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Annuaire des sciences religieuses

Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de


l'Antiquité
Pierre Hadot, Anne-Marie La Bonnardière

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Hadot Pierre, La Bonnardière Anne-Marie. Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l'Antiquité. In:
Annuaire des sciences religieuses. Annuaire. Tomes 80-81, Fascicule III. Comptes rendus des conférences 1971-1972 et
1972-1973. 1971. pp. 277-297;

http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1971_num_86_80_16762

Document généré le 16/06/2016


THÉOLOGIES ET MYSTIQUES DE LA GRECE
HELLÉNISTIQUE ET DE LA FIN
DE L'ANTIQUITÉ

Directeur d'études : M. Pierre HADOT


diplômé de la section, docteur es lettres

I. Année 1971-1972

1. Marc-Aurèle
La première heure a été consacrée à l'étude de certains textes contenus
dans les Pensées de Marc-Aurèle (nous avons oris comme base le texte
établi par W. Theiler, Kaiser Marc Aurel, Wege zu sich selbst, Zurich, 1951).
Cette étude a été menée avec l'intention de mettre en valeur le fait que,
dans l'Antiquité, au moins tardive, la philosophie se ramène à des
exercices spirituels (méditation, préméditation, examen de conscience) destinés
à provoquer une transformation radicale de l'être du philosophe. Nous nous
sommes attaché cette année à examiner un seul exercice spirituel, qui nous
a paru significatif, à savoir l'exercice qui consiste à se faire une
représentation aussi exacte que possible des objets qui se présentent à nous, en les
définissant d'une manière «physique», c'est-à-dire conforme à la partie
«physique» de la philosophie.
Avant d'examiner la matière dont Marc-Aurèle définit, puis applique
cette méthode, nous avons tout d'abord recherché les fondements
théoriques qui justifient et expliquent un tel exercice. Il suppose en effet, comme
le dit Marc-Aurèle lui-même, la possibilité de critiquer les représentations
(phantasiai) que, selon la doctrine stoïcienne, les objets produisent en
nous, autrement dit, il suppose la liberté du jugement (hypolepsis). Nous
avons remarqué que, lorsque Marc-Aurèle parle de représentation (phanta-
sia) et de jugement (hypolepsis) , il ne fait pas, à proprement parler, de
«critique de la connaissance» au sens moderne du mot, il ne se situe pas
dans l'ordre gnoséologique, mais dans l'ordre axiologique : ce qu'il
soumet à la critique, c'est la représentation que nous nous faisons de la valeur
des objets, c'est le jugement que nous portons sur la valeur des objets.
Cette critique est dominée par le principe fondamental du stoïcisme : la
seule valeur bonne est le Bien moral, c'est-à-dire la vertu, la seule valeur
mauvaise est le Mal moral, c'est-à-dire le vice. Tout le reste n'est ni bon
ni mauvais, parce qu'il ne dépend pas de notre liberté ; tout le reste est
donc indifférent.
La critique des représentations sera donc une critique des valeurs qui
nous conduira à refuser de reconnaître une différence de valeur entre les
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objets qui ne sont ni bons ni mauvais ; elle les considérera précisément


comme indifférents. Etre indifférent aux choses indifférentes, ce sera tout
simplement ne pas faire de différence entre elles. La formule employée
textuellement par Marc-Aurèle (XI, 16) : «Etre indifférent aux choses
indifférentes» rappelle tout à fait la définition de la fin de la vie humaine
selon Ariston de Chios : «L'indifférence aux choses indifférentes». On
sait par Marc-Aurèle lui-même que ce sont les écrits d'Ariston qui
provoquèrent sa conversion à la philosophie. Il est donc tout à fait possible que
de précieux vestiges de ce stoïcien de la première heure (Ille siècle av. J.C.)
nous aient été conservés par Marc-Aurèle.
On ne fera pas de différence de valeur entre les choses indifférentes,
nous dit Marc-Aurèle (XI, 16), si l'on considère chacune d'elles selon la
méthode de division et de définition. C'est cet exercice spirituel de la
définition que nous avons étudié cette année. Certaines pensées (III, 11 et
XI, 16) font la théorie générale de cet exercice : définir l'objet qui se
présente, dire son vrai nom, le diviser en parties (soit quantitatives, soit
intégrantes). D'autres pensées mettent cet exercice en application. Elles
s'efforcent tout d'abord de donner une définition purement «physique» et
donc démystifiante des objets auxquels l'opinion humaine accorde
habituellement beaucoup de valeur. Tel mets recherché, ce n'est que du cadavre
de poisson ou de porc ; la pourpre n'est que de la laine de brebis teinte du
sang d'un coquillage ; l'union sexuelle n'est qu'un frottement de ventre
et l'expulsion d'un peu de glaire accompagné d'un spasme (VI, 13). La
définition «physique» dépouille l'objet des prestiges que lui confère
l'imagination humaine, mais aussi elle lui ôte souvent son caractère faussement
terrifiant. C'est ainsi que les définitions «physiques» de la mort
(dispersion ou transformation, VI, 4. 10. 24 ; VII, 32) nous font comprendre
qu'elle n'est qu'un phénomène naturel.
D'autres pensées mettent en œuvre l'exercice spirituel de «division». S'il
s'agit d'un phénomène qui comporte une continuité temporelle, on le
divisera en éléments les plus petits possibles : le chant, en notes, la danse, en
figures, la vie entière, en instants infinitésimaux (XI, 2 ; VIII, 36). Il
apparaîtra alors que c'est une erreur de se laisser séduire ou effrayer par la
vision globale d'un ensemble de parties dont chacune n'a rien de
séduisant ou d'effrayant. Un autre mode de division consiste à analyser l'objet
ou l'événement en ses parties essentielles. Il faudra alors se poser
constamment quatre sortes de questions, à propos de chaque objet qui se
présentera : «Quel est l'élément matériel de cette chose ? Quel est l'élément
causal ? Quel est son rapport avec le cosmos ? Quelle est sa durée naturelle ? »
(II, 4 ; III, 11 ; IV, 21 ; VII, 29 ; VIII, 11 ; IX, 25 et 37 ; X, 9 ; XII, 10.
18.29). A la suite de l'étude des pensées se rapportant à ce thème, il nous
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est apparu que Marc-Aurèle faisait probablement allusion ici à ce que l'on
peut appeler les quatre catégories de la physique stoïcienne (matière,
qualité-cause, manière d'être, manière d'être relative). Ce type d'analyse a pour
effet de situer l'événement ou l'objet dans une perspective «physique», c'est-
à-dire dans le cadre général de la partie physique de la philosophie. Chaque
événement est situé dans le cours général de la nature, rattaché à
l'enchaînement général du Destin, et finalement à la volonté divine.
A cette occasion, nous avons tout spécialement étudié les textes de
Marc-Aurèle qui se rapportent au mode d'action de la Providence divine
(IX, 1, 10 ; VI, 36 a ; VI, 44 ; IX, 28, 2 ; XII, 14; VII, 75). On y retrouve
toujours, tout d'abord l'opposition explicite ou implicite de deux
hypothèses fondamentales : il y a une providence, il n'y a pas de providence,
puis la subdivision de la première hypothèse en deux hypothèses
subordonnées : ou bien il y a une providence initiale, se réduisant à l'unique
initiative de la production du monde, selon un plan rationnel, tout le
reste procédant par voie de conséquence, ou bien il y a une providence
particulière de la volonté divine pour chaque cas particulier et chaque
moment du devenir du monde. Dans toutes les hypothèses (même celle
de la négation de la providence), il faut en quelque sorte être sa propre
providence, c'est-à-dire agir conformément à la raison : «Si tout marche
au hasard, toi, ne marche pas au hasard !» (IX, 28, 2). On voit s'esquisser
ici la notion d'une éthique indépendante de la physique.
L'exercice spirituel préconisé par Marc-Aurèle cherche à éliminer
l'anthropomorphisme, si l'on entend ici par anthropomorphisme les valeurs
«humaines, trop humaines» que l'homme ajoute aux choses lorsqu'il se les
représente. On passe d'un mode d'évaluation «humain» à un mode
d'évaluation «naturel». Dans la perspective de la Nature universelle, tous les
événements deviennent indifférents, le sage ne fait plus de différence de
valeur entre eux. Indifférence ne signifie pas ici désintérêt. Bien au
contraire, ne pas faire de différence, c'est aimer également toutes choses.
Le sage aime tous les événements, il les trouve tous également beaux (III, 2),
parce qu'ils sont l'expression de la volonté de la Nature. Celui qui est
familiarisé avec la Nature se plaît à tout ce qui est «naturel». On aperçoit
ici l'un des aspects de la physique stoïcienne : elle n'est pas une
connaissance objective de la réalité, mais une méthode morale, un exercice
spirituel destiné à changer notre évaluation des choses.
Le résultat de cet exercice spirituel, c'est la grandeur d'âme : «Rien n'est
mieux capable de produire la grandeur d'âme que de pouvoir examiner avec
méthode et vérité chacun des objets qui se présentent à nous dans la vie
(III, 11).» La grandeur d'âme, selon la tradition stoïcienne, nous élève au
dessus des choses indifférentes (Stoic. Veter. Fragm., t. IH7§ 264). Qu'elle
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soit le fruit moral de la physique, on en trouve également l'affirmation


dans le prologue des Questions Naturelles de Sénèque. Mais l'idée est
familière aussi à la tradition platonicienne. Marc-Aurèle lui-même (VII, 35)
cite un texte de Platon (République, 486 a) dans leauel la relation entre
la grandeur d'âme et la contemplation de la nature est clairement
affirmée. On remarquera seulement que la tradition platonicienne a tendance
à concevoir cette contemplation comme une survol imaginatif de l'âme
transportée dans l'air ou dans les astres, alors qu'un stoïcien comme Marc-
Aurèle conçoit plutôt l'exercice spirituel de la physique comme une prise
de conscience de l'enchaînement des événements particuliers à partir de
l'initiative créatrice de la Providence divine. C'est dans le hic et nunc que
se révèle le vrai sens de la réalité.

2. Plotin
La. seconde heure, nous avons poursuivi notre enquête concernant
l'expérience mystique de Plotin. Cette année, nous avons abordé un groupe
de textes (III, 8 ; V, 8 ; V, 5 ; II, 9, dans l'ordre systématique des
Ennéades introduit par Porphyre) qui forment un vaste traité dirigé contre
les Gnostiques.
L'idée essentielle de cet ouvrage, c'est le refus de toute discursivité dans
le processus de formation de la réalité. L'intelligence créatrice ne raisonne
pas pour produire le monde sensible (III, 8), elle forme sa propre forme
sans raisonnement (V, 8), elle pense par une présence immédiate à elle-
même (V, 5). Malgré notre désir d'étudier le plus rapidement possible ces
théories si importantes pour la compréhension de la «mystique» plotinienne
il a été méthodiquement indispensable de nous concentrer sur la partie du
traité (II, 9) qui expose et réfute la doctrine gnostique, afin de mieux
comprendre les préoccupations polémiques de Plotin qui forment l' arrière-
plan de tout l'ouvrage.
Après un exposé général sur l'essence du gnosticisme et un bref
commentaire du chapitre 16 de la Vie de Plotin par Porphyre, qui nous fournit
de précieux renseignements sur les «Gnostiques» de Plotin, nous avons
étudié cette année la partie de l'ouvrage qui va de II, 9, 1, 1 à II, 9, 8, 46.
Nous avons pu utiliser pour nos recherches, des traductions anglaises
encore inédites de trois écrits coptes de la bibliothèque gnostique de Nag
Hammadi : l'Apocalypse de Zostrien, l'Allogène, la Révélation de Dosithée
sur les trois stèles de Seth. Nous exprimons ici toute notre gratitude à
M. J. M. Robinson, Professeur à l'Université de Claremont (U.S. A.) qui
nous a communiqué ces documents.
Comme les années précédentes, nous nous sommes attaché avant tout à
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reconstruire la suite des idées dans le texte de Plotin. Dans le présent


rapport, nous nous limiterons à l'analyse des six premiers chapitres (11,9,
1, 1, - II, 9, 6, 62) qui forment un tout, remettant à l'an prochain
l'analyse du reste du développement plotinien.
Les six premiers chapitres correspondent à un thème unique : la critique
de la tendance gnostique à multiplier les entités du monde intelligible et
à rompre la continuité de la vie universelle. J'emploie ici volontairement
le terme «entité», moins précis, moins marqué philosophiquement et théo-
logiquement que le terme «hypostase», que l'on emploie d'habitude en
pareil contexte. En effet, à la demande d'un auditeur, nous avons entrepris
une étude du sens et de l'emploi du mot «hypostase» et elle nous a révélé
que Plotin lui-même n'employait pratiquement pas le mot «hypostase»
dans le sens où maintenant l'on parle d'«hypostases» plotiniennes. Le
terme n'apparaît que dans les titres des traités et ces titres sont de Porphyre.
Aux Gnostiques qui s'enorgueillissent de pouvoir énumérer les noms des
multiples entités qu'ils introduisent dans le monde intelligible, Plotin
oppose ses trois degrés de réalité divine : l'Un, l'Intellect, l'Ame, à la fois
nécessaires et suffisants pour rendre compte de la procession de toute
réalité. Il montre l'absurdité qu'il y aurait à vouloir dédoubler ou multiplier
ces trois termes. Il critique ainsi successivement le dédoublement du
principe premier en principe «en puissance» et principe «en acte» (1, 23-
25), puis le dédoublement de l'Intellect en Intellect «en repos» et
Intellect ;<en mouvement» (1, 25-27) ou encore en Intellect «qui pense» et en
Intellect «qui pense qu'il pense» (1, 27-30 et 33-57), ensuite le
dédoublement du Logos (1, 30-33 et 57-63) en entité indépendante et distincte du
Logos intérieur à l'Intellect et à l'Ame.
On a pensé habituellement que, dans ce premier chapitre, Plotin
s'attaquait, non aux Gnostiques, mais à des philosophes comme Numénius, ainsi
que les parallèles du chapitre 6 (ligne 18) semblent le confirmer (cf. E.R.
Dodds, Numénius and Ammonius, dans Entretiens sur l'Antiquité
classique, Vandœuvres-Genève, I960, p. 20). Toutefois, il me semble que, dès
ce premier chapitre, Plotin pense aux Gnostiques ; l'allusion au Logos
(doctrine gnostique qui réapparaîtra plus loin au chapitre 5 (5, 26) et au
chapitre 11 (11, 11) le laisse entendre. Toutes les doctrines évoquées dans
ce chapitre I ne se retrouvent pas chez Numénius et d'autre part la parenté
entre certaines des doctrines mentionnées dans ce chapitre et les théories
de Numénius peut simplement permettre d'entrevoir que les Gnostiques de
Plotin avaient subi l'influence de Numénius.
Le chapitre premier s'est opposé à une multiplication des entités au
niveau de l'Un et de l'Intellect. Les chapitres 2 à 6 critiquent la même
erreur gnostique, mais cette fois au niveau de l'Ame. Plotin s'attaque :
282 GRECE HELLENISTIQUE

1. à l'idée gnostique selon laquelle l'Ame (pour les Gnostiques, Sophia),


serait séparée (2, 4-3, 21) du monde intelligible (pour les Gnostiques, le
Plérôme), séparation qui serait cause de la production d'un monde sensible
mauvais (4, 1-5, 16) ; 2. à la multiplication d'entités au niveau de l'Ame,
ces entités étant : a) une autre âme composée d'éléments (5, 16-23),
b) un Logos ou modèle du monde appelé «terre nouvelle» par les
Gnostiques (5, 23-37), c) des hypostases appelées «transmigrations»,
«antitypes», «repentances» par les Gnostiques(6, 1-5). Plotin refuse avec la
plus grande énergie l'idée selon laquelle l'Ame puisse être séparée ou
coupée, de quelque manière que ce soit, du monde intelligible et plus encore
l'idée selon laquelle le monde sensible pourrait être le résultat des calculs
et décisions arbitraires d'un Démiurge qui serait devenu incapable de
contempler le modèle divin. C'est là l'essentiel de son opposition au gnosti-
cisme et il l'a exposé longuement dans les traités III, 8 et V, 8. Pour
Plotin, il existe une continuité sans coupure entre les degrés de la réalité,
et le monde sensible émane immédiatement et nécessairement du
rayonnement du monde intelligible (3, 11 sq. ). Dans ce contexte, il apparaît
indispensable de reconnaître avec A. Orbe (Variaciones gnefsticas sobre las alas
del Aima, dans Gregorianum, t. XXXV, 1954, p. 18-55) que les dernières
lignes du chapitre troisième (3, 18-21) se* rapportent à l'Ame et non à la
matière. Les parallèles donnés par A. Orbe sont décisifs : Plotin fait bien
allusion à cet endroit à la chute de Sophia hors du Plérôme. Curieusement,
les plus récentes études parues sur ce texte de Plotin ont ignoré l'article
d'A. Orbe. D'autre part, la traduction anglaise de textes gnostiques que
nous avons utilisée nous a permis de préciser un peu la notion gnostique
de «modèle du monde» qui apparaît chez Plotin (5, 23-37), ainsi que les
«transmigrations, antitypes et repentances» du début du chapitre sixième.
Ces différentes notions se réfèrent au mythe gnostique du retour des âmes
dans le Plérôme et correspondent à des lieux de séjour des âmes lors de ce
voyage de retour.
Le chapitre sixième (6, 5-57) se situe toujours dans la problématique de
la multiplication des entités. Mais Plotin s'attaque cette fois à la manière
dont les Gnostiques utilisent la tradition platonicienne. Une partie de leur
doctrine (l'immortalité de l'âme, le monde intelligible, le premier Dieu, la
fuite de l'âme loin du corps) vient de Platon. Mais les Gnostiques veulent
s'enorgueillir d'une vaine originalité, sans donner de preuves rationnelles
de ce qu'ils avancent. En fait leurs innovations par rapport à la tradition
platonicienne proviennent ou bien du fait qu'ils n'ont pas compris Platon
ou bien du fait qu'ils ont déformé volontairement ses enseignements. Ces
innovations sont énumérées à la fin du chapitre et elles seront critiquées
dans les chapitres suivants : les Gnostiques admettent toutes sortes de
générations et de corruptions, ils méprisent cet univers, ils reprochent à
Pierre HADOT 283

l'âme son union avec le corps, ils critiquent le Démiurge, ils identifient
l'âme et le Démiurge, ils attribuent à l'âme universelle les mêmes passions
qu'aux âmes individuelles.
Ce chapitre sixième vaut surtout par la conception de la discussion
philosophique que développe Plotin : si les Gnostiques voulaient
contredire Platon, ils auraient dû établir leurs opinions d'une manière rationnelle,
mais aussi avec douceur et philosophie, avec justice aussi à l'égard de ceux
auxquels ils s'opposaient, les yeux dirigés vers la seule vérité, sans
chercher à se faire valoir en critiquant la tradition.

Nombre d'inscrits : 65.

ELEVES TITULAIRES : Mmes J. Détienne, F. Lévy-Schwab, Nguyen-


Minh-Tam, M. de Prunes, S. Sagot, M. Tartrat ; MM. P. Bouffartigue,
O. Brabant, F. Ferrier, A. Guenon, Ch. Guérard, J.-P. Guetny, R. Goulet,
M. Hadjadj, K. Ioannides, J. Léger, Nguyen-Tri-Minh,D.O'Meara, P. Roussel,
O. du Roy, G. Schroeder.

AUDITEURS ASSIDUS : Mmes U. Arnold, A. Consolati, J. Grégoire,


Th. Tsopela ; MM. N. Chatzidakis, J.-L. Chrétien, A. Couniakis, A. El
Sakhawi, J.-M. Flamand, E. Lanaris, R. de Langlade, A. Le Boulluec,
Ch. Lioutakis, J. Pajak, G. Pfabe, Ch. Pittas, N. Séd, Ch. Sidiropoulos,
M. Stenger.

II. Année 1972-1973

1. Voies et Lois de la Nature .■


«La Nature aime à s'envelopper» {Heraclite, fr. 123)
On a tout d'abord examiné les interprétations du fragment d'Heraclite,
proposées par Philon d'Alexandrie, d'une part, par les néoplatoniciens,
Porphyre, Julien l'Empereur et Proclus, d'autre part.
La conception néoplatonicienne de 1' «enveloppement» de la nature a
particulièrement retenu notre attention. Nous avons pu constater qu'il
était lié au rôle joué par l'imagination dans l'apparition du monde
sensible et au déploiement de la spatialité qui en est la conséquence. Cette
«physique» de l'occultation est en même temps une «théologie».
L'enveloppement cher à la nature justifie l'utilisation des mythes et des
cérémonies religieuses qui enveloppent aussi la vérité sur les dieux. Le fragment
d'Heraclite a été ainsi mis au service de la défense du «génie du paganisme»
par les néoplatoniciens.
284 GRECE HELLENISTIQUE

Qu'elle soit, ou non, liée au souvenir du fragment 123 d'Heraclite, la


notion de «secrets de la nature» a été l'objet de la suite de notre enquête.
Nous avons pu déceler plusieurs attitudes à l'égard de ces «secrets de la
nature». Une partie de la tradition, surtout dans la postérité du socratisme,
considère ces secrets comme totalement inaccessibles : les rechercher est
inutile ou dangereux. On rejoint ainsi le thème de la curiosité indiscrète.
Une autre tradition, au contraire, attend du progrès de l'humanité la
révélation de ces secrets : les dernières pages des Questions Naturelles de
Sénèque formulent, dans un style magnifique, cette espérance.
Nous n'avons pas retrouvé de citations explicites ou implicites du
fragment d'Heraclite au Moyen Age et dans les Temps Modernes et
Contemporains, sauf chez Schelling et chez Heidegger. Mais nous avons pu suivre
l'idée de «secrets de la nature» depuis Jean Scot Érigène (et Maxime le
Confesseur) jusqu'à Goethe. Nous avons pu constater qu'à la fin du XVIIIe
siècle cette idée s'exprime dans la métaphore du voile d'Isis.
Nous nous sommes demandé enfin ce que peut signifier le texte
d'Heraclite lui-même. Grâce à une étude de vocabulaire dont les résultats seront
développés ailleurs, nous avons été conduit à admettre que le fragment
123 signifiait très probablement : «L'apparence tend à disparaître» (physis
désignant ici l'aspect visible, l'apparence résultant du processus de
croissance). Si cette interprétation est juste, les exégèses néoplatoniciennes du
fragment nous paraîtront des contresens. Nous retrouvons une fois de plus
le rôle capital joué par le contresens dans la formation de la pensée
occidentale. Le voile de la Mort est devenu le voile de la Nature, non sans que,
d'une manière confuse et par un obscur pressentiment, la parenté de ces
deux «voiles» ait été perçue. L'exégèse néoplatonicienne de la figure de
Calypso (identifiée à l'imagination) pourrait déjà en être un témoignage.
Développement et enveloppement, nous touchons ici au mystère de l'être.

2. Plotin et les Gnostiques


La seconde heure du jeudi a été consacrée comme les années précédentes
à la polémique de Plotin contre les Gnostiques. La traduction du traité
11, 9(33 dans l'ordre chronologique) a été achevée. La synthèse des
résultats de cette étude sera donnée l'année prochaine en liaison avec
l'analyse du reste de l'ouvrage antignostique de Plotin (III, 8 ; V, 8 ; V, 5).
M. Tardieu a donné une suite de conférences sur l'écrit gnostique intitulé:
Les trois stèles de Seth.

3. Étude des fragments logiques des Stoïciens


Les lundis à dix-sept heures le Centre de recherches pour l'étude de la
logique ancienne a tenu régulièrement ses réunions. Ont participé à ces
Pierre HADOT 285

travaux : Mmes Alexandre, Charles, Hadot et Zaslawskv ; Mlles Imbert,


Sagot et Lee ; MM. Le Boulluec, Leroux, Goulet, Hadot, Pachet, Pasquino,
Segonds et Tardieu.
Le thème général des recherches a été l'étude des différents titres
d'ouvrages de logique de Chrysippe conservés par Diogène Laërce.
M. Pachet a fait un exposé sur La deixis selon Zenon et Chrysippe.
Il a montré le rôle de cette notion («indication», «démonstration») dans
la classification des propositions, dans la solution des sophismes et dans
l'ensemble de la doctrine stoïcienne. Sans succomber à la tentation de
l'anachronisme, il a fait de suggestives comparaisons entre cette notion
et certaines catégories linguistiques, par exemple celle des «embraveurs»
qui ne prennent de sens que par référence aux conditions singulières de
renonciation.
M. G. Leroux a fait un exposé critique sur la partie logique de l'ouvrage
de Graeser, Plotin and the Stoics. A cette occasion, il a consacré toute une
étude aux rapports entre «logique» et «dialectique» tels qu'ils sont
présentés dans le traité de Plotin Sur la dialectique (1, 3). Il a montré toute
la complexité de ce problème (compliqué peut-être encore par une
malencontreuse intervention de Porphyre), et il a, pour cela, analysé les sens que
pouvaient avoir les termes «logique» et «dialectique» à l'époque de Plotin
dans les perspectives plotinienne, aristotélicienne et stoïcienne. Il faut en
tout cas exclure absolument une confusion que Plotin aurait commise
entre dialectique platonicienne et dialectique stoïcienne.
M. R. Goulet a étudié La logique stoïcienne des propositions privatives,
c'est-à-dire d'une part le texte de Diogène Laërce, VII 69-70, d'autre part,
le passage de Simplicius, In categ., p. 387 sq. (=5. V.F., II §§ 177-179).
Ses recherches lui ont permis de reconstituer le contenu de la lacune en
Diogène Laërce, VII, 69, d'interpréter la définition des propositions
privatives en VII, 70 et de proposer une classification systématique des
propositions simples. Il a établi que les citations faites par Simplicius provenaient
du traité de Chrysippe «Sur les propositions privatives, à Théaros». Il a pu
enfin préciser les différentes sortes de privatifs dans la logique stoïcienne.
Mlle Cl. Imbert a consacré un exposé aux Catégories stoïciennes. Après
de précieuses remarques méthodologiques générales concernant la manière
d'aborder l'étude de la logique stoïcienne, elle a montré, à partir de l'étude
de plusieurs textes, notamment de Diogène Laërce et de Sénèque
(Questions naturelles) que les catégories stoïciennes ne correspondaient pas à
des genres de l'être, mais à des listes de questions qui prennent leur sens
dans la perspective de la définition.
M. P. Hadot a donné des commentaires sur les six premiers titres de la
286 GRECE HELLENISTIQUE

liste des ouvrages de Chrysippe conservée par Diogène Laërce. Il a été


amené ainsi à étudier les rapports entre la dialectique stoïcienne et la
dialectique académique. 11 a donné une traduction commentée de Diogène
Laërce VII, 63-76, en vue d'expliquer la structure générale et le plan de la
partie de la liste se rapportant aux ouvrages de Chrysippe qui concernent
les pragmata (le terme pragma lui-même a été longuement étudié au cours
de ces exposés).
On espère publier assez rapidement l'ensemble de ces travaux.

THESES ET DIPLOMES DIRIGES PAR P. HADOT

Thèse de doctorat es lettres : O. du Roy, «Amour et identification.


Recherche sur la Règle d'or comme principe de la loi naturelle».

Thèses de doctorat de 3e cycle


•.

M. Genevois, «Édition et commentaire du ms. Paris. Lat. 12.309».


R. Goulet, «Études sur VApokritikos de Macarius Magnes».
C. Guérard, «Le commentaire de Porphyre sur le Parménide de Platon
et la théologie de Proclus».
R. Grimm, «L'exégèse de la Genèse dans la littérature latine du
Moyen Age».
G. Leroux, «Le commentaire de Dexippe sur les Catégories d'Aristote».
R. Nouailhat, «La théorie augustinienne du langage et la constitution
du spiritualisme augustinien».
S. Sagot, «Traduction et commentaire d'Ambroise, De Isaac et anima».

Diplômes de l'E.P.H.E. :
J.-M. Flamant, «Le problème des indifférents dans le stoïcisme».
A. Segonds, «Édition, traduction et commentaire de Zacharie de Myti-
lène, Ammonius».
A. Thibaud, «Conditions de production et de reproduction du
spiritualisme».

Thèses de 3e cycle soutenues cette année :


D. O'Meara, «La relation hiérarchique chez Plotin».
Mme de Prunes, «La genèse du monde sensible chez Plotin».

Nombre d'inscrits : 33.

ELEVES TITULAIRES : Mme Charles ; Mlles Nguyen Min Tarn, Petit et


Sagot ; MM. Bouffartigue, Flamand, Goulet, Guenon, Hadjadj, Le Boulluec,
Roussel, Segonds, Sidiropoulos, N. Sed, Tardieu, Thibaud.
Pierre HADOT 287

AUDITEURS ASSIDUS : Mmes Alexandre, Hadot, Lallemand, Zaslawsky ;


Mlles Cavaletti, Imbert, Lee ; MM. Azua, Franchet, Leroux, Pachet,
Pasquino.

PUBLICATIONS DU DIRECTEUR D'ETUDES

Articles Eine (das), Einheit, Existentia dans Historisches Wôrterbuch


der Philosophie, t. II, Stuttgart, 1972.
Articles Littérature latine chrétienne, Origénisme, Patristique,
Théologie négative dans Encyclopaedia universalis.
La fin du paganisme, dans Histoire des religions, II, Encyclopédie de la
Pléiade, Paris, 1973, pp. 81-112.
La physique comme exercice spirituel ou Pessimisme et optimisme
chez Marc Aurèle, dans Revue de théologie et de philosophie, 1972, pp.
225-239.
L'être et l'étant dans le néoplatonisme, dans Revue de théologie et de
philosophie, 1973, pp. 101-115.
Conférence libre de Mlle A. M. LA BONNARDIERE

I. Année 1971-1972

Recherches sur l'Épitre aux Galates dans l'œuvre de saint Augustin.


L'objet de la conférence a été de chercher à reconstituer l'histoire de
l'interprétation de l'Épître aux Galates par saint Augustin. L'ampleur du
sujet ne permettait pas de le traiter entièrement en une seule année. Notre
étude s'est limitée à quelques thèmes précis, suggérés par des versets de
l'Épître aux Galates, appartenant aux trois premiers chapitres et cités par
Augustin avec une particulière prédilection. Ce travail a bénéficié de la
participation active de MM. Guetny et Stenger qui ont bien voulu accepter
d'assurer une lecture parallèle des commentaires de l'Epître aux Galates
écrits par Pelage et par Jérôme.
Une première étude d'ensemble nous a permis de déterminer comment
est implantée l'Épître aux Galates dans l'œuvre d'Augustin. En 394-395, il
rédige YExpositio epistulae ad Galatas, avant d'avoir lu le commentaire
correspondant de Jérôme ; c'est un commentaire continu et assez bref
de l'Epître. Devenu évêque d'Hippone, Augustin reprit certains thèmes
de l'Épître aux Galates dans sa correspondance, dans sa pastorale, et dans
ses polémiques. La correspondance d'Augustin et de Jérôme relative à
l'incident d'Antioche est bien connue. Les sections parénétiques de l'Epître
aux Galates, bien recueillies dans le Spéculum quis ignorât (Gai. 1,10;
5, 6 et 13-26 ; 6, 1-10) font l'objet de nombreuses prédications d'Augustin.
Quant aux trois polémiques anti-manichéenne, anti-donatiste, anti-pélagien-
ne, elles empruntent chacune des arguments à l'Épître aux Galates, comme
nous aurons l'occasion de le montrer ultérieurement.
Les cinq thèmes particulièrement étudiés ont pour points de départ
les cinq versets : Gai. 1, 8-9 ; 1, 10 b ; 2, 14; 2, 21 b ; 3, 11 b.
Gai. 1,8: Sed licet nos, aut angélus de coelo vobis evangelizaverit
praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit.
Un seul Évangile est authentique, celui que les Apôtres transmettent au
nom du Christ. Ce verset Gai. 1, 8 et le verset parallèle Gai. 1, 9
constituent pour Augustin un argument dans plusieurs polémiques. Cet
argument, présent douze fois dans le Contra Faustum (II, 2, 4 ; V, 4 ; XIII,
18 ; XV, 3 ; XVII, 3 ; XVIII, 7 ; XX, 22 ; XXI, 9 ; XXIII, 7 ; XXVIII, 4 ;
XXXII, 17), ponctue la réfutation qu'Augustin fait des thèses de Faustus
de Milev ; souvent il arrive en conclusion d'un livre du Contra Faustum.
L'anathème de Paul vise d'avance Mani : il condamne le fait que les
manichéens récusent l'Evangile des disciples du Christ (II, 4 ; XVII, 3 ;
Anne-Marie LA BONNARDIERE 289

Augustin utilise Gai. 1, 8-9 dans la controverse anti-donatiste pour


s'élever contre la prétention des donatistes à s'affirmer comme la seule Église
du Christ : Contra Ittteras Pétillant II, 78 (174) et III, 6 (7) ; Ad catholicos
epistula contra donatistas 12, 32 ; 17, 45 ; 24, 71 ; Epistula 93, 7 (23).
Augustin a dû savoir que Cyprien usait déjà de Gai. 1, 8-9 dans Epistulae
27, 3 ; 63, 10 (3) et 15 (2). On retrouve la même citation sporadiquement
dans des textes tardifs d'Augustin : Quaest. in Heptateuchum IV, 40 ; Trac-
tatus in Ioh. Evang. 98, 7 ; Contra lulianum V, 7 (26).
Le thème n'appartient que très rarement à la pastorale : Enarrationes
in Psalmos 71, 5 ; 103, s. 2, 11 et s. 3, 6 ; 106, 14 ; 115, 1.
N'utilisant Gai. 1, 8-9 qu'à une fin polémique, Augustin ne fait pas
l'exégèse de ces deux versets.
Gai. 1, 10^: Si bominibus placèrent, Christi servus non essem.
A partir de ce verset. Augustin développe le thème de la fuite de la
vaine gloire et de la sauvegarde de la bonne réputation. Un disciple du
Christ doit-il ou ne doit-il pas se préoccuper de plaire aux hommes ?
Face à ce problème, Augustin dépendait de deux traditions. Peter Brown a
bien noté la première quand il a écrit : «En lisant les inscriptions
funéraires (des Romains d'Afrique), on se rend compte que seul un Romain
d'Afrique comme l'était Augustin a pu concevoir l'idée que l'amour de la
gloire avait pu soulever au-dessus d'eux-mêmes les anciens Romains» (La
vie de saint Augustin, trad. J. H. Marrou, p. 32). La seconde tradition,
complexe d'ailleurs, était offerte à Augustin par les Livres saints : les
textes en effet semblent se contredire ; quelques-uns, tels que Gai. 1, 10,
condamnent l'amour de la gloire -.Mat. 6, 1 ; Gai. 6, 4 ; Gai. 5, 26 ;Ps.
52, 6 e ; d'autres, au contraire convient les chrétiens à prêcher d'exemple,
tels que Mat. 5, 16 : Sic luceat lumen vestrum coram bominibus, ut videant
bona facta vestra, et glorificent Patrem vestrum qui in caelis est et ses
parallèles : I Cor. 10, 33 ; II Cor. 1, 12 et 8, 21 ; Gai. 1, 22-24.
La pastorale d'Augustin, telle qu'elle nous est connue par sa prédication,
prouve qu'il aimait à traiter du problème posé par l'apparente
contradiction des deux séries de versets scripturaires susdits : En. in Ps. 121, 12 ;
Sermones 149, 13 (14) ; 47, 9 (12) ; 54, 2 (2) ; De bono viduitatis 22, 27,
etc. En face de versets scripturaires qui semblent s'opposer, Augustin
éprouve toujours le réflexe anti-manichéen de réduire l'antithèse : c'est là
le point de vue de l'exégète qui défend la véracité et l'harmonie de
l'Écriture. D'autre part, Augustin n'est pas sans savoir le préjudice causé aux
simples fidèles, dans la communauté ecclésiale, par les scandales ; aussi
veut-il qu'on ne laisse pas ternir sa réputation, qu'on la défende au
contraire avec force, si elle est attaquée faussement. Lui-même, Augustin,
290 GRECE HELLENISTIQUE

a toujours réfuté énergiquement les allégations mensongères des donatistes


à son égard : en pleine Conférence de Carthage en 411, Petilianus reçut un
vigoureux démenti. Mais comment discerner ce qui peut justifier la
recherche de la louange des hommes ? Il n'y a qu'un critère : on ne doit
poursuivre qu'une seule fin, celle de glorifier Dieu {Mat. 5, 16).
L'enseignement d'Augustin sur Gai. 1, 10 dépendait en partie d'une
tradition : Cyprien (Test. III, 55 ; De habitu virginum 5), Hilaire de
Poitiers {Commentaire sur Le Psaume 52), pour ne citer que deux sources
qu'il a pu connaître.
Gai. 2, 14 : Cum vidissem quia non recte ingrediuntur ad veritatem
evangelii, dixi Petro coram omnibus : si tu, cum sis ludaeus
gentiliter et non iudaice vivis, quemadmodum gentes cogis
iudaizare ?
Le désaccord de Jérôme et d'Augustin au sujet de l'incident d'Antioche
{Gai. 2, 11-14) a déjà suscité une abondante bibliographie. Cependant il
nous a semblé utile de mieux scruter deux aspects de la question :
1) Nous avons cherché à établir chronologiquement l'histoire de la
réflexion d'Augustin sur la péricope {Gai. 2, 11-14) : a) Expositio Epistu-
lae ad Galatas 1 et 15 : texte écrit en 394-395, avant la lecture du texte
correspondant de Jérôme. — b) Lecture du commentaire de Jérôme et
réactions immédiates d'Augustin, alors qu'il est encore prêtre : Epistula
28, 3-4 ; De mendacio 5, 8 et 21, 43 ; allusions au mensonge officieux dans
les Enarrationes in Psalmos 5 et 14, contemporaines de YEpistula 28.
— c) Réactions d'Augustin devenu évêque (396-399) : De agone christiano
30 ; Contra Faustum XIX, 17 et XXII, 68 ; Epistula 40, 3-4. - d) Reprise
du thème de l'incident d'Antioche après 404, à la fois dans la
correspondance Jérôme- Augustin (Epistulae 75 et 82), et dans la controverse anti-
donatiste, à propos du comportement de saint Cyprien mis en
comparaison avec celui de Pierre : De baptismo II, 1 (2) ; III, 7 (10) ; IV, 6 (8) et 11
(17) ; VI, 2 (3) ; VII, 1 (1) et 20(38-39) ; Epistula 93, 31 ; Contra Cresco-
nium 1, 32 (38) ; II, 32 (40) ; De unico baptismo 13, 22. — e) Après la
mort de Jérôme en 419 quelques textes tardifs traitent encore brièvement
de l'incident d'Antioche : Contra mendacium 12, 26 ; Epistula 180, 5 ;
Contra Gaudentium II, 8 (9) ; Epistula 196, 2.
2) Nous avons aussi cherché quelles étaient, dans la perspective de
Jérôme et dans celle d'Augustin, les positions respectives de Pierre et de
Paul vis-à-vis des judéo-chrétiens. En effet, selon la manière dont ils
envisagent le comportement de Pierre et celui de Paul, Jérôme et Augustin
trahissent leurs propres sentiments vis-à-vis des judéo-chrétiens et leur
opinion relative à la valeur de l'Ancien Testament. Sans doute chacun
d'eux était-il conditionné par une intention polémique tacite : Jérôme
Anne-Marie LA BONNARDIERE 291

visait les critiques de Porphyre ; Augustin réfutait les attaques


manichéennes contre l'Ancien Testament. Pour Jérôme, les rites juifs sont néfastes et
abolis ; leur observation ne peut être qu'interdite à moins qu'elle soit
seulement apparente. Pour Augustin, les premiers chrétiens venus du judaïs-
me, pouvaient légitimement continuer des observances dont ils avaient
l'habitude, sauf le cas de scandale ; Augustin estime que telle était la
position de Paul. Aussi bien, Jérôme, commentant l'incident d'Antioche, laisse
entendre que Pierre et Paul ont feint leur discussion et que Pierre est
indemne de toute tau te de faiblesse. Telle n'est pas du tout l'interprétation
qu'Augustin fournit de l'événement : il distingue entre le principe absolu :
le salut ne passe plus par les rites juifs, après la venue du Christ, et son
application : il est permis aux Juifs convertis de s'adonner par piété à des rites
qui, périmés, ont été pourtant porteurs d'une signification prophétique de
salut. Pierre a bel et bien failli par crainte ; mais grande est Yhumilitas de
Pierre : c'est le trait distinctit du premier pénitent et il lui a valu de
recevoir le dépôt de la rémission des péchés, les clefs de la miséricorde de
l'Eglise. Quant à Paul, le toujours véridique (verax), son attitude n'a rien
d'équivoque ; s'il invoque (cas de l'incident d'Antioche) pour les gentils la
libération vis-à-vis des rites juifs, il est prêt, vis-à-vis des judéo-chrétiens à
des concessions (cas de la circoncision de Timothée) qui ne sont pas dans
la ligne de la diplomatie, mais dans celle de l'économie. Il est intéressant
de comparer le sens que Jérôme et Augustin donnent chacun au mot
dispensatio. Tout se ramène à une divergence fondamentale entre Jérôme
et Augustin par rapport à la valeur qu'ils accordent à l'Ancien Testament
vis-à-vis du salut apporté par le Christ : pour Jérôme, elle est nulle ; pour
Augustin, elle est prophétique.
Gai. 2, 21, -.Nam si per legem iustitia, ergo Christu s gratis mortuus

est.
En un premier temps et d'accord avec les interprétations de Marius
Victorinus, l'Ambrosiaster, Pelage et Jérôme, Augustin estime qu'il faut
entendre de la loi mosaïque la loi dont il est question en Gai. 2, 21 D. C'est
la position qu'il tient en Exposîtio Epistulae ad Galatas 17 etEpistula
82, 9. Tous les commentateurs susdits sont d'accord : la loi mosaïque est
impuissante ; la justification est obtenue par le Christ.
Une nouvelle orientation se fait jour dans le De spiritu et littera, c'est-
à-dire à partir du moment où Augustin connaît les positions neuves des
pélagiens sur la grâce qui consisterait dans le don de la nature et la
connaissance de la loi. Augustin prend appui sur Gai 2, 21 pour affirmer que c'est
grâce à l'effusion du sang du Christ que le don de la iustitia nous est
fait par l' Esprit-Saint. Nature et loi, nous les avons en commun avec
impies et infidèles ; la gratia Dei, c'est celle par laquelle nous sommes
292 GRECE HELLENISTIQUE

christiani et fils de Dieu. Tel est, brièvement résumé, un thème que


développe Augustin d'abord vis-à-vis de Pelage (De spiritu et littera 29,50 ; De
natura et gratia 1, 1 ; 2, 2 ; 9, 10 ; 40, 47 ; Epistula 177, 2, 8, 9 ; De gestis
Pelagii 7, 20 ; Sertno 131, 9 ; Epistula 186, 2) et ensuite contre Julien
d'Eclane (Sermones 156, 2-3 ; 26, 9 ; Contra duas epist. pelag. III, 7 (22) ;
IV, 5 (10) ; Contra lulianum IV, 17 ; V, 4 ; VI, 24 ; Opus imperf. contra
lui. II, 70, 146, 198. cette loi qui nous tait chrtstiani est la loi intérieure
de l' Esprit-Saint. Tout se passe comme si les Pélagiens s'en tenaient à la
première Pentecôte et évacuaient la médiation du Christ selon Gai. 5, 4
qu'Augustin rapproche plusieurs fois de Gai. 2, 21 : Evacuati estis a Christo,
qui in lege iustificamini ; a gratta excidistis.
Gai. 3, 1 1 b • Iustus ex fide vivit.
L'expression : Iustus ex fide vivit se rencontre très tréquemment dans
l'œuvre de saint Augustin. L'Ecriture sainte lui en fournissait plusieurs
contextes. La formulation primitive, Hab. 2, 4, est reprise deux fois par
Paul, selon la version de la Septante, en Rom. 1, 17 t> et Gai. 3, 11 b; elle
est présente aussi en Hebr. 10, 38. Augustin ne cite jamais Hab. 2, 4 dans
sa version propre, mais toujours à travers ses transcriptions pauliniennes.
On ne peut discerner que rarement les cas dans lesquels Augustin cite avec
précision Rom. 1, 17 ou Gai. 3, 11 ou Hebr. 10, 38. Le plus souvent, c'est-
à-dire dans soixante-dix citations sur quatre-vingt-dix, il est impossible de
dire quel texte scripturaire Augustin a en vue quand il écrit : Iustus ex fide
vivit. La sentence est dépourvue d'insérende et se présente comme un
leitmotiv. Parmi les thèmes qui appellent la citation de cette sentence, nous
avons choisi d'étudier la relation qu'Augustin établissait entre la valeur de
la iustitia selon la perspective paulinienne, et la valeur de la iustitia,
considérée comme l'une des quatre vertus (tempérance, force, prudence,
justice), telles qu'Augustin avait appris à les connaître à travers la tradition
philosophique et singulièrement à travers Cicéron, bien avant de les
retrouver dans la tradition sapientielle de l'Ancien Testament.
Deux étapes de la réflexion augustinienne nous ont paru caractéristiques.
Dans une étape ancienne, antérieure à l'accession à l'épiscopat (387-395),
Augustin s'intéresse aux deux thèmes, mais il en traite en les distinguant.
Ces deux aspects de la réflexion d'Augustin demeurent indépendants l'un de
l'autre. Augustin traite du thème des quatre vertus, à Rome en 387-388,
dans De libero arbitrio I, 13 (27) et De moribus ecclesiae 1, 15-16 et 19 ;
à Thagaste en 388-391, dans De Gen. contra manichaeos II, 10 (13), De
musica VI, 15 et De vera religione 15, 29 ; à Hippone en 391-395, dans
De div. quaest. 83, qu. 31 et 61, 4. Pendant la même période, 387-395,
Augustin cite et commente Iustus ex fide vivit en De fide et symbolo 1, 1 ;
De sermone Domini in monte 1,4 (13), Expositio Epistulae ad Galatas
21, 44, 61 ; De div. quaest. 83, qu. 81, 2. La première série de textes
Anne-Marie LA BONNARDIERE 293

appartient à des écrits de facture plus savante, la seconde à des travaux


d'allure plus pastorale. Cependant ces deux séries de textes manifestent déjà
une convergence au moins sur deux points : d'abord la iustitia apparaît de
part et d'autre dans un contexte théocentrique ; la vertu de iustitia se
ramène rigoureusement à servir Dieu seul ; la iustitia ex fide, c'est croire en
Jésus-Christ. Ensuite l'une et l'autre iustitiae appartiennent à une dispensa-
tio, à une économie temporelle, manifestée par la valeur symbolique des
nombres 4 et 40 (Les 4 vertus et les 4 fleuves ; les 4 vertus et les 4 000
hommes de la multiplication des pains ; les croyants et la quadragésime...). Le
texte de De Genesi contra Manichaeos II, 10(13) qui met en rapport les
4 vertus et les 4 fleuves du Paradis, nous est apparu comme une
transposition du De Paradiso 1,4; 3, 12 à 18 de saint Ambroise, passage qui
s'inspire lui-même de très près de Philon. Leg. Alleg. 1, 14 et 19. Il est toujours
précieux de reconnaître une influence certaine d'Ambroise sur Augustin.
Augustin avait-il le De Paradiso sous la main à Thagaste ? Ou bien une
partie du De Genesi contra Manichaeos aurait-elle été rédigée déjà pendant le
séjour romain de 387-388 ? Il est difficile de répondre
La seconde étape de la réflexion d'Augustin sur nos deux thèmes se
situe à partir de 413. Il y a désormais fusion des deux réflexions. La
justice de l'homme, c'est sa foi. Nous avons longuement suivi le déroulement
des commentaires d'Augustin, d'une part dans laCité de Dieu (I, préambule;
IV, 20 ; V, 20 ; XIII, 21 ; XIX, 4, 17-18. 23 ; XX, 26, 1) et d'autre part
dans le Contra lulianum II, 5 (12) et IV, 3 (19). En ce dernier texte, nous
avons rencontré l'affrontement d'Augustin et de Julien d'Eclane sur la
manière de comprendre la relation des vertus et de la. f ides. Monsieur Guetny
nous a fait profiter des résultats de ses recherches sur la pensée de Julien
d'Eclane.

M. Année 1972-1973

Recherches sur la structure de De Trinitate de saint Augustin.


Le projet de la conférence était d'entreprendre une recherche sur la
structure du De trinitate de saint Augustin et, par conséquent, sur
l'histoire de sa rédaction, en tenant compte des problèmes que posent d'une
part les citations scripturaires et d'autre part les données de la chronologie.
L'étude du Livre I nous a retenue pendant les deux semestres de l'année.
Nous avons commencé par examiner tous les documents par lesquels
Augustin lui-même révèle les avatars d'une rédaction lente, difficile et
finalement mouvementée, puisque des amis impatients se permirent, à son
insu, une édition «pirate» d'un De Trinitate inachevé. Saisi par le
découragement, Augustin ne dut qu'à la particulière insistance d'Aurelius de
294 GRECE HELLENISTIQUE

Carthage de reprendre et de mener à bien une «seconde» édition, corrigée


et complétée selon ses propres expressions (Epistula 174, Retractationes
II, 15). Dans cette rédaction définitive d'Augustin, la partie qui correspond
à la première édition (à savoir les douze premiers livres, sauf les préfaces
des cinq premiers et la seconde moitié du douzième) n'est corrigée que dans
une mesure limitée, de l'aveu même d'Augustin qui a voulu éviter des
divergences trop importantes entre le texte définitif et celui qui circulait déjà.,
et qui n'est pas parvenu à la postérité.
C'est donc Augustin lui-même qui nous apprend à distinguer dans le
Livre I deux sections dont la première, courte par définition (prooemium)
est la plus tardive (nous l'appelons I A) et dont la seconde, correspondant
au corps du Livre, est la plus ancienne ; elle a pu subir des retouches
tardives (nous l'appelons I B). En réalité, le travail du réviseur a surtout
consisté, non seulement à faire précéder I B par I A, mais surtout à
harmoniser l'une et l'autre parties, de telle sorte que le Livre I constitue une unité
littéraire qui réponde à la définition qu'Augustin lui-même en donne en
De Trinitate XV, 3 (5) : In primo libro secundum Scripturas, unitas et ae-
qualitas summae illius Trinitatis ostenditur. La double intention — celle
d'affirmer l'unité et l'égalité de la Trinité et celle de l'affirmer à partir des
saintes Ecritures — est rappelée tout au long du Livre I, plus
particulièrement en des formules presque stéréotypées qui jalonnent indistinctement
I A et I B : Augustin déclare qu'il part de l'Ecriture en I A, 1 (2); 2 (4);
6 (9) et (12) ; I B, 7 (14) ; 11, (22). - Augustin affirme l'unité et l'égalité
de la Trinité en I A, 2 (4) ; 4 (7) ; 5 (8) ; 7 (14a) ; II, 9 (19) ; 10 (21) ;
12(25).
Cependant l'habileté d'Augustin compositeur et réviseur de son œuvre
a-t-elle réussi à masquer le point de suture entre I A et I B ? Autrement
dit, un effort de reconstitution des contextes en lesquels furent élaborés
I B et I A (pour les nommer dans l'ordre chronologique de leur rédaction)
pourrait-il permettre de distinguer clairement l?un de l'autre I A et I B ?
Dans ce but, nous avons d'abord longuement étudié la page du De
Trinitate I, 6 (13), consacrée par Augustin à prouver que le Saint-Esprit est
Dieu et nullement une créature. Il fait appel à l'œuvre d'un prédécesseur
qu'il ne nomme pas, œuvre qui ne peut être que le De Spiritu sancto de
saint Ambroise, dont il emprunte la documentation scripturaire (De spiritu
sancto 11,44-47). Grâce d'une part à l'histoire des citations augustiniennes
de Cor. 6,19 (Nescitis quia corpora vestra templum m vobis est Spiritus
sancti, quem habetis a Deo ? ) et dePhil. 3, 3 (Nos enim sumus circumcisio
Spiritui Dei servientes) ; grâce d'autre part à une confrontation de I, 6 (13)
et des textes correspondants des Epistulae 174 et 173 A, nous sommes
parvenus à conjecturer avec probabilité, sinon avec certitude, que I, 6(13)
Anne-Marie LA BONNARDIERE 295

fait partie d'un dossier de réfutations d'une opinion anoméenne relative à


l' Esprit-Saint, parvenue à la connaissance d' Augustin en 418, par
l'intermédiaire, semble-t-il bien, du Sermo Arianorum. Nous inspirant dès lors de
cette hypothèse de travail, nous avons décidé d'étudier successivement la
section I, 7 (14) à I, 13 (31) comme étant I B, et la section I, 1 (1) à I, 6
(1.3), comme étant I A. Or l'analyse interne de chacune de ces deux
sections a, en effet, sous le voile de l'harmonisation dont nous parlions plus
haut, révélé d'indubitables différences.
Section I B : I, 7 (14) à I, 13 (31). — Tenant compte des conclusions
acquises au cours d'un travail collectif sur la chronologie augustinienne,
entrepris en Sorbonne dans l'hiver 1971-1972, dans le cadre d'un
séminaire pluridisciplinaire dirigé par MM. Marrou et Mandouze (et dont les
résultats sont encore inédits), nous tenons comme assuré qu'Augustin a
entrepris la rédaction du De Trinitate après décembre 404 (date du Contra
Felicem, compte rendu d'un débat contradictoire qui eut lieu les 7 et 12
décembre 404), puisque le De Trinitate est recensé dans les Retractationes
en septième position après le Contra Felicem. Notre section I B date donc
au plut tôt de 405. Il semble bien qu'il ne faille pas prendre au pied de la
lettre la première phrase de YEpistula 174 : De Trinitate ... libros iuvenis
inchoavi, senex edidi... En rigueur de terme, en effet, Augustin a cessé
d'être iuvenis le 14 novembre 404 (il atteint alors 50 ans) ; mais il portait
en lui depuis longtemps le projet du De Trinitate, comme le prouvent
plusieurs écrits bien antérieurs à I B et qui en sont déjà des ébauches partielles,
telle la 69e quaestio du recueil des 83 Questions, consacrée déjà à
l'exégèse de I Cor. 15, 21-28 et à là réfutation des adversaires qui interprètent
mal ce texte paulinien.
Dans la section IB, dont l'argumentation demeure polémique jusqu'au
bout, Augustin se propose de passer en revue les sentences (testimonia)
scripturaires sur lesquelles des «hérétiques» construisent leurs théories d'une
infériorité du Fils et de l' Esprit-Saint par rapport au Père : de la sorte, ils
sont des négateurs de l'unité et de l'égalité de la Trinité. Il faut bien, en
effet, remarquer que, d'entrée de jeu, le but d'Augustin n'est pas
simplement un but irénique de théologien de la Trinité. Dans l'énumération qu'il
fait des textes incriminés, Augustin se révèle remarquablement instruit des
objections que tiraient des Livres saints les subordinatianistes qu'il critique
sans les nommer. Augustin emprunte son procédé de réfutation à une
régula catholica qu'il déduit de la péricope paulinienne Phil. 2, 6-11. Tout
texte indiquant une infériorité du Fils doit être interprété secundum for-
mam servi et être compris comme s' appliquant à l'Incarnation du Fils de
Dieu, se faisant médiateur entre Dieu et les hommes. A la méthode de
l'énumération des textes, Augustin joint celle de l'antithèse, mettant en
parallèle, deux par deux, les versets à comprendre secundum formam servi
et secundum formam Dei.
296 GRECE HELLENISTIQUE

Cependant cette stricte énumération, selon laquelle est construite toute


la section de I, 7 (14) à I, 13 (31), est interrompue plusieurs fois par des
exposés plus amples, consacrés à des péricopes qui, apparemment, ont
suscité ou suscitent des difficultés qui méritent un examen poussé. Or il
est remarquable que ces lieux de l'Ecriture, mis en vedette, sont tous des
passages qui traitent du rôle du Fils de l'homme à la fin des temps,
particulièrement du sort qui attend l'humanité du Christ : I Cor. 15, 21-28 ;
Marc 13, 32 ; Mat. 20, 23;Jean 12,47-50; Jean 5, 22-27 ... Et deux
questions, lancinantes, de se faire jour : le règne du Fils prendra-t-il fin ? Le
Fils de l'homme sera-t-il vu et par qui ?
Cette analyse de la section I B nous a donc conduite à scruter l'histoire
de l'exégèse de ces péricopes bibliques, non seulement dans l'œuvre
d'Augustin, mais aussi dans les œuvres de la patristique qui auraient pu lui être
accessibles (de préférence en latin). Devant l'ampleur d'une telle enquête
il fallait nous limiter. Nous avons centré notre effort sur une recherche
(encore partielle) de l'interprétation patristique (hétérodoxe et orthodoxe) de
I Cor. 15, 21-28 (une étude exhaustive sur ce thème et sur les filières
d'influences de l'Orient vis-à-vis de l'Occident serait désirable). Nous aidant
des recherches actuelles sur Marcel d'Ancyre, sur Origène, sur Évagre (en
particulier des travaux de M. Harl et d'A. Guillaumont), nous avons essayé
de retrouver les filons des courants aberrants (marcellien ? origénien ?
évagrien ? eunomien ? ) qui correspondent aux allusions précises dont fait
état Augustin, soit dans la 69e quaestio, soit dans De Trinitate I, 8(15)
à 10 (21). Mais il est aussi difficile de déterminer la source d'information
dont disposait Augustin pour connaître ces hérésies, qu'il est difficile de
savoir s'il emprunte les leçons d'un modèle dans sa propre réfutation.
Cependant deux pistes de réponses nous paraissent positives. Augustin a dû
lire le Livre XI du De Trinitate d'Hilaire de Poitiers qui semble bien avoir
été son informateurau sujet des théories de Marcel d'Ancyre (même si le
nom lui demeure inconnu). D'autre part, et sur ce point l'hypothèse est
seulement ouverte, Jérôme ne serait-il pas l'informateur d'Augustin au
sujet des opinions d'Origène, dès l'année 405 ?
Section I A : I, 1 (1) à I, 6 (13). — Quant à la section I A, tardive par
hypothèse, elle se révèle très différente de I B. Nous avons dit que l'effort
d'harmonisation d'Augustin faisait aussi de I A un lieu de démonstration
de l'unité et de l'égalité de la Trinité ; mais alors que I B passe en revue les
textes scripturaires qui peuvent, par leur ambiguïté, prêter flanc aux
interprétations hérétiques, la section I A présente d'abord pour le Fils et ensuite
pour l' Esprit-Saint une série de textes scripturaires qui expriment
clairement qu'ils ne sont ni l'un ni l'autre une créature, qu'ils sont l'un et l'autre
vrai Dieu avec le Père. Augustin termine l'exposé par l'affirmation :
Anne-Marie LA BONN ARDI ERE 297

His et talibus divinarum Scripturarum testimoniis, quibus ... insinuatur fi-


dei nostrae unitas et aequalitas Tnnitatis. Aussitôt après cette phrase,
Augustin écrit: Sed quia multa in sanctis libris profiter incarnationem Verbi
L)ei ... ita dicuntur ut maiorem t'ilw Patrem signifie ent... Il nous semble
que le sed qui débute cette seconde phrase marque la jonction entre I A et
I B. Ainsi s'équilibre et s'unifie le Livre I : la première partie apporte en
faveur de la Trinité les témoignages positifs de l'Ecriture ; la seconde partie
rectifie l'exégèse des textes gauchis par les hérétiques. Il semble que la
section I A doit, pour être bien comprise en elle-même, être rapprochée de
II A ; III A ; IV A et des livres XIII à XV (ce qui ne peut être fait que dans
un travail ultérieur).
En conclusion, on peut remarquer qu'Augustin ne sépare pas les termes
unitas et aequalitas ; or le second postule les trois personnes, Père, Fils,
Esprit-Saint. Une lecture attentive du Livre I du De Trinitate permet de
laver Augustin de tout soupçon de modalisme.

AUDITEURS ASSIDUS : Mlle Solange Sagot ; MM.Michel Albaric,


F. Boespflug, J. Pintard, Marc Stenger, Dries Van Der Akker, Albert
Vevwitghen.

PUBLICATION DE Mlle A. M. LA BONNARDIERE

«Portez les fardeaux les uns des autres. Exégèse aueustinienne de Gai.
6, 2», dans Didaskalia, Revista da faculdada de Theologia de Lisboa, vol. I,
fasc. 2, 1971, p. 201-219.

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