LINTERET GENERAL
extrait des
«101 mots de la démocratie frangaise »
de Raphaél Hadas-Lebel
éditions Odile Jacob
‘intérét général se situe, depuis plus de deux cents ans, au coeur
de la pensée politique et juridique francaise, en tant que finalité
de action publique mais aussi comme fondement de la légiti-
mité de cette action. En effet, si 'action publique ne se préoccupe pas
de Vinsérét général, c'est sa légitimité méme qui est en jeu.
Cest au xvur' siécle seulement que l'idée de l'intérét général a sup-
planté d'autres notions comme celle de bien commun, & forte conno-
tation morale et religieuse, qui avait jusque-la constitué la fin ultime
de la vie sociale. Toutefois, des lémergence de cette notion, deux
conceptions divergentes de lintérét général se sont affrontées, Tune,
dinspiration utilitariste, ne voit dans lintérét commun que la somme
des intéréts particuliers : laissant peu de place a arbitrage de la puis-
sance publique, elle traduit méme une méfiance de principe envers
YEtat*. Une autre conception, d’essence plus volontariste, a émergé322 LES 101 MOTS DE LA DEMOCRATIE FRANGAISE
peu A peu, qui ne se satisfait pas d’uhe conjonction provisoire et aléa-
toire des intéréts économiques, parce qu'elle lestime incapable de fon-
der durablement une société, Selon cette conception, dont Jean-
Jacques Rousseau est |'éloquent porte-parole, l'intérét général exigerait
le dépassement des intéréts particuliers: ce dépassement confére &
YEtat la mission de poursuivre des fins qui simposent a Yensemble des
individus par-dela leurs intéréts particuliers.
Le débat entre ces deux conceptions, vif au xvmt sidcle, n’a pas
perdu de son actualité et illustre en réalité le clivage entre deux visions
de la démocratie* : d'un c6té une démocratic de Vindividu, qui tend &
réduire lespace public & la garantie de la coexistence pacifique des
groupes sociaux, de l'autre, une conception plus proche de la tradition
républicaine francaise, qui fait appel a la capacité des individus &
transcender leurs appartenances et leurs intéréts pour édifier une
société politique gérée en commun. Cette tradition, telle quelle
sexprime dans la législation et la jurisprudence, a clairement pris le
parti de promouvoir un intérét général allant au-dela de Varticulation
entre iniéréts particuliers.
Selon cette conception francaise de Yintérét général, qui est
devenu la clé de vote du droit public frangais, cest & la loi*, expres-
sion de la volonté générale, qu'il appartient de déterminer les fins
d'intérét général. Sur la base des normes fixées par le législateur, le
gouvernement* ainsi que l'administration* qui lui est rattachée édic-
tent les normes réglementaires, prennent les décisions individuelles,
gerent les services publics dans le respect de ces fins dintérét général.
Cette action s‘exerce sous le contréle du juge administratif, qui joue
des lors un réle central de garant de lintérét général. Cest ainsi que
Vidée d'intérét général s'est trouvée non seulement a la base des gran-
des constructions jurisprudentielles publiques (service public, ouvrage
public, domaine public), mais également au fondement de nombreuses
constructions législatives (droit de expropriation, de lurbanisme,
mais aussi de Yenvironnement et de 'aménagement du territoire) qui
prévoient Yattribution au profit de administration de prérogatives de
puissance publique. Dans son rapport annuel de 1999, publié année
de son bicentenaire, le Conseil d’Etat* s'est précisément attaché & ana-
lyser non seulement la place de l'intérét général dans sa jurisprudence,
mais aussi les composantes d'une notion dont le contenu n'a cessé
dévoluer.
Pierre angulaire de Faction publique, la notion d'intérét général
nfen est pas moins aujourd'hui sérieusement contestée, au point qu’on
a pu parler de crise de V'intérét général. Déja la théorie marxiste, qui
réservait pourtant une grande place & cette notion, reprochait a Vinté-
rét général communément admis de ne correspondre en réalité qu’
Tintérét des classes sociales ayant conquis le pouvoir au sein de Etat.
‘Mais cest surtout la pensée libérale contemporaine qui critique cette
représentation de lintérét général, entendu comme un intérét de la
société distinct de celui de ses membres, et met laccent sur les risquesIntérét général 323
politiques qu'un tel projet peut faire courir 8 Ja société civile, voire aux
libertés individuelles.
Cette orientation traduit en réalité un recul de la croyance en
Vintérét général, 8 un moment oi les progrés de la démocratie s'accom-
pagnent d'une valorisation des comportements individualistes, indui-
sant une sorte de repliement des individus sur leurs intéréts propres
et donc une désaffection a V'égard des idéaux collectifs. Tl est intéres-
sant de noter que Tocqueville, analysant ce phénoméne pourtant peu
marqué & son époque, avait déja démontré que le progrés de la démo-
cratie entraine paradoxalement un progrés des tendances individualis-
tes aux dépens des intéréts collects.
Le phénomene se trouve aujourd'hui aggravé par un affaiblisse-
ment de la légitimité de IBtat, qui ne réussit plus & susciter pleinement
Yadhésion des citoyens* et auquel on dénie le monopole, quill s'était
peut-étre attribué a tort, de la formulation du bien public. Le libéra-
lisme contemporain donne ainsi une nouvelle jeunesse a la vision uti-
litariste de Tintérét général, en conférant une place centrale &
Youverture des marchés et au principe de la libre concurrence, dont la
construction européenne a fait un des principes de son fonctionnement.
Le paradigme frangais, qui a privilégié, a la difference des pays
anglo-saxons, un intérét général allant au-dela de la somme des
intéréts particuliers, est-il pour autant dépassé ? Assurément pas. Le
concept frangais d'intérét général conserve en effet sa pertinence,
méme sil a sans doute besoin d'une certaine reformulation.
Leexpérience montre que les intéréts particuliers sont le plus sou-
vent conflictuels et que I'harmonie préétablie des intéréts, espérée par
des théoriciens comme Adam Smith, ne reléve en fait que du voeu pieux
ou de T'llusion théoricienne. Le marché peut certes constituer une
expression efficace d'un optimum économique, mais il ne peut suffire
Areprésenter tous les aspects de l'intérét général. En réalité, le moment
est Venu de sortir de Vaffrontement idéologique ancien entre les phi-
Josophies qui valorisent la société civile* et les droits individuels et
celles qui conférent un réle central aux objectifs communs définis par
Vet. Mieux vaut sorienter vers un débat plus pragmatique sur les
missions de !tat, sur les moyens de rendre son action plus efficace
et plus légitime, sur léquilibre a rechercher entre efficacité du marché
et impératifs d'intérét général.
‘L’évolution constatée au niveau de 'Union européenne* ne peut
que conforter cette approche. Les traités* communautaires imposent
eneffet lapplication stricte des regles de concurrence & tous les acteurs
économiques, y compris aux services d'intérét général ; mais en méme
temps on constate une prise en compte croissante des finalités d'intérét
général par le droit communautaire, A Yoccasion notamment de
Touverture & la concurrence de pans entiers de l'économie, dans les
domaines des télécommunications, de V'électricité et du transport.
Apris la jurisprudence communautaire et les régles de droit dérivé,
Cest le traité d'Amsterdam Iui-meéme qui, dans son article 10, confére324 LES 101 MOTS DE LA DEMOCRATIE FRANCAISE
A cette notion une légitimité quasi constitutionnelle. Parallélement, le
droit francais, éclairé par la jurisprudence du Conseil d’Etat*, admet
de plus en plus volontiers quil nexiste pas d'incompatibilité de prin-
‘cipe entre laccomplissement d'une mission de service public et le res-
pect de régles de concurrence.
Ainsi, au terme d’un rapprochement qui sffectue & partir de
points de'départ sensiblement opposés, on observe une convergence
significative entre l'approche francaise qui, partant d’une notion domi-
nante de 'intérét général, 6volue vers Pacceptation de plus en plus large
des régles de concurrence, et Yapproche communautaire qui, & partir
d'une conception utilitariste de 'intérét général concu comme une sim-
ple addition d'intéréts particuliers, tend a conférer une reconnaissance
officielle a Vidée de service d'intérét général.
Si la notion diintérét général demeure ainsi pertinente, elle néces-
site toutefois une reformulation pragmatique qui lui permette de
mieux s'adapter aux enjeux économiques, sociaux, mais aussi politi-
ques contemporains.
Cette reformulation doit-elle comporter une nouvelle définition
du contenu de la notion d'intérét général ? Certains textes législatifs,
dans les domaines de l'environnement et de 'aménagement da terri-
toire, comportent d'intéressants éléments de réflexion sur les finalités
nouvelles de Vintérét général. Au-dela du rappel de quelques grands
principes, dont certains ont valeur constitutionnelle,tels que I’égalite*,
la continuité, Yadaptation du service public, accent est mis aussi
désormais sur la qualité, le meilleur prix et la régularité du service
rendu, 'indépendance, le développement durable et la qualité de la vie.
Toutefois, 'intérét général doit rester une notion évolutive dont la fina-
lité vient précisément de ce qu‘on ne peut lui donner une définition
rigide préétablie et de ce qu’elle peut évoluer en fonction des besoins
sociaux a satisfaire.
Encore faut-il que la formulation des fins d'intérét général soit
plus démocratique queelle ne I'a 616 jusqu'ici. Cest la que la conception
de Vintérét général rejaillit directernent sur le fonctionnement de nos
institutions. Il existe en effet une conception traditionnelle qui confére
au Iégislateur la compétence exclusive de définir ces objectifs de fagon
unilatérale et a la majorité des votes, A charge pour Texécutif de les
mettre en ceuvre. Cette approche est de moins en moins aisément
acceptée. Chaque fois que possible, mieux vaut lui substituer une
approche moins absolue, plus transactionnelle, mais & terme plus ef3-
ace, qui, dans la définition des fins d‘intérét général, fasse plus de
place aux procédures de décentralisation, de contractualisation, de
concertation avec les acteurs concernés, ou encore de recours a des
autorités administratives indépendantes*.
Cela implique une transformation en profondeur des procédures,
traditionnelles de définition et de mise en ceuvre de J'action publique.
Ine s‘agit certes pas pour I'ftat de limiter son réle a une recherche
de compromis entre des intéréts particuliers contradictoires. Mais ilJuridiction 325
doit slattacher & associer, par des procédures plus diversifiges que par
Te passé, toutes les parties prenantes a I'élaboration de sa décision, ce
gui ne peut que conforter sa légitimité lorsqu'il exerce, comme cest
son devoir, sa fonction d'arbitrage au nom de sa propre vision de I'inté-
rét général.
‘Au fond, la recherche de l'intérét général, qui peut s‘exercer &
divers niveaux, implique la capacité pour les citoyens de prendre de la
distance par rapport A leurs intéréts propres et & accepter des finalités
communes, méme si elles ne correspondent pas & ces intéréts égoistes.
La crise de lintérét général est en réalité une crise des valeurs d'une
société qui privilégie le particularisme des intéréts des individus et des
groupes, et qui ne facilite pas le développement d'un espace ot I'
versel puisse Yemporter sur le particulier. Crest en tant qu‘étres auto-
homes, mais aussi conscients de leur responsabilité collective que les
citoyens doivent participer a la définition et a la mise en ceuvre de
Vintérét général. Cela implique un comportement qui ne reléve pas seu-
Jement de univers du droit, mais se situe dans ce no man's land ott le
politique rejoint l’éthique.