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Daux Georges. Œdipe et le Fléau (Sophocle, Œdipe roi, 1-275). In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 250, Avril-
juin 1940. pp. 97-122.
doi : 10.3406/reg.1940.2878
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1940_num_53_250_2878
ŒDIPE ET LE FLÉAU
santés, mais ce n'est pas de cela quïl s'agit. Il s'agit d'Apollon Hyperboréos. Or
cette appellation ne se rencontre que dans un tout petit nombre de textes,
obscurs ou sans autorité, et sans support archéologique; citons Élien, Ποικ. ίστ.
II 26 : 'Αριστοτέλης λέγει υπό των Κροτωνιατών τον ΙΙυΟαγόραν Απόλλων» "ΪΊΐερβόρειον
προταγορεύεσθαι (cf. P. Corssen, Rh. AIus. 67, 1912, p. 29 sqq.) ; Servius ad Verg.
Aen. Ill 98 : « Sane hie versus Homeri est, quem et ipse de Orpheo sustulit,
iteai Orpheus de oraculo Apollinis Ilyperborei » (0. Kern, Orphicorum fragm.,
p. 83, fr. 4).
(1) Référence ordinairement donnée sous la forme « CIG 1688 » ; l'indication
«I, p. 807, 14 » semble avoir été empruntée à l'article de A. B. Cook, Animal
worship in the Mycenaean age, I The cult of the ass, JUS 1894, p. 88.
(2) RA 1935, I, p. 213.
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(1) L'auteur donne une série de définitions provisoires au cours d'un exposé
qui apparaît, dès qu'on le serre de près, singulièrement confus. On lit par exemp
le,page 10 : « [Le mot λοιμός, Fléau,] ne désigne pas une peste quoique, parfois,
une maladie puisse accompagner une calamité ». Or le texte de Thucydide
montre assez qu'une maladie que n'accompagne aucune autre calamité peut être
qualifiée de λοιμός; les références à Thucydide sont données par Fauteur elle-
même, p. 15.
(2) Hésiode Trav. 243; Hérodote Vil 171; Thucydide II, 34.
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(1) Citation authentique, à l'exception de λ'.μόν (2 fois) et λοιμόν que nous rem
plaçons par le nominatif.
(2) E. Cahen. Maintenant 2° édition, revue et augmentée (1940).
(3) L'affirmation selon laquelle « la lin du vers indique que le poète a voulu
introduire des métaphores inattendues » est un de ces faux arguments qui abon
dent sous la plume de l'auteur; ît*/vt, *χτχβόσχετ»ι n'est pas plus « inattendu »
que λοιμό; καταβοσκεται, et les deux images se marient fort bien. C'est
ïTai qui serait inattendu et qui appellerait une remarque de style,
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aux maladies, comme aux autres maux humains, ne manquent pas chez les poètes
grecs, chez Hésiode (Travaux v. 92, v. 102), chez Sophocle (cf. ci-après, p. 114), etc ;
et, chez les peuples heureux, les peuples sans histoire — qui se prêtent mal à
l'amplification tragique ou épique —, les poètes n'hésitent pas à écrire que l'on
meurt de vieillesse (Callimaque, Artémis, v. 131-2 : ούο' έ-i σήμα έρχονται πλην
ευτε πολυχρόν.όν τι φέρωσιν). Faut-il donc s'étonner qu'Eschyle et Sophocle aient
choisi de peindre leurs héros autrement qu'alités par une maladie banale ou
succombant à la vieillesse ? L'obscur Polybe, dans Œdipe-roi, meurt le plus
naturellement du monde (v. 960-963),
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(1) Le λοιμό; ou le σεισμός n'ont, aux yeux de la masse, d'autre cause immédiate
que l'action divine. Par contre un λιμός peut être dû à une sécheresse, elle-même
voulue parles dieux : ce qui crée une étape rationaliste entre le mal et son ori
gine; de plus le λιμός est un tléau qui comporte des degrés; la guerre de siège
l'a rendu familier à beaucoup de Grecs; etc..
(2) Très curieux à ce point de vue, un texte de Platon, Lois 906 G (d'ailleurs
cité par Marie Delcourt) : « φαμεν δ' εϊναί-ou το νϋν ονομαζόμενον αμάρτημα, την
-λεονεξίαν, έν μεν σαρχίνοις σώμασι νόσημα καλουμενον, έν δέ ωραις ετών χαί ένιαυτών
λοιμόν, έν δέ τόλεσι και -ολιτείαις τοϋτο au το ρήμα μετετχηματισμένον άδιχίαν.
L'opposition entre le mal particulier (νόσημα) et le mal qui s'étend aux saisons
et aux années (λοιμός) se rattache à l'explication rationaliste de Lucrèce. Le pas·»
sage sent l'artifice, et la pensée est d'une subtilité laborieuse; il ne fournit pas
une bonne définition terminologique; mais le choix du déterminé νόσημα (de pré
férence à vôsoç) accentue l'antithèse entre Je particulier et le collectif.
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(1) 11 n'est plus question des troupeaux qui périssent : le poète ne s'est pas
astreint à une répétition stricte.
(2) « Maladie » est une mauvaise traduction; il n'y en a pas de bonne : cf. ci-
dessus, p. 103.
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(1) Cf. aussi πότμος (ν. 211, cité un peu plus loin) et βίτα (ν. 165).
(2) Notre but n'est pas de les commenter ici. Nous renvoyons aux éditions de
Jebb et de L. Roussel.
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les κάλυκες sont εγκαρποι par nature, les άγέλαι sont βούνο^οι (1)
par position et les τόκοι sont άγονο·, par accident ». Tel paraît
être en eflet le sens et la valeur de ce passage (2), et, quant aux
troupeaux, les éditions que j'ai pu consulter s'accordent pour
considérer que Sophocle les fait périr, non avorter. Pourtant
Marie Delcourt écrit : « Άγονο ις qui, grammaticalement, est
attribut de τόκοισι, domine également κάλυξιν et άγέλαι::. Ainsi
que ©(Κνουσα, il fait oxymoron avec εγκάρποις et avec το'κο-.σι;
d'une façon plus sourde, avec άγέλαι qui, en insistant sur le
nombre des bêtes, évoque leur multiplication. Il devrait y avoir
prolifération : on ne voit qu'avorteraient ». Que d'ingéniosité,
que d'ardeur à poursuivre la gageure !
L'auteur, obsédé par le concept de la triple stérilité,
s'acharne à le retrouver dans une série de textes, en dépit de
toute vraisemblance, et commet à plusieurs reprises des à-peu-
près qui risquent d'entraîner la persuasion chez le lecteur inat
tentif. Dans les vers 270-272 il n'est expressément question que
de stérilité de la terre et des femmes (comme en 171-174, cf. ci-
(1) Konig Ôdipus' Schtild, Kiel 1912. Le succès fait à la brochure de Sudhaus,
fût-ce pour la condamner, a quelque chose de décourageant. Continuera-t-elle
longtemps à encombrer les bibliographies?
(2) 11 vaut la peine de citer plus largement : « On a voulu voir dans la calamité
thébaine une allusion à l'épidémie qui ravagea Athènes en 430 et, dans OEdipe
lui-même, une sorte de figure de Périclès. Disons tout de suite que le rappro
chement n'aurait pu être suggéré que par le pire ennemi de Périclès. En effet,
si l'on fait appel à OEdipe pour guérir le fléau, c'est lui uniquement qui en
est responsable et la confiance des Thébains repose sur le plus tragique des
malentendus. On ne voit pas très bien non plus le fils de Xanthippe invitant un
de ses conseillers, comme OEdipe le fait dans une minute de démagogie, à faire
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devant tout le peuple rapport sur sa mission ». Le procédé est très caractéris
tique de la méthode suivie par Marie Delcourt. Les hypothèses peste d'Athènes =
fléau de Thebes et Œdipe = Përicles ne sont pas nécessairement liées, et bien
des éditeurs n'accordent d'attention qu'à la première; ici cependant, l'on se
contente de jeter le discrédit sur la seconde, insoutenable en effet, et l'on feint
de considérer l'autre comme écartée du même coup. Une formule péremptoire
et pompeuse d'accusation comme celle-ci n'a aucun rapport avec le sujet :
« Vouloir à tout prix trouver des allusions historiques dans l'un des poèmes
les plus inactuels qu'on ait jamais écrits, c'est s'exposer à en fausser le sens
pour y introduire de force ce qu'on est décidé à y découvrir ensuite » ; personne
n'a jamais forcé le sens d'OEdipe-roi pour y introduire la mention d'une peste ;
c'est parce qu'on y trouvait (à tort ou à raison) cette mention qu'on a pu songer
à faire un rapprochement avec la peste d'Athènes. — Rappelons, modèle de
pertinence et de goût, ce qu'écrit Jebb (p. xxx) : « Modern ingenuity has reco
gnised Pericles in OEdipus, — the stain of Alcmaeonid lineage in his guilt as
the slayer of Laïus, — the « Dorian war, and a pestilence therewith » in the
afflictions of Thebes. This allegorical hypothesis need not detain us. But it may
be well briefly to remark the difference, for drama, between association of ideas
and direct allusion. If Sophocles had set himself to describe the plague at Athens
as he had known it, it might have been held that, in an artistic sense, his
fault was graver than that of Phrynichus, when, by representing the capture
of Miletus, he « reminded the Athenians of their own misfortunes ». If, however,
writing at a time subsequent to the pestilence which he had survived, he wished
to give an ideal picture of a plague-stricken town, it would have been natural
and fitting that he should borrow some touches from his own experience. But
the sketch in the play is far too slight to warrant us in saying that he even
did this ; perhaps the reference to the victims of pestilence tainting the air
ρ* ν. 180) is the only trait that might suggest it... »
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(1) Cette remarque a pour point de départ νωτίσαι (ν. 193), qui a été généra
lement mal compris; le verbe n'est pas un neutre (difficile à construire), mais
un transitif dont "Αρεα est le complément. W. Ax du moins a rendu vraisem
blablecette interprétation, Hermes, 61, 1932, p. 420, n. 1 (article sur : Die Parodot
des Oidipus Tyrannos); L. Roussel adopte le même parti. Cf. d'ailleurs déjà les
scholies.
(2) Par les mètres aussi, selon W. Ax; toutefois, dans ce domaine, l'incertitude
me paraît grande.
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(1) La rédaction, projetée d'abord sous une autre forme, des pages qui pré
cèdent a été modifiée du tout au tout pour tenir compte à la fois de l'édition
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prochaine de Louis Roussel et de l'étude de Marie Delcourt. Du jour où le livre
de L. R. sera publié, il fournira la base de discussions fécondes. Il abonde en
critiques sévères, contre lesquelles on n'a fait ci-dessus qu'esquisser une défense
doctrinale : il ne pouvait être question d'engager à fond le débat avant que le
volume soit accessible aux hellénistes. Quoi qu'il n'y ait rien de positif à retenir
de l'étude de Marie Delcourt, la réfutation que nous avons tentée ne sera sans
doute pas inutile. Chemin faisant, elle nous a permis de préciser certains
aspects de la tragédie de Sophocle. Elle mettra en garde contre une thèse pré
sentée avec une conviction et une habileté qui risquent, si la lecture est rapide
et superficielle, d'emporter l'adhésion. Elle incitera à ne pas accepter sans exa
men les résultats exposés dans d'autres chapitres de « Stérilités mystérieuses ».
Enfin elle touche à des questions de méthode. Il y a encore beaucoup à découvrir
dans les œuvres classiques; mais la condition du moindre succès est de se plier
aux textes : comme les Thébains doivent τη νόσω ...ύπτ,ρετεΐν, pour en triompher
ensuite. L'érudition a ses exigences : si l'on invoque Julius Obsequens et Héra-
clide Pontique, Dieterich et Zielinski, il ne faut pas passer sous silence des faits
essentiels, il faut mesurer et aborder de front les difficultés, il faut être érudit
jusqu'au bout. Démontrer que les humanistes se sont trompés depuis toujours
sur la nature du Fléau d'OBdtpe-roi était une entreprise ambitieuse ; j'ai ouvert
le livre avec beaucoup de curiosité et d'intérêt ; j'ai été déçu moins par l'échec
de la tentative que par le faux brillant de la méthode.