Vous êtes sur la page 1sur 18

8 L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA RilPRODUCTIBILITÉ 9

AVANT-PROPOS de la production. Leur dialectique n'est pas


moins perceptible dans la superstructure que
Lorsque Marx entreprit l'analyse du mode de dans l'économie. C'est pourquoi on aurait
production capitaliste, ce mode de production tort de sous·estimer la valeur polémique de
était à ses débuts. Marx orienta ses analyses de pareilles thèses. Elles écartent une série de
telle sorte qu'elles reçurent valeur de pronostic. concepts traditionnels - création et génie,
Il remonta aux rapports fondamentaux de la valeur d'éternité et mystère -, dont l'applica-
production capitaliste et les représenta de tion incontrôlée (et pour l'instant difficile à
telle façon qu'ils révélèrent ce qu'on pouvait contrôler) conduit à l'élaboration des faits
encore, dans l'avenir, attendre du capitalisme. dans un sens fasciste. Dans ce qui suit, les concepts
La conclusion fut qu'on pouvait en attendre, que nous introduisons dans la théorie de l'art se
non seulement une exploitation renforcée des distinguent des concepts plus courants en ce qu'ils
prolétaires, mais finalement aussi l'instaura- sont complètement inutilisables pour les buts du
tion de conditions qui rendent possible sa fascisme. En revanche ils sont utilisables pour
propre suppression. formuler des exigences révolutionnaires dans la
La transformation de la superstructure, plus politique de l'art.
lente que celle de l'infrastructure, a demandé
plus d'un demi-siècle pour faire valoir dans
tous les domaines culturels le changement des
conditions de production. Sous quelle forme
s'est fait ce changement, on ne peut le préciser Il est du principe de l'œuvre d'art d'avoir tou-
qu'aujourd'hui. On est en droit d'attendre de jours été reproductible. Ce que des hommes
ces précisions qu'elles aient aussi valeur de avaient fait, d'autres pouvaient toujours le
pronostic. Mais à ces attentes correspondent refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les
moins des thèses sur l'art prolétarien après la élèves dans l'apprentissage de l'art, par les
prise du pouvoir, encore moins sur la société maîtres pour la diffusion de leurs œuvres, enfin
sans classes, que des thèses sur les tendances par des tiers par amour du gain. Par rapport à
évolutives de l'art dans les conditions présentes ces procédés, la reproduction technique de
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ H

l'œuvre d'art représente quelque chose de nou- distingue l'exécution du dessin sur une pierre
veau, un phénomène qui se développe de façon de son incision dans un bloc de bois ou sur une
intermittente au cours de l'histoire, par bonds planche de cuivre, permit pour la première fois
successifs séparés par de longs intervalles, mais à l'art graphique de mettre ses produits sur le
avec une intensité croissante. Les Grecs ne marché, non seulement en masse (comme ille
connaissaient que deux procédés techniques faisait déjà), mais sous des formes chaque jour
de reproduction: la fonte et l'empreinte. Les nouvelles. Grâce à la lithographie, le dessin
bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient put accompagner désormais la vie quotidienne
les seules œuvres d'art qu'ils pouvaient repro- de ses illustrations. Il commençait à marcher
duire en série. Les autres ne comportaient qu'un au même pas que l'imprimerie. Mais à peine
seul exemplaire et ne se prêtaient à aucune quelques dizaines d'années s'étaient-elles
technique de reproduction. Avec la gravure sur écoulées depuis la découverte de la lithogra-
bois, on réussit pour la première fois à repro- phie que la photographie, à son tour, allait la
duire le dessin, bien longtemps avant que supplanter dans ce rôle. Avec elle pour la pre-
l'imprimerie permît la reproduction de l'écri- mière fois, dans le processus de la reproduction
ture. On connaît les immenses transformations des images, la main se trouva déchargée des
introduites dans la littérature par l'imprimerie, tâches artistiques les plus importantes, les-
c'est-à-dire par la reproduction technique de quelles désormais furent réservées à l'œil rivé
l'écriture. Mais, quelle qu'en soit l'importance sur l'objectif. Et comme l'œil saisit plus vite que
exceptionnelle, elles ne représentent qu'un la main ne dessine, la reproduction des images
cas particulier du phénomène que nous envi- put se faire désormais à un rythme si accéléré
sageons ici à l'échelle de l'histoire universelle. qu'elle parvint à suivre la cadence de la parole.
Le Moyen Âge ajoutera à la gravure sur bois L'opérateur du cinéma, en filmant, fixe les
la gravure sur cuivre, au burin et à l'eau-forte, images en studio, aussi vite que l'acteur dit son
le début du xrx• siècle la lithographie. texte. Si la lithographie contenait virtuellement
Avec la lithographie,les techniques de repro- le journal illustré, la photographie contenait
duction atteignent un stade fondamentalement virtuellement le cinéma. À la fin du siècle
nouveau. Le procédé beaucoup plus direct, qui dernier on s'attaqua au problème que posait
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE
DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
la reproduction des sons. Tous ces efforts con-
vergents permettaient de prévoir une situation
que Valéry caractérise ainsi: "Comme l'eau, À la plus parfaite reproduction il manquera
comme le gaz, comme le courant électrique toujours une chose: le hic et nunc de l'œuvre d'art
viennent de loin, dans nos demeures, répondre - l'unicité de son existence au lieu où elle se
à nos besoins moyennant un effort quasi nul, trouve. C'est cette existence unique pourtant, et
ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles elle seule, qui, aussi longtemps qu'eUe dure, subit
ou auditives, naissant et s'évanouissant au le travail de l'histoire. Nous entendons par là
moindre geste, presque à un signe Vén r900,
1
."
aussi bien les altérations subies par sa structure
la reproduction technique avait atteint un niveau
matérielle que ses possesseurs successifs'. La
où elle était en mesure désormais, non seulement
trace des altérations matérielles n'est décelable
de s'appliquer à toutes les œuvres d'art du passé et que grâce à des analyses physico-chirniques
impossibles sur une reproduction; pour déter~
d'en modifier, de façon très profonde, les modes
d'action, mais de conquérir elle-même une place miner les mains successives entre lesquelles
parmi les procédés artistiques. À cet égard rien
l'œuvre d'art est passée, il faut suivre toute une
n'est plus révélateur que la manière dont ses tradition en partant du lieu où se trouve 1'original.
Le hic et nunc de l'original consrirue ce qu'on
deux manifestations différentes - la reproduc-
tion de l'œuvre d'art et l'art cinématographique appelle son authenticité. Pour établir l'authen-
- agissent en retour sur les formes artistiques ti-cité d'un bronze, il faut parfois recourir à des
traditionnelles. analyses chimiques de sa patine; pour démon-
trer l'authenticité d'un manuscrit médiéval, il
faut parfois établir qu'il provient réellement d'un

L Bien entendu, l'histoire d'une œuvre d'artne se limite pas


à ces deux éléments: celle de la Joconde, par exemple, doit
I. Paul Valéry, "La conquête de l'ubiquité", Pièces our l'art,
tenir compœ aussi de la façon dom on l'a copiée au XVII', au
Paris, Gallimard, I934>P· 105. [N.d.T.: Œuvres, Paris, Gallimard,
XVIII' et au XIX' siècles, et de la quantité même de ces copies.
Bibliothéque de la Pléiade, t. 11, 1960, p. , ~84 oq. (R.R.)]
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
dépôt d'archives du XV" siècle. Tout ce qui relève l'original qui échappent à l'œil et ne sont saisis-
r
de authenticité échappe à la reproduction - et bien sables que par un objectif librement déplaçable
entendu pas seulement à la reproduction technique'. pour obtenir divers angles de vue; grâce à des
Mais, en face de la reproduction faite de main procédés comme l'agrandissement ou le ralenti,
d'homme et généralement considérée comme on peut atteindre des réalités qu'ignore toute
un faux, l'origlnal conserve sa pleine autorité; il vision naturelle. Voilà pour le premier point. En
n'en va pas de même en ce qui concerne la repro- second lieu, la reproduction technique peut
duction technique. Et cela pour deux raisons. En transporter la reproduction dans des situations
premier lieu, la reproduction technique est plus où l'original lui-même ne saurait jamais se trou-
indépendante de l'original que la reproduction ver. Sous forme de photographie ou de disque,
manuelle. Dans le cas de la photographie, par elle permet surtout de rapprocher l'œuvre du
exemple, elle peut faire ressortir des aspects de récepteur. La cathédrale quitte son emplacement
réel pour venir prendre place dans le studio d'un
amateur; le mélomane peut écouter à domicile
L C'est précisément parce que l'authenticité n'est pas le chœur exécuté dans une salle de concert ou
reproductible que le développement intensif de certains en plein air.
procédés techmques de reproduction a permis d'établir Les conditions nouvelles dans lesquelles le pro-
des différences et des degrés dans l'authenticité elle-même. duit de la reproduction technique peut être placé
A cet égard le commerce d'art a joué un rôle important. ne remettent peut-être pas en cause l'existence
Celui-ci avait un intérêt immédiat à pouvoir distinguer même de l'œuvre d'art, elles déprécient en tout
différents tirages d'une planche, avant et aprés la lettre, cas son Jn"c et nunc. Il en va de mème sans doute
différents tirages d'une grovure, etc. Avec la découverte de pour autre chose que l'œuvre d'art, et par exemple
la gravure sur bois, on peut dire que l'authenticité des pour le paysage qui défile devant le spectateur
œuvres était attaquée à sa racine, avant même d'avoir d'un film; mais quand il s'agit de l'objet d'art,
atteint à une floraison qui devait l'enrichir encore. En cette dépréciation le touche en son cœur, là où
réalité, à l'époque où elle fut faite, une Vierge du Moyen îl est vulnérable comme aucun objet naturel:
Âge n'était pas encore "authentique", elle l'est devenue dans son authenticité. Ce qui fait l'authenti-
au cours des siècles suivants, et surtout peut-être au XIX'. cité d'une chose est tout ce qu'elle contient de
,, L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTlBILITÉ '7

transmissible de par son origine, de sa durée de s'offrir au récepteur dans la situatl'on oû il se trouve,
matérielle à son pouvoir de témoignage historique. elle actualise l'objet reproduit. Ces deux processus
Comme cette valeur de témoignage repose sur sa aboutissent à un puissant ébranlement de la chose
durée matérielle, dans le cas de la reproduction, transmise, ébranlement de la tradition qui est la
où le premier élément - la durée matérielle - contrepartie de la crise que traverse actuellement
échappe aux hommes, le second -le témoignage l'humanité et de son actuelle régénération. Ils
historique de la chose - se trouve également sont en étroite corrélation avec les mouvements
ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est de masse contemporains. Leur agent le plus puis-
ainsi ébranlé, c'est l'autorité de la chose 1 • sant est le film. Même considérée sous sa forme
Tous ces caractères se réswnent dans la notion la plus positive, et précisément sous cette forme,
d'aura, et on pourrait dire: à l'époque de la repro- on ne peut saisir la signification sociale du cinéma
ductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre si l'on néglige son aspect destructeur, son aspect
d'art, c'est son aura. Ce processus a valeur de cathartique: la liquidation de la valeur tradition-
symptôme; sa signification dépasse le domaine nelle de l'héritage culturel. Ce phénomène est
de l'art. On pourrait dire, de façon générale, que la particulièrement sensible dans les grands films
technique de reproduction détache robjet reproduit historiques. Il intègre à son domaine des régions
du dornaine de la tradition. En multipliant les exem- toujours nouvelles. Lorsque Abel Gance s'écriait
plaires, elle substitue à son occurrence unique son avec enthousiasme en 1927: "Shakespeare,
existence en série. Et en permettant à la reproduction Rembrandt, Beethoven feront du cinéma. [... ]
Toutes les légendes, toute la mythologie et tous
les mythes, tous les fondateurs de religion et
1. La plus lamentable représentation de Pausr dans un toutes les religions elles-mêmes [... ] attendent
théâtre de province est supérieure à un film sur le même leur résurrection lumineuse, et les héros se
sujet, en ceci du moins qu'elle rivalise idéalement ~vec bousculent à nos portes pour entrer'", il nous
la création de la pièce à Weimar. Tous les contenus tradi- conviait sans s'en douter à cette vaste liquidation.
tionnels dont on peut se souvenir au pied de la rampe, n'ont
plus aucune valeur devant l'écran: le fait, par exemple, que '·Abel Gance, "Le temps de l'image est venu", L'Art
Méphisto renvoie à Merck, l'ami de jeunesse de Goethe. cmémarographique u, Paris, F. Alcan, 1927, p. 94-96.
,, L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ

Ill tradition classique qui avait mis cet art aux


oubliettes, ont eu les premiers l'idée d'en tirer
Sur de longues périodes de l'histoire, avec tout le des conclusions quant au mode de perception
mode d'existence des communautés humaines, on propre au temps où il était en honneur. Quelle
voit également se transformer leur façon de perce- que fût la portée de leur découverte, elle se
voir. La manière dont opère la perception -le trouva réduite parce que ces chercheurs se
médium dans lequel elle s'effectue- ne dépend contentèrent de mettre en lumière les caracté-
pas seulement de la nature humaine, mais aussi ristiques formelles propres à la perception du
de l'histoire. À l'époque des Grandes Invasions, Bas-Empire. Ils ne tentèrent pas - l'espoir
dans l'industrie artistique du Bas-Empire' et leur était peut-être même interdit- de montrer
chez les auteurs de la Genèse de Vienne•, on ne les transformations sociales révélées par ces
trouve pas seulement un art différent de celui changements de la perception. Nous sommes
des Anciens, mais une autre manière de per- mieux placés qu'eux aujourd'hui pour le com-
cevoir. Les savants de l'école viennoise, Riegl prendre. Et, s'il est vrai que les changements
etWickhoff, en s'opposant à tout le poids de la auxquels nous assistons au niveau de la percep-
tion peuvent s'entendre comme un déclin de
l'aura, nous sommes en mesure d'en indiquer
r. N.d.T.: Allusion au titre d'un des principaux ouvrages les causes sociales.
d'Aloïs Riegl (1~58-I905), Die s:piitr6mùche Kunstmdusrrie, C'est aux objets historiques que nous appli-
Vienne, Üstcrreichische Staatsdruckerei, 1901, 1927 et quions plus haut cette notion d'aura, mais, pour
1964. (R.R.) mieux l'éclairer, il faut envisager l'aura d'un objet
2. N.d.T .. Allusion au titre de l'ouvrage de FranzWickhoff naturel. On pourrait la définir comme l'unique
(et Wilhelm Ritter von Hartel), Die W"ùme~· Genes&s, Vienne, apparition d'un lointain, si proche soit-il. Suivre
F. Tempsky, 1895. (R.R.) [N .d.E.: Cet auteur analyse la du regard, un après-midi d'été, la ligne d'une
nouveauté de la Genèse de Vienne, codex du Vl' siècle chaîne de montagnes à l'horizon ou une branche
appartenant aux manuscrits dits "pourpres" et dont les qui jette son ombre sur lui, c'est, pour l'homme
enluminures, au style naturaliste, témoignent clairement, qui repose, respirer l'aura de ces montagnes ou
dans leur composition, d'un souci didactique.] de cette branche. Cette description permet
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ

d'apercevoir aisément les conditionnements et possible répétition. Sortir de son halo l'objet,
sociaux auxquels est dû le déclin actuel de l'aura. détruire son aura, c'est la marque d'une percep-
Il tient à deux circonstances, liées l'une et l'autre tion dont le "sens de l'identique dans le monde'"
à 1'importance croissante des masses dans la s'est aiguisé au point que, moyennant la repro-
vie actuelle. Car rendre les choses spatialement et duction, elle parvient à standardiser l'unique'.
humainement "plus proches" de soi, c'est chez les Ainsi se manifeste dans le domaine de l'intuitionJ
masses d'aujourd'hui~ un désir tout aussi passionné quelque chose d'analogue à ce qu'on observe dans
que leur tendance à déposséder tout phénomène de son le domaine théorique avec l'importance crois-
unicité au mtryen d'une réception de sa reproduction. sante de la statistique. L'alignement de la réalité
De jour en jour le besoin s'impose de façon plus sur les masses et des masses sur la réalité est un
impérieuse de posséder l'objet d'aussi près que processus d'immense portée, tant pour la pensée
possible, dans l'image ou, plutôt, dans son reflet, que pour l'intuition.
dans sa reproduction. Et il est incontestable que,
telles que la fournissent le journal illustré et les
actualités filmées, la reproduction se distingue de <V
l'image. En celle-ci unicité et durée sont aussi
étroitement liées que le sont en celle-là fugacité L'unicité de l'œuvre d'art et son intégration à la
tradition ne sont qu'une seule et même chose.

1. Que les choses deviennent "humainement plus


proches" des masses, cela peut ûgnifier qu'on ne tient plus 1. N.d.T.: Voir Johannes Vilhelm Jensen (écrivain danois,
compte de leur fonction sociale. Rien ne garantit qu'un 1873-1950), Exomche Nove/lm, Berlin, S. Fischer, 1909. (R.R.)
portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre 2. N.d.T.: Passage emprunté presque littéral=ent à la
chirurgien prenant son petit-déjeuner entouré de sa "Petite histoire de la photographie", voir Œuvres II, Paris,
famille, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu'un Gallimard, coll. Folio, p. 311. (M.D.G)
peintre du XVI' siècle [sic) qui, comme le Rembrandt de 3· N.d.T.: Ici, comme dans la dernière phrase de cet
la Leçan d'anatomie, présentait au public de son temps une alinéa, la traduction française de 1936 donne pour
haute image de ses médecins. Anschauung (intuition)· "réceptivité". (R.R.)
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ '3

Mais cette tradition elle-même est une réalité termes, la valeur tmique de l'œuvre d'art "authen-
vivante, extrêmement changeante. Une statue tique" se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d'usage
antique de Vénus, par exemple, appartenait à une originelle et première. Aussi indirect qu'il puisse être,
autre tradition chez les Grecs, qui en faisaient ce fondement est encore reconnaissable, comme
l'objet d'un culte, et chez les clercs du Moyen un rituel sécularisé, jusque dans les formes les
Âge, qui y voyaient une malfaisante idole. Mais plus profanes du culte de la beauté•.Au moment
les uns et les autres avaient pareillement devant du premier ébranlement grave qui l'affecte, le
eux l'unicité de cette statue, autrement dit son culte profane de la beauté, né à la Renaissance
aura. Le mode d'intégration primitif de l'œuvre et resté en vigueur durant trois siècles, révèle ce
d'art à la tradition trouvait son expression dans fondement.
le culte. On sait que les plus anciennes œuvres Quand apparaît le premier mode de reproduc-
d'art naquirent au service d'un rituel, magique tion vraiment révolutionnaire - la photographie
d'abord, puis religieux. Or, c'est un fait de la plus
haute importance que ce mode d'existence de
l'œuvre d'art, lié à l'aura, ne se dissocie jamais r. À mesure que se sécularise la valeur cultuelle de l'image,
absolument de sa fonction rituelle'. En d'autres l'idee du substrat de son unicité devient plus diffuse. De
plus en plus, à l'unicite de ce qui apparaît dans l'image
cultuelle, le spectateur tend à substituer l'unicite empirique
r. Définir l'aura comme "l'unique apparition d'un loin- du créateur ou de son activité créatrice. Sans doute la sub-
tain, si proche soit-il", c'est exprimer la valeur cultuelle de stitution n'est jamais intégrale, la notion d'authenticité ne
l'œuvre d'art en termes de perception spatio-temporelle. cesse Jamais de renvoyer à quelque chose de plus qu'une
Lointain s'oppose à proche. Ce qui est e.<,,enn"ellemem loin- simple garantie d'origine (l'exemple le plus significatif étant
tain est inapprochable. En effet, le caractère inapprochable ici celui du collectionneur qui ressemble toujours un peu à
est l'une des principales caractéristiques de l'image servant un adorateur de fétiches et qui, par la possession même de
au culte. Celle-ci demeure par sa nature un "lointain, si l'œuvre d'art, participe à son pouvoir cultuel). Malgré tout,
proche soit-il". La proximité que l'on peut atteindre par le rôle que joue le concept d'authenticité dans l'étude de
rapport â sa réalité matérielle ne porte aucun préjudice au l'art est sans ambiguïté: avec la sécularisation de l'art,
caractère lointain qu'elle conserve une fois apparue. l'authenticité devient le substitut de la valeur cultuelle.
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
(contemporaine elle-même des débuts du socia- plus applicable à la production artistique, toute la
lisme) -,l'art sent venir la crise que personne, fonction de l'art se trouve bouleversée. Au lieu de
cent ans plus tard, ne peut plus nier, et il y réagit reposer sur le rituel, elle se fonde désormais sur une
par la doctrine de "l'art pour l'art", qui n'est autre pratique: la politique.
autre qu'une théologie de l'art. C'est d'elle
qu'est né ce qu'il faut appeler une théologie
négative sous la forme de l'idée d'un art "pur", une condition extérieure de leur diffusion massive. La repro-
qui refuse non seulement toute fonction sociale, ductibilité technique de.< films est mhbente à la technique même
mais encore toute évocation d'un sujet concret. de leur productum. Celle-ci ne permet pas seulement, de la façon
(En littérature Mallarmé fut le premier à occu- la plus immédiate, la diffuswn massive des films, elle l'exige.
per cette position.) Car les frais de production sont si élevés que, si l'individu
Pour étudier l'œuvre d'art à l'ère de sa repro- peut encore, par exemple, se payer un tahleau, il est exclu
ductibilité technique, il faut tenir compte de ces qu'il achète un film. Des calculs ont montré qu'en r927
contextes. Car ils mettent en lumière le fait qui l'amortissement d'un grand film exigeait qu'il fût vu par
est ici décisif: pour la première fois dans l'his- neuf millions de spectateurs. Au début, il est vrai, l'invention
toire universelle, l'œuvre d'art s'émancipe de du parlant a constitué une régression; son public a été
l'existence parasitaire qui lui était impartie dans limité par les frontières linguistiques, à l'époque même où
le cadre du rituel. De plus en plus, l'œuvre d'art le fascisme insistait sur les intérêts nationaux. Cette régres-
reproduite devient reproduction d'une œuvre s!On, vite atténuée par l'usage de la postsynchronisation,
d'art conçue pour être reproductible De la 1
• doit moins nous retenir que le rapport avec le fascisme. Les
plaque photographique, par exemple, on peut deux phénomènes sont simultanés parce qu'ils sont liés à la
tirer un grand nombre d'épreuves; il serait crise économique. Les mêmes perturbations qui, à l'échelle
absurde de demander laquelle est authentique. générale, ont conduit à chercher les moyens de sauvegarder
Mais, dès lors que le critère d'authenticité n'est les rapports de propriété par la force, ont amené le capital
investi dans le cinéma, menacé par la crise, à hâter la mise
au point du parlant. Celui-ci produisit un soulagement pas-
r. À la différence de ce qui se passe en littérature ou en sager, non seulement en mobilisant de nouveau les masses
peinture, la reproductibilité technique des films n'est pas pour la fréquentation des cinémas, mais encore en liant
,, L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ 57

un public important les regarde simultané- pu tenter de la présenter aux masses dans des
ment est un premier symptôme de la crise de musées et des expositions, les masses ne pou-
la peinture, qui n'a pas été seulement provo- vaient elles-mêmes s'organiser et se contrôler
quée par l'invention de la photographie, mais, dans la réception'. C'est pourquoi justement
d'une manière relativement indépendante de ce même public qui, en présence d'un film
cette découverte, par la prétention de l'œuvre burlesque, a une réaction progressiste, a, vis-
d'art à s'adresser aux masses. à-vis du surréalisme, une attitude retardataire.
Or, justement, la peinture n'est pas en mesure
de fournir matière à une réception collective
simultanée, comme ce fut le cas, depuis tou- Xllf
jours, pour l'architecture, et, pendant un certain
temps, pour la poésie épique, comme c'est le cas Ce qui caractérise le cinéma n'est pas seule-
aujourd'hui pour le cinéma. Encore qu'on ne ment la manière dont l'homme se présente à
puisse guère en tirer aucune conclusion quant
au rôle social de la peinture, il est certain qu'il
y a là un très sérieux inconvénient dès lors que, 1. Cette façon de considérer les choses peut sembler
par suite de circonstances particulières et d'une grossière. Mais, comme le montre l'exemple du grand théo-
façon qui contredit jusqu'à un certain point à ricien Léonard de Vinci, on peut patfaitement recourir, il
sa nature, elle est directement confrontée aux point nommé, à des considérations grossiéres. Comparant
masses. Dans les églises et les cloîtres du Moyen musique et peinture, Léonard écrit: "La peinture domine
Âge, dans les cours princières jusqu'à la fin du la musique, parce qu'elle n'est pas forcée de mourir chaque
xvrue siècle environ, la réception collective fois, après sa création, comme l'infortunée musique [ ... ].
des peintures n'avait rien de simultané, mais La musique, qui s'évapore à mesure qu'elle naît, est infé-
s'effectuait d'une manière infiniment graduée rieure à la pcinrure, que l'mnploi du verni> a rendue éternelle"
et hiérarchisée. Le changement intervenu à cet ([Leonardo da Vinci, Framrmmti letterarii e filosojia] cité par
égard traduit le conflit particulier dans lequel Fernand Baldensperger, "Le raffermissement des techniques
la peinture s'est trouvée engagée du fait de la dans la littérature occidentale de 184o",Revue de littérature
reproductibilité technique de l'image. Si l'on a comparée, n° 1, XVII, Paris, 1935, p. 79). (W.B.)
l''
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ 59

l'appareil de prise de vues, c'est aussi la façon qu'offrent la peinture ou le théâtre, ce n'est là
dont il se représente, grâce à cet appareil, le que l'envers de cette situation. Par rapport à la
monde qui l'entoure. Un regard sur la psycho- peinture, la performance représentée par le
logie expérimentale nous a montré que l'appareil film est bien plus facilement analysable en rai-
peut jouer un rôle de test. Un regard sur la psy- son d'une description incomparablement plus
chanalyse éclairera l'appareil d'un autre côté. précise de la situation. Par rapport au théâtre,
En effet, le cinéma a enrichi notre attention par cette supériorité tient à ce que la performance
des méthodes que vient éclairer la théorie freu- représentée par le film permet d'isoler les élé-
dienne. Il y a cinquante ans, on ne prêtait guère ments à un degré bien plus élevé. Ce fait - et
attention à un lapsus échappé au cours d'une de là vient son importance principale - tend à
conversation. Que ce lapsus ouvrît d'un seul favoriser la mutuelle compénétration de l'art et
coup de profondes perspectives sur une con- de la science. En effet, lorsqu'on considère un
versation qui semblait se dérouler de la façon comportement en l'isolant bien proprement à
la plus superficielle, fut sans doute un cas l'intérieur d'une situation déterminée- comme
exceptionnel. Depuis la Psychopathologie de la on découpe un muscle dans un corps -, on ne
vie quotidienne, les choses ont bien changé. En peut plus guère savoir ce qui nous y fascine le
même temps qu'elle les isolait, la méthode de plus: sa valeur artistique ou son utilité pour la
Freud a permis l'analyse de réalités qui jus- science. Grâce au cinéma- et ce sera là une de ses
qu'alors se perdaient, sans qu'on y prît garde, fonctions révolutionnaires - on pourra reconnaître
dans le vaste flot des choses perçues. En élargis- dorénavant l'identité entre l'exploitatz"on artistique
sant le monde des objets auxquels nous prenons de la photographie et son exploitation scientifique,
garde, dans l'ordre visuel et désormais égale- le plus souvent divergentes jusqu'ici'.
ment dans l'ordre auditif, le cinéma a eu pour
conséquence un semblable approfondissement
de l'aperception. Que les performances mon- r. À çet égard la peinture de la Renaissance nous fournit
trées par lui puissent être analysées de façon une analogie fort instructive. Là aussi, nous trouvons un
beaucoup plus exacte et sous un bien plus art dont l'incomparable essor et l'importance reposent,
grand nombre de points de vue que celles pour une grande part, sur le fait qu'il intègre un grand
6o L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
Si le cinéma, en faisant des gros plans sur ses débris largement dispersés, nous faisons
l'inventaire des réalités, en relevant des détails tranquillement d'aventureux voyages. Grâce au
généralement cachés d'accessoires familiers, en gros plan, c'est l'espace qui s'élargit; grâce au
explorant des milieux banals sous la direction ralenti, c'est le mouvement qui prend de nou-
géniale de l'objectif, d'une part, nous fait mieux velles dimensions. Le rôle de l'agrandissement
connaître les nécessités qui règnent sur notre n'est pas simplement de rendre plus clair ce que
existence, il parvient, d'autre part, à nous ouvrir l'on voit "de toute façon", seulement de façon
un champ d'action immense et que nous ne moins nette, mais il fait apparaître des struc-
soupçonnions pas. Nos bistros et les rues de tures complètement nouvelles de la matière;
nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres de même, le ralenti ne met pas simplement en
meublées, nos gares et nos usines semblaient relief des formes de mouvement que nous
nous emprisonner sans espoir de libération. connaissions déjà, mais il découvre en elles
Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de d'autres formes, parfaitement inconnues, "qui
ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers n'apparaissent nullement comme des ralen-
carcéral, si bien que maintenant, au milieu de tissements de mouvements rapides, mais
comme des mouvements singulièrement glis-
sants, aériens, surnaturels'". Il est bien clair, par
nombre de scienœs nouvelles, ou du moins de données conséquent, que la nature qui parle à la caméra
nouvelles empruntées à ces sciences. Il revendique l'ana- n'est pas la même que celle qui parle aux yeux.
tomie et la perspective, les mathématiques, la météorolo- Elle est autre surtout parce que, à l'espace où
gie et la théorie des couleun;. "Quoi de plus loin de nous, domine la conscience de l'homme, elle substi-
écrit Valéry, que l'ambition déconcertante d'un Léonard, tue un espace où règne l'inconscient. S'il est
qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une banal d'observer, sommairement, la démarche
suprême démonstration de la connaissance, pensait qu'elle d'un homme, on ne sait rien assurément de son
exigeât l'acquisition de l'omniscience et ne reculait pas
deVllllt une analyse générale dont la profondeur ct la pré-
cision nous confondent?" (Paul Valéry, "Autour de Corot", 1. Rudolf Arnhe1m, Der Film als Kunst, op. à~ [n. ,, p. 41 ],
Pièces sur l'art [N.d.T.: m Œuvres, op. âr., t. n, p. 1323]). p. 138.
,, L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
attitude, dans la fraction de seconde où il allonge l'avenir. Toute forme artistique pleinement développée
son pas. Nous connaissons en gros le geste se trouve, en effet, au croisement de trois lignes évolutives.
que nous faisons pour saisir un briquet ou une En premier lieu, la technique tend vers une certaine forme
cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du artistique. Avant le cinéma, on a connu de petits livres
jeu qui se déroule réellement entre la main et composés de photos qui, sous la pression du pouce, se
le métal, à plus forte raison des changements succédaient à toute vitesse devant les yeux, donnant la
qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos vision d'un match de boxe ou de tennis; on trouvait dans
diverses humeurs. C'est dans ce domaine que les ba~ars des automates où le déroulement des images
pénètre la caméra, avec ses moyens auxiliaires, était provoqué par la rotation d'une manivelle. En second
ses plongées et ses remontées, ses coupures et lieu, les formes d'art traditionnelles, à certains stades de
ses isolements, ses ralentissements et ses accé- leur développement, tendent péniblement vers des effets
lérations du mouvement, ses agrandissements qui, plus tard, sont obtenus sans effort par la nouvelle
et ses réductions. Pour la première fois, elle forme d'art. Avant que le film fût en faveur, les dadaïstes,
nous ouvre l'accès à l'inconscient visuel, comme par leurs manifestations, cherchaient à susciter dans le
la psychanalyse nous ouvre l'accès à l'incon- public un mouvement que Chaplin, par la suite, devait
scient pulsionnel. provoquer d'une façon plus naturelle. En troisième lieu,
des transformations, souvent peu apparentes, de la societe
tendent vers un changement du mode de réception, dont
ne bénéficiera que la nouvelle forme d'art. Avant que le
cinéma eût commencé à former son public, les gens se
L'une des tâches primordiales de l'art a été rassemblaient déjà au Panorama impérial pour voir des
de tout temps de susciter une demande, en images (qui avaient déjà cessé d'être immobiles). Ce public
un temps qui n'était pas mûr pour qu'elle se trouvait devant un paravent où étaient installés des
pût recevoir pleine satisfaction'. L'histoire stéréoscopes, chaque stéréoscope étant orienté vers l'un
des spectateurs. Devant ces appareils apparaissaient
automatiquement des images successives qui s'arrêtaient
J. Selon le mot d'André Breton, l'œuvre d'art n'a de un instant, avant de laisser place à la suivante. C'est encore
valeur que dans la mesure où elle frémit des ri:flexes de avec des moyens analogues qu'Edison révélait à un petit
L'ŒUVRE n'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ 65

de chaque forme artistique comporte des littérature) les effets que le public demande maime-
époques critiques, où elle tend à produire des nant au cinéma.
effets qui ne pourront être obtenus sans effort Chaque fois que l'on suscite une demande
qu'après modification du niveau technique, foncièrement nouvelle, frayant la voie à l'avenir,
c'est-à-dire par une nouvelle forme artistique. elle dépasse son propos. Ce fut si vrai dans le
C'est pourquoi les extravagances et les outran- cas des dadaïstes qu'ils sacrifièrent, au profit
ces qui se manifestent surtout aux époques d'intentions plus profondes- dont ils n'étaient
de prétendue décadence naissent en réalité évidemment pas conscients sous la forme où
de ce qui constitue au cœur de l'art le centre nous les décrivons ici -, les valeurs commer-
de forces historiques le plus riche. Tout récem- ciales exploitées avec tant de succès par le
ment encore on a vu le dadaïsme produire à cinéma. Les dadaïstes attachaient beaucoup
satiété de telles manifestations barbares. moins de prix à 1'utilité mercantile de leurs
Nous comprenons aujourd'hui seulement à œuvres qu'au fait qu'elles étaient irrécupé-
quoi tendait cet effort: le dadaïsme cherchait à rables pour qui voulait devant elles s'abîmer
produire, par les moyens de la peinture (ou de la dans la contemplation. Un de leurs moyens les
plus usuels pour atteindre à ce but fut l'avi-
lissement systématique de la matière même de
groupe de spectateurs la première bande filmée (avant leurs œuvres. Leurs poèmes sont des "salades
qu'on eUt découvert l'écran et la projection); le public de mots", ils contiennent des obscénités et tout
regardait fixement un appareil dans lequel se dérou- ce qu'on peut imaginer comme détritus ver-
laient les images. Au demeurant le spectacle présenté au baux. De même leurs tableaux, sur lesquels
Panorama impérial traduisait d'une façon particulièrement ils collaient des boutons ou des tickets. Par
claire la dialectique de l'évolution. Peu de temps avant que ces moyens, ils détruisirent impitoyablement
le cinéma permette une vision collective des images ani- toute aura de leurs produits auxquels, au
mées, grâce à ce système de stéréoscope, bien vite démodé, moyen de la production, ils infligèrent le
cc qui domine une fois encore est la vision individuelle, stigmate de la reproduction. Devant un
avec la même force que la contemplation de l'image divine tableau d'Arp ou un poème de Stramm, on
par le prêtre dans la cella. n'a pas, comme devant une toile de Derain
66 L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
ou un poème de RHke, le loisir de se recueillir et Que l'on compare l'écran sur lequel se déroule
de l'apprécier. Au recueillement, qui est devenu le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau.
pour une bourgeoisie dégénérée l'école du com- Cette dernière invite le spectateur à la contem-
portement asocial, s'oppose ici la distraction plation; devant elle, il peut s'abandonner à ses
en tant que modalité du comportement social 1 • associations d'idées. Rien de tel devant les prises
Effectivement les manifestations dadaïstes de vues du film. À peine son œil les a-t-il saisies
produisirent une distraction très puissante en qu'elles se sont déjà métamorphosées. Impossi-
faisant de l'œuvre d'art un objet de scandale. ble de les fixer. Duhamel, qui déteste le cinéma,
Il s'agissait avant tout de satisfaire une exi- qui ne comprend rien à sa signification, mais
gence: provoquer l'outrage public. non sans avoir saisi quelques éléments de sa
De spectacle attrayant pour l'œil ou de sono- structure, souligne ce caractère lorsqu'il écrit:
rité séduisante pour l'oreille, l'œuvre d'art, "Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les
avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur images mouvantes se substituent à mes propres
en était frappé. L'œuvre acquit une qualité tac- pensées'." Effectivement le processus d'associa-
tile. Elle favorisa ainsi la demande sur le marché rion du spectateur qui regarde ces images est
cinématographique, car l'aspect distrayant du aussitôt interrompu par leur métamorphose.
film a lui aussi en premier lieu un caractère C'est de là que vient l'effet de choc exercé par
tactile, en raison des changements de lieux et de le film et qui, comme tout choc, ne peut être
plan qui assaillent le spectateur par à-coups. amorti que par une attention renforcée,. Par sa
technique, le cinéma a délivré l'effet de choc physique

1. L'archétype théologique de ce recueillement est la con-


science d'être seul à seul avec Dieu. Aux grandes époques de r. Georges Duhamel, Scènes de la vie futr.<re, Paris,
la bourgeoisie, cette conscience a rendu l'homme assez libre [Mercure de France], 1930, p. 52.
et assez fort pour secouer la tutelle de l'Église. Au temps de 2. Le film est la forme d'art qui correspond à la vie de
sa décadence, la même conscience devait favoriser chez plus en plus dangereuse à laquelle doit faire face l'homme
l'individu nne secrète tendance à priver la commnnauté des d'aujourd'huL Le besoin de s'exposer à des effets de choc
forces qu'il met en œuvre dans sa rclauon avec Dieu. est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent.
68 L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ

de la gangue morale où le dadaïsme l'avait en aujourd'hui, transformée. La quantité est devenue


quelque sorte enfàmé '. qualité. La masse accrue des intéressés a généré
un type d'imérêt bien différent. Que cet intérêt
apparaisse d'abord sous une forme décriée ne
xv doit pas tromper l'observateur. Nombreux
pourtant sont ceux qui, s'en tenant à cet aspect
La masse est une matrice d'où toute attitude superficiel de la question, l'ont dénoncé avec
habituelle à l'égard des œuvres d'art renaît, passion. Parmi ces critiques, Duhamel est le
plus radical. Le principal reproche qu'il fait
au cinéma est le type d'intérêt qu'il suscite
Le cinéma correspond à des modifications profondes de chez les masses. Selon lui, le film "est un diver-
l'appareil perceptif, celles mêmes que vit aujourd'hui, à tissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés,
l'échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une de créatures misérables, ahuris par leur beso-
rue de grande ville, à l'échelle de l'histoire, n'importe quel gne et leurs soucis [ ... ], un spectacle qui ne
citoyen d'un État contemporain. demande aucun effort, qui ne suppose aucune
1. Comme pour Je dadaïsmc,on peut tirer du cinéma suite dans les idées, ne soulève aucune ques-
d'importants enseignements pour le cubisme et le futurisme. tion, n'aborde sérieusement aucun problème,
Ces deux mouvements apparaissent comme des tentatives n'allume aucune passion, n'éveille au fond
insuffisantes de l'art pour tenir compte, à leur façon, de des cœurs aucune lumière, n'excite aucune
l'intrusion des appareils dans la réalité. À la différence du espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour
cinéma, ils n'ont pas utilisé ces appareils pour donner du 'star' à Los Angeles'". On le voit bien, c'est au
réel une représentation artistique; ils ont plutôt allié en fond toujours la vieille plainte: les masses
quelque sorte la représentation du réel à celle de l'appa- cherchent à se distraire, alors que l'art exige le
reillage. Dans le cubisme, le pressentiment de la construction recueillement. C'est un lieu commun. Reste à
de cet appareillage, reposant sur l'effet opt1que, joue le rôle
prépondérant; dans le futurisme, c'est le pressentiment des
effets de cet appareillage, tel que le cinéma les mettra en r. Georges Duhamel, Scènes de la vie future, op. cit. [n.I,
valeur grâce au déroulement de la pellicule. p. 68], p. )8.
L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ ,,
savoir si c'est là un point de vue favorable à la l'enfance des peuples, a disparu en Europe à
réflexion sur le cinéma. Il faut y regarder de la fin de la Renaissance. Le tableau de chevalet
plus près. L'opposition entre distraction et est une création du Moyen Âge et rien ne garantit
recueillement peut encore se traduire de la qu'il doive durer indéfiniment. En revanche,
façon suivante: celui qui se recueille devant le besoin humain de se loger est permanent.
une œuvre d'art s'y abîme; il y pénètre comme L'architecture n'a jamais chômé. Son histoire
ce peintre chinois dont la légende raconte que, est plus longue que celle de n'importe quel
contemplant son tableau achevé, il y disparut 1
• autre art et, pour rendre compte de la relation
Au contraire, la masse distraite recueille l'œuvre qui lie les masses à l'œuvre d'art, il est impor-
d'art en elle 2 • Les édifices en sont les exemples tant de penser aux effets que cet art exerce sur
les plus évidents. De tout temps, l'architecture elles. Les édifices font l'objet d'une double
a été le prototype d'une œuvre d'art perçue réception: par l'usage et par la perception. En
de façon à la fois distraite et collective. Les lois termes plus précis: d'une réception tactile et
de la réception dont elle a fait l'objet sont les d'une réception visuelle. On méconnaît du
plus instructives. tout au tout le sens de cette réception si on se
Depuis la préhistoire, les hommes sont des la représente à la manière de la réception
bâtisseurs. Maintes formes d'art sont nées et recueillie, bien connue des voyageurs qui visi-
ont disparu. La tragédie apparaît avec les tent des monuments célèbres. Dans l'ordre
Grecs pour mourir avec eux et ne voir renaître, tactile, il n'existe, en effet, aucun équivalent
de longs siècles plus tard, que ses "règles" de à ce qu'est la contemplation dans l'ordre
fabrication. Le poème épique, qui remonte à visueL La réception tactile se fait moins par
voie d'attention que par voie d'accoutu-
mance. Celle-ci régit même, dans une large
r. N.d.T.: Version française de I936: "qui disparut dans mesure, la réception visuelle de l'architecture,
le pavillon peint sur le fond de son paysage". (R.R.) réception qui, par nature, consiste bien
2. N.d.T.: La version française de I936 ajoute ici: "elle moins dans un effort d'attention que dans
lui transmet son rythme de vie, elle l'embrasse de ses une perception incidente. Or, en certaines
tlots". (R.R.) circonstances, ce type de réception développé
,, L'ŒUVRE D'ART À L'ÉPOQUE DE SA REPRODUCTIBILITÉ 73

au contact de l'architecture acquiert une cultuelle, ce n'est pas seulement parce qu'il
valeur canonique. Car des tâches qui s'imposent transforme chaque spectateur en expert, mais
à la perception humaine aux grands tournants de encore parce que l'attitude de cet expert au
l'histoire il n'est guère possible de s'acquitter par cinéma n'exige de lui aucun effort d'attention.
des moyens purement visuels, autrement dit par Le public des salles obscures est bien un exa-
la contemplation. Pour en venir à bout, peu à peu, minateur, mais un examinateur distrait.
il faut recourir à la réception tactile, c'est-à-dire
à l'accoutumance.
L'homme distrait est patfaitement capable de ÉPILOGUE
s'accoutumer. Disons plus: c'est seulement par
notre capacité d'accomplir certaines tàches de La prolétarisation croissante de l'homme
façon distraite que nous nous prouvons qu'elles d'aujourd'hui et le développement croissant des
nous sont devenues habituelles. Au moyen de la masses sont deux aspects d'un même processus
distraction qu'il est à même de nous offrir, l'art historique. Le fascisme voudrait organiser les
établit à notre insu le degré auquel notre aper- masses récemment prolétarisées sans toucher au
ception est capable de répondre à des tâches régime de la propriété, que ces masses tendent
nouvelles. Et comme, au demeurant, l'individu cependant à supprimer. Il croit se tirer d'affaire
est tenté de se dérober à ces tâches, l'art s'atta- en permettant aux masses, non de faire valoir
quera à celles qui sont les plus difficiles et les leurs droits, mais de s'exprimer'. Les masses
plus importantes toutes les fois qu'il pourra
mobiliser les masses. C'est ce qu'il fait aujour-
d'hui au cinéma. La réception par la distraction, r. TI faut le souligner ici, par rélerence surtout a= actualités
de plus en plus sensible aujourd'hui dans tous les filmées, dont la valeur de propagande ne saurait être sous-
domaines de l'art, et symptôme elle-même d'impor- estimée: à la reproduction en masse correspond, en effer, tme
tantes mutations de la perception, a trouvé dans le reproductiiYI'I des masses. Dans les grands cortèges de fête, dans
cinéma l'instrument qui se prête le mieux à son exer- les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives
cice. Par son effet de choc, le cinéma favorise un qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin,
tel mode de réception. S'il fait reculer la valeur c'est-à-dire en toutes ces occasions où intervient aujourd'hui

Vous aimerez peut-être aussi