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Or,
cette familiarité même est cause de nombreux malentendus,
prétexte à mauvais procès. L’étude — sans concession — que
propose ici Jean-Marie Schaeffer doit aider à sortir de ce brouillard.
L’image photographique est d’un statut complexe : d’une part, et
avant tout, elle est l’empreinte laissée sur une surface sensible par
l’objet qu’elle représente ; d’autre part, comme image, elle entretient
un rapport analogique avec la vision humaine. Entre empreinte et
analogie se tissent des relations difficiles. D’où quelques vrais et
faux problèmes — par exemple celui-ci : qu’en est-il de
l’« objectivité » photographique ? D’où aussi la multiplicité des
usages de la photo, et la diversité, autour d’elle, des stratégies de
communication.
L’art photographique est l’art de tous les dangers. En témoigne la
tentation permanente de construire l’image selon des modèles
picturaux, de la saturer de stéréotypes visuels et culturels. Comme si
la photo avait peur d’elle-même, et de sa spécificité : art précaire et
irréductible, art de la trace, indifférent à toute surenchère
interprétative, art profane qui se contente de donner à voir.
Avec l’Image précaire, la collection « Poétique » ouvre son champ
à l’ensemble des pratiques artistiques.
JEAN-MARIE SCHAEFFER
L’IMAGE PRÉCAIRE
DU DISPOSITIF PHOTOGRAPHIQUE
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
Dédicace
Avertissement
1 - L’arché de la photographie
1. Remarques préliminaires
2. Empreinte et image photonique
3. Production et reproduction du visible : photographie et
camera obscura
2 - L’icône indicielle
1. En deçà et au-delà de l’image photographique
5. De l’« objectivité »
6. L’image photographique comme signe de réception
8. Le signe photographique
3 - L’image normée
1. Situations de réception
4. La thèse d’existence
4 - La question de l’art
1. Un art précaire
2. Le beau et le sublime
Bibliographie
Jean-Marie Schaeffer
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
A Christian Metz
CE LIVRE
EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION
POÉTIQUE
DIRIGÉE PAR GÉRARD GENETTE
Avertissement
Si mon texte est dédié à Christian Metz, c’est parce qu’il lui doit
l’essentiel, son existence même : sans ses encouragements, sans
ses critiques tout à la fois exigeantes et bienveillantes, je ne l’aurais
jamais mené à terme.
1
L’arché de la photographie
1. Remarques préliminaires
8. La fonction indicielle
L’icône indicielle
J’ai insisté dès le premier chapitre sur le fait qu’il faut distinguer
l’information transmise par la photographie canonique de celle
transmise par l’image photonique. Du même coup, il faut distinguer
la réception analogique de la réception cybernétique.
La tentation d’aborder la question de l’information analogique dans
une perspective cybernétique est grande. D’une part, il est
indéniable qu’au niveau de la matérialisation de l’image
photographique nous nous trouvons en face d’une codification
binaire discontinue : les grains d’halogénure n’existent que dans
deux états, sensibilisés ou non, et la trame de l’image n’est rien
d’autre qu’une série de bits, d’où évidemment la facilité de sa
traductibilité dans le système binaire des images digitales. Par
ailleurs, une approche cybernétique aurait l’avantage de permettre
une quantification de l’information photographique, impossible au
niveau analogique.
Mais je pense qu’il faut refuser de céder à la tentation. Et pour
cela, il faut d’abord distinguer entre la théorie cybernétique au sens
strict du terme, qui étudie les systèmes physiques, et les diverses
moutures de la théorie de l’information qui prétend transposer le
modèle physique au plan de l’information humaine intersubjective.
Lorsqu’on aborde l’image au plan de sa structure photonique, elle
est descriptible et analysable par le modèle cybernétique : l’image
photonique peut en effet être étudiée comme système. clos, canal
d’information dont l’input (le rayonnement lumineux) et l’output
(l’empreinte formée par les grains d’argent transformés) peuvent être
quantifiés et mis en équation. De même, on peut l’étudier comme
codification informationnelle cybernétique, c’est-à-dire comme
codification énergétique définie par la discontinuité des quanta
d’énergie constituant le « message » photonique : le rayonnement
photonique est porteur d’informations concernant la structure
moléculaire de surface des corps empreints, voire, dans le cas d’un
rayonnement dont la source est l’objet empreint lui-même,
d’informations concernant la composition physique du corps
empreint (photographie spectrale des étoiles par exemple). A ce
niveau, mais à ce niveau seulement, l’image photographique peut
être étudiée dans une perspective mathématique, puisqu’elle
accepte comme limite idéale le canal déterministe, respectivement le
canal sans bruit, donc, comme nous l’avons déjà vu, le concept
d’image bi-univoque 46.
Par contre, je le rappelle, cette définitition est inapplicable au
niveau de l’image analogique : même si, à strictement parler, l’image
photographique n’est autre chose qu’un ensemble d’informations
physiques sur la surface moléculaire des corps, ce n’est pas cette
information que nous traitons au niveau analogique. De même, nous
ne traitons pas l’information cybernétique digitalisée et discontinue,
mais l’information analogique qui implique des formes continues et
globales. Je ne nie pas que la quantité de l’information analogique
dépende de la quantité de l’information cybernétique, mais cette
dépendance quantitative n’est pertinente que comme rapport entre
l’information analogique et sa matérialisation physique (il n’y a donc
pas de traductibilité entre deux systèmes informationnels qui
seraient logiquement équivalents). La relation entre l’image
photonique et l’image photographique, comme relation entre deux
systèmes informationnels, est pertinente uniquement lorsqu’on
aborde la question de la preuve photographique : j’y reviendrai lors
de la discussion de l’« objectivité ».
Les théories de l’information prétendent cependant qu’on peut
extrapoler à partir du modèle physique sur les échanges
communicationnels humains. Ainsi, A. Moles définit la
communication comme un « transfert par des canaux naturels ou
artificiels d’un fragment des aspects du monde, situé en un lieu et à
une époque donnés, vers un autre lieu et une autre époque pour y
influencer l’être ou l’organisme récepteur dans le déroulement de
ses comportements 47 ». Moles soutient qu’en partant de cette
définition, il est possible de quantifier l’information humaine et, entre
autres, l’information photographique. Ceci présuppose implicitement
qu’il est possible de réduire l’information photographique à
l’information photonique, présupposition qui me semble fausse.
Mais admettons provisoirement la possibilité d’une telle réduction.
Dans ce cas, c’est la définition de la communication qui n’est plus
valable. En effet, Moles la définit explicitement comme procédant
d’une intentionnalité émettrice : or, si l’information photographique
est réductible à l’information photonique, elle échappe à tout
encodage intentionnel, puisqu’il serait manifestement absurde
d’admettre que le photographe est capable d’encoder l’image
photonique. Donc, si on reste à l’intérieur de la logique de Moles, ou
bien il faut admettre que l’information photographique n’est pas
réductible à l’information photonique, ou bien il faut changer la
définition de la communication. Mais on doit aller plus loin et rejeter
à la fois l’entreprise de réduction et la définition de la
communication. Lorsque Moles aborde la communication visuelle, il
en donne la définition suivante : « Les images visuelles servent à
assurer une communication entre l’observateur, ou le créateur de
cette scène (= une scène réelle ou mentale), et un utilisateur
éventuel, ceci en vue de conditionner ou d’organiser les actions
ultérieures de ce dernier 48. » Il ne postule donc pas seulement une
intentionnalité communicationnelle, mais encore une visée très
spécifique de celle-ci : conditionner ou organiser les actions
ultérieures du récepteur. Or, il n’est pas besoin d’être grand clerc
pour se rendre compte qu’il existe de nombreuses images qui
circulent dans le tissu social sans qu’on puisse postuler une visée
communicationnelle de la part de leur auteur. Qu’on pense, par
exemple, aux portraits des prostituées de Storyville réalisés par
Bellocq : leur fonction était entièrement privée et ils ne visaient
certainement pas à « conditionner ou organiser » les actions de qui
que ce soit. Pourtant, par un hasard heureux ou malheureux, ces
images sont entrées dans la circulation sociale : dès ce moment, il
leur correspond sans doute une visée intentionnelle, mais ce n’est
pas celle de leur auteur, et il n’est pas sûr qu’elle soit toujours
communicationnelle.
Cela m’amène à un dernier point, et qui concerne l’image
photographique canonique, à savoir la nécessité de distinguer entre
information et message intentionnel. L’information photographique
est essentiellement d’ordre indiciel et en tant que telle, c’est du
moins ce que j’espère avoir montré antérieurement, elle doit être
définie comme fait réceptif instituant une relation de renvoi entre
l’image et son imprégnant. La relation d’intentionnalité émettrice n’y
intervient pas, ou plutôt, elle est entièrement facultative et non
transmissible par l’image. Autre chose est le message, qui,
contrairement à l’information, doit être défini du côté de l’émetteur : il
constitue un acte communicationnel intentionnellement émis comme
tel et dirigé sur un récepteur qui est censé en comprendre la
signification. Le message ne transmet pas seulement de
l’information, il « veut dire quelque chose », il possède une
signification. Il implique toujours ce que Grice appelle une
signification non naturelle, c’est-à-dire une signification qui n’est
transmise que pour autant que le récepteur se rend compte que
l’émetteur a l’intention de la lui transmettre 49. Signifier
intentionnellement, c’est signifier au moyen de la reconnaissance
par le récepteur de l’intention qu’on a de signifier ; avoir l’intention de
le signifier, c’est avoir l’intention de le signifier au moyen de la
reconnaissance de cette intention 50. Ou, pour citer Searle : « ... la
communication humaine a quelques propriétés extraordinaires, que
ne partagent pas la plupart des autres types de comportement
humain. L’une des plus extraordinaires est la suivante : si j’essaie de
dire quelque chose à quelqu’un, alors (certaines conditions étant
satisfaites) aussitôt qu’il reconnaît que j’essaie de lui dire quelque
chose et ce que j’essaie de lui dire, j’ai réussi à le lui dire. De plus,
tant qu’il ne reconnaît pas que j’essaie de lui dire quelque chose et
ce que j’essaie de lui dire, je ne réussis pas entièrement à le lui
dire 51. »
Le message est un processus beaucoup plus complexe que la
collecte d’informations, puisque non seulement il exige l’existence
d’une intention de signifier, mais encore la reconnaissance par le
récepteur du fait de cette intention et de sa visée spécifique. La
notion même de message (humain) est liée de manière indissoluble
au langage. Vouloir transmettre un message à l’aide d’autres signes
pose toujours des problèmes plus ou moins importants. Ceci est
apparent dans tous les signes dont la relation à l’objet est de l’ordre
de la manifestation, et qui par là même risquent toujours de court-
circuiter le message éventuel, à moins que la manifestation ne soit
une monstration entièrement codée, c’est-à-dire, en réalité,
traductible dans des messages langagiers. Je l’ai déjà dit, le gouffre
entre une image analogique et un énoncé verbal est tel, que
l’acceptation même d’une définition générale du signe les englobant
tous les deux pose sans doute plus de problèmes qu’elle n’en
résout, ne serait-ce que parce qu’elle nous pousse à chercher un
fondement commun à des actes qui sont foncièrement irréductibles
les uns aux autres. En tout cas, lors de la discussion de l’éventuel
statut de message de l’image photographique, il faudra se souvenir
de cette triple contrainte : émission intentionnelle, reconnaissance
du fait de cette intention comme étant de l’ordre d’un « vouloir dire »,
et reconnaissance de ce qui est visé dans le « vouloir dire ». S’y
ajoute une contrainte propre à la nature indirecte de ce « vouloir
dire » éventuel : capacité de traduire ce que l’image montre en
support d’une signification qui y serait « déposée » par le créateur
de l’image. Aucune de ces contraintes n’intervient au niveau de la
définition purement informationnelle de l’image, que celle-ci soit
comprise indiciellement (relation de renvoi) ou iconiquement
(reconnaissance des formes intra-mondaines), puisque cette
information est transmise par une manifestation visuelle analogique
que le récepteur construit comme étant de l’ordre d’une information
quasi perceptive.
5. De l’« objectivité »
L’image photographique transmet une information quasi
perceptive. Mais quel est le statut empirique de cette information ?
Pour tenter de répondre à cette question, le plus simple est de se
référer au photojournalisme, c’est-à-dire à l’utilisation de l’image
photographique pour la transmission d’informations ayant un statut
de témoignages visuels. Ici, l’image est souvent considérée comme
possédant la fonction d’une « preuve » pour l’ensemble des
informations verbales qui l’accompagnent : « Regardez cette image :
elle prouve qu’il en est (qu’il en a été) ainsi que je le dis. » Bien
entendu, nous savons parfaitement que, dans un certain nombre de
cas, l’image est sans le moindre rapport avec le message verbal
qu’elle est censée « prouver » : elle est une illustration plausible,
souvent tirée d’un contexte tout à fait différent de celui auquel se
réfère le message verbal.
Il faut bien voir que ce qui est en cause ici ce n’est pas la relation
entre l’image et son imprégnant, mais celle entre l’image et une
affirmation verbale identificatrice. Si on ne tient pas compte de cette
distinction cruciale, on tombe dans le faux débat de l’« objectivité »
de l’image photographique.
C’est un faux débat, mais auquel correspond un problème bien
réel : du fait du savoir de l’arché, toute image photographique est
d’une certaine manière auto-authentifiante ; en même temps, cette
auto-authentification est compatible avec des identifications et des
interprétations complètement erronées concernant l’imprégnant (que
ces erreurs soient accidentelles ou volontaires). C’est la possibilité
d’erreurs volontaires, c’est-à-dire de manipulations, qui a surtout
retenu l’attention des photojournalistes, puisqu’elle illustre bien la
fragilité de leurs témoignages. C’est ainsi que Gisèle Freund
dénonce le manque d’« objectivité » de l’image photographique :
« L’objectivité de l’image n’est qu’une illusion. Les légendes qui la
commentent peuvent en changer la signification du tout au tout 52. »
Et pour démontrer la justesse de son jugement, elle donne plusieurs
exemples issus de sa propre expérience journalistique. Il peut être
utile d’en analyser un de manière plus détaillée : « Avant-guerre, la
vente et les achats de titres à la Bourse de Paris se passaient
encore en plein air, sous les arcades. Un jour, j’y faisais tout un
ensemble de photos, prenant comme cible un agent de change.
Tantôt souriant, tantôt la mine angoissée, épongeant son visage
rond, il exhortait les gens à grands gestes. J’envoyai ces photos à
divers illustrés européens sous le titre anodin : Instantanés de la
Bourse de Paris. Quelque temps plus tard, je reçus des coupures
d’un journal belge, et quel ne fut pas mon étonnement de découvrir
mes photos sous une manchette qui portait : Hausse à la Bourse de
Paris, des actions atteignent un prix fabuleux. Grâce aux sous-titres
ingénieux, mon innocent petit reportage prenait le sens d’un
événement financier. Mon étonnement frisa la suffocation quand je
trouvai quelques jours plus tard les mêmes photos dans un journal
allemand sous le titre, cette fois, de Panique à la Bourse de Paris,
des fortunes s’effondrent, des milliers de personnes ruinées. Mes
images illustraient parfaitement le désespoir du vendeur et le
désarroi du spéculateur en train de se ruiner. Il était évident que
chaque publication avait donné à mes photos un sens
diamétralement opposé, correspondant à ses intentions
politiques 53. »
Une première remarque s’impose d’entrée de jeu : comme je l’ai
dit, toute la discussion autour de l’« objectivité » semble présupposer
qu’on devrait pouvoir s’attendre que l’image photographique
fonctionne comme « preuve » de son imprégnant. Il va de soi que
cela est impossible pour au moins deux raisons. D’une part, toute
« preuve » n’est pertinente que par rapport à une théorie et un
corpus d’hypothèses explicites, et plus précisément dans le cadre
d’une expérience dont les divers paramètres sont maîtrisés par
l’expérimentateur. Inutile de dire que ni le photographe ni le
récepteur n’agissent dans le cadre de contraintes aussi précises. En
deuxième lieu, l’image photographique ne peut être une preuve
qu’au niveau photonique, puisque c’est le seul niveau auquel on
peut réellement établir une relation quantifiable et calculable entre
l’imprégnant et l’empreinte. Les deux raisons sont d’ailleurs liées :
c’est parce que l’interaction est quantifiable et calculable au niveau
photonique qu’on peut y penser en termes de preuve, contrairement
à ce qui se passe au niveau de la photographie canonique. Le
témoignage photographique ne vise pas à prouver une relation
énergétique quantifiable entre les points images et les points
physiques correspondants : il veut transmettre une vue quasi
perceptive concernant un état de fait ou une entité de l’univers
perceptive concernant un état de fait ou une entité de l’univers
perceptif humain. Autrement dit, sa visée, non seulement ne
concerne pas l’image photonique, mais encore transcende
Lorsqu’on analyse de plus près l’exemple, on remarque qu’il ne
concerne pas seulement le problème de l’image, mais encore celui
du savoir du photographe au sujet de la situation empreinte, ainsi
que celui de l’identification verbale réalisée par les récepteurs. Je
pense que c’est faute de distinguer clairement ces instances que
Gisèle Freund en est venue à accuser l’image de ne pas être
« objective ».
La confusion la plus apparente est celle entre l’image et le savoir
du photographe, c’est-à-dire entre une information quasi perceptive
et un acte verbal assertif (implicite ou, lorsque la photo est légendée,
explicite). Cette non-distinction entre l’image et son interprétation
identifiante repose sur une confusion encore plus fondamentale :
celle entre l’acte perceptif et son interprétation, confusion qui
transforme l’univers de la perception sensible en catalogue
nominatif. Mais l’arbre que je vois ne porte pas de fanion sur lequel
serait inscrit qu’il est un arbre et quel arbre il est. Il en va exactement
de même de l’image analogique d’un arbre : elle ne me dit pas de
quoi elle est l’image. Par conséquent, parler de l’« objectivité » d’une
image photographique n’a pas plus de sens que parler de
l’« objectivité » d’un arbre. Si l’on tient absolument à garder le terme
d’objectivité, il faut au moins savoir à quoi il peut (éventuellement)
s’appliquer : à l’interprétation du réel, à l’interprétation de l’image. On
oublie trop souvent que voir une image photographique d’un arbre a
plus de choses en commun avec le fait de voir un arbre qu’avec
celui de lire ou de rédiger une description de ce même arbre.
Seule la description peut être dite objective ou non, alors que
l’arbre ne peut être que bien ou mal perçu ; quant à l’image
photographique, à condition qu’elle ne soit pas manipulée, elle ne
peut être que réussie ou ratée (on peut bien ou mal voir l’arbre).
Lorsqu’on dit qu’une image peut tromper, on ne distingue pas
toujours selon quelles modalités elle peut le faire : elle peut me
tromper parce qu’elle est « maquillée » (elle se présente comme
image photographique canonique, alors qu’en fait elle n’obéit pas
aux normes communicationnelles de cette image), elle peut me
« tromper » parce qu’elle est ratée (de même que je peux me
tromper lorsque les conditions de la perception sont défavorables) et
elle peut me tromper parce que je l’interprète mal (ou parce que
celui qui me propose son interprétation l’interprète mal). Or, cette
dernière « tromperie », qui est celle qui intéresse G. Freund, n’est en
rien l’œuvre de l’image : en réalité, c’est l’interprète qui erre (ou qui
vise à tromper un autre interprète). L’identification assertive est une
activité judicatrice de l’interprète et non pas une « qualité »
intrinsèque de l’image : « L’indice n’affirme rien ; il dit seulement :
Là 54 ! »
La confusion entre l’image et l’interprétation identifiante (donc le
savoir latéral) aboutit à un manque de différenciation entre l’acte
interprétatif du photographe et celui du récepteur. Ainsi, Gisèle
Freund est déçue parce qu’elle s’attendait que son savoir
concernant la situation de la Bourse fût transmis par l’image au
récepteur. Ce savoir est double : d’une part, il constitue une
extrapolation globalisante à partir de la conjoncture spatio-
temporelle imagée, d’autre part, il est orienté selon une visée
spécifique, celle du témoignage. Or, si le savoir et la visée peuvent
en effet motiver la prise de l’empreinte, il n’en reste pas moins qu’ils
ne sont jamais transférés dans l’image : elle n’est ni leur
« illustration » ni leur « encodage communicationnel ». L’interprète,
même s’il le voulait, ne saurait « retrouver » le savoir latéral et
l’intentionnalité du photographe, quelle que soit la peine qu’il se
donne à scruter l’image. Le savoir concernant l’état de fait empreint
doit lui être fourni par surcroît (à côté de l’image), s’il n’en dispose
pas déjà d’entrée de jeu. Quant à l’intentionnalité, à moins d’être
encodée par des stéréotypes visuels ou d’être communiquée
verbalement, elle ne peut donner lieu qu’à une reconstruction
hypothétique à partir du contexte de réception.
Si la confusion est regrettable, elle n’en est pas moins
compréhensible. D’une certaine manière, le statut même du
dispositif photographique y invite : l’image qu’il produit est, du fait de
l’arché, auto-authentifiante ; mais en même temps sa production est
motivée « humainement », c’est-à-dire que son existence même
obéit à une finalité interprétative et, dans le cas de la photographie
de témoignage, communicationnelle. Or, l’auto-authentification
concerne uniquement le statut « épistémologique » de l’image
comme champ quasi perceptif, et non pas l’information analogique
transmise : elle joue au niveau de la fonction indicielle (pour être
précis : elle en est la conséquence), mais elle ne saurait garantir
l’adéquation de l’interprétation réceptive de l’information analogique,
ni au niveau des formes intra-mondaines, ni au niveau du renvoi de
ces formes à un état de fait particulier postulé comme réel.
Autrement dit, la force auto-authentifiante de l’image photographique
n’est pas une fonction de l’image mais une fonction du savoir de
l’arché : elle concerne le statut de l’information analogique, mais non
pas son interprétation. Mais comme il n’y a d’information
qu’interprétée, la confusion des deux aspects semble presque
inévitable. C’est ainsi que le photographe travaille spontanément en
identifiant l’image à sa constellation motivante. Le récepteur, de
même, identifie l’image à son interprétation réceptive. Ces deux
activités, celle du producteur et celle du récepteur, n’ont souvent pas
grand-chose à voir l’une avec l’autre. Mais comme l’image ne
transmet pas la constellation motivante du photographe, tout le
monde s’en accommode fort bien, sauf lorsqu’à l’occasion d’un feed-
back communicationnel le gouffre s’ouvre : on réalise soudain avec
stupéfaction la malléabilité interprétative de l’image, fût-elle
indicielle.
La tentation du postulat communicationnel peut encore être
décrite autrement. Dans la mesure où l’imagé photographique se
propose comme vue quasi perceptive, nous avons tendance à lui
supposer une puissance informationnelle qui serait du même ordre
de grandeur que celle de la perception. En fait, elle est
incommensurablement plus pauvre. D’une part, elle est immobile :
elle est donc condamnée à la manifestation de conjonctures spatio-
temporelles instantanées qui laissent largement indéterminée leur
interprétation en termes de situations complexes. D’autre part, elle
est purement imagée, non liée à des stimuli autres que visuels.
Enfin, différence fondamentale : elle est sans mémoire, et, pour la
traiter, le récepteur doit l’insérer dans son propre univers
interprétatif, puisque c’est dans cet univers seulement qu’elle peut
être transformée en témoignage d’une situation complexe.
Pour résumer, on peut dire que la discussion autour de
l’« objectivité » mélange deux problèmes. Il s’agit d’abord du
postulat, endossé par le récepteur, que l’image correspond à un
événement réel : c’est ce que j’appelle la thèse d’existence. Elle est
le préalable de toute réception de l’image dans sa spécificité
photographique. L’autre problème est celui des assertions
interprétatives concernant la substance iconique, et plus
précisément l’identification de l’état de fait ou de l’entité empreints.
Voir une image photographique n’est pas réductible à un ensemble
d’énoncés assertifs, qu’il s’agisse de descriptions indéfinies ou
définies. La motivation pour une telle activité interprétative est
essentiellement contextuelle et doit être située en relation avec les
différentes dynamiques réceptives, comme on le verra plus loin. On
dira donc que la thèse d’existence détermine la classe des
assertions descriptives recevables comme étant la classe des
assertions référentielles. Ce qui signifie que si le contexte réceptif
exige une interprétation identifiante de l’image, celle-ci sera de
l’ordre d’une assertion référentielle. Mais de nombreux contextes
réceptifs n’exigent pas une telle interprétation, sans pour autant
neutraliser la thèse d’existence. Autrement dit : l’« objectivité » de la
photographie est liée à la thèse d’existence, sa « subjectivité » à
l’interprétation.
8. Le signe photographique
L’image normée
1. Situations de réception
4. La thèse d’existence
(1)i ⊃ e ;
c’est-à-dire :
(la) ~ i v e ;
ou encore :
(1b) ~ (i.~e).