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d’Atacama, les glaciers, les moyens de transport. Quoi


de plus ? Le Chili appartient à son peuple, pas à une
Au Chili, footballeurs et supporters sont
poignée d’individus. »
acteurs de l’opposition à Sebastián Piñera
PAR MICKAËL CORREIA Après deux jours de révolte et le déploiement de
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 23 DÉCEMBRE 2019
l’armée dans les rues de Santiago – une première
depuis la fin de la dictature en 1990 –, le président
Sebastián Piñera, pour justifier l’instauration de l’état
d’urgence décrété le 18 octobre (et qui serait levé dix
jours plus tard), déclarait : « Nous sommes en guerre. »
Ce à quoi Gary Medel répondit dès le jour suivant :
« Une guerre implique deux camps et nous ne sommes
qu’un seul peuple qui demande plus d’équité. » Le
milieu de terrain du FC Barcelone Arturo Vidal a quant
Les ultras de Los de Abajo, supporters de la Universidad de Chile,
durant les manifestations anti-Piñera. © Facebook Los de Abajo à lui exhorté les « politiciens » à « écouter le peuple »,
Dans un pays où le football a été un vecteur de et la joueuse internationale Fernanda Pinilla a réclamé
contestation sous la dictature de Pinochet, les stars ouvertement le départ du président : « Tu n’as
du ballon se disent solidaires des manifestants et le toujours pas compris qu’on te demande de partir ?
championnat a été annulé sous la pression des joueurs […] Tu as réussi à tous nous unir et maintenant, on ne
et ultras. Ces derniers dépassent leurs rivalités pour va plus te lâcher. »
unir leurs forces et grossir les cortèges contre le Les joueurs du championnat chilien ont également
président Sebastián Piñera. pris position contre leurs dirigeants. Dès les premiers
«Aujourd’hui, le Chili doit jouer un match plus jours de l’état d’urgence, Jean Beausejour, star du
important : celui de l’égalité et du changement pour club Universidad de Chile, a affirmé sur les ondes
que tous les Chiliens vivent dans un pays plus juste. » de radio ADN : « L’armée, je l’associe aux heures
Ces mots sont ceux de Gary Medel, écrits le 13 les plus sombres de l’histoire du Chili. La voir dans
novembre sur les réseaux sociaux. L’emblématique la rue me fait peur comme à beaucoup de gens. »
capitaine de l’équipe du Chili officialisait ainsi la Après que le président Piñera a opéré un remaniement
décision des joueurs de l’équipe nationale (la Roja) de ministériel le 28 octobre, Nicolás Maturana, de la
ne pas disputer un match amical contre le Pérou, en Universidad de Concepción, a quant à lui ironisé :
solidarité avec le mouvement social qui secoue le Chili « Ils ont changé les clowns, mais c’est toujours le
depuis le 18 octobre. même cirque ; les pauvres resteront pauvres. » Ignacio
Depuis le début de la contestation, de nombreux « Nacho » Saavedra, jeune joueur de la Universidad
footballeurs internationaux chiliens ont en effet Católica, et Iván Morales, attaquant du Colo-Colo, ont
témoigné leur soutien aux protestataires. Dès le pour leur part défilé aux côtés des manifestants.
lendemain des premières manifestations monstres L’ensemble de ces prises de position font écho à celle
contre le gouvernement Piñera, Claudio Bravo, de Carlos Caszely, buteur de légende de la sélection
gardien de Manchester City et ex-capitaine de la Roja, chilienne sous la dictature militaire, connu pour
dénonçait trente ans de politique néolibérale au Chili son engagement à gauche. Lors d’une présentation
en tweetant : « Ils ont vendu au secteur privé notre à Augusto Pinochet de l’équipe nationale après sa
eau, notre lumière, notre gaz, notre éducation, notre qualification pour le Mondial 1974, Caszely refuse
santé, nos retraites, nos chemins, nos forêts, le sel de serrer la main du dictateur. Un geste fort qui
fait le tour du monde. En représailles, la mère du
joueur sera arrêtée et torturée par l’armée. Ensemble,

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ils mèneront campagne contre la prolongation du lors des matchs, les groupes ont fraternisé dans les
mandat de Pinochet en 1988, contribuant à la victoire cortèges et ont appelé à la grève générale (voir ci-
du « non » et au retour de la démocratie au Chili. dessous). « Ne travaille pas, ou si tu travailles, fais-
Les structures sociales des clubs (corporaciones) le mal. Défends les petits commerces et attaque les
prennent aussi part au mouvement. La corporación symboles du néolibéralisme. […] Monte une barricade
du Santiago Wanderers s’est ainsi engagée à aider et défends-la. Vole les riches et organise-toi avec
financièrement les victimes de la répression policière, les pauvres », pouvait-on lire le 21 octobre dans un
communiqué de la section antifasciste de la Garra
tandis que huit clubs, dont l’important O’Higgins (1re
Blanca.
division), ont émis un communiqué commun en faveur
des revendications sociales des manifestants. Dans le cadre de l’état d’urgence, le championnat
professionnel chilien a été suspendu dès le 19 octobre
Club le plus populaire du pays, la corporación du
par l’Association nationale de football professionnel
Colo-Colo (dont le nom et l’écusson se réfèrent à un
(ANFP). Dans l’intérêt du gouvernement comme de
chef de la résistance mapuche contre la colonisation
celui des actionnaires des clubs, l’ANFP a toutefois
espagnole au XVIe siècle) organise dans son stade El rapidement appelé à la reprise des matchs. C’est
Monumental des calbidos (assemblées participatives). que les autorités du football et le pouvoir politique
L’objectif ? Faire débattre les Chiliens pour qu’ils sont intimement liés au Chili. Sebastián Piñera a en
émettent des doléances et préfigurer une assemblée effet été l’instigateur en 2005 d’une loi dite sur les
constituante – une des revendications principales des « société anonymes sportives », qui a favorisé la
manifestants. libéralisation du football chilien. Par ailleurs, jusqu’en
À l’instar du Printemps arabe en Égypte, où les 2010, Piñera a été le premier actionnaire du Colo-
supporters rivaux se sont unis au Caire, ou plus Colo, transformant le club le plus apprécié du Chili
récemment lors du « hirak » algérien, où les fans en tremplin pour sa première accession à la fonction
des clubs d’Alger se sont alliés contre Bouteflika, présidentielle, en janvier de la même année.
les groupes de supporters des trois grands clubs de La volonté de relance du championnat s’est cependant
Santiago (la Universidad de Chile, Colo-Colo et la heurtée aux joueurs et aux supporters, qui y ont
Universidad Católica) ont appelé à manifester, mettant décelé une tentative d’éteindre la contestation. Dès le 4
de côté leurs inimitiés. novembre, le capitaine du Colo-Colo Esteban Paredes
a expliqué sur Radio Cooperativa : « Le gouvernement
et l’ANFP veulent relancer le football pour calmer
les gens. […] Mais nous serons toujours du côté des
gens, car nous, les footballeurs, nous venons aussi de
familles qui souffrent. » « Ils veulent nous épuiser,
nous abrutir, nous aliéner et que nous oubliions la
lutte », ont dénoncé pour leur part les supporters du
Les ultras de Los de Abajo, supporters de la Universidad de Chile, club, tandis que les aficionados manifestaient dans la
durant les manifestations anti-Piñera. © Facebook Los de Abajo rue, avec pour mot d’ordre : « Pas de football sans
Les maillots et drapeaux des clubs sont apparus justice ».
massivement en tête des défilés, sur la Plaza de la Malgré les appels au boycott de la part des
Dignidad et en première ligne des batailles de rue barras bravas, l’ANFP a organisé une journée de
contre les forces de l’ordre. Alors que quelques jours championnat le 22 novembre. Mais pour le premier
plus tôt, les barras bravas – collectifs de supporters match du matin, opposant l’Unión La Calera au
ultras – de la Garra Blanca (Colo-Colo) et de Los Deportes Iquique, la mairie de La Calera a refusé de
de Abajo (Universidad de Chile) s’affrontaient encore

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prêter son stade en soutien au mouvement et, pour la Une suspension qui siffle la fin de la partie pour
photo d’avant-match, les joueurs ont posé la main sur l’engagement des supporters ? Le 6 décembre, pour
l’œil gauche en hommage aux centaines de mutilés par le cinquantième jour de protestation contre Piñera, la
la police. Garra Blanca a de nouveau appelé à manifester en
Dix minutes après le début de la partie, les footballeurs clamant : « Rien n’a changé, nous ne sommes toujours
se sont soudainement arrêtés de jouer et se sont pas entendus. Tous dans la rue ! »
réunis derrière une banderole « Pour un Chili plus Boite noire
juste », afin de respecter une minute de silence pour Mickaël Correia est journaliste indépendant. Il a
les manifestants tués par les forces de l’ordre. Quant déjà collaboré à la Revue du Crieur(lire ici) et est
aux supporters du Colo-Colo, ils ont envahi le stade l’auteur du remarquable Une histoire populaire du
en seconde mi-temps et interrompu le match. Les football (La Découverte, 2018). Il a déjà publié dans
footballeurs des équipes qui devaient s’affronter dans Mediapart un entretien sur la place du foot dans
la journée ont dans la foulée communiqué leur refus la révolution algérienne et une série d'articles sur la
de jouer. longue marche féministe du football.
Face à ce cuisant échec, et au grand dam du pouvoir
en place, l’ANFP a annoncé le 29 novembre dernier
l’annulation pure et simple de la saison 2019-2020.

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