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À l’école de bell hooks : une pédagogie engagée de la libération https://journals.openedition.

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16 • Octobre 2016 :
Émancipation et formation de soi Tome 1
DOSSIER

À l’école de bell hooks : une


pédagogie engagée de la
libération
N H
p. 39-50

Résumés
Français English
Ce texte se propose de montrer comment les réflexions pédagogiques et la philosophie éducative
de bell hooks, figure majeure des pensées féministes (africaines-) américaines du XXe siècle, sont
susceptibles d’éclairer une réflexion éducative sur l’émancipation. Dans la référence à Paulo
Freire, elle inscrit la nécessité de penser la pédagogie comme pratique de la liberté, d’un point de
vue féministe radical, en prenant en compte à la fois les oppressions de sexe, de classe et de race
(entendue au sens étatsunien de catégorie sociale d’analyse). L’enjeu est de développer une
pratique qui permette la libération de toutes et tous, en particulier des populations noires issues
des classes populaires, et plus spécialement des femmes analphabètes. Inspirée à la fois des
pédagogies de la libération, des pédagogies inclusives et anti-oppressives, bell hooks propose et
met en pratique une pédagogie engagée, articulée autour de l’amour, l’espoir et l’attention. Au
travers du travail de conscientisation, il s’agit de viser la formation de soi, le bien-être et
l’empowerment de tous les sujets.

This text aims at showing how the educational reflections and the educational philosophy of bell
hooks, a key figure of the (African) American feminist thoughts of the 19th century, may
contribute to an educational reflection on the emancipation. Following the footsteps of the
Brazilian pedagogue and philosopher of education Paulo Freire, she calls for the necessity of
thinking the pedagogy as the practice of freedom, from a radical feminist perspective, that
addresses simultaneously sexism, racism and classism. The essential goal is to develop a
pedagogy that allows the liberation of all, in particular black populations from working class, and
more specially the illiterate women. Inspired both by pedagogies of liberation, anti-oppressive
pedagogies, bell hooks constructs and practices an engaged pedagogy, articulated around love,
hope and care. Through the conscientization of all sites of oppressions, the goal is the self

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(trans)formation, the well-being and the empowerment of all subjects, especially the historically
oppressed ones.

Entrées d’index
Mots-clés : libération – pédagogie engagée –oppression- pédagogie féministe- empowerment
Keywords : liberation - engaged pedagogy – oppression - feminist pedagogy- empowerment

Texte intégral

Introduction
« L’éducation est une question politique pour les personnes exploitées et opprimées »1
(Hooks, 1989, p. 98)

1 Mes recherches sur l’enseignement de philosophie en France au niveau du secondaire


dans un contexte de massification (Hedjerassi, 2008) m’ont amenée à réfléchir à des
pistes de transformations curriculaires et pédagogiques. Si mes réflexions se sont
nourries de Madeleine Pelletier (1978), qui avait déjà, en son temps, interrogé les
pratiques d’enseignement, sur le plan des programmes et des pédagogies, avec un
double regard, qui devait à son engagement dans les luttes ouvrières et féministes, elles
s’appuient centralement sur bell hooks, figure majeure des pensées féministes
(africaines-) américaines du XXe siècle. Ses réflexions pédagogiques et sa philosophie
éducative présentes dans son œuvre, et en particulier dans sa trilogie consacrée à
l’éducation, me paraissent intéressantes à visiter car elle inscrit la nécessité de penser la
pédagogie comme pratique de la liberté, dans la référence à Paulo Freire, mais d’un
point de vue féministe radical, en prenant en compte à la fois les dimensions de genre,
de classe et de race2. Freire avait mis en place une pédagogie de libération des
populations opprimées, qui étaient, dans son contexte, les populations rurales
analphabètes. Pour bell hooks, il s’agit de développer une pratique qui permette la
libération de toutes et tous, et en particulier des populations noires issues des classes
populaires, à savoir à la fois les rares à accéder à l’enseignement supérieur, mais aussi le
« peuple ordinaire » (hook, 2003, p. xi), éloigné du monde académique, et plus
spécialement les femmes analphabètes.
Parce que son œuvre n’est guère fréquentée dans l’espace francophone3, qu’elle est très
peu traduite en français4, je commencerai par des éléments de sa biographie et de son
contexte, avant de montrer en quoi sa pensée peut éclairer une réflexion éducative sur
l’émancipation. Liant la problématique des luttes collectives à celle de la formation de
soi, elle construit sa pensée et ses pratiques en puisant à des sources diverses : « Mes
pratiques pédagogiques ont émergé dans le jeu mutuellement éclairant des pédagogies
anticoloniale, critique et féministe » (hook, 1994, p. 10).

Contextualisation de cette pensée

Fille noire, du Sud rural ségrégé, de classe


populaire

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2 Née en 1952 dans le Sud rural des Etats-Unis, elle est issue d’une famille de
travailleurs assez peu dotés économiquement – son père était gardien à la poste, sa
mère au foyer mais travaillant parfois comme domestique dans des familles blanches.
Elle grandit dans le contexte des lois Jim Crow, marqué par le système ségrégationniste
touchant les écoles, les quartiers, les églises... Elle connaît d’abord l’école de campagne
en bois réservée aux populations noires. Après le déménagement de ses parents en ville,
et la politique de déségrégation, elle fait l’expérience de fréquenter une école jusque-là
réservée aux seuls enfants blancs. Elève particulièrement et exceptionnellement (en
regard de son groupe social d’appartenance) brillante, elle décroche une bourse qui lui
permet de rejoindre la prestigieuse université Stanford en Californie. Dans ce cadre, elle
fait l’expérience douloureuse d’être la seule étudiante noire de classe populaire et la
seule étudiante noire dans sa résidence universitaire. De plus, elle est l’une des rares à
venir du Sud rural : son accent et sa ville d’origine sont moqués. Au niveau du personnel
enseignant, elle n’a affaire qu’à des Blancs. De surcroît, les personnes qui détiennent le
statut de professeur sont majoritairement des hommes.
Elle fait le choix de s’inscrire en Études féministes, qui ont été institutionnalisées. Or,
s’il est éventuellement parfois question de classe sociale dans ces cours, il n’est jamais
question de race. L’oppression première est celle de sexe.
C’est dans ce contexte et par frustration qu’elle va se lancer à 19 ans dans des recherches
portant sur les femmes noires, qui donneront lieu à l’ouvrage devenu une référence,
Ain’t I a Woman ? Elle reprendra ensuite ses études doctorales, et réalisera une thèse
sur la romancière africaine-américaine Toni Morrison. Elle mènera une carrière
académique (Yale, Oberlin, City College de New York, de Berea) et se distinguera par
une activité de publication importante : des essais dans différents domaines (féministes,
littéraires, culturels…), des albums pour la jeunesse, de la poésie et une abondante
production biographique.
Née Gloria Watkings, elle choisit de publier sous le nom de bell hooks, en hommage à sa
grand-mère. Elle écrit également son nom et prénom sans les majuscules habituelles, ce
qui, selon elle, relèverait du culte de la personnalité dans une société capitaliste. Se
renommer participe d’une pratique de subversion des usages ordinaires dans les
dénominations, c’est un acte de rébellion (hook, 1989, p. 163).

Une histoire au croisement d’oppressions


3 Par sa propre histoire, elle a été de manière précoce confrontée à la problématique
des oppressions plurielles et entrelacées, qui renvoie en creux aux différents
mouvements de luttes sociales qui ont traversé l’histoire des Etats-Unis : les luttes
contre l’esclavage, contre la ségrégation dans le Sud étatsunien entre les populations
noires et blanches, qui prolongeait les pratiques d’esclavage, les luttes pour les droits
civils, visant après la fin de l’esclavage sur le plan juridique à une vraie émancipation
des populations noires, les luttes féministes, visant la libération des femmes, les luttes
des gays et lesbiennes, visant la libération sexuelle, les luttes des travailleurs exploités.
Au travers de ces différents mouvements sociaux, on peut lire l’émancipation dans les
différents sens du terme. En effet, si nous suivons la philosophe féministe Cornelia
Möser (2014), l’usage de ce terme est sujet à « une multiplicité d’histoires ». S’il est
« beaucoup utilisé », il n’est « pratiquement jamais défini, discuté ou analysé », comme
le montre l’absence d’entrée dans les « dictionnaires de référence, en sociologie,
sciences politiques ou philosophie » et dans celui du féminisme. Au sens propre, il vient
étymologiquement du latin « emancipare », qui désigne l’acte par lequel un maître
affranchissait avec la main un esclave (en référence à son achat qui se faisait en le

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prenant par la main). Au sens juridique, l’émancipation est l’affranchissement d’un


mineur. Dans le sens initial, l’émancipation désigne donc « l’acte passif d’acquisition de
droit(s) ». Au sens moderne, selon Sardinha (2013), le terme s’entend en référence à
Kant, à son texte : Qu’est-ce que les Lumières ?, et définit la sortie de la minorité. Pour
Möser, les féministes du XIXe siècle se sont inspirées de la distinction, opérée par Marx,
entre une émancipation politique et humaine. Cette dernière vise à changer voire à
renverser l’ordre établi et non à obtenir une meilleure place dans ce système. Par
rapport à cette histoire du concept, bell hooks inscrit clairement sa pensée dans la
tradition des critiques radicales du système social et politique. Comme Freire (2001),
c’est le terme de libération qu’on rencontre sous sa plume car la liberté n’est pas cédée
ou octroyée par les oppresseurs, « mais objet d’une lutte pour la conquérir » (p. 25).

L’éducation comme pratique de la liberté


4 La finalité essentielle de l’éducation, pour bell hooks, est d’apprendre une liberté
entière, et par rapport à soi-même, et par rapport à la société et au pouvoir. L’exigence
première est celle d’éduquer tous les individus, femmes et hommes, noirs et blancs,
pauvres et riches, de les élever au savoir, et surtout à la conscience critique. Cette visée
inclut de forts enjeux pédagogiques, éthiques et politiques. Mettre au premier rang le
développement de la conscience critique, c’est promouvoir la liberté, à partir d’un autre
rapport au savoir, détaché d’un exercice du pouvoir.

La figure tutélaire de Paulo Freire


5 Freire, et sa conception de l’éducation comme pratique de la libération et de la
transformation, figurent aux fondements de sa philosophie éducative. Elle reprend la
critique que fait l’éducateur brésilien de la conception bancaire de l’éducation vue
comme un « instrument d’aliénation », « une pratique de domination » (2001, p. 52).
En opposition à une telle conception, il développe une théorie de l’éducation qui repose
sur un véritable échange entre éducateur et éduqués. Les sujets sont considérés comme
des individus doués de conscience à qui il faut donner les moyens de s’approprier des
outils de compréhension, d’analyse et de critique du monde, en vue de le transformer. Il
définit l’éducation de la libération comme une « éducation de la conscientisation des
hommes dans leurs relations avec le monde » (2001, p. 61). Dans cette pédagogie, les
rôles sont interchangeables, car « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul,
les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde » (p. 62). Reprenant ce
principe, bell hooks pose la nécessité de construire dans la classe avec les étudiant-e-s
une « communauté d’apprenants » dans laquelle elle se « positionne comme une
apprenante » (hook, 1994, p. 153).
Pour elle, l’éducation ne vise pas seulement la formation intellectuelle et cognitive, mais
surtout la politisation via la prise de conscience des différents sites d’oppression et
l’adoption de postures critiques. L’enjeu est d’apprendre la distance par rapport à toutes
sortes de puissances : politiques, religieuses, économiques…, de « décoloniser son
esprit ». L’inscription des sujets dans un rapport critique au pouvoir politique lui-même
constitue un des principaux enjeux de cette éducation. Il faut sortir de la « culture de la
domination », dans laquelle pauvres comme riches, femmes comme hommes, blancs
comme noirs, ont été construits et socialisés, se défaire des paradigmes hégémoniques.
Comprendre pour nous en libérer comment jouent et nous structurent ces différentes
formes d’oppression, que ce soit le classisme, le racisme, l’(hétéro)sexisme, etc. Or si ce

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travail auprès des personnes opprimées opère une conscience de libération immédiate,
il est moins évident auprès des membres du groupe dominant, qui résistent à
s’appréhender comme colonisés eux aussi, éduqués pour être des oppresseurs (hook,
1989, p. 102).

Interroger le classisme, le racisme et le sexisme


6 Se réclamer des principes et pratiques de Freire n’implique pas de ne pas les
soumettre à la méthode critique, précisément défendue par cet auteur. Dans un
dialogue critique avec cette pensée et cet éducateur, bell hooks réinscrit la nécessité de
penser l’éducation comme pratique de la libération d’un point de vue féministe radical
(Solar, 1992) :

Il n’y a pas eu un seul moment où lisant Freire je ne demeurais pas consciente non
seulement du sexisme du langage mais aussi de la manière qu’il (comme d’autres
leaders politiques, intellectuels, penseurs critiques progressifs du Tiers Monde,
comme Fanon, Memmi, etc.) construit un paradigme phallocratique de la liberté –
où la liberté et l’expérience de la virilité patriarcale sont toujours liées comme si
c’était du pareil au même (hook, 1994, p. 49).

7 Dès son premier essai, elle dénonce « les politiques de domination sur tous les
fronts » (hook, 1989, p. 50). Elle met en avant le caractère inséparable des différentes
oppressions (de classe, de race, de sexe), à l’intersection desquelles les femmes noires se
trouvent, car elles s’exercent simultanément sur leur vie. C’est pourquoi, l’éducation
qu’elle défend se situe en rupture avec la pensée féministe hégémonique des années
soixante-soixante-dix, en raison de ses impasses criantes sur les interrelations entre
structures de classe, de race et de sexe, dans la société étatsunienne « patriarcale,
raciste et capitaliste » (pour reprendre ses qualificatifs) :

Le postulat selon lequel nous pouvons séparer la question de la race de celle du


sexe, ou du sexe de celle de la race, a tellement plombé la vision des penseurs et
écrivains américains sur la question des “ femmes ” que la plupart des discussions
sur le sexisme, l’oppression sexiste, ou la place des femmes dans la société sont
déformées, biaisées et inexactes (hook, 2015, p. 52 / 1981, p. 12).

8 Pointées comme dépendant de la structure des rapports de classe et de race, les


théories féministes, portées dans le contexte étatsunien par des femmes blanches,
seraient une émanation des pensées et valeurs de celles qui les ont édifiées. À travers
elles se joueraient donc des intérêts de classe et de race, leur position dans l’espace
social (en particulier leur maintien en position dominante) et la légitimation de la
hiérarchie ainsi établie. Aussi, le référent implicite ou explicite dans ces analyses
féministes est toujours la femme blanche :

Tout au long de l’histoire américaine, l’impérialisme racial des blancs a favorisé les
habitudes des universitaires à utiliser le terme “ femmes ” même s’ils (elles)
réfèrent seulement à l’expérience des femmes blanches (hook, 2015, p. 46 / 1981,
p. 8).

9 Dans le même ordre de réduction, la catégorie de « noir » renvoie aux seuls hommes
noirs (hook, 1994, p. 120-121).
Outre l’aveuglement sur les effets des structures de classe, cette occultation de la
dimension de race pose problème dans une société hautement ségréguée, en particulier
dans le contexte des luttes pour les droits civils de la communauté noire. La situation
est quasi aporétique pour les femmes noires puisqu’on exigerait qu’elles priorisent et

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séparent les oppressions dont elles font l’objet et contre lesquelles elles luttent, parmi
lesquelles le système d’oppression raciste caractéristique, pendant des siècles et
aujourd’hui encore, de la société étatsunienne.
Selon bell hooks, à cette impasse sur les politiques de race s’ajoute le problème majeur
que les féministes blanches, en tant que membres du groupe privilégié, demeurent
marquées par le racisme institutionnalisé, qui les a structurées. Une relecture
historique, en particulier de la période de l’esclavage, permet de mettre en perspective
et de comprendre les racines des relations qu’entretiennent femmes noires et femmes
blanches. Dominer les femmes noires appelées à exercer dans leur sphère domestique,
comme esclaves d’abord, comme domestiques ensuite, leur permettait de s’assurer
qu’elles ne leur prendraient pas leur place :

Sans la structure de l’esclavage, qui a institutionnalisé, d’une manière


fondamentale, les statuts différents des femmes blanches et noires, les femmes
blanches étaient d’autant plus préoccupées que les tabous sociaux maintiennent
leur supériorité raciale et interdisent des relations légalisées entre les races (hook,
1994, p. 97).

10 Par ailleurs, les femmes noires font face également à un système patriarcal sexiste,
construit par les hommes blancs, mais bien « assimilé » par les femmes et les hommes
de la communauté noire. Cette dévalorisation des femmes noires se serait construite
pendant la période de l’esclavage et aurait perduré bien au-delà :

Les Noirs mis en esclavage ont accepté les définitions patriarcales des rôles de sexe
masculin. Ils ont cru, comme leurs propriétaires blancs, que le rôle des femmes
exige qu’elles restent dans l’espace domestique, élevant les enfants, et obéissant à
la volonté des maris (hook, 2015, p. 99 / 1981, p. 47).

11 Alors qu’aucune différence n’était faite dans le type de travail qui leur était assigné –
elles travaillaient aux champs comme les hommes – elles ont à subir des hommes
blancs des oppressions sexistes et sexuelles sous la forme des rapports sexuels, des
pratiques de viols. Pour autant, dans leur foyer, elles ne sont guère épargnées,
puisqu’elles sont également l’objet de violences de la part des hommes noirs. Ce fait est
largement minoré, en avançant la théorie de l’émasculation des hommes noirs d’une
part, et en construisant le mythe du matriarcat en cours dans les communautés noires
d’autre part (hook, 1994, p. 123). Il s’agit d’autant de thèses et de mythes, appropriés
par la communauté blanche, que bell hooks, et d’autres, critiquent et déconstruisent,
pour interpeler sur le sexisme prévalant dans la communauté noire, dans son histoire,
de la période de l’esclavage comme nous venons de le voir, jusqu’à aujourd’hui, en
passant par l’époque des luttes pour les droits civils. Ce déni du sexisme est relié, selon
elle, à l’histoire de la réponse de la communauté noire au racisme (hook, 1989, p. 178).
12 Que les théories féministes soient ainsi situées, que ces analyses ne soient pas ancrées
dans les réalités des femmes noires, ni préoccupées des groupes pauvres ou non
privilégiés, constitue la limite majeure des pédagogies féministes, ce qui conduit bell
hooks à plaider pour une pédagogie transgressive qu’elle qualifie d’engagée et de
révolutionnaire.

Une pédagogie engagée


13 Se situant dans la droite ligne des pédagogies de la libération, des pédagogies
inclusives et anti-oppressives, elle définit sa pédagogie engagée, comme allant plus loin
que la pédagogie critique ou féministe car elle vise la formation de soi, le bien-être et

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l’empowerment (ou pouvoir d’agir) de tous les sujets (hook, 2003, p. 33).

Engager à la participation et à la joie


14 En rupture avec le modèle traditionnel qui repose sur un rapport de pouvoir et
d’autorité et qui place les personnes dans une posture de silence, d’écoute et
d’absorption des paroles de l’enseignant-e, les relations entre eux doivent être modifiées
radicalement en accordant une vraie place aux apprenant-e-s comme sujets : « Il doit y
avoir une reconnaissance en acte que chacun-e influence la dynamique de la classe, que
chacun-e contribue » (hook, 1994, p. 8). C’est pourquoi, comme Freire, elle privilégie la
forme du dialogue et la collaboration pour des interactions vivantes entre enseignant-e
et apprenant-e-s, ce qui place les un-e-s comme les autres dans des postures peu
confortables.
Cette subversion du rapport hiérarchique et écrasant qui prévaut dans les relations
d’enseignement et de formation serait porteuse d’un renouveau de l’appétit d’apprendre
et de savoir, qui devrait, selon bell hooks, régner dans une salle de cours ou de
formation. Cette mobilisation sur l’activité d’apprendre et surtout de comprendre est
cruciale pour (re)dynamiser le rapport des apprenant-e-s aux lieux de savoir et
d’apprentissage, au(x) savoir(s). La salle de classe ou de formation devrait être un lieu
de vie, voire de l’extase – terme qu’elle utilise - et non cet espace de l’ennui manifeste
qu’elle est devenue. Le processus d’apprendre n’est pas vu comme un simple acte
intellectuel. De l’émotion, des sentiments sont en jeu. Il s’agit non seulement d’engager
les étudiant-e-s à la conscientisation mais aussi à la joie, au plaisir voire à la passion
d’apprendre.

Lier théorie et pratique, viser la sagesse pratique


15 Si la pensée critique est centrale dans sa philosophie, comme Freire, elle pose comme
principe fondamental de lier théorie et pratique, et non de les séparer car les deux sont
interdépendants. Cette perspective s’enracine dans sa conception de la connaissance
comme située (Collins, 1990), selon laquelle des modèles de rationalité sont construits,
délimités, historiquement et sont consacrés, légitimés socialement. Les reconnaître
comme tels oblige à remettre en question toute prétention à la neutralité, à l’objectivité
et à l’universalité, de la part de quelque mode de pensée que ce soit. Dans ce sens, elle
promeut une autre façon de penser et de connaître. Non seulement, elle voit
« l’expérience comme une source légitime de connaissance », mais, expérience et
connaissance sont mêmes inséparables (hook, 2010, p. 145).
Elle opère une réorientation de la pensée critique, rompant avec les modèles
traditionnels très abstraits d’enseignement de la pensée critique, centrés sur la logique,
la question de la vérité. Au lieu des subtils exercices de logique, les mises en récits de soi
(« narratives ») constituent l’outil pédagogique central.
On touche là à un point essentiel dans la philosophie hooksienne : ce qui est visé, c’est la
sagesse pratique, la formation de soi et le bien-être. On peut être surpris de lire sous la
plume de cette intellectuelle, qui se définit comme radicale et révolutionnaire, cette
préoccupation du bien-être individuel. Mais, pour elle, le bien-être est intimement lié à
la communauté, l’un est la condition de possibilité de l’autre indissociablement :
« choisir le ‘‘bien-être’’ est un acte de résistance politique » (hook, 1993, p. 14). Cette
réalisation de soi concerne aussi bien les formé-e-s que les formateurs. Bien plus, les
éducateurs sont vus comme des guérisseurs. En effet, la dimension spirituelle est en jeu,

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en référence à une autre figure centrale pour bell hooks, le boudhiste Thich Nhat Hanh.
Pour elle, il ne saurait y avoir de séparation entre spiritualité et considérations
politiques : « La guérison de soi des femmes noires comme toute guérison de soi de
Noirs est une expression d’une pratique politique de libération » (hook, 1993, p. 14).
Alors que l’amour a été décrié par les différents mouvements sociaux (droits civils,
féministes, ouvriers), encore en référence à Freire (pour qui l’éducation est un acte
d’amour), elle l’appréhende comme « un pouvoir transformateur ». Il joue comme une
« force médiatrice » et « énergisante » qui nous soutient pour ne pas être broyé-e-s
lorsque nous confrontons et résistons à l’oppression.
Même si la réalisation de soi est visée, l’engagement individuel entraînera l’engagement
mutuel. Par cette collaboration au-delà des frontières de classe, race et sexe (hook,
2003, p. 39), une communauté est possible. Et c’est la valeur de l’espoir qui dessine cet
horizon des possibles, sans lequel on sombrerait dans le désespoir face aux forces
oppressives tenacement à l’œuvre dans la société.

Rompre avec l’élitisme


16 Dans la mesure où bell hooks conçoit la théorie comme pratique de libération, elle
critique l’enfermement des universitaires et de leurs écrits dans un cercle limité, leur
caractère académique et abstrait, ce qui les rend particulièrement inaccessibles aux
populations opprimées directement concernées. Les difficultés d’accès sont renforcées
par le phénomène de l’illettrisme qui touche particulièrement les femmes noires. Or ce
handicap majeur est trop largement occulté par les féministes :

(elles) n’ont pas exploré en profondeur le lien entre l’exploitation sexiste des
femmes dans cette société avec le niveau d’éducation des femmes, y compris un
manque de compétences de base en lecture et en écriture (hook, 1984, p. 107).

17 Pour bell hooks, la visée est très clairement d’échapper à de telles formes d’élitisme,
de sortir, et de faire sortir les productions du cercle des seules personnes lettrées :

Les idées théoriques et la pensée critique n’ont pas besoin d’être transmises
uniquement par l’écrit ou seulement dans l’université. Alors que je travaille dans
une institution majoritairement blanche, je demeure intimement et
passionnément engagée avec la communauté noire (hook, 1990, p. 30).

18 Sortir de ce cercle, c’est faire choix de lieux et de formats de présentation et de


diffusion des idées, autres qu’académiques (« nous devons explorer tous les canaux
pour partager des informations », hook, 1993, p. 4). Elle n’a de cesse de mettre en
œuvre cette pédagogie de la libération, partout : dans les établissements élitistes, où elle
a exercé, dans les écoles des quartiers ségrégés (où enseignait l’une de ses sœurs), dans
les conférences qu’elle donne, dans les librairies, mais aussi dans les Églises, sur un coin
de table d’un restaurant, en bref là où se réunissent les « gens ordinaires » (ibi). A Yale,
elle met en place un groupe de support (Sisters of the Yam). Elle propose des ateliers, ce
qu’elle appelle des « psychanalyses à la maison », afin de soutenir le processus de
guérison et de libération. Dans cette préoccupation d’être au service de la communauté,
elle finit même par rejoindre l’université de sa région d’origine (Berea). Elle privilégie
également la forme « interview » ou de courts textes dans des journaux ou revues
populaires. Elle adopte un langage a priori accessible à tout le monde. Dans ses écrits,
elle ne charge pas ses analyses de l’appareil critique exigé par les normes universitaires5.
Elle est particulièrement critique à l’endroit du modèle académique de textes
théoriques : « travail qui est hautement abstrait, jargonnant, difficile à lire, et contenant

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des références inconnues » (hook, 1994, p. 64). C’est pourquoi, elle illustre ses propos
par sa propre expérience pour les ancrer dans des réalités sociales susceptibles de
rencontrer écho ou résonance en son public, et marquer étroitement le lien entre
théorie et pratique. Fidèle à l’esprit de Freire, sa trilogie ne prend pas la forme de traités
pédagogiques ou éducatifs, arides, mais celle de leçons pleinement accessibles.
bell hooks est bien consciente de la délégitimation des productions qui sortent de ces
canons académiques. Mais ces normes servant en fait, selon elle, à distribuer et
hiérarchiser les productions intellectuelles, dans les fins de « perpétuer l’élitisme de
classe » (hook, 1994, p. 64), écrire de manière accessible relève très clairement du choix
politique.

Conclusion
19 Se reporter aux réflexions et aux pratiques éducatives de bell hooks est
particulièrement stimulant car elles portent bien au-delà des « structures
conventionnelles », dans la mesure où l’éducation pour elle a lieu « partout où les gens
sont » (hook, 2003, p. xi). Ses réflexions soulèvent un défi, qui suppose, pour être
relevé, des transformations radicales des pratiques éducatives et pédagogiques, et des
contenus de programme sur le plan de l’enseignement formel. Tout au long de son
œuvre et en particulier dans sa trilogie, elle construit sa réflexion et sa pratique
éducative autour d’une pédagogie de la transgression, définie comme résistance aux
frontières de classe, race et sexe en vue de la transformation et la libération, une
pédagogie de l’espoir par la promotion d’une communauté (d’apprentissage), et enfin
une pédagogie de la pensée critique pour atteindre à la sagesse pratique. Si elle voit la
salle de classe comme le site possible des transformations radicales, son projet est de
toucher une « audience inclusive ». Le concept d’amour est posé comme le premier
facteur pour édifier cette communauté d’inclusion, pour reprendre ses termes. L’amour
et l’attention (« care »), comme la joie et l’espoir sont cruciaux dans ce processus (hook,
2003, p 127). L’enjeu n’est rien moins que de (re)donner à toutes et tous, en particulier
aux sujets historiquement opprimé-e-s, de l’agentivité et du pouvoir d’agir
(empowerment). Parce qu’elle ne s’est pas contentée de penser une éducation de la
libération, qu’elle a développé cette praxis, elle gagnerait à être (mieux) connue dans
l’espace francophone.

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Notes
1 . Toutes les citations sont mes traductions.
2 . Tout au long de ce texte, le terme de race est à comprendre, comme dans les travaux anglo-
saxons, comme une catégorie sociale ou d’analyse.
3 . Hedjerassi, 2008 ; Hedjerassi, 2010 ; Ferrarese, 2012.
4 . On dispose de la traduction de Ain’I A Woman (2015), d’un texte dans Dorlin (2008), et d’un
chapitre de T.T. par Fourton (2013).
5 . L’absence de notes en bas de page dans son premier essai (1981), avait soulevé de nombreuses
critiques – cf hook, 1989, p. 81.

Pour citer cet article


Référence papier
Nassira Hedjerassi, « À l’école de bell hooks : une pédagogie engagée de la libération »,
Recherches & éducations, 16 | 2016, 39-50.

Référence électronique
Nassira Hedjerassi, « À l’école de bell hooks : une pédagogie engagée de la libération »,
Recherches & éducations [En ligne], 16 | Octobre 2016, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le
17 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/2498

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À l’école de bell hooks : une pédagogie engagée de la libération https://journals.openedition.org/rechercheseducations/2498

Auteur
Nassira Hedjerassi
Université de Reims Champagne-Ardenne, CÉREP EA4692

Droits d’auteur
© Tous droits réservés

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