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Georges Daux

Œdipe et le Fléau (Sophocle, Œdipe roi, 1-275)


In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 250, Avril-juin 1940. pp. 97-122.

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Daux Georges. Œdipe et le Fléau (Sophocle, Œdipe roi, 1-275). In: Revue des Études Grecques, tome 53, fascicule 250, Avril-
juin 1940. pp. 97-122.

doi : 10.3406/reg.1940.2878

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1940_num_53_250_2878
ŒDIPE ET LE FLÉAU

(Sophocle, Œdipe-roi, 1-275) <d)

Un Fléau s'est abattu sur la cité ; le peuple souffre; le prince


agit.
En quoi consiste le Fléau et comment sévit-il? La réponse
paraît aisée ; pris dans son ensemble, le texte de Sophocle est
clair. Les maux qui frappent ïhèbes y sont énumérés deux
fois : dans le prologue, par le prêtre de Zeus, qui, à la tête
d'un groupe d'enfants, s'est présenté aux portes du palais ;
dans la parodos, par le chœur composé de notables. Or une
étude récente (Marie Delcourt, Stérilités mystérieuses et nais
sances maléfiques) (2) prétend « démontrer », contre l'inte
rprétation reçue, « que le λοιυ,ός qui frappe Thèbes n'est nul
lement une maladie », que « le Fléau... est une stérilité », « que
les enfants que le chœur dépeint, gisants et abandonnés, n'ont
pas été exposés morts, mais vivants » (pp. 6 et 17). Le livre a

(1) II m'est agréable de signaler ici la remarquable édition d'GËdtpe-roi que


Louis Roussel achève en ce moment de faire imprimer. J'ai pu, grâce à la libé
ralité de l'auteur, prendre connaissance d'une partie des bonnes feuilles, et, dans
les pages qui suivent, citer quelquesfpassages de sa traduction et de son com
mentaire. 11 s'agit d'une « somme » beaucoup trop importante pour que je tente
dès maintenant de prendre position et d'en louer les mérites (cf. ci-après,
p. 121 sq., n. 1).
(2) Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège.
Fascicule LXXX11I. Liège et Paris, 1938.
HEG, LUI, 1040, n» 830. 7
98 GEORGES DAUX

trouvé déjà une audience favorable (1) *, par la vivacité du style,


par l'aisance et l'assurance que l'auteur montre jusque dans
l'érudition la plus aride, il est propre à séduire le profane,
l'historien des religions et môme l'helléniste, lorsque, comme
il arrive, son attention sommeille (2). Hâtons-nous donc de
dire et de « démontrer » que la thèse qui s'y trouve soutenue
à propos du Fléau iïOEdipe-roi résulte d'une série de « faux-
sens » (cf. ci-dessus, n. 1) et d'omissions.
Des autres chapitres du livre, nous ne retiendrons qu'un
exemple, significatif au point de vue de la méthode. Trois pages
sont consacrées à « Apollon Hyperboréos » (p. 88-90) ; et le
développement commence ainsi : « Pindare dit que les Hyper
boréens offrent à Apollon de superbes hécatombes d'ânes
(Xe Pyth. 50 sqq.), ce qui doit signifier que, de son temps ^ on
offrait des ânes à Apollon Hijperboréos ». La déduction, sou
lignée par nous, est hasardeuse. Quelle est cette divinité qui
semble familière à l'auteur (3)? où célèbre-ton son culte?

(1) Nouvelle Revue Française 1939, p. 493-493 (Gaston Bachelard) : « Ce livre


est sorti du commentaire approfondi de quelques mots grecs. Des faux-sens
ont été redressés et toute une littérature en a été éclairée .. La lecture du livre
de Mme Marie Delcourt doit convaincre les hellénistes et les latinistes que la
psychologie des profondeurs — et les diverses écoles de psychanalistes en par
ticulier — leur fournit des méthodes d'examen toutes nouvelles. Tous les textes
doivent être revus, sans forcer la valeur d'aucune tonalité, en respectant les
obscurités psychologiques et les erreurs objectives. Mme Marie Delcourt s'étonne
justement du besoin de comprendre à la moderne qui pousse certains hellénistes
à accumuler les leçons claires. Trop souvent, ils tiennent plus à la logique
interne d'une œuvre qu'à sa richesse psychologique. 11 faudra du temps et un
dur travail pour effacer ce camouflage rationaliste. Il sera ensuite nécessaire
d'effacer le camouflage utilitaire. La nouvelle érudition a doue besoin d'hellé
nistes et de latinistes qui soient des psychologues avertis de la psychologie
nouvelle. Mme Marie Delcourt a ce double savoir. Son ouvrage, qui sera lu avec
profit par les hellénistes, les historiens, les psychologues, est un modèle de
profondeur et d'exactitude psychologiques ».
(2) Louis Roussel, après avoir traduit λοιμός par « peste » et prouvé par l'ana
lyse des vers 27-28 que tel est bien le sens, écrit : « Marie Delcourt (p. 26 sqq.)
montre brillamment ceci : λοιμός (fléau divin), c'est stérilité, avortement, non
peste ». Est-ce inconséquence, ou bien en écrivant cette phrase, a-t-il usé dune
trope pour condamner un exposé « brillant » peut-être, mais vain ?
(3) Le séjour d'Apollon chez les Hyperboréens et les Hyperboréens eux-mêmes
ont été l'objet depuis quelques années de discussions et d'hypothèses fort intéres-
ŒDIPE ET LE FLÉAU 99

quelle ville, quelle association, quelle secte lui sacrifie des


ânes ? Aucun texte ne permet de répondre à aucune de ces
questions, ni ne donne à leur sujet la moindre indication.
L'auteur se contente en note de cette affirmation péremptoire :
« Le fait est attesté par C.I.G. \, p. 807, 14 » (1). Or le texte
dont il s'agit est une inscription célèbre, relative au culte
d'Apollon Pythien : Γ επίκλησης Ht/perborcos n'y figure pas.
Passons aux victimes : le Corpus de Hoeckh, auquel se rapporte
la référence, mentionne en eiîet des ânes, τους όνους, dans un
contexte qui d'ailleurs ne permet pas une construction satis
faisante. Est-il permis dès lors de laisser croire au lecteur que
« le fait est attesté »? Toutefois ce n'est pas encore le plus
inquiétant. L'inscription provient d'Athènes ; le texte qu'elle
livre présente un haut intérêt — dialectal, historique, rel
igieux — et des difficultés considérables d'interprétation ; il est
publié dans toutes sortes de recueils épigraphiques, il a fait
l'objet de plusieurs articles ou notes, il a été repris en parti
culier dans les hucriptiones graerae. Kst-il permis dès lors de
renvoyer à l'édition procurée par Boeckh en 1828? L'article
dans lequel on a montré en 1935 que le marbre porte το έ'θνο-,
et non τους δνους (2), a échappé à l'auteur; nul n'oserait le lui
reprocher ; mais depuis un siècle la plupart des éditeurs avaient
éliminé les ânes indésirables, et le moins qu'on pouvait atten
dreétait une référence aux IG~ (191 G) ou à l'un des recueils
qui font autorité : Collitz-Baunack (1899), Ziehen (1906), Dit-
tenberger (1915), Schwyzer (1923).

santés, mais ce n'est pas de cela quïl s'agit. Il s'agit d'Apollon Hyperboréos. Or
cette appellation ne se rencontre que dans un tout petit nombre de textes,
obscurs ou sans autorité, et sans support archéologique; citons Élien, Ποικ. ίστ.
II 26 : 'Αριστοτέλης λέγει υπό των Κροτωνιατών τον ΙΙυΟαγόραν Απόλλων» "ΪΊΐερβόρειον
προταγορεύεσθαι (cf. P. Corssen, Rh. AIus. 67, 1912, p. 29 sqq.) ; Servius ad Verg.
Aen. Ill 98 : « Sane hie versus Homeri est, quem et ipse de Orpheo sustulit,
iteai Orpheus de oraculo Apollinis Ilyperborei » (0. Kern, Orphicorum fragm.,
p. 83, fr. 4).
(1) Référence ordinairement donnée sous la forme « CIG 1688 » ; l'indication
«I, p. 807, 14 » semble avoir été empruntée à l'article de A. B. Cook, Animal
worship in the Mycenaean age, I The cult of the ass, JUS 1894, p. 88.
(2) RA 1935, I, p. 213.
100 GEORGES DAUX

Comme Apollon Hyperboréos et les sacrifices d'ânes, s'éva


nouissent, à l'examen, les arguments invoqués par l'auteur
dans son commentaire a1 Œdipe-roi.
Selon elle, le sens fondamental de λοιμός est « fléau envoyé
par les dieux », particulièrement « stérilité », et non « maladie
épidémique, peste » (1). En se reportant aux textes qu'elle cite,
et à ceux qu'elle omet, on voit bien vite que tel n'est pas le
cas. Il faudrait, pour le montrer en détail, plus de place qu'il
n'est raisonnable. Faisons un choix.
« Dans les Perses, lorsque Darius demande à Atossa qui lui
annonce la ruine de la puissance perse :
λοιμού τις ήλθε σκηπτος η στάσις πόλε ι ;
M. Mazon entend : Est-ce la famine' ou la guerre civile qui s'est
abattue sur l'État?, prenant ainsi λοιμός, sans contexte, dans
son sens le plus général de stérilité. Eu profondeur, l'antithèse
signifie : Souffrons-nous dun Fléau envoyé par les dieux ou
d'un mal né de la volonté des hommes? » (p. 13). Les choses
sont, heureusement, plus simples. Paul Mazon a été un instant
victime de l'association λοιμός-λιμός qui s'impose à tout hel
léniste, comme elle s'imposait aux Grecs eux-mêmes (2), et il
a dûment corrigé dans la seconde édition de son Eschyle une
inadvertance d'autant plus inoffensive qu'elle était plus manif
este. L'exégèse de Marie Delcourt — le sens, pour être franc,
m'en échappe — tombe du même coup. D'autre part il n'y a,
dans la stichomythie eschyléenne, aucune « antithèse » « en
profondeur », mais l'artifice dramatique le plus banal. Dans le

(1) L'auteur donne une série de définitions provisoires au cours d'un exposé
qui apparaît, dès qu'on le serre de près, singulièrement confus. On lit par exemp
le,page 10 : « [Le mot λοιμός, Fléau,] ne désigne pas une peste quoique, parfois,
une maladie puisse accompagner une calamité ». Or le texte de Thucydide
montre assez qu'une maladie que n'accompagne aucune autre calamité peut être
qualifiée de λοιμός; les références à Thucydide sont données par Fauteur elle-
même, p. 15.
(2) Hésiode Trav. 243; Hérodote Vil 171; Thucydide II, 34.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 101

dialogue comique ou tragique, une convention fréquemment


observée veut que le personnage qui s'informe ne mette jamais
le doigt sur la vérité : il talonne, s'égare et s'impatiente. Le
procédé se présente ici sous sa forme la plus élémentaire et
la plus brève; les oracles se sont réalisés, la catastrophe est
venue; parmi les maux qui peuvent abattre en un temps si
bref un empire, Darius envisage la peste et la guerre civile ;
c'est un troisième qui correspond à la réalité :

Darius : Τίνι τρο-ω ; λο'.μοΰ τις τ,λβε σκηπτος r, στάα-ις πόλε1.;


Atossa : Ουδααώς * αλλ' άυ,'-ρ' Αθήνας πας κατέ',ρθαρται στοατός.

Non seulement « stérilité » ne donne pas un sens satisfaisant,


mais l'opposition « tléau envoyé par les dieux — mal né de la
volonté des hommes » fausserait la portée « profonde » du
passage : quel que soit le malheur, ce sont les dieux qui l'ont
prédit, ce sont les dieux qui l'ont envoyé.
L'auteur s'efforce d'éliminer tous les exemples où le sens de
\o'.<j.6;-peste s'impose. Elle traduit ainsi (p. 12) le vers 125 de
X Hymne à Artemis, de Callimaque : « La famine dévore leurs
troupeaux et la gelée leurs travaux », et ajoute en note :
« Κτηνεά cpiv λιμός καταβόσκεται, έργα δε πάγν/,. Λιμός est donné
par les meilleurs mss. ; il est tout à fait inutile d'accepter la
lectio facilior λοιμός des reeentiores. La fin du vers indique que
le poète a voulu introduire des métaphores inattendues» (1).
Or, si Ton se reporte à l'édition Budé (2), on voit que λοιμός
n'est pas donné seulement par les reeentiores; c'est aussi le
texte de Tun des meilleurs manuscrits. Simple question de fait.
D'autre part, pour le sens, λοιμός, admis par E. Cahen, paraît
nettement préférable (3).

(1) Citation authentique, à l'exception de λ'.μόν (2 fois) et λοιμόν que nous rem
plaçons par le nominatif.
(2) E. Cahen. Maintenant 2° édition, revue et augmentée (1940).
(3) L'affirmation selon laquelle « la lin du vers indique que le poète a voulu
introduire des métaphores inattendues » est un de ces faux arguments qui abon
dent sous la plume de l'auteur; ît*/vt, *χτχβόσχετ»ι n'est pas plus « inattendu »
que λοιμό; καταβοσκεται, et les deux images se marient fort bien. C'est
ïTai qui serait inattendu et qui appellerait une remarque de style,
402 GEORGES DAUX

Même acharnement malheureux à propos du Fléau de Y Iliade.


Ne soulevons ici qu'une question de méthode. Heraclite ayant
écrit (Quaest. Horn. 14, p. 22) qu'Homère rangeait à bon droit
les animaux parmi les premières victimes du mal et qu'en effet
les maladies épidémiques frappent d'abord les quadrupèdes,
l'auteur s'écrie : « Explication inventée pour le passage, car
il n'y a pas d'épizooties qui frappent aussi les hommes ». On se
gardera d'invoquer ici la morve, le charbon, la rage, la fièvre
aphteuse et la lièvre de Malte, ni d'examiner dans quelle mesure
et dans quelles conditions des maladies de forme à la fois épi-
démique et épizootique ont exercé leurs ravages au cours des
siècles. Car la question, vraiment, n'est pas là. Elle est de
savoir si une telle conception est antique. A priori on peut
répondre oui; de plus un des textes les plus célèbres de la li
ttérature classique expose tout au long le phénomène et en
fournit l'explication rationnelle (l); on ne le trouve pas ment
ionné dans le livre de Marie Delcourt :
Nunc ratio quae sit morbis aut unde repente
mortiferam possit cladem conflare coorta
morbida vis hominum generi pecudumque catervis,
expediam.
Au reste, lorsqu'il s'agit d'Homère ou de Sophocle, c'est
encore trop de s'attardera rappeler qu'une épidémie- épizootie
ne répugne pas à la science grecque et romaine. La Peste de
Y Iliade et le Fléau d'OEdipe-roi ont un caractère mythique. Si
la réalité des fléaux décrits par les poètes est en jeu, nous
demandons queTest le nom scientifique de celui qui forme la
clé de voûte du livre de Marie Delcourt : un mal qui se manif
este par la stérilité des plantes, des bêtes et des femmes (2).

(1) Lucrèce, De rerum natura VI, 1098-3.


(2) Engagée sur une fausse piste, Marie Delcourt aboutit aux découvertes les
plus étranges : « Une dernière remarque ; la tragédie grecque ignore ce que nous
appelons les maladies et les morts naturelles... Œdipe vieux ne pourra mourir
naturellement : les dieux devront s'en mêler et le faire disparaître. La légende
même ne connaît guère que des morts violentes » (p. 21). Pourtant les allusions
ŒDIPE ET LE FLÉAU 103

L'auteur dit que Platon, lorsqu'il se sert de λοιπός pour dési


gner la peste d'Athènes, c'est avec le sens de « calamité..., dans
un passage qui a une couleur religieuse très marquée ». Voici
le texte; Socrate parle [Banquet 201 d) : Τον 8έ λόγον τον περί
του "Ερωτος δνποτ' ήκουσα γυναικός Μαντινικής, Διοτίμας, ή ταϋτά τε
σο^ή ην καΐ αλλά πόλλα, και Άθηναίοις ποτέ θυσαμένοις προ του
λοιμού δέκα έτη αναβολή ν έποίησε της νόσου. Le ton est strictement
celui du récit documentaire.
Il faut bien interrompre cette revue, et la citation du Banquet
nous fournit une base excellente pour la définition du mot. Le
λοιμός est une maladie, mais toutes les maladies ne sont pas
λοιμός. Il n'est pas individuel, il s'étend à l'ensemble d'un groupe
humain ; c'est un mal impitoyable, contre lequel les remèdes
sont impuissants et qui entraîne des morts nombreuses ; bref
c'est une maladie épidémique à caractère de fléau. Voilà, si l'on
rassemble les textes, le sens qui se dégage. Les langues moder
nes ne disposent naturellement d'aucun mot qui réponde à
λοιμός; la médecine a limité et précisé le contenu des termes
savants; mais si Ton s'adresse à la langue populaire, « peste »
est un équivalent assez exact. Les périphrases λοιμικον πάθος et
λοιμώδης νόσος (Aristote, Plutarque, Pausanias) confirment ce
sens.
Un mal aussi funeste et mystérieux invite à la réflexion. La
réaction immédiate des Grecs (et non pas seulement des Grecs)
est d'y voir un fléau envoyé par les dieux. Les textes poétiques
en particulier attribuent le λοιμός à une intervention divine, et
parfois l'assimilent à un dieu. De là, chez Marie Delcourt, une
confusion constante : « une calamité envoyée par les dieux

aux maladies, comme aux autres maux humains, ne manquent pas chez les poètes
grecs, chez Hésiode (Travaux v. 92, v. 102), chez Sophocle (cf. ci-après, p. 114), etc ;
et, chez les peuples heureux, les peuples sans histoire — qui se prêtent mal à
l'amplification tragique ou épique —, les poètes n'hésitent pas à écrire que l'on
meurt de vieillesse (Callimaque, Artémis, v. 131-2 : ούο' έ-i σήμα έρχονται πλην
ευτε πολυχρόν.όν τι φέρωσιν). Faut-il donc s'étonner qu'Eschyle et Sophocle aient
choisi de peindre leurs héros autrement qu'alités par une maladie banale ou
succombant à la vieillesse ? L'obscur Polybe, dans Œdipe-roi, meurt le plus
naturellement du monde (v. 960-963),
104 GEOKGES DAUX

s'appelle un λοιμός » (p. 10). Y a-t-il donc des calamités qui ne


soient pas envoyées par les dieux ? Et dans l'esprit d'un Grec,
le mot comporte-t-il par lui-même l'idée de « dieu », plus que
le mot « famine » ou « tremblement de terre » ? Dire qu'une
« calamité « est « envoyée par les dieux » est une tautologie,
qui n'éclaire pas la signification de λοιμός. Constater qu'il
entraîne inévitablement, chez les Grecs, un réflexe de crainte
et d'espoir, ce n'est aucunement le définir par rapport à
d'autres fléaux comme πόλεμος, λιμός, σεισμός, etc., c'est con
firmer ce qui n'est plus à découvrir, que l'homme, aux jours de
détresse, se tourne vers les dieux avec plus de ferveur.
Le λοιμός, accordons-le, est, plus que d'autres, un mal
mystérieux (1). Quels en sont les agents et les formes ? 11
faut s'attendre que les Grecs aient brodé sur ce thème, et l'his
toire de la médecine dans les temps modernes invite à la
modestie : il y a quelques lustres, on ignorait encore comment
se transmet un λοιμός particulièrement funeste dans l'Orient
méditerranéen, le typhus exanthématique. Les Anciens ont
incriminé l'atmosphère, le temps, la saison, et leur effort ratio
naliste (2) aboutit à l'exposé de Lucrèce. Mal mystérieux, porté
et répandu par l'air lui-môme, il nous est difficile de dire
comment les Grecs du ve siècle en interprétaient — ou en ima
ginaient — les manifestations et dans quelle mesure il pouvait
frapper, outre les hommes, les animaux et les végétaux. Du

(1) Le λοιμό; ou le σεισμός n'ont, aux yeux de la masse, d'autre cause immédiate
que l'action divine. Par contre un λιμός peut être dû à une sécheresse, elle-même
voulue parles dieux : ce qui crée une étape rationaliste entre le mal et son ori
gine; de plus le λιμός est un tléau qui comporte des degrés; la guerre de siège
l'a rendu familier à beaucoup de Grecs; etc..
(2) Très curieux à ce point de vue, un texte de Platon, Lois 906 G (d'ailleurs
cité par Marie Delcourt) : « φαμεν δ' εϊναί-ou το νϋν ονομαζόμενον αμάρτημα, την
-λεονεξίαν, έν μεν σαρχίνοις σώμασι νόσημα καλουμενον, έν δέ ωραις ετών χαί ένιαυτών
λοιμόν, έν δέ τόλεσι και -ολιτείαις τοϋτο au το ρήμα μετετχηματισμένον άδιχίαν.
L'opposition entre le mal particulier (νόσημα) et le mal qui s'étend aux saisons
et aux années (λοιμός) se rattache à l'explication rationaliste de Lucrèce. Le pas·»
sage sent l'artifice, et la pensée est d'une subtilité laborieuse; il ne fournit pas
une bonne définition terminologique; mais le choix du déterminé νόσημα (de pré
férence à vôsoç) accentue l'antithèse entre Je particulier et le collectif.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 105

moins, pour saisir un concept aussi archaïque, conviendrait-il


d'écarter d'abord toules les notions modernes qui chargent de
sens, pour nous, le vocabulaire correspondant; il faut prendre
garde à ne pas traduire λο·,αός par « maladie contagieuse », le
mot contagion évoquant, aujourd'hui un certain nombre de
faits précis dont les Anciens n'avaient, cola va de soi, aucune
idée. Il faut laisser au terme assez d'indécision pour accueillir
au besoin les fantaisies de la pseudo-science hellénique. 11 faut
enfin tenir compte de l'élargissement possible du sens, au
figuré.
Cette longue discussion, destinée à réfuter des interpréta
tions tendancieuses (1\ n'intéresse qu'indirectement Œdipe-roi.
Car λοιπός, qui pourrait le mieux du monde s'appliquer au Fléau
dans son ensemble, y désigne en fait une de ses formes seule
ment : le mal qui fait périr chaque jour tant de Thébains. Le
nom d'ailleurs importe moins que la chose, lin quoi consiste le
Fléau ? « Un λο·.αός », écrit Marie Delcourt (p. 16), « est donc
exactement ce que nous appelons un Fléau, un châtiment
envoyé par les dieux et frappant une collectivité. La forme
classique du Fléau, dans l'antiquité, c'est une stérilité de la
terre, des femelles et des femmes, stérilité aggravée par la
naissance d'êtres anormaux, contraires à la nature. La des
cription la plus complète d'un Fléau de ce genre a été donnée
par Sophocle dans OEdipe-roi. Mais l'importance du début de
cette tragédie comme document religieux a été si totalement
méconnue qu'il n'est pas inutile d'en faire ici une étude un peu
approfondie ». Nous allons montrer que le Fléau qui s'est
abattu sur Thèbes n'est pas simplement stérilité, mais aussi
peste humaine, qu'il ne comporte aucune naissance d'ôtres
anormaux, que l'importance de la version sophocléenne comme
document religieux n'a aucunement été méconnue, que l'auteur
en revanche méconnaît la valeur dramatique et poétique du

( 1 ) Ε t nullement à traiter de toutes les acceptions, ni de la couleur poétique ou


effective du terme λοιμός. C'est une question que nous comptons reprendre,
106 GEORGES DAUX
début a1 Œdipe-roi. La vie romancée est un genre légitime, ou
défendable (1); et je crains que l'histoire des religions ne se
prête encore, auprès d'un large public, à la même forme litt
éraire. Mais la syntaxe ni le vocabulaire grecs ne se laissent
plier aux caprices de l'imagination.

C'est le mérite de Louis Roussel (2) d'avoir reconnu la mise


en scène du prologue : un vieillard seulement y paraît, prêtre
de Zeus, à la tête des enfants (τέκνα) auxquels s'adressent les
premiers mots d'Œdipe. Quoi qu'il en soit, le prêtre dresse
devant Œdipe le bilan du Fléau. La désolation est générale; la
ville est en danger : « la ville, tu le vois bien toi-même, est
durement ballottée en ces jours et ne peut soulever sa tête au-
dessus de l'abîme » (trad. L. R.). Le Fléau se manifeste de plu
sieurs façons, que l'on peut grouper ainsi, avec Jebb (3) : « the
anger of heaven is shown a) by a blight (φθίνουσα) on the fruits
of the ground, on flocks and on child-birth b) by a pestilence
(λοιμός) which ravages the town ».
Voici le premier groupe de faits (v. 2S-27) :
φθίνουσα piv κάλυξιν έγκάρποις χθονο'ς,
φθίνουσα δ' άγέλαις βουνόμοις τόκοισί τε
άγόνβις γυναικών.
« [La ville] périt dans les graines de la terre où le fruit est
enclos, elle périt dans les troupeaux de bœufs au pâturage, et
dans les enfantements avortés des femmes » (trad. L. R.). Le
meilleur commentaire de ces vers et de ceux qui les suivent est

(1) Marie Delcourt a écrit une Vie d'Euripide.


(2) Dans un article de la présente Revue, tome 38, 1925, p. 167-170, intitulé :
Quels personnages sont en scene dans l'exposition d'Œdipe-roi ? Son étude sur Le
récit du meurtre de Laios, ibid., 42, 1929, p. 361-372 est également convaincante;
on se reportera maintenant à l'édition d'Œdipe-roi.
(3) Nous citons, presque au hasard, une des grandes éditions classiques de
Sophocle, pour montrer que dès longtemps on a compris correctement un pas
sage dont l'auteur de « Stérilités mystérieuses » ne fait qu'affaiblir la portée.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 107

fourni par une note de Paul Mazon, à propos du passage des


Έργα (225-247), où Hésiode décrit « le bonheur réservé aux
peuples justes et le châtiment qui attend les peuples crimi
nels» : « Ces deux descriptions parallèles... sont ordonnées
suivant un type traditionnel que Ton rencontre déjà dans
Homère [Odyssée, XIX, 109-114) et, après Hésiode, chez un
grand nombre de poètes (cf. Eschyle, Suppliantes, 625-709 ;
Eumcnides, 916-1020; Callimaque, Hymne à Artémis. 122-132),
et môme chez des historiens, comme Hérodote (III 65; VI 139).
Chez tous, on retrouve la même division en trois parties, la
prospérité d'un pays étant considérée successivement dans ses
hommes, dans ses moissons, dans ses troupeaux. Mais, suivant
le cas, l'auteur insiste plus particulièrement sur tel ou tel de
ces trois thèmes : ainsi Eschyle, dans les Suppliantes, déve
loppe presque uniquement le premier, parce que c'est la dépo
pulation qui menace surtout Argos au moment où il écrit sa
pièce. Il n'est pas douleux que nous n'ayons là le souvenir de
très vieilles formules religieuses d'imprécations, analogues à
celle que nous a conservée par exemple Eschine (III 111) »(1).
Dans le texte d'Hésiode le λοιπός — autre manifestation du
Fléau sophocléen — , figure aussi parmi les maux qui fondent
sur les méchants. Gomment s'opposent — ou se complètent —
les deux formes du Fléau? De la façon la plus simple, si l'on
veut à tout prix introduire ici un élément logique ; d'une part
tout ce qui permet aux hommes de subsister et de se perpétuer
leur est enlevé (les fruits de Ja terre périssent, les troupeaux
meurent, les femmes avortent); d'autre part ces mêmes
hommes sont frappés plus immédiatement encore par un mal
mystérieux (v. 27-30) :
εν δ' ό πυρφόρος θεός
σκήψας έλαύνει, λοιμός εχθ ιστός, πόλιν,
ύο' ου κενοϋται δώμα Καδ μείον · μέλας δ'
"Αιδης στεναγμούς καΐ γόοις πλουτίζεται.

(1) Collection Budé, p. 95, η. 1.


108 GEOKGES DAUX

« Et le dieu qui consume s'est appesanti sur nous, la peste


odieuse, et fouaille la cité; par elle se vide la demeure de
Cadmos. Et le noir Iladès s'enrichit de pleurs et de gémisse
ments» (trad. L. R.).
Le Fléau est décrit une seconde fois par le chœur des
notables (ν. Ί 68-1 89), et de la même manière :

ΎΩ ποποι, άνάριΟμα γαρ οερω -ήματα * νοσεί δε μο·. πρόπας στό


ούδ' εν. φροντίδος εγ'/ος ω τις άλε'ξετα·. · ούτε γαρ έ'κγονα κλυ-
λος,
τάς γθονος αύξεται, ούτε τόκοισιν Ιηίων καμάτων άνέ'/ουσι γυναίκες ·
άλλον δ' αν άλλω προσίδοις απερ εύπτερον δον tv κρε"ίσσον άμαιμακέ-
του πυρός ορμενον άκταν προς έσπεοου θεοΰ.
ΤΩν πόλις άνάριθμος ολλυτα·. · νηλεα δε γένεΟλα προς πέδω θανα-
τααόρα κε"ϊται άνοίκτως " εν δ' άλθ'/ot. πολ'.αί τ' επί αατερες άκταν
παρά βώιηον άλλοθεν άλλα·, λυγρών πόνων ίκτήρες επ'.στενάνουσ'.ν ·
παιαν δε λάμπε1, στονοεσσα τε γη ους δμαυλος * ων ύπερ, ώ γρυσέα
θύνατερ Διός, εύώπα πέμψον άλκάν.
« Hélas! Ils sont innombrables, les maux que je subis. Le
tléau atteint notre population toute entière, et l'esprit ne peut
trouver une arme qui nous défende. i\i les productions de cette
terre glorieuse ne croissent plus, ni dans leurs enfantements
les femmes ne se relèvent de leurs retentissantes douleurs. Et
l'on peut voir victimes sur victimes, comme l'oiseau rapide,
avec plus d'élan que la flamme indomptable, prendre leur vol
vers les bords du dieu occidental.
Voilà les morts innombrables dont périt la cité. Privés de
miséricorde, les cadavres gisent contre terre, porteurs de tré
pas, délaissés. Et les épouses aussi, avec les mères blanchis
santes,venant d'un peu partout aborder à l'autel, dans leurs
amers chagrins ajoutent aux supplications leurs gémissements.
Et le péan éclate, et une clameur douloureuse l'accom
pagne... » (1).

(1) Un ou deux mots ont été changés à la traduction de ^ouis Roussel.


texte est celui de Jefcb,
ŒDIPE ET LE FLÉAU 109

Ici donc encore, la stérilité des plantes et des femmes (1);


d'autre part les morts innombrables et les gémissements.
De toute évidence, il y a donc deux ordres de faits : stérilité
et maladie (2). Seule une série de « faux-sens » permet à Marie
Delcourt d'écrire : « Le Fléau qui éprouve Thèbes est une sté
rilité. Les seuls êtres [il faut entendre sans doute : les seuls
êtres humains] menacés sont les femmes en couches et leurs
fruits » (p. 17), ou, à propos de la strophe que nous avons
citée : « Ici encore, je ne vois que la description d'une stérilité.
Les femmes mettent au monde des enfants morts ou des
enfants anormaux qu'on expose, et elles meurent elles-
mêmes » (p. 19).
D'abord, avec une désinvolture parfaite, elle laisse de côté
dans son exégèse des expressions non équivoques : les morts
innombrables, les gémissements dont s'enrichit Hadès, les
victimes qui sans interruption se suivent et se hâtent vers la
rive dernière, la cité qui se dépeuple. Autant d'indications qui
ne sauraient s'expliquer par la naissance d'enfants anormaux
que l'on expose, ou mort-nés, et par le décès de leurs mères.
Sur la voie qui, à la faveur de réticences multiples, aboutit à
une thèse inadmissible, se dressent en outre des obstacles de
langue. ΓένεΟλον (ν. 180), non plus que γενέΟλη, ne signifie
« nouveau-né » ; la chose ne se discute pas ; elle se constate,
Eschyle et Sophocle en mains; pour admettre ici un hapax
sémantique, il faudrait être contraint par le reste du texte; or
le cas est inverse : on n'arrive au sens de nouveau-né qu'en
violentant le passage. Au vers 181, il n'est pas question des
épouses et de « leurs » mères, mais des épouses et « des »
mères blanchissantes : elles gémissent sur la mort de leurs
maris et de leurs fils. Pourquoi les femmes gémissent-elles et
les hommes meurent-ils? D'abord, parce que les plaintes sont

(1) 11 n'est plus question des troupeaux qui périssent : le poète ne s'est pas
astreint à une répétition stricte.
(2) « Maladie » est une mauvaise traduction; il n'y en a pas de bonne : cf. ci-
dessus, p. 103.
110 GEORGES DAUX

affaire de femmes, dans la Grèce antique comme dans tous les


pays méditerranéens à travers les siècles. Ensuite, parce qu'au
sort immédiat de la cité importent surtout les pertes déjeunes
gens et d'adultes, citoyens et guerriers (pleures par leurs
mères et leurs épouses) : ώς ουδέν έστιν ούτε πύργος ούτε ναΰς
έρημος ανδρών μη ξυνο',κούντων έσω (ν. 35-56). Le poète évoque
donc la scène qui, pour des Grecs, est la plus expressive à la
fois et la plus familière : les femmes pleurent la mort des
citoyens. Voici eniin une troisième impossibilité. Au vers 27 je
crois que εν est adverbe (comme au vers 181, comme dans
Œdipe à Colone, v. 55 : εν δ' 6 πυρφόρος θεός Τιταν Προμηθεύς),
« et aussi, et en même temps, et d'autre part »; même si l'on
construit έν-σκήψας, on ne fera pas que « la demeure de Cad-
mos se vide », à un rythme effroyable, par les seules causes
énumérées aux vers précédents. Λοιμός, au vers 28, est une
peste qui atteint les hommes ; que le mot puisse avoir un sens
plus large, qu'il eût été apte à désigner le Fléau dans son
ensemble, c'est possible; constatons simplement que λοιμο'ς
n'est pas employé avec cette valeur dans Sophocle ; c'est νόσος
qui désigne le Fléau au vers 150 et au vers 217 (4).
Les faits essentiels une fois rétablis, des difficultés ou des
incertitudes de détail demeurent (2). Le doute cependant n'est
pas légitime en ce qui concerne l'expression φθίνουσα άγέλαις
βουνόμο'.ί. Voici une partie du commentaire de L. Roussel aux
vers 25-27 : « Le passage est imité ; Hérodote VI 139 : La terre
chez eux ne porta plus de fruits, les femmes ri enfantèrent plus,
les brebis devinrent stériles. Mais Sophocle a introduit une pro
gression : fruits de la terre, animaux, êtres humains... Il fait
périr et non avorter [les troupeaux], pour ne pas affaiblir par
la répétition l'horreur de l'avorteraient des femmes; enfin il
poétise, bien qu'un peu laborieusement, l'expression. En effet

(1) Cf. aussi πότμος (ν. 211, cité un peu plus loin) et βίτα (ν. 165).
(2) Notre but n'est pas de les commenter ici. Nous renvoyons aux éditions de
Jebb et de L. Roussel.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 111

les κάλυκες sont εγκαρποι par nature, les άγέλαι sont βούνο^οι (1)
par position et les τόκοι sont άγονο·, par accident ». Tel paraît
être en eflet le sens et la valeur de ce passage (2), et, quant aux
troupeaux, les éditions que j'ai pu consulter s'accordent pour
considérer que Sophocle les fait périr, non avorter. Pourtant
Marie Delcourt écrit : « Άγονο ις qui, grammaticalement, est
attribut de τόκοισι, domine également κάλυξιν et άγέλαι::. Ainsi
que ©(Κνουσα, il fait oxymoron avec εγκάρποις et avec το'κο-.σι;
d'une façon plus sourde, avec άγέλαι qui, en insistant sur le
nombre des bêtes, évoque leur multiplication. Il devrait y avoir
prolifération : on ne voit qu'avorteraient ». Que d'ingéniosité,
que d'ardeur à poursuivre la gageure !
L'auteur, obsédé par le concept de la triple stérilité,
s'acharne à le retrouver dans une série de textes, en dépit de
toute vraisemblance, et commet à plusieurs reprises des à-peu-
près qui risquent d'entraîner la persuasion chez le lecteur inat
tentif. Dans les vers 270-272 il n'est expressément question que
de stérilité de la terre et des femmes (comme en 171-174, cf. ci-

dessus) : αήτ' άροτον αύτοϊς γης άνιέναι τινά


|χήτ' ούν γυναικών παϊδας, άλλα τφ πότίλω
τω νΰν φβερεϊσθαι κάτι τοΰδ' εχθίονι (3).

Or, Marie Delcourt commente ainsi (p. 21) : « Ce qui frap


pera le coupable, c'est une stérilité sous ses trois aspects, stéri
litéde la terre et des troupeaux, stérilité des femmes », invo
quant incidemment, une fois de plus, une stérilité des trou
peaux qui, au vrai, n'est attestée nulle part dans la pièce.

(1) Βούνομοι est l'accentuation de L. Roussel.


(2) Je ne suis pas sûr cependant qu'Hérodote soit la source directe, et la seule
source, de Sophocle : le thème était largement répandu. Mais il y a eu assimila
tion et re-création par le poète : voilà ce qui est important, et que marque bien
L. Roussel.
(3) 11 est à peine besoin de faire remarquer que la proposition introduite par
αλλά n'est pas seulement adversative, mais aussi progressive; autrement dit ό
-κότμος (= le Fléau) est plus vaste que les deux privations introduites par μήτε ;
et cela ne suffit pas encore à Œdipe, qui ajoute κάτι τοΰδ' έχθίονι, pour que la
malédiction soit aussi large et aussi formidable que possible.
112 GEORGES DAUX

Le deuxième stasimon des Suppliantes d'Eschyle développe


des thèmes analogues à ceux qui composent le Fléau d'GEdipe-
roi ; dans la suite des prières formulées par le chœur, en
faveur d'Argos, figurent, parmi d'autres, celles-ci : « qu'Arté-
mis Hécate veille aux couches des femmes argiennes (v. 670) »,
« que Zeus fasse cette terre fertile, que les brebis soient
fécondes (v. 689-691) » ; à côté de ces vœux, entre ces vœux,
d'autres sont exprimés, pour écarter un Xoiuoç possible, la
guerre étrangère, la guerre civile, les maladies. Ainsi les trois
thèmes ne sont pas groupés; le poète a dissocié la formule
d'Hérodote et d'Eschine ; la triple stérilité-fécondité ne forme
pas un ensemble. Gomme Sophocle, Eschyle a fait œuvre ori
ginale de composition. — Eschyle encore, lorsque les Erinyes
menacent Athènes de leur venin, parle seulement de λειγήν
άφυλλος, άτεκνος « lèpre mortelle à la feuille, mortelle à l'en
fant » {Euménides, v. 785 et v. 815, trad. Paul Mazon), sans
mentionner les troupeaux.
A propos des Euménides (v. 907-909, Athéna parle) :

καρπόν τε γαίας καΐ βοτών έπίρρυτον


àoromv ευθενοϋντα αή κάμνειν γρόνω,
καΐ των βοοτείων σπερμάτων σωτηοίαν,

l'auteur de « Stérilités mystérieuses » écrit : « Athéna prie


[les Erinyes] de donner la fécondité au sol, aux troupeaux et à
la semence humaine »; mais les βρότεια σπέρματα ne con
cernent pas la fécondité de la race humaine, il ne s'agit pas du
semen, dans l'acception physiologique (entendue ainsi, la σωτη
ρίαβροτείων σπερμάτων ferait une image singulière) ; au pluriel
et au singulier le mot est fréquent chez les poètes avec le sens
de rejeton, génération; il désigne ici, comme le prouve le xojj.-
jjloç qui vient ensuite, la jeunesse athénienne ; cf. la note de
l'édition Budé au v. 910, et les vers 956 sqq : « J'écarte de
vous les destins qui vont fauchant les jeunes hommes » (trad.
Paul Mazon).
ŒDIPE ET LE FLÉAU 113

Autant que par les interprétations abusives ou les raisonne


ments spécieux, l'exposé de Marie Delcourt est faussé par la
confusion des genres. Une formule rituelle et un texte litt
éraire ne peuvent être mis sur le même plan, et il suffit de ne
point perdre de vue qu 'Œdipe-roi est l'œuvre d'un poète tra
gique pour que s'éclaire la nature du Fléau. L'interprétation
traditionnelle est la seule correcte. Précisons-la et munissons-
la contre d'imprudentes condamnations.
La conception du bonheur et de la prospérité pour un groupe
humain n'a pas sensiblement varié depuis qu'il y a des
hommes sédentaires. Une belle récolte, de beaux troupeaux, de
beaux enfants, la santé, la concorde et la paix, à peine ose-t
on énumérer ces thèmes éternels. La fécondité sous tous ses
aspects est une condition et une forme du bonheur [felix =
fécond, heureux). Les Grecs ont volontiers associé, par une
rationalisation simpliste qui rejoignait peut-être une très
ancienne superstition, la fécondité des végétaux, celle des trou
peaux, celle des êtres humains. Le fait, intéressant, ne pré
sente rien d'inattendu. 11 appellerait une étude méthodique et
prudente de la part d'un historien des religions. H. Jeanmaire
a donné récemment (1) un exemple du résultat auquel peuvent
atteindre la méthode comparative et l'interprétation de textes
soigneusement étudiés. On souhaiterait que le thème de la
fécondité (ευ-) et de ses contraires, stérilité et anomalies (à- et
δυτ-), fût soumis à un examen du même genre.
Dès les premiers pas d'une telle entreprise il apparaîtrait
que les poètes — on peut le prévoir — ne se conforment pas à
une orthodoxie rigoureuse. Certes ils se meuvent dans le plan
des croyances communes, au sujet desquelles le serment des
Amphictions (Eschine, contre Ctés. lH,cf. ci-dessus, p. 107)
porte témoignage, mais chacun d'eux compose à son gré la

(1) Couroi et Coure tes (1939).


REu, LUI, 1940, n» 250. 8
114 GEORGES DAUX

fresque idéale, le diptyque éternel de l'heur et du malheur. Le


problème, après une analyse attentive et non prévenue des
documents littéraires, est précisément de rechercher comment
la personnalité de l'écrivain est intervenue, comment il a
traité l'un des grands thèmes de la poésie religieuse, épique et
lyrique : prospérité et détresse d'un groupe humain.
Dans sa conception du Fléau on constate que Sophocle a
évité d'introduire les maux sur lesquels l'énergie d'un chef
peut l'emporter : la guerre étrangère et les luttes intestines, et
ces maux quotidiens que sont les maladies ordinaires ; contre
elles aussi l'homme sait lutter, le poète l'a proclamé dans
une œuvre antérieure : νόσων δ' αμήχανων φυγάς ξυμπέφρασται
{Antigone, 363). Le Fléau, innombrable, ne sera fait que de
maux mystérieux, contre lesquels les ressources humaines sont
impuissantes : « Hélas! ils sont innombrables les maux que je
subis. Le fléau atteint notre population tout entière, et l'esprit
ne peut trouver aucune arme qui nous défende ». Chacun d'eux
sera indiqué ou suggéré plutôt que décrit, de sorte qu'une
large place soit laissée à l'imagination; le poète ouvre des
perspectives, provoque l'anxiété du spectateur, éveille en lui
de vieilles superstitions, le baigne de mystère et de grandeur
tragique. Non que les maux énumérés par Sophocle soient
fantastiques; tout au contraire : ils sont, aux yeux des Grecs,
la réalité chaque jour menaçante. Aucun auditeur ne mettait
en doute l'existence et l'horreur de tels fléaux ; les histoires
d'épizooties mystérieuses, de récoltes anéanties dans leurs
germes, d'épidémies extraordinaires ne faisaient défaut en
aucune cité de la Grèce. Mais le poète s'est bien gardé de
décrire, au sens fort du terme ; les difficultés que nous ren
controns lorsque nous essayons, dans la double « description »
du Fléau, de préciser le sens de certaines expressions (1) ne

(1) Un seul exemple : on peut se demander avec L. Roussel si θαναταφόρα


(ν. Π) signifie « mortellement contagieux» ou « qui porte la mort en soi». Le
commentaire paléographique et psychologique de Marie Delcourt (p. 3S-36) à
propos de ce mot fait plus honneur à son imagination qu'à son sens critique.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 115

viennent pas toutes peut-être de notre ignorance ; elles


s'offraient déjà sans doute aux contemporains, ou se seraient
offertes à eux s'ils s'étaient placés comme nous à un point
de vue grammatical et logique. Chez le spectateur du v* siè
cle , des associations hardies (φθίνουσα κάλυς'.ν εγκάρποις,
τόκο ιτι ... άγονο >.ς, etc.), la puissante évocation du chœur
(νηλέα δε γεν s Ολα ... κεντά», άνοίκτως) et limage des âmes-
oiseaux se ruant vers l'IIadès (άπερ ευπτερον δον.ν ... δρ|/.ενον)
sollicitaient la terreur et la pitié; elles mettaient en branle
le flot des souvenirs, littéraires ou vécus, sans lesquels il
n'y a pas de collaboration véritable entre le poète et le spec
tateur. En même temps elles restaient assez indéterminées
pour se prêter aux caprices de la fantaisie individuelle. Objets
déjà, «choses de beauté» par elles-mêmes, et formes incer
taines, accueillantes aux frayeurs vagues comme aux plus
directes expériences.
Parmi ces dernières il ne faut pas ranger d'autorité la peste
d'Athènes. La question a été posée et débattue ; à grand tort,
car elle est parfaitement vaine. Aucune des expressions conte
nues dans la pièce ne permet de prendre parti. Dans une
Rektoralsrede, qui n'est qu'une Rektoratsrede, S. Sudhaus a
soutenu que Sophocle avait fait au tléau qui ravagea Athènes des
allusions précises, et l'on voit partout citée cette harangue (1).
En sens inverse Marie Delcourt déclare (p. 16) que « le rappro
chement n'aurait pu être suggéré que par le pire ennemi de
Périclès » (2). Nul argument, interne ni externe, relatif à la peste

(1) Konig Ôdipus' Schtild, Kiel 1912. Le succès fait à la brochure de Sudhaus,
fût-ce pour la condamner, a quelque chose de décourageant. Continuera-t-elle
longtemps à encombrer les bibliographies?
(2) 11 vaut la peine de citer plus largement : « On a voulu voir dans la calamité
thébaine une allusion à l'épidémie qui ravagea Athènes en 430 et, dans OEdipe
lui-même, une sorte de figure de Périclès. Disons tout de suite que le rappro
chement n'aurait pu être suggéré que par le pire ennemi de Périclès. En effet,
si l'on fait appel à OEdipe pour guérir le fléau, c'est lui uniquement qui en
est responsable et la confiance des Thébains repose sur le plus tragique des
malentendus. On ne voit pas très bien non plus le fils de Xanthippe invitant un
de ses conseillers, comme OEdipe le fait dans une minute de démagogie, à faire
116 GEORGES DAUX

d'Athènes ou au Fléau à'OEdipe-roi n'autorise une décision


ni une hypothèse. Si, par d'autres moyens, la pièce venait à
être exactement datée, et que ce fût après 430, il y aurait lieu,
mais alors seulement, d'admirer l'audace du poète et son
recours à un événement contemporain.

Le Fléau est décrit deux fois, et il y a là un des plus beaux


effets de la pièce, un des plus conformes au génie de la tragédie
athénienne. Beaucoup de malentendus naissent de ce que l'on
prétend appliquer au théâtre grec des normes anachroniques.
La courbe dramatique d'une tragédie racinienne ou d'une pièce
de Victorien Sardou répond à une formule toute différente.
Œdipe-roi n'est pas un drame policier; il ne s'agit pas d'y

devant tout le peuple rapport sur sa mission ». Le procédé est très caractéris
tique de la méthode suivie par Marie Delcourt. Les hypothèses peste d'Athènes =
fléau de Thebes et Œdipe = Përicles ne sont pas nécessairement liées, et bien
des éditeurs n'accordent d'attention qu'à la première; ici cependant, l'on se
contente de jeter le discrédit sur la seconde, insoutenable en effet, et l'on feint
de considérer l'autre comme écartée du même coup. Une formule péremptoire
et pompeuse d'accusation comme celle-ci n'a aucun rapport avec le sujet :
« Vouloir à tout prix trouver des allusions historiques dans l'un des poèmes
les plus inactuels qu'on ait jamais écrits, c'est s'exposer à en fausser le sens
pour y introduire de force ce qu'on est décidé à y découvrir ensuite » ; personne
n'a jamais forcé le sens d'OEdipe-roi pour y introduire la mention d'une peste ;
c'est parce qu'on y trouvait (à tort ou à raison) cette mention qu'on a pu songer
à faire un rapprochement avec la peste d'Athènes. — Rappelons, modèle de
pertinence et de goût, ce qu'écrit Jebb (p. xxx) : « Modern ingenuity has reco
gnised Pericles in OEdipus, — the stain of Alcmaeonid lineage in his guilt as
the slayer of Laïus, — the « Dorian war, and a pestilence therewith » in the
afflictions of Thebes. This allegorical hypothesis need not detain us. But it may
be well briefly to remark the difference, for drama, between association of ideas
and direct allusion. If Sophocles had set himself to describe the plague at Athens
as he had known it, it might have been held that, in an artistic sense, his
fault was graver than that of Phrynichus, when, by representing the capture
of Miletus, he « reminded the Athenians of their own misfortunes ». If, however,
writing at a time subsequent to the pestilence which he had survived, he wished
to give an ideal picture of a plague-stricken town, it would have been natural
and fitting that he should borrow some touches from his own experience. But
the sketch in the play is far too slight to warrant us in saying that he even
did this ; perhaps the reference to the victims of pestilence tainting the air
ρ* ν. 180) is the only trait that might suggest it... »
ŒDIPE ET LE FLÉAU 117

découvrir le coupable par les moyens les plus rapides, en


dépit des obstacles accumulés par le sort et par les hommes;
certes Monsieur Poirot, l'exquis détective d'Agatha Christie,
est plus habile que le roi de Thèbes. Je ne goûte pas l'ironie de
Voltaire : « Cet (Edipe, qui expliquait les énigmes, n'entend
pas les choses les plus claires. » À ce compte il n'y a pas de
pièce : cette histoire d'oracle, d'enfant exposé, puis recueilli
par un roi, de meurtre et d'inceste, ce sont contes ridicules,
invraisemblables. Que l'on condamne de telles sornettes, c'est
une attitude. Mais, à partir du moment où l'on consent d'entrer
dans le jeu, il faut le faire sans réticence, il faut dépouiller le
préjugé tenace que créent en nous, depuis trois siècles et plus,
les formules de notre théâtre.
La ligne de la tragédie grecque n'est pas continue. Elle com
porte des pauses. Et il serait vain do chercher à refaire, après
découpage et simple expulsion des parties lyriques, un drame
à la française. Le terme n'en est pas défini par le dénouement
de la crise; lorsque Francisque Sarcey écrit en 1882 : « Sophoc
le a voulu, après des émotions si terribles, après des angoisses
si sèches, ouvrir la source des larmes », il montre un sent
iment profond du théâtre grec ; on s'étonne que Gennaro Per-
rotta, qui a écrit sur le grand poète un livre important (1), com
mente ainsi le jugement de Sarcey : « 11 ne s'est pas aperçu
que ses paroles qui voulaient être un éloge finissent par
ressembler à une épigramme. » Nous reviendrons sur un
sujet qui dépasse l'objet précis de cet article. Ce qui est vrai
du terme Test aussi du point de départ. Pour nous en tenir
au Fléau, la transposition strophique, dans la parodos, du
thème narratif donné par les trimètres du prologue, l'asso
ciation intime, immédiate, du discours dramatique et de l'essor
lyrique, exploitent puissamment une des possibilités offertes
par la conception grecque. On n'a pas le droit de condamner
en détail, au nom d'une dramaturgie postérieure, le dérou-

(1) Sofocle, Messina-Milano (1935).


118 GEORGES DAUX

lement àOEdipe-roi. Il n'y a répétition, avec ce que ce mot


implique de péjoratif, que si Ton rejette le principe même de
la contamination lyrico-dramatique. L. Roussel écrit : « Toute
la partie descriptive du chœur répète sans l'améliorer le dis
cours du prêtre » ; or, des trimètres aux strophes, on ne trouve
à signaler que deux ou trois rappels précis de vocabulaire
(τόκοι, πα-.άν), et tout au contraire, dans la bouche du chœur,
une ampleur d'images et d'évocation qui font de ce diptyque
un modèle de l'art sophocléen. L. Roussel lui-même a mis en
valeur l'importance de la transposition lyrique dans le dernier
couple de strophes : « II est presque certain (1) que la peste
est une Titanomachie, ou Gigantomachie, où Ares, semblable
à un Titan πυρφόρος, se heurte à Athéna et à Zeus. La strophe
prend ainsi une valeur littéraire et religieuse autrement inté
ressante. . . Le sens mystique aboutit ici à la création d'une
sorte de mythe grandiose, fort eschyléen ».
Wilhelm Ax, dans l'article que nous venons de citer, a
montré que, par son vocabulaire et par sa composition (2), la
parodos est une prière solennelle. L'analyse, très minutieuse,
du savant allemand appellerait quelques réserves de détail (le
principe, juste, est appliqué avec trop de rigueur), mais elle ne
perd jamais de vue la contrepartie : comment Sophocle a-t-il
usé des données religieuses? comment se manifeste son inte
rvention? De même que, dans la description du Fléau, il ne
s'est pas contenté de calquer et de paraphraser une série de
formules imprécatoires, il apporte dans la prière le soufïle
créateur du poète.
Il n'en va pas autrement de la proclamation qui suit la

(1) Cette remarque a pour point de départ νωτίσαι (ν. 193), qui a été généra
lement mal compris; le verbe n'est pas un neutre (difficile à construire), mais
un transitif dont "Αρεα est le complément. W. Ax du moins a rendu vraisem
blablecette interprétation, Hermes, 61, 1932, p. 420, n. 1 (article sur : Die Parodot
des Oidipus Tyrannos); L. Roussel adopte le même parti. Cf. d'ailleurs déjà les
scholies.
(2) Par les mètres aussi, selon W. Ax; toutefois, dans ce domaine, l'incertitude
me paraît grande.
ŒDIPE ET LE FLÉAU 119

parodos : elle participe à la fois de la harangue politique et


des formules diplomatiques. La remarque vaut aussi pour la
proclamation de Créon, dans Antigone, 162-210 (1). L'analog
ie entre les deux tirades est frappante; elles se placent d'ail
leurs au même moment (après la parodos) et ont même
influence déterminante sur l'action : elles se retournent contre
leur auteur et donnent au drame son caractère im placable ; la
souillure (l'Œdipe, la piété fraternelle d'Antigone auraient pu
trouver — sans ledit des deux rois — un châtiment moins
atroce. Mais la maîtrise du poète dans le « thème royal » se
manifeste ici avec éclat, alors que le discours de Créon donne
l'impression d'un essai.
La composition de rédit-proclamation d'Œdipe n'a pas tou
jours été bien comprise, comme le prouve une correction pro
posée par Ribbeck, admise par Tournier et signalée encore
dans l'édition Masqueray ; elle transporte les vers 246-251 après
le vers 272. Ce serait mutiler et alourdir intolérablement un
morceau harmonieux, dont les développements ne sont pas
interchangeables :
1° exorde (216-223) : αιτείς ; il y a une issue : écoutez ;
réserves ; annonce de la proclamation solennelle.
2° enumeration (224-245) des mesures que prend le roi, chef
à la fois politique et religieux, pour appliquer l'oracle et faire
éclater la vérité. Deux hypothèses : a) le meurtrier se dénonce
ou est dénoncé (2) sur le champ (224-232), b) sinon, la mise
hors la loi et l'excommunication du meurtrier rendront sa

(1) La plupart des éditeurs acceptent, au vers 203, la correction de Musgrave


εκκεκήρυκται, pour εκκεκτ,ρΰχΟαι, (voir le détail des leçons dans les apparats); au
double point de vue critique et paléographique, elle offre peu de vraisemblance ;
le texte des manuscrits est pleinement satisfaisant, soit qu'on fasse de έκκεκτ,-
ρυ/θαι, avec Ellendt, un infinitif-impératif, soit plutôt qu'on y retrouve un écho
du formulaire des décrets attiques où δεδό/θαι reprend Γέ'δοξεν de l'intitulé : à
l'indicatif κηρυξας ε/ω du ν. 192 répond l'infinitif du vers 203.
(2) Au vers 227 le texte (ύπεξελών) est désespéré; L. Roussel écrit ΰττεξελώ. Au
vers 230 la correction de Seyffert άμής (pour ίίλλης) paraît nécessaire; elle est
adoptée par L. Roussel. Dans les deux cas on ne peut justifier la leçon des
manuscrits qu'au prix d'exégèses hardies et compliquées.
120 GEORGES DAUX

situation intenable et aboutiront à sa découverte (232-243).


Voilà comment Œdipe sait agir (244-243).
3° invocation aux dieux (246-251) a) en ce qui concerne le
meurtrier (246-248) b) en ce qui concerne OEdipe lui-même,
qui dès cet instant prend en mains l'affaire et s'engage à la
conduire à son terme (249-251).
4° appel au peuple thébain (252-268) : a) aidez-moi à faire
apparaître la vérité (252-254) b) retour sur la négligence anté
rieure desThébains (255-258) c) grâce à Œdipe, roi et succes
seur de la victime, cette négligence va être réparée (259-268)
5° nouvelle invocation aux dieux (269-275); elle concerne
cette fois les Τ hébains : malédiction à qui refuserait de m'aider
(269-272) ; prospérité à qui m'obéit (272-275).
Le style s'élargit avec la fin de la 4e partie (267-268) et avec
l'invocation finale : les vers 269 à 275, d'un ton très élevé,
achèvent magnifiquement la proclamation, sur un appel aux
dieux et sur une perspective apaisante, qui est un rappel des
premiers vers (216-218).
Construction habile et savante, où je ne vois pas que l'on
soit fondé à rien reprendre. Il est vrai que l'analyse qui pré
cède n'a pas tenu compte d'un élément capital : chaque déve
loppement comporte une ou plusieurs expressions à double
entente; les mesures et les malédictions d'QEdipese retournent,
à son insu, contre lui. Cette recherche assidue de l'effet
pathétique est bien éloignée à la fois de la réserve racinienne
et de la vraisemblance au sens étroit du mot. Soit. Mais le
drame sophocléen n'est pas seulement réaliste; la formule en
est souple : il n'y a pas deux schémas de tragédies qui se
recouvrent; la création poétique a le loisir de s'attarder; le
rythme de l'action, si rapide qu'il puisse être, laisse place
encore à l'envol lyrique, à l'image, aux jeux subtils des
doubles sens. Tout en accordant qu'une comparaison de ce
genre est grossière et simpliste, je dirais volontiers que la dis
tance entre une tragédie de Sophocle et une tragédie de Racine
est aussi grande qu'entre le Cratyle et un dictionnaire élymo-
ŒDIPE ET LE FLÉAU 121

logique; on peut juger sévèrement le Crattjie, mais, si la


condamnation est prononcée au nom de principes qui sont ceux
de la linguistique contemporaine, elle ne porte pas : le dia
logue platonicien a une autre valeur, une autre portée. De
môme, l'œuvre de Sophocle n'est pas justiciable de la rigueur
classique ou réaliste. La double plainte du prêtre de Zeus et
du chœur n'est pas une répétition maladroite et vaine ; dans la
bouche d'Œdipe les amphibologies tragiques ne sont pas jeux
puérils. Ces « procédés » sont l'œuvre même.
Le prologue contient l'exposé de la situation : fléau envoyé
par les dieux et pour lequel il faut consulter les dieux ; la paro-
dos est prière ; la proclamation d'Œdipe est un ëdit royal. Ces
trois étapes utilisent, sans les calquer, quelques-unes des fo
rmules de la malédiction solennelle, de la prière, et des procla
mations authentiques. Le duel, duel inégal, est engagé : les
dieux et le destin d'une part, OEdipe de l'autre. Aux coups qui
vont le frapper, le roi offre sa poitrine. Plus il est fort et sûr
de lui, plus son prestige est grand, plus la confiance du peuple
thébain lui est acquise, et plus terrible sera la chute. Comment
l'impatience, la colère, l'inquiétude vont ébranler peu à peu la
sereine fermeté du chef, c'est la seconde partie de la pièce.
Pour qu'apparût dans tout son éclat la grandeur d'Œdipe, il
fallait le montrer en face d'un grand péril. D'où l'immensité
mythique du Fléau, stérilité des plantes et des femmes, peste
sur les troupeaux et sur les hommes ; d'où la reprise et l'ampli
fication lyrique de ce thème dans la parodos. A tant de
détresse OEdipe, un instant, se montre égal ; αΐτεΐ; · α
δ' αιτείς... 11 arrive, dans l'expression, que l'art de Sophocle
soit en défaut, mais de plus haute création tragique, plus
simple à la fois et plus grandiose, que le roi OEdipe en face de
sa destinée, auréolé déjà par le châtiment prochain, il n'y en a
pas (1).
Georges Daux.

(1) La rédaction, projetée d'abord sous une autre forme, des pages qui pré
cèdent a été modifiée du tout au tout pour tenir compte à la fois de l'édition
122 GEORGES DAUX
prochaine de Louis Roussel et de l'étude de Marie Delcourt. Du jour où le livre
de L. R. sera publié, il fournira la base de discussions fécondes. Il abonde en
critiques sévères, contre lesquelles on n'a fait ci-dessus qu'esquisser une défense
doctrinale : il ne pouvait être question d'engager à fond le débat avant que le
volume soit accessible aux hellénistes. Quoi qu'il n'y ait rien de positif à retenir
de l'étude de Marie Delcourt, la réfutation que nous avons tentée ne sera sans
doute pas inutile. Chemin faisant, elle nous a permis de préciser certains
aspects de la tragédie de Sophocle. Elle mettra en garde contre une thèse pré
sentée avec une conviction et une habileté qui risquent, si la lecture est rapide
et superficielle, d'emporter l'adhésion. Elle incitera à ne pas accepter sans exa
men les résultats exposés dans d'autres chapitres de « Stérilités mystérieuses ».
Enfin elle touche à des questions de méthode. Il y a encore beaucoup à découvrir
dans les œuvres classiques; mais la condition du moindre succès est de se plier
aux textes : comme les Thébains doivent τη νόσω ...ύπτ,ρετεΐν, pour en triompher
ensuite. L'érudition a ses exigences : si l'on invoque Julius Obsequens et Héra-
clide Pontique, Dieterich et Zielinski, il ne faut pas passer sous silence des faits
essentiels, il faut mesurer et aborder de front les difficultés, il faut être érudit
jusqu'au bout. Démontrer que les humanistes se sont trompés depuis toujours
sur la nature du Fléau d'OBdtpe-roi était une entreprise ambitieuse ; j'ai ouvert
le livre avec beaucoup de curiosité et d'intérêt ; j'ai été déçu moins par l'échec
de la tentative que par le faux brillant de la méthode.

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