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LOI ET LIBERTE

Le rapport entre la loi et la liberté vous est déjà bien connu dans le sens où nous manipulons ces concepts depuis le
début du cours. Les cours de philosophie vous ont appris que l’on n’est pas pleinement libre ni pleinement
déterminé. En fait, nous sommes à la fois libres (capable d’un libre arbitre) et même temps soumis à différentes lois
(déterminantes comme celles de Newton ou morales). Ce rapport a suscité de nombreux débats aboutissant à des
théories ou des systèmes moraux bien repérés sous des noms que vous allez vite reconnaître. . ces systèmes moraux
avaient pour but d’aider la conscience à sortir de sa perplexité lorsqu’elle faisait à la fois l’expérience de sa liberté et
des lois qu’elles reconnaissaient comme importantes et qui s’opposaient parfois aux élans de la liberté. Comment
pouvait-on faire pour y voir clair entre loi et liberté ?
Le laxisme, le rigorisme, le tutiorisme, le probabilisme, l’équiprobabilisme sont ces systèmes mis en place pour
répondre à cette question que nous rencontrons très souvent. Ils ont été développé dans un contexte de casuistique,
d’études de cas. Mais il existe aujourd’hui d’autres pistes pour réfléchir le poids et les limites de l’obligation de la
loi morale.

A. LA CASUISTIQUE

1. Laxisme
Le laxisme est la théorie morale qui dit que s’il existe le plus petit argument en faveur de la liberté alors il est licite
de suivre la liberté contre la loi. Dès que pour le sujet, la loi n’est pas absolument certaine (sous peine de péché
mortel en cas de transgression), qu’il existe un doute si infime soit-il et même peu probable, alors il est possible de
dire qu’on est libre à l’égard de la loi. Le laxisme a beaucoup d’affinité avec le subjectivisme. On risque de perdre
l’objectivité de la loi morale.
D’une manière dégradée et plus commune, une personne laxiste est une personne qui déclare permise ce qui est
défendue ou encore qui a un rapport avec la loi morale extrêmement lâche.

2. Le rigorisme ou tutiorisme absolu


Il s’agit du système inverse au laxisme. Ici il faut toujours trancher en faveur de la loi, même si son existence paraît
douteuse. Autrement dit, il s’agit d’aller au plus sûr (sens de tutiorisme). Dans ce système, on choisit la sécurité,
l’obéissance à la loi. Ainsi aller à la messe alors qu’on est malade. Le plus probable est de garder la chambre pour se
soigner. Le rigoriste n’admettra pas d’exception pour lui-même ou pour les autres et ira à la messe, parce que c’est
cela qui est le plus sûr.

Laxisme et rigorisme n’ont jamais eu les faveurs des moralistes avertis.

3. Probabilisme
Dans ce système, il suffit qu’il y ait une certaine probabilité en faveur de la liberté alors que la loi ne semble pas très
connue ou pas très affirmée pour admettre la possibilité de choisir l’autre chemin. Ici, c’est la conscience qui décide
en faveur après une réflexion sérieuse.
Le fondateur de ce type de raisonnement peut-être Barthélémy de Medina (+ 1580) : « si une opinion est probable, il
est permis de la suivre, bien que l’opinion opposée soit plus probable ». Par opinions probable, il entendait une «
opinion solidement fondée, soit sur des argument, soit sur une autorité telle qu l’on puisse la mettre en pratique sans
craindre de péché » (14) .

4. Probabiliorisme
Comme son nom l’indique, il s’agit dans ce système de choisir non pas une solution probable mais la plus probable.
On doit toujours appliquer la loi sauf si ce qui plaide en la faveur de la liberté est plus probable que la loi.
5. Equiprobabilisme
Entre les probabilistes qui donnent la priorité à la liberté et les probabilioristes qui donnent la priorité à la loi, St
Alphonse de Ligori, qui mit au point ce système, propose de se tenir dans le juste milieu. Entre la loi et la liberté, il
convient de déterminer lequel des deux « possède » (qui bénéficie de l’a priori favorable) ; il revient à l’autre partie
de faire la preuve et d’apporter sinon une certitude du moins une probabilité sérieuse en sa faveur. Ce qui suppose un
gros travail de réflexion et de savoir peser le poids relatif de chacun des éléments en présence.
Ainsi s’exprime Alphonse de Liguori (15):

1. « Si l’opinion qui est en faveur de la loi semble certainement plus probable, nous sommes absolument obligés de
la suivre et nous ne pouvons suivre l’opinion opposée qui est en faveur de la liberté »

2. « Si l’opinion qui est en faveur de la liberté est seulement probable ou également probable que celle qui est en
faveur de la loi, nous ne pouvons pas la suivre, du seul fait qu’elle est probable »

3. Si deux opinions équiprobables sont en concurrence… l’opinion qui est en faveur de la liberté, jouissant d’une
probabilité égale à celle dont jouit l’opinion opposée en faveur de la oi, soulève un doute sur l’existence de la loi qui
défend cette action, la loi ne peut alors être dite suffisamment promulguée : si elle n’est pas promulguée, elle ne peut
obliger. Une loi incertaine ne peut imposer une obligation certaine ».

Louis Vereecke, après une analyse serrée de ce système met au jour « les trois valeurs que saint Alphonse met en
vedette dans son système moral ; sans que la formulation systématique soit toujours bien nette :

« Comment interpréter ces trois affirmations ?


La première proposition met en lumière le primat de la vérité. Avant d'agir l'homme est tenu de la rechercher; s'il ne
peut atteindre la certitude absolue, il doit essayer de s'en rapprocher le plus possible. L'opinion la plus probable est
celle qui donne le plus de garantie dans son orientation vers la vérité. Si l'existence d'une loi se présente à nous avec
le plus de probabilité, nous ne pouvons l'esquiver, sous peine de manquer à la vérité. Cette loi s'impose à notre
conscience.
Le probable est il une règle suffisante de notre agir ? Alphonse répond à cette question par la deuxième affirmation.
Depuis que Barthélemy de Médina a proposé sa notion de probabilité, celle ci a perdu de sa netteté, elle s'est diluée
en une multitude de degrés, si bien que le probable sans adjectif n'a plus de sens précis. Une opinion peu probable
est elle encore probable ? Sur les traces de nombreux théologiens, Alphonse refuse un probabilisme purement
extrinsèque, basé sur les affirmations d'auteurs plus ou moins renommés. Il demande que le probable soit intériorisé
par la conscience personnelle et qu'il exprime la conviction intime. A ce titre seulement il peut servir de règle à notre
conduite.
Lorsque deux opinions également probables s'opposent, Alphonse en conclut que ces deux opinions sont douteuses,
par conséquent la loi ne s'impose pas, n'étant, pour ainsi dire, pas promulguée à ma conscience. En ce cas, je
conserve ma liberté donnée par Dieu. » (16)

Ce qui est encore commenté par le même auteur :


« Le primat de la vérité : l’homme doit toujours agir selon la vérité, ou du moins selon ce qui lui paraît le plus
proche de la vérité.
Le primat de la conscience : l’homme doit agir non selon des normes externes, mais il doit intérioriser les solutions
à donner aux problèmes posés par son agir moral. Il faut que sa conscience décide de la bonté de son activité.
Le primat de la liberté. L’homme est libre de faire le bien spontanément selon ce qu’il considère juste et honnête.
Cette liberté ne sera bridée, que si une loi particulière de Dieu, intériorisée elle aussi, ne lui montre qu’il doit
certainement et en conscience agir de telle ou telle façon » (17).
B. Emmanuel KANT : PAR DEVOIR OU PAR INCLINATION ?

Dans « Fondements de la métaphysique des mœurs », Emmanuel Kant cherche à établir des critères fiables pour
conduire sa vie mais aussi qui puissent servir à toute la société.
Par souci d’efficacité, il élabore une « philosophie morale pure qui serait complètement expurgée de tout ce qui ne
peut être qu’empirique et qui appartient à l’anthropologie » (18). Pour que la loi soit efficace, il faut que le
commandement relève d’une « absolue nécessité » et à ce titre il ne doit pas être cherché « dans la nature (19) de
l’homme ni dans les circonstances où il est placé en ce monde mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure
». L’intérêt d’une philosophie morale pure est de pouvoir fournir des lois a priori ! Ces lois il est possible de les bâtir
à l’aide de la seule raison et par là d’obtenir un système universel car il n’y a « qu’une seule et même raison qui ne
doit souffrir de distinction que dans ses applications » pratiques. Cela conduit Kant à trois propositions (20) :
Dans cette logique, il faut alors agir seulement et uniquement en conformité à la loi morale et non pour l’intérêt que
l’on peut y trouver. Il se peut bien que l’on veuille préserver sa vie par inclination mais il convient surtout de le faire
par devoir.
Et l’on agit non pas en fonction de la fin que l’on veut poursuivre en fonction du principe rationnellement élaboré
sans égards aux circonstances et qui à ce titre ne souffre d’aucune exception.
Enfin, le devoir est compris comme étant la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Fut-ce « au
préjudice de toutes les inclinations » (21).

C’est en tenant compte rigoureusement de ce système qu’en définitive Emmanuel Kant estime qu’un acte posé dans
ce cadre pourra être moral. Vient alors l’établissent de ses fameux impératifs catégorique et pratique :

L’impératif catégorique :
Il n'y a donc qu'un seul impératif catégorique, et c'est celui-ci : Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu
peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. (p. 94).

L’impératif pratique :
L'impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. (p.
105).

Il s’agit d’impératifs rationnellement établis, de manière pure et à cet égard nous n’avons pas de possibilité de nous
y soustraire (selon Kant).
Le principe d’universalisation est intéressant car il n’est pas sans rappeler la règle d’or (22) que l’on trouve dans
l’évangile ou chez Hillel. Sous sa forme positive : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour
vous, faites-le de même pour eux » ou sous sa forme négative : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais
qu’il te soit fait à toi-même ». Cette deuxième formulation honore plus l’impératif pratique où ici le prochain est mis
en valeur par rapport au principe de l’universalisation. Chacun des impératifs honore une des dimensions de la règle
d’or.

Au fond, ces deux principes qu'établit KANT, selon sa méthode, sont toujours d'actualité. Une philosophie morale
qui ne voudrait pas prendre en compte le principe d'universalisation serait de toute façon vouée à l'échec puisqu'elle
ne serait pas pour tout le monde.
Une philosophie morale, politique ou économique qui refuserait de prendre en considération la dignité inhérente à
tout être humain (toujours pour une fin) risquerait assez vite de légitimer un capitalisme outrancier où les personnes
ne seraient considérées que comme des "moyens de production" interchangeables. Mais elle risquerait tout au temps
de légitimer des idéologies totalitaires dont on sait les millions de morts que le XX° siècle leur doit tant dans
l'espace communiste que fasciste.
La grande critique, cependant que serait faite à Kant porte justement sur sa méthode. Est-il réellement possible
d'avoir une morale "pure", sans aucune influence de l'anthropologie ? Il est impossible au meilleur philosophe qui
soit de s'extraire de sa condition humaine pour prendre les choses de plus haut.
C'est pourquoi, on trouvera au XIX° et XX° siècles différents efforts pour tenir compte du poids du réel. Cela aura
pour conséquences de modifier légèrement l'approche kantienne mais parfois de la remttre radicalement en cause.

Il reste que la fécondité de Kant a été déterminante et que tout philosophe moral se doit de prendre position par
rapport à lui.
Un des efforts les plus remarquables de la fin du siècle dernier fut la constitution de "comités nationaux d'éthiques"
sur des questions médicales liées à la vie et la mort en particulier. Partout on retrouvera les principes de Kant à
l'oeuvre comme critères de discernement. Mais à côté d'eux, d'autres sont venus se joindre pour tenir compte du
poids du réel. La morale, quoi qu'en pense Emmanuel Kant se fait toujours en contexte sans pour autant tomber
nécessairement dans le situationnisme.

© Bruno Feillet

Bibliographie
CLAIR André , Revue d’éthique et de théologie morale, « Le Supplément », no 200, mars 1997, pp. 141-157.
DUMORTIER François-Xavier , « De la passion du droit » in Le Supplément, 1997, N° 200
KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Livre de poche, Paris, 1993.
KERVEGAN Jean-François , « Loi », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.
RICOEUR Paul, « La "règle d'or" en question », in Lectures 3, Paris, Seuil, 1994, p. 273-279.
THEVENOT Xavier, Repères éthiques pour un monde nouveau, Mulhouse, Salvator, 1991.
VEREECKE Louis , « Sens du doctorat de saint Alphonse de Liguori dans l’histoire de la théologie morale », in
Bibliotheca historica, Vol XII, Rome 1986, p. 587-588. Ou encore in Studia Moralia, 9 (1971) 25-57
VEREECKE Louis , « Saint Alphonse de Liguori dans l’histoire de la théologie morale du XVI° au XVII° siècle »,
in Alphonse de Liguori, pasteur et docteur, Coll. Théologie historique, N° 77, Ed. Beauchesne, Paris, 1987
WEIL Eric, Philosophie morale, Vrin, Paris, 1992.

Notes

1. Eric WEIL, Philosophie morale, Paris, Vrin, 1992, p. 58.


2. André CLAIR, Revue d’éthique et de théologie morale, « Le Supplément », no 200, mars 1997, p.145.
3. André CLAIR, p.147
4. André CLAIR, p. 148.
5. Cf. André CLAIR, p. 149.
6. François-Xavier DUMORTIER, « De la passion du droit » in Le Supplément, 1997, N° 200, p.177-180.
7. François-Xavier DUMORTIER, « De la passion du droit » in Le Supplément, 1997, N° 200, p. 178-179.
8. St Augustin, Les Confessions, livre XI au Chapitre XX.
9. Eric WEIL, Philosophie morale, Vrin, Paris, 1992, p. 52.
10. Désir inévitable si bien mis en scène dans le film : « Les enfants du silence » qui manifeste avec une grande
force « l’impossible fusionnel » ou encore mis en chanson par Patricia Kaas lorsqu’elle chante dans « une histoire
d’amour pas finie » que « les retrouvailles se font à la frontière ».
11. On a vu que chez Elisabeth Badinter l’interdit de l’inceste se fondait sur l’intérêt à l’échange des biens en
échange des femmes (L’un est l’autre, le livre de poche N° 6410 , p. 248-249). L’inceste de Badinter est une théorie
économique peu sérieuse. En revanche la thèse de Freud est la suivante : Après le meurtre du père (pour conquérir
les femmes entre autres choses – désir inconscient et refoulé), les descendants, pour éviter une guerre fratricide
auraient décidé de s’interdire à jamais les femmes du père et d’instituer pour la paix et la survie du clan, la règle de
l’interdit de l’inceste qui se traduit par une loi de l’exogamie ( S. Freud, Totem et tabou, petite bibliothèque Payot,
1997, p. 215-216.).
12. Voir le commentaire de Vladimir Jankélévitch, Le paradoxe de la morale, Paris, Points 203 Seuil, 1981, p. 25-34.
13. G.D., « Forum Les couleurs de la vie », in La Croix l’événement, , 8 décembre 1994, p.22.
14 . Cité par François-Xavier DUMORTIER, « De la passion du droit » in Le Supplément, 1997, N° 200, p. 561.
15. Traduction de l’affirmation du système d’Alphonse de Liguori telle qu’on la trouve dans l’édition critique du
Père Gaudé.
16. Louis VEREECKE, « Saint Alphonse de Liguori dans l’histoire de la théologie morale du XVI° au XVII° siècle
», in Alphonse de Liguori, pasteur et docteur, Coll. Théologie historique, N° 77, Ed. Beauchesne, Paris, 1987, p.
123.
17. Louis VEREECKE, « Sens du doctorat de saint Alphonse de Liguori dans l’histoire de la théologie morale », in
Bibliotheca historica, Vol XII, Rome 1986, p. 587-588. Ou encore in Studia Moralia, 9 (1971) 25-57.
18. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Livre de poche, Paris, 1993,
p. 51-52.
19. Nature (déterminée par les lois newtonienne) par opposition à l’esprit rationnel (libre).
20. Emmanuel KANT, p. 64-66.
21. Emmanuel KANT, p. 67.
22. Mt 7, 12 et Lc 6, 31.

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