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JUSTICE

Dans la tradition de la photographie sociale et de l’enquête sociologique, ce livre revient sur ce

Le soulèvement des Gilets jaunes


soulèvement avec deux objectifs. Celui de faire comprendre par l’image les multiples facettes
d’une révolte inédite dans l’histoire des luttes sociales en France. Celui aussi de donner la parole
à ses protagonistes afin de rendre raison de leur engagement.

JUSTICE ET RESPECT
C’est au moyen de la puissance des images que les auteurs nous invitent à une compréhension

ET RESPECT
de cette révolte, en documentant visuellement toutes les dimensions de l’organisation et de
la vie des Gilets jaunes : le rôle déterminant des femmes, la façon dont les groupes tentent de
neutraliser leurs divisions, les attitudes face à la répression policière, ou encore les manières
d’entretenir la fraternité et la croyance en « un autre monde possible ».
Histoire visuelle d’un soulèvement, ce livre est aussi l’histoire de Sassia, Patrick, Anne-Marie, Manu
et de tant d’autres anonymes qui ont grandi, travaillé et élevé leurs enfants dans des espaces qui
subissent de plein fouet les effets du néolibéralisme. En suivant plusieurs Gilets jaunes dans leur
vie quotidienne, en se fai­sant les témoins de leurs galères, de leurs doutes, de leurs espoirs, les

Le soulèvement des Gilets jaunes


au­teurs se font aussi les passeurs de la parole de ces hommes et de ces femmes entrés en révolte.

Brice Le Gall Thibault Cizeau Lou Traverse

Brice Le Gall Thibault Cizeau Lou Traverse


25 €

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JUSTICE
ET RESPECT
Le soulèvement des Gilets jaunes

Aux Gilets jaunes de l’Oise, de Picardie et d’ailleurs. Brice Le Gall Thibault Cizeau Lou Traverse
À toutes celles et tous ceux qui relèvent la tête pour dire non à ce monde.
Sommaire
Préface 9
Introduction 13

1 S’organiser pour tenir 21


Romain. Une affaire de famille 39

2 Une journée d’émeute dans les « beaux quartiers » 45


Vincent. En quête d’idéal 69

3 La politique en pratique 75
Sassia. Épouser la cause des faibles 99
7
4 Les voix de la manifestation 105
Gaylord. Un éducateur tout-terrain 133

5 Brasero, Barbecue, Solidarité 139


Manu. Un artisan solidaire 163

6 Pressions et répressions 169


Virginie. Engagée au quotidien 207

Bibliographie et filmographie indicative 217


Des cahiers de doléances aux « cahiers jaunes » 219
Les gilets ont la parole 221
Introduction
« Manu-Antoinette, on va te faire baisser la tête ! 1 »

Rendre visibles les « invisibles »


Sociologues de formation mais aussi précaires de l’enseignement et de la recherche depuis plusieurs années, condamnés
à vivre durablement de contrats « temporaires », d’allocations-chômage et de RSA, c’est avec un mélange de sympathie,
de curiosité et surtout d’espoir que nous avons rejoint les Gilets jaunes le 17 novembre 2018. Le sentiment qu’il se passait
quelque chose d’inédit et que celles et ceux qui nous entouraient pouvaient voir en nous des renforts dans leur combat,
est à l’origine de ce livre. Les photographies et les portraits qui jalonnent cet ouvrage sont le produit d’un regard collectif
qui s’est construit au fil de la première année de mobilisation, à travers nos échanges avec les Gilets jaunes de l’Oise.
Pour la plupart dépossédés de l’accès à la parole publique, ils ont vu en nous des passeurs de leurs histoires et nous ont
chaleureusement ouvert les portes de leurs cabanes et de leurs familles. Chez eux, sur les ronds-points ou pendant les
manifestations, ils nous ont parlé comme à des « frères » et nous ont fait confiance. Avec dignité ou pudeur, ils nous ont
livré leurs doutes, leurs galères, leurs espoirs et parfois leur rage. Ces moments passés avec eux ont permis de documen-
ter au quotidien les différentes facettes de ce combat pour arracher une vie meilleure. Sans le savoir, ils nous ont accordé
une place qui permet de s’extraire (un peu) de la posture confortable d’« intellectuel de salon » ou de « révolutionnaire
de papier ». Ce livre est le leur et nous espérons que ces quelques lignes suffiront à faire comprendre pourquoi, en pareille
circonstance, « l’œil » du photographe et du sociologue est bien un regard collectif sur le monde2.
Au cours des quatre dernières décennies, plusieurs logiques ont contribué à rendre invisibles les milieux populaires, à les
écarter du « jeu politique » et à limiter leur capacité d’action collective. La désinvolture des gouvernements successifs
face aux effets destructeurs du capitalisme néolibéral, la centralisation du pouvoir liée aux institutions de la Ve Répu- 13
blique et la quasi-absence des ouvriers et des employés parmi les députés ont accentué la rupture entre les classes
populaires et les « élites » et nourri la défiance à l’égard de la démocratie représentative3. Les taux d’abstention aux
élections et la déliquescence des organisations supposées les défendre (déclin du Parti communiste, affaiblissement
des syndicats, adoption par le Parti socialiste d’une ligne néolibérale, etc.) sont les indices parmi d’autres d’une crise
profonde de la représentation politique4 et de l’engagement partisan.
Dans le champ économique, la désindustrialisation, le chômage de masse, la précarisation de l’emploi, la montée de l’en-
dettement des ménages ont considérablement affaibli les syndicats et accéléré la dépolitisation des classes populaires.
La tertiarisation des emplois, la liquidation des anciens bastions ouvriers (les mines, la métallurgie, le textile, etc.) et la

1. Slogan inscrit sur le dos d’un Gilet jaune le 23 mars 2019 à Paris.
2. Notre dette ne se limite évidemment pas aux seules personnes qui apparaissent dans ce livre. Bien que certains soient absents, les Gilets
jaunes de Compiègne, Arcy, Senlis, Noyon, Beauvais, Ressons ont nourri notre regard pendant ces mois de lutte. Nous espérons être à la
hauteur de la confiance qu’ils nous ont accordée.
3. Sur ce point voir en particulier Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire. Dialogue avec Nicolas Truong, La Tour-d’Aigues/
Paris, Éditions de l’Aube/Le Monde, 2019, p. 63-96.
4. Si les médias et les sondeurs présentent régulièrement le Front national ou aujourd’hui le Rassemblement national comme le parti des
ouvriers et des employés, il faut rappeler que le premier parti des classes populaires reste, de loin, celui de l’abstention. Aux élections
européennes de 2019, le Rassemblement national obtient 40 % des votes ouvriers et 27 % des votes employés, mais ces taux sont calculés sur
la base des votants. En réalité, presque 60 % des électeurs de ces catégories ne sont pas allés voter. D’une façon générale, les abstentionnistes
sont surreprésentés chez les bas revenus, les chômeurs, les classes populaires, les moins diplômés et les jeunes. Plus on descend dans la
hiérarchie sociale, plus on vit dans des conditions d’existence difficiles, plus le taux d’abstention s’accroît. Cette tendance renvoie à la fois
au sentiment « d’incompétence politique » que manifestent souvent les classes populaires, moins assurées pour « débattre » dans le registre
« légitime » (« de bon ton ») de la « discussion politique ». Mais elle traduit aussi une perte de crédibilité des partis, une forme de fatalisme, de
démoralisation collective vis-à-vis du « jeu politique institutionnel ». Sur le vote Front national et les classes populaires : Gérard Mauger, Willy
Pelletier (dir.), Les Classes populaires et le FN. Explications de vote, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, « Savoir/Agir », 2017.
mise en place de nouvelles stratégies managériales ont provoqué la réduction du nombre d’emplois ouvriers ainsi que la « en touchant les allocs », tantôt de « voler le travail des Français ». Sur l’ensemble du département, ce parti arrive
ruine des métiers traditionnels. L’individualisation des tâches, des carrières, des rémunérations, la promotion d’un indi- loin en tête aux élections européennes de 2019, mais c’est surtout l’abstention qui bat tous les records11. Ces réalités,
vidu supposé « autonome et responsable », « entrepreneur de lui-même », ont laminé les collectifs ouvriers par ailleurs connues « théoriquement » à travers la sociologie et les statistiques, se sont incarnées pour nous dans des corps, des
démantelés par la sous-traitance et fragilisés par la peur du chômage. La massification scolaire a eu aussi des effets sur histoires, des mots : ce sont elles qui obligent à témoigner et à se rendre étranger à soi-même, pour comprendre.
l’éclatement des classes populaires : l’allongement des scolarités et la quête du salut social par l’école se sont souvent
accompagnés de la honte d’être ou de rester ouvrier. En classant et en encourageant la compétition, l’école a stimulé les Donner la parole pour comprendre
ambitions individuelles, redéfini les aspirations et contribué à creuser l’écart entre ceux qui, faute de ressources, sont Comme la révolution de février 1848, la Commune de 1870 ou mai-juin 68, le soulèvement des Gilets jaunes a pris les
destinés à occuper des emplois subalternes (les non diplômés) et ceux qui parviennent à s’élever par l’école (si modeste élites par surprise12. Parti d’une simple protestation contre le montant du prix de l’essence, ce mouvement a fait irrup-
que soit leur ascension). Toutes ces transformations ont attisé les concurrences et renforcé les clivages entre les « éta- tion pour défier frontalement le gouvernement. Il a agrégé très rapidement un ensemble de colères, mêlant pêle-mêle
blis », les « précaires » et les « exclus », entre les classes populaires « des villes » et celles « des campagnes », entre les des revendications d’ordre salarial ou touchant au pouvoir d’achat (la revalorisation du SMIC, les retraites, la baisse de
« immigrés » et les « Français ». En dépit de ce qui les rassemble, ces logiques ont fait des classes populaires un monde la TVA sur les produits de première nécessité, etc.) mais aussi de nombreuses demandes relatives à la justice sociale
« dé-fait », dont la remobilisation au sein d’un même mouvement social semblait parfaitement improbable. et fiscale, aux services publics, à l’urgence écologique, à la moralisation de la vie politique, à la rénovation de la vie
Ces transformations, bien documentées par les sciences sociales5, résonnent de façon particulière dans l’Oise. Les démocratique… La combinaison d’un ancrage territorial fort avec l’occupation de nombreux ronds-points aux quatre
Gilets jaunes rencontrés ont connu la « restructuration » puis la fermeture de l’usine Goodyear à Amiens (2013), celle coins du pays et des revendications macro-sociales qui s’en prennent directement au système institutionnel ont formé
de l’usine Continental à Clairoix (2009) ou, plus récemment, celle de Fronerie à Beauvais (2019)6. Certains d’entre eux un cocktail d’autant plus explosif que le mouvement a longtemps été soutenu par une large partie de la population13.
ont vu leurs amis perdre pied à la suite de leur licenciement et les défaites syndicales restent inscrites dans les esprits. Pour comprendre cette mobilisation qui est aussi l’une des plus longues observées en France depuis 1945 (et l’une des
Du fait de la concurrence sur le marché du travail local7, nombreux sont ceux qui occupent des statuts précaires dans plus réprimées), nous restituons dans ce livre des éléments d’ethnographie mais aussi différentes paroles de Gilets
des secteurs dangereux comme la logistique et qui connaissent une dégradation de leurs conditions de travail liée à jaunes. Sur les ronds-points de l’Oise, ils forment un ensemble hétérogène. Au niveau politique, l’éventail des pré-
la pression du recrutement des intérimaires. Les femmes, très souvent employées et sous-payées dans le secteur férences est large. Certains ont voté « France insoumise » aux dernières élections et tractent de temps à autre sur
sanitaire et social (aides-soignantes, aides à domicile, etc.), sont contraintes de parcourir de longs trajets en voiture les marchés, dans les cités, pour faire connaître le programme. D’autres ont voté « Front national », non pas tant par
pour accéder à des usagers particulièrement isolés du fait de la « rationalisation » des services publics de santé8. En racisme à l’encontre des immigrés mais parce que ce parti représente pour eux le parti «  anti-système » par excellence,
raison des conditions d’emploi souvent éprouvantes (notamment dans les EHPAD), certaines d’entre elles tentent de « celui qui n’est jamais passé », « celui qui peut faire chier le président »14. D’autres encore se sont retirés du jeu
se reclasser dans l’auto-entrepreneuriat pour éviter le travail à l’usine. Quant aux petits artisans et commerçants, leur politique parce qu’ils n’y croient plus, parce qu’ils ne peuvent plus y croire15. La plupart d’entre eux participent à leur
14 situation est tout aussi précaire : comme ailleurs, la plupart d’entre eux mettent la clé sous la porte en moins de cinq
ans9. De nombreux habitants vivent ainsi dans l’angoisse du lendemain. Ils voient leur monde s’effondrer à travers les
premier mouvement social. Ils n’ont pas ou peu d’antécédents politiques et entretiennent un rapport lâche, distant
et souvent anti-idéologique au vote et aux partis. Parmi eux, nombreux sont ceux qui se disent « dégoûtés des poli-
15
bureaux de poste qui ferment, les classes scolaires supprimées, les maternités menacées10. C’est ainsi qu’une majorité ticiens ». Mais tous partagent une même colère, un même sentiment d’injustice et sur l’un des ronds-points certains
d’entre eux ne se reconnaît plus dans leurs « représentants » : ils ne s’entendent plus dans leurs voix et ne se recon- ont déployé une grande banderole sur laquelle est inscrite : « Macron : président des riches, saigneurs des pauvres ».
naissent plus dans leurs décisions. Nombreux sont ceux qui estiment que les « gens d’en haut » les « méprisent », Ils sont ouvriers, employés, routiers, aides-soignantes, petits commerçants, artisans, etc. Certains sont en inté-
qu’ils « s’enrichissent sur leur dos », qu’ils sont indifférents à leur sort. C’est dans ce contexte que la rhétorique de rim abonnés aux contrats temporaires depuis plusieurs années. Sans le savoir, ils font parfois partie des travailleurs
division du Rassemblement national trouve un écho : comme pour conjurer leurs difficultés et trouver des boucs émis- pauvres. D’autres sont au chômage ou au RSA et sont pris dans des processus de rupture progressive des liens sociaux.
saires, certains habitants regardent avec suspicion les « immigrés » et les « assistés » accusés tantôt de « profiter » Si l’ancrage populaire du mouvement est une évidence, un mélange s’opère néanmoins entre groupes sociaux puisqu’on
rencontre également des techniciens, des assistantes de direction, des chefs de projets en informatique, mais en bien
5. Pour des synthèses sur ces processus, voir Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des
classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015. Et pour une lecture critique de ces transformations : Gérard Mauger, Repères
pour résister à l’idéologie dominante, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, « Savoir/agir », 2013.
6. Ce département est un territoire de contrastes. S’il compte des îlots de richesse comme Chantilly ou Senlis, il compte aussi des
communes où la pauvreté est très élevée. Alors qu’en 2013 le taux de pauvreté en France métropolitaine s’élève à 14.5 % en moyenne, il 11. Alors que l’abstention (vote blanc et nul compris) atteint 50.8 % au niveau de l’ensemble du département (52.1 % au niveau national), il
atteint 20.3 % à Compiègne, 23.4 % à Beauvais, 27 % à Nogent-sur-Oise, 28,7 % à Montataire et 37.5 % à Creil. Cette commune est la plus est de 54 % à Compiègne et Crépy-en-Valois, 57 % à Pont-Sainte-Maxence et Beauvais, 60 % à Noyon, 63 % à Nogent-sur-Oise et culmine
touchée de l’Oise et fait partie des plus pauvres de France métropolitaine, ce qui a conduit à classer les « Hauts de Creil » où les deux tiers à plus de 70 % à Creil.
de la population de la commune résident parmi les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Voir INSEE, « Un portrait de l’Oise. Un 12. Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, op. cit., p. 37 et suivantes.
département d’actifs, tournés vers l’Île de France », INSEE Analyses, n°36, décembre 2016.
13. Au moins jusqu’au printemps, période à laquelle les enquêtes d’opinion sur les Gilets jaunes ont cessé, le mouvement était massivement
7. Entre 2007 et 2013, le bassin d’emploi se rétracte fortement : plus de 10 000 postes sont supprimés dans le secteur industriel et ne sont soutenu par la population en dépit du caractère « émeutier » de certaines manifestations dans les grandes villes.
pas compensés par une hausse dans les activités de services. Seuls les services non marchands (administration publique, enseignement,
14. Dans de nombreux discours, l’offre politique « de gauche » paraît disqualifiée ou associée à la défaite et à la trahison. Le Rassemblement
santé, etc.) ont progressé entre 2007 et 2012 mais cette offre de services tend, elle aussi, à se raréfier du fait du désengagement de l’État.
national est indéniablement parvenu à s’implanter dans ce territoire. En valorisant des dispositions anti-intellectualistes, il a réussi à
8. Dans l’Oise, la densité des professionnels de santé est moins forte que dans la région, elle-même moins dotée que la moyenne nationale : pour capter les voix d’une partie des « sans-voix », c’est-à-dire de ceux qui se sentent méprisés.
10 000 habitants, l’Oise compte 7,2 médecins omnipraticiens et 4,2 spécialistes contre, respectivement, 9,3 et 5,0 dans les Hauts-de-France.
15. La présence de ces trois groupes rejoint aussi les résultats de l’enquête produite au début du mouvement par le collectif Quantité
9. Dans l’Oise, le taux de survie des entreprises à cinq ans est de 30.5 % (contre 34.1 % en France métropolitaine). Chambre de commerce Critique qui souligne aussi que 62 % des enquêtés ont du mal à boucler leurs fins de mois et que 27 % affirment avoir parfois des fins
et de l’industrie Hauts-de-France, Chiffres clé CCI de l’Oise, Édition 2017. de mois difficiles. Ils sont aussi 62,7 % à soutenir la réouverture des petites lignes ferroviaires, 64,4 % à être favorables à l’interdiction
10. Début janvier 2019, la maternité de Creil a été transférée à Senlis, commune bourgeoise de l’Oise. Depuis lors, le service des urgences de Creil du glyphosate et 62,7 % à souhaiter la taxation du trafic aérien. Cf. Collectif Quantité Critique, « Les Gilets jaunes ont-ils une couleur
est en grève contre le manque de moyens. Les urgentistes de Beauvais ont rejoint le combat de leurs collègues depuis le mois de juin 2019. politique ? », L’Humanité, 19 décembre 2018.
moindre proportion16. Les retraités et les femmes (en particulier les mères célibataires qui cumulent souvent toutes les De ce point de vue, les militants traditionnels et les citoyens qui luttent pour transformer le monde social ont des
difficultés) sont aussi très présents et il n’est pas rare de voir plusieurs générations d’une même famille sur le rond- leçons à tirer du combat des Gilets jaunes. Si ce mouvement est parvenu à mobiliser les classes populaires et notam-
point. Parmi eux, certains ont connu un déclassement et divers « accidents de la vie » (déscolarisation précoce, perte ment une fraction des chômeurs et des travailleurs pauvres (que les syndicats et les partis politiques ont globalement
d’un emploi suite à une rupture conjugale, accident du travail, maladie grave conduisant à un handicap, etc.). Au-delà échoué à intégrer), c’est d’abord en raison de l’occupation de lieux « neutres », à l’abri de « l’entre-soi » des militants
des difficultés économiques, c’est le rapport à l’avenir et notamment la crainte du déclassement pour eux et leurs professionnels et parce que les protagonistes ont su mobiliser des symboles dotés d’une portée « universelle ». Le
enfants qui sont souvent évoqués. rond-point a offert un espace atypique, incongru, mais en même temps connu de la plupart des habitants des territoires
Les portraits de Gilets jaunes présents dans ce livre essaient de rendre compte de cette diversité, tout en montrant ce ruraux et périurbains et où tout le monde ou presque pouvait se rendre. La chasuble jaune de sécurité et dans une cer-
qui les unit. Tous, à un moment de leur existence, ont fait l’expérience de la galère ou du mépris. D’une façon ou d’une taine mesure le drapeau français et La Marseillaise ont été des symboles d’autant plus mobilisateurs qu’ils trouvaient
autre, tous ont vu ou subi la violence du monde social, tous ont dû se battre pour défendre leur droit à l’existence et à un écho immédiat chez certains manifestants19. Les possibilités d’identification à des gens « normaux », mis en avant
la dignité. Ce rapport au monde que les « gens biens nés » ignorent (sinon avec le charme et l’exotisme du temporaire) dans les médias jouent sans doute aussi un rôle majeur dans la popularité du mouvement. Jérôme Rodrigues et Priscilla
s’éprouve pour eux quotidiennement : par exemple, lorsqu’il faut esquiver une sortie entre amis ou laisser ses courses Ludosky par exemple, tous deux très mobilisés dès le 17 novembre, incarnent ces classes populaires en quête de respec-
au supermarché faute de pouvoir payer, lorsqu’il faut accepter en silence le mépris et le manque de politesse de ses tabilité qui voient dans l’auto-entreprise une façon d’échapper aux humiliations ordinaires du salariat subalterne. Une
« petits chefs », lorsque l’exclusion durable de l’emploi produit la « honte de soi » et incline à se taire et à s’effacer. façon directe et simple de parler, un pacifisme affiché, l’affirmation de valeurs fédératrices comme la « famille » et la
Mais ce rapport au monde se manifeste aussi dans des formes de résistance que les Gilets jaunes mettent en œuvre solidarité, leur confèrent une forme de charisme.
quotidiennement pour lutter contre la place que le monde social leur assigne : Sassia s’éternise ainsi en intérim, non La force du mouvement et sa capacité d’agrégation des classes populaires précarisées s’expliquent aussi par les fonc-
pour gagner plus d’argent, mais pour dégager du temps afin de profiter de son enfant et de discuter avec la maîtresse ; tions qu’il a remplies immédiatement pour les manifestants. En recréant sur leurs territoires des espaces de rencontres,
Virginie décide de reprendre ses études alors qu’elle élève seule ses deux filles ; comme d’autres s’endettent pour ache- d’échange et de partage, les Gilets jaunes ont pu éprouver ce sentiment de « fraternité retrouvée » et de « force
ter une belle voiture ou accéder coûte que coûte à la propriété, Manu « se saigne » pour « se mettre à son compte » collective » tellement prégnant dans les premiers mois du mouvement. Sans suspendre miraculeusement les rapports
et arracher un peu d’indépendance. Tous ces combats quotidiens, souvent invisibles et incompréhensibles pour les de domination, la vie des ronds-points a libéré une parole de souffrance et de révolte. Elle a participé à la reconstruc-
étrangers à ces histoires de vie, mettent en jeu la respectabilité, la dignité, la raison d’être. Face à des inégalités tion de liens sociaux sur une base civique et a permis aux moins dotés en ressources politiques de s’engager dans un
cumulatives qui surexposent à des « ruptures » vécues comme des « drames personnels », ces résistances ordinaires combat collectif. De même, la valorisation sur le rond-point d’une morale populaire, de savoir-faire pratiques (à travers
de gens ordinaires inspirent le respect. A fortiori lorsqu’ils trouvent la force de donner un tour collectif à leur combat et la construction des cabanes, l’intendance à assurer, etc.) et la possibilité de s’investir selon ses compétences, ses
qu’ils se battent « comme des lions »17. motivations, son temps disponible ont permis d’offrir une place au plus grand nombre, en particulier à ceux qui sont les
16 La force d’un combat collectif
moins à l’aise avec la parole publique. Lors des moments de fêtes dont l’une des fonctions est d’entretenir la croyance
et la cohésion du groupe, les ronds-points ont fonctionné simultanément comme des espaces de sociabilité non mar-
17
Ce livre essaie aussi de rendre compte des différentes facettes de la mobilisation. Les chapitres 2 et 6 documentent chande et de revalorisation symbolique.
deux caractéristiques du mouvement : le premier est dédié à une manifestation non autorisée qui se transforme rapide- Au cours des réunions autour du brasero et, plus encore, dans les discussions informelles, une conscience sociale
ment en émeute, le 1er décembre à Paris ; le second porte sur la répression politique, policière, judiciaire et médiatique s’exprime explicitement, notamment à travers l’opposition récurrente entre « le peuple » et « les élites »20. Mais à la
du mouvement. Quatre autres chapitres tentent de rendre visible l’organisation matérielle et symbolique de la mobili- différence des cercles militants « traditionnels », cette conscience sociale s’exprime souvent sans filtre et sans fard,
sation, les façons de faire de la politique, les différentes actions locales et nationales ou encore les moments de fête parfois avec la rage de l’urgence. Ici, les discours politiques coupés d’un sens du vécu n’ont guère de sens. Si la violence
et de partage qui consolident et rythment la vie des collectifs. Au-delà de l’intérêt documentaire des photographies, ils existe dans certains mots crus, celle du langage distingué est comme suspendue. Sur les ronds-points de l’Oise, on
essaient de restituer les forces et les limites de l’auto-organisation du mouvement : le rôle déterminant des femmes, vient comme on est et on parle comme on parle. On vise l’efficacité, sans pour autant se prendre au sérieux. Et sans
la place centrale de la famille, la façon dont les groupes tentent de neutraliser leurs divisions, les manières d’entretenir doute parce que tout le monde pressent que les opinions politiques divergentes mettraient en péril l’unité du groupe,
la fraternité et la croyance en « un autre monde possible ». Montrer ce qui se joue dans la mobilisation, ce n’est pas celles-ci sont tenues à distance des discussions. On ne fait pas ici de la politique de « salon ».
seulement rendre hommage à ces hommes et ces femmes entrés en révolte. Même si elle peut paraître triviale, l’analyse La diversité des actions menées par les Gilets jaunes et, il faut l’admettre, le « joyeux bordel » qui se dégage parfois de
sociologique du mouvement renseigne sur les conditions qui rendent possible ou non un soulèvement général18. certaines manifestations, ont aussi permis d’intégrer un nouveau public exclu jusqu’alors des mobilisations sociales.
Loin du défilé traditionnel des syndicats, les Gilets jaunes ont renouvelé le « répertoire » des actions collectives :
16. Les caractéristiques des Gilets jaunes que nous avons rencontrés correspondent globalement aux résultats des principales enquêtes
blocage de sites industriels ou des centres commerciaux, opérations escargot ou péages gratuits, occupation d’hip-
menées sur différents territoires au début du mouvement. Petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources
économiques, éloignement par rapport au capital culturel, et d’abord par rapport à l’école, l’ancrage populaire est évident. Collectif, podromes… Les Gilets jaunes s’invitent aussi dans les mairies et les permanences des députés de la majorité. Certains
« ‘‘Gilets jaunes’’ : une enquête pionnière sur la ‘‘révolte des revenus modestes’’ », Le Monde, 11 décembre 2018. Collectif, « Qui sont murent des centres des impôts et des sous-préfectures, d’autres bâchent des radars automatiques, des horodateurs
vraiment les ‘‘gilets jaunes’’ ? Les résultats d’une étude sociologique », Le Monde, 26 janvier 2019. Cf. Collectif Quantité Critique, « Les et des pompes à essence21. Parce que la plupart d’entre eux n’ont pas les moyens de se mettre en grève, ils inventent
Gilets jaunes ont-ils une couleur politique ? », L’Humanité, 19 décembre 2018. Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion, « Le mouvement des
“gilets jaunes” n’est pas un rassemblement aux revendications hétéroclites », Le Monde, 28 décembre 2018. Pour une synthèse d’une partie de nouveaux modes d’action susceptibles d’intégrer le plus grand nombre. Associés à des revendications non caté-
des travaux de chercheurs publiés sur le sujet : Gérard Mauger, « Gilets jaunes », Savoir/Agir, n° 47, avril 2019.
17. Pour une description fine et sensible d’un autre mouvement social, voir le documentaire de Françoise Davisse qui retrace de l’intérieur la 19. De fait, ils sont aujourd’hui beaucoup plus mobilisateurs qu’un drapeau rouge ou l’internationale… Sur le symbole du Gilet jaune voir
combativité des salariés de PSA Aulnay mobilisés pendant deux ans contre la fermeture de leur usine. Françoise Davisse, Comme des Lions, Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, op. cit., p. 25.
film documentaire, 2016. 20. Ce que montrent aussi de nombreuses enquêtes ethnographiques dont celle de Raphaël Chalier sur les ronds-points de Lorraine. Raphaël
18. Comme le soulignait Durkheim en son temps, la sociologie « ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt Challier, « Rencontres aux ronds-points. La mobilisation des gilets jaunes dans un bourg rural de Lorraine », La Vie des idées, 19 février 2019.
spéculatif ». Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1893. 21. Voir Patrick Farbiaz, Les Gilets jaunes. Documents et textes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019, p. 25-30.
gorielles, qui permettent à nombre de gens de se reconnaître et de vivre le mouvement par procuration, ces modes Du côté des syndicats, les directions n’ont pas plus soutenu les Gilets jaunes. Alors que, dès le 17 novembre, une partie
d’action ont contribué à sa puissance et à son caractère subversif. de leur base militante est mobilisée25, toutes les directions confédérales condamnent cet « ovni » en dénonçant par
Cependant, malgré l’intelligence collective en œuvre dans son auto-organisation, ce mouvement n’est pas parvenu à avance les dérapages racistes et la tentative de récupération de l’extrême droite. À l’exception de quelques structures
obtenir gain de cause sur l’essentiel des revendications. Très tôt attaqués par le gouvernement qui exige l’évacuation locales ou fédérales connues pour leur combativité (CGT-Métallurgie, Sud-Industrie, SUD-PTT, FO-Transports) et, bien
des ronds-points dès la mi-décembre, les Gilets jaunes résistent. Mais la difficulté d’organisation d’un mouvement qui sûr, des militants et des Gilets jaunes qui tentent sur les ronds-points de créer des ponts26, la jonction ne se fait pas. Il
parle nécessairement à plusieurs voix, la méfiance de certains vis-à-vis de toute forme de représentation, les défis faut attendre le mois de février pour que la direction de la CGT appelle, avec des figures médiatiques des Gilets jaunes,
d’une cohabitation prolongée et la difficulté de mettre en pratique à l’échelon local certains idéaux portés par le mou- à une brève journée de grève nationale, fixée en semaine et classée sans suite. L’hostilité de certains Gilets jaunes à
vement ont sans doute réduit sa puissance. Au fil des mois, la pression dans la rue est retombée d’un cran et, en dépit l’égard des syndicats et la concurrence qui s’est fait jour, de facto, entre les deux mouvements n’a probablement pas
du soutien de la population, rares sont ceux qui ont rejoint les cortèges. joué en faveur d’un rapprochement27. Mais cet échec reflète surtout la crise profonde du syndicalisme. Quasi inexis-
tants dans les TPE et les PME28, affaiblis ou décrédibilisés par les défaites dans les grandes entreprises, ayant échoué
Des convergences impossibles ? à rassembler les chômeurs et les catégories sociales les plus précaires, les syndicats de salariés n’ont plus d’ancrage
Alors qu’on voit émerger pendant le mouvement de nombreuses contestations – celle des étudiants qui tentent de réel dans le pays29. Leurs états-majors sont aujourd’hui largement extérieurs et étrangers à toute cette fraction des
relancer la mobilisation contre la sélection à l’université, mais aussi celle des infirmières, des assistantes maternelles, couches populaires qui ont gonflé les rangs des Gilets jaunes30.
des enseignants de lycée, sans oublier les marches pour le climat – force est de constater que ces groupes se mélangent À la veille du premier anniversaire des Gilets jaunes, nul ne peut prédire ce que deviendra le mouvement. Depuis plu-
peu aux Gilets jaunes et que la convergence lors des manifestations du samedi reste un vœu pieux. À quelques excep- sieurs mois, les Gilets jaunes continuent de multiplier les actions symboliques pour interpeller les citoyens, mais sou-
tions près, rares sont les organisations qui appellent explicitement à rejoindre les Gilets jaunes et à les soutenir dans vent dans l’indifférence des grands médias. Certains se sont organisés en associations pour défendre le RIC ou tenter
leur combat22. Il en est de même des collectifs d’intellectuels et des artistes qui prendront position tardivement et l’aventure d’une forme de « municipalisme libertaire ». D’autres ont recentré leur combat sur des questions explici-
souvent de façon purement symbolique23. tement écologiques en prenant directement en charge le nettoyage des forêts et l’assainissement des cours d’eaux.
La répression politique, policière et judiciaire, n’a évidemment pas favorisé l’amplification du mouvement dans la rue. D’autres encore organisent des maraudes pour venir en aide aux plus démunis, créent des coopératives pour soutenir
On peut en dire autant du traitement médiatique. La présence de groupuscules d’extrême droite au début du mou- les paysans, ou essaient de développer des espaces non marchands comme les brocantes solidaires. Parce que ce mou-
vement (en particulier sur les réseaux sociaux) et la focalisation des médias dominants, dès les premiers jours de vement est porteur d’une remise en cause générale du système économique et politique, ses racines s’étendent et ses
mobilisation, sur les comportements délictueux de certains Gilets jaunes (violences, tags antisémites, propos isla- actions se diversifient. Éparpillés, souvent invisibles, mais partout, les Gilets jaunes continuent d’expérimenter cette
mophobes…) n’ont pas eu seulement pour effet d’occulter le cœur de leurs actions et de leurs revendications sociales capacité d’agir sur le monde. Ils n’attendent que les autres citoyens pour le transformer.
18 et politiques. En réimportant sans cesse la question raciale dans la mobilisation et en associant le peuple au beauf
« raciste », « inculte », « homophobe », les journalistes ont utilisé la lutte contre le racisme, transformée en un Les auteurs, octobre 2019
19
« racisme de classe » capable de réactiver le fantasme des « classes dangereuses ». En dépit des multiples réponses
aux accusations et des nombreuses scènes de fraternisation qui se donnent à voir dans les manifestations, les Gilets
jaunes seront toujours associés aux « foules haineuses »24.
Mais la disqualification médiatique n’explique pas tout. La façon dont la plupart des organisations politiques et syndicales
ont appréhendé le mouvement n’a pas non plus joué en leur faveur. Le Parti socialiste et le Parti communiste ont brillé par
leur silence ou soutenu le mouvement du bout des lèvres. Le dirigeant d’Europe Écologie les Verts a régulièrement pilonné
le mouvement dans les médias. À l’exception des leaders de la France insoumise, les principales directions de la gauche
25. Dès le 17 novembre, des débrayages ont lieu dans les entreprises PSA à Douvrin ainsi qu’à Sochaux et Mulhouse. Dans un secteur du
antilibérale ont mis du temps à réagir. Le soutien affiché brièvement par le MEDEF et le Rassemblent national a inspiré la Ferrage, 17 salariés sur 20 se déclarent en grève le vendredi pour la journée de samedi. Le dimanche soir, on note des tentatives de blocage
méfiance. La rigidité ou l’orthodoxie de certains cadres d’analyse (incapables, par exemple, de percevoir ce qu’il y a en de l’usine par plusieurs dizaines de Gilets jaunes rapidement évacués par la police. À Mulhouse, au dernier moment, la CFDT et FO appellent
commun entre les petits artisans ou les auto-entrepreneurs et les « travailleurs ») les ont empêchés d’inscrire les Gilets aussi à la grève : une centaine d’ouvriers dont des intérimaires cesse le travail. Chez Michelin à Cholet, la grève appelée par la CGT pour le
17 novembre est suivie à près de 50 %. À La Redoute, à Roubaix, les deux équipes du week-end (environ 120 salariés) se réunissent sur le
jaunes dans des références communes. La crainte des accusations de « récupération », la faiblesse et peut-être surtout parking et appellent également à la grève. La moitié d’entre eux part manifester avec les Gilets jaunes : « L’essence flambe, notre colère
la composition de leurs forces militantes, ne les ont pas inclinés à rejoindre le mouvement. aussi, les salaires sont gelés, il faut les réchauffer », scandent les manifestants. Voir Lutte ouvrière, « Des réactions dans les entreprises »,
Journal de Lutte Ouvrière, n° 2625, novembre 2018, p. 5.
26. En septembre 2019, un Gilet jaune de l’Oise, ayant peu de ressources politiques, se rendra spécialement à la fête de l’Humanité pour
s’adresser aux militants de la CGT et du PCF en ces termes : « Pitié, rejoignez-nous, venez avec nous, on a besoin de vous ! »
27. Au bout d’un mois de mouvement, le gouvernement a dégagé 10 milliards d’euros pour répondre à la colère des Gilets jaunes et sans
aucune aide des syndicats.
22. Il faut attendre le 14 décembre pour qu’un appel à l’initiative d’Attac et de la Fondation Copernic aboutisse à un premier texte 28. En 2017, seulement 4 % des PME de moins de 50 salariés sont dotées d’un délégué syndical.
« commun » qui appelle explicitement à se joindre à « l’acte 5 » des Gilets jaunes, c‘est-à-dire à leur cinquième semaine de mobilisation 29. D’après Jean-Michel Dumay, 42 % des adhérents de la CGT sont issus de la fonction publique, laquelle ne représente que 20 % des
dans la rue. emplois en France. Et dans le privé, 68 % de ses adhérents se trouvent dans les entreprises de plus de 500 salariés, c’est-à-dire où se
23. Ce mouvement traduit aussi une crise de légitimité des intellectuels et leur incapacité à soutenir effectivement cette lutte. Le fait que concentrent seulement un tiers des emplois et les plus fortes moyennes de salaire. À l’inverse, seuls 9 % travaillent dans des entreprises
de nombreux Gilets jaunes refusent « d’être parlés » par les élites n’explique pas tout. Peu d’intellectuels de gauche ont assumé ce qui de moins de 50 salariés. La CGT s’est éloignée des plus précaires, de « ce petit salariat à 1 500 euros qui était autrefois son public ». Voir
était autrefois une de leur mission : celle de s’engager aux côtés des opprimés. Jean-Michel Dumay, La CGT à l’heure des “gilets jaunes”, Le Monde diplomatique, mai 2019, p. 4 et 5.
24. Selon les termes que le président de la République utilisera pour ses vœux à la nation du 31 décembre 2018. 30. Alain Bihr, « Les “gilets jaunes”: pourquoi et comment en être? », Mediapart, 2 décembre 2018.
S’organiser
Les cabanes de Gilets jaunes ne
sont pas un simple local destiné à
l’organisation de la mobilisation.

pour tenir Elles sont aussi des lieux


d’accueil, d’écoute, d’entraide
qui permettent à certains d’avoir
une « maison » et qui produisent
un sentiment d’appartenance
à une « nouvelle famille ». Ces
lieux contribuent aussi à libérer la
parole et à offrir une place à celles
et ceux qui, habituellement, se

1
sentent étrangers ou inutiles dans
les luttes sociales traditionnelles. 21
Surtout, en entretenant des raisons
d’espérer, de construire ensemble,
en insufflant le sentiment de
participer à quelque chose de
« grand », la vie collective des
ronds-points a mis en suspens
le fatalisme qui dissuade toute
intention de transformation du
monde social.
Senlis, Chevrière, Bois de Lihus, Noyon… Dans l’Oise, un mois le lieu. Ailleurs encore, ce sont des gens usés par le travail
après le début de la mobilisation, une vingtaine de cabanes et le chômage, parfois à la limite de la rupture, qui relèvent
ont fleuri en plein hiver. Tout indique alors qu’elles passeront la tête, fiers de leur première participation à un mouvement
les saisons tant que le gouvernement n’aura pas réorienté social. Presque partout le mélange s’opère. Employés,
sa politique et réformé en profondeur les institutions. Les ouvriers, professions intermédiaires, artisans, chômeurs en
ronds-points sont choisis pour leur emplacement stratégique fin de droits, apprennent à lutter ensemble. Les « petites
(visibilité, proximité de péages ou des entrepôts industriels). différences » qui semblaient insurmontables s’effacent.
Si l’ancrage populaire se retrouve à peu près partout, chaque
campement a son style, sa culture, son fonctionnement.
Certains se limitent à des terre-pleins, une tonnelle et
quelques chaises, d’autres ressemblent presque à des Sandrina (ancienne responsable marketing aujourd’hui
villages de vacances. Les caractéristiques de chaque groupe au RSA) et Régis (chauffeur-livreur) déchargent des
façonnent l’organisation de ces microsociétés. Par endroits, palettes récupérées sur leur lieu de travail. Alors qu’une
ce sont des ronds-points de « copains » où l’entre-soi est vague de froid est prévue pour la fin de la semaine, elles
marqué et où l’étranger ose à peine entrer. Ailleurs, ce sont alimenteront le brasero de la cabane de Chevrières : une
principalement des militants ou des syndiqués, souvent en nécessité pour tenir ouvert en permanence ce nouveau lieu
colère contre la direction de leur organisation, qui tiennent de vie des Gilets jaunes.

22 23

L’égalité des territoires prévue par la Constitution est illusoire. et les services des urgences sont en grève contre le manque de
Délaissées au profit des métropoles, les villes moyennes moyens. Dans certains villages, des bureaux de poste ont fermé
et certaines zones rurales cumulent isolement, faibles ou sont ouverts moins de la moitié de la semaine, des classes
ressources, chômage, exil des jeunes et des diplômés… sont supprimées. Dans un tel contexte, l’usage de la voiture
Dans l’Oise où les Gilets jaunes sont très présents, la pauvreté n’est pas une commodité mais une nécessité.
est concentrée et parfois dramatique dans certains grands
centres urbains comme Creil, Montataire, Nogent-sur-Oise
ainsi que dans les communes de Beauvais et Compiègne. Les
inégalités étant cumulatives, la proportion de personnes non
scolarisées, sans diplôme ou seulement titulaires du brevet est
aussi de trois points supérieure à la moyenne nationale. Entre
2007 et 2013, plus de 10 000 emplois industriels ont disparu
sans être compensés par le secteur tertiaire. Seuls les services
non marchands (administration publique, enseignement,
santé, etc.) ont progressé entre 2007 et 2012 mais cette offre de
services tend elle aussi à se raréfier du fait du désengagement
de l’État. À l’échelon départemental, la maternité est menacée
24 25

L’identité d’un mouvement social se construit en le Sur le bord de la chaussée, Vincent, ancien réalisateur, Alors que depuis les années 1950, le niveau de vie moyen « Goudale » (ouvrier chez un artisan) et Thierry (chauffeur-
nommant et à travers des symboles qui sont d’autant « joue du drapeau tricolore ». À côté des références progressait, il régresse depuis le milieu des années 2000. livreur en arrêt maladie) viennent ici régulièrement avec
plus mobilisateurs qu’ils trouvent un écho chez certains populaires à la piraterie (comme la tête de mort qui annonce Mais c’est le niveau de vie moyen des 40 % des Français les leurs enfants. Dans les régions industrielles en déclin où les
manifestants. Alors que le drapeau rouge et le poing levé la victoire, le courage, le sens du sacrifice), le drapeau moins riches qui a le plus baissé entre 2008 et 2016. En raison artisans et commerçants ont également du mal à survivre et
évoquent les luttes du prolétariat au 19e siècle ou les grandes français est très mobilisé au sein du mouvement. Dans de la progression du chômage, du travail à temps partiel et à conserver leurs salariés, la précarisation des emplois et la
grèves de 1936, le gilet jaune renvoie au groupe très large l’esprit de nombreux manifestants, il renvoie d’abord aux d’une hausse du SMIC plus faible que celle de l’ensemble des concurrence subie par les petites entreprises rapprochent
des automobilistes qui peuvent tous tomber en panne et se Sans-culottes et à la révolution de 1789. salaires, l’écart entre le niveau de vie des plus riches et celui les différents groupes sociaux. Le clivage entre le salariat et
trouver en détresse au bord de la route. Le gilet jaune permet des plus pauvres s’est accru. Il a été aggravé par la forte les petits indépendants tend à s’atténuer. Leurs conditions
également d’établir un lien avec un pan du monde ouvrier : hausse des dépenses contraintes (logement, assurances, d’existence les rapprochent plus qu’elles ne les opposent et
les employés municipaux, les travailleurs sur les chantiers, abonnements), depuis les années 2000. leurs destins sont souvent liés.
etc. Son détournement signale la nécessité politique de
ralentir ou de s’arrêter. « Ne circulons pas, il y a ici quelque
chose à voir et à entendre. »
26 27

La possibilité de s’impliquer selon ses compétences, ses (page d) Bruno, Vincent et Anaïs préparent le grand panneau
motivations, ses contraintes explique aussi l’ancrage populaire qui signalera aux automobilistes le lieu de la prochaine
du mouvement. À travers la construction des cabanes, l’intérêt manifestation. En l’absence de relais médiatique, c’est la
pour la « pratique » ou le « concret », habituellement peu méthode la plus efficace pour toucher les sympathisants
valorisé dans les cercles militants, peut ici s’exprimer et être de la région qui n’ont pas Internet ou qui n’utilisent pas les
reconnu. À ceux qui sont les moins à l’aise avec la parole réseaux sociaux.
publique, le mouvement offre ainsi une place, une utilité. Il
autorise presque tout le monde à y participer.

Jean parcourt tous les jours 8 km en scooter pour venir au


campement. Marginal, ayant vécu dans les bois pendant
plusieurs années, il est l’un des principaux artisans de
la cabane du Bois de Lihus. Il termine ici l’isolation pour
les Gilets jaunes qui souhaitent rester dormir sur place.
Il construira aussi une grande scène pour accueillir un
spectacle lorsque le camp sera menacé d’expulsion.
28 29

Pour ceux qui sont invisibles dans l’espace public, pris dans Valérie (bénévole à la SPA) discute avec Claude (retraité) Situés sur des lieux « neutres » très différents des espaces Dans l’Oise, la plupart des camps accueillent des itinérants
des processus de rupture progressive des liens sociaux ou en préparant les thermos de café pour les visiteurs. Au Bois investis habituellement par les militants, les campements aux profils variés qui font des haltes pour déposer des
faisant l’expérience régulière du mépris, la sociabilité des de Lihus, l’organisation du camp repose sur une division du participent aussi à la reconstruction de liens sociaux dans des produits alimentaires ou du matériel destiné à améliorer
ronds-points offre un espace de revalorisation symbolique, travail implicite : aux hommes, les tâches impliquant la force zones géographiques où ils se sont en partie délités du fait de le confort du rond-point. Leur passage contribue au
un endroit où l’on retrouve une reconnaissance et des raisons physique ou tournées vers l’extérieur, comme les activités la fermeture des cafés, de la disparition des petits commerces caractère transgénérationnel, transclasse et transpolitique
d’être. dédiées à la visibilité du groupe (construction du bâti, de proximité, des fêtes de village, etc. du mouvement. Avec les automobilistes qui klaxonnent
confection des panneaux ou des pancartes) ; aux femmes, régulièrement en signe de solidarité, ces visites permettent
les missions d’accueil et d’intendance plutôt tournées vers également aux Gilets jaunes de se rattacher à une longue
l’intérieur comme la gestion des provisions alimentaires ou histoire de la solidarité et d’entretenir leur détermination.
des trousses à pharmacie, la préparation de petits plats…
Inscrite dans la division sexuée des tâches traditionnelles,
elle est rarement contestée. Elle offre des identités légitimes
aux hommes qui peuvent ainsi valoriser la force masculine
de travail. Quant aux femmes, la réimportation sur le
campement de savoir-faire domestiques leur permet de
trouver facilement une place dans le mouvement et de s’y
sentir spontanément utiles.
À travers les discussions entre des personnes d’âges 22 h 30, deux degrés Celsius, un vent de nord-est pique les
et de milieux différents, la découverte de problèmes et oreilles en ce début décembre. Il pleut. Au milieu d’un rond-
d’intérêts communs crée un sentiment d’appartenance à point situé à la sortie de l’autoroute près de Compiègne,
une communauté qui peut réduire la distance entre certains une cabane de fortune a été construite. Gaylord, Alex,
groupes sociaux. Beaucoup de conversations ont un contenu Jean-Claude, Jessica et sa mère sont emmitouflés sous
social et prennent la forme d’échanges sur les conditions de des couvertures. Un isolant recouvre les murs et des bottes
vie et de travail. Elles s’organisent de manière informelle, de paille, disposées sous deux matelas épais, les aident à
contrairement au fonctionnement plus procédural d’un se protéger du froid. Cette pièce fait alors office de salle
mouvement comme « Nuit debout ». Progressivement, la à manger et de chambre à coucher. Gaylord y reste dormir
consolidation de liens sociaux sur une base civique réduit la depuis deux semaines : « (Ici) y a des personnes d’une
distance au jeu politique. vingtaine d’années jusqu’à 50 ans avec lesquelles je parle
bien. Il y a des caristes, des personnes qui travaillent dans
le bâtiment, des personnes qui travaillent dans les bureaux,
y a vraiment de tout, c’est ça qui est bien. […] On a beau
être différents dans le mode de vie mais au final on peut
tous être solidaires et s’entraider. »

30 31

Le mouvement s’organise de deux façons. Par le biais des À Chevrières, c’est, paradoxalement, au plus froid de
réseaux sociaux qui permettent de rassembler, de s’organiser l’hiver, lorsque les conditions climatiques ont été les plus
et d’échanger sans passer par une organisation préexistante. rudes, que la sociabilité a été la plus intense. Plusieurs
Par l’intermédiaire du rond-point, point de rencontre physique fois par semaine, les Gilets jaunes se retrouvent autour
où s’exercent la souveraineté du groupe, la fraternité entre ses du brasero. Ces réunions permettent d’éprouver cette
membres, la solidarité de la population qui apporte son soutien « fraternité retrouvée » souvent soulignée. Elles offrent
moral. C’est sur le rond-point que les idées ou les rumeurs qui à certains un refuge où trouver une nouvelle famille. Pour
ont circulé dans les groupes Facebook sont validées ou rejetées, d’autres, surtout, elles réactivent des raisons d’espérer et de
où l’on décide de ce qu’on va faire le samedi : manifester à Paris, construire ensemble.
dans la métropole proche ou rester sur place afin d’organiser les
blocages ou les actions coup de poing.
32 33

Comment faire tenir tout le monde ensemble ? Comment éviter Dans certains endroits comme au Bois de Lihus, les Le rond-point est aussi un lieu d’encadrement des conduites Muriel, surnommée « Domu », fait partie de ces retraités
les divisions et la dispersion ? La vie collective sur les camps ressources culturelles des uns peuvent fédérer les groupes, et un relais des mémoires. La forte présence des femmes et qui sont des piliers du rond-point de Senlis. Ancienne
génère aussi son lot de tensions : conflits entre générations, les « faire tenir ». Mais ailleurs, ou plus tard, elles peuvent des retraités, très actifs au sein du mouvement, participe secrétaire de direction, elle parle trois langues. Pour elle
entre orientations politiques différentes, entre sexes, entre aussi démobiliser les personnes les moins à l’aise avec la directement à cet encadrement. et son mari, c’est l’augmentation du nombre de personnes
les tenants de modes d’action, radicaux ou pacifiques, etc. parole publique ou qui refusent de se voir déposséder de leur ayant recours aux Restos du cœur qui les a mobilisés en
Au fil du temps, les groupes se recomposent en fonction des rôle d’acteur du mouvement. faveur des Gilets jaunes. Engagée dans la vie associative,
affinités. Certains changent de ronds-points ou deviennent disposant davantage de temps et d’expérience, elle a établi
mobiles. avec d’autres un règlement intérieur qui met en garde
contre la consommation d’alcool. Inspirant la confiance,
elle participe aussi à la gestion des caisses de solidarité.
Surtout, parce qu’elle a vu se disloquer les solidarités à
l’échelle de son territoire, parce qu’elle a conscience de
l’évolution des inégalités sur une longue période, Muriel
comprend les jeunes générations, apaise les tensions et sert
d’intermédiaire entre milieux différents.
34 35

Les règlements intérieurs répondent d’abord à la nécessité de Les règles du campement de Senlis : « Le respect des autres ; Le mercredi après-midi, le campement du Bois de Lihus se Niko, 30 ans, aide-soignant : « Il y a une sorte de désespoir
maintenir la cohésion d’un groupe le plus large possible. Alors pas de voleur, nous sommes tous solidaires ; les canettes transforme en atelier dessin pour les enfants. En inventant de quand on se lève et qu’on sait qu’à la fin de la journée on
que certains Gilets jaunes ont des parcours de vie difficiles et ou bouteilles de verre dans une cagette pour les emporter nouvelles formes de vie collective, les Gilets jaunes tissent de n’obtiendra rien de plus que ce qu’on avait au matin. Donc
que l’expérience politique des uns et des autres est inégale, au container à verre ; respect de l’environnement : rien nouvelles amitiés, le temps s’organise autrement et le travail parfois c’est déprimant… Mais après, quand on passe la
des oppositions se dessinent au fil de l’occupation : certains par terre ; l’alcool est toléré jusqu’à un certain point ; des lui-même peut être vécu différemment. Pour les plus engagés, journée et qu’on rentre au campement, on retrouve les
voient dans le rond-point un nouveau lieu à squatter offrant toilettes de chantier sont à disposition, merci de les laisser le mouvement permet ainsi de s’arracher à soi-même et à sa camarades, on fait des actions, ça vous remonte un peu le
un peu de liberté et de dépaysement ; d’autres l’envisagent propres ; nous sommes tous des Gilets jaunes, on se bat vie antérieure. moral. On bricole, on fait des feux, on discute, on mange…
comme une ZAD où doivent s’expérimenter des formes d’auto- pour une même cause, alors restons corrects pour que tout C’est parfait. Et ça nous permet de rencontrer des gens qui
organisation populaire ou un mode de vie alternatif ; d’autres se passe bien ; toutes personnes violentes ou insultantes habitent pas loin de chez nous, qu’on n’a pas l’occasion
encore l’envisagent comme un simple lieu de réunion au seront priées de quitter le camp ! ; et tout le monde doit de rencontrer et qui nous correspondent plus que les gens
service de l’action politique. bosser… Merci » qu’on connaissait jusque-là. […] Même si on ne change pas
les lois, on pourra changer une partie de nos vies. C’est un
moindre mal. »
36 37

Dans l’Oise où les entreprises de logistique sont nombreuses, Ne pas se mettre à dos la population, l’inviter au contraire Parce que le gouvernement comprend très tôt que l’occupation Dès le 20 décembre 2018, le gouvernement demande aux
la solidarité est forte entre les Gilets jaunes et les chauffeurs à rejoindre les actions, tracter régulièrement, être partout… des ronds-points est à l’origine d’expériences souvent plus préfets l’évacuation des ronds-points occupés. Bien que
routiers. Directement touchés par la hausse du prix du Dans l’Oise, ces réflexes ne correspondent à aucun mot fortes et plus subversives que les manifestations du samedi, certains maires et gendarmes soient parfois solidaires des
carburant, ils savent qu’une alliance serait peut-être décisive. d’ordre mais sont partagés par la plupart des Gilets jaunes. ces lieux sont rapidement l’objet de toutes les pressions. De Gilets jaunes, des lieux de repli sont recherchés partout.
Début décembre, alors qu’un nombre croissant de stations- Ils permettent de gagner en crédibilité, de lutter contre fait, chez certains occupants, l’attachement à la cabane est Dans certains endroits, les occupants et les autorités se
service est en rupture de carburant suite à des blocages de la mauvaise image du mouvement donnée par les médias viscéral. Lorsque les conflits sont contenus et que l’entre‑soi livrent à une véritable guerre d’usure. Au Bois de Lihus, où
dépôts pétroliers par des Gilets jaunes, la pression monte pour dominants, de tisser des liens avec la population locale. Ils n’est pas trop marqué, les occupants pressentent que les la cabane est installée sur le terrain d’une ancienne station
le gouvernement. n’empêchent pas pour autant les accrochages avec certains cabanes sont l’espace idéal pour rassembler le plus de monde, d’essence abandonnée, une trentaine de Gilets jaunes
automobilistes excédés par les blocages. neutraliser les différences, faire tomber les préjugés. Pour tentent de négocier avec l’une des plus grosses entreprises
les plus précaires, ces nouvelles formes de vie collective pétrolières du monde.
contribuent à rompre leur isolement et leur sentiment
d’impuissance. Pour les plus militants et les plus mobilisés,
elles peuvent cristalliser toutes les colères, tous les espoirs et
former de nouvelles générations politiques. En somme, elles
offrent une occasion unique aux participants de se penser
comme un « peuple » fort, déterminé, uni enfin par des intérêts
communs et donc capable de « tout transformer ».
Romain
Une affaire de famille

39

Surnommé « Igor » sur le rond-point, en raison de sa carrure impressionnante, Romain est un


garçon discret, réservé qui écoute plus qu’il n’intervient. Âgé de 26 ans, il a enfilé le gilet jaune
dès le début du mouvement et a participé à la construction de la première cabane de Chevrières.
En manifestation, sur les barrages filtrants ou sur le rond-point, on le rencontre presque toujours
accompagné de son père. Son engagement est avant tout une « affaire de famille ».
triques et climatiques » lui est vendu par des profs et des amis. Il Romain jette ses forces dans la bataille. Dès le premier acte, ils sont
lui permet d’envisager « de bien gagner sa vie ». Mais l’année sui- tous les deux très présents sur les barrages filtrants. Avec d’autres,
vant l’obtention de son diplôme, il ne reçoit aucune réponse favo- ils participent activement à la construction d’une des premières
rable à ses candidatures. Le secteur est bouché : « Rapidement, cabanes du département et n’hésitent pas à rester y dormir cer-
j’ai été à la mission locale et au Pôle emploi, et puis j’ai dit que je taines nuits en plein cœur de l’hiver. Comme si la vie sociale sur le
prendrais tout ce qui viendrait… Et ils m’ont trouvé un contrat aidé. rond-point venait compenser la faiblesse des liens de sociabilité
C’était dans le bâtiment, on travaillait dans des immeubles tout ça, dans le cadre professionnel, Romain va s’y construire une seconde
on faisait les cages d’escalier. J’aimais bien ». En dépit des encou- famille : « Une fois j’ai passé toute la semaine là-bas. Enfin je ren-
ragements et de la satisfaction de son employeur, en dépit aussi trais quand même ici un peu pour me doucher tout ça, mais je ne
de son investissement, le contrat de Romain n’est pas renouvelé. restais pas longtemps. C’était au mois de décembre, j’avais pris
Il est plus rentable pour l’employeur d’embaucher un autre jeune, une semaine et j’étais resté là-bas. À la base je devais descendre
avec un statut aussi précaire. à Marseille, mais le match Marseille-Bordeaux a été reporté, donc
Dans l’impasse faute de relations et d’une formation scolaire mieux je suis resté ma semaine de vacances au rond-point. Au camping
adaptée ou plus élevée, Romain enchaîne alors les petits boulots. Il des Gilets jaunes ! […] Là-bas, on y parle de choses et d’autres, de
envisage même d’intégrer l’armée avant que la mission locale ne lui nos vies. Hier j’ai discuté avec Amandine qui disait “Je suis allée
propose un second poste au service des déchets d’un centre hospi- déposer les petits au foot.” Voilà, c’est des discussions sur la vie
talier. Bien que ce travail soit peu valorisé, Romain n’hésite pas. Au de tous les jours. »
fond, il ne demande pas la lune, juste un peu de stabilité et de recon- Ce besoin de recréer des sociabilités dans des espaces où elles se
naissance : « Pour l’instant, je suis aux déchets, donc c’est pas… On sont largement délitées explique que Romain vive les premiers mois
va chercher dans tous les services les déchets de l’hôpital. On est de son engagement avec l’enthousiasme et l’engouement propres
une équipe de six, et on tourne… Parfois, je fais aussi le courrier, ça à l’espoir d’un nouveau départ où « tout serait possible ». Les nou-
j’aime bien, je remplace le vaguemestre quand il est en vacances. velles rencontres et l’investissement dans des aménagements pra-
C’est sympa, tu vois plus de monde, et puis les gens ils te regardent tiques auxquels chacun et chacune peuvent contribuer expliquent
40 autrement. Parce que quand tu pousses une benne de déchets, les
gens ils ne te regardent même pas. Là, quand tu es au courrier, tout
l’effervescence collective des premiers mois et le sentiment inédit
pour beaucoup de Gilets jaunes d’une puissance commune. Pour
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le monde te dit “Bonjour”. Ça je le ressens beaucoup… » éviter le fameux « creux de la vague » que certains connaîtront au
Cet emploi n’est pas moins précaire que le précédent. Mais comme bout de longs mois de mobilisation, il faut investir le lieu, l’occu-
pour de nombreux vacataires du secteur public, il offre à Romain per le plus souvent possible, ritualiser certaines facettes de cette
Se stabiliser, s’installer et accéder à la propriété La grande sœur de Romain est devenue employée municipale. La la perspective d’un emploi stable à moyen terme. « Ça fait plus « solidarité retrouvée » et inventer sans cesse de nouveaux pré-
Le père de Romain, Jean-Claude, est un ouvrier originaire de Picardie. stabilité de son emploi, un CDI qui fait la fierté de sa mère, lui a de quatre ans maintenant que j’y suis. Mais renouvelé à chaque texte pour « faire groupe ». Comme l’explique Romain, maintenant
Sa mère, Évelyne, est sans emploi mais elle a d’abord été employée de permis de louer un appartement à deux pas du domicile parental : fois quoi… Au début j’avais un contrat d’un mois et demi, après j’ai que le camp est confortable, « il faut le faire vivre ». Aujourd’hui,
maison au service de petits notables, puis aide à domicile auprès de « Ma fille, elle est aussi juste là, à trois minutes. Elle a pris son eu trois mois, puis après six mois, six mois. Et depuis septembre « le rond-point il est tellement beau qu’on n’a plus grand-chose à
personnes âgées. Comme de nombreuses femmes de son milieu et de appartement, mais elle est courageuse parce qu’il ne lui reste pas là, je suis stagiaire pendant un an ». Sa mère ajoute : « Et lui, il a faire dessus… Si ! On va peut-être faire un terrain de pétanque. »
sa génération, l’arrivée du premier enfant l’amène à arrêter son travail grand-chose. Elle a fait des crédits pour ses meubles, pour sa voi- une sacrée chance, parce que pour des anciens, ça fait depuis des Là où les vies individuelles sont parfois objectivement et subjec-
pour se consacrer à sa famille. « J’ai arrêté parce que j’ai eu mes deux ture… Bon ce qu’elle a, elle l’a payé elle-même, mais c’est dur. » années que c’est comme ça ». Ainsi, même s’il a parfois le senti- tivement bloquées, l’aménagement collectif du rond-point auto-
gamins. J’ai tout arrêté parce que ça ne servait à rien : la nounou, les Romain, quant à lui, n’a pas encore la situation professionnelle lui ment que «  tout cela ne mène à rien », Romain s’accroche à l’espoir rise une forme de projection dans le futur. Pour de nombreux Gilets
impôts, les transports… Avec mon petit salaire, mon mari m’a dit “Tu permettant de s’installer. La cohabitation avec ses parents est le d’une titularisation. Dans ses bons jours, il s’autorise à envisager jaunes, il contribue aussi à ouvrir leur espace des possibles sur le
arrêtes tout, tu restes à la maison avec les gamins, c’est mieux.” » seul moyen de « s’en sortir ». une formation de brancardier pour monter en grade. Une façon de plan amical, professionnel, politique. Mais surtout, la vie sociale
Pendant dix-sept ans, Évelyne et Jean-Claude habitent avec leurs rentabiliser son corps de « grand gaillard » sur un marché du travail qui s’organise sur le camp permet de revaloriser collectivement
enfants un petit appartement dans une commune située à la péri- Prendre ce qui vient qui condamne les petits diplômés à des formes d’éternisation dans des manières de faire, de penser, de sentir qui ne le sont généra-
phérie de Compiègne. À force d’économies et surtout grâce à un Dans un système scolaire qui classe, qui trie et qui, statistique- le précariat. lement que dans le monde privé des classes populaires. Supporter
petit héritage, ils parviennent à devenir propriétaires d’un logement ment, relègue les jeunes d’origine populaire dans ses segments de l’Olympique de Marseille, Romain organise souvent ses vacances
qui faisait partie d’un parc HLM. Leur ancien appartement est prati- les moins prometteurs sur le plan professionnel, Romain ne fait Des vacances au « camping des Gilets jaunes » en fonction des matchs de football où il se rend accompagné de
quement accolé au nouveau. Ils peuvent encore le voir de la fenêtre pas exception : à défaut de « bons » résultats au collège et d’une C’est en partie dans le cadre professionnel, à l’hôpital, que Romain ses amis. Il joue également au basket-ball, participe à des courses
du salon : « Avant on habitait là-bas, au fond à gauche, où il y a la connaissance suffisante des hiérarchies des filières, Romain se devient Gilet jaune. Son « sous-chef », comme il l’appelle, encou- à pied dans la région. Il est le batteur de la fanfare de l’harmonie
porte rouge. C’était aussi une HLM. Ici ça fait deux ans qu’on est ins- laisse orienter au lycée vers l’enseignement professionnel. Le titre rage le jeune homme à s’engager avant de lui en faire le reproche. municipale où sa sœur pratique aussi la musique. Pour Romain,
tallés et on est bien ! On a beaucoup plus de lumière, c’est calme. » un peu ronflant de « technicien en installation de systèmes élec- Mais c’est surtout avec son père, pourtant jamais syndiqué, que ces différentes activités représentent autant de supports et de
on est dégoûtés… Après, ça a été la gauche, et puis après, ça a
été le Front national. Parce que on ne savait plus, on était perdus,
on ne savait plus quoi penser, quoi faire. […] Même papa hein ! À
un moment, on disait : “Oui il y en a marre, on ne vote plus, mais
comme le vote blanc il ne sert à rien, malheureusement” ».
Ce rapport désabusé et anti-idéologique à la politique permet de
comprendre les espoirs que mettent Évelyne et sa famille dans le
combat des Gilets jaunes.

Une femme fière de ses hommes


Évelyne fait partie de ces femmes invisibles qui participent en cou-
lisse à la ténacité du mouvement. Comme d’autres, elle a consacré
l’essentiel de sa vie à l’éducation de ses enfants et à l’économie
domestique. Victime depuis plusieurs années de problèmes de santé
invalidants, elle ne peut ni manifester ni se rendre sur les ronds-
points. Mais sa résistance au fatalisme et ses convictions concer-
nant les revendications des Gilets jaunes contribuent beaucoup à
l’entretien de la combativité de son fils et de son mari. Sur Facebook,
elle affiche en « profil » une photographie les représentant tous les
deux en manifestant place de la République à Paris. Elle fait aussi
partie des personnes très actives sur la toile qui traquent et par-
tagent les nombreuses vidéos sur le sujet. Depuis cinq mois, elle dis-
cute beaucoup avec les membres de sa famille et les voisins, au point
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Loin d’être sans effet, ce soutien inconditionnel aux Gilets jaunes,
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lui permet de vivre ce combat par procuration et d’entretenir l’es-
poir d’un avenir meilleur pour « ses hommes » et pour elle-même :
« J’ai beaucoup de problèmes de santé donc je ne suis pas très cos-
prétextes pour « se retrouver » entre amis ou en famille. Et elles lui aussi solidaire de ses camarades de condition. « Les ouvriers taud. Mais je suis à 100 % avec les Gilets jaunes ! Je suis très très
contribuent aussi à façonner l’image et l’organisation des diffé- ont dit qu’il y allait avoir une manifestation, du coup, moi j’y suis solidaire avec eux. Avec tous les Gilets jaunes ! […] Mon mari Jean-
rents camps, à leur donner leur « style », leur « identité » et donc allé avec deux trois potes, et on avait fait à peu près le même tra- Claude, je lui dis : “Vas-y ! Fonce. T’inquiète pas pour moi, même si
à construire le sentiment d‘appartenance collective. Ainsi, pour jet qu’avec les Gilets jaunes. D’ailleurs c’est comme ça que j’ai eu je suis toute seule, vas-y aux Gilets jaunes” : […] Moi, je suis fière
Romain, « faire les Gilets jaunes » s’incarne d’abord dans le fait de l’idée du trajet de la dernière manif… […] Papa aussi il y est allé. Il de mes hommes ! »
se réunir et de se sentir en famille : « On fait des repas ! Une fois a même brûlé des pneus, tout ça. Il faisait les trois-huit à l’époque,
même on était vingt. Chez Nico, on était même une quinzaine. Et c’était pas pareil. À Conti, il y avait Claudine et Jean-Marie, Manu
souvent on se rassemble. Si ça tenait qu’à moi, on serait tout le aussi et puis ceux de Beauvais. Ah oui, on en parlait beaucoup,
temps tous ensemble. » presque autant que les Gilets jaunes, et puis les pauvres gens ils en
pouvaient plus. Il y en a beaucoup qui se sont effondrés. D’autres
Entre engagements et désillusions qui se sont suicidés. »
Jamais un mouvement social n’avait pris une telle importance dans La famille met aussi un point d’honneur à exprimer son mécon-
la vie quotidienne de Romain, mais ce n’est pas la première fois qu’il tentement par les urnes. Évelyne et Jean-Claude affirment avoir
prend position politiquement. Lycéen, Romain manifeste en soutien toujours exercé leur droit de vote, puis leurs enfants avec eux dès
aux ouvriers de l’usine Continental, un premier combat contre une qu’ils l’ont pu. Très éloignés d’une logique idéologique partisane qui
fermeture qui a marqué l’histoire de nombreuses familles populaires se traduirait par une fidélité inconditionnelle à un parti politique, ils
de la région. À l’époque, Romain se mobilise moins par le biais de piochent à droite ou à gauche et parfois ils « se perdent » comme
son lycée que via son réseau de sociabilité d’enfance. Il y va avec le dit Évelyne : « Nous, en fait, on a tout voté. Au début, c’était
ses copains du quartier et rejoint les connaissances de son père, la droite, ça remonte loin hein. Mais ça, on a complément arrêté,

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