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ET L’OPHIOPHAGIE DU CERF 1
A
u¹seizième siècle, le Poitevin (de Gâtine) Jacques du poitevins, et que dans la Vienne, cette plante est également asso-
Fouilloux, dans un fameux traité de vènerie², se faisait ciée au cassis³, comme dans le procédé indiqué par du Fouilloux
l’écho de la tradition selon laquelle le cerf est le « vray pour la préparation d’une recette encore en usage de nos jours.
contraire » du serpent : La nouveauté est ici l’emploi du cerf, qui semble être un substitut
du serpent. Cela paraît logique puisque, selon une légende qui
« Quand il est vieux, decrepit & malade, il s’en va aux fosses & sera commentée plus loin, les cervidés, attirant les serpents hors
cavernes des Serpens, puis avec les narines souffle & pousse de leurs repaires, les dévorent afin de provoquer en eux-mêmes
son haleine dedans, en sorte que par la vertu & force d’icelle une série de transformations (corps qui se vide, changements
il contraint le Serpent de sortir dehors : lequel estant sorty, il le épidermiques) qui les rapprochent des reptiles.
tue avec le pié, puis le mange et dévore. Apres il s’en va boire :
lors le venin s’espand par tous les conduitz de son corps. Quand On peut également remarquer que l’usage de la corne de cerf
il sent le venin, il se met à courir pour s’échauffer. Bient tost pour chasser les serpents était déjà conseillé au premier siècle de
apres il commance à se vuider & purger, tellement qu’il ne luy l’ère commune par Pline l’Ancien, selon qui son parfum éloigne
demeure rien dedans le corps, sortant par tous les coduiz que les serpents : Cornus ceruini odore serpente fugantur (H.N., X,
Nature luy ha donnez : & par ce moyen se renouvelle & se 91). La technique citée par du Fouilloux et consistant à faire
guarist, faisant mutation de poil ». (p. 21) brûler cette corne était également connue de Pline, qui note
que « l’odeur que répand en brûlant n’importe laquelle des deux
Le même auteur donnait ailleurs deux recettes à base de cer- cornes met en fuite les serpents et décèle les épileptiques » (Accensi
taines parties du cerf, pour guérir les morsures de reptiles : autem utrius libeal odore et serpentes fugantur et comitiales morbi
deprehenduntur, id., VIII, 50). La source du naturaliste latin est
« 1. Prenez la teste d’un cerf [i.e. ses bois, en termes de vènerie] a très probablement Dioscoride (II, 52) pour qui :
l’heure qu’elle est demie revenüe & en sang, & la decoupez par
petits loppins, & les mettez dedans une grande fiole ou matraz « le centre de la come de cerf, bien lavée, & prise en brevage à la
de verre. Apres prendrez le iust d’une herbe nommee Croisette, & mesure de deux cuillerées, est bonne aux flux de ventre, aux
le iust d’une autre herbe nommee Poyure d’Espaigne, autrement coeliaques, crachements de sang, jaunisse, & aux douleurs de la
appellé Cassis. Puis vous mettrez le iust de toutes ces herbes, là, vescie, mêlée avec le tragacanth. Et arrête les fluxions des lieux
où sera la teste du Cerf decoupée en petis loppins, & lutrez & secrets des femmes, bûe en quelque liqueur propre à cela […].
fermerez bien vostre fiole ou matraz par dessus, laissant reposer Le parfum de corne de cerf crue fait fuir les serpens ».⁴
toutes vos drogues ensemble l’espace de deux iours. Cela fait, les
ferez toutes distiller en un alambic de verre. L’eau qui en sortira, Cependant, Varron, mort en 116 avant l’ère commune, enregis-
sera merveilleusement bonne contre tous venins, tant de morsures trait déjà que ses contemporains brûlaient de la corne de cerf
de Serpens, que contre poisons ». (p. 20) autour des poulaillers et des petits élevages pour les préserver
des reptiles (De re rustica, III, 9), information qu’on retrouvera
« 2. La corne de Cerf bruslée & mise en poudre, fait mourir les vers bien plus tard sous la plume de Lucain (La Pharsale, IX)⁵. Plus
dedans le corps et dehors, & si chasse les Serpens de leurs fosses et ancien encore est le témoignage d’Élien (mort vers 170 av. J.-C.)
cavernes. La presure & caillon d’un ieune Cerf tué dedans le ventre selon lequel le cerf force les reptiles à se découvrir en frottant ses
de la Biche, est fort bonne a la morsure des Serpens ». (p. 20-21) bois contre une pierre : l’odeur, insupportable pour le serpent,
oblige ce dernier à sortir de son repaire, ce pourquoi si l’on
On sait que le gaillet (Galium sp.), localement appelé croisette, gratte de la corne de cerf « et qu’on jette ensuite la poudre dans
est utilisé pour la confection des contrepoisons traditionnels un feu, la fumée qui s’en élève fait fuir les serpents partout alentour,
prendre maint cers et lors fist metre a chascun i. cercle d’or ou de l’Antiquité : Aristote, Xénophon, Solin, Théophraste, Élien,
d’argent entour le col, liquel furent trové en bone vie lonc tens Lucrèce, Plutarque, Oppien (Fig. 12), Lucain, Martial, Flavius
après plus de C. ans ».¹³ Josèphe, etc.¹⁵. Pline la cite partiellement : « Le cerf est aussi
en lutte avec les serpents : il cherche leur trou, et par le souffle de
La tradition du cerf guérissant ses blessures en mangeant le ses narines, les en fait sortir malgré leur résistance » (Et his cum
dictame (Fig. 2, 3) n’est pas oubliée de Jacques du Fouilloux, qui serpente pugna : uestigant cauernas nariumque sporitu extrahunt
rappelle que « le cerf nous ha faict cognoistre l’herbe du dictame, renitentes, H.N., VIII, 50), mais sans mentionner la régénéra-
lequel se sentant blessé de quelque fer ou sagette [flèche] s’en va tion du cerf, maintes fois évoquée par les auteurs médiévaux :
manger de ladite herbe, qui luy fait sortir le fer du corps, recevant s’appropriant par manducation la propriété de mue du serpent,
tout incontinent guarison »¹⁴. symbole d’immortalité, le cerf devenu vieux pourra ensuite, s’il
résiste à sa soif, rajeunir de cinquante ou cinq cents ans, en chan-
L’ophiophagie du cerf ingérant un serpent attiré par son geant de peau et de ramures¹⁶. C’est bien la « mutation de poil »
haleine (Fig. 4-11) est déjà mentionnée par plusieurs auteurs dont parle Jacques du Fouilloux, laquelle semble due à l’action
poil. Luy ayant ôté les intestins, la tête & et pieds, aprez qu’elle est
bien curée on la garde dans du miel, pour faire tomber le poil »¹⁸.
8 – Le cerf s’est emparé du serpent et le dévore. Illustration d’un Au dix-septième siècle, Josse, dans sa Déroute de Babylone, écri-
manuscrit du treizième siècle (bestiaire de Philippe de Thaon) vait de son côté que « le cerf se sentait trop chargé de sa vieille peau,
conservé à la bibliothèque du Merton College de l’Université recherche la caverne d’un certain serpent qu’il contraint de sortir
d’Oxford (DAO J.-L. Le Quellec, d’apr. MS. 249, Folio 4r). par un fort respir, n’y pouvant mettre la corne ny le pied, et l’ayant
écrasé, par un secret de nature, il faict moyen d’acquérir nouvelle
peau »¹⁹. Conception qu’on retrouve également, en 1613, dans
ordinaire du venin des reptiles, si l’on en croit Ambroise Paré L’Invention pour prendre les Loups de Gruau : « De son haleine
selon lequel les morsures de salamandre « font tomber le poil de douce et chaude, le cerf attire le serpent glissé dedans un trou et le
tout le corps »¹⁷ ; cette opinion était du reste celle de Dioscoride, tue du pied pour se chambrer avec plus de deureté ou le dévorer ou
qui affirmait que « la salamandre resoluë en huile, fait tomber le pour muer de poil et faire teste nouvelle »²⁰.
10 – Le cerf dévore le serpent qui tenait près d’une source, selon 11 – Lettrine du Psautier de St-Alban (douzième siècle)
l’une des illustrations du Physiologus attribué à Épiphane (d’apr. où se voit le cerf dévorant le serpent (d’après Volkmar
Consalus Ponce de Leon, Sancti Patris nostri Epiphanii, episcopi Kellermann 1940, « Der Hirsch. Beiträge zur Erkenntnis eines
Constantiae Cypri, Ad Physiologum. Eiusdem in die festo Sinnbildes”, Germanien, Monatshefte für germanenkunde 4:
palmarum sermo. D. Consali Ponce de Leon Hispalensis, S.D.N. 128-136, fig. 3).
Sixti V. Cubicularij secreti, interpretis & scholiastae bimestre
otium, Antwerp: Ex officina Christophori Plantini, 1588, p. 17).
12 – Enluminure d’un manuscrit grec réunissant les œuvres Cette mue « ophidienne » expliquerait que certains cerfs soient
d’Oppien de Syrie, Xénophon et Manuel Philès, copiés en 1554 aussi extraordinairement longévifs qui ceux que cite Pline,
par Ange Vergèce. Elle montre comment le cerf se regénère en
dévorant le serpent, et compte au nombre des reproductions « repris après cent ans, qui portaient encore des colliers d’or
des images du manuscrit Paris. gr. 2736, qui est lui-même une qu’Alexandre le Grand leur avait fait mettre, et qui étaient
reproduction fidèle du Marcianus gr. 479, de la première moitié enfouis dans les plis de la peau, tant les animaux avaient
du onzième siècle (DAO J.-L. Le Quellec d’après le manuscrit engraissé » (Vita cervis in confesso longa, post C annos aliqui-
mis en ligne par la BNF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bus denuo captis cum torquibus aureis, Alexander Magnus
btv1b60005220/f59.zoom.r=oppien%20de%20syrie.langFR). addiderat, adopertis iam cute in magna obesitate) ».²³
“Diomède à Diane”. C’était, disait-on, un collier que Diomède aurait pris dans la forêt de Senlis un cerf portant un collier mar-
avait mis au cou d’un cerf, où il était resté dans les plis ; plus qué Caesar hoc me donavit²⁸, et au dix-neuvième siècle, l’auteur du
tard, le roi de Sicile Agathoclès l’avait trouvé et l’avait ensuite Dictionnaire des Sciences occultes de la monumentale Encyclopédie
consacré dans le temple de Jupiter ».²⁴ Migne affirmera que « le collier du cerf de la forêt de Senlis ne peut
présenter une énigme qu’aux personnes qui ignorent que tous les empe-
Dès le huitième siècle avant l’ère commune, Hésiode expliquait reurs d’Allemagne ont été désignés par le nom de César »²⁹. Mais une
que la vie de l’homme finit à quatre-vingt-seize ans et que celle telle opinion ne peut elle-même se soutenir qu’en ignorant l’exis-
de la corneille est neuf fois plus longue, la vie du cerf étant quatre tence des autres textes qui viennent d’être cités et qui prouvent
fois plus longue que celle de la corneille. Tout calcul fait, les cerfs la récurrence régulière du motif depuis l’Antiquité. Le thème du
pourraient donc espérer vivre 3456 ans²⁵. Au troisième siècle, cerf altéré (cervus siticulosus) à la recherche de l’immortalité et
Solin (Polyhistor, XIX, 18) se faisait l’écho de la légende selon languissant près d’une fontaine est, du reste, omniprésent dans
laquelle Alexandre avait mis des colliers à plusieurs cerfs, afin l’iconographie paléochrétienne (Fig. 13-15) et dans les écritures des
de se renseigner sur leur longévité (ad dinoscendam vivacitatem Pères de l’Église, qui utilisent souvent ce thème, particulièrement
Alexander Magnus torques plurimis cervis innexuit). Commentant popularisé par saint Augustin (354-430) :
le Livre des Simples de Dioscoride, Matthiole rappelle aussi :
« Le cerf tue les serpents, et après les avoir tués, il sent redoubler
« … ce qui arriva à la Biche d’Auguste César, qui fut prise assez sa soif, il court avec plus d’ardeur vers la source. Les serpents, ce
lonc-temps aprèz sa mort, laquelle on ne pouvoit égorger, à cause sont tes vices. Anéantis les serpents de l’iniquité, et tu aspireras
d’un collier d’argent qu’elle avait au col entre chair et cuir, où plus fortement aux sources de la vérité » (Serpentes necat, et
étoit écrit en latin : Noli me tangere, quia Caesaris sum : Ne post serpentium interemtionem maiori siti inardescit, peremtis
me touche pas, car je suis à César ».²⁶ ad fontes acrius currit ; Serpentes vitia tua sunt : consume ser-
pentes iniquitatis, tunc amplius desiderabis fontes veritatis) ».³⁰
La même anecdote se retrouve dans le livre de Du Fouilloux :
La signification chrétienne du cerf a surtout été développée
« … On trouve par les anciens hystoriographes, qu’il fut prins un dans les commentaires du Psaume 41 (Fig. 16) :
cerf, ayant un collier au col, bien troix cents ans apres la mort
de Cesar, où ses armes estoyent engrauées, & y avoit escript « Comme languit un cerf
dedans, CESARUS ME FECIT, dont est venu le proverbe « après l’eau vive,
latin, Ceruinos annos viuere ».²⁷ « ainsi languit mon âme
« vers toi, mon Dieu.
Ce motif a survécu jusqu’à une époque très récente puisque (Quemadmodum desiderat cervus adfontes aquarum, ita deside-
Buffon, pourtant très sérieux naturaliste, raconte que Charles VI rat anima mea ad te, Deus)
Mais si le thème du cerf humant le Serpent peut également se « Ne devom mettre en obliance
rencontrer sur des miniatures persanes comme sur tels sceaux et « Le dist ne la signifiance
bas-reliefs sassanides — donc antérieurs à l’année 651 — (Fig. 17), « Del cerf, qui estrangement oeuvre
il n’a guère été figuré par les sculpteurs occidentaux qui lui ont « Quant il mangüe la colevre ;
généralement préféré le motif du cerf sagitté par le Centaure³². « Ceo est quant il est enveilliz,
Toutefois, le cerf s’abreuvant à la source de vie se reconnaît dans « Pois est tot sain et refreschiz.
le décor d’une fontaine sculptée pouvant dater du quatrième « Quant viel et endeble se sent
siècle, à l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers³³. On peut également « Si va quère tot bèlement
en suivre la trace jusque dans telle chanson à boire du Poitou, « La fosse ù la coleovre dort ;
dont le timbre est justement emprunté à un cantique : « Que mult le crient et het de mort.
« La lettre nous testimonie
« J’ai vu le cerf sortir du bois « Qu’il ad d’evve la boche emplie :
« pour boire à la fontaine. « A l’entrée del croes l’espant
« Il a tant bu qu’il n’y en a plus : « Et la coleovre maintenant
« Il faut lui en remettre « S’en ist : que remaindre n’y poet.
« Encore un petit gouspillon, Et puis la rincelette ! »³⁴ « Car des narilles al cerd moet
« Et de sa boche ist une aleine
Au douzième siècle, la grande vogue des Bestiaires médié- « Que par force hors l’en amène :
vaux, tous plus ou moins directement inspirés du Physiologus, « Tot hors s’en ist, baant la bole,
a popularisé les interprétations selon lesquelles le Serpent est « Et li cerf l’occist et défole… »³⁶
le démon, le Cerf est Jésus et l’eau qu’il verse de sa bouche sur
les serpents est sa doctrine… Ainsi lit-on dans le Bestiaire de Pourtant, le père Cahier rappelle qu’un décret du pape Gélase
Pierre le Picard que : fut pris contre le Physiologus, ce qui explique le fléchissement
« cerf humant le serpent », à haute époque : y a-t-il eu diffusion, dialobiques du jour de l’an (Non licet calendis januarii vitula aut
convergence, ou faut-il concevoir une origine commune aux cervulo facere, vel strenas diabolicas observare), mais ce jour-là, on
diverses « réalisations » du mythologème ? ne doit pas faire plus de présents que les autres jours ».⁵⁶
Essayons donc d’approfondir l’analyse et de trouver des homo- En Anjou, A. Joubert rapporte à ce propos qu’en 1884 encore,
logues archéologiques à notre motif. Avec Origène, il était certes l’expression « courir Birette » ou « courir Penette » désigne l’ac-
facile — et logique — de voir dans le cerf, animal solaire par tivité qui consiste à « courir le premier de l’an vêtu d’une peau
excellence (avec l’aigle que citait Charas), le « contraire » et de bête ». Il cite un extrait d’un rituel manuscrit angevin selon
l’« ennemi » de cet être chthonien et aquatique qu’est le serpent⁵⁰, lequel « Si quis in vitula vel in cervulo vadit calendis januarii, tribus
d’autant plus que traditionnellement, le cerf est un animal de anuis paenitat ⁵⁷ ».
l’aurore, et le serpent un animal de la nuit⁵¹. Pourtant, les rap-
ports qui s’établissent entre ces deux espèces sont peut-être plus Les bois sont l’attribut qui caractérise immédiatement le
profonds et dépassent largement le cadre de l’herméneutique cerf, en particulier dans l’iconographie. Dès lors, comment
chrétienne qui s’en inspira. D’abord, tous deux symbolisent la ne pas songer à (C)ernunnos, le dieu cornu du renouveau,
renovatio périodique, le premier par sa mue, le second par la « coiffé de bois », dieu-cerf dont l’encornure pourrait représen-
repousse de la ramure. Ensuite, le cerf est souvent considéré ter un « rayonnement de lumière céleste » ? Tel qu’il apparaît, par
comme un animal psychopompe, et ce depuis une époque très exemple, en « maître des fauves » parmi les reliefs du Chaudron
reculée : que l’on songe aux célèbres sépultures mésolithiques de Gundestrup (première moitié du premier siècle avant l’ère
des îles morbihannaises de Téviec et Hoëdic, où les squelettes commune), sous la forme d’un personnage assis en tailleur à
étaient entourés de bois de cerfs⁵². L’utilisation funéraire des côté d’un Cerf, ce dieu tient d’une main un torque et de l’autre
ramures de cervidés se retrouve jusqu’au Danemark, sensi- un grand Serpent à tête de Bélier (Fig. 18). On retrouve le même
blement à même époque qu’à Hoëdic (milieu du cinquième thème sur une gravure du Valcamonica, remontant probable-
millénaire), et les grandes similitudes observées dans l’organi- ment au quatrième siècle avant l’ère commune, où se remarque
sation des sépultures mésolithiques bretonnes, danoises (site un personnage muni de bois de cerf, accompagné d’un serpent
de Bögebakken) et portugaises (site de Muge) laissent supposer cornu et portant un torque au bras droit (Fig. 20)⁵⁸,⁵⁹. Relevons
que des contacts ont pu exister très tôt entre les populations la présence du torque qui, dans une tradition plus haut citée,
maritimes de l’Europe côtière⁵³. Bien plus tard, les Celtes et prouve la longévité du Cerf. On sait que le (C)ernunnos du
les Germains considéreront le cervidé comme leur ancêtre pilier des Nautae Parisiaci, mariniers de la cité des Parisii de
mythique⁵⁴, et son importance religieuse pourra se mesurer Lutèce sous Tibère (14-37), porte un torque à tampons autour
aux efforts de l’Église pour lutter contre les travestissements du cou et deux autres suspendus à ses bois (Fig. 19)⁶⁰. Mais un
rituels en cerfs (cervulo facere)⁵⁵. En témoigne par exemple le collier est également porté par un cerf figurant sur une statuette
Premier Canon du Concile d’Auxerre (578) : d’une déesse-mère en terre cuite trouvée à Saintes, et par un
autre ornant un vase en céramique sigillée de Lezoux (Puy-de-
« Au premier janvier, nul ne doit, à la manière des païens, se dégui- Dôme) remontant aux deuxième-troisième siècles⁶¹. Près de
ser en vache (ou en vieille femme), ou en cerf, ou faire les présents Nantes, on a rattaché au culte de (C)ernunnos un bas-relief
beaucoup plus anciennes, que l’Église avait à affronter : pro- sur la côte européenne, tant le cerf psychopompe dont les tro-
bables « rites païens » issus des rituels de Samain et sans doute phées sont déposés sur les tombes que le rituel de la chasse au
en rapport avec (C)ernunnos. La fabrication des actes de saint cerf et l’association graphique du cervidé solaire et du serpent
Hubert et les imprécations ultérieures contre les déguisements chthonien. Malheureusement, plus on remonte dans le temps,
en cerf en sont des indices. Mais ces représentations elles- et plus les documents sont rares. Il ne peut guère être question
mêmes, dont la célèbre tête de cerf de la fin de l’âge du Bronze de démontrer de façon vraiment contraignante l’existence de
découverte à Challans (Vendée) serait le plus ancien témoi- rites et de conceptions mésolithiques en rapport direct avec
gnage connu dans le Centre-Ouest⁸⁴, pourraient bien remonter notre thème, et encore moins de prouver leur transmission sur
jusqu’au Mésolithique — époque à laquelle se rencontrent déjà, de très longues périodes. On ne peut que simplement réunir
28 – Sur les peintures rupestres du Vélez Blanco (Almeria, 29 – Gravure rupestre de la vallée du Tage montrant de
Espagne), un cerf que menace un chasseur semble se petits anthropomorphes associés à des cerfs entourant
trouver à l’arrêt devant un cours d’eau près de personnages une spirale (serpentiforme ?) (DAO J.-L. Le Quellec d’apr. le
bitriangulaires et de motifs solaires côtoyant un serpentiforme panneau Fratel 155).
(DAO J.-L. Le Quellec, d’après Garidel & Hameau 1997).
des faisceaux de présomptions qu’il appartient maintenant aux poitevin, on trouve la méthode à utiliser « pour faire de l’Huile
chercheurs d’étoffer… ou de contredire. de cerf, qui est tréz souveraine pour la Gangrene, Dartres, vieilles
Ulceres, netoie & mondifie les chairs pourries & corrompües, gue-
Cependant, l’intérêt de cette recherche est de montrer qu’en rit les Hemorroïdes, lnflâmmations, Tumeurs, Epilepsie, ou Mal
aval de pratiques médicales populaires que d’aucuns auraient caduc⁸⁷ ». Ces usages du cerf, a priori étonnants, se comprennent
vite fait de reléguer au rang de « superstitions » ou d’éléments très bien dans le cadre plus large des rapports entre cet animal
folkloriques sans grand intérêt, une « logique mythologique » et le serpent, justifiant que l’un puisse être substitué à l’autre
est à l’œuvre. C’est le cas par exemple pour l’exorcisme suivant, dans les médications. En effet, les maladies de peau sont tradi-
récité en Suisse au début du siècle dernier, contre les morsures tionnellement traitées par des médications à base de serpent, eu
de serpent, si possible après avoir coupé la tête du reptile res- égard à la capacité du reptile à changer de peau, propriété dont
ponsable et en l’appliquant sur la morsure : nous avons vu qu’il peut la transmettre au cerf. Il est également
logique de faire appel au cerf, victorieux du venin du serpent
« Ce sont les trois cerfs qui vont en bas de la Montagne du Jardin comme des « vers de pourriture » qui le parasitent, pour soigner
[des Oliviers ?] et rencontrent Notre-Seigneur J.C. qui leur dit : les affections provoquant une pourriture des chairs, puisque
– Où allez-vous les trois cerfs ? — Nous sommes tant onxtiés celle-ci est traditionnellement attribuée à l’action de venins
[oints] de l’onxion [sic] du serpent, que nous n’en pouvons plus. transmis de diverses façons. De même utilisait-on, naguère,
Onlion [onction], morsure va-t-en, que [tu ne] fasses mal à dans un but identique, la thériaque et les trochisques de vipère
chose qui [qu’il y ait] sur terre, et que tu t’en ailles de dessus les (Fig. 31) en vertu de l’adage « venenum veneno ». La lèpre, l’ophia-
vivants et de dessus la personne… [dites son nom de baptême, sis et les maladies « herpétiques » étant des euphémisations cou-
de qui il est né, son nom de famille] ».⁸⁵ rantes de la menstruation, les propriétés emménagogues d’autres
médications en rapport avec le cerf ou le serpent s’expliquent
On peut penser que c’est également le cas pour les noms popu- aussi tout naturellement. Dans le Centre-Ouest, et particuliè-
laires de la plante dite scolopendre (Scolopendrium vulgare) mais rement en Poitou, d’où nous sommes partis avec le texte de
appelée aussi « langue de cerf » ou « langue de serpent » alors Jacques du Fouilloux, l’ophiophagie des cervidés semble oubliée
que, si elle peut effectivement évoquer une langue de ruminant, des traditions populaires et ne paraît survivre, discrètement, que
son apparence ne rappelle en rien le « dard » des serpents⁸⁶. dans le milieu de la vènerie, qui seul côtoie encore de près ces
grands animaux. Mais partout où on l’a retrouvée, la manduca-
Dans un registre apparemment plus complexe, parmi les tion du serpent par le cerf fut toujours en rapport avec nombre
recettes d’un recueil diffusé par colportage dans le domaine de conceptions et de médications, pour une bonne part d’origine
savante antique (Fig. 32), qui se sont ici mêlées aux représen- apprécié des populations locales : toutes traditions que lesdites
tations populaires locales sur les reptiles et qui concernent par populations, illettrées, n’ont certainement pas découvertes en
exemple le « venin d’eau », le « venin de la terre » ainsi que la lisant al-Qazwîni, et encore moins en s’imprégnant des anciens
constellation symbolique reliant les reptiles à la menstruation auteurs grecs. On peut au contraire envisager sérieusement,
en passant par la rousseur et les maladies de peau. Ainsi voit-on comme le fait Ettinghausen, la possibilité d’une influence orien-
encore vivre, de nos jours, des conceptions qui seraient difficile- tale sur le Physiologos, et l’inimitié du cerf et du serpent pourrait
ment explicables sans une analyse « stratigraphique » montrant avoir hérité des conceptions dualistes de l’ancien Iran, telles
la durable influence d’un symbolisme paléochrétien (Fig. 33) qu’elles se retrouvent par exemple dans le Bundahishn — qui
qui, mêlé à des réminiscences classiques, recouvre lui-même des évoque en particulier, au chapitre 9, un âne mythique se plon-
apports celtiques, et probablement préhistoriques. geant dans les eaux primordiales et luttant avec succès contre
les mauvaises créatures.
Pour en savoir plus : Sur les pièces de jeu autrefois dénommées « tessères », voir
GENDRON 1979, p. 49-60. Sur les images de cerf dans
Richard Ettinghausen (1955) a ouvert la piste de recherches l’art rupestre schématique postglaciaire, voir GARIDEL
orientales sur le motif du cerf ophiophage, en montrant la HAMEAU 1997, p. 83-96. Sur le Bézoard : GUITARD 1951,
fragilité de l’hypothèse d’une origine occidentale, comme de p. 241-245. Th. ZARCONE et J.-P. LAURANT ont publié
celle d’une origine indépendante en Occident et dans le monde en 2017 un riche dossier sur la symbolique chrétienne et musul-
indo-iranien ancien. Le caprin Capra falconeri, qui vit des mon- mane du cerf. Sur le dictame consommé par le cerf pour se guérir,
tagnes afghanes jusqu’aux régions himalayennes a localement voir MONBRUN 2015. Quant au riche dossier sur (C)ernun-
la réputation de dévorer les serpents, son nom perse mârkhor nos, il a été magistralement réuni et traité par GRICOURT
signifie « mangeur de serpents », et il fournit un bézoard HOLLARD 2010.