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JORGE LUIS BORGES, HISTOIRE SOCIALE D'UN « ÉCRIVAIN-NÉ »

Sergio Miceli

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2007/3 n° 168 | pages 82 à 101


ISSN 0335-5322
ISBN 9782020917698
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Sergio Miceli

Al hijo de un amigo
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Macedonio Fernández1

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

« Au fils d’un ami »


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Macedonio Fernández1

1. Voir Jorge Luis Borges, Textos recobrados [Textes retrouvés], 1919 – 1929, Buenos Aires, Émecé Editores, 1997, p. 132-133.

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Sergio Miceli

Jorge Luis Borges,


histoire sociale d’un « écrivain-né »

L’abondante littérature à la gloire de l’écrivain argen- ge par le monde social, qu’il a lui-même converti en récit
tin Jorge Luis Borges s’est employée à gommer les solipsiste, autarcique, hors du temps et de l’espace.
méandres de sa trajectoire, comme si elle avait eu pour Borges a fortement contribué à ce minutieux effort
unique dessein de se livrer au culte du pur écrivain, de « spiritualisation » croissante de ses œuvres, traitées
spécimen contemporain le plus achevé de l’homme de et reconnues comme autant de prouesses enchantées
lettres, devant tout à son seul génie littéraire et dont la d’un mystagogue du récit de fiction. L’étape cruciale
genèse se résumerait à un halo d’allusions, d’anecdotes dans cet effort d’effacement des signes rémanents de
et de bizarreries. Les artisans de la légende borgésien- ces expériences sociales a consisté à rendre quasiment
ne ont transformé ses fictions en de sublimes concré- impossible l’accès aux sept livres qu’il publia dans sa
tions de gestes d’écriture, faisant de son œuvre le som- jeunesse, ainsi qu’à ses vers inauguraux de 1923 (Fervor
met de l’art pour l’art, de la littérature affranchie des de Buenos Aires) et au recueil d’essais réunis en 1930
autres pratiques sociales. Ils ont cherché à constituer sous le titre d’Evaristo Carriego2. Il a eu aussi la pru-
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un répertoire de comportements, de sentences, d’ex- dence d’effacer toutes les marques de liens affectifs, per-
centricités et de traits de caractère contribuant à façon- sonnels et professionnels, éliminant les dédicaces, omet-
ner un Borges singulier et ineffable. tant les noms de ceux qui lui étaient les plus proches,
Cette disjonction de la vie et de l’œuvre l’a revêtu des modifiant le titre de certains poèmes, comme s’il avait
sulfureux habits de personae insolite, au point de devenir voulu écarter la gangue d’une expérience sociale expres-
en français Borgès1, un Argentin « mondialisé » dépour- sive, aux multiples facettes, au profit d’une écriture dès
vu de vie personnelle, familiale, amoureuse, rétif aux pas- lors encensée comme pure invention créative, comme
sions et aux prises de position politiques, voire décon- lumineux artifice. Un miracle du canon littéraire venu
necté de son univers culturel d’origine, transmué en au monde déjà parachevé, un « écrivain-né ».
l’écrivain pur par excellence, sans racines, se consacrant
corps et âme à la conquête d’une écriture immaculée,
Une paternité troublée au sein du cercle
sans trace des expériences sociales qui l’ont rendue pos-
sible. Jorge Luis Borges, le seul écrivain latino-américain
familial de lettrés polygraphes
ayant accédé à ce statut d’excellence littéraire, serait par- Borges a été élevé dans un environnement familial tour-
venu à annuler les empreintes historiques de son passa- né vers les lettres. Outre son père Jorge Guillermo et

1. Emir Rodríguez Monegal, Borgès par 64 p., 300 exemplaires ; édition de l’auteur mon espérance], Buenos Aires, Editorial Buenos Aires, 1930.
lui-même, trad. Françoise-Marie Rosset, (réédition fac-similé, Buenos Aires, Alberto Proa, 1926 (juillet) ; El idioma de los * Pour la traduction de l’œuvre de Borges,
Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », Casares, 1993) ; Inquisiciones [Inquisitions], Argentinos [La Langue des Argentins], nous avons suivi autant que possible les
1970. Buenos Aires, Editorial Proa, 1925 (avril) ; Buenos Aires, 1928 ; Cuaderno San Martín choix des Œuvres complètes dirigées par
2. Jorge Luis Borges, Fervor de Buenos Luna de Enfrente [Lune d’en face], Buenos [Cahier San Martin], coll. « Cuadernos del Jean-Pierre Bernès (Gallimard, coll.
Aires [Ferveur de Buenos Aires*], Buenos Aires, Editorial Proa, 1925 (novembre) ; El Plata », II, Buenos Aires, Editorial Proa, « Bibliothèque de la Pléiade ») [NdT].
Aires, Imprenta Serantes, 1923 (juillet), tamaño de mi esperanza [La mesure de 1929, 280 exemplaires ; Evaristo Carriego,

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

Macedonio Fernández, qu’il appela plus tard son maître, ger et d’accomplir des missions internationales. Au
participaient aux rencontres habituelles du dimanche sein de ce réseau de confréries rémunérées, ces intel-
soir, chez ses parents, à Palermo, dans les faubourgs lectuels pouvaient s’abandonner, de temps en temps,
de Buenos Aires, plusieurs personnalités qui devaient aux élans d’un projet littéraire souvent interrompu par
marquer sa formation et orienter certains infléchisse- leurs devoirs de journalistes. Ils exprimaient leur éner-
ments de son parcours, le désignant rapidement comme gie d’auteurs dans des revues littéraires ou au travers
un leader intellectuel, à mi-chemin entre l’expression de sporadiques publications de recueils de vers et d’ar-
de la plainte et la contestation. ticles. D’ailleurs, la renommée de ces hommes de
lettres doit plus au travail d’exhumation mémorialiste
Il y avait là son cousin, l’écrivain Alvaro Melián entrepris par leurs amis et admirateurs qu’aux retom-
Lafinur (1889 – 1958), animateur du clan et voisin ;
bées directes de leurs œuvres. Ces lettrés n’étaient
le poète Evaristo Carriego (1883 – 1912), qui avait
l’habitude de déclamer ses poèmes et ceux de connus, bien souvent, que pour une seule œuvre digne
célèbres auteurs argentins, tels Lugones, Almafuerte d’intérêt, voire pour une contribution définitive à venir,
et Banchs ; Alfredo Palacios (1880 – 1965), profes- attendue de façon passablement hypothétique mais
seur de droit et écrivain, l’un des fondateurs du dont on connaissait éventuellement le titre et la table
parti socialiste argentin ; Marcelo del Mazo des matières, comme dans le cas paradigmatique du
(1879 – 1968), cousin de Macedonio Fernández ;
Château lyrique, l’œuvre perdue de Soussens. En
le journaliste et poète helvético-argentin Charles de
Soussens (1865 – 1927). Traitant de littérature et conséquence, leur production suivait pour l’essentiel
de politique, les débats se prolongeaient jusqu’au la ligne conventionnelle des revues littéraires de
petit matin. À en croire les témoignages des parti- l’époque et n’obéissait que rarement à un programme
cipants, on y appréciait les tirades brillantes et identifiable d’auteur.
spirituelles, les interventions polémiques, les
Borges se familiarisa avec la vie littéraire au contact
répliques tranchantes, autant de signes confirmant
le plaisir consommé qu’une génération de lettrés de ces journalistes cultivés qui se trouvaient en par-
appartenant à l’élite de la capitale argentine trouvait faite harmonie avec les modèles européens de factu-
à perpétuer ainsi une tradition d’oralité. re symboliste. La plupart étaient des autodidactes dis-
posés à exercer des charges et à occuper des positions
Cette dynastie familiale de Borges remontait à un grand- exigeant une maîtrise sans faille de l’art d’écrire. Des
oncle, Juan Crisóstomo Lafinur (1797 – 1824), illustre hommes ayant voyagé, polyglottes, d’un certain point
figure de l’époque de l’Indépendance qui dut sa renom- de vue « exilés » en Argentine, tel Paul Groussac. Ils
mée littéraire aux élégies composées à la mort du géné- avaient fondé leur contribution sur l’exploitation de
ral Belgrano, dont il avait fréquenté l’académie de cadets répertoires savants et un savoir-faire assez rare pour
à Tucumán3. L’un de ses descendants, Alvaro Lafinur, que cela leur assure une cote élevée dans un champ
occupait une position stratégique dans le champ litté- intellectuel en formation. Jorge Guillermo Borges
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raire en constitution, au titre de responsable de la (1874 – 1938) était la plus complexe de ces figures.
rubrique « Lettres argentines » (1912 – 1917) de la revue Avocat en exercice, professeur de psychologie à
Nosotros. Ce périodique, le plus représentatif de l’es- l’École normale pour les langues modernes, le père
tablishment littéraire à Buenos Aires, avait été fondé en de Borges était un homme cultivé et raffiné. Maîtrisant
1907 et allait paraître avec une courte interruption jus- la langue anglaise à la perfection, il avait constitué
qu’en 19434. une bibliothèque mêlant ouvrages scientifiques, phi-
Les plus illustres du cercle littéraire du père de losophiques et littéraires, récits de voyage, encyclo-
Borges – Carriego, Soussens et Lafinur – étaient repré- pédies, recueils d’estampes, un monde à part au sein
sentatifs de cette génération fin de siècle, encline à ser- duquel s’est réalisée une part substantielle de la socia-
vir les grands quotidiens dont elle courtisait les diri- lisation culturelle du jeune Borges. Un élément de
geants. Ceux-ci étaient en effet en mesure de leur cette histoire familiale apparaît décisif : toute sa vie,
assurer quelques subsides et de leur conférer provi- son père a lui aussi été animé d’une soif persistante
soirement un rattachement institutionnel prestigieux, de mener une carrière intellectuelle, comme l’indi-
qui leur ouvrait des espaces de sociabilité convoités, quent un recueil d’anecdotes orientales, un drame,
les inscrivait dans une temporalité mondaine et litté- des poèmes, quelques articles parus dans des revues
raire, et pouvait leur offrir la chance suprême de voya- culturelles et, plus particulièrement, un roman publié

3. Voir le Diccionario de la literatura raire argentin alors en plein essor, voir le batallas), Buenos Aires, Editorial Losada avec l’étude préliminaire de Beatriz Sarlo,
latinoamericana, Argentina, 1 re partie, témoignage autorisé d’un des fondateurs SA, 1965, en particulier p. 93-103. Voir Buenos Aires, Taurus, 2002 (éd. origi-
Washington DC, Unión Panamericana, de la revue, le critique et historien litté- aussi Manuel Gálvez, Recuerdos de la vida nales : 1944 et 1961).
1960, p. 101-102. raire Roberto F. Giusti, Visto y vivido literaria (I), Amigos y maestros de mi juven-
4. Sur le fonctionnement du champ litté- (anécdotas, semblanzas, confesiones y tud/En el mundo de los seres ficticios,

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en 19215, deux ans avant le recueil inaugural de son Bien qu’il ait connu d’incessants changements de tra-
fils. Aux déboires qu’essuyèrent de telles ambitions jectoire, d’objectifs, de sentiments, ses lettres de jeu-
vinrent s’ajouter les tourments d’une cécité pro- nesse permettent d’apprécier l’intensité avec laquelle il
gressive, dont la gravité poussa la famille à des déci- fait de la vocation d’écrivain une planche de salut. Il se
sions drastiques, comme celle de se lancer, en 1914, livre corps et âme à l’office littéraire, entre contrarié-
dans un voyage prolongé en Europe. Dans l’espoir tés et euphories, soutenu par la fougue ésotérique dont
d’une guérison, le père se soumit alors à une série il revêt l’activité créatrice. L’errance familiale, l’inces-
d’interventions, expérimenta divers traitements et sante quête d’une guérison, les cassures entraînées par
remèdes, consulta plusieurs spécialistes de renom. les opérations successives purent introduire une part
Se dessine ainsi avec netteté le cadre des circons- de flottement et d’irréalité dans l’éducation des enfants.
tances pénibles dans lesquelles le jeune Borges « héri- L’éducation de Jorge Luis et de Norah, qui allait se
ta », pour ainsi dire, du projet contrarié de son père consacrer plus tard à la gravure et aux arts plastiques,
qu’il fit sien. suivit un cours quelque peu spécial, même si l’on consi-
dère le régime particulier auquel était soumise la for-
Les lettres de jeunesse de Borges et les photos de
mation scolaire des enfants de certaines familles de l’éli-
son adolescence laissent entrevoir les enthou-
siasmes, les audaces et les sages manières d’un te argentine. Désireux de leur assurer une meilleure
garçon de bonne famille, jouissant d’une situation formation que celle dispensée par les établissements de
confortable, mais qui dut interrompre ses études l’époque, leurs parents engagèrent une préceptrice
à cause des tribulations familiales, dans le même anglaise, Miss Tink. Dans les années passées à Palermo,
temps que le dessein paternel cherchait à l’entraî-
Calle Serrano, dans une maison voisine de la résiden-
ner vers le métier intellectuel. Plus impression-
nants encore sont le temps et les moyens quasi ce de la grand-mère paternelle anglaise, Fanny Haslam,
inépuisables dont dispose le jeune Borges ; cela lui la famille Borges parlait espagnol et anglais, de sorte
vaut de pouvoir surinvestir dans l’acquisition et que Jorge Luis y reçut le surnom de Georgie. Arrivés
l’apprentissage d’un vaste patrimoine littéraire. là en 1901, ils y demeurèrent jusqu’en 1914, année de
L’intense « européanisation » de Borges transpa- leur premier voyage en Europe.
raît dans le soin qu’il met à sa tenue : il est toujours
Georgie avait 15 ans quand il embarqua avec sa
habillé d’une veste et d’un gilet couvrant une
chemise à col montant empesé, porte une cravate famille, en février 1914. Jusqu’en 1919, ils résidèrent
à épingle ou un nœud papillon, ses cheveux à Genève. Puis de 1919 à 1921, ils se déplacèrent
soigneusement peignés en arrière et partagés par beaucoup entre Madrid, Séville et Palma de Majorque.
une raie centrale. Elle se retrouve aussi dans certains La formation intellectuelle et littéraire de Borges s’ef-
stéréotypes exprimés à l’encontre de ses compa-
fectua au milieu de ces tumultueux espoirs familiaux
triotes, symptôme de sa déception devant un univers
politique et culturel borné, au moment de son de guérir la cécité paternelle. Quoique les sources dis-
premier retour en 1921 : « No me abandones en ponibles ne soient guère prolixes sur la situation maté-
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el destierro de la ciudad cuadriculada y de los rielle de la famille Borges, on peut émettre l’hypothè-
jovencitos que hablan de la argentinidad y del se que le père dut se résigner à entamer le pécule
civismo y de lo que significa el general Bartolomé amassé et la part du patrimoine dont il hérita pour
Mitre para los siglos venideros. ¡ Horror ! ¡ Horror ! »
mener à bien son projet de villégiature européenne et
[Ne m’abandonne pas à l’exil de la ville quadrillée
et des jeunes qui parlent de l’argentinité et du se soigner8. Le zèle des critiques et des commenta-
civisme et de ce que signifie le général Bartolomé teurs, ainsi surtout que les allusions de Borges lui-
Mitre pour les siècles à venir. Horreur ! Horreur !], même, réitérées tout au long de sa vie, s’efforcèrent
écrit-il dans une lettre adressée à son ami Jacobo de convertir ces raisons pratiques en choix intellec-
Sureda, en mars 1921, reproduite dans le recueil
tuels, comme si son père avait souhaité s’éloigner de
Cartas del fervor6. Ce qui devait l’affecter le plus
à la veille de son retour à Buenos Aires allait se l’Argentine pour se consacrer entièrement à une pra-
convertir aussitôt en lignes directrices de ses préoc- tique réflexive désintéressée, à laquelle seul un ama-
cupations comme essayiste de la « creollidad7 ». teur aisé et disponible pouvait avoir accès.

5. Jorge Guillermo Borges, « Hipoteca poème ; « Hacia la nada », Grand Guignol, 2, traduction ; id., ibid., 6, janvier 1925, (1899 – 1930), Una vida de Jorge Luis
Naval », thèse de doctorat, Faculté de droit Séville, 10 mars 1920, p. 1-2, théâtre ; « El p. 61-68. Voir Carlos García, El joven Borges, Buenos Aires, Editorial Proa/Alberto
et de sciences sociales, Université natio- cantar de los cantares », Grand Guignol, 2, Borges, poeta (1919 – 1930), op. cit., Casares, 1996. Cette biographie contient
nale de Buenos Aires, Tipo-Lito L. Franjoni, Séville, id., ibid., p. 5-7 ; El Caudillo, Palma p. 211-307. une excellente iconographie sur le jeune
Buenos Aires, 1897, 63 p. ; « El jardín de de Majorque, Imprenta Mallorquina de Juan 6. Éd. cit., p. 194. Borges et sa famille. On trouvera d’autres
la cúpula de oro », nouvelle inédite, sans Guasp Reinés, 1921, 195 p. (réédition avec 7. « Creollidad » ou « argentinidad » évoque photographies dans : Nicolás Helft et Alan
date (1908 ?), conservée dans un préface d’Alicia Jurado, p. 11-23, Buenos l’univers de valeurs et pratiques des familles Pauls, El factor Borges, nueve ensayos
exemplaire de la thèse de doctorat de Aires, Academia Argentina de Letras, 1989, argentines de souche, dont les membres ilustrados, Buenos Aires, Fondo de Cultura
Wenceslao C. Acevedo Laprida, oncle de la 155 p.) ; « Rubaiyat. Castellenizado del étaient nommés ou s’auto-désignaient Económica de Argentina, 2000.
mère de Borges ; « Momentos » (I-III), inglés de Fitzgerald por Jorge Borges », comme « criollos ».
Nosotros, X, 48, avril 1913, p. 147-148, (1), Proa 2, 5, décembre 1924, p. 55-57, 8. Voir Alejandro Vaccaro, Georgie

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

L’inébranlable confiance du jeune Borges en son poten- Cet accord si parfait avec la figure paternelle remonte à
tiel d’intellectuel prit corps au milieu des turbulences la première enfance, depuis le moment où Georgie, deve-
familiales. Leurs déplacements organisaient le temps nu bilingue, transita avec aisance entre l’espagnol et l’an-
de chacun autour des progrès de la cécité, une mala- glais que lui avaient transmis son père et sa grand-mère
die congénitale qui avait frappé six générations de la paternelle, d’origine anglaise. L’espagnol sonnait à ses
branche paternelle de la famille. Le fils devait donc avoir oreilles comme la langue inférieure des serviteurs de son
conscience qu’elle ne pouvait manquer tôt ou tard de pays d’origine ; l’anglais tenait son rang de langue savan-
le rattraper. De fait, à l’approche de ses 50 ans et après te, respirant dans les livres merveilleux des poètes et des
huit interventions chirurgicales, Borges allait perdre la voyageurs qu’il pouvait consulter dans la bibliothèque
vue. Il était néanmoins parvenu à faire de ce malheur domestique. En Suisse, Georgie apprit le français au
la source d’élucubrations autour de certaines singula- lycée, langue qu’il maîtrisait parfaitement à l’écrit et à
rités de son approche du monde environnant. Si satis- l’oral ; il s’investit également dans un apprentissage auto-
faisant qu’ait pu être le déroulement du premier long didacte de l’allemand, dont il se sortit si bien qu’il se ris-
séjour européen des Borges (1914 – 1921), il ne dut qua à traduire des poèmes expressionnistes. En arrivant
guère contribuer à remédier aux fragilités physiques de à Madrid, sur le chemin du retour que la famille avait
l’adolescent. Outre un décollement de la rétine et l’obli- voulu progressif, Georgie fut étonné de constater que
gation qui lui avait été faite dès son enfance de porter les poètes espagnols de sa génération lisaient les auteurs
des lunettes, Borges souffrait d’un bégaiement dont il français en traduction et jamais dans l’original, faute de
ne se débarrassa qu’à l’âge adulte. Étonnamment, l’ag- dominer un autre idiome. Voici un des premiers chocs
gravation définitive de la cécité paternelle semble avoir qui allaient l’amener à se reconnaître lui-même comme
coïncidé avec l’émancipation littéraire filiale. Moins les membre polyglotte d’une élite périphérique à l’éduca-
prétentions intellectuelles du père devenaient plausibles, tion remarquablement sophistiquée.
plus les audaces et les dispositions littéraires du fils se Si forte que fût la devise argentine en 1914, Borges
faisaient entendre. Orphelin de bonne heure, le père ne pouvait se bercer d’illusions sur la condition maté-
avait dû très jeune choisir un métier pour gagner sa rielle de sa famille, ni éluder la comparaison de leurs res-
vie ; Borges dut, lui, se débattre avec une sorte d’état sources avec celles d’autres clans argentins séjournant
orphelin différé, à mesure que la cécité paternelle lui en Europe. Dans les signes d’une prise de conscience
transmettait un sentiment d’urgence irrépressible le progressive des singularités de sa situation sociale s’en-
poussant à affirmer précocement sa vocation littéraire. racinent ses hésitations sur la voie à suivre en tant qu’in-
Une telle décision s’accompagna du « choix » du céli- tellectuel. Vers quels genres se tourner en termes de ren-
bat, prérequis qu’il dut considérer indispensable au suc- tabilité optimale, d’importance des retentissements ? Sur
cès de ses projets de création. quels thèmes faire ses armes en politique ? Quelles
Il semble difficile de faire la part des légendes circu- œuvres et quels auteurs seraient le mieux à même de
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lant sur Borges père, écrivain dilettante, mage érudit et l’éclairer sur l’actualité politique internationale : la révo-
reclus. Il ne fait toutefois guère de doute qu’ait joué une lution russe, la guerre mondiale, les idéologies radicales ?
interconnexion perceptible entre, d’une part, le naufra- Il ne fait aucun doute qu’il joua sérieusement, réso-
ge physique et l’effondrement du projet intellectuel du lument, deux cartes : la poésie, dans le prolongement
père et, d’autre part, l’intensité quasi ardente avec laquel- des réussites des modernistes hispano-américains,
le le fils a embrassé le métier d’écrivain. La confronta- Rubén Darío, Amado Nervo, Leopoldo Lugones sur-
tion des photos du Jorge Guillermo adulte et du jeune tout, sans négliger les héros lyriques de l’enfance,
Jorge Luis met en lumière leur très forte ressemblance : Almafuerte, Carriego et Banchs ; et l’essai culturaliste,
le visage large et ovale, le front immense, les cheveux à teneur politique et messianique, à partir d’un modè-
noirs et lisses, coiffés en arrière, le cou charnu, le regard le inspiré de Schopenhauer qui jouait le rôle d’un guide
pénétrant. Cela suggère quelque application du fils à pour l’intelligentsia espagnole à la fin du XIXe siècle et,
reproduire les allures viriles du père, comme si les liens par voie de conséquence, pour les secteurs les plus
de continuité trouvaient aussi leur origine dans l’im- éclairés des pays hispano-américains. La formation
pressionnante similitude physique. Le père renonça peu intellectuelle de Georgie se déroula dans un contexte
à peu à ses ambitions littéraires, acculé par l’avancée de de grave crise de la société espagnole. La conjoncture
la cécité qui l’avait atteint de plein fouet avant même sa était marquée par la perte de Cuba, la dernière colo-
quarantième année, juste au moment où il pouvait béné- nie des Amériques, et la sévère défaite subie dans la
ficier enfin de quelque aisance financière. Les diagnos- guerre contre les États-Unis. C’est dans ces condi-
tics contradictoires et les opérations successives n’ap- tions qu’émergea la génération dite de 98, à laquel-
portèrent aucune amélioration et ne firent assurément le appartenaient quelques-uns des intellectuels révé-
qu’attiser en chacun la claire perception des impasses. rés par le jeune Borges, en particulier Unamuno et

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Pío Baroja, conditions à partir desquelles cette géné- Sureda. Sa mère fournit les seaux de colle, les
ration forgea son programme de travail et sa vision punaises et les escabeaux permettant d’œuvrer dans
du monde, guidée par un volontarisme dérivé de le centre de Buenos Aires.
l’idéalisme allemand9. Autre exemple, les anthologies poétiques qu’il eut
Poussés par l’aggravation de la cécité paternelle, l’occasion d’organiser et de diffuser dès sa première
les Borges partirent à nouveau pour l’Europe en 1923 ; jeunesse, avant même la publication de son premier
ce fut aussi la dernière tentative d’éloigner un déclas- livre personnel. Les auteurs sélectionnés constituent sa
sement social qui constituait la pire des menaces. Au prestation aux soutiens qu’il recevait de ce réseau de
fil de ces moments difficiles, le jeune Borges hérita peu lettrés avec lequel il partageait les mêmes affinités. En
à peu et de façon irréversible du patrimoine tangible décembre 1921, Georgie publia l’anthologie « Lírica
et intangible du père : sa bibliothèque, ses dispositions Argentina Contemporánea » [Poésie lyrique argentine
culturelles raffinées, sa maîtrise des langues étrangères, contemporaine] dans une prestigieuse revue espa-
ses ambitions littéraires, ainsi que les aspirations poli- gnole10. Comme il l’avait déjà fait pour sa sélection de
tiques du cercle d’élite auquel appartenait sa famille, vers exemplaires de l’esthétique ultraïste, insérée dans
les marques d’un criollismo épuré, les amis et les l’article proclamant le nouveau credo esthétique qu’avait
diverses modalités de soutien indispensables aux débuts publié la revue Nosotros, en décembre 192111, où il
réussis de la carrière d’un jeune aussi prometteur. avait inclus un poème de son cousin Guillermo Juan,
Le fait que la réception d’un legs si impressionnant Georgie érige cette fois un panthéon de poètes se rap-
ait eu lieu dans un contexte propice à l’assimilation de portant dans leur majorité à l’univers familial de socia-
nouveaux langages et répertoires expressifs dut ren- lisation littéraire.
forcer les progrès de ses facultés dans l’art littéraire. Il
faut ajouter à cela que lui était permis l’accès à des L’anthologie s’ouvre sur un poème de Macedonio
Fernández, « Al hijo de un amigo », qui lui avait été
figures stratégiques, dont la large circulation au sein
dédié, comme s’il s’était agi de consolider un
de l’élite locale ne manquait pas de répercuter ses lignage littéraire cultivé dans un cercle d’intimes
audaces de débutant. et dont l’ami le plus cher de son père lui avait
Georgie grandit dans un climat familial dédié à confié la garde, au titre de chef incontesté de la
la littérature où sa précoce vocation littéraire fut nouvelle génération. Le poème se clôt sur l’éloge
constamment encouragée. Il était pleinement conscient de la personnalité de Georgie, affectueux objet du
message, en tant qu’il fait le lien entre la généra-
de ce soutien familial, de l’aide que lui procurait le
tion émergente et le groupe des lettrés les plus
réseau de parents et d’amis qui accompagnèrent l’éveil âgés auquel appartient Macedonio, l’auteur de
et la maturation de ses ambitions, non moins que des l’hommage.
privilèges découlant de cette proximité sociale avec un Comme il ne peut rendre hommage à l’œuvre de
cercle intellectuel si bien placé sur la scène culturelle Macedonio, inexistante au moment où il écrit,
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presque entièrement inédite, plus commentée que
de Buenos Aires.
tangible, Georgie conçoit une esquisse biogra-
Ses manifestes d’avant-garde ne peuvent se com- phique de cette étoile locale à partir des traits de
prendre que dans le cadre de cette collaboration fami- sa personnalité non conformiste : il y souligne ses
liale. La proclamation de la revue murale Prisma, affi- qualités d’invincible polémiste, ses façons de philo-
chée sur les murs de la capitale argentine, en sophe, sa conduite extravagante de militant
novembre 1921, aussitôt après le retour d’Europe, anarchiste occasionnel, les dons de penseur origi-
nal et audacieux chez celui qui s’est moins imposé
était également signée par le cousin germain
par son œuvre que par sa vie, le charme de sa
Guillermo Juan Borges, de même que par le critique conversation, de sa volubilité expressive, de sa
espagnol Guillermo de Torre, son futur beau-frère, façon très personnelle de jouer de la guitare. La
et illustrée par sa sœur Norah Borges. La revue mura- sélection effectuée par Georgie retint également
le constitua, de fait, une initiative intégralement cau- les vers de Marcelo del Mazo, un cousin de
Macedonio qui comptait parmi les convives
tionnée par la famille. Outre le manifeste, dont le
dominicaux de Palermo, un sonnet d’Enrique
mentor était Borges, la publication murale compre- Banchs, l’auteur du recueil de vers préféré du
nait des poèmes de son cousin Guillermo Juan et de père, et un poème du cousin Alvaro Melián
l’ami intime de son séjour à Majorque, Jacobo Lafinur12.

9. Voir E. Inman Fox, La crisis intelectual Cátedra, 1998. du texte « Ultraísmo » [Ultraïsme], in récits réunis par Lafinur dans le volume
del 98, Madrid, Editorial Cuadernos para 10. Cette anthologie fut publiée dans la Nosotros, Buenos Aires, 15e année, 39 Las nietas de Cleopatra (Buenos Aires,
el Dialogo, 1976 ; Donald Shaw, La genera- revue Cosmópolis, Madrid, 36, décembre (151), décembre 1921, reproduit dans Gleizer), compte rendu qui parut dans la
ción del 98, Madrid, Cátedra, 1997 ; José 1921, et reproduite dans le volume ci- le volume Textos recobrados, éd. cit., revue Valoraciones, La Plata, 12, février
Luis Calvo Carilla, La cara oculta del 98, dessus mentionné, Textos recobrados, p. 126-131. 1927, et fut repris dans le volume Textos
místicos e intelectuales en la España del éd. cit., p. 132-141. 12. Par la suite, Borges rédigea un compte recobrados, éd. cit., p. 283.
fin de siglo (1895 – 1902), Madrid, 11. Ce choix de vers ultraïstes faisait partie rendu élogieux, quoique assez évasif, des

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »


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FERVOR DE BUENOS AIRES (1923), couverture de la première édition d’après une gravure sur bois de Norah Borges
montrant une maison typique de la capitale argentine au coucher du soleil.

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Sergio Miceli

L’essayisme borgésien des années 1920 peut être inter- d’attentes de la part des siens, converties en pulsions
prété comme dérivant de sa curiosité à identifier les intérieures, à commencer par les desseins projectifs
particularités d’une condition sociale et politique en du père, attisés par les espoirs diffus manifestés par
déclin. Dans la mesure où les atouts du lignage de la ses autres parents lettrés, par les écrivains qui fré-
classe dirigeante ne parvenaient pas à arrêter son rapi- quentaient sa maison, jusqu’à l’adoption du jeune
de déclin, accéléré dans sa famille sous le choc de l’in- homme si prometteur par les amis les plus proches
validité paternelle, Borges se voua tout entier aux acti- du père, comme quasiment l’objet préféré de leurs
vités intellectuelles. C’était la seule échappatoire, l’issue investissements affectifs et intellectuels. Le débou-
honorable à la portée d’un jeune homme brillant, dont ché de cet héritage encore virtuel, travaillé de part en
les perspectives de réussite sociale avaient été contra- part, résida dans le financement par son père du pre-
riées par les impasses familiales. Entre fin 1919, année mier livre de Georgie, dont l’impression d’un tirage
de ses 20 ans, et début 1921, Borges eut une produc- de trois cents exemplaires coûta 130 pesos.
tion intellectuelle d’envergure pour son âge, manifes- Le cas Borges témoigne à sa façon du rôle straté-
tant un grand savoir-faire dans un spectre très diversi- gique joué par le déclin matériel et politique de cer-
fié de genres et de formats d’expression. En 1921, taines familles de ce segment criollo de l’élite argenti-
année miraculeuse en matière de productivité littérai- ne, auquel appartenaient plusieurs membres de la
re, Borges écrivit des poèmes et des proses poétiques, première génération d’avant-garde. Celle-ci rassembla
des recensions et des diatribes, des nouvelles, des essais des jeunes de familles illustres, pour certains fortunés,
et des manifestes et traduisit des poèmes allemands13. d’autres à des degrés divers de débâcle économique, et
Les voyages du clan Borges lui auraient ainsi fourni la des enfants de familles d’origine immigrée. Les jeunes
chance rare d’une initiation pratique sur divers fronts criollos préférèrent se tourner vers les genres nobles,
de l’activité intellectuelle, manière pour lui d’interpré- la poésie et l’essai, tandis que les descendants d’immi-
ter les défis de la créativité paternelle sur un ton tou- grés se risquèrent à pratiquer de nouvelles formes lit-
jours plus idéalisé avec l’âge. téraires, comme la chronique, le reportage, la critique
Lors de son bref séjour à Buenos Aires, entre ses polémique, et les courts récits de fiction. Déterminant
deux premiers voyages en Europe, Borges semble être dans ces choix était sans nul doute le maniement hardi
tombé amoureux et s’être quasiment fiancé à et altier de la langue-mère chez les héritiers criollos.
Concepción Guerrero, qu’il avait rencontrée chez des Alors que Borges, Girondo et Bernárdez préfé-
parents, les Lange. Il envisagea alors de devenir pro- raient expérimenter leurs dons en innovant dans des
fesseur d’anglais pour s’assurer un revenu, projet qui genres consacrés comme la poésie et l’essai, Arlt,
montre combien ses perspectives d’avenir étaient pour sa part, s’aventura vers de nouveaux formats
timides. On peut émettre l’hypothèse qu’une des fina- parafictionnels, à mi-chemin du reportage, du docu-
lités implicites du second voyage familial aurait été ment et du récit, reposant plus ou moins sur une
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de l’éloigner de sa bien-aimée, de lui faire oublier trame romanesque. Les tenants de l’avant-garde de
pareil engagement qui l’aurait détourné de l’objectif vieille souche introduisaient dans leurs écrits des
central de sa vie, l’activité intellectuelle. Ces voyages références étrangères et la substance de leur appren-
familiaux, entrepris pour des raisons pratiques impé- tissage européen. Les autres, d’origine immigrée,
rieuses, presque toutes liées à la quête d’une assis- demeuraient prisonniers des amertumes de leurs tri-
tance médicale capable d’inverser le cours de la galo- bulations et ne parvenaient même pas à estomper le
pante cécité paternelle, furent réinterprétés par souvenir de cette accumulation d’humiliations dans
Georgie en parcours initiatique. Un tel itinéraire la transcription littéraire de la pénible histoire de
enchanté fit enfler l’aspiration en faveur de cette leurs familles.
« vocation », qui lui était insufflée par ses proches, et
qu’il entretint toujours avec des raffinements d’au-
Un parrain non-conformiste,
todidacte non-conformiste. Dans ce déploiement
d’énergie se confondaient les desseins paternels,
Macedonio Fernández
impératifs et compensatoires, et les efforts de l’héri- Né comme lui en 1874, fils d’un grand éleveur,
tier pour faire sien le patrimoine de son père et de sa Macedonio fut le camarade d’études et l’ami intime du
famille. Tout se passe comme si le projet littéraire de père de Borges. Ils fréquentèrent tous deux le même
Borges avait été rendu possible grâce aux encoura- établissement secondaire et, plus tard, la faculté de droit
gements dérivant d’une confluence exceptionnelle et de sciences sociales de l’université de Buenos Aires,

13. Les comptes rendus de 1919 parurent dans La Feuille. Journal d’idées et d’avant-garde, II, 306, 20 août 1919, p. 6 ; les travaux de 1920 – 1921 ont été diffusés dans les
revues Grecia et Gran Guignol, toutes deux de Séville, dans le journal Última Hora et dans les revues Baleares (Palma de Majorque), Cervantes, Ultra, Tableros et Cosmópolis
(Madrid). La plupart de ces textes de jeunesse ont été réunis dans le volume Textos recobrados, éd. cit.

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

où ils soutinrent leur thèse de doctorat en 189814. Ils didat indépendant à la présidence de la République en
furent membres d’une promotion célèbre de la faculté, 1922. Canular ou ambition déçue, le projet fut en tout
qui comprenait des noms illustres appelés à devenir de cas tellement pris au sérieux par tout son entourage
grandes figures de l’économie, de la politique et de la qu’il finit par rejoindre le répertoire des anecdotes sur
culture argentines. Outre leurs nombreux amis com- Macedonio. Comme le laissent entendre les lettres
muns, le père de Borges fréquentait la maison des échangées avec son cousin et confident, Marcelo del
parents de Macedonio, où se retrouvaient des hommes Mazo, cette aventure pour laquelle il mobilisa une légion
politiques et des écrivains, parmi lesquels beaucoup pri- d’amis, y compris le père de Borges, alors à Madrid, et
rent part à la fondation du Parti socialiste en 1896. dans laquelle il est difficile de démêler la réalité de la
fiction, nourrit plusieurs projets littéraires successifs,
Julio Molina y Vedia, autre participant de ces du roman projeté en collaboration avec le jeune
soirées, héritier d’une dynastie de grands proprié-
Borges16, à la construction sophistiquée du person-
taires terriens, également ami du père de Borges,
attiré par la philosophie et la littérature, était archi- nage présidentiel dans son roman le plus ambitieux,
tecte. Il eut en charge la construction de la maison publié bien des années plus tard17.
des Borges, Calle Serrano, dont la façade était Macedonio se convertit progressivement en double
habillée d’éléments Art nouveau. En 1929, Jorge de la figure paternelle, animé du désir de façonner le
Guillermo sera amené à faire le compte rendu d’un jeune Borges, que ce fût sur le plan de la sociabilité ou
recueil de poèmes de Julio. De ses années d’uni-
sur le plan littéraire, comme il tint à le souligner dans
versité au début des années 1920, au moment où
commencent à circuler quelques-uns de ses textes son poème « Al hijo de un amigo » (Au fils d’un ami),
dans les revues d’avant-garde, la production intel- composé à cette époque et vite ajouté par son dédica-
lectuelle clairsemée de Macedonio ressemble en taire au sommaire de l’anthologie poétique qu’il était
tout point à celle du père de Borges : essais sur les en train de publier. Les vers ouvrant la composition
traditions et les hauts lieux argentins, sonnets épars,
intronisent le jeune Borges dans la fonction du messie
écrits philosophiques au contenu ésotérique et
métaphysique, sans parler de leur vif intérêt défendant la doctrine du programme avorté de la géné-
commun pour la psychologie. Macedonio aimait à ration des anciens.
forger des pensées et aphorismes inattendus, mêlant Cette paternité auxiliaire marqua l’image publique
dans ses cahiers ces fulgurances aux citations de et la fortune critique du parrain littéraire et existentiel,
ses lectures. Entre 1897 et 1920, c’est-à-dire de 23 encensé comme le précurseur du Borges mûr et accom-
à 46 ans, Macedonio ne produisit que quelques
pli, ce qui autorisait un certain réaménagement du pan-
poèmes et articles. Il imposa sa présence quasi
mythique bien plus par son éloquence et son rayon- théon littéraire argentin. Borges avait besoin de cette
nement15. En formulant le jugement selon lequel redistribution des rôles : établir Macedonio en maître
« le talent de Macedonio était éminemment verbal », de la génération novatrice équivalait à détrôner Lugones
Borges contribua à la tendance critico-historio- du sommet de la hiérarchie admise dans les années
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graphique qui voit en cet « ancien » du monde lettré
1920. Le zèle déployé pour glorifier l’oralité criolla de
un brillant causeur, un virtuose de la conversa-
tion, une forme subtile de critique à l’encontre de Macedonio, tant de la part du jeune Borges que de celle
ses dons d’écrivain. des tenants de l’avant-garde de la revue Martín Fierro18,
le dota d’une image énigmatique : un homme mysté-
Avocats en exercice, spécialistes de psychologie, mariés rieux qui se serait éloigné des siens et des cercles étroits
à des femmes aux prestigieuses alliances, Jorge Guillermo dans lesquels il grandit, célèbre pour les idiosyncrasies
et Macedonio jouissaient également d’un accès aux et les tics propres à l’Argentin de haute naissance.
mêmes espaces de sociabilité de la haute société. Macedonio serait ainsi presque l’antithèse de l’écrivain
Les traits qui le caractérisaient durent impression- conventionnellement prisé, tel que l’était par exemple
ner un tant soit peu Borges, à commencer par les ini- Lafinur, autre référence de Borges. N’ayant jamais quit-
tiatives politiques de Macedonio, qui avait été jusqu’à té l’Argentine, Macedonio s’imposa comme une réfé-
faire part de son intention de se présenter comme can- rence emblématique pour tous ceux qui cultivaient la

14. La thèse de Macedonio s’intitulait « De Papeles antiguos (Escritos 1892 – 1907), 17. Macedonio Fernández, Museo de la Edusp/Collection Archivos, 1996, 591 p.
las personas ». Elle fut dirigée par Carlos Datos para una biografía. Bibliografía novela de la eterna, Buenos Aires, Centro 18. Nommée d’après le personnage-titre
Malalagarriga, un journaliste et juriste completa, Buenos Aires, Corregidor, 1981. Editor de América Latina, 1967, édition du poème épique fondateur de la littéra-
espagnol, alors exilé à Buenos Aires à cause On trouvera une partie des œuvres de posthume ; republié en 1975 par les ture gauchesque (1872, 1879), écrit par
de ses activités républicaines, traducteur de Macedonio Fernández en traduction Ediciones Corregidor, dans le volume VI des José Hernández (1834 – 1886), Martín
Bergson. Voir Álvaro Abós, Macedonio française aux Éditions José Corti. Œuvres complètes, et, en 1982, à Caracas, Fierro (1924 – 1927) était la principale revue
Fernández, la biografía impossible, Buenos 16. Il s’agit du roman El hombre que será dans la « Biblioteca Ayacucho ». Voir l’édition littéraire de l’avant-garde argentine et le
Aires, Plaza & Janés, 2002. presidente, projet commun de Macedonio critique coordonnée par Ana María Camblong porte-parole du credo ultraïste avec le culte
15. Certains des textes les plus anciens et de Jorge Luis vers 1921, que mention- et Adolfo de Obieta, écrivain et fils de de la métaphore et du vers libre. Le terme
figurent dans le premier volume des Œuvres nent les lettres qu’ils échangèrent, publiées Macedonio, Madrid ; Paris ; México ; Buenos martinfierristas s’applique aux écrivains y
complètes de Macedonio Fernández, dans le volume précité. Aires ; São Paulo ; Rio de Janeiro ; Lima, ayant collaboré.

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Sergio Miceli

mystique du criollo qui se suffit à lui-même. Il jouait « souterrain » et le disciple « filleul » appréciaient les
de la guitare, appréciait les romantiques allemands, les mêmes philosophes – en particulier, Schopenhauer –
préludes de Rachmaninov, passait son temps à chan- et partageaient tant d’affinités politiques qu’ils conçu-
ger de pension ou bien résidait dans des maisons excen- rent ensemble le projet (qui ne connut jamais le com-
trées, cultivant les manies et travers du génie reclus. mencement d’une concrétisation) d’écrire un roman
Il parvenait à survivre grâce à la vente de terres fantastique recourant aux moyens employés par les
rurales et de terrains dans la capitale, dilapidant avec maximalistes – la multiplication de maints petits mal-
mesure le patrimoine familial. En dépit des allures nar- heurs – afin de provoquer une neurasthénie générale
ratives peu conventionnelles de son célèbre récit auto- chez tous les habitants de Buenos Aires et d’ouvrir ainsi
biographique de 1929, les quelques enjolivements du la voie au bolchevisme.
livre renouent avec la posture altière de la sociabilité Avec le retour des Borges en 1921, et à l’instiga-
oligarchique, tout en parvenant à mettre en œuvre les tion d’un Jorge Luis émerveillé par ce gourou
moyens expressifs qui lui permettaient de feindre d’avoir mythique et par ses écrits, Macedonio s’intégra à la
rejeté le quotidien reproduisant les manières de son vie littéraire de Buenos Aires en collaborant à divers
groupe d’origine. Ce Macedonio aux yeux bleus, aux périodiques et en élargissant la liste de ses jeunes et
prises avec la rédaction secrète de souvenirs jamais fervents admirateurs au sein de l’avant-garde. Les
publiés, buvait du maté et recevait ses amis dans les deux premiers livres de Macedonio furent édités à la
chambres sombres où il habitait, cultivant la conversa- fin des années 1920, le premier étant financé par l’au-
tion, l’humour, les tirades paradoxales, les devinettes, teur pour un tirage de seulement 200 exemplaires, le
et savourant sans bornes l’« amitié » dont il avait fait deuxième sous le label des éditions Proa19. Macedonio
son credo existentiel. Les fantaisies de Macedonio dans fit également office d’intermédiaire entre Borges et
divers domaines, qui s’accentuèrent après la mort de les intellectuels de la génération précédente, qui
sa femme en 1920 – il ne cessait de déménager, s’épre- contrôlaient les principaux périodiques et maisons
nait de façon chronique de prostituées, menait un train d’édition d’avant-garde, comme les revues Proa 220
de vie inhabituel au regard de la routine bourgeoise –, et Martín Fierro ; Macedonio rapprocha Borges de ces
semblent avoir renforcé l’empathie de Borges pour le personnalités-clés du monde littéraire argentin des
personnage, ainsi que son intérêt croissant pour ses années 1920. Aussitôt, Borges sut renforcer ses liens
écrits. Borges finit par voir en lui une espèce de sub- d’amitié avec chacun. Il devint le collaborateur de la
stitut du père, ou mieux, son succédané débarrassé des revue dirigée par Girondo et Evar Méndez, s’associa
affres paternelles, maître de son destin, à l’imagination à Güiraldes et Evar Méndez dans le projet d’Editorial
non moins enflammée, mais imprévisible, enclin à des Proa et, enfin, aida à promouvoir l’entreprise latino-
comportements intempestifs et surprenants. américaniste des « martin-fierristes » conduits par
Macedonio échangea une correspondance prolon- Girondo lors de son voyage de 1924.
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gée, au sujet de la substance du moi, avec le philosophe Les diverses interventions cherchant à évaluer le
nord-américain William James. Après l’université, il degré d’originalité de Macedonio finirent par se trans-
essaya, avec d’autres camarades enthousiasmés comme former en interrogations sur les éventuels plagiats de
lui par l’idéal socialiste romantique inspiré de Lasalle Macedonio par Borges. Depuis lors, et tout au long
et de Saint-Simon, de fonder une communauté uto- de sa vie, Borges ne cessa jamais de parler en termes
pique et anarchiste sur une île sauvage du Paraguay positifs de l’influence qu’exerça sur lui Macedonio,
– des terres appartenant à la famille Molina y Vedia –, des emprunts répétés qu’il s’autorisa parmi les trou-
donnant ainsi un premier témoignage de son vif inté- vailles de son modèle, les aphorismes, les facéties, le
rêt pour l’action politique. À l’instar du père de Borges vocabulaire bousculé par des significations inventées.
et de tant d’autres diplômés et lettrés de cette généra- Cette interaction si stratégique permit à Borges de
tion en Amérique latine, Macedonio revêtait les traits tester ses attentes et ses projets ; il venait d’une famil-
caractéristiques des membres de l’élite dirigeante libres- le fière de son lignage, des hauts faits militaires et poli-
penseurs et anarchistes, attentifs aux grands événe- tiques de ses ancêtres, et cherchait refuge dans un
ments du moment. modèle d’écrit peu conventionnel. Macedonio lui four-
Compte tenu de ces liens, il n’est pas surprenant nit une référence d’intellectuel insolite, dont les attri-
que le jeune Borges se soit attaché à Macedonio et ait buts les plus manifestes procédaient d’une insertion
fait de lui un modèle « clandestin » d’excellence. Au sociale en dents de scie, et non d’une pratique intel-
cours des premières années de cette amitié, le maître lectuelle professionnelle.

19. Macedonio Fernández, No todo es vigilia la de los ojos abiertos, ensayo metafísico, Buenos Aires, Manuel Gleizer, 1928 ; Papeles de recienvenido, Buenos Aires, Editorial
Proa, coll. « Cuadernos del Plata », 1929. 20. Proa 2, revue littéraire (août 1924 – janvier 1926) fondée par Güiraldes et Borges pour la diffusion et de jeunes écrivains de l’avant-
garde locale et des auteurs français de leur prédilection, Fargue, Romains, Larbaud.

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

La fréquentation intime de Macedonio lui permit de tère, le style et la substance thématique des œuvres des
sonder avec la distance requise l’imaginaire et les sché- années 1920, on doit s’employer à reconstituer les liens
mas de sensibilité des cercles sociaux auxquels appar- intimes unissant le Borges débutant et ces secteurs au
tenaient ces familles criollas. Cette relation stimula son sein desquels il fut socialisé et où, au bout du compte,
application à discerner les impensés et les excentrici- il apprit, pour les rédimer, à se convaincre de la légiti-
tés de cette mentalité, à définir les contours de ses choix mité et de l’urgence des mots d’ordre. Ces expériences
politiques et doctrinaires, voire les cadres d’évaluation façonnèrent les contours et les actions extraordinaires
de l’échelle des valeurs de ce que l’on considérait alors de ce talent fulgurant, pour ainsi dire poussé, hissé
comme authentiquement « argentin ». Macedonio fit la même, dès ses écrits de jeunesse, à la condition privi-
jonction entre la première socialisation familiale, exces- légiée de porte-parole et d’héritier des « illuminations »
sivement troublée par les sentiments agités de Borges dont ses mentors et ses modèles s’étaient faits les
face aux revers familiaux, et l’acheminement vers une chantres.
carrière intellectuelle en phase avec ses « pairs ». Girondo, Borges et Bernárdez21 furent parmi les
La réception critique favorable à Borges, dès ses écrivains liés à l’avant-garde « martin-fierriste » qui, de
débuts fulgurants dans les années 1920, s’explique par fait, se formèrent au contact et dans la proximité des
ses relations privilégiées avec les lettrés de la généra- propositions de rénovation de la culture européenne,
tion de son père – Macedonio Fernández, Evar Méndez, durant l’entre-deux-guerres. Ils eurent le privilège de
Ricardo Güiraldes, Roberto Giusti –, ainsi qu’avec des séjourner en Europe et leur familiarité avec les langages
leaders de premier plan de la scène culturelle espagnole et les procédés des avant-gardes locales, particulière-
et latino-américaine, en premier lieu le poète Rafael ment en France et en Espagne, mais aussi en Allemagne
Cansinos Asséns, les essayistes Ramón Gómez de la et en Italie, leur fournit l’occasion de diffuser leurs
Serna et Guillermo de Torre, puis Ortega y Gasset, textes dans les revues européennes, et leur valut égale-
Alfonso Reyes et d’autres noms d’importance de l’es- ment une réponse critique favorable au sein de ces
tablishment culturel et littéraire hispano-américain. espaces stratégiques de diffusion. Leur vocation litté-
Borges peaufina sa maestria technique et idéologique raire découla, par conséquent, du choc entre des réfé-
dans ce milieu de lettrés, qui fit office d’atelier d’en- rences et des exigences distinctes : d’un côté, les attentes
traînement. Celui-ci fournit la chair des desseins doc- des cercles sociaux et intellectuels auxquels ils appar-
trinaires de ses premiers livres, dont chaque page est tenaient en Argentine, les auteurs et les œuvres recon-
empreinte des idéaux et des lamentations obsession- nues par cette tradition culturelle, le calendrier des
nelles de ces érudits criollos, délaissés par la nouvelle thèmes et des priorités dérivant d’une conjoncture his-
dynamique de la conjoncture économique, nostalgiques torique donnée ; de l’autre, les modèles de renouveau
de l’héritage prestigieux des générations les plus esthétique et littéraire en vigueur sur la scène de l’avant-
anciennes de leurs familles, si fiers des hommes poli- garde européenne. Pour rendre compte de l’engoue-
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tiques, militaires et journalistes qui constituaient l’es- ment créatif de cette jeunesse dans le champ littéraire
sentiel du contingent de leurs illustres prédécesseurs. argentin des années 1920 – 1930, avant de privilégier
Borges ne s’engagea avec détermination dans cette le sens esthétique des initiatives et des œuvres de la
euphorie expressive ni par hasard, ni par caprice, ni génération d’avant-garde, il faut d’abord s’intéresser
même par sa seule et unique volonté. Cette première aux traces de socialisation de ces « héritiers », en par-
décennie de sa carrière d’écrivain prolifique met en évi- ticulier dans les cas exemplaires de Girondo et de
dence son intention de prendre la tête d’un mouvement Borges, totalement imprégnés par l’univers des valeurs,
capable d’assurer la rédemption des valeurs conserva- des références en matière de goût et d’attentes, de leurs
trices, menacées d’anéantissement imminent. familles, c’est-à-dire des cercles d’élite dans lesquels se
En essayant d’unir, dans sa pratique de poète et forgèrent de tels projets intellectuels.
d’essayiste, l’étendard patriotique et l’élan lyrique si Les innombrables modulations par lesquelles
vivement associé aux figures de Banchs et d’Almafuerte, Borges approche le genre biographique, à commen-
le jeune Borges voulut mettre à l’épreuve les ressorts cer par l’expérimentation tous azimuts débouchant
de son capital, jusque-là au service d’un programme sur son essai Evaristo Carriego, illustrent l’incessant
rétrograde, de façon à redonner souffle à la revendica- recyclage de significations auquel il s’efforça de sou-
tion des cercles criollos, auxquels lui et son entourage mettre les âpres portraits des ancêtres, les récits
appartenaient. C’est pourquoi, afin de cerner le carac- mémorialistes des grandes figures du Centenaire,

21. Oliverio Girondo, Obras/Poesía, préface de 20, Oliverio Girondo e Oswald de Francisco Luiz Bernárdez, Buenos Aires, partie, article sur Bernárdez, p. 245-247.
d’Enrique Molina, Buenos Aires, Editorial Andrade, São Paulo, Perspectiva, 1983 ; Ediciones Culturales Argentinas/Ministerio Né en 1900, Bernárdez était un poète de
Losada, 8e éd., 1998 ; Jorge Schwartz, Homenaje a Girondo, Buenos Aires, de Educación y Justicia, 1963 ; Diccionario penchant mystique, très lié à Borges.
Vanguarda e cosmopolitismo na década Corregidor, 1988 ; Rogelio Barufaldi, de la literatura latinoamericana, op. cit., 2e

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Jorge Guillermo Borges (1874 – 1938), son père, en 1895.

Leonor Rita Acevedo de Borges (1876 – 1975), sa mère, en 1911.

Jorge Luis Borges, en 1902, en robe écossaise et col de broderie anglaise.

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Jorge Luis Borges et sa sœur Norah au jardin zoologique de Buenos Aires en 1908.

La famille Borges, Jorge Guillermo, Leonor, Jorge Luis et Norah, à Genève en 1914.

Photo de Jorge Luis Borges prise à Palma de Majorque en 1919 et envoyée en carte postale par Borges
à son ami Jacobo Sureda en octobre 1921. Cette photo figure sur la couverture du recueil de ses textes,
Textos Recobrados 1919 – 1929.

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mêlés aux représentations personnalisées de person- les intrus immigrés, corrupteurs potentiels de l’iden-
nages littéralement coincés entre la mémoire familiale tité « criolla ». La langue espagnole était le véhicule
et celle de classe, la légende historique et la fiction. quasi mystique de cette communion de valeurs, d’au-
Fervor de Buenos Aires fut accueilli par une dou- tant plus exaltée que grande était la concurrence des
zaine de comptes rendus, en Argentine et en Europe, idiomes parlés par les immigrants ou, pire, des dia-
certains signés par des écrivains de quelque renommée, lectes mêlés comme le « cocoliche » ou le « lunfar-
comme Díez Canedo, Salvador Reyes et Ramón Gómez do22 ». Faisant contrepoint au déferlement irrésistible
de la Serna qui publia le sien dans la prestigieuse Revista des immigrés qui incarnaient une force sociale tra-
de Occidente. Le livre suivant de Borges, Inquisiciones, vaillant à la décomposition du caractère argentin idéa-
bénéficia d’une réception non moins nourrie, si l’on lisé, le gaucho magnifié au titre de pilier de l’« argen-
considère les comptes rendus dans les périodiques tinité » avait été associé à un passé national antérieur
locaux et ceux de Cansinos Asséns, Guillermo de Torre aux flux migratoires, aux réformes de l’éducation et
et Pedro Henríquez Ureña dans les publications espa- de la loi électorale entreprises par les dirigeants de la
gnoles. Luna de Enfrente, son deuxième recueil de vers, République libérale et, par-dessus tout, à la prédo-
suscita des recensions chez ses compagnons les plus minance de l’agriculture intensive d’exportation, fer
prestigieux au sein de l’avant-garde – Bernárdez et de lance d’une nouvelle étape d’intégration de l’éco-
Marechal –, outre l’article signé par le critique nomie argentine dans le capitalisme.
Guillermo de Torre, son futur beau-frère, à nouveau Dans ce climat politique et culturel de résistance
dans la Revista de Occidente. De telles réactions valu- aux transformations en cours sur le plan économique,
rent à Borges un appréciable capital de prestige et une portées par les traits renouvelés du système électoral
position éminemment remarquable, qui lui ouvrirent et par les tracés d’une structure sociale en pleine effer-
des opportunités et lui permirent de prendre des ini- vescence, la nouvelle génération de l’avant-garde lit-
tiatives qui auraient été impensables sans cette caution téraire ne parvint pas à éviter les sentiments ambiva-
des anciens. C’est grâce à eux qu’il put occuper une lents de rancœur qui semblaient dominer certains
position prééminente et forte à la tête de la génération cercles en déclin de l’ancienne élite criolla d’où pro-
argentine d’avant-garde. venaient la plupart de ses membres. Les poèmes et
essais borgésiens des années 1920 se pliaient eux aussi
à cette ligne définie par les défis et questionnements
Fervor de Buenos Aires : l’imaginaire de classe
inspirés par le criollismo 23. Au milieu des rivalités
Du point de vue de ces cercles lettrés, aucun des générationnelles, les menaces contre la pérennité de
écrits, des manifestes ou des prises de position assu- ce legs nationaliste exigeaient une défense soutenue
més par le jeune Borges ne résonnait comme une et acharnée des lignées et des œuvres représentatives
nouveauté. La génération intellectuelle précédente, de la littérature « gauchesque », une révision coura-
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celle du Centenaire, ne cessait de marteler les élé- geuse du passé historique accordée à l’idéologie
ments de doctrine derrière lesquels s’étaient rangés modernisatrice des libéraux et, dans la foulée, la res-
les principaux fronts de bataille idéologiques et cul- tauration symbolique de l’univers social d’un segment
turels. En un moment de crise et d’affaiblissement de classe assiégé, se sentant persécuté par l’émergence
du prestige politique et symbolique de l’Espagne, des immigrés.
après l’humiliation de sa défaite devant les États-Unis, Au contraire de ce que soutient une certaine prose
les intellectuels hispano-américains avaient resserré promouvant l’avant-garde littéraire argentine, le jeune
les rangs autour de la défense de l’hispanisme, en Borges ne fut jamais confiné aux revues d’avant-garde.
proclamant la centralité spirituelle de l’alma mater Dès les premiers temps de son retour à Buenos Aires,
de l’ancienne métropole et en forgeant un lexique il avait été invité à collaborer dans divers espaces contrô-
propre à désigner ces liens préférentiels. En lés par l’establishment littéraire de la ville. La réussite
Argentine, les écrivains les plus anciens avaient réaf- culmina avec la proposition qui lui fut faite de tenir une
firmé la ligne de démarcation entre « nosotros », les chronique mensuelle dans le quotidien La Prensa. Cette
nôtres, les Argentins de pure souche espagnole, des- intense circulation au sein du champ intellectuel et jour-
cendant des anciens colonisateurs, les authentiques nalistique argentin contribua de façon décisive à rehaus-
« criollos », maîtres légitimes du pays, et « ellos », eux, ser l’impact de ses écrits.

22. Sorte de pidgin italo-espagnol variant sites, est devenu au fil du temps synonyme metafísica del arrabal, Madrid, Anaya & 1994) et Rafael Olea Franco (El otro Borges.
selon le dialecte régional de son locuteur d’argot de Buenos Aires. On le retrouve Mario Muchnik, 1992 ; Las actas secretas, El primer Borges, Buenos Aires, Fondo de
(en principe un immigré italien), le cocoliche dans les paroles de bien des tangos [NdT]. Inquisiciones y El idioma de los argentinos, Cultura Económica de Argentina, 1993).
fait son apparition à la fin du XIXe siècle en 23. Au sujet des œuvres du jeune Borges, los otros libros proscritos de Jorge Luis
Argentine. Le lunfardo, aux origines compo- consulter les analyses de Víctor Farías (La Borges, Madrid, Anaya & Mario Muchnik,

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

La lecture attentive des premiers livres de Jorge Luis Fervor de Buenos Aires réunit 45 compositions déjà
Borges, dans les deux genres dans lesquels il exerça ses assez éloignées du credo « ultraïste ». Y dominent le
penchants nationalistes, la poésie et l’essai, permet de ton intimiste, les souvenirs d’enfance, de ses proches,
cerner le réseau de significations dont il nourrit ses de la maison familiale, du quartier où il grandit,
écrits et son militantisme intellectuel à la tête du mou- d’autres parties de la ville, de l’histoire et de la civili-
vement de rénovation littéraire au cours des années sation argentines24. Le sujet essentiel du recueil, qui
1920. Fervor de Buenos Aires et Inquisiciones sont des sous-tend tous les axes thématiques abordés, est l’évo-
livres conçus en parfait accord et concrétisent des cation nostalgique de sa classe d’origine à travers les
efforts complémentaires en vue d’un même projet intel- expériences, souvenirs et valeurs de son cercle de socia-
lectuel et politique, au service de desseins similaires bilité. Un tiers des poèmes parlent du Buenos Aires
destinés à revigorer une identité criolla authentique, qui lui est le plus familier ; Borges préfère admirer les
dans laquelle se reconnaissaient les cercles de l’élite cul- rues tranquilles des quartiers périphériques, de ces
tivée à qui ces œuvres s’adressaient. faubourgs où la campagne résiste encore à l’avancée
Le cœur de l’argumentation nationaliste du jeune de la ville. Cette préférence pour un Buenos Aires des
Borges se manifeste clairement dans sa version révi- grands espaces, des tracés rectilignes, des maisons
sionniste de l’histoire de la patrie, tantôt développée basses, est l’envers du rejet de la zone portuaire, de
dans des vers nativistes, dans des hommages aux héros l’agitation mercantile des affaires, des enseignes lumi-
familiaux, tantôt s’exprimant à travers la réévaluation neuses, des grands immeubles. Le poète débutant a
de figures historiques controversées. regardé Buenos Aires de sa maison d’enfance du quar-
Le jeune Borges ne craignit pas le combat idéologique, tier de Palermo, jalonné de places désertes et de mai-
y compris celui que l’on engage dans l’arène conceptuelle sons basses aux éléments architecturaux propres à la
des classifications. Il redonna vigueur et caractère à la vie criolla : balcons, corniches, patios et citernes inté-
notion archaïque de « criollidad », en lieu et place de celle rieures. Dans ce décor, le quotidien était scandé par
d’« argentinité », et chercha à situer, désigner et valider les pauses qu’imposait le style de vie, par exemple les
les traductions matérielles et symboliques de cette maniè- moments où l’on prenait le maté, les rares références
re d’être parmi la culture populaire, dans la tradition lit- aux immigrés réveillent la déploration d’un monde qui
téraire et chez les auteurs qui lui paraissaient le mieux à se délite. Le jeune Borges adopta une posture lyrique
même d’en incarner et d’en défendre la force. Plutôt que défensive, repoussant les éléments modernes et cos-
l’approche passéiste, Borges s’efforça de trouver d’autres mopolites de Buenos Aires qui se transformait alors
fondements au renouveau des mythes criollos, en les adap- sur un rythme frénétique. Borges est un marcheur aux
tant aux circonstances changeantes des luttes idéologiques aguets tourné vers son propre univers social. Ses déam-
du temps. Aussi, ce qu’il baptisa la « lyrique criolla » bulations négligent les espaces que fréquentent les tra-
semble assez proche des idées défendues par Lugones, vailleurs immigrés ; elles recherchent de façon quasi
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en particulier de sa tendance à expliquer la poésie lyrique obsessionnelle les couchers de soleil fantasmagoriques ;
« gauchesque » par les singularités de la géographie de la ces préférences et idiosyncrasies ont été soulignées par
pampa et un style de vie à nul autre pareil. les premiers critiques et dans les recensions de l’ou-
Au lieu de souligner l’héritage racial et culturel de vrage, avant de fournir plus tard la matière première
la « criollidad », comme le faisaient quelques grands d’analyses centrées sur la dimension idéologique des
noms de la génération précédente (Gálvez, Rojas, œuvres du Borges de cette période.
Lugones), le jeune Borges reformula le dilemme en Les poèmes s’organisent autour de cinq axes thé-
termes d’engagement politique, en commençant par matiques (Buenos Aires, les réminiscences familiales,
renverser audacieusement les termes du vieux débat l’« argentinité », la métaphysique, l’émotion amou-
entre civilisation et barbarie. Il récusa les harangues reuse). Interprétés à travers le filtre très épuré de ses
libérales, notamment l’attitude modernisante prêchée expériences de classe, on peut les lire comme l’ex-
par Sarmiento, et plaida la cause d’une civilisation criol- pression des revendications de ce segment en dérou-
la. Le langage des premiers poèmes embrasse la ligne te de l’élite d’où il provenait et auquel il s’identifiait.
nationaliste formulée dans Inquisiciones, ce qui auto- Il était pénétré de la portée doctrinaire de son prosé-
rise à faire de Borges l’exégète d’un groupe social déter- lytisme littéraire et de la pertinence stratégique de son
miné, ces familles honorables et de « bonne naissan- mandat, pour ainsi dire, de délégation poétique. Si,
ce », les membres du cercle intime de ses fréquentations, comme le suggère Beatriz Sarlo25, l’originalité de la
échantillon représentatif de l’élite culturelle argentine. poésie borgésienne tient à la conjonction de vecteurs

24. Furent laissés de côté une vingtaine de poèmes au propos clairement politique, composés entre 1919 et 1922. Ils faisaient allusion aux horreurs de la Première Guerre mondiale
et aux transformations apportées par la révolution socialiste de 1917 (« Trinchera » [Tranchée], « Rusia » [Russie], « Gesta maximalista » [Geste maximaliste]), et ne correspondaient
plus aux tendances doctrinaires du jeune Borges. 25. Voir Beatriz Sarlo, Borges, un escritor en las orillas, Buenos Aires, Seix Barral, 2003.

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potentiellement contradictoires, l’attitude de restaura- bilité caduque. « Calle desconocida » [Rue inconnue]
tion « criollista » étant modulée par les innovations du s’enfonce dans les rêveries déçues de l’auteur, pour
langage de l’avant-garde, il faut souligner combien ce ainsi dire tenaillé par les difficultés familiales, qui le
message passionné réussit à donner voix aux doléances poussent vers le refuge du travail intellectuel, et les ser-
de sa classe. La reprise des mêmes thèmes, d’abord for- vitudes temporelles où rares sont les issues permettant
mulés dans une langue poétique, puis dans les termes d’échapper aux infortunes sociales27. Dans ces vies
discursifs de ses essais, renforce la forte empreinte du complices, interdépendantes, les jeunes gens sont frap-
vecteur idéologique agissant par-delà chacune des pés de plein fouet par les vicissitudes des adultes.
modalités d’expression. Les évocations familiales structurent un autre
Loin de l’aube industrieuse, l’après-midi constitue ensemble de compositions et éclairent les motivations
le moment idéal pour les promenades du poète ; elle les plus douloureuses du poète. « Sala Vacía » [Salon
met en valeur les couleurs nostalgiques qui nimbent la vide] propose quelques instantanés d’une pièce dévas-
mémoire de classe. Les lieux célébrés dans les élégies tée par le temps, dans laquelle les reliefs de l’illustre
à Buenos Aires forment comme une ceinture autour de passé permettent de recomposer les liens de famille.
Palermo, le quartier mythique de la maison de ses
parents, l’espace de sa socialisation affective, le modè- Los muebles de caoba perpetúan
entre la indecisión del brocado
le dans lequel peuvent se retrouver les composantes
su tertulia de siempre28
magiques de ce cadre de la genèse d’une sensibilité « Sala Vacía »
criolla. « El Jardin Botanico » par exemple, se situe aux
confins de Palermo, tout près de la Calle Serrano ; il Les trois premiers vers imaginent une conversation
délimite le territoire urbain par où transitent « les entre fantômes, dont les interlocuteurs sont les meubles
nôtres », ici évoqués à travers un jeu de sensualités et leurs tissus élimés.
adapté à la position et à l’âge des « vivants » : la sen-
sualité conjugale, teintée d’un inceste réprimé ; la sen- Los daguerreotipos
mienten su falsa cercanía
sualité libidineuse, arrêtée par les interdits. Le cadre de
de vejez enclaustrada en un espejo
« La Plaza San Martin », dédié à Macedonio Fernández, y ante nuestro examen se escurren
« spectateur passionné de Buenos Aires », plonge à nou- como fechas inútiles
veau le poète dans les espaces privilégiés de cette inter- de aniversarios borrosos29.
action entre pairs qu’il fait défiler devant nous au ralen-
ti. De « La Recoleta », le nom du cimetière situé dans La séquence suivante s’arrête sur les portraits enca-
le quartier élégant de la haute bourgeoisie, émane une drés, accrochés au mur, d’êtres ayant vécu leur jeu-
certaine imprégnation de cette criollidad menacée d’ex- nesse en une époque révolue, quand le salon était empli
tinction qui l’incite à établir un parallèle entre la mort de monde.
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des êtres proches et la prise de conscience de sa desti-
Con ademán desdibujado
née26. L’image du cimetière provoque un renversement
su casi-voz angustiosa
des attentes, éveille le souffle étrange d’une résurrec- corre detrás de nuestras almas
tion des espérances terrestres grâce à l’office poétique. con más de medio siglo de atraso
« Vila Urquiza » exalte le quartier de la périphérie, y apenas si estará ahora
le faubourg en passe d’abandonner son ancrage rural. en las mañanas de nuestra infancia30.
« Caminata » approfondit cette errance du barde, en
La scène suivante remémore le bourdonnement de ces
butte désormais aux vestiges tangibles d’un monde
personnages, dans la force de l’âge, quand ils s’occu-
social en décomposition : les effluves parfumés du maté,
paient en jeunes adultes de notre poète enfant.
l’odeur des bois, les jardins recouverts par l’asphalte,
la spéculation immobilière. La chute fait du poète le La actualidad constante
spectateur relais d’un monde fantôme, languissant, en convincente y sanguínea
lambeaux, hanté par les visages se rappelant une socia- aplaude en el trajín de la calle

26. « Lo anterior : escuchado, leído, que aquel lugar era extraño, / que es toda solitaire / que chacun de nos pas immédi- examen s’échappent / comme des dates
meditado / lo realicé en la Recoleta, / junto casa un candelabro / donde arden con tés / foule les Golgothas des autres], (« Calle inutiles / d’anniversaires brumeux. »
al propio lugar donde han de enterrarme » aislada llama las vidas / que todo inmedi- desconocida » [Rue inconnue]). 30. « Avec une expression indécise / leur
[Tout ce qui précède, je l’ai écouté, lu, tato paso nuestro / camina sobre Gólgotas 28. « Les meubles d’acajou perpétuent / faible voix angoissée / court derrière nos
médité / et réalisé à la Recoleta, / tout ajenos » [Intime et profond / était le miracle parmi l’indécision du brocart / leur veillée âmes / avec plus d’un demi-siècle de retard
près de l’endroit même où l’on m’enterrera], de cette claire rue / et seulement plus tard de toujours. » / et c’est à peine si elle est maintenant / dans
(« La Recoleta »). / je compris combien ce lieu était étrange, 29. « Les daguerréotypes / jouent leur les premiers matins de notre enfance. »
27. « Íntimo y entrañable / era el milagro / que toute maison est un candélabre / où mensongère proximité / de vieillesse
de la calle clara / y solo después / entendí les vies des hommes brûlent d’une flamme cloîtrée dans un miroir / et sous notre

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »

su plenitud irrecusable fication des héros patriotes. Ces vers apologétiques ins-
de apoteosis presente crivent le nom de la famille au sein des affrontements
mientras la luz a puñetazos
décisifs de l’histoire nationale, légitiment la vocation
abre un boquete en los cristales
y humilla las seniles butacas nativiste du poète idéologue et se font l’écho des ambi-
y arrincona y ahorca tions sociales du clan Borges.
la voz lacia Les poèmes « El truco » et « Rosas » revisitent la figu-
de los antepasados31 re-clé de l’histoire argentine, le tout-puissant caudillo
Juan Manuel Rosas, que le jeune Borges intronise en
La scène tout entière s’anime soudain, les bruits de la véritable père de la patrie. Le tyran libérateur aurait
rue résonnent à l’intérieur de la pièce abandonnée aux incarné le chef providentiel, le visage vigoureux et exal-
blattes, les reflets dans les cristaux révèlent l’état té de cet « autre pays » que l’on ne sait pas voir de la
pitoyable des fauteuils délabrés. Le poème s’achève sur capitale, l’homme emblématique de l’Argentine pro-
la voix fatiguée des aïeux, accoutumés à l’abondance, fonde, immergée dans la « réalité primordiale de la
dans un salon aux meubles d’acajou, aux lustres de jouissance et de la souffrance charnelles », d’une his-
cristal et aux fauteuils de brocart. C’est le poème-clé toire cyclique, au destin préfiguré.
du livre, dont les vers condensent le substrat historique
d’une faillite collective, pour l’heure recyclée en matiè- En el ámbito desamorado
re littéraire, en objet de mémoire, fait d’effacement de la sala taciturnamente rendida
sensible et d’énergie filtrée à travers un dialecte expres- cuyo reloj austero derrama
un tiempo ya sin aventura ni asombro
sif destiné à être goûté par une minorité d’autres
sobre la lastimosa blancura
Argentins déchus. que amortaja la pasión roja de la caoba,
« Final de año » [Fin d’année] invoque un intense alguien en queja de cariño
moment de sociabilité familiale, au cours duquel se pronunció el nombre familiarmente horrendo35.
commémore le passage du temps en dépit du sentiment
ineffable d’enfermement du poète dans sa condition Le poème « Rosas » commence par l’évocation d’une
sociale32. « Un patio » glorifie l’espace magique de la pièce semblable à celle évoquée dans « Sala Vacía », avec
maison, à la confluence du plus intime et du plus exté- ses meubles en acajou et sa pendule murale, de sorte
rieur – le vestibule, les corniches du toit, le puits, la terre que se trouve justifier l’invocation du « nom familiale-
et le ciel –, synthèse d’un idéal apaisé de vie criolla, ment honoré » en vertu des lointains liens de parenté
exaltant l’univers familial comme le foyer de la vie véri- des Borges avec le Caudillo.
table33. Dans le poème « Cercanías » [Abords], l’évo-
Famosamente infame
cation du patio dilate les sphères de circulation en un
ese nombre fue desolación en las calles,
espace géométrique entre le cadre extérieur des rues idolátrico amor entre el gauchaje
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du faubourg et les alcôves, leur miroir et leurs meubles y horror de puñaladas en la historia36.
d’acajou34. « La vuelta » [Le retour] présente une autre
variante de ce voyage poétique aux contrées de l’en- La tension narrative s’appuie sur une conjonction
fance, aux terres voisines de la maison paternelle, « pro- contradictoire – « familièrement horrible » et « fameu-
vince de mon âme ». sement infâme » –, afin, bien sûr, de faire de ce per-
Les deux compositions intitulées « Inscripción sepul- sonnage hors du commun l’incarnation éclatante, dans
cral », dédiées aux arrière-grands-pères maternel les luttes pour l’affirmation nationale, des attentes anti-
(Isidoro Suárez, 1799 – 1846) et paternel (Francisco libérales de la génération émergente des lettrés. Le jeune
Borges, 1832 – 1874), réinscrivent la lignée familiale Borges absout le despote de ses crimes et de ses excès,
dans la légende d’une élite nativiste à travers la glori- au nom de la nécessité pressante de faire de lui une

31. « L’actualité constante / convaincante durer en nous / immobilement], (« Final de fours / qui percent de leurs lances quatre nom familièrement horrible » (« Rosas »).
et sanguine / applaudit dans l’affairement Año » [« Fin d’année »]). distances infinies / dans des faubourgs La formule de Borges, comme ici le com-
de la rue / sa plénitude irrécusable / d’apo- 33. « Lindo es vivir en la amistad oscura / faits de quiétude et de paix. / Les alcôves mentaire qui suit, jouent sur l’ambivalence
théose présente, / pendant que la lumiè- de un zaguán, de un alero y de un aljibe » profondes / où brûle la tranquille flamme de l’adverbe familiarmente, construit sur
re, à coups de poings, / ouvre une brèche [Douce est la vie en l’amitié obscure d’une de l’acajou / et où le miroir en dépit des l’adjectif (le même en espagnol et en por-
sur les carreaux, / et mortifie les fauteuils voûte, d’un avant-toit et d’une citerne], (« Un flamboiements / est une sérénité dorman- tugais) familiar : à la fois « familier » et « fami-
séniles, / rencogne et suspend / la flasque Patio »). te dans l’ombre], (« Cercanías » [« Abords »]). lial ». Le commentaire double le jeu séman-
voix / des aïeux. » 34. « Las encrucijadas oscuras / que alan- 35. « Dans l’atmosphère sans amour / du tique d’une variation sur horrendo,
32. « es el azoramiento ante el milagro / cean cuatro infinitas distancias / en arra- salon taciturnement épuisé / dont l’austè- « horrible », et honrado, « honoré » [NdT].
de que a despecho de alternativas tan infi- bales hechos de acallamiento y sosiego. / re pendule verse / un temps déjà sans 36. « Fameusement infâme / son nom fut
nitas / pueda persistir algo en nosotros / Las alcobas profundas / donde arde en aventures ni surprise / sur la pitoyable blan- désolation dans les rues, / idolâtrique
inmóvil » [c’est l’effarement devant ce quieta llama la caoba / y el espejo a pesar cheur / qui couvre comme un linceul la pas- amour chez les gauchos / et horreur de
miracle / qu’en dépit d’alternatives telle- de resplandores / es una remansada sere- sion rouge de l’acajou, / quelqu’un sur un coups de poignards dans l’histoire. »
ment infinies / quelque chose puisse per- nidad en la sombra » [Les sombres carre- ton de reproche affectueux / prononça le

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réserve spirituelle et un noyau de résistance contre les à sa fiancée Concepción Guerrero, remémore leurs ren-
velléités des réformes libérales qui s’emploient à chan- contres.
ger les allures du pays. Dans l’essai-clé d’Inquisiciones
« Queja de todo criollo » [Plainte de tout criollo], Siempre la multitud de tu hermosura
en claro esparcimiento sobre mi alma.
Borges explicite sa démarche révisionniste de l’his-
[…]
toire argentine. La défaite infligée à Rosas aurait El corazón refleja
entraîné la destruction du monde criollo, laminé par tus labios que una noche serán besos
la valorisation des terres à laquelle poussa l’agricul- […]
ture d’exportation aux dépens de l’élevage extensif, En ti está la delicia
como está la crueldad en las espadas.
emportant dans la tourmente la figure des gauchos
[…]
qui vivaient protégés par l’économie autarcique. La Sobrevive a la tarde
tragédie criolla aurait été parachevée par l’occupation La blancura gloriosa de tu carne.
productive de la pampa, la dissolution du « gauchis- […]
mo », une dépréciation culturelle dévastatrice des Tú
mœurs et traditions des criollos. que ayer solo eras toda la hermosura
eres también todo el amor, ahora40.
« Música Patria » [Musique de la patrie] redonne
vie à quelques éléments typiques de la criollidad, en
Le poème imprime une certaine véhémence amoureu-
particulier le romancero festif qui s’exprime à travers
se perceptible dans l’oscillation entre le fuyant et le
une cantilène de motifs autochtones, unifiés par la scan-
concret des images de l’aimée : la beauté, la voix, les
sion mélodique soutenue par un lancinant bourdon
lèvres, la chair. Les poèmes « Caña de ámbar » [Roseau
typique du lieu. La résonance de cette musique est d’au-
d’ambre] et « Trofeo » [Trophée] modulent la plainte
tant plus touchante que le poète se confond avec la figu-
suscitée par l’amour brisé, le poète rappelant les pro-
re du promeneur, paralysé d’émotion en reconnaissant
menades du couple amoureux par les rues de la ville.
le chant de la terre, « siente como si le palparan el
« Despedida » [Adieu] contient les vers d’amour sur
corazón con la mano37 ». Ce poème se prête également
lesquels le livre se referme, à travers une allusion sans
à une lecture hispaniciste, en devenant alors une sorte
équivoque au deuxième voyage européen de la famille
d’éloge de la geste espagnole, de l’expulsion des Arabes
qui allait sceller le destin social du jeune Borges, l’obli-
aux conquêtes des Indes, puis à la colonisation de la
geant à rompre ses fiançailles.
pampa : la musique se met dès lors à vibrer au son de
la guitare criolla, sur fond de massacre des Entre mi amor y yo han de levantarse
Amérindiens. « La noche de San Juan » réitère les trescientas noches como trescientas paredes
lamentations sur un monde finissant : les guitares et les y el mar será un milenio entre nosotros41.
feux de joie au bord des chaussées, la ville en convul-
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Les derniers vers prophétisent la résignation du poète
sion dont « les rues […] furent un jour campagne38 ».
devant son infortune affective, nécessaire à son adou-
Dans « Ausencia » [Absence], le chant plaintif et
bement comme légitime porte-parole de la nouvelle
douloureux baigne le paysage, le passage du temps, le
génération littéraire.
langage, autant de signes évocateurs de l’être cher : « Tu
ausencia ciñe el alma / como cuerda que abarca una
garganta39 ». Le poème « Sábados » [Samedis], dédié Traduction du portugais par Michel Riaudel

37. « il sent comme si une main lui touchait pagne], (« La Noche de San Juan » [« La lèvres qui peut-être une nuit seront des bai- 41. « Entre mon amour et moi doivent se
le cœur ». nuit de la Saint-Jean »]). sers / […] / Le délice est en toi / tout dresser / trois cents nuits comme trois
38. « La sombra es apacible como una 39. « Ton absence étreint l’âme / comme comme la cruauté dans les épées. / […] cents murs / et la mer entre nous deux
lejanía : / bien recuerdan las calles / que la corde qui serre une gorge. » / Survit encore au soir / la glorieuse blan- aura mille ans. »
fueran campo un día » [L’ombre est paisible 40. « Sans cesse la multitude de ta beau- cheur de ta chair. / […] / Toi / qui n’étais
comme un lointain : / les rues se souvien- té / clairement répandue sur mon âme. / hier que toute la beauté / tu es aussi
nent bien / qu’elles furent un jour cam- […] / Mon cœur porte le reflet / de tes l’amour, maintenant. »

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Jorge Luis Borges, histoire sociale d’un « écrivain-né »


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PORTRAIT paru dans la revue Caras y Caretas en 1923 à l'occasion de la publication de Fervor de Buenos Aires.

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