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Revue d'histoire de l'Église de

France

Sidoine Apollinaire et l'Auvergne


Madame Françoise Prévot

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Prévot Françoise. Sidoine Apollinaire et l'Auvergne. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 79, n°203, 1993. pp. 243-
259;

doi : 10.3406/rhef.1993.1114

http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1993_num_79_203_1114

Document généré le 27/05/2016


Résumé
Françoise Prévôt : Sidoine Apollinaire et l'Auvergne. — R.H.É.F., t. LXXIX, 1993 p. 243-259.

L'œuvre de Sidoine montre la profonde romanité de l'Auvergne au Ve siècle. D'abord paisiblement


romaine car elle a surmonté les épreuves du début du siècle, elle proclame ensuite son désir de la
rester en résistant aux Coths derrière Sidoine, son nouvel évêque ; et elle y réussit magré les
vicissitudes politiques. L'épitaphe de Sidoine (dont deux fragments ont été retrouvés en 1991) rend
bien compte de l'état d'esprit les Arvernes dans les années 480 : elle ne présente pas au lecteur un
homme d'Église, mais un Romain, défenseur de la civilisation, de la justice et de la paix, face à la
barbarie, l'anarchie et la guerre.

Zusammenfassung
Sidonius' Werk zeigt das tiefe Zugehörigkeitsgefühl der Auvergne zum Römertum im 5. Jahrhundert.
Nach harten Prüfungen um die Jahrhundertwende lebt sie zunächst in friedlichem Einverständnis mit
Rom, und indem sie dann, dem Beispiel ihres neuen Bischofs folgend, den Goten widersteht, spricht
sie deutlich ihren Wunsch aus, römish zu bleiben ; und es gelingt ihr, allen politischen Wechselfällen
zum Trotz. Sidonius' Grabschrift (1991 wurden zwei Fragmente freigelegt) zeugt von der Gesinnung
der Arverner in den achtziger Jahren des 5. Jahrunderts : dem Leser zeigt sich hier kein Kirchenmann,
sondern ein Römer, welcher Kultur, Gerechtigkeit und Frieden gegen Barbarei, Anarchie und Krieg
verteidigt.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L'AUVERGNE 1

Tout le monde connaît les liens qui unissent Sidoine Apollinaire et


l'Auvergne : sa mère était sans doute apparentée aux Aviti 2, l'une des plus
grandes familles de la région ; et d'après Sidoine, « le pays de notre mère
doit être aussi compté comme une partie de notre patrie » 3. Lui-même a
épousé la fille d'Eparchius Avitus, le futur empereur, qui lui a apporté en
dot le domaine d'Avitacum où il aimait séjourner 4. Enfin, il a été évêque
des Arvernes de 470 environ jusqu'à sa mort dans les années 480.
On s'attend donc à ce que l'Auvergne soit présente dans ses écrits ; mais
il n'est pas toujours facile d'extraire de son œuvre des renseignements
précis : Sidoine, en effet, n'écrit pas pour l'Histoire, mais pour la
littérature ; ses lettres ne sont donc pas des lettres d'information, mais des
lettres d'art. De plus, elles ont bien évidemment été révisées pour la
publication. D'autre part, son style précieux est encombré de références
mythologiques et d'imitations d'auteurs antiques. Aussi, tout ne doit pas
être pris au pied de la lettre : son œuvre nous montre souvent plus le
Romain que l'individu Sidoine, la société aristocratique de l'Empire plus
que l'Auvergne. Mais, heureusement pour nous, Sidoine a le sens de
l'observation et le goût du détail concret ; et surtout, il a été l'un des
acteurs de l'histoire de la cité arverne, quand il est devenu son évêque et
l'âme de sa résistance face aux Wisigoths.
Qu'apprenons-nous donc sur l'Auvergne à travers l'œuvre de Sidoine ? Il
est difficile d'en parler en quelques pages car c'est à la fois trop long et trop
court : trop long pour apporter du neuf sur un homme aussi connu que
Sidoine 5 ; trop court pour traiter le sujet dans son entier. Je me
1. Cette étude a fait l'objet d'une communication aux XIIIe Journées d'archéologie
mérovingienne, Clermont-Ferrand, 3-6 octobre 1991.
2. Ep. III, 1, 1, éd. Loyen, t. II, Paris, 1970, p. 81 et 221, n. 1.
3. Ep. IV, 21, 2, p. 157.
4. Ep. II, 2, p. 45-53 et carmen XVIII, p. 128.
5. Je renvoie en particulier à l'ouvrage fondamental de CE. Stevens, Sidonius
Apollinaris and his Age, Oxford, 1933 et aux éditions des œuvres de Sidoine, avec traduction
et notes : A. Loyen (éd.), Sidoine Apollinaire, t. I, Poèmes, Paris, 1960 ; t. II et III, Lettres,
Paris, 1970 ; W. B. Anderson (éd.), Sidonius, Poems and Letters, Cambridge, t. I, 1936 ;
t. Il, 1965. Toutes les références seront données dans l'édition Loyen. Pour replacer
l'Auvergne dans le contexte aquitain du Ve siècle, voir P. Courcelle, Histoire littéraire des
grandes invasions germaniques, 3e éd., Paris, 1964, M. Rouch E, L'Aquitaine des Wisigoths
aux Arabes, Paris, 1979 et H. Wolfram, Histoire des Goths, Paris, 1990 (lre éd. allemande,
Munich, 1979).
R.H.Ě.F., t. LXXIX, 1993.
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centrerai donc sur un thème qui me paraît essentiel : la romanité de


l'Auvergne. Elle éclate lors des années 470-475, mais elle transparaît à
travers toute l'œuvre de Sidoine : l'Auvergne est romaine, veut le rester et
y réussit malgré les vicissitudes politiques.
*
* *

Dans un premier temps, l'œuvre de Sidoine évoque une Auvergne


paisiblement romaine, où il fait bon vivre, car elle a su surmonter les
épreuves de la première moitié du Ve siècle.
La première, celle de l'invasion vandale de 407, n'est pas mentionnée par
Sidoine. Il est cependant possible que les Vandales aient traversé
l'Auvergne, car une lettre de Paulin de Noie, citée par Grégoire de Tours 6,
loue dans une même phrase les évêques Exuperius de Toulouse et
Venerandus de Clermont 7. Or, une autre lettre de Paulin glorifie
Exuperius pour avoir organisé la défense de Toulouse 8. On peut donc
supposer que Venerandus a joué le même rôle à Clermont 9.
La désorganisation de l'Empire est alors telle qu'une grande partie de la
noblesse gauloise se rallie aux usurpateurs Constantin III et Jovin. On ne
sait si l'Auvergne s'est ralliée à Constantin III, mais il est assuré que des
aristocrates arvernes ont soutenu Jovin et que l'Auvergne a subi alors une
seconde épreuve : en effet, c'est en Auvergne que les derniers partisans de
Jovin ont été faits prisonniers et exécutés 10. D'autre part, dans son
panégyrique d'Avitus, Sidoine affirme que son beau-père, dans sa jeunesse,
fut choisi « comme unique délégué de sa patrie épuisée, afin de panser ses
blessures et réclamer l'abolition d'un impôt monstrueux » n. Cet impôt
punissait vraisemblablement l'Auvergne pour son soutien à l'usurpateur et
Avitus en obtint sans doute la levée lors du rétablissement de l'Assemblée
des Sept provinces à Arles le 17 avril 418 12.
Une troisième épreuve, heureusement passagère, attend la cité en 436,
quand l'armée de Litorius, venant d'Armorique, traverse l'Auvergne, pour
aller dégager Narbonne assiégée par le roi Wisigoth Théodoric Ier. Cette
armée, composée essentiellement de Huns, est précédée d'une telle
réputation que la ville ferme ses portes et organise des tours de garde. Mais,
d'après Sidoine, la campagne subit mille saccages. Parmi les victimes : un

6. Historia Francorum, II, 13, éd. B. Krusch et W. Levison, MGH, SRM, t. I, 1,


Hanovre, 1951 (2e éd.), p. 62. Toutes les références à Grégoire de Tours seront faites dans
l'édition des MGH.
7. C'est par commodité que je désigne ainsi le chef-lieu de la cité des Arvernes, quoique
le nom de Clermont n'apparaisse pas dans les sources avant le vuie siècle : cf. P.-F. Fournier,
Nouvelles recherches sur les origines de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1970, p. 559-
560.
8. Jérôme, Ep. 123, 15.
9. M. Rouche, op. cit., p. 20.
10. HF, II, 9, p. 57 (Grégoire cite Renatus Profuturus Frigeridus).
11. Carmen VII, v. 209-210, p. 62.
12. A. Loyen, Recherches historiques sur les panégyriques de Sidoine Apollinaire, Paris,
1942, p. 37.
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serviteur d'Avitus, que son maître s'empresse de venger en provoquant le


coupable en duel. C'est ce duel qui intéresse Sidoine 13. Il en fait un récit
à la fois épique et rempli de détails précis qui nous renseignent sur
l'équipement militaire et les méthodes de combat de l'époque 14. Mais on
regrette qu'il n'ait pas le même souci de précision quand il évoque le sort
de la campagne arverne ; il se contente alors de généralités stéréotypées :
« Ces barbares, par leurs razzias, par la flamme et le fer, par leur cruauté,
par leurs rapines, détruisaient tout sur leur passage, faisant mentir le vain
nom de paix » 1S.
L'Auvergne a donc connu trois épisodes difficiles, mais toujours
passagers. Elle n'a jamais subi l'installation permanente de barbares sur
son territoire 1б. Elle a donc pu, à chaque fois, se relever, si bien que le
tableau de l'Auvergne que nous transmet Sidoine au milieu du siècle est
celui d'une Auvergne prospère.
Sidoine évoque deux fois la fécondité et le charme de l'Auvergne :
— La première fois, dans le panégyrique d'Avitus 17 : « Dès les portes
de la ville s'étendent des champs fertiles, qui, à peine ouverts par le
premier labour, ont soif de semences trop lentes à leur gré et découvrent
à la vue une glèbe noire d'une fécondité mystérieuse, même si les bœufs
s'abandonnent à la paresse ». Cette description de la Limagne, directement
inspirée de Virgile 18, est trop conventionnelle pour être utile.
— Le deuxième tableau de la campagne arverne est heureusement plus
original. Il se trouve dans une lettre de Sidoine à son ami Aper, à moitié
arverne par sa mère, et rend bien compte de la variété des paysages et des
terroirs :
« Je ne dis rien du charme particulier de ce pays ; je ne dis rien de cet « océan des
blés », dans lequel les ondes qui agitent les moissons, loin de présenter un danger,
sont signe de richesse et où le travailleur risque d'autant moins le naufrage qu'il le
parcourt plus assidûment ; source d'agrément pour les voyageurs, de profits pour
les laboureurs, de délices pour les chasseurs, les montagnes lui font une ceinture de
pâturages à leurs sommets, de vignobles sur les coteaux, de fermes aux endroits
cultivables, de châteaux sur les rochers, de tanières dans les lieux sombres, de
cultures dans les lieux découverts, de sources dans les creux, de torrents sur les
pentes escarpées » 19.

Certes, Sidoine s'intéresse beaucoup plus à la vie oisive des nobles dans
leurs domaines qu'à l'activité des campagnes, mais cette vie facile ne serait
pas possible si les domaines n'étaient pas prospères ; et ils le sont en partie
parce que les propriétaires en supervisent attentivement la gestion. C'est ce
que montre une lettre de Sidoine à son ami Maurisius, vers 465 :

13. Carmen VII, v. 257-294, p. 65.


14. Voir aussi ep. III, 3, 5, p. 88.
15. Carmen VII, y. 249-250, p. 64.
16. Sauf une unité de Lètes, mentionnée dans la Notitia Dignitatum, Occ. XLII, 44, éd.
0. Seeck, Berlin, 1876, p. 217.
17. Carmen VII, v. 141-144, p. 59-60.
18. Géorgiques, II, 237.
19. Ep. IV, 21, 53, p. 158.
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« J'apprends que la vendange est à la hauteur de ton activité et répond aux vœux
de tous, la récolte étant plus abondante que ne le laissait craindre une année de
sécheresse. Et c'est une raison pour toi, je suppose, de demeurer plus longtemps à
Vialoscensis (Marsat) [...]; car ce ne sont pas seulement des vignes en plein rapport
que tu possèdes en ce lieu mais, en outre, une propriété dont l'importance n'est pas
moindre que celle de son maître et qui est de nature à te retenir, avec ta famille,
grâce aux avantages multiples que vous assurent la récolte et les maisons
d'habitation » 20.

Dans une autre lettre 21, Sidoine reproche à son ami Eutropius de trop
« s'abandonner à la compagnie des bouviers [...] et des porchers », mais rien
ne prouve qu'Eutropius soit un Arverne.
On regrette, bien sûr, que Sidoine ne parle des plus pauvres que pour
évoquer globalement et avec mépris « les hommes du commun [...], mal
dégrossis et bourrés d'oignons jusqu'à l'indigestion » ffi ; mais, avant les
années 470, tout indique que les Arvernes n'ont pas connu de misère
dramatique. Il n'y a d'ailleurs manifestement pas eu de bagaude dans la
région :
— Les communications se font sans problèmes. Par exemple, quand
Sidoine ne reçoit pas de lettres, il accuse ses amis de paresse et les prévient
d'emblée qu'il ne les croira pas s'ils essaient de se disculper en accusant la
négligence du messager. C'est donc là l'excuse normale : personne ne songe
à prétexter l'insécurité des routes.
— D'autre part, l'œuvre de Sidoine ne contient aucune allusion à un
brigandage en Auvergne. Il parle bien d'une femme enlevée par des
brigands et vendue comme esclave à Clermont, mais le rapt a eu lieu hors
d'Auvergne, puisque les parents de la malheureuse ont longtemps parcouru
la Gaule avant de retrouver sa trace à Clermont où elle était d'ailleurs
morte entre temps 23.
Quant à la ville, elle n'est guère évoquée avant l'accession de Sidoine à
l'épiscopat. Il en parle alors comme d'un municipiolum ^ ce qui semble
indiquer qu'elle n'est pas très importante ; mais ce genre d'expression ne
doit pas forcément être pris au pied de la lettre : c'est aussi une façon pour
Sidoine de faire preuve d'humilité en affirmant qu'il ne dirige que l'Église
d'une toute petite cité.
Avant son épiscopat, la seule indication qui transparaisse indirectement,
c'est que Clermont est un petit centre culturel. En effet, parmi les
professeurs dont Sidoine nous fournit les noms, le grammairien Domitius
officie à coup sûr à Clermont. Vers 465 en effet, Sidoine l'invite à
Avitacum ^ et le ton de la lettre montre que le voyage ne sera pas long.
D'ailleurs, dans le poème XXIV, qui décrit le trajet que suivra le livre de

20. Ep. II, 24, 1, p. 79.


21. Ep. I, 6, 3, p. 19.
22. Ep. IV, 7, 2, p. 126.
23. Ep. VI, 4, p. 15-16.
24. Ep. III, 1, 2, p. 81 : ecclesiam Arverni municipioli.
25. Ep. II, 2, p. 45-53.
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Sidoine pour rendre visite à tous ses amis, la première étape est chez
Domitius 2б.
C'est aussi vraisemblablement à Clermont qu'enseigne le rhéteur
Hesperius, l'un des correspondants de Sidoine эт ; Sidoine ne le dit pas
expressément, mais la façon dont il l'évoque dans une de ses lettres le laisse
supposer : en effet, vers 476-477, alors que Sidoine était évêque et résidait
à Clermont, il a rencontré Hesperius, « la perle des amis et de notre
littérature », qui revenait de Toulouse : cum rediit e Tolosatium 28. Tout
indique donc que la résidence habituelle d'Hesperius est Clermont. Plus
tard, ce même Hesperius fut le professeur d'un des fils de Ruricius ^
évêque de Limoges mais époux d'une Arverne 30.
À lire Sidoine, la cité paraît donc prospère. Et c'est ce qui explique les
illusions de Sidoine, comme d'une grande partie de la noblesse arverne 31.
— Première illusion : il a foi en l'avenir de Rome et, chaque fois qu'un
nouvel empereur monte sur le trône, il est plein d'espoir. Cet espoir est
partagé par une grande partie de la noblesse arverne, puisqu'en 467 il part
pour Rome présenter à Anthemius « les requêtes de la délégation
d'Auvergne »32. Sidoine croit à l'Empire et croit possible d'oeuvrer
efficacement à son service. Il reste attaché à l'idéal traditionnel du noble
romain : « s'élever au-dessus de ses ancêtres »33. L'illusion est tenace
puisque, encore en 474, Sidoine se réjouit de l'avènement de Iulius Nepos,
« un juste prince » м, et espère que son fils et son neveu sauront « rendre
consulaire la famille patricienne dont ils héritent » 35.
— Deuxième illusion : il croit, comme son beau-père Avitus, pouvoir
canaliser et utiliser la force barbare au service de l'Empire, du moins celle
des Wisigoths. Il est toujours très méprisant quand il parle des Burgon-
des ^ mais admire au contraire les rois wisigoths, qui sont très romanisés :
Théodoric Ier, ami d'Avitus 37 et Théodoric II, qui a permis à ce même
Avitus de parvenir à l'Empire 38. Sidoine a fréquenté la cour de
Théodoric II et a fait du roi le portrait extrêmement flatteur que tout le monde
connaît 39.
Cependant, peu à peu, les yeux de Sidoine se sont ouverts et il a pris
conscience du danger qui menaçait la Romania. Il est alors devenu
l'animateur de la résistance de l'Auvergne face aux Wisigoths. Jusqu'alors

26. Carmen XXIV, v. 10, p. 164.


27. Ep. II, 10, p. 68-71.
28. Ep. IV, 22, 1, p. 160.
29. Ruricius, ep. I, 3, 4 et 5, éd. B. Krusch, MGH, AA, t. VIII, Berlin, 1887, p. 301-303.
30. Sidoine, carmen XI, p. 97-102.
31. Voir M. Rouche, op. cit., p. 28-32.
32. Ep. I, 9, 5, p. 31.
33. Ep. VIII, 7, 3, p. 100.
34. Ep. VIII, 7, 4, p. 100.
35. Ep. V, 16, 4, p. 200.
36. Par exemple, carmen XII, p. 103-104.
37. Carmen VII, particulièrement v. 470-471, p. 72.
38. Ibid., v. 506-518, p. 74.
39. Ep. I, 2, p. 4-8.
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l'Auvergne était romaine sans se poser de questions : désormais elle a


conscience de sa romanité et veut la préserver.
*
* *

II n'est pas facile de saisir concrètement comment s'effectua cette prise


de conscience chez les Arvernes. On peut seulement noter une série
d'éléments qui furent sûrement déterminants pour Sidoine et relever
quelques signes du changement de mentalité en Auvergne.
Parmi ces éléments, on peut citer, dans l'ordre chronologique, son amitié
pour l'évêque Perpetuus de Tours40, dont Luce Pietri a bien montré
l'hostilité précoce aux Wisigoths 41, puis l'assassinat de Théodoric II, qu'il
estimait beaucoup, et l'avènement d'Euric en 466.
Contrairement à ce qu'on a parfois dit42, rien ne prouve qu'Euric ait
pratiqué tout de suite une politique anti-catholique. D'ailleurs, en 466-467,
Sidoine ne fait aucune difficulté pour composer un poème que son ami
Evodius, un Arverne, veut faire graver sur un vase qu'il offrira à la reine
Ragnahilde, l'épouse d'Euric43. Mais il est rapidement clair qu'il se
démarque de ses prédécesseurs : au lieu de se contenter de saisir les
occasions qui se présentent pour élargir les cantonnements wisigoths, il
prend désormais l'initiative d'une politique délibérément et ouvertement
anti-romaine. Je ne crois pas qu'il ait publiquement et officiellement
dénoncé lefoedus **, mais ses actes montrent qu'il le considère comme nul
et non avenu. Par exemple, dès 466-467, il prend contact avec les Vandales,
ennemis de Rome 45.
Bientôt ce sera pire, mais entre-temps se situe un troisième élément
déterminant pour Sidoine : sa préfecture urbaine en 468. Pendant un an,
il a vécu sur place à Rome les difficultés du pouvoir : les intrigues de Cour,
les manœuvres inquiétantes de Ricimer, les difficultés de ravitaillement, le
danger vandale, etc. Il est désormais clair que la Gaule (et donc l'Auvergne)
ne peut plus compter sur l'Italie, ni pour la protéger, ni pour freiner les
ambitions wisigothiques.
Or, quand Sidoine rentre en Gaule au début de 469, Euric est de plus
en plus entreprenant. Par exemple, il attaque les Bretons du roi Riothame,
allié de l'Empire, les expulse de Bourges et les bat à Déols 4б.
Tel est donc le décor en 469. Il n'est plus possible d'être à la fois
partisan de l'empereur légitime Anthemius et partisan des Goths. Il faut
choisir.

40. Ep. IV, 18, 4, p. 152. Loyen date cette lettre de 467 environ et certains éléments
semblent prouver que l'amitié entre les deux hommes n'est pas récente.
41. La ville de Tours du IVe au VF siècles, Rome, 1983, p. 140-141.
42. M. Rouche, op. cit., p. 40-41.
43. Ep. IV, 8, p. 128-130.
44. Contra, M. Rouche, op. cit., p. 36.
45. Hydace 238-240, année 467, éd. A. Tranoy, Paris, 1974, Sources chrétiennes 218-219,
p. 172-174 ; cf. H. Wolfram, op. cit., p. 197.
46. Grégoire de Tours, HF, II, 18, p. 65.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L'AUVERGNE 249

Deux événements montrent que Sidoine l'a compris, et qu'il n'est pas le
seul. Le premier est l'affaire Arvandus. Cet ami de Sidoine, préfet du
prétoire des Gaules depuis 464, est accusé en 468 de concussion 47 ; cela
aurait pu être assez banal, mais ce qui perdit Arvandus, c'est qu'on
intercepta une lettre qu'il avait écrite à Euric et dans laquelle « il lui
déconseillait de faire la paix avec l'empereur grec [Anthemius], lui
montrait la nécessité d'attaquer les Bretons installés au nord de la Loire,
affirmait que les Gaules devaient, suivant le droit des peuples, être
partagées avec les Burgondes »48. L'assemblée des Sept provinces, où
siégeaient des Arvernes, l'accusa de lèse-majesté et il fut condamné
à mort par le Sénat. Sidoine, qui était alors préfet de la Ville, avait
compris la gravité de la situation et lui avait conseillé de tout nier,
mais Arvandus n'avait rien voulu savoir. Il considérait sans doute qu'il
n'avait fait que suivre la politique traditionnelle de Rome au Ve siècle,
c'est-à-dire apaiser les Barbares et renouveler le foedus qui les liait à
Rome, en reconnaissant l'élargissement de leur cantonnement.
Probablement comptait-il aussi sur l'appui de Ricimer. Sidoine considère son ami
comme un imprudent inconscient ; il est en tout cas le dernier à avoir pu
l'être : sa condamnation, commuée par l'empereur en déportation, clarifie
désormais les positions. Il faut choisir : collaborer avec le Barbare ou
résister.
Un deuxième événement montre que l'Auvergne, avant même d'être
attaquée, a choisi : quand, en 470, Seronatus, qui est sans doute vicaire des
Sept provinces m, prend ouvertement parti pour Euric, « exaltant les Goths
et insultant les Romains » ^ ce sont les Arvernes, écrit Sidoine, « qui, par
amour pour Rome, n'ont pas craint de livrer aux lois Seronatus qui offrait
aux Barbares nos provinces » 51. Quand Sidoine dit « les Arvernes », il s'agit
bien évidemment des délégués à l'assemblée des Sept provinces. Il faut
cependant ajouter que Seronatus pressurait les provinciaux de manière
éhontée : le patriotisme n'était donc sans doute pas la seule motivation des
Arvernes.
En tout cas désormais, Sidoine, comme les Arvernes, a choisi son camp
et se prépare à agir. La situation est devenue très grave puisque, dès 471,
il ne reste plus « que la ville des Arvernes dans le parti des Romains » 52.
Il va falloir bientôt passer à l'action.
Dès 470, Sidoine fait appel à son beau-frère Ecdicius, pour qu'il organise
la défense militaire de l'Auvergne 53. Lui-même se prépare à entrer dans le
clergé. Il l'annonce implicitement à Ecdicius, puisqu'il lui écrit : « Si l'État
n'a plus ni forces ni soldats, si (comme le bruit en court) l'empereur

47. Ep. I, 7, 7, p. 24.


48. Ep. I, 7, 5, p. 23.
49. E. Stein, Histoire du Bas-Empire, t. I, 2, Paris, 1959, p. 602, n. <580>.
50. Ep. II, 1, 3, p. 44. Voir aussi ep. V, 13, p. 194-195.
51. Ep. VII, 7, 2, p. 48.
52. Ep. VII, 5, 3, p. 42.
53. Ep. II, 1, 4, p. 44.
250 F. PRÉVÔT

Anthemius n'a plus de ressources, la noblesse est décidée, sous ta conduite,


à renoncer soit à sa patrie, soit à sa chevelure » 54.
Il n'est pas facile de reconstituer l'itinéraire spirituel de Sidoine, dont la
famille était chrétienne depuis deux générations 55. Il faudrait pouvoir être
sûr de la chronologie des lettres de Sidoine, ce qui est loin d'être le cas,
malgré tous les efforts qui ont été déployés. A. Loyen par exemple est, me
semble-t-il, trop soucieux d'établir un strict parallèle entre la prise de
conscience par Sidoine du danger wisigoth et son rapprochement avec
l'Église ; cela le conduit à dater systématiquement des années 469-470
toutes les lettres contenant une expression chrétienne comme sub ope
Christi ^ (quand elles ne contiennent pas d'indice chronologique), alors
que certains poèmes contiennent des expressions de ce genre bien avant
cette période57 et que le très religieux poème XVI, dédié à Faustus de
Riez, n'est pas postérieur à 464-465 58. Je suis personnellement tentée de
croire que Sidoine a toujours été très proche de l'Église, mais que le genre
littéraire de ses écrits ne lui donnait pas l'occasion d'en parler. Il est clair
en tout cas que son entrée dans le clergé est liée au désir de lutter contre
les Wisigoths et de continuer à œuvrer pour le service public.
Autre problème : a-t-il été clerc avant de devenir évêque ? On le croit
généralement, comme par exemple A. Loyen, en s'appuyant sur une lettre
de Sidoine au Viennois Salonius 59. Dans cette lettre Sidoine écrit que
Salonius et son frère lui sont attachés non amore solum verum etiam
professione ; il regrette leur absence de Vienne et conclut : « si bons
agriculteurs que vous soyez dans votre résidence de campagne, vous ne
fertiliserez vraiment votre propre terre que si vous cultivez, plus encore que
vous ne le faites, l'Église que vous entourez pourtant de tous vos soins ».
Comme professione a manifestement ici un sens religieux, A. Loyen en
conclut que Sidoine, Salonius et son frère sont tous les trois clercs 60. C'est
possible, mais ce n'est pas certain car le mot professione désigne chez
Sidoine tantôt la cléricature 61, tantôt la profession publique par un laïc de
sa conversion à une vie plus religieuse 62. Sidoine et ses amis pourraient
donc être ce qu'on appelle des « convertis », et non des clercs ; cela
expliquerait que Salonius et son frère puissent continuer à passer le plus
clair de leur temps sur leurs domaines, et non à Vienne même.
D'autre part, alors qu'il vient d'être élu évêque, Sidoine demande à son
collègue Fonteius de Vaison de « protéger les débuts hésitants de [son]

54. Ibid.
55. Voir l'épitaphe de son grand-père, ep. III, 12, 5, v. 13-16, p. 103.
56. Exemple : Ep. IV, 1, 2, p. 112 et 251.
57. Exemple : carmen XVII, v. 19-20, p. 127 (au plus tard en 461 : Loyen, I, p. хххн) :
Tu tamen ut venias petimus ; dabit omnia Christus,
hic mihi qui patriam fecit amore tuo.
58. Loyen, I, p. xxxiv-xxxv.
59. Ep. VII, 15, 1-2, p. 74.
60. Loyen, III, p. 194, n. 82. Contra : Anderson, op. cit., p. xliv.
61. Exemple : ep. IV, 6, 1, p. 124 et IV, 9, 5, p. 132.
62. Exemple : ep. IV, 13, 3, p. 142.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L'AUVERGNE 251

apprentissage de clerc » 63. L'épiscopat semble donc avoir été sa première


expérience de cléricature.
De toutes façons, peu importe ici. L'essentiel est que Sidoine a été élu
évêque, en 470 ou au début de 471 selon Loyen, à la fin de 469 selon
Stevens, Anderson et Martindale, ce qui me paraît moins probable 64. Or,
à plusieurs reprises, il affirme que ce fardeau lui a été imposé 6S. C'est bien
sûr un topos car, on Га vu, Sidoine était prêt à assumer la charge épiscopale
sans qu'on eût besoin de la lui imposer ; mais il n'aurait pu parler de la
sorte s'il n'avait pas été sollicité : si les Arvernes, clercs et laïcs, ont réclamé
Sidoine comme évêque, c'est qu'ils avaient conscience des difficultés qui les
attendaient et voulaient être dirigés par un homme efficace. Cette élection
est donc le signe du désir des Arvernes de s'opposer aux Wisigoths. Pour
Sidoine, c'est le moyen de s'adonner encore au service public.
Alors qu'Ecdicius organise la résistance militaire de la cité en
rassemblant « une sorte d'armée publique » avec ses ressources personnelles *,
Sidoine galvanise les esprits. Certes les Goths n'assiègent pas Clermont en
permanence : les expéditions n'ont lieu qu'à la belle saison et les
communications ne sont jamais totalement coupées. De plus, Euric
disperse ses forces en lançant des raids vers l'Espagne et la Provence. Mais
l'étau se resserre de plus en plus. Au début de 471, écrit Sidoine, « de
toutes les villes de l'Aquitaine Première, les guerres n'ont laissé que la ville
des Arvernes dans le parti des Romains »67. La situation est donc
dramatique.
Les Arvernes sont-ils unanimes dans leur résistance ? Sans doute pas :
dans l'hiver 473-474, certains cèdent au découragement et Sidoine doit faire
venir de Lyon le vieux prêtre Constantius pour apaiser les « dissensions
intérieures » et rétablir « la concorde »68. Mais, puisque la ville n'a pas
ouvert ses portes aux Barbares, nous sommes sûrs que la majorité a accepté
de résister. Comme souvent à cette époque, l'évêque joue donc un rôle
déterminant dans les choix politiques de sa cité.
La politique anti-catholique d'Euric dans les cités conquises a dû
certainement augmenter le désir de résistance des Arvernes : dans une
lettre du printemps 475, Sidoine dénonce « la duplicité avec laquelle le loup
de notre temps [...] ronge les bergeries de l'Église ». Il craint que « le roi
des Goths [...] n'ait l'intention de dresser ses embuscades moins contre les
remparts romains que contre les lois du Christ » car, dans les territoires qui
lui sont soumis, Euric interdit de remplacer les évêques défunts. Ainsi, dit
Sidoine, il n'y a plus aucune administration dans les diocèses et les

63. Ep. VI, 7, 2, p. 19 : clericalis tirocinii.


64. Loyen, I, p. xxn, n. 2. Stevens, op. cit., p. 113-114. Anderson, op. cit., p. xlii.
J. R. Martindale, Prosopography of the Later Roman Empire, t. II, Cambridge, 1980, p. 118.
65.3. Ep. V, 3, 3, p. 178 ; VI, 7, 1, p. 19 ; VII, 9, 6, p. 54.
66. Ep.
Ep. III, 3, "7, p.
67. Ep. VII, 5, 3, p. 42.
68. Ep. III, 2, 2 et 4, p. 84-85. Je ne crois pas qu'on puisse tirer argument du paragraphe
2, très rhétorique, pour supposer, comme Wolfram (op. cit., p. 199, n. 114), que le conflit
opposait les nobles au peuple.
252 F. PRÉVÔT

paroisses désertées ; il cite neuf cités privées d'évêque 69. Il est donc clair
que lutter contre Euric signifie à la fois lutter pour Rome et pour la vraie
foi, et c'est ce que Sidoine a dû montrer à ses ouailles.
On a malheureusement peu de renseignements précis sur l'attitude des
individus face à ce problème ; trois cas apparaissent cependant :
— Les résistants actifs, tels Ecdicius 70, nommé d'ailleurs magister
militum en 474 71, et Eucherius, dont Sidoine regrette qu'il ne soit pas
récompensé par l'Empire en fonction de ses mérites 72. En 471, il figurait
parmi les candidats au siège episcopal de Bourges, mais avait été écarté
d'office car il avait été marié deux fois 73. N'ayant pu œuvrer sur le plan
spirituel, il a décidé de lutter les armes à la main.
— Les fuyards : Sidoine nous en fournit un exemple quand, en 476, il
intervient en faveur d'un diacre qui a fui turbinem depraedationis
Gothicae et s'est réfugié dans la cité d'Auxerre 74.
— Les collaborateurs : c'est ainsi qu'un certain Calminius combat dans
l'armée d'Euric qui assiège Clermont. Sidoine, qui lui écrit, affirme que
c'est contre son gré 75, mais H. Wolfram en doute 7б. Il est difficile de se
prononcer.
C'est tout ce que l'on peut tirer de l'œuvre de Sidoine à ce sujet. On a
parfois dit que Victorius, qui représente le pouvoir wisigoth à Clermont
après 475, était au service d'Euric dès 471 (cf. infra), et qu'il commandait
les expéditions contre l'Auvergne т"7, dont il aurait été lui-même
originaire 78, mais ce n'est pas du tout assuré те.
On sait que la résistance des Arvernes fut vaine puisque, en 475, Iulius
Nepos reconnut les conquêtes d'Euric et lui céda l'Auvergne en échange de
la Provence. Sidoine, qui ne se doutait de rien 8°, fut cruellement déçu et
envoya une lettre virulente à l'un des négociateurs, l'évêque Graecus de
Marseille 81. « L'Auvergne s'attend au supplice », écrit-il. En fait, il n'y eut
pas de supplice et la vie reprit rapidement son cours. Une troisième période
s'ouvre alors, durant laquelle l'Auvergne continue d'affirmer sa romanité.

69. Ep. VII, p. 43-46, particulièrement § 2 et 6-9. Les cités privées d'évêque sont Bordeaux,
Périgueux, Rodez, Limoges, le Gévaudan, Eauze, Bazas, Saint-Bertrand-de-Comminges et
Auch (§ 7).
70. Ep. III, 3-8, p. 87-89.
71. Ep. V, 16, 1, p. 199 et n. 48, p. 239 .
72. Ep. III, 8, p. 97.
73. Ep. VII, 9, 18, p. 58.
74. Ep. VI, 10, 1, p. 24.
75. Ep. V, 12, p. 193.
76. H. Wolfram, op. cit., p. 201.
77. Ibid.
78. С. FouRNiER, Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le haut Moyen Âge,
Paris, 1962, p. 162.
79. Cf. infra.
80. Ep. VII, 6, p. 43-46 : Sidoine, ayant appris que l'évêque Basilius d'Aix fait partie de
l'ambassade chargée de négocier avec Euric, lui demande d'obtenir la permission d'ordonner
des évêques dans les zones qui seront abandonnées à Euric ; il n'imagine pas du tout que le
sort de l'Auvergne est en jeu.
81. Ep. VII, 7, p. 47-49.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L'AUVERGNE 253


* *

Tout d'abord, la vie reprend son cours, sans « supplice ». L'Auvergne


n'est en effet qu'une goutte d'eau au sein du royaume wisigoth et les Goths
n'y sont qu'une infime minorité. Le châtiment semble se résumer à
quelques exils et confiscations de biens. Sidoine est exilé à Livia, où il se
plaint d'être accablé par des diurna officia, dont il ne précise
malheureusement pas la nature 82. Il est alors complètement démoralisé 83. Mais très
vite, il est mis en résidence surveillée à Bordeaux et cherche à obtenir une
audience du roi pour récupérer ses biens : « Je n'ai encore rien obtenu,
écrit-il, de la succession de ma belle-mère, même pas l'usufruit du tiers, au
prix du sacrifice de la moitié de mes droits » 84.
En fait, il ne semble pas que les confiscations aient eu une grande
ampleur. En tout cas, on n'a guère de traces d'une installation de Wisigoths
en Auvergne, si ce n'est peut-être le toponyme Goudergues (commune de
Junhac, dans le Cantal) qui, d'après A. Dauzat, viendrait de Gothani-
cum85.
Il n'y eut donc certainement pas de confiscations généralisées ; très vite
les sanctions furent levées et le processus de « normalisation » accéléré. La
guerre avait repris dès 476 entre Wisigoths et Burgondes et Euric ne tenait
pas à ce que les Arvernes ouvrissent leurs portes aux Burgondes. Sidoine,
après avoir écrit un poème de 59 vers en l'honneur d'Euric ^ obtint donc
son retour à Clermont et fut bientôt utilisé par le roi pour négocier la paix
avec les Burgondes 87.
À Clermont, tout est calme. Le pouvoir wisigoth y est représenté par le
Romain Victorius, qui réside à Clermont. Sidoine l'appelle comte œ, tandis
que d'après Grégoire de Tours il était duc et gouvernait sept cités 89. Or
l'Aquitaine Première en compte huit. On considère en général, comme
Stevens, Martindale et Wolfram90, qu'il était déjà « duc de sept cités »
avant la chute de Clermont et que la cité arverne fut ajoutée à son territoire
sans qu'on ait songé à modifier son titre. Ceci appelle deux remarques :
— Il est certes possible que Victorius ait été au service d'Euric dès
470/471, mais ce n'est pas absolument certain car la chronologie donnée
par Grégoire à son sujet est extrêmement confuse : il prétend en effet que

82. Ep. VIII, 3, 1, p. 86.


83. Ep. IX, 3, 3-4, p. 135-136.
84. Ep. VIII, 9, 2, p. 103 : vel in usum tertiae sub pretio medietatis.
85. A. Dauzat, « Noms des domaines gallo-romains en Auvergne et Velay », dans
Zeitschrift fur Ortsnamenforschung, t. 8 (1932), p. 209 et 9 (1933), p. 113, n° 666.
86. Ep. VIII, 9, 5, p. 104-106.
87. Ep. IX, 5, 1-2, p. 140 : Sidoine évoque les négociations de paix (pads... pactionem)
engagées entre les deux royaumes et demande à son correspondant de prier le Christ « qu'il
daigne assurer le succès de nos entreprises » (ut dignatus prosperare quae gerimus).
88. Ep. VII, 17, 1-2, p. 76.
89. HF, II, 20, p. 65-66 ; VP, 3, p. 223. Voir aussi Glor. Mart., 44, p. 68 ; Glor. Conf. 32,
p. 318.
90. Stevens, op. cit., p. 178, n. 6 ; J. R. Martindale, op. cit., p. 1162-1164 : Victorius 4 ;
H. Wolfram, op. cit., p. 201.
254 F. PRÉVÔT

Victoriu9 fut préposé au gouvernement de sept cités pendant la 14e année


du règne d'Euric (c'est-à-dire 481-482), qu'il resta neuf ans en Auvergne et
mourut quatre ans avant le roi, donc en 480 ! Tout cela est parfaitement
contradictoire. Mais on a montré depuis longtemps que la source principale
de la confusion de Grégoire vient de ce qu'il attribue à Euric un règne de
27 ans, au lieu de 17 ou 18. Son discours redevient donc cohérent si l'on
corrige 14e année en 4e année et si, en même temps, on suppose que les
neuf ans concernent la durée totale de son activité au service d'Euric et non
la durée de son séjour en Auvergne. Victorius aurait donc été préposé au
gouvernement de sept cités la 4e année du règne d'Euric, en 470-471, et
aurait gardé son commandement pendant neuf ans, jusqu'en 479/480.
Reste que la seule source contemporaine, c'est-à-dire Sidoine, ne nous parle
de Victorius qu'après 475, et avec uniquement le titre de comte.
— D'autre part, quelles cités dirigeait Victorius ? S'il était effectivement
au service d'Euric avant la prise de Clermont, il ne peut s'agir que des sept
cités d'Aquitaine Première déjà tombées aux mains des Wisigoths. Il faut
cependant noter que Bourges était encore libre en 470-471, puisque Sidoine
put s'y rendre pour procéder au choix d'un nouvel évêque 91. Lors de sa
nomination Victorius n'aurait donc pas eu autorité sur sept cités, mais au
maximum sur six. Et qu'advint-il après la prise de Clermont ? Est-il
possible qu'on l'ait appelé duc de sept cités, s'il en gouvernait huit ? Cela
me paraît peu crédible. Et pourquoi aurait-il résidé à Clermont et non à
Bourges, métropole provinciale ?
La version de Grégoire pèche donc de tous côtés. Si l'on veut absolument
en retenir quelque chose, si l'on pense, comme Grégoire l'affirme, que
Victorius avait autorité sur sept cités et non sur la seule Auvergne, il faut
alors supposer, à mon avis, que ce fut après 475 et qu'il s'agit des cités
d'Aquitaine Première sauf Bourges : à la limite nord du royaume, Bourges
pourrait en effet avoir fait partie d'une autre circonscription militaire
englobant les pays de la Loire ; tandis que, depuis Clermont, Victorius
aurait supervisé la défense du Massif Central face aux Burgondes. Mais on
a vu à quel point toutes ces hypothèses sont aléatoires.
Rien ne prouve non plus que Victorius ait été arverne ^ et encore moins
qu'il ait été apparenté à Sidoine 93 ; il existe certes au IXe siècle un castrum
Victoriacum aux abords immédiats de Brioude ** mais, comme il n'est pas
attesté avant cette date95, il serait hasardeux de le rattacher au comte
Victorius, d'autant que ce nom est très banal.

91. Ep. VII, 6, 9, p. 43-46.


92. Contra, G. Fournier, op. cit., p. 162-163.
93. Contra, H. Wolfram, op. cit., p. 202 et 449, n. 117.
94. Cartulaire de Saint-Julien de Brioude, éd. H. Doniol, Clermont, 1863, n° 252 et 339.
95. Rien n'indique en effet que le castrum Victoriacum cité par Grégoire de Tours (HF, III,
14, p. 111) soit en Auvrergne : le contexte pousse au contraire à le situer dans Test, à
Vitry-le-Brûlé (Marne) d'après Krusch. La localisation de l'atelier monétaire mérovingien
Victoriacum dans la région de Brioude est tout aussi incertaine. Sur les pièces marquées
Victoriacum, voir P. Olivier, « Études de numismatique régionale. Les monnaies de
Brioude », dans Almanach de Brioude, t. 8 (1927), p. 29-68.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L' AUVERGNE 255

L'essentiel pour notre propos est que Sidoine présente Victorius comme
un bon catholique, qui prit à sa charge les funérailles de l'abbé Abraham 9б.
D'après Grégoire de Tours, il fit construire des « cryptes » à Clermont, une
nouvelle basilique sur le tombeau de saint Julien à Brioude et une basilique
dédiée à saint Laurent et saint Germain à Liziniat (Saint-Germain-
Lembron) 97. On ne voit donc aucune trace de fanatisme arien
anticatholique. Euric a lutté contre la hiérarchie catholique quand elle
s'opposait à ses conquêtes mais, une fois son pouvoir bien établi, il laisse
le clergé accomplir sa tache et les fidèles fréquenter les lieux saints.
Pour toutes ces raisons, Sidoine et les Arvernes acceptent le pouvoir
gothique. Mais ils l'acceptent sans se renier, au contraire. Sidoine, comme
beaucoup d'autres nobles, a compris que l'essentiel dépasse les vicissitudes
politiques. C'est pourquoi il ne critique pas ses amis qui collaborent avec
Euric 9e. L'essentiel, c'est bien sûr la vraie vie après la mort ", mais aussi,
sur cette terre, la survie de la culture romaine 10°. C'est pourquoi Sidoine
s'attelle à la publication de sa correspondance, dont le t. I était paru dès
469. Si l'on suit la chronologie proposée par A. Loyen 101, un recueil
regroupant les 7 premiers livres est publié en 477, le t. VIII en 479 et le
t. IX en 482.
Grâce à ce travail, Sidoine a complètement surmonté la crise morale qui
l'avait abattu durant son exil. Il a conscience que ses lettres aideront à
préserver la langue, la culture et les valeurs romaines et n'hésite pas à
publier ses lettres anti-barbares, en particulier celle où il attaquait
violemment Euric et les négociateurs de la paix de 475 car, écrit-il à
Constantius, « je ne tolérerai jamais la servilité de l'esprit » 102. Les deux
derniers volumes ont pu être révisés dans le calme et contiennent beaucoup
plus de réminiscences de Pline et de Symmaque que les deux
précédents 103, ce qui était considéré comme le comble du raffinement.
Euric a laissé faire cette publication : peut-être parce qu'il prenait
Sidoine au pied de la lettre et considérait ses écrits comme un bavardage
sans importance, mais surtout parce qu'il avait bien vu que l'œuvre de
Sidoine contribuerait à propager la renommée de la puissance wisigothique.
Le calme règne, mais l'Auvergne garde un esprit frondeur, comme en
témoignent, semble-t-il, deux événements rapportés par Grégoire de Tours.
Le premier est l'affaire Eucherius/Victorius : d'après Grégoire, le duc
Victorius fit emprisonner Eucherius, puis il le fit sortir de nuit, le fit
attacher contre un mur et fit abattre le mur sur lui104. Sans doute voulait-il

96. Ep. VII, 17, 1, p. 76.


97. HF, II, 20, p. 65-66.
98. Exemples : Léon (ep. VIII, 3, p. 86-88) et Lampridius (ep. VIII, 9, p. 103-107).
99. Ep. VIII, 4, 3, p. 90 ; IX, 3, 4, p. 136.
100. Ep. VIII, 2, p. 84-85 : félicitations au professeur Iohannes.
101. Loyen, II, p. xxiv et xlix.
102. Ep. VII, 18, 3, p. 80.
103. Stevens, op. cit., p. 174.
104. HF, II, 20, p. 66.
256 F. PRÉVÔT

maquiller son crime en accident. Grégoire ne dit par pourquoi Eucheriu9


avait été arrêté mais, vu la part active qu'il avait prise à la résistance de
Clermont, on peut penser qu'il complotait contre les Goths. Par la suite,
toujours d'après Grégoire, Victorius se rendit odieux par ses débauches et
préféra s'enfuir avant d'être assassiné par les Arvernes, entraînant avec lui
le fils de Sidoine 105. Grégoire ajoute que Victorius fut lapidé à Rome
quatre ans avant la mort d'Euric, donc vers 480 ; il aurait donc fui
Clermont vers 479.
Les Arvernes s'agitaient-ils seulement contre un petit tyran aux mœurs
dissolues, ou contre le représentant du pouvoir des Goths ? La suite des
événements me fait pencher pour la deuxième hypothèses.
En effet, il semble bien qu'après la mort d'Euric en 484, l'agitation ait
repris en Auvergne. C'est du moins ainsi que l'on peut interpréter la fin de
l'épiscopat de Sidoine telle que la rapporte Grégoire de Tours 106. D'après
lui, deux prêtres s'insurgèrent contre Sidoine, lui enlevèrent
l'administration des biens de l'Église et lui infligèrent les pires affronts. Puis, ils
auraient manigancé de renverser l'évêque pour prendre sa place, mais
Dieu, dit Grégoire, déjoua leur projet : le matin du jour qu'ils avaient
choisi pour accomplir leur forfait, le plus acharné des deux, « étant entré
dans son privé pour tacher d'y soulager son ventre, y rendit l'âme ». Et
Grégoire de faire un long rapprochement avec Arius qui était mort,
disait-on, de la même façon. Sidoine fut alors rétabli dans tous ses pouvoirs
mais mourut peu après. Or, avant de mourir, il aurait prédit qu'un certain
Aprunculus lui succéderait. Comme personne ne connaissait cet Aprun-
culus, on crut qu'il délirait. Le dimanche suivant, le deuxième « méchant
prêtre » voulut s'imposer comme évêque, mais il fut démasqué et
« épouvanté... rendit l'âme » sur le champ.
Comment interpréter ce récit, envahir par la puissance irrésistible des
interventions divines ? Les deux prêtres ne sont-ils que deux ambitieux,
impatients de se débarrasser d'un évêque gâteux? La suite du récit de
Grégoire peut nous mettre sur la voie : « Pendant ce temps, écrit-il, tandis
que la terreur des Francs (c'est-à-dire le fracas de leurs armes) se
propageait dans ces pays et que tous souhaitaient d'un désir passionné les
voir régner, saint Aprunculus, évêque de la cité des Langres, commença
à devenir suspect auprès des Burgondes ». Ayant été prévenu qu'on
allait l'assassiner, il s'enfuit et arrive à Clermont où il est aussitôt élu
évêque.
Ainsi, en attirant notre attention sur l'expansion franque, Grégoire nous
fournit, non seulement un indice chronologique, malheureusement peu
précis (486 ?), mais aussi peut-être la clef de l'affaire : l'accueil réservé à
Aprunculus n'est-il pas le signe que la majorité du clergé arverne partage
ses sentiments à l'égard des Francs ? Dans ce cas, les deux prêtres
comploteurs seraient donc, inversement, les chefs de file d'un parti

105. Ibid. La fuite du fils de Sidoine, Apollinaris, est signalée dans Glor. Mart., 44, p. 68.
106. HF, II, 23, p. 68-69.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L AUVERGNE 257

pro- Wisigoths minoritaire et Ton comprend alors mieux que l'un d'eux ait
connu la même fin honteuse qu'Anus !
Je ne prétends pas que les Wisigoths n'avaient pas de partisans en
Auvergne, mais qu'ils étaient, à cette époque, minoritaires. Pour les
Arvernes, les Wisigoths ne sont que des Barbares.
L'épitaphe de Sidoine rend bien compte de l'état d'esprit des Arvernes
en cette fin du Ve siècle. On a souvent douté de l'authenticité de ce poème
funéraire qui, jusqu'en 1991, n'était connu que par une annotation en
marge d'un manuscrit du xe/xie siècle des œuvres de Sidoine 107. On lui
reprochait en particulier la datation finale, Zenone imperatore, peu crédible
au Ve siècle et sans doute, disait-on, tirée de Gennade loe. Comme il est
composé d'excellents hendécasyllabes phaléciens, on l'attribuait en général
à l'époque carolingienne 109. Quelques auteurs cependant, et non des
moindres puisqu'il s'agit d'Ed. Le Blant, L. Duchesne, E. Diehl et, plus
récemment M. Heinzelman, estimaient ce texte contemporain de la mort de
Sidoine n0. La découverte à Clermont, en juillet 1991, d'une partie de cette
épitaphe vient de leur donner raison : l'écriture convient en effet
parfaitement à la fin du Ve siècle 1U.
En voici le texte, d'après С Lutjohann, dernier éditeur à avoir consulté
le manuscrit 112. Les lettres qui ne sont pas en italiques sont celles qui sont
visibles sur les fragments retrouvés.

Sanctis contiguus sacroque patři, 12 Et post talia dona Gratiarum,


vivit sic mentis Apollinaris sumni pontificis sedens cathedram,
i/Zustris titulis, potens honore, mundanos soboli refudit actus.
4 rector militie forique index, Quisque hic cum lacrimis Deum rogabis
mundi inter tumidas quietus undas, 16 dextrum funde preces super sepulcrum :
causarum moderans subinde motus, nulli incognitus et legendus orbi,
leges barbarivo dédit furori. Ulic Sidonius tibi invocetur.
8 Discordaretiôus inter arma regnis
pacem consilio reduxit amplo. XII k(a)l( endos) septembris Zenone
Haec inter tamen et philosophando,
scripsit perpetuis habenda seclis. imperatore.

107. Ms. Madrid, Bibl. пас. 9948 (Ее 102) et non F 150 donné par Loyen, op. cit., I,
p. xxxvi, n. 1.
108. Gennadiue, 92, éd. G. Herding, Teubner, 1879, p. 109 : Floruit ea tempestate, qua
Leo et Zeno Romanis imperabant.
109. Par exemple : Pagious, dans Baronius, Annales, 8, 1741, p. 476 ; Mommsen, MGH,
AA, VIII, 1887, p. xliv ; Stevens, op. cit., p. 166, n. 2 et p. 211 ; Anderson, op. cit.,
p. xxxix, n. 1 ; Martindale, op. cit., p. 118.
110. Ed Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au VIIIe siècle. II,
Paris, 1865, n° 562 ; L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, II, Parie, 1910,
p. 34-35 ; E. Diehl, Inscriptiones Latinae Christianae Veteres, n° 1067 ; M. Heinzelman,
Bischofsherrschaft in Gallien, 1976, p. 63.
111. Cf. F. Prévôt, « Deux fragments de l'épitaphe de Sidoine Apollinaire découverte à
Clermont-Ferrand », Revue de l'Antiquité tardive, I, 1993, p. 233-229 : cette étude reprend,
en laCongrès
Xe développant,
international
une communication
d'épigraphie faite
grecque
par etF. latine
Prévôtdeet Nîmes.
F. Malacher en octobre 1992 au
112. C. Lutjohann, MGH, AA, VIII, 1887, p. vi.
258 F. PRÉVÔT

V. 1-2 : Tout près des saints et d'un Père vénéré, ainsi vit, grâce à ses mérites,
Apolllinaire.
V. 3-9 : « Illustre » par ses titres, puissant par l'honneur (qu'il géra), chef de la force
publique, juge au forum, calme au milieu des flots menaçants de ce monde, maîtrisant
d'emblée les tempêtes des procès, il a donné des lois à la fureur barbare. Aux royaumes qui
s'affrontaient par les armes, il ramena la paix par la sagesse de ses conseils.
V. 10-14 : En même temps, cependant, cultivant la philosophie, il écrivit des ouvrages
dignes de se perpétuer dans les siècles ; puis, après de tels dons reçus des Grâces, siégeant sur
la chaire du pontife suprême, il se déchargea des affaires du monde sur sa postérité.
V. 15-18 : Qui que tu sois, quand tu viendras ici en larmes implorer Dieu, répands tes
prières sur ce sépulcre propice : que Sidoine, là-haut, lui que personne n'ignore et qui est
digne d'être lu du monde entier, soit invoqué pour toi.
Le 12 des kalendes de septembre, sous le règne de Zenon.
(Traduction F. Prévôt).

Il n'est pas question de faire ici un commentaire détaillé de ce poème 113,


mais simplement de noter tout ce qu'il peut apporter à notre propos.
Certes, le début du texte nous montre que Sidoine a été considéré
comme saint dès le lendemain de sa mort, même si son culte n'est pas
attesté avant le VIe siècle 114 : il est en effet « tout près des saints » (sanctis
contiguus), à la fois parce qu'il est inhumé ad sanctos 115 et parce qu'il
séjourne au milieu d'eux dans la gloire de Dieu, comme l'indique le présent
vivit sic meritis. C'est d'ailleurs pourquoi les vivants peuvent invoquer
Sidoine, comme le leur suggère le dernier vers, car il est bien placé, « là-
haut » (Ulic), pour intervenir en leur faveur.
Mais les « mérites » que le texte énumère ensuite en faveur de Sidoine
n'ont apparemment rien de chrétien. Ainsi, alors qu'il a été évêque pendant
plus de dix ans, son pontificat n'apparaît qu'au vers 13, et de manière très
rapide. Cest que Yelogium est consacré à l'activité civile de Sidoine tout au
long de sa vie, aussi bien avant que pendant son épiscopat. En effet, si le
poème suit grosso modo la chronologie — d'où la mention tardive de
l'épiscopat — il n'en est pas du tout esclave, car il est en fait construit par
thèmes :
— L'épitaphe présente d'abord un brillant homme politique, un
sénateur de rang illustris, dont la carrière est évoquée en termes voilés car
poétiques aux vers 3-4. Les expressions potens honore, rector militie forique
index renvoient probablement toutes les trois au sommet de la carrière de
Sidoine, sa préfecture urbaine de 468 dont il fut si fier.
— Ensuite, l'auteur dresse le portrait d'un sage, qui reste maître de lui
en toutes circonstances, capable de dominer le tumulte du siècle pour faire
triompher la justice et la paix. Ainsi, les vers 5-7 évoquent son activité

113. Cf. F. Prévôt, op. cit., n. 111.


114. Sidoine figure au Martyrologe hiéronymien le 23 août.
115. Sans doute dans l'église Saint-Saturnin où il reposait au Xe siècle (Libellas de ecclesiis
claromontanis, éd. W. Levison, MGH, SRM, t. VII, Berlin, 1925, p. 462). Le pluriel
(sanctis) est d'usage dans l'épigraphie ad sanctos chaque fois que le nom du saint n'est pas
précisé, ce qui est d'ailleurs le cas le plus fréquent : cf. Y. Duval, Auprès des saints corps
et âme. L'inhumation « ad sanctos » dans la chrétienté d'Orient et d'Occident du IIIe au
VIIIe siècle, Paris, 1988, p. 134-135 et 138.
SIDOINE APOLLINAIRE ET L'AUVERGNE 259

judiciaire, tant comme préfet de la Ville que sans doute déjà comme
évêque, puisque les « tempêtes des procès » (causarum motus) se déchaînent
dans un monde en proie à la « fureur barbare » (barbarico furori), ce qui
évoque davantage l'Auvergne sous domination wisigothique que Rome en
468.
Puis les vers 7-9 glorifient son action face aux barbares : non pas au
moment de la résistance de Clermont, mais après 475, à l'époque où
Sidoine fréquentait le comte Victorius, « [son] patron, selon la loi du siècle,
mais [son] fils selon la loi de l'Église » 116, et où il participait aux
négociations de paix entre Wisigoths et Burgondes 117.
— Enfin, l'auteur célèbre en Sidoine un homme de lettres. C'est pour
lui la qualité essentielle du défunt, qu'il expose avec emphase aux vers
10-12.
C'est encore cette réputation de l'homme de lettres qui anime les
derniers vers de l'épitaphe où l'auteur invite le visiteur à prier Dieu sur le
tombeau de Sidoine, pour bénéficier de son intercession. Si Sidoine peut
être invoqué c'est, implicitement, parce qu'il est « tout près des saints »
(vers 1) mais, explicitement, parce qu'il a écrit des ouvrages dignes de
l'immortalité ! Pourtant, son œuvre est presque totalement profane et
lui-même s'avouait incapable de traiter de sujets religieux 118. Ainsi,
Sidoine avait beau affirmer « qu'après la mort, ce ne sont pas nos petits
ouvrages, mais nos œuvres, qui seront mises dans la balance » 119, le thème
païen de la survie par la gloire littéraire restait profondément ancré dans les
mentalités.
Tout en présentant le défunt comme un saint, l'épitaphe de Sidoine ne
mentionne donc aucune qualité spécifiquement chrétienne ; elle ne parle
même pas de sa charité à l'égard des pauvres, charité qui est pourtant
attestée par une lettre de Claudien Mamert 120 et qui fut glorifiée plus tard
par Grégoire de Tours 121.
Ce genre de texte, à tonalité chrétienne réduite, convient très bien au
Ve siècle et nous éclaire sur l'état d'esprit des Arvernes en cette fin de
siècle : c'est un véritable manifeste de romanité. En reléguant tout à la fin
la mention de l'épiscopat, elle ne présente pas au lecteur un homme
d'Église, mais un homme politique, dont elle retrace en termes voilés la
carrière, un homme de lettres, un sage. Bref, un Romain, le Romain par
excellence, que son destin universel élève au-dessus des vicissitudes
politiques, défenseur de la civilisation, de la justice et de la paix, face à la
barbarie, l'anarchie et la guerre.
Françoise Prévôt
Université de Paris- Val-de-Marne

116. Ep. VII, 17, 1, p. 76 : iure saeculari patronům, iure ecclesistico filium.
117. Voir supra, n. 87.
118. Ep. IV, 17, 3, p. 150 et IX, 2, p. 132-133.
119. Ep. VIII, 4, 3, p. 90 : non opuscula sed opera pensenda.
120. Sidoine, Ep. IV, 2, 3, p. 115.
121. HF, II, 22, p. 67-68.

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