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POSTFACE À LA STRUCTURE PSYCHOLOGIQUE DU FASCISME, DE

GEORGES BATAILLE
Michel Surya

Editions Lignes | « Lignes »

2009/3 n° 30 | pages 153 à 166


ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260414
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Postface à La Structure psychologique
du fascisme, de Georges Bataille  1

Michel Surya

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« Nous risquons, si nous ne faisons pas un
sérieux effort d’analyse, qu’un jour proche ou
lointain la guerre nous trouve impuissants, non
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seulement à agir, mais même à juger. »


Simone Weil 2

L’œuvre de Bataille est connue maintenant, ou on le croit. Pour


connue qu’elle soit en effet, ou qu’on le croie, certains moments
de celle-ci ne cessent pas de surprendre cependant. Ainsi celui qui
le voit passer de l’allégresse, de l’extravagance même, une extrava-
gance heureuse – théorique, morale, esthétique, etc. –, des textes
qu’il a donnés à la revue Documents, à la gravité, à l’angoisse même
de ceux qu’il donnera aussitôt à la revue La Critique sociale. Étrange
passage, si l’on y pense, et si soudain : semblait-il que rien ne serait
de force à résister aux premiers ? Qu’ils allaient, nécessairement, à
toute force, « tout renverser », comme il s’en était fait la promesse
adolescent ? Pourtant, les suivants donneraient au contraire l’im-
pression que c’est la pensée en général – la sienne y compris – qui
ne serait pas de force à résister à la puissance de ce qui s’y opposait ;
qui ne saurait pas empêcher que ce qui s’y opposait, nécessaire-
ment, les renverserait, les emporterait.

1. Ce texte est la postface à l’édition de La Structure psychologique du fascisme,


qui paraît aux éditions Lignes le 13 octobre 2009.
2. S. Weil, « Réflexions sur la guerre », in La Critique sociale, n° 10,
octobre 1933.
154 Postface à La Structure psychologique du fascisme

Il y a, des textes donnés à Documents à ceux donnés à La


Critique sociale, un saut. Un saut qui ne se mesure pas d’emblée.
Qu’on ne mesure qu’à la condition de le faire à ce qui était en
train de changer. Un changement lui-même démesuré. Bataille
en eut l’intuition. Cette intuition, il ne l’eut pas seul. Le monde
était stable, il était prospère, qu’il conspirait à ruiner. Ce monde
connaîtrait en effet la ruine, mais pas celle à laquelle il conspirait.

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Il n’était déjà plus temps de prétendre le renverser, plus même
celui de le préserver. Il n’y avait pas quatorze ans que la Première
Guerre mondiale était finie ; il n’y en aurait pas sept que la Seconde
n’éclate (en 1930, un électeur sur deux était un ancien combattant ;
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un électeur sur deux, sans doute aussi, en serait un futur).


La crise aura très vite eu raison de la paix qui s’était installée
comme la paix avait vite eu raison du souvenir que la guerre avait
laissé (mais nul ne s’attardait trop au prix que celle-ci avait alors
coûté aux vainqueurs, non plus qu’à celui qu’elle coûtait encore aux
vaincus). La crise : dès 1929 aux États-Unis, ce qu’il n’y a personne
à ignorer ; mais en 1932 seulement en Europe. Il y aura fallu ce
temps : trois années, où l’on a généralement pensé qu’elle ne fran-
chirait pas l’Atlantique. Ce qu’il était peut-être permis de penser au
gouvernement français, qui l’affirmait : la France ne jouissait-elle pas
d’une situation statistiquement flatteuse ? Au point qu’il n’y avait pas
jusqu’à la situation internationale qui n’inspirât l’optimisme à celle-
ci. Étrange optimisme, au moins anachronique (en septembre 1929,
à la tribune de la Société des nations, Briand proposa la création
d’une fédération des États-Unis d’Europe) – que n’assombrit ni
l’exception que constituait l’Italie (à moins qu’on n’y vît qu’une
pauvre parodie d’un militarisme définitivement révolu), ni le récent
bouleversement qu’avait représenté la révolution russe.
Début 1931, c’en est pourtant fini de cette félicité factice :
effondrements progressifs des exportations françaises (de 1930 à
1935), des cours agricoles (en 1932), de la production des matières
premières (en cinq ans, moins 40 % pour le charbon et l’acier,
moins 50 % pour l’aluminium) ; multiplication par huit du chômage
en quatre ans (lequel est loin cependant d’atteindre le niveau de
beaucoup d’autres pays – 5 millions en Allemagne en 1931 par
exemple)… Le monde ne pouvait plus être le même ni ne le serait
plus. L’Allemagne la première, où la crise se fit plus vite et plus
Michel Surya 155

violemment sentir, montra le chemin de ce qu’il allait devenir : le


31 juillet 1932, le Parti national-socialiste emporte les élections légis-
latives allemandes ; le 30 janvier 1933, Hindenburg, réélu président
l’année précédente, cède le pouvoir à Hitler, auquel le Reichstag
accorde les pleins pouvoirs (Bataille note aussitôt : « Le 30 janvier
1933 est certainement l’une des dates les plus sinistres de notre époque ») ;
le 2 novembre 1933, Elisabeth Förster-Nietzsche reçoit Hitler au

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Nietzsche-Archiv et prétend témoigner auprès de celui-ci de l’anti-
sémitisme de son frère ; le 12 novembre 1933, plébiscite sur le réar-
mement allemand : 95 % d’opinions favorables ; le 30 juin 1934, nuit
dite « des longs couteaux » ; février 1934 : échec d’un soulèvement
socialiste à Vienne (G. Bataille : « Cette nouvelle catastrophique se laisse
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lire sans la moindre hésitation : Autriche nazie. ») – ce que confirmera


l’assassinat, le 30 juillet, du chancelier Dollfuss, etc.
Les convulsions allemandes se ressentirent aussitôt en France : le
6 mai 1932, le président Doumer est assassiné ; le 27 mai, Barbusse
et Rolland lancent dans L’Humanité un appel à l’union de tous
contre la guerre, sans distinction d’appartenance politique ; appel
auquel les surréalistes répondent au moyen d’un tract intitulé :
« La mobilisation contre la guerre n’est pas la paix » ; l’instabilité
ministérielle persiste : cinq ministères en moins de 18 mois ; en
février 1933, parution de la traduction d’extraits de Mein Kampf ; en
novembre 1933, fondation du Parti socialiste français (PSF), animé
par Déat (slogan : « Ordre, Autorité, Nation ») ; le 23 décembre 1933,
début de l’affaire Stavisky, lequel mourra le 8 janvier 1934 dans
des conditions sur lesquelles l’opinion ne s’accordera pas ; créa-
tion de nouvelles ligues, « Solidarité française » et le « Francisme »,
lesquelles s’ajoutent à Action française, aux Jeunesses patriotes, aux
Volontaires nationaux et aux Croix-de-Feu (ces seules dernières
revendiquent quelque 150 000 adhérents) ; le 6 février 1934, mani-
festation des ligues devant le Palais-Bourbon : 15 morts, 2 000
blessés ; le 12 février 1934, grève générale et manifestation spon-
tanément unitaire de la gauche, dont naîtra le Front populaire. Le
3 mars, naissance d’un Comité de vigilance antifasciste, etc.
« La structure psychologique du fascisme » parut au terme
de cette courte séquence, en deux livraisons (en novembre 1933
[n° 10] et mars 1934 [n° 11]), dans la revue La Critique sociale,
que Boris Souvarine avait créée en 1931, revue communément
156 Postface à La Structure psychologique du fascisme

qualifiée de « communiste oppositionnelle 1 ». Quasi simultanément,


en septembre 1933, Wilhelm Reich, publia au Danemark ce que
lui-même appela un livre de « psychologie politique » dont le titre et
les thèmes évoquent singulièrement ceux de « La Structure psycho-
logique du fascisme » : La Psychologie de masse du fascisme 2.

ii

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Bataille commence donc par désigner le monde homogène.
C’est en soi un indice du changement qui a déjà eu lieu et qu’il
n’est pas le dernier à avoir gagné. Auparavant, il se serait contenté
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de parler de l’hétérogène (de l’hétérologie, plus exactement, ainsi


qu’il l’a fait dans L’Anus solaire 3, et « La Notion de dépense 4 », où il
l’a le mieux analysée et caractérisée), le seul à l’intéresser en réalité
– le seul à alimenter la promesse d’un renversement inconditionné.
Ce n’est pas le cas ici. Et la question qu’il pose en premier, après
qu’il a défini que l’homogène est ce qui est « commensurable », défi-
nition minimale, c’est : quelle consistance a-t-il ? Une consistance
considérable, à n’en pas douter (la preuve en est que c’est à peine
si les menées révolutionnaires le menacent réellement). Pas une
consistance si considérable cependant que des éléments ne s’en
dissocient. Il y a donc lieu d’opposer au théorème de base selon
lequel l’opération d’homogénéisation est « tendancielle », comme il
l’affirme (caractéristique qui assortit sa définition), l’observation
qui veut que cette tendancialité souffre l’exception de dissocia-
tions incontrôlables et nombreuses. Cette dissociabilité de certains
éléments homogènes, à la faveur de circonstances désagrégatives

1. La Critique sociale, revue des idées et des livres, a fait l’objet d’une réédition
intégrale (1931-1934) aux éditions de La Différence en 1983, précédée d’un
texte – contestable – de son directeur – Boris Souvarine – dans lequel celui-ci
se livre à un aussi tardif que violent règlement de comptes avec Bataille.
2. W. Reich, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Petite bibliothèque Payot,
2001, pour l’édition ici citée. J’établirai, en notes, quelques ponts entre leurs
deux analyses qu’il ne s’agit pas, pour proches qu’elles soient, de confondre ;
dont il s’agit encore moins d’exagérer les similitudes. Je précise que ces deux
textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.
3. G. Bataille, L’Anus solaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, t. i,
p. 79-86.
4. G. Bataille, « La Notion de dépense », Œuvres complètes, op. cit., t. i, p. 302-320.
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(récession, crise), est une idée-force du début de ce texte (une idée


simple, aussi bien, qui ne va pas expressément contre l’analyse
marxiste ; en ce point comme en plusieurs autres, Bataille s’accorde
avec elle, qu’il n’abandonne que dans un second temps). La
question se pose cependant : qui ces éléments soudain dissociés
rejoignent-ils ? Avec qui composent-ils ? Le prolétariat ? Pas néces-
sairement : ne serait-ce que parce qu’il ne dépend pas des circons-

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tances (en le cas présent, la crise de 1929) que celui-ci soit en
soi extérieur au monde homogène. Hétérogène, le prolétariat l’est
certes, et par nature, encore, corrige Bataille, qu’il ne l’est qu’en
partie – et il s’écarte par là de Marx –, n’étant pas moins partie
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intégrante de l’homogénéité en tant que celle-ci fait de lui un agent


de sa production. Subite tergiversation, selon toute apparence ? Il
faudrait en effet pouvoir choisir : soit l’opération d’homogénéisa-
tion est tendancielle, auquel cas il n’y a pas jusqu’au prolétariat
à n’être lui aussi homogénéisable, soit celui-ci lui est irréductible,
auquel cas la tendancialité de l’homogénéisation connaît avec lui
ses limites (on comprend en même temps que Bataille hésite : du
choix à faire, c’est la destinalité révolutionnaire du prolétariat qui
dépend).
De cette dissociation, à laquelle il faut revenir, Bataille dit
encore, on a pu le lire, qu’elle « n’atteint des formes aiguës et dange-
reuses que dans la mesure où une partie appréciable de la masse des
individus homogènes cesse d’avoir intérêt à la conservation de la forme
d’homogénéité existante (non parce que celle-ci est homogène, mais au
contraire parce qu’elle est en train de perdre son caractère propre) 1 ». Ce
qui dit aussi bien l’équivoque de l’interprétation qu’on est fondé
à en tirer : en effet, c’est en tant que ce monde cesse d’être assez
homogène pour l’être même pour eux, autrement dit c’est en tant que
celui-ci les éjecte, que les éléments dissociés deviennent par le coup
« hétérogènes ». Par le coup, c’est-à-dire non sans souffrir de l’être
ni sans être prêts à peser dans le sens des processus susceptibles de
les réhomogéniser (sans abonder dans le sens de quelque processus
que ce soit, qui, fût-ce sous le couvert d’une accentuation passa-
gère de leur hétérogénéisation, les reconduira vers la consistance
perdue de l’homogénéité que l’État seul règle et régule). Ce dont il

1. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 14.


158 Postface à La Structure psychologique du fascisme

y a lieu de déduire qu’il n’y a d’élément social, au sens de Bataille,


qu’homogène (que commensurable) et que n’est hétérogène que ce
qui, soit n’a jamais été commensurable (le paria) soit ne l’est qu’en
partie (le prolétariat) 1, soit a soudain cessé de l’être (la bourgeoisie
petite et moyenne) 2. Où l’on voit que si l’étude porte davantage sur
les éléments dissociés que sur les éléments a-sociables, c’est parce
que c’est d’eux qu’est susceptible, sinon de naître, du moins de se

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propager ce qu’il ne désignera qu’un peu plus loin : le fascisme.
S’avisant sans doute de cette tergiversation, Bataille effectue un
saut : de ces éléments soudain dissociés, s’il est au moins possible
de dire qu’ils auront été exclus ou bannis (etc.), mots qui appar-
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tiennent au registre classique de l’économie politique et sociale, il


est cependant possible de dire aussi ceci qui appartient à un tout
autre registre : ils auront été « refoulés ». L’intérêt de ce mot inattendu
mais intentionnel est d’introduire, à ce moment de son analyse, une
analogie qui ne s’imposait pas sans doute, mais qui intrigue ; analogie
qui veut, selon lui, que le monde hétérogène soit, dans le monde
politique, l’équivalent de l’inconscient dans le monde psychique.
Hétérogénisés, les éléments sociaux dissociés seraient donc rendus
« inconscients », au sens de Freud (un sens inhabituel encore au
début des années trente, et tout à fait inusité dans un tel domaine) 3.

1. Il précise qu’est hétérogène ce qui est fortement polarisé (haut ou bas) et


homogène ce qui l’est faiblement.
2. Bataille a peut-être le tort de ne tenir compte que du mouvement qui
déporte les classes moyennes vers le prolétariat et pas assez de celui qui porte
le prolétariat, après l’échec du mouvement ouvrier allemand, vers le fascisme
lui-même. Reich est du même avis : « […] la base de masse du fascisme, la petite
bourgeoisie révoltée, n’avait pas seulement mobilisé les forces régressives, mais aussi les
forces résolument progressistes » (La Psychologie de masse du fascisme, op. cit., p. 47).
Mais il insiste davantage sur le mouvement par lequel le prolétariat rejoint
cette « petite bourgeoisie révoltée » : « la crise économique qui aurait dû imprimer
à l’idéologie des masses un mouvement à gauche aboutit en fait à un glissement
idéologique vers la droite qui s’empara de toutes les couches prolétariennes de la
population » (idem, p. 48 ; c’est moi qui souligne).
3. Reich, pour sa part, ne parle pas d’inconscient, mais de « conscience » ; laquelle
lui fait poser cette question qui n’est pas très loin de celle que pose Bataille, même
si elle n’y correspond pas exactement : « Comment la conscience ainsi produite […]
agit-elle en retour sur le processus économique ? » De cette « conscience ainsi produite »,
Reich précise ceci, qui l’en rapproche cette fois terme à terme : « Nous parlerons
désormais de structure psychologique » (idem, p. 58).
Michel Surya 159

Y voit-on plus clair pour autant ? Pas nécessairement ou pas aussitôt :


on peut en effet s’accorder avec Bataille sur le principe d’une homo-
logie constitutive de l’homogénéité et de la conscience d’une part, et
de l’hétérogénéité et de l’inconscient d’autre part, la question n’en
reste pas mois ouverte du statut des éléments sociaux homogènes
soudain hétérogénéisés (soudain « refoulés »), si les éléments consti-
tutivement asociaux ne sont, on l’a vu, hétérogènes (« inconscients »)

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qu’en partie (comme c’est le cas du prolétariat). La tergiversation
de Bataille est la même ici que tout à l’heure, qu’il ne résoudra
qu’un peu plus tard, en se retournant contre Marx lui-même, c’est-
à-dire en lui reprochant d’avoir séparé entre un « bon » prolétariat,
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accessible aux valeurs supérieures de la révolution – rémissible,


en termes mystiques, capable de compromis ou de « retours » en
termes psychanalytiques –, et un mauvais – irrémissible et définitive-
ment « inconscient » (le Lumpenproletariat) – qui, non seulement, les
méconnaît mais est à tout instant capable de conspirer contre elles
en s’alliant aux pires éléments de la bourgeoisie (les plus dégradés,
les plus corrompus, selon un lexique moral admis depuis Marx).
L’analyse est fragile, on le voit ; elle n’en est pas moins féconde ;
du moins fécondera-t-elle d’autres analogies que Bataille produira
à sa suite, sur le caractère violemment fascinant, hypnotique même
du fascisme. Le fascisme, c’est ce à quoi son analyse de l’homo-
généité puis de l’hétérogénéité devait le conduire – il lui fallait en
passer par elle. Le fascisme, qu’il semble d’abord ne pas hésiter
à placer d’emblée du côté du monde hétérogène. Tout y porte :
il en a la force, la violence, le caractère de trauma ou de « choc » ;
l’action comme les leaders fascistes s’en réclament ouvertement
qui, les premiers, se tiennent sans conteste prêts à tout fouler
aux pieds : hommes, partis et lois. Ils suscitent les cérémonies et
l’emphase, la liesse, l’extase et la violence, lesquels, en retour, les
transcendantalisent et les hétérogénéisent un peu plus. Rien ne
semble pouvoir mettre de frein à ce qu’ils ont déchaîné. Quand,
au contraire, tout ce qui a trait à la délibération et à la délégation
(démocratiques) ne suscite plus, au mieux, que l’ennui, au pire, la
suspicion (il n’y a plus personne qui ne fasse grief au parlementa-
risme de sa corruption consubstantielle). Aucune commune mesure
donc. Oui mais, au lieu que l’écart se marque davantage entre les
analyses respectives comme on s’y serait attendu, celui-ci se résorbe
160 Postface à La Structure psychologique du fascisme

imperceptiblement. Il se résorbe sous cet effet : la polarisation de


l’énergie ardente et fascinée vers le chef fasciste rabat bizarrement
l’hétérogène vers l’unité du monde homogène. Au point que le chef
fasciste, si excessif soit-il, ne se distingue plus dès lors, au moins
en nature, de ce que Bataille appelle les « éléments impératifs » du
monde homogène (l’État, la police, l’armée – tout au plus y ajoute-
t-il les milices 1). Il ne s’en distingue plus, au degré près. Un degré

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dès lors insuffisant à continuer de caractériser le monde fasciste en
tant que tel ; pas en tout cas en mesure de le différencier essentiel-
lement de n’importe quel autre « césarisme » (au nombre desquels
il range depuis peu, comme la plupart de ses amis, la Russie révo-
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lutionnaire stalinienne elle-même). S’agit-il là d’une défaillance du


processus engagé ? Non. Plutôt, d’un étrange moment, et imprévu,
d’une alter-hétérogénéisation, à la fois faite pour réhomogénéiser
les éléments sociaux récemment dissociés (la petite et moyenne
bourgeoisie, laquelle retrouvera la consistance sinon de son monde
perdu, du moins celle d’un monde de rechange où une place lui sera
dévolue), et pour hétérogénéiser, radicalement, définitivement, la
partie « pure », si j’ose dire, de l’ancien monde hétérogène – exac-
tement, ce qu’on appelait les parias, tout à l’heure. Parce que le
monde hétérogène fasciste n’a pas moins besoin que n’importe quel
autre d’une extériorité, quand bien même n’a-t-il pas pour autant
besoin de la même. Il n’a, par exemple, pas plus besoin que cela
de l’extériorité « nationale » (sans quoi il ne constituerait qu’une
réplique supplémentaire de ce que tous pouvaient déjà connaître au
titre immémorial du militarisme 2). C’est d’une tout autre extério-
rité qu’il sera dorénavant question, laquelle n’exclut certes pas l’ex-
tériorité nationale, mais la complète, l’accuse, l’accentue, la porte
au plus haut point de la violence désastreuse.

1. Milices auxquelles Bataille porte un intérêt soutenu, ne serait-ce que parce


qu’il tient leur composition pour incontestablement hétérogène et parce que,
paradoxalement, c’est cette hétérogénéité constitutive qui va jouer un rôle
déterminant dans le processus de réhomogénéisation auquel le fascisme va
se prêter.
2. Reich est d’accord là-dessus : « Il faut distinguer très nettement entre militarisme
ordinaire et fascisme : l’Allemagne de Guillaume II était militariste mais non fasciste »
(La Psychologie de masse du fascisme, op. cit., p. 17.)
Michel Surya 161

Et Bataille a cette intuition essentielle qui lui fait ajouter à la


figure du dissocié social (que l’analyse marxiste d’alors s’obstine
à tenir pour le seul 1) cette autre figure, nouvelle, dont nul ne se
soucie encore, suffisamment du moins sinon du tout, sans laquelle
la paranoïa du monde hétérogène fasciste ne fonctionnerait pas :
celle du dissocié racial. Et il confère à cette dernière figure un trait
qui la qualifie certes comme hétérogène, mais distingue son hété-

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rogénéité de celle, sacrée, du chef fasciste : elle est « intouchable 2 »,
comme lui-même l’est. Intouchable, le mot a sa vertu et son effi-
cace : il sert en effet à opposer deux intouchabilités distinctes et
irréductibles l’une à l’autre. Celle de l’esclave, qui relève du rebut,
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du déchet, de la vermine (Bataille parle là davantage comme Kafka


que comme Hegel), à celle du maître, que, revenant à son registre
psychanalytique, il représente expressément cette fois comme
« sadique » (« […] la souveraineté politique [s’entend : fasciste] apparaît
en premier lieu comme une activité sadique clairement différenciée 3 »). La
figure du dissocié racial est la figure même, ou par excellence, de
la dissociation de fait, ou de nature, de la dissociation définitive ;
celle sur laquelle s’exercera à plein le sadisme fasciste ; celle dont
l’extermination seule résoudra l’angoisse qu’elle met à nu (l’inob-
turable faille identitaire qu’elle introduit au sein de l’homogénéité
constituante-reconstituée 4).

1. Wilhelm Reich lui aussi insiste longuement sur la sclérose de l’analyse


marxiste, qu’il appelle « marxisme vulgaire », lequel s’obstine à analyser
les rapports sociaux en termes économiques, s’aveuglant sur la situation
nouvelle.
2. Intouchable sert ici à désigner ce que nous avons appelé le dissocié racial ;
mais sa désignation doit être étendue à toutes les formes d’« infériorité », telles
que le national-socialisme les représentera : le non-aryen, a fortiori le juif et le
Tsigane, l’infirme, le fou, l’homosexuel, etc., lesquels doivent disparaître, et
disparaîtront.
3. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 29.
4. On notera que Bataille, tout au long de ce texte, use du mot « race » là où
l’on se serait attendu à ce qu’il usât, explicitement, du mot « juif ». Il aura à
plusieurs reprises, d’ici la déclaration de la guerre, l’occasion de se montrer plus
précis ; Nietzsche, notamment, la lui fournira, que les fascistes s’employaient
à rallier posthumément à leur cause. Ainsi, au sujet de la réception d’Hitler
organisée par la sœur de Nietzsche, le 2 novembre 1933 au Nietzsche-Archiv,
il écrivit : « Les falsifications antisémites de Mme Fœrster, sœur de Nietzsche […]
donnent la valeur d’un coup de cravache à la maxime dans laquelle s’est exprimée
162 Postface à La Structure psychologique du fascisme

Et c’est sans doute toute l’ambiguïté de la nature du fascisme :


ses évolutions successives (lesquelles, en 1933, ne font que
commencer) en troublent sensiblement l’observation. Certes il
dispose de la puissance considérable de soulever ensemble une partie
de la société homogène encore homogénéisée (pour peu qu’elle
craigne de ne plus l’être bientôt), la partie dissociée des éléments
homogènes (en cours d’hétérogénéisation) et les éléments hétéro-

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gènes (une partie du moins de ceux-ci, même si elle est considé-
rable 1). De ce point de vue, le fascisme « brasse » en effet de haut
en bas les différentes formations sociales – en quoi il se différencie
caractéristiquement du socialisme : il est « réunion des classes », à
tout le moins prélève-t-il suffisamment des « éléments expressifs »
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de chacune d’entre elles pour en fonder l’illusion 2. Cependant, la


polarisation de ceux-ci vers la puissance surenchérie d’un chef est
faite pour recréer de l’unité (et, entre toutes, la plus rigide, la plus
coercitive) là où la « multitude 3 » semblait devoir l’emporter. Une
unité que la mysticité religieuse seule est susceptible de souder et
de porter à ce point de coercition sans frein : « […] l’idée mystique
de la race s’est affirmée immédiatement comme la fin impérative de la
nouvelle société fasciste ; en même temps, elle apparaissait incarnée en
la personne du Führer et des siens 4 ». Cette surdétermination raciale

l’horreur de Nietzsche pour l’antisémitisme : “Ne fréquenter personne qui soit


impliqué dans cette fumisterie effrontée des races”. » (G. Bataille,  Nietzsche
et les fascistes », Acéphale n° 1, Œuvres complètes, op. cit, t. i, p. 447. La phrase
citée par Bataille est extraite de F. Nietzsche, Œuvres posthumes, Paris, Mercure
de France, 1934, p. 309.)
1. Et Reich a raison, sans doute ; le fascisme n’eût pas été possible avec les
seuls moyens que la petite et moyenne bourgeoisie lui a prodigués ; il lui fallait
encore ceux d’une partie considérable du prolétariat ; sans lui, son incontes-
table caractère de masse lui eût manqué.
2. Ce que semble en effet ne pas voir l’analyse marxiste, mais ce que celle-ci
a quelque circonstance atténuante à ne pas voir d’emblée : il ne pouvait aller
de soi que celle-ci passât d’un coup de l’analyse d’une réelle conflictualité de
classes à une prétendue conflictualité de races ; moins encore que la seconde se
substituât à la première en redistribuant la partition des classes elles-mêmes.
3. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 35.
4. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 51. Bataille ajoute,
pour distinguer le national-socialisme (allemand) du fascisme (italien) : « […]
la nécessité de maintenir la valeur raciale au-dessus de toute autre a éloigné d’une
théorie faisant de l’État le principe de toute valeur » (ibidem) ; ce qui différencie
Michel Surya 163

du national-socialisme, affirmée immédiatement, dit Bataille, qui lie


indissolublement, impérativement (jusqu’au carnage) quiconque y
souscrit à quiconque l’incarne (les masses possédées à ses chefs
extasiants 1), surdéterminera son destin jusqu’à la fin, quelques
revers qu’il connaisse, à quelques extrémités qu’un jour la guerre
l’acculera (on s’étonnera souvent que, la guerre presque perdue,
l’Allemagne nationale-socialiste privilégiera encore et toujours les

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déportations et les exterminations raciales de masse aux dépends
des objectifs militaires et de la sauvegarde de ses propres popula-
tions civiles ; Bataille ne s’en sera sans doute pas étonné qui avait
prédit, dès 1933, que telle était et serait sa « fin impérative », qui
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s’imposerait à toute autre). Il fallait une mystique au IIIe Reich


pour que le IIIe Reich fût une religion « millénaire » (pour qu’il se
millénarisât), et pour que son chef accédât au rang de dieu 2. Et il
fallait qu’il fût une religion pour rien moins que fonder, de zéro,
une politique, peut-être LA politique : « […] le fascisme [a], sous nos
yeux, repris et reconstitué de la base au sommet – partant pour ainsi dire
du vide – le processus de fondation du pouvoir […]. Jusqu’à nos jours,
il n’existait qu’un seul exemple historique de brusque formation d’un
pouvoir total, à la fois militaire et religieux […], ne s’appuyant sur rien
d’établi avant lui, celui du Khalifat islamique 3 ».
Il est essentiel d’apposer ici, l’une à l’autre, religion et politique.
Et Bataille est justifié de former cette apposition pour qu’on ne croie

en effet le second – hégélianisé par Gentile – du premier – qu’inspirent alors


les théories de Rosenberg. On notera que Wilhelm Reich lui aussi définit le
national-socialisme comme un mysticisme (par ex., La Psychologie de masse du
fascisme, op. cit., p. 46).
1. G. Bataille : « Le chef en tant que tel n’est en fait que l’émanation d’un principe
qui […] exige non seulement la passion mais l’extase de ses participants […] » (cf. G.
Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit. p. 47).
2. « Dans la société de type fasciste, l’individu abdiquant toute souveraineté person-
nelle, n’est donc plus qu’une partie d’un corps dont la tête est le chef-dieu » (G.
Bataille, « [Le fascisme en France] », Œuvres complètes, op. cit, t. II, p. 207).
Empruntant à la métaphorisation chrétienne l’image paulinienne du corps
christique, Bataille réduit chacun à l’état – fascisé – de membre du grand corps
patriotique-racialiste commandé par la tête théophanique du « chef-dieu ».
Où se dessinent les premiers traits qu’antagonisera radicalement la figure
d’Acéphale.
3. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 45.
164 Postface à La Structure psychologique du fascisme

pas que le national-socialisme serait et ne serait qu’irrationalité 1 –


serait et ne serait qu’une tératologisation possible de la religion (ou
consubstantielle à celle-ci). Il est aussi et tout autant – de part en
part – rationalité (la politique en lui est la rationalisation a posteriori
de sa tératologie religieuse) ; savant mélange – et inédit – des deux :
archaïsme et modernité ; barbarie et technique ; obscurantisme et
science ; ignorance (entretenue) et propagande ; aristocratisme et

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populisme ; tribalisme et internationalisme (aryen) ; revanchisme
et devenir ; déchaînement et ordre ; extase et calcul, etc. « Hache »
et « chambre à gaz », comme le dit brutalement Hans Mayer, qui est
celui qui a le mieux vu que Bataille en avait eu l’intuition, qu’il était
peut-être le seul à l’avoir eue : « […] Bataille seul, à mon avis, avait
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compris à cette époque-là [que le fascisme] ce n’était pas seulement un


retour à la barbarie. Il y avait aussi tout autre chose. D’un côté, l’exé-
cution à la hache, de l’autre, le perfectionnement de la chambre à gaz,
à l’aide de la technologie moderne allemande. Je crois que, avant même
les nouvelles venant de Pologne et d’Auschwitz, Bataille avait compris
que cela formait un ensemble. […] C’est pourquoi Bataille a cherché le
dialogue avec Benjamin, peut-être aussi avec moi 2 ».

iii

Dans ce qui tient lieu de préambule à La Structure psychologique


du fascisme, Bataille écrit : « Cet article représente, à propos du fascisme,
une tentative de représentation rigoureuse (sinon complète) de la supers-
tructure sociale et de ses rapports avec l’infrastructure économique. Il ne
s’agit cependant que d’un fragment appartenant à un ensemble relati-
vement important […]3. » De quel ensemble s’agit-il qui ne vit pas
le jour ? On peut le supposer, sans en être entièrement sûr : du
projet d’un livre portant pour titre « Le fascisme en France ». Sans
en être entièrement sûr : d’abord, parce que les éléments manquent

1. Comme Reich, cette fois, le prétend un peu vite et un peu trop.


2. Hans Mayer à France-Culture, les 12 et 19 mai 1988 ;  entretien reproduit
in M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 360.
Né à Cologne en 1907, exilé en France en 1933, Hans Mayer est entre
autres l’auteur de Les Marginaux. Femmes, juifs et homosexuels dans la littérature
européenne, Paris, Albin Michel, 1994.
3. G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 7.
Michel Surya 165

(plans, chapitres ; ébauches, à défaut) qui nous en convaincraient 1 ;


ensuite, parce que cet article lui-même est loin de restreindre
le fascisme à la France, ni même de supposer qu’existerait un
fascisme « français », distinct en nature du fascisme que celui-ci
analyse, qui est allemand pour l’essentiel (épisodiquement italien).
Bataille n’écrira pas ce livre. Ni l’existence (désordonnée) qu’il
menait alors ni l’accélération des événements ne plaidaient en

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ce sens. Le désordre violent qui entraînait ceux-ci semble ne pas
avoir épargné celle-là. Étrange et involontaire accord, dont on doit
certes convenir qu’il n’est pas de règle dans la pensée, mais dont
on peut tout aussi bien supposer qu’il aura permis à celui qu’il a
jeté seul sur les routes, dans des gares – hors de soi (de Barcelone à
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Trèves, Coblence, Francfort) –, d’anticiper (désordre sentimental


et sexuel, mais extrême acuité idéologique) ce qu’il en sera de
bientôt l’être en masse. Et ce qu’aucun essai, annoncé pourtant,
ne dira, un roman, à sa place, le fera 2 : Le Bleu du ciel, achevé en
1935. « J’étais devant des enfants en ordre militaire, immobiles, sur les
marches du théâtre […]. Ils jouaient avec tant de violence, avec un
rythme si cassant que j’étais devant eux le souffle coupé. Rien de plus sec
que les tambours plats qui battaient, ou de plus acide, que les fifres. Tous
ces enfants nazis (certains d’entre eux étaient blonds, avec un visage de
poupée) jouant pour de rares passants, dans la nuit, devant l’immense
place vide sous l’averse, paraissaient en proie, raides comme des triques,
à une exultation de cataclysme : devant eux, leur chef, un gosse d’une
maigreur de dégénéré, avec le visage hargneux d’un poisson (de temps
à autre, il se retournait pour aboyer des ordres, il râlait), marquait la
mesure avec une longue canne de tambour major. D’un geste obscène, il
dressait cette canne, pommeau sur le bas-ventre (elle ressemblait alors à
un pénis de singe démesuré, décoré de tresses de cordelettes de couleur) ;
d’une saccade de sale petite brute, il élevait alors le pommeau à hauteur
de la bouche. […] Ce spectacle était obscène. Il était terrifiant […].
1. Quelques pages tout au plus nous sont parvenues qui en témoigneraient,
à moins qu’elles n’aient elles-mêmes servi de préparation à la « Structure
psychologique du fascisme », que regroupent, sans grand ordre, le volume II
des Œuvres complètes, d’abord sous le titre « Dossier hétérologie », puis sous
celui de « Essais de sociologie » (respectivement p. 161-164 et p. 203-221).
2. C’est l’hypothèse, convaincante, qu’a formée et développée Francis Marmande
dans L’Indifférence des ruines. Variations sur l’écriture du Bleu du ciel, Marseille,
Parenthèses, 1985.
166 Postface à La Structure psychologique du fascisme

Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation qui


appelait à la guerre et au meurtre. Les battements de tambour étaient
portés au paroxysme, dans l’espoir de se résoudre finalement en sanglantes
rafales d’artillerie : je regardais au loin… une armée d’enfants rangée en
bataille. Ils étaient cependant immobiles, mais en transe. Je les voyais,
non loin de moi, envoûtés par le désir d’aller à la mort. Hallucinés par
des champs illimités où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils

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laisseraient derrière eux les agonisants et les morts 1. »
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1. G. Bataille, Le Bleu du ciel, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 486-487 ; ou


Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », p 213-215.

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