de vivre et de survivre à cette horrible hécatombe qui se déchaînait dans toute l’Europe, à
cette épidémie mortelle de fascisme et à cette maladie sournoise de l’oppression subie par les
femmes espagnoles » (129). Cette phrase résume avec une surprenante lucidité ce que
l’analyse de ce récit autobiographique d’une femme « déterminée » (65, 130) a mis en
évidence : un puissant mélange de souffrance et d’énergie vitale face à l’adversité. L’intensité
des émotions ressenties durant ces années difficiles passées à déjouer les pièges du
découragement et de la mort, semble contraindre Ana à une grande réserve dans l’expression
des sentiments, que la forme poétique favorise davantage. L’amour et la joie, tout
particulièrement, sont refoulés par ce qui pourrait bien être un sentiment inconscient de
culpabilité, comme chez les survivants des camps de la mort. Du point de vue de l’espace
accordé à la sphère intime, le récit d’Ana ne se distingue pas fondamentalement des mémoires
écrits par des hommes18, contrairement à ceux de Montseny, Berenguer et Carpena. Mais il
s’en écarte, en revanche, dans la mesure où il réduit quasiment le discours libertaire à la
revendication féministe et à la condamnation des staliniens. Si ce livre peut être qualifié de
témoignage militant, c’est dans sa dimension de prise de conscience féministe. Cependant, il
reste avant tout le récit autobiographique de la « survie » d’une très jeune femme, privée
d’adolescence par la guerre et l’exil, séparée de sa famille et confrontée à une réalité tragique,
qui découvre dans ce contexte l’amour et la solidarité. D’où l’attention portée aux difficultés
concrètes de la vie quotidienne. Il faut donc, pour apprécier l’intérêt de ce livre, changer de
filtre de lecture, renoncer à y chercher des informations inédites sur une organisation telle que
Mujeres Libres, par exemple, et s’armer des concepts de l’histoire des émotions19 ou des
études de genre, s’ouvrir à ce que peut avoir de spécifique le regard féminin sur une
expérience vitale de cette nature, s’attacher à la construction d’une identité de militante
anarcho-syndicaliste. C’est peut-être là que réside sa valeur exemplaire au-delà de sa
18
Voir J. Delhom, « Lo íntimo en algunas memorias de anarquistas españoles », in Antonio Castillo Gómez
(dir.), Verónica Sierra Blas (ed.), El legado de Mnemosyne. Las escrituras del yo a través del tiempo, Somonte-
Cenero (Gijón), Ediciones Trea, 2007, p. 233-258.
19
Par exemple les concepts de « souffrance émotionnelle », de « refuge émotionnel » et de « communauté
émotionnelle ». Voir Carolina Rodríguez-López et Daniel Ventura Herranz, “De exilios y emociones”,
Cuadernos de Historia Contemporánea (Madrid), 2014, vol. 36, p. 113-138.

15
singularité ou, pour le dire autrement, n’est-ce pas au fond dans sa singularité même, que se
dissimule la richesse de cette autobiographie ?

Quant à la mémoire, – encore un paradoxe – ce n’est pas celle des Espagnols qui
préoccupe Ana, mais celle des Français sur des événements que notre discours historique
national a eu tendance à oublier : la fermeture de la frontière puis l’accueil des républicains
espagnols dans des camps de concentration, leur exploitation par l’État français, le rôle de la
gendarmerie dans les déportations vers l’Allemagne nazie ou l’Espagne franquiste, enfin la
participation des Espagnols à la Résistance et à la Guerre mondiale aux côtés des Alliés (110).
« Que reste-t-il de tous ces faits dans la mémoire des Français ? », interroge-t-elle (146). Peu
de choses, il est vrai. On comprend mieux pourquoi elle a tenu à publier son livre dans notre
langue, qui est ensuite devenue la sienne, tout comme d’ailleurs Josefa Carpena. C’est aussi
parce que ce livre nous interpelle en tant que Français sur notre histoire qu’il est précieux.

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