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«Christianophobie» et représentations du

Christ

Par jean clair


Mis à jour le 08/12/2011 à 18h37 | Publié le 08/12/2011 à 18h08

TRIBUNE - Au lendemain de la représentation de «Golgota Picnic», l'historien de l'art,


Jean Clair, dénonce un art contemporain largement fondé sur le sarcasme et la dérision.

L'opinion développée par Fabrice Hadjadj à propos de la christianophobie laisse perplexe.


S'il faut la résumer:
- La christianophobie est légitime quand elle vient d'un non-chrétien.
- Un chrétien ne peut dénoncer la christianophobie sinon à courir le risque qu'elle se
retourne contre l'art chrétien lui-même.
- Si la christianophobie s'exprime par la figure du Crucifié, dois-je décrocher de mon mur
cette image qui représente «le supplice des malfaiteurs»?
- Si le christianisme est victime d'une phobie spéciale, c'est parce qu'il dérange jusqu'à
inquiéter. On ne peut donc éprouver de phobie devant la christianophobie car cette
dernière ratifie l'amour que l'Église porte jusqu'à ses ennemis d'aujourd'hui qui seront ses
amis de demain.
- Au demeurant, la christianophobie renforce l'Église: le pape Léon le Grand ne prêchait-
il pas au Ve siècle que «l'Église n'est pas diminuée mais agrandie par les persécutions
qu'elle subit»?
Sinon cet éloge, du moins cette défense de la christianophobie, faite au moment où les
minorités chrétiennes, de l'Égypte à l'Indonésie et de la Turquie au Kosovo, sont souvent
inquiétées et leurs lieux de culte détruits, a quelque chose de choquant. On peut
accepter le martyre sans pour autant en avoir le goût, moins encore le désirer. Le
sacrifice de l'Agneau n'est pas, parce qu'il est «mystique», reconductible dans le
massacre silencieux des fidèles. La fascination du sacrifice est plus du côté d'un Satan
qui vous pousse à vous jeter au bas de la falaise, que du côté d'un Dieu qui aime les
humains jusqu'à mourir pour eux. Passons sur ces querelles théologiques…
Je m'attarderai en revanche, en tant qu'historien d'art, sur le lien que le texte du
philosophe chrétien qu'est Hadjadj rappelle entre l'art et le sacré, entre l'image de culte
- publique - et l'image de dévotion, privée.
L'Homme-Dieu soumis au supplice vil de la Crucifixion a été au centre de ce qu'on a
appelé «la querelle des images». Byzance s'est déchirée des siècles pour savoir s'il fallait
représenter le Christ ou s'il fallait ne représenter que la Croix, emblème aniconique.
Éternel problème de l'opposition entre «présence» ou «représentation». Il semble
d'ailleurs se poser à nouveau: les églises catholiques, comme effrayées du spectacle du
supplice, se vident de leurs Crucifix et se contentent le plus souvent de deux morceaux
de bois nus, comme au temps des iconoclasmes.
Le Pantocrator et le Crucifié
Dès que l'image du Christ fut acceptée, le conflit continua entre la représentation d'une
image glorieuse, le Pantocrator, ou d'une image souffrante, le Crucifié. Or, ce n'était
pas la présence de Dieu qu'on adorait dans l'œuvre, mais c'était la présence de l'œuvre
même qui permettait de se représenter Dieu. À partir de ce moment-là, ce que nous
avons appelé «art» est apparu. De ce moment, liberté était donnée à l'artiste de
représenter l'idée qu'il se faisait, lui, de la crucifixion. L'image du Crucifié a peu à peu
submergé notre culture, devenue religion et art entremêlés - et elle est notre quotidien,
depuis la Crucifixion de Picasso, jusqu'aux petites croix d'argent glissées dans le sein
découvert de nos people télévisés.
Est-ce dire que les uns valent pour les autres? Si je m'insurge contre la grossièreté
de Golgota Picnic, jusqu'à vouloir son interdiction, «ce que j'obtiendrai au final, avance
Hadjadj, sera l'interdiction du chef-d'œuvre de Dante, La Divine Comédie». Vraiment?
Pour faire écho à un scandale récent, si je demande que le Piss Christ d'Andres Serrano
soit décroché du musée qui l'abrite, sont-ce les Christ de Rubens ou de Mantegna que je
décroche aussi? Ce serait dire que l'œuvre dite d'«art» d'un homme nommé Serrano et
autoproclamé «artiste» a même valeur que des œuvres (dont l'iconographie a été
lentement établie au cours des siècles, par des confréries, des congrégations, des
conciles, des sages, des philosophes, des saints et de simples dévots) d'une autorité,
pour les sociétés de croyants qui la contemplent, égale à l'autorité des lois établies par
nos sociétés laïques.
Le christianisme est une religion qui est née dans l'Histoire - c'est même son
«originalité» - et qui a son histoire, l'histoire des représentations qu'elle s'est faite de
Dieu. Dire qu'elle est dans l'Histoire, c'est dire qu'elle est dans le variable -variable des
valeurs - évaluation comme évolution. C'est le problème du Bien et du Mal, du Beau et
du Laid - et de leur échelle. Jusqu'à l'extrême… Le culte du Saint Sang, par exemple,
naît et se développe en un lieu, l'Europe du Nord, et en un temps, les XIVe et
XVe siècles, jusqu'à culminer, par une sorte d'excitation dionysiaque, dans la grandiose
conception d'un Bernin où le calice du sang sacré s'ouvre en un vaste océan. Quel
rapport ces réalisations visionnaires ont-elles avec un crucifix de bazar trempant dans un
verre de pisse et dont la vue m'est imposée par le musée public qui l'expose? Il me serait
interdit de m'insurger devant ce «chef-d'œuvre» de l'art contemporain, aux attendus que
sa censure menacerait toute image de la Crucifixion?
Cette «embarrassante figure d'un homme dans une position humiliante», dit M. Hadjadj
de la Crucifixion, et dont il ne sait plus «quoi faire», jusqu'à se demander si «Dieu était
christianophobe» - est bien pourtant l'image autour de laquelle a tourné la Chrétienté
tout entière.
Un naturalisme optique
Le passage historique de l'image cultuelle à l'image de piété ou de dévotion se marque
au mieux dans la vision empathique que l'homme de la fin du Moyen Âge se fait des
derniers moments du Christ, jusqu'à imaginer trois images «fixes» dans un naturalisme
optique poussé à l'extrême.
Le premier est l'Ostentatio Christi, celui de la présentation du Christ au peuple. Suivait
la Derisio: l'exhibition du Christ aux soldats, avec la scène des outrages et le tressage de
la couronne d'épines. Venait enfin, troisième terme, l'Ecce Homo proféré par Pilate, qui
découvre aux Juifs rassemblés la figure de leur Roi porteur de la couronne, d'un manteau
de pourpre et d'un roseau en guise de spectre.
Après la Crucifixion, la piété populaire inventa encore la figure de l'Homme de douleurs,
assis, prostré, ruisselant de sang et le flanc transpercé. C'est le nouvel Ecce Homo, mais
devenu l'homme de pitié, souffrant la «passion perpétuelle», qui durerait aussi
longtemps que pécheraient les hommes, jusqu'au Jugement dernier. À la vérité
simplement humaine du mot de Pilate, «Voici l'Homme», s'est ajoutée la révélation
transcendante de l'Ecce Homo du «voici Dieu», et telle que l'ostension de l'hostie en
perpétue le souvenir.
Iconographie d'une prodigieuse complexité et d'une grande richesse - qui mêle le savoir
théologique et la dévotion populaire, la rigueur des Écritures et les inventions de la
piété contemplative des croyants… Elle a nourri tout l'art, encore une fois, de Giotto à
Dürer et à Antonello de Messine, le peintre même dont Romeo Castellucci réutilise
l'image en fond de scène. Ce sont ces images qui, siècle après siècle, ont forgé la
sensibilité de ce que Focillon avait encore le droit d'appeler «l'art d'Occident».
La Derisio
De cette richesse, aujourd'hui, semble ne demeurer effectif qu'un seul registre: la
Derisio. Sarcasme - au sens propre du mot - et dérision sont devenus les deux caractères
essentiels du rapport de l'homme moderne à son semblable. Dans le pire des cas, ce sont
les caricatures grossières du Prophète d'une religion voisine, ou les extravagances de
prétendus créateurs, comme Rodrigo Garcia ou Andres Serrano.
Mais c'est aussi, sournoisement, étendu au commun des jours, diffusé dans la sensibilité
de tout homme en ce début du XXIe siècle, la dérision devenue le trait principal des
rapports humains, singulièrement dans ces exhibitions télévisées où l'on voit - effarés,
déconcertés, humiliés, confrontés aux journalistes des plateaux - comparaître des
hommes politiques, des philosophes, des écrivains… Pour un Giscard d'Estaing qui,
devant Denisot au «Grand Journal» de Canal +, se tire avec humour de cette avilissante
exhibition, combien d'autres s'en sortent humiliés… La dérision règne en France, en
attendant l'épisode à venir, qui sera aussi peu plaisant, je crains, que lorsqu'il était,
jadis, figuré par des grands peintres.
Est-ce donc faire preuve d'intégrisme, ou bien d'intégrité? que vouloir réagir à ces shows
qui sont les formes modernes de l'Ostentatio et de la Derisio? Tout s'équivaut? Tout se
vaut? Pas plus que le Beau et le Laid, le Mal n'existe pas puisqu'il nourrit le Bien - et je
dois donc l'ignorer pour laisser les christianophobes occuper le terrain, à la grâce de
Dieu?
Vous avez dit «Christianophobie» ?
C'est sur L'Enfer de Dante, justement, à propos de la nouvelle traduction de Jacqueline
Risset, qu'Edmond Jabès, en 1991, s'interrogeait sur le sens du grand poème : « Tels
l'enfer et le paradis, écrivait-il, la laideur et la beauté existent, le mal et le bien
existent.» Faut-il douter d'Edmond Jabès?
«L'Homme - Dieu soumis au supplice vil de la Crucifixion a été au centre de ce qu'on a
appelé “la querelle des images”. Byzance s'est déchirée des siècles, pour savoir s'il
fallait représenter le Christ ou s'il fallait ne représenter que la Croix, emblème
aniconique»
«C'est aussi, sournoisement, étendu au commun des jours, diffusé dans la sensibilité de
tout homme en ce début du XXIe siècle, la dérision devenue le trait principal des
rapports humains, singulièrement dans ces exhibitions télévisées où l'on voit - effarés,
déconcertés, humiliés, confrontés aux journalistes des plateaux - comparaître des
hommes politiques, des philosophes, des écrivains…»

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