Thomas Medvetz
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Depuis les années 2000, la sociologie Le présent article vise à rétablir une à la fois plus exigeante et plus souple
américaine a porté une attention certaine perception des différences que celle de Fligstein et McAdam.
accrue à un ensemble de travaux de entre ces perspectives. Je me propose, D’autre part, ces deux conceptions
la « théorie des champs ». On trouve en particulier, de mettre en lumière du champ entretiennent des rapports
une utilisation précoce du concept plusieurs des caractéristiques distinc- différents avec les cadres théoriques
de champ en sciences sociales dans tives du concept de champ chez dont elles sont issues. Tandis que
les théories socio-psychologiques Bourdieu en présentant son application le champ de l’action stratégique est
de Kurt Lewin1. Le développement par à une étude empirique des think tanks un concept quasi autonome et « prêt
Bourdieu d’une approche théorique de politique publique aux États-Unis, à l’emploi », le concept de champ chez
véritable appropriation du concept de politiques. À des fins de comparai- et de capital mais aussi ceux d’espace
champ tel que l’a développé Bourdieu son, je relierai l’approche de Bourdieu social, de champ du pouvoir, de doxa
correspond essentiellement à l’émer- à la théorie des champs d’action et d’illusio. Cette différence ouvre
gence de la théorie des champs organi- stratégique de Fligstein et McAdam, l’approche de Bourdieu sur un éventail
sationnels de DiMaggio et Powell 2. qui a récemment fait une apparition plus large de phénomènes, et en parti-
Ensemble, ces trois approches consti- remarquée dans le débat académique culier ceux qui engagent les différentes
tuent les grands piliers de la théorie sur les champs. Ma réflexion s’articule formes et mécanismes du pouvoir.
des champs – même si, plus récemment sur deux différences-clés entre ces Pour l’illustrer, j’aurai recours
Fligstein et McAdam 3 ont présenté approches. D’une part, alors que chez à la théorie de Bourdieu pour répondre
une théorie générale des « champs Bourdieu le champ est un concept à trois questions centrales dans l’étude
d’action stratégique ». Aux États-Unis, « ouvert », conçu pour soulever des des think tanks. La première, prélimi-
malgré les différences significatives questions empiriques, le concept naire, est celle de leur conceptualisa-
que présentent les diverses branches de central de Fligstein et McAdam tion, qui se pose notamment compte
la théorie des champs, les chercheurs est principalement pensé comme tenu des controverses et des incerti-
ont généralement plutôt mis l’accent un dispositif opérationnel destiné tudes qui entourent cette catégorie
sur leurs similarités et considéré à fournir un instrument de mesure dans la vie politique. Je suggère une
les concepts centraux comme plus empirique. Je défendrai l’idée que cette double approche : d’un côté, les think
ou moins équivalents4. distinction rend la théorie de Bourdieu tanks sont, de par leurs propriétés
1. Kurt Lewin, “Defining the field at a can Psychological Association, 1999 3. Neil Fligstein et Doug McAdam, A soit considérée comme une approche
given time”, Psychological Review, 50(3), [1949], p. 23-36. Theory of Fields, New York, Oxford Uni- ou une famille d’approches ». Voir John
1943, p. 292-310 ; Kurt Lewin et Martin 2. Paul J. Di Maggio et Walter W. Powell, versity Press, 2012. Levi Martin, “What is field theory?”, Ame-
Gold, “Cassirer’s philosophy of science “The iron cage revisited: institutional iso- 4. Martin, par exemple, s’intéresse aux rican Journal of Sociology, 109(1), 2003,
and the social sciences”, in Martin Gold morphism and collective rationality in orga- points de convergence et constate « un p. 1-49 et spécialement p. 3.
(éd.), The Complete Social Scientist. A nizational fields”, American Sociological noyau suffisamment caractéristique de la
Kurt Lewin Reader, Washington, Ameri- Review, 48(2), avril 1983, p. 147-160. théorie du champ […] pour justifier qu’elle
constitutives, des organisations hybrides la théorie des champs d’action straté- force. Une théorie du champ axée sur
qui se situent au point de rencontre entre gique conçoit les différences de pouvoirs des actions visant un objectif devrait,
les champs politique, bureaucratique, en termes purement quantitatifs, elle par exemple, s’intéresser à la capacité
économique, académique et média- réduirait nécessairement la question du champ à imposer des objectifs. Si ce
tique ; d’un autre côté, dans leurs inter- du pouvoir d’un think tank donné à sa n’est pas le cas, il n’y a pas grand-chose
relations, les think tanks constituent en capacité propre à exercer une influence à gagner à utiliser, a posteriori, le terme
eux-mêmes un espace assimilable à un directe sur les résultats politiques. de « champ » pour désigner un nœud
champ. La seconde question concerne de luttes orientées vers un objectif.
l’explication des origines des think tanks Même en laissant de côté ce point,
aux États-Unis. Entre les années 1890 Évaluation de la théorie deux autres choix conceptuels
et 1960, les précurseurs des think tanks des champs d’action stratégique conduisent à contester l’avis des
sont apparus sous la forme d’une série Fligstein et McAdam qui voient dans auteurs selon lesquels aucune théorie
de partenariats entre élites, ce proces- leur effort de constitution d’une théorie précédente du champ « n’est en mesure
sus traduisant une transformation du un projet « bien plus ambitieux que de prendre en compte des phénomènes
champ du pouvoir étasunien. Mais, il a tous les travaux précédents du même aussi disparates que la solution [qu’ils
fallu toutefois qu’à la suite des boulever- genre », déclarent présenter la théorie proposent] »7. D’une part, les auteurs
sements politiques des années 1960 ces la plus complète du champ en sciences de A Theory of Fields ne fournissent
organisations trouvent leur propre niche sociales5. Quels sont les traits distinc- aucun moyen de comprendre leur
institutionnelle. La troisième question tifs de la théorie des champs d’action concept central sans poser l’hypothèse
est celle de l’identification de la forme de stratégique ? Il convient de noter de la constitution préalable des entités
pouvoir en jeu au sein des think tanks. d’emblée qu’une différence concep- collectives dont dépend le champ 8.
Plus encore que par la capacité des think tuelle élémentaire distingue cette À plusieurs reprises, ils laissent
tanks à façonner la politique publique, théorie des autres théories du champ. entendre que les champs d’action
ce pouvoir est constitué par leur capacité Pour Fligstein et McAdam, un champ stratégique sont formés par des
à influer sur les « valeurs d’échange » est un espace d’effort collaboratif rencontres entre groupes sociaux,
des ressources intervenant dans le jeu et concurrentiel, « un ordre social de organisations, divisions, industries,
politique, telles que l’argent, les liens niveau mésoéconomique », composé États-nations et même organisations
sociaux avec les acteurs d’influence, d’acteurs ayant des objectifs communs. internationales 9 . Cette approche,
le savoir-faire politique, la visibilité Ce n’est pas, cependant, un système expliquent-ils, présente l’avantage
publique et la crédibilité académique. de forces ou de déterminations opérationnel d’« indiquer clairement
En tant qu’outil d’analyse des think indépendantes capables de configurer qui sont les acteurs et quelles sont
tanks, la théorie du champ de Bourdieu l’action. Les auteurs n’ont pas recours les relations » dans l’analyse d’un
gique exclut d’elle-même la prise ment se demander en quoi A Theory importants, parmi lesquels la formation
en considération des think tanks. of Fields constitue effectivement une de groupes et d’autres collectivités ainsi
Pour Fligstein et McAdam, le consen- « théorie des champs ». Martin 6 que la constitution sociale des identités.
sus sur les objectifs et les signifiés anticipe sur cette question dans son D’autre part – et c’est une seconde
est une condition préalable à l’exis- étude des théories qui font du champ limitation de leur théorie – Fligstein et
tence d’un champ et, de ce fait, leur un concept « réductible à l’organisa- McAdam décrètent que « quatre sortes
théorie ne prend pas en considération tion d’efforts tendant vers un objec- d’accords ou “d’institutions” » sont
les situations sociales dans lesquelles tif » plutôt qu’une matrice de forces. nécessaires pour qu’existe un champ
les questions identitaires fondamen- Pour Martin, la notion de champ en d’action stratégique : 1) un accord
tales restent perpétuellement en débat. tant qu’effort tendant vers un objectif sur ce qui est en jeu, 2) un accord
De plus, la théorie des champs d’action ne peut remplacer les autres concep- sur les acteurs concernés et leurs
stratégique ne permet pas de prendre tions du champ, car se pose la question positions respectives, 3) un consen-
en compte le processus de formation de l’objectif vers lequel tendent sus sur les règles régissant le champ,
des think tanks aux États-Unis qui les acteurs. En d’autres termes, il n’est 4) un cadre interprétatif commun
s’est déroulé sur plusieurs décennies pas très logique de définir un champ permettant à ceux qui sont dans le
avant de se cristalliser progressivement en termes d’actions sociales visant des champ de comprendre ce que les autres
en un réseau diffus. En associant leur fins exogènes puisqu’une telle défini- acteurs y font11. Ce choix de défini-
conception du champ aux « entités tion tient pour acquis ce que le concept tion a certes l’avantage de faciliter
collectives » qui le composent, Fligstein central est censé définir. Pour ajouter l’identification des champs mais il en
et McAdam situent la formation un élément à caractère explicatif, rétrécit considérablement la portée.
de nouveaux groupes sociaux à l’exté- le concept doit renvoyer à une structure En elle-même, cette définition exclut
rieur de leur théorie. Enfin, parce que sociale capable d’exercer sa propre de l’analyse les champs dans lesquels
5. N. Fligstein et D. McAdam, op. cit., p. 57. 6. J. L. Martin, art. cit., p. 30. 7. N. Fligstein et D. McAdam, op. cit., p. 23-24. 8. Ibid., p. 174. 9. Ibid., p. 59. 10. Ibid., p. 168.
11. Ibid., p. 216.
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Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien
un accord n’a pas été trouvé sur un hiérarchique ou coopérative. Plus la même si c’est avec difficulté, à ne pas
code de conduite approprié, les enjeux répartition des ressources initiales est tourner complètement en rond : « Plus
ou les bons « cadres interprétatifs ». inégale et plus le champ a des chances un champ d’action stratégique est relié
Définir les champs en termes d’accord d’être hiérarchique »14. Elle est de facto à d’autres champs d’action stratégique,
intersubjectif exclut également de la très circulaire : parce que les ressources plus il a de chances d’être stable »18.
théorie tous les champs dans lesquels sont généralement comprises, tant dans Comme je le montrerai plus bas,
des enjeux symboliques remplacent la vie quotidienne que dans les sciences les think tanks américains semblent
les enjeux matériels car ceux-ci sociales, comme des actifs suscep- observer une dynamique absolument
impliquent un contexte d’efforts de tibles de servir de moyens de pouvoir, contraire. Les think tanks occupent
classification intrinsèques à l’activité il s’ensuit par définition que la réparti- en effet un espace d’action dans lequel
définie par le champ12. Ce point est tion des ressources aura « un effet déter- les principes de base tels que la valori-
d’ailleurs confirmé par les exemples minant » sur l’organisation hiérarchique sation, les règles de conduite légitime,
empiriques présentés dans l’ouvrage. de ceux qui en disposent (c’est-à-dire voire les questions fondamentales
Bien qu’affirmant vouloir encourager leur positionnement relatif par rapport d’identité (cette organisation-ci ou cette
« la synthèse et une plus large théori- aux marques de pouvoir et de statut)15. organisation-là compte-t-elle parmi
sation intégrative » et élaborer une L’interprétation non-tautologique la les think tanks ?) font l’objet de discus-
« perspective exhaustive et véritable- plus claire de cette assertion – à savoir sions sans fin. Selon toute définition
ment disciplinaire, voire interdiscipli- que les champs construits de manière cohérente, l’« instabilité » est la norme
naire », A Theory of Fields ne mentionne hiérarchique le restent dans le temps – plutôt que l’exception dans l’espace des
aucun champ d’ordre religieux, scienti- est manifestement floue. D’autres think tanks. Par ailleurs, l’instabilité
fique, artistique ou littéraire, ni aucun affirmations de la liste sont tout aussi en question n’est pas attribuable à un
autre champ explicitement culturel. difficiles à manier. « Proposition 2 : manque de liens avec les autres champs
L’adoption d’une vision des champs Les champs d’action stratégique sont mais plutôt à des liens extensifs avec
aussi étroitement bornée a pour princi- stables lorsqu’ils disposent de structures eux. Certes, il ne s’agit pas de suggé-
pale conséquence la non-prise en de rôles et de règles d’action fondées rer que l’assertion inverse soit toujours
compte de phénomènes sociaux moins soit sur des structures hiérarchiques vraie et que plus un champ est relié
facilement détectables, notamment personnes en place/challengers soit sur à d’autres champs moins il est stable,
les formes souterraines ou euphémi- des coalitions politiques. » Ici, cause et mais plutôt de défendre l’idée que ces
sées du pouvoir. Plus globalement, il effet se confondent : un champ devient deux affirmations tendent à renforcer un
semble difficile de prétendre que la stable par la mise en place de « struc- choix théorique erroné entre immobi-
théorie fonctionne comme un véritable tures de rôles et de règles d’action » lisme et dynamisme, ce qui devrait
appareil productif, au vu de ses restric- mais comment évaluer la présence de rappeler combien il est nécessaire
fiées de « positivistes » sur l’émergence évidence ou leur banalité manifeste, aux États-Unis. Celle-ci fournit un
et le fonctionnement des champs et par exemple : « Les acteurs expérimen- ensemble d’outils, à la fois puissants et
qui constitue le volet générateur de la tés d’un groupe dominant défendent souples, pour aborder le problème de la
théorie13. Il s’agit, après tout, d’un appel généralement le statu quo, y compris construction empirique des think tanks,
à la poursuite des recherches par la mise en période de crise, c’est-à-dire qu’ils étudier leur apparition et identifier la
à l’essai de leurs propositions et d’une procéderont à des ajustements insti- forme subtile de pouvoir qu’ils exercent.
invitation à étendre la théorie. Pourtant, tutionnels partiels tout en cherchant
la plupart des propositions de leur liste à renforcer les caractéristiques-clés de
Esquisse d’une conception
relèvent du raisonnement tautologique l’arrangement en vigueur. » Autrement
historiciste du think tank
et de la circonlocution. Considérons par dit, même en période d’instabilité, les
exemple la première de ces propositions : gens qui ont la possibilité de protéger Le premier problème qui se pose à tout
« L’allocation initiale des ressources a un leur autorité et leurs privilèges tendent intellectuel qui cherche à comprendre les
effet déterminant sur l’organisation du à le faire 17. Il y a, néanmoins, dans think tanks est celui de la construction
champ d’action stratégique sous forme cette liste une assertion qui parvient, de l’objet empirique 19. En d’autres
12. Idem. cédente de l’assertion n’évoque la taille relative 17. De même, la proposition 6 : « Les États 19. Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude
13. N. Fligstein et D. McAdam, op. cit., ou absolue des groupes, William H. Sewell, seront le centre d’une action importante Chamboredon et Jean-Claude Passeron,
p. 185. “A theory of structure: duality, agency, and pendant les épisodes de contestation, à la Le Métier de sociologue. Préalables épisté-
14. Ibid., p. 189. transformation”, in Logics of History: Social fois en tant que causes des crises et en tant mologiques, Paris-La Haye, Mouton, 1968
15. Voir Sewell, par exemple, qui définit les Theory and Social Transformation, Chicago, que lieux de contestation pour la résolution du et Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant,
ressources comme des « moyens de pouvoir ». University of Chicago Press, 2005 [1992], conflit. Les crises sociétales générales sont Réponses pour une anthropologie réflexive,
La proposition 1 se termine par une curieuse p. 124-174 et spécialement p. 133. rares mais quand elles surviennent, elles ont Paris, Seuil, 1992, p. 196 ; Bourdieu décrit
incohérence : « Inversement, l’existence d’un 16. La partie finale de l’assertion (qui indique la capacité de déstabiliser les champs d’une la tâche de construction de l’objet empirique
ensemble de groupes de taille sensiblement que la stabilité est possible en présence ou bonne partie de la société », N. Fligstein et comme l’opération de recherche à la fois la
équivalente encourage la formation d’une en l’absence de hiérarchie) a pour seul effet D. McAdam, op. cit., p. 189. plus cruciale et la plus totalement ignorée.
coalition », alors que rien dans la partie pré- d’en accroître le caractère évasif. 18. Ibid. p. 189.
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Thomas Medvetz
termes, qu’entendons-nous par think les champs académique, politique, de la « recherche politique » (terme
tank ? Les organisations qui acquièrent économique et médiatique. Dans le favori de cette sphère) les think tanks
cette étiquette dans la vie sociale même temps, les think tanks doivent sont confrontés à des nécessités
partagent-elles des caractéristiques éviter de donner l’impression qu’ils sont et contraintes communes qui leur
essentielles qui les distinguent d’autres dépendants de l’un ou l’autre de leurs confèrent une propension à « devenir
sortes d’organisations ? Si la réponse est champs « parents ». Pour résoudre ce hybrides ». Conceptualiser les think
non, quels sont les phénomènes qu’une dilemme, ils réalisent un numéro d’équi- tanks sous forme de champ nous permet
recherche en sciences sociales sur libre complexe qui consiste notamment également de tenter de comprendre
les think tanks se doit de considérer ? à utiliser leur association avec l’un des l’illusio spécifique de la recherche
D’emblée, je me démarquerai champs pour démontrer leur sépara- politique, ou le type d’intérêt, unique
des utilisations habituelles du terme, tion supposée d’avec tous les autres. dans l’histoire, qui rend l’appartenance
et même de toute conception du think Les think tanks se défendent, par à un think tank impérative pour certains
tank se définissant par la recherche exemple, de la critique de n’être que agents sociaux.
d’un « type » organisationnel distinc- des « cabinets de lobbying déguisés » en À quoi sert le concept de champ
tif. La signification dominante du s’alignant passagèrement sur le monde dans ce contexte ? Tout d’abord,
terme s’appuie sur l’hypothèse erronée universitaire et en s’arrogeant une dose il oriente l’étude en transformant
que le think tank est une entité d’autorité académique. Un think tank l’interrogation de départ (qu’est-
« indépendante », séparée des insti- doit, par ailleurs, éviter l’accusation ce qu’un think tank ?), la faisant
tutions administratives, académiques, de n’être qu’une institution « tour évoluer d’une question théorique vers
médiatiques et de marché. C’est une d’ivoire », déconnectée des batailles un ensemble de questions empiriques.
hypothèse trompeuse, parce que les politiques du quotidien. La meilleure La première tâche de l’analyse est alors
think tanks sont inévitablement dépen- stratégie en la matière consiste à culti- de comprendre comment s’est formée la
dants desdites institutions en termes ver des liens sociaux avec des politiques, catégorie du think tank et comment elle
de ressources, de personnel et de des responsables de partis et des a acquis une telle résonance dans la vie
légitimité. Ainsi, la plupart des think bureaucrates. Cette stratégie comprend sociale. Pourquoi fait-il sens d’utiliser
tanks dépendent de fondations, d’orga- cependant un risque intrinsèque car le le concept de think tank ? Comment ce
nismes gouvernementaux, de réseaux think tank peut alors avoir l’air d’être curieux concept politique est-il devenu
d’action et d’entreprises qui leur font subordonné à des partis ou des factions signifiant, voire important, en tant que
des donations et leur commandent politiques. L’indépendance financière « principe de vision » du monde social ?
des études. Ces mêmes think tanks peut atténuer ce problème – mais, Une fois la création discursive des think
cherchant la reconnaissance des journa- pour un think tank, le meilleur moyen tanks historicisée, nous pouvons exami-
listes et des responsables politiques, de lever des fonds consiste à adapter son ner la formation du microcosme social
essentielle à l’aboutissement de leurs travail aux intérêts de ses bailleurs de dans lequel ils s’insèrent. Même encore
pour les membres de leur personnel, leur dépendance vis-à-vis des journa- ils venus à établir des liens dans leur
lesquels doivent disposer de compé- listes et des institutions médiatiques. fonctionnement, et dans quelle mesure
tences approfondies dans ces sphères. Il s’ensuit un jeu sans fin de séparation/ forment-ils un univers social cohésif
Enfin, la plupart d’entre eux dépendent attachement aux champs de production doté de ses propres structures internes
d’organes externes – cabinets de académique, politique, économique et principes de régulation ? Quels
relations publics, bureaux d’assistance et médiatique. objectifs, quelles formes de profit ont-ils
parlementaire et universités – dont ils On arrive donc à la conclusion en commun, et quelles sont les
imitent les produits et les pratiques. qu’il vaut mieux étudier les think ressources qui interviennent efficacement
Typiquement, le rapport d’un think tanks non comme des organisations dans leur concurrence ?
tank devra, par exemple, intégrer d’un type entièrement nouveau ou On peut s’interroger sur ce que perd
les caractéristiques de la note de l’assis- discret mais comme des formations l’analyse qui n’étudie pas les think tanks
tant parlementaire, de la contribution de constitution hybride qui sont en prise en ces termes. La littérature académique
universitaire et de l’article de presse. avec de multiples champs. Soulignons existante résout généralement le fameux
Pour reprendre le vocabulaire de néanmoins qu’au fur et à mesure qu’ils « dilemme de la définition » en formu-
la théorie des champs chez Bourdieu, se rapprochaient les uns des autres, lant des définitions opérationnelles des
les think tanks doivent rassembler des les think tanks ont aussi développé en think tanks fondées sur un postulat
mélanges complexes de ressources, eux-mêmes certaines propriétés relevant d’indépendance20. Une définition de
ou formes de capital, prélevés dans du champ. Dans la pratique quotidienne ce type ne peut cependant que biaiser
20. Pour des exemples de définitions tanks and the intersection of ideology, lution? The Thatcher-Reagan Decade in p. 4. L’expression « dilemme de la défini-
qui s’appuient sur ce postulat, voir Diane advocacy, and influence”, NIRA Review, Perspective, Manchester, Manchester tion » est empruntée à Stone et Denham,
Stone, “Think tanks”, in Neil J. Smelser 8(1), 2001, p. 54-59 et spécialement University Press, 1994, p. 215-237 et voir Diane Stone et Andrew Denham (éds),
et Paul B. Baltes (éds), International p. 55 ; Tim Hames et Richard Feasey, spécialement p. 216 ; James G. McGann et Think Tank Traditions: Policy Research
Encyclopedia of the Social & Behavio- “Anglo-American think tanks under Rea- Kent R. Weaver (éds), Think Tanks and Civil and the Politics of Ideas, Manchester,
ral Sciences, Oxford, Pergamon, 2001, gan and Thatcher”, in Andrew Adonis et Societies. Catalysts for Ideas and Action, Manchester University Press, 2004, p. 2.
p. 15668-15671 ; Andrew Rich, “US think Tim Hames (éds), A Conservative Revo- New Brunswick, Transaction Publishers,
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Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien
LORE VEL ET ADIT iriuscilisci tat. Ut ad ex erostrud tem velismolore dit atisit adit augiamet ullandreet
eugait adiat. Ut ulla faci et, qui tatio odit aliquiscil esse tate essent prate commolore con voloborper sim
quam nullan veriure facidunt ad ming essi.
La Tour Hoover, l’un des trois immeubles à abriter les activités de la Hoover Institution, sur le campus
de Stanford.
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Thomas Medvetz
l’étude des think tanks, et ce de trois les années 1970, l’idée ne s’était pas caractéristique des prédécesseurs
façons. Tout d’abord, elle tend à privi- encore répandue que les organisations des think tanks. Établis par des élites,
légier une configuration avantageuse que nous nommons aujourd’hui think souvent à des fins politiques précises,
dans laquelle l’institutionnalisation tanks devaient être classifiées comme ceux-ci ont rarement manqué de soute-
des think tanks est plus avancée et qui un « type » discret. Ainsi, jusqu’au nir les préférences politiques de leurs
les fait davantage apparaître comme milieu du X Xe siècle, les journalistes fondateurs. Toutefois, si les princi-
une espèce naturelle. Elle favorise se référaient à ces organisations au cas paux agents de ce processus étaient
en particulier une perspective anglo- par cas, souvent en mettant l’accent sur des élites, il ne s’ensuit pas néces-
américaine, puisque c’est surtout dans le caractère « singulier » de chacune21. sairement qu’ils appartenaient à une
cette partie du monde que les think Ma méthode pour aborder ce « classe dirigeante » monolithique.
tanks ont réussi à s’imposer comme problème consiste à ne pas considérer D’où le deuxième avantage du concept
des institutions incontournables de la la catégorie des think tanks simplement de champ du pouvoir, puisqu’il impose
vie politique. Ensuite, ce mode standard comme un fait mais comme le résultat de rechercher aussi bien les relations
de définition du think tank est anhis- d’un processus spécifique qui mérite de pouvoir « horizontales » que « verti-
torique. Il tend notamment à masquer sa propre explication. L’apparition cales » qui ont présidé à l’émergence
le processus qui a permis à un éventail des think tanks est donc un processus des précurseurs des think tanks.
d’organisations ayant de vagues points en deux parties qui comprend dans En effet, leur création n’a pas unique-
communs de s’interconnecter pour un premier temps, entre les années ment été marquée par les affinités
former un réseau semi-distinct. Enfin, 1890 et 1960, la création de dizaines et collaborations entre élites, elle l’a
les définitions relevant du sens commun de groupes de recherche et de réflexion aussi été par des rivalités et des luttes
orientent subtilement le chercheur d’affiliations diverses, issues de la internes. Enfin, le troisième avantage
sur la mission du think tank, son objec- société civile et, dans un second temps, du recours à ce concept concerne
tif premier, avant même celui d’exer- la formation d’un réseau organisation- les interprétations nuancées qu’il
cer une influence politique, étant de nel semi-distinct, après les années suggère pour la compréhension des
se différencier de ses voisins au sein 1960, quand nombre de ces organisa- enjeux de ce processus. La question
de la structure sociale. Les chercheurs tions ont commencé à se rapprocher de la création des prédécesseurs des
qui confèrent une « indépendance » les unes des autres dans leurs opinions think tanks ne porte pas uniquement
automatique aux think tanks, et leurs pratiques. Parmi les outils sur l’accumulation du pouvoir – comme
s’empêtrent ainsi dans des débats conceptuels du système de Bourdieu, l’impliquerait une vision axée sur
symboliques sur les contours de l’objet l’idée de champ du pouvoir est parti- la « classe dirigeante » – mais aussi
étudié. Une conception plus scientifique culièrement utile pour décrire la phase sur les valeurs relatives des différentes
devra donc inclure un sens plus aigu initiale de ce processus. Ce concept formes de cette création.
le champ du pouvoir étasunien des élites repose sur le postulat central années 1890, de nombreux hommes
Le premier obstacle à l’analyse de que les think tanks trouvent leur origine d’affaires et réformateurs sociaux
l’émergence des think tanks est l’incer- dans un projet de la classe dirigeante se sont associés à des chercheurs en
titude qui entoure leur développement orienté sur la protection du capitalisme sciences sociales novices pour mettre en
dans le temps. Il s’agit de s’interroger, et la défense des intérêts des élites. place des civic federations (fédérations
plus fondamentalement, sur les critères De ce point de vue, on peut comprendre citoyennes) dans les grandes villes23.
effectifs d’identification du moment les think tanks comme un mécanisme L’initiative découlait de la conviction
où il est possible de dire que les think intellectuel des élites industrielles, largement partagée que le gouverne-
tanks sont apparus. Il est tentant de financières et politiques. ment était incapable de résoudre les
situer leur naissance au cours des vingt Situer analytiquement l’émer- problèmes de la société industrielle
premières années du XXe siècle, époque gence des think tanks dans le champ (pauvreté urbaine et assimilation des
de la formation des plus anciennes des du pouvoir étasunien présente trois immigrés, notamment). À la suite
organisations qui arborent maintenant grands avantages. D’abord, comme des fédérations citoyennes, dans les
cette étiquette. La Brookings Institution, la perspective inspirée de la théorie années 1900 et 1910, les bureaux
par exemple, revendique une fonda- des élites, cette approche pose claire- de recherche municipaux se sont
tion en 1916. Cette approche présente ment la primauté des relations de multipliés, introduisant de nouvelles
néanmoins l’inconvénient de partir classe comme base de compréhension techniques administratives. Ces bureaux,
du principe que les organisations en du processus. Or, toute théorie qui dont le personnel se composait de
question ont toujours été « destinées » néglige l’importance des relations spécialistes émergents de la comptabilité,
à deven i r membre d’une même de pouvoir est dans l’incapacité visaient à réformer les impôts locaux et
espèce organisationnelle. Jusque dans d’expliquer la composition de classe les structures administratives. Entre
21. Voir Thomas Medvetz, Think Tanks in America, Chicago, University of Chicago Press, 2012, p. 47-54, pour un développement de ce point. 22. Thomas Medvetz,
« Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p. 82-93.
23. Walter I. Trattner, From Poor Law to Welfare State. A History of Social Welfare in America, 6e éd., New York, Simon and Schuster, 2007.
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Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien
les deux guerres, avec l’implication et des conf lits structurés ont pu principalement favorisée aux États-
croissante du gouvernement des apparaître au sein des organisations sur Unis par la convergence structurelle de
États-Unis dans les affaires militaires des questions de finalité et de stratégie. deux ensembles d’experts : d’une part
et diplomatiques du monde, des De manière générale, les promoteurs les technocrates de la politique qui,
groupes d’analyse politique ont vu le capitalistes de ces groupes y voyaient issus des précurseurs des think tanks,
jour à l’étranger. Ils ont joué un rôle des outils de promotion de l’ordre s’étaient imposés dans la première
essentiel dans le développement d’un industriel, favorisant les compro- moitié du X X e siècle sur le terrain
réseau de spécialistes des affaires mis de classes et résistant à l’expan- du conseil politique ; d’autre part,
étrangères. À partir des années 1920, sion politique du New Deal, quand, les « militants-experts » qui avaient
une multitude d’organisations ont les experts et les spécialistes membres du émergé dans les années 1960 et,
cherché à appliquer les techniques personnel de ces mêmes organisations remettaient en cause l’autorité profes-
macroéconomiques à l’élaboration les considéraient plutôt, quant à eux, sionnelle des technocrates. Ces deux
d’instruments de gestion de l’écono- comme des instruments d’une profes- groupes se sont opposés, avant d’être
mie nationale. Certaines croyaient sionnalisation ou un moyen de démon- entraînés dans une sorte de collabora-
à l’ère progressiste dans la recherche trer la valeur sociale de leur savoir. tion tacite puis, de se rapprocher dans
et la planification techniques qui Enfin, si ce sont des élites qui les années 1970 et 1980 pour donner
devaient sauver le capitalisme tandis ont mis en place ces organisations, naissance à cette nouvelle catégorie
que d’autres s’inscrivaient dans un elles l’ont fait dans un contexte de d’organisation qu’est le think tank.
réseau libertaire défendant la « main lutte avec d’autres élites. La création Le terme de militant-expert désigne
invisible » du marché. Finalement, de ces groupes a augmenté le pouvoir un sous-groupe de militants politiques
alors que la Seconde Guerre mondiale politique de certaines élites tout en qui avaient perdu leurs illusions dans
touchait à sa fin, diverses personna- limitant celui de certaines autres. les experts professionnels et perce-
lités (militaires, ingénieurs, hommes Ainsi, malgré les progrès significa- vaient comme un danger des techno-
d’affaires du domaine de la défense) tifs des sciences humaines et sociales crates n’ayant aucun compte à rendre
ont créé de nouvelles organisations pendant cette période, la création des à la société. Les militants qui venaient
de recherche et de planification précurseurs des think tanks a contri- de la gauche s’en prenaient d’abord à
tactique. Bénéficiaires des dépenses bué à la marginalisation politique la figure du planificateur militaire de la
militaires fédérales, celles-ci sont de l ’i nt e l l ige nt si a é t a su n i e n n e guerre froide, quand ceux qui venaient
devenues les symboles manifestes de naissante. De ce fait, les intellectuels de la droite avaient surtout pour adver-
la planification nucléaire de la période ont eu peu de relations avec les cercles saire le planificateur bureaucratique
de la guerre froide24. politiques. Les plus ardents défenseurs de l’État-providence du New Deal.
Parce que ces organisations avaient de la dérèglementation des marchés Ces militants des années 1960 qui
par trop simpliste. D’abord, elle néglige source de connaissances à leur dispo-
nécessaire. D’ailleurs, le développe-
que, pour leurs fondateurs, l’attrac- sition, ils peinaient à s’imposer dans
ment des think tanks a par la suite été
tion principale de ces organisations les débats politiques et ne pouvaient
mené par des élites économiques qui
tenait à leur fonction de constitution pas davantage prétendre aux récom-
cherchaient, en créant de nouveaux
d’un groupe. Loin d’exprimer simple- penses symboliques ou effectives
instituts politiques, à renforcer leur
ment les intérêts d’un groupe préconsti- accordées aux experts. Leur savoir
contrôle sur le processus décisionnaire
tué, elles ont créé des coalitions risquait à tout moment d’être ignoré
dans l’économie des États-Unis.
spécifiques rassemblant un segment ou récupéré par d’autres experts,
politiquement modéré de l’élite : technocrates compris. Dans les années
elles étaient généralement composées La naissance d’un champ 1960 et 1970, ils ont donc été tentés
de capitalistes, de juristes, d’experts en faiblement institutionnalisé, par une stratégie de fermeture consis-
herbe (comptables, ingénieurs, etc.), des années 1970 à nos jours tant à « certifier » leurs connaissances
d’hommes d’État en devenir et d’une et à se poser comme des experts d’une
fraction technocratique de l’intelli- Dans les années 1960, un appareil autre espèce. La création de centaines
gentsia, qui étaient unis dans leur rejet segmenté prônant la « raison techno de nouveaux instituts politiques
d’une vision du capitalisme reposant scientifique » s’était implanté aux a eu cette fonction d’auto-certification.
uniquement sur le principe du « laissez- États-Unis et, comblait le vide laissé L’Institute for Policy Studies est
faire » et dans leur foi dans la science par l’absence de technocratie gouver- un bon exemple de ce type d’organisa-
et la technique considérées comme nementale officielle. Mais ce n’est que tion de militants-experts. Créé en 1963
des vecteurs de progrès. dans les années 1970 et 1980 que s’est par deux anciens assistants parlemen-
Ensuite, les membres de cette développé un espace des think tanks taires, apparemment déçus par les
coalition étaient motivés par des buts unis par des liens distendus. La forma- abus endémiques du pouvoir bureau-
et des intérêts quelque peu différents tion de ce sous-espace hybride a été cratique, il s’est fait le porte-parole
24. Sonja M. Amadae, Rationalizing Capitalist Democracy: The Cold War Origins of Rational Choice Liberalism, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
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Thomas Medvetz
Dans le hall de la Hoover Institution, cette photo présente les « ennemis » que combat ce think tank.
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Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien
Council on Foreign Relations (CFR) – quaient de la production universitaire, la « fibre médiatique ». Mais, tout
ont été de plus en plus critiqués pour plus rigoureuse, plus technique et moins signe de dépendance trop visible
leur fermeture. Ces organisations qui facilement utilisable par les journa- à l’égard de financeurs ou de groupes
cherchaient à agir en coulisses, ont listes et les responsables politiques. d’intérêt politiques menace de miner la
réagi en rendant leurs savoirs plus L’intensification des liens officiels prétention du think tank à l’autonomie.
accessibles aux médias et au public et informels entre les organisations Aussi, l’organisation est-elle tentée
en général. Brookings, par exemple, des technocrates et celles des militants- de s’aligner, même de façon partielle
a rationnalisé ses efforts de commu- experts ont encore brouillé les diffé- et momentanée, sur la sphère univer-
nication vers le milieu des années rences qui subsistaient entre elles. sitaire, par exemple en recrutant des
1970 en embauchant des spécialistes Aux États-Unis, le terme de think membres diplômés (même si elle doit
des relations publiques, en organisant tank est entré dans le lexique politique veiller à ne pas concentrer un capital
des séances d’information à l’inten- tandis que se formait parallèlement académ ique trop i mportant qui
tion des médias de Washington un nouveau sous-espace de production pourrait déséquilibrer ses ressources).
et en créant des périodiques publiant de savoir. De cette manière, les think tanks
des articles, commentaires et bonnes ne cherchent pas seulement à se
feuilles pour le grand public. De même, démarquer des institutions établies,
Les règles
le Council on Foreign Relations s’est mais aussi à se distinguer les uns des
de la « recherche politique »
efforcé de couvrir davantage des autres dans une stratégie concurren-
questions « brûlantes », en réunissant Quelles régularités objectives ordonnent tielle. Chaque organisation tend à se
des opinions diverses à leurs sujets, l’espace des think tanks ? Quels sont caractériser par la somme des relations
a lancé en 1988 un programme les principaux schémas de lutte et de qu’elle entretient avec les différents
25. Marcus Raskin, Memorandum to “Fellows, students, staff”, Institute for Policy Studies archival manuscript collection, Wisconsin Historical Society, Box 3, “Marcus G.
Raskin, 68-69” folder, 17 octobre 1968. 26. Kim Phillips-Fein, Invisible Hands. The Making of the Conservative Movement from the New Deal to Reagan, New York,
W. W. Norton & Company, 2009. 27. Council on Foreign Relations, Annual Report, New York, 1988, p. 10. 28. Ibid., p. 12-13.
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Thomas Medvetz
champs. Certains think tanks sont, que la structure du champ fonctionne les formes de capital académique
par exemple, réputés pour leurs liens au travers plutôt qu’à l’encontre qui, chez les universitaires, n’ont
étroits et évidents avec des institu- de la volonté de l’expert politique. qu’une importance protocolaire
tions académiques. D’autres, qui sont De ce point de vue, les experts sont celles qui tendent à avoir le plus
partiellement intégrés à des champs politiques ne sont ni des agents entière- de poids dans la sphère des think tanks.
bureaucratiques et politiques, tirent ment libres ni des dupes serviles ; leur Des termes issus du monde acadé-
principalement leur identité de leur travail est assorti d’un certain nombre mique (scholar, fellow, etc.) sont utili-
affiliation à des organismes gouver- de nécessités et contraintes objec- sés dans ces organisations mais ils n’ont
nementaux, des partis politiques, des tives mais aussi renforcé par sa propre aucun lien avec la valeur universitaire
coalitions législatives ou des réseaux éthique positive. des personnes ainsi désignées.
militants. D’autres encore empiètent Cette tendance à utiliser d’une
sur le champ économique en entre- manière en quelque sorte rituelle les
tenant des relations d’échange avec Le pouvoir de l’« indistinction » compétences académiques se comprend
des groupes industriels ou des syndi- Pour comprendre la forme de pouvoir compte tenu des pressions que subissent
cats. Enfin, un petit nombre de think en jeu dans l’espace des think tanks, les think tanks. Le capital acadé-
tanks sont connus pour cultiver il est utile de se rappeler qu’en intro- mique a une double finalité pour eux.
des liens avec les champs média- duisant le concept de champ dans ses Dans certains cas, il permet de réaliser
tique et journalistique et recruter premiers écrits sur l’art, la religion, une sorte de rituel d’auto-purification :
d’ex-journalistes ou des journalistes la littérature et les sciences29, Bourdieu salis par leur association avec
à temps partiel en tant qu’experts cherchait à dépasser la fausse alterna- la politique de parti, le lobbying, les
politiques. Des oppositions similaires tive entre les lectures internes qui font échanges commerciaux et la recherche
se retrouvent au sein de la popula- abstraction des conditions sociales de de couverture médiatique, les think
tion des experts politiques affiliés la production des œuvres culturelles, tanks procèdent à une « auto-consécra-
à chaque think tank. Alors que certains et les lectures externes qui font de tion » par l’établissement de relations
de ces experts tirent leur autorité ces dernières l’expression directe de temporaires avec la sphère quasi-
de leurs compétences techniques ou de forces macro-structurelles telles que sacrée de la production intellectuelle
leurs palmarès universitaire, d’autres celles qui trouvent leur origine dans et la figure d’autorité sacerdotale de
s’appuient sur leur habileté à lever des l’économie ou l’État 30. L’espace des l’intellectuel. Mais, comme le capital
fonds, leur fibre médiatique ou leur think tanks réfracte les forces externes académique menace de marginaliser
connaissance des processus politiques qui s’exercent sur lui, par exemple les think tanks dans l’accès aux
et administratifs pour démontrer la force du capital académique. ressources économiques, à l’influence
leur valeur ajoutée. Si les indicateurs de réussite univer- politique et à la visibilité publique,
des think tanks : ceux qui réussissent A insi les marques de reconnais- d’ivoire ». Les think tanks tendent ainsi
le mieux sont ceux qui réunissent des sance académique qui confèrent à valoriser les formes de capital acadé-
ressources « plurielles » : en formulant la plus grande légitimité dans l’espace mique les plus facilement « jetables »
des arguments irréfutables confortés des think tanks sont généralement ou les moins substantielles et à renoncer
par la raison et les faits, en faisant celles qui ont le moins de valeur à tout ce qui les associerait excessivement
une « lecture » stratégique du champ dans la sphère universitaire et vice au champ intellectuel.
politique, en attirant les bailleurs de versa. A insi, la publication dans Cette dynamique de va-et-vient
fonds et en « vendant » leurs marchan- une revue scientifique, destinée aux permet de mieux appréhender les effets
dises efficacement, en obtenant une seuls pairs, qui constitue l’ultime macro-structurels des think tanks. Leur
couverture médiatique. En déployant garantie de qualité pour les universi- force ne réside pas dans leur capacité
un éventail de compétences apparem- taires, n’a qu’un effet mineur – voire à investir un champ spécifique mais
ment contradictoires, les experts nul – dans le monde des think tanks. dans leur aptitude à recouper des
politiques parviennent ainsi à trans- Peu d’experts politiques déclarent lire champs multiples et à exercer des effets
cender un « type » singulier. De même les grandes revues de leurs champs, dans chacun d’entre eux. Parce qu’ils
que la notion de champ, celle d’habitus et ils sont moins nombreux encore permettent aux entreprises et aux
suggère que les fonctions de recherche à consacrer du temps et de l’énergie individus fortunés d’intervenir dans
politique sont d’autant plus stables à y publier. Dans le même temps, les affaires politiques, les think tanks
29. Voir par exemple Pierre Bourdieu, New York, Columbia University Press, the economic world reversed”, Poetics, and Historical Analysis, Durham, Duke
“The genesis of the concepts of habitus 1993, p. 176-191 et spécialement p. 177- 12, 1983, p. 311-356 ; Pierre Bourdieu, University Press, 2013, p. 187, qui met
and field”, Sociocriticism, 2(2), décembre 178 ; voir aussi Pierre Bourdieu, “The Les Règles de l’art. Genèse et structure du en avant que pour dépasser cette fausse
1985, p. 11-24. specificity of the scientific field and the champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Pour alternative, il ne suffit pas de « fusionner »
30. Pierre Bourdieu, “Principles for a social conditions of the progress of rea- une étude éclairante des « deux sociolo- les approches internaliste et externaliste ;
sociology of cultural works”, in Randal son”, Social Science Information, 14(6), gies du savoir » de Bourdieu, voir Charles il faut plutôt montrer comment le champ
Johnson (éd.), The Field of Cultural Pro- décembre 1975, p. 19-47 ; Pierre Bour- Camic, “Bourdieu’s two sociologies of en question réfracte les forces externes
duction. Essays on Art and Literature, dieu, “The field of cultural production, or: knowledge”, in Philip Gorski (éd.), Bourdieu selon sa propre logique interne.
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Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien
ont, par exemple, élargi les répertoires politique. Certains choisissent d’orienter et oriente les « choi x pratiques
stratégiques des élites économiques leur travail sur les questions et les de la recherche »32, il est un instrument
des États-Unis. Fournisseurs de faits catégories de la « recherche politique » moins théorique qu’anti-théorétique.
et chiffres, d’avis, de « petites phrases » et se mettent à imiter les formes Il est impossible de cerner par une
pour les médias, ils ont aussi joué un de cette dernière, et son rythme réflexion abstraite les caractéristiques
rôle-clé dans ce qui a pu être appelé accéléré. Ceux, par contre, qui refusent qui définissent l’appartenance à la
« espace d’opinion médiatique »31. de se mettre au service de règles catégorie des think tanks. Il faut, au
En apportant une autorité scientifique technocratiques, courent le risque contraire, adopter une approche tenant
à des arguments politiques ortho- d’une marginalisation croissante compte des exigences historiques qui
doxes, les think tanks contribuent en dehors du débat politique. modèlent et remodèlent en permanence
à la fermeture du champ politique Les think tanks étasuniens peuvent la signification sociale des termes.
en dispensant les décisionnaires de donc être analysés comme formant Le champ, ensuite, n’est pas un
consulter des autorités plus indépen- un univers social particulier où il faut, concept isolé, mais un concept systé-
dantes. Aux États-Unis, leur montée pour compter, se positionner dans mique qui engage une problématique
en puissance a aussi coïncidé avec chacun des quatre champs hautement du fonctionnement du pouvoir, en
la prolifération d’écoles de politique institutionnalisés que sont l’université, particulier dans ses formes souterraines
publique et d’instituts universitaires la politique, les affaires et les médias, ou euphémisées. Il permet, de ce
de formation politique. même si la marginalité est le lot des point de vue, de mettre en lumière
Au-delà des effets politiques spéci- agents et des organisations qui parti- les partenariats et les luttes à l’origine
fiques qu’ils exercent, les think tanks cipent de la manière la plus significa- de la « division du travail de domina-
ont une capacité à modifier l’équi- tive à ces quatre sphères sociales. Au fil tion » dans les sociétés avancées.
libre des forces du champ du pouvoir de mon exposé, j’ai utilisé le concept Il est, à ce titre, très utile pour étudier
étasunien. En renforçant l’emprise de champ qu’a introduit Bourdieu et les think tanks car l’enjeu de ces
des forces de la politique et du marché qui présente deux grandes caractéris- derniers, au-delà de leur capacité
sur le champ intellectuel, ils tendent tiques par rapport à d’autres concepts à influer sur des résultats politiques
à saper la valeur des connaissances des sciences socia les. D’abord, précis, réside dans leur capacité
qu i sont produ ites de m a n ière n’étant pas un simple terme technique à soutenir certaines formes de pouvoir
indépendante. Il devient, par exemple, signalant des scènes d’action sociale au détriment d’autres.
difficile aux chercheurs en sciences relativement distinctes, mais aussi
sociales d’intervenir dans le débat un outil qui engendre des questions Traduit de l’anglais par Françoise Wirth
31. Ronald N. Jacobs et Eleanor Townsley, The Space of Opinion: Media Intellectuals and the Public Sphere, New York, Oxford University Press, 2011. 32. P. Bourdieu
avec L. Wacquant, op. cit., p. 200.
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