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C o ll è ge d e F rance – C N R S

C en t re d e recherche d ’ his to ire


e t ci v ilisat i o n d e B y z ance

MONOGRAPHIES 39

Réduire le schisme ?
Ecclésiologies et politiques de l’Union

entre Orient et Occident

(XIII e -XVIII e  siècle)

édité par
Marie-Hélène Blanchet
et
Frédéric Gabriel

Ouvrage publié avec le concours de l’université Paris-Sorbonne


et de l’Institut d’histoire de la pensée classique (CNRS-ENS de Lyon)

ACHCByz
2013
Abréviations

AASS Acta sanctorum


ACO, ser. sec. Acta conciliorum oecumenicorum. Series secunda, ed. R. Riedinger, Berlin 1984-
BHG Bibliotheca hagiographica Graeca
BMGS Byzantine and modern Greek studies. Leeds
BSl. Byzantinoslavica. Praha
Byz. Forsch. Byzantinische Forschungen. Amsterdam
BZ Byzantinische Zeitschrift. Berlin – New York
CCSG Corpus Christianorum. Series Graeca. Turnhout
CFHB Corpus fontium historiae Byzantinae
CSHB Corpus scriptorum historiae Byzantinae
Darrouzès, Regestes 1, 5 ; 1, 6 ; 1, 7      J. Darrouzès, Les regestes des actes du patriarcat de
Constantinople. 1, Les actes des patriarches. 5, Les regestes de 1310 à 1376, Paris
1977 ; 6, Les regestes de 1377 à 1410, Paris 1979 ; 7, Les regestes de 1410 à 1453,
Paris 1991
DOP Dumbarton Oaks papers. Washington
ÉO Échos d’Orient : revue d’histoire, de géographie et de liturgie orientales. Bucarest
Grumel, Regestes 1, 2-3 V. Grumel, Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople.
1, Les actes des patriarches. 2-3, Les regestes de 715 à 1206, 2e éd. rev. et corr. par
J. Darrouzès Paris 1989
JÖB Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik. Wien
Laurent, Regestes 1, 4 V. Laurent, Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople. 1,
Les actes des patriarches. 4, Les regestes de 1208 à 1309, Paris 1971
MGH Monumenta Germaniae historica
MM I-VI Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana collecta, ediderunt F. Miklosich
et J. Müller, 6 vol., Vindobonae 1860-1890, réimpr. Aalen 1968
OCP Orientalia Christiana periodica : commentarii de re orientali aetatis christianae sacra
et profana. Roma
ODB The Oxford dictionary of Byzantium, A. P. Kazhdan, editor in chief, 3 vol.,
New York – Oxford 1991
PG Patrologiae cursus completus. Series Graeca, accur. J.-P. Migne, Paris 1856-1866
PL Patrologiae cursus completus. Series Latina, accur. J.-P. Migne, Paris 1844-1865
PLP Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, erstellt von E. Trapp, Wien 1979‑1996
PO Patrologia Orientalis
Rallès-Potlès I-VI Σύνταγμα τῶν θείων καὶ ἱερῶν κανόνων, ὑπὸ Γ. Α. Ραλλη καὶ Μ. Ποτλή,
ἐν ᾿Αθήναις [Athènes] 1852-1859
REB Revue des études byzantines. Paris

Réduire le schisme ?, éd. M.-H. Blanchet et F. Gabriel


(Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies 39), Paris 2013
VI abréviations

ROC Revue de l’Orient chrétien. Paris


RSBN Rivista di studi bizantini e neoellenici. Roma
SC Sources chrétiennes. Paris
TM Travaux et mémoires. Paris
Table des matières

Marie-Hélène Blanchet & Frédéric Gabriel,


Dynamiques de la communion : la chrétienté entre schisme et unions.................................. 1
1. Contextes polémiques et tentatives conciliaires
Enrico Morini, L’Union vue par les « antiunionistes » : l’orthodoxie ecclésiologique
et l’incohérence de l’orthodoxie de Lyon à Florence............................................................ 13
Michel Stavrou, Les tentatives gréco-latines de rapprochement ecclésial au xiiie siècle............. 41
Claudine Delacroix-Besnier, Les Prêcheurs de Péra et la réduction du schisme (1252-1439).... 57
Marie-Hélène Congourdeau, Nil Cabasilas et les projets de concile œcuménique
pour l’Union des Églises..................................................................................................... 75
Sebastian Kolditz, Deux exégèses d’un texte controversé : Ioannès Eugénikos
et Juan de Torquemada sur le décret florentin de l’Union des Églises.................................. 83
Laurent Tatarenko, Entre Union universelle et négociation locale : les projets unionistes
dans la métropole de Kiev (fin du xvie – milieu du xviie siècle)......................................... 101
2. Élaborations doctrinales et contestations de l’Union
Luigi Silvano, “How, why and when the Italians were separated from the Orthodox
Christians” : a mid-Byzantine account of the origins of the Schism and its reception in the
13th–16th centuries............................................................................................................ 117
Antonio Rigo & Marco Scarpa, Le opere antilatine di Gregorio Palamas a Bisanzio
e tra gli Slavi (xiv-xv secolo).......................................................................................... 151
Christos Triantafyllopoulos, Late Byzantine attitudes towards Union between the Greek
and the Latin Churches : the case of Makarios, metropolitan of Ankyra (1397–1405) ..... 163
Marie-Hélène Blanchet, La réaction byzantine à l’Union de Florence (1439) :
le discours antiromain de la Synaxe des orthodoxes........................................................... 181
Frédéric Gabriel, Tradition orientale et vera Ecclesia : une critique hiérosolymitaine
de la primauté pontificale. Nektarios, de Jassy à Londres (v. 1671-1702).......................... 197
3. L’Union en question aux frontières
Christian Gastgeber, Eine Unionsschrift des katholischen Klerus aus Korfu von 1369/70.... 239
Konstantinos Vetochnikov, La politique religieuse des autorités génoises vis-à-vis
de l’Église grecque de Caffa (Crimée, xve siècle)................................................................ 261
Dan Ioan Mureşan, Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique. 277
Niki Papaïliaki, Des schismatiques et des orthodoxes : action missionnaire française
et unité de l’Église en Grèce aux xviie et xviiie siècles........................................................ 303
Vera G. Tchentsova, Le patriarche d’Antioche Macaire III Ibn al-Zaʿîm et la chrétienté latine.313
Aurélien Girard, Nihil esse innovandum ? : maintien des rites orientaux et négociation
de l’Union des Églises orientales avec Rome (fin xvie – mi-xviiie s.).................................. 337

Index ..................................................................................................................................... 353


Liste des contributeurs .......................................................................................................... 367
Résumés................................................................................................................................. 369

Réduire le schisme ?, éd. M.-H. Blanchet et F. Gabriel


(Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies 39), Paris 2013
Le patriarcat latin de Constantinople
comme paradoxe ecclésiologique

Dan Ioan Mureşan

Conséquence immédiate de la quatrième croisade, l’existence d’un patriarcat latin


de Constantinople pose l’unionisme devant un paradoxe ecclésiologique insurmontable.
D’une part, en théorie, sa fondation marque une illusoire reconstitution sous la houlette de
l’Église romaine de l’unité de la pentarchie, selon la proclamation du concile de Latran IV
(1215). D’autre part, en réalité, son existence même constitue une pierre d’achoppement
des plus tenaces pour toute tentative réaliste d’Union. Intégré officiellement par plusieurs
conciles généraux des xiiie-xve siècles dans le cœur même de la structure ecclésiale de la
communion romaine, le patriarcat de Constantinople apparaît dans le contexte de la
monarchie pontificale 1 comme une réminiscence témoignant de la structure collégiale de
l’Église indivise du premier millénaire chrétien. C’est pourquoi il ne sera pas assimilé sans
difficultés dans la structure strictement pyramidale constituée en Occident après la réforme
grégorienne. La difficulté tient au fait que théoriquement le patriarche de Constantinople
devrait représenter ex officio le deuxième personnage de l’Église catholique. Mais comment
définir cette proximité avec le vicaire du Christ ? À cette tension ecclésiologique s’ajoute
l’enjeu de la juridiction effective sur les fidèles de rite byzantin se trouvant depuis le
xiiie siècle sous domination latine, seuls orthodoxes pouvant à la rigueur constituer le
troupeau visible de cette institution improbable.

I. Les patriarcats dans la nouvelle conception impériale pontificale


Dans le texte Proprie auctoritates apostolice sedis, articulation théorique percutante de la
monarchie pontificale selon les principes affirmés dans le Dictatus papae de Grégoire VII
(1075) 2, on rencontre deux affirmations concernant l’institution patriarcale.
(21.) Nul patriarche, à moins d’être confirmé par le pape à travers des lettres synodales, ne saurait
être considéré comme authentique.
(22.) Seul le pape peut déposer des évêques et même des patriarches 3.

1. C. Morris, The papal monarchy : the western Church from 1050 to 1250, Oxford 1989.
2. H. Mordek, Proprie auctoritates apostolice sedis : ein zweiter Dictatus papae Gregors VII ?, Deutsches
Archiv für Erforschung des Mittelalters 28, 1972, p. 105-132.
3.  Ibid., p. 130 : « (21). Nullus patriarcha nisi a papa sinodicis litteris confirmetur authenticus habetur ;
(22.) Solus papa quoslibet episcopos etiam patriarchas deponere potest. »

Réduire le schisme ?, éd. M.-H. Blanchet et F. Gabriel


(Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies 39), Paris 2013
278 D. I. mureşan

Ces affirmations tranchantes, qui ne se retrouvent pas dans le Dictatus, viennent comme
la suite logique d’autres préconisations tout aussi fermes, portant sur le caractère universel
de l’autorité du souverain pontife.
(1.) Seul le pontife romain peut être considéré comme universel, ainsi que l’atteste le concile de
Chalcédoine.
(2.) Seule l’Église romaine est universelle et mère de tous.
(3.) Seule, elle peut convoquer des conciles universels 4.
En éditant ce texte fondamental et en en interprétant l’impact historique, H. Mordek
a cru pouvoir le situer dans la dernière décennie de la vie de Grégoire VII. Si le Dictatus
papae avait été une œuvre du début du pontificat, les Proprie auraient cristallisé, de façon
plus systématique et péremptoire, les principes monarchiques de la papauté grégorienne
à leur âge mûr. Prenant le contre-pied de cette position, Friedrich Kempf, se fondant sur
l’analyse du point 27 (concernant la « mutation des règnes » par les papes 5), l’assignait
plus volontiers à une époque postérieure, allant de Victor III (1086-1087) à Calixte II
(1119-1124) 6.
Sans vouloir trancher ce débat ici, il faut préciser que l’analyse d’autres points des
Proprie semble néanmoins se prêter à une interprétation différente de celle de Kempf.
L’insistance sur le caractère universel de l’Église romaine y est en effet plus accentuée que
dans le Dictatus. On peut y voir la référence à un événement particulier qui marque un
tournant dans la littérature réformiste grégorienne : la tentative, battue en brèche, du
patriarcat de Constantinople de faire reconnaître en 1024 son caractère œcuménique
par la papauté affaiblie, « simoniaque », d’avant la réforme. Cet épisode, raconté par
Raoul Glaber 7 et Hugues de Flavigny 8, fait état de la riposte unanime de l’ordre clunisien
contre les velléités byzantines. Parvenu avec Léon IX et Grégoire VII au sommet de
l’Église romaine, le courant réformiste entendait désormais établir les rapports avec l’Église
byzantine sur les principes les plus fermes de l’universalisme romain. En porte-voix de

4.  Ibid., p. 126-127 : « (1.) Solus Romanus pontifex universalis habetur teste Calcedonensi concilio
[autre version : sinodo] ; (2.) Sola Romana ecclesia universalis et mater omnium ; (3.) Sola universalia concilia
congregare potest. »
5.  Ibid., p. 131 : « (27.) Regna mutare potest ut Gregorius, Stephanus, Adrianus fecerunt. »
6. F. Kempf, Ein zweiter Dictatus Papae ? Ein Beitrag zum Depositionsanspruch Gregors VII, Archivum
historiae pontificiae 13, 1975, p. 119-139.
7.  Rodulfus Glaber, Historiarum libri V, éd. G. Waitz dans Chronica et gesta aevi Salici (MGH.
Scriptores 7), Hannoverae 1846, p. 66 : « De universalitate ecclesiae a Constantinopolitanis iniuste requisita.
Circa annum igitur Domini millesimum vicesimum quartum Constantinopolitanus praesul cum suo principe
Basilio aliique nonnulli Grecorum consilium iniere, quatinus cum consensu Romani pontificis liceret ecclesiam
Constantinopolitanam in suo orbe, sicuti Roma in universo, universalem dici et haberi. »
8.  Hugonis Abbatis Flaviniacensis Chronicon lib. II (PL 154), col. 240 D-241 AC : « Igitur post Benedictum
papam a. 1023 frater ejus Johannes largitione pecuniae ex laicali ordine neophytus ordinatus est. A quo cum
requisisset Constantinopolitanus antistes, ut sua aecclesia sicut et Romana universalis diceretur, et donis eum
Romanosque qui curiae praeerant innumeris flecteret, ita ut clanculo temptarent concedere quod rogabatur,
omnis ob hoc vehementissime commota est Italia. Sed Galliarum episcopi et abbates his obviare conati sunt,
quidam in persona sua, quidam vero litteris missis sedem apostolicam visitantes, et tantum obprobrium et
dedecus auctoritatibus ad medium prolatis, quibus contradicere fas non esset, a Romana aecclesia propulsantes.
Nec defuit in his patris Richardi autentica praesentia : immo omnino sategit ut Constantinopolitanea
paesumptio confutata conquiesceret, filium se Romanae aecclesiae dum matris honori providebat, ostendens
[…]. Sic confutata Grecorum praesumptio est ». Sur la Chronique d’Hugues de Flavigny comme expression
du réformisme grégorien, voir P. Healy, The Chronicle of Hugh of Flavigny : reform and the investiture contest
in the late eleventh century, Aldershot 2006.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 279

cette mouvance, l’anathème d’Humbert de Silva Candida accusa Michel Cérulaire, entre
autres, de s’être donné abusivement le titre de patriarche, et surtout d’« avoir osé s’attribuer
le titre de patriarche œcuménique contre la volonté de ce même Saint-Siège » 9.
Les Proprie contiennent également une affirmation plus forte du caractère universel
du pouvoir d’excommunication du pontife romain, conjuguée avec une affirmation très
appuyée du caractère impérial de l’institution pontificale :
(19.) Il peut excommunier les désobéissants partout dans le monde et personne ne peut les réconcilier
sans son consentement 10. […]
(32.) Dans les processions, seul le pape peut porter les insignes dits royaux, de pair avec les autres
ornements impériaux. […]
(34.) Lui seul peut utiliser un chapeau rouge comme signe de l’empire ou du martyre 11.
L’insistance sur la portée universelle de l’interdit pontifical et de son pouvoir de pardon
nous mène ainsi loin de la seule querelle entre Grégoire VII et l’empereur Henri IV. Les
principes ici affirmés ne prennent toute leur actualité que si on les replace également dans
le contexte de ses relations avec l’Empire byzantin. Pensant sincèrement que le diable avait
écarté l’Église grecque de la communion avec l’Église romaine, le pape conçut en effet à
partir de 1074 le plan d’une grande campagne pour venir en aide aux Orientaux pressés
par les Seldjoukides, plan qu’il percevait comme le moyen de reconstruire la communion
entre les deux Églises 12. Seulement, le pape excommunia en novembre 1078 l’empereur
Nicéphore III Botaniatès (1078-1081) pour avoir renversé Michel VII, l’empereur qui
avait rouvert le dialogue avec Rome et dont Grégoire attendait la guérison de la rupture de
1054. En 1081, fidèle à cette politique, Grégoire appuya fortement l’expédition de Robert
Guiscard contre l’Empire byzantin, en prenant le duc normand sous la protection directe
de saint Pierre. Par conséquent, Grégoire VII soumit également à l’excommunication
Alexis Ier Comnène en 1081, peut-être aussi en raison de l’alliance de celui-ci avec Henri IV
sur la base de leur politique commune antinormande 13. Il fallut attendre Urbain II pour
relever l’excommunication d’Alexis Comnène en 1089, retissant le dialogue qui conduirait
à la mise en marche de la première croisade 14.
C’est donc dans le contexte très particulier d’après 1078, lorsque tant l’empereur
d’Occident que l’empereur d’Orient se trouvaient sous la coupe de l’interdit de
Grégoire VII, que se place la conjoncture propice à l’élaboration des Proprie auctoritates,

9.  Humbertus S. R. E. Cardinalis, Brevis et succinta commemoratio (PL 143), col. 1001-1004. Il s’agit


bien sûr d’une légère exagération : les patriarches de Constantinople utilisaient ce titre au moins depuis
Jean IV, qui s’était attiré pour cela les critiques de Grégoire Ier le Grand en 595 : voir V. Laurent, Le titre de
patriarche œcuménique et Michel Cérulaire : à propos de deux de ses sceaux inédits, Miscellanea Giovanni
Mercati. 3, Letteratura e storia bizantina (Studi e testi 123), Città del Vaticano 1946, p. 373-386 ; Id., Le
titre de patriarche œcuménique et la signature patriarcale : recherches de diplomatique et de sigillographie
byzantines, REB 6, 1948, p. 5-26.
10.  Mordek, Proprie auctoritates (cité n. 2), p. 130 : « Quoslibet inobedientes per totum mundum
excomunicare potest, quod nullus sine consensu eius reconciliare potest. »
11.  Mordek, Proprie auctoritates (cité n. 2), p. 132 : « (32.) Soli pape licet in processionibus insigne,
quod vocatur regnum, portare cum reliquo paratu inperiali […] ; (34.) Solus utitur rubra capa in signum
inperii vel martirii. »
12. P. Frankopan, The First Crusade : the call from the East, Cambridge Mass. 2012, p. 97-99.
13.  Ibid., p. 18-19 ; I. S. Robinson, Henry IV of Germany, 1056-1106, Cambridge 1999, p. 214-215,
222-227.
14.  H. E. J. Cowdrey, Pope Gregory VII, 1073-1085, Oxford 1998, p. 481-487 ; P. Magdalino, The
Byzantine background to the First Crusade, Toronto 1996.
280 D. I. mureşan

caractérisées par cette articulation entre les prétentions monarchiques quasi impériales et
l’arme spirituelle de l’interdit 15. Cette redoutable combinaison conduira vers 1166 à la
formulation de l’idée révolutionnaire selon laquelle papa est verus imperator 16, car l’Église
romaine se représentait désormais elle-même comme un imperium romanum 17. Dans cette
perspective, si c’est le pape qui est le vicaire du Christ 18, l’empereur lui-même ne pouvait
être que le vicaire du pape 19.
Si, sur la base de l’analyse d’un seul paragraphe de ce texte, Friedrich Kempf a cru
pouvoir déplacer les Proprie auctoritates au-delà des limites du pontificat de Grégoire VII,
l’élargissement de l’analyse à l’ensemble du texte nous oblige à le ramener à l’esprit du
grand pontife réformiste du xie siècle. Pour conclure, l’analyse du contexte de sa politique
byzantine, à travers notamment la redéfinition de l’institution patriarcale, nous semble
conforter la datation originale proposée par H. Mordek (1075-1085), et même la situer
plus exactement dans le contexte de la série d’excommunications sans précédent contre
les empereurs d’Occident et d’Orient de 1076 à 1081 (1076 : première excommunication
d’Henri IV, levée après Canossa [janvier 1077] ; 1078 : excommunication de Nicéphore III ;
1080 : seconde excommunication d’Henri IV ; 1081 : excommunication d’Alexis Ier) 20.
C’est donc vraisemblablement dans les dernières années du règne de Grégoire VII que
commence, avec les Proprie auctoritates, une révolution canonique par rapport au concept
traditionnel de pentarchie. Le pape s’affirme désormais comme un monarque absolu,
supérieur non seulement aux empereurs chrétiens, mais aussi aux autres patriarches de
l’Église universelle. La réforme grégorienne induit ainsi dans l’ecclésiologie une véritable
rupture par rapport à l’ecclésiologie du premier millénaire. Celle-ci avait été centrée sur le
principe de la collégialité, dans laquelle l’Église de Rome détenait une primauté indiscutable,
mais de caractère avant tout historique et honorifique 21. C’est ce principe qui en vint à être
progressivement symbolisé dans l’idée – puis la théorie – de la pentarchie. Il est superflu
de refaire ici une histoire qui a été reconstituée en détail dans plusieurs contributions

15. F. Kempf, Papsttum und Kaisertum bei Innocenz III. : die geistigen und rechtlichen Grundlagen seiner
Thronstreitpolitik, Roma 1954.
16. H. Fuhrmann, « Der wahre Kaiser ist der Papst » : von der irdischen Gewalt im Mittelalter, dans Das
antike Rom in Europa : die Kaiserzeit und ihre Nachwirkungen (Schriftenreihe der Universität Regensburg 12),
Regensburg 1985, p. 99-121.
17. J. B. Sägmüller, Die Idee von der Kirche als Imperium Romanum im kanonischen Recht, Theologische
Quartalschrift 80, 1898, p. 50-80.
18. M. Maccarrone, Vicarius Christi : storia del titolo papale, Romae 1952.
19. A. M. Stickler, Imperator vicarius Papae : die Lehren der französisch-deutschen Dekretistenschule
des 12. und beginnenden 13. Jahrhunderts über die Beziehungen zwischen Papst und Kaiser, Mitteilungen
des Instituts für österreichische Geschichtsforschung 62, 1954, p. 165-212.
20. F. Dvornik, L’affaire de Photios dans la littérature latine, Seminarium Kondakovianum 10, 1938,
p. 69-93, ici p. p. 80-81 : le proche collaborateur de Grégoire VII, Bonizo de Sutri, dans son Liber ad amicum
(col. 1085-1086) inventa à cet effet de toutes pièces le précédent du pape Nicolas Ier qui aurait excommunié
tant l’empereur Michel III que Lothaire : dans Libelli de lite imperatorum et pontificum saeculis XI. et XII.
conscripti, ed. E. Dümmler et al. (MGH. Scriptores), Hannoverae 1891, t. I, p. 607-609 : « Et quid dicam
de Nicolao qui duos imperatores uno eodemque tempore excommunicavit, orientalem scilicet Michaelem
propter Ignatium Constantinopolitanum episcopum sine iudicio papae a sede pulsum, occidentalem vero
nomine Lotharium propter Gualradae suae pelicis societatem. » Cf. aussi Pontificum Romanorum qui fuerunt
inde ab exeunte saeculo IX usque ad finem saeculi XIII vitae. 1, Iohannes VIII-Urbanus II : 872-1099, ed.
I. M. Watterich, Lipsiae 1862, p. 326.
21. Y. Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Âge de saint Grégoire le Grand à la désunion entre Byzance et
Rome, Paris 1968 ; N. Dură, Le régime de la synodalité selon la législation canonique conciliaire, œcuménique,
du Ier millénaire, Bucarest 1999.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 281

remarquables par Blasios Pheidas, Vittorio Peri et Ferdinand Gahbauer 22. C’est à cette
époque que remonte le titre du pape de Rome comme « patriarche d’Occident », utilisé
à partir de 642 23 au moins et abandonné seulement en 2006, car devenu « obsolète » 24.
L’idée de pentarchie était restée présente même dans le cadre du courant réformiste.
En 1077 déjà, Grégoire VII avait cité le concile antiphotien de Constantinople (869-
870) comme octava synodus, signifiant par là qu’il le comptait parmi les sources du droit
canonique romain 25. Grâce à la place déterminante qu’y tinrent les légats pontificaux
à Constantinople, mais surtout grâce à son canon 22 contre l’immixtion des autorités
séculières dans les élections ecclésiastiques (censée avoir causé l’« usurpation » de Photios),
ce concile avait été opportunément redécouvert durant la querelle des investitures en
Occident 26. Ainsi, il trouva finalement sa place dans le Decretum de Gratien, l’instrument
par excellence des réformistes, s’assurant une bonne fortune dans la tradition canonique
occidentale 27. Avec ces textes, l’idée même de pentarchie, revisitée dans un contexte
favorable à l’Église romaine, entra également dans la nouvelle ecclésiologie post-
grégorienne. On la retrouve très tôt, par exemple dans le discours inaugural du grand
canoniste Rufin d’Assise en ouverture du concile de Latran III (1179) 28. On observe

22.  Β. Φειδάς [B. Pheidas], ῾Ο θεσμὸς τῆς Πενταρχίας τῶν πατριαρχῶν. 1, Προϋποθέσεις διαμορφώσεως τοῦ
θεσμοῦ τῆς Πενταρχίας τῶν πατριαρχῶν : ἐπίδρασις τῶν πρεσβείων τιμῆς καὶ τοῦ δικαίου τῶν χειροτονιῶν ἐπὶ τῆς ἐξελίξεως
τῆς ἐκκλησιαστικῆς διοικήσεως ἄχρι καὶ τῆς Δ´ οἰκουμενικῆς συνόδου (451) ; 2, ᾽Ιστορικοκανονικὰ προβλήματα περὶ τὴν
λειτουργίαν τοῦ θεσμοῦ τῆς Πενταρχίας τῶν πατριαρχῶν : ἡ ἐν μέσῳ τῶν παπικῶν καὶ πολιτειακῶν ἀντικανονικῶν τάσεων
κανονικὴ λειτουργία τοῦ θεσμοῦ τῆς Πενταρχίας τῶν πατριαρχῶν καὶ ἡ ἐπίδρασις τούτου ἐπὶ τοῦ συνοδικοῦ συστήματος
(451-453), ᾿Αθῆναι [Athènes] 1969-1970 ; V. Peri, La Pentarchia : istituzione ecclesiale (IV-VII sec.) e teoria
canonico-teologica, dans Bisanzio, Roma e l’Italia nell’Alto Medioevo, Spoleto 1988, t. I, p. 209-311, réimprimé
dans Id., Da Oriente e da Occidente : le Chiese cristiane dall’Impero Romano all’Europa moderna, Roma – Padova
2002, t. II, p. 815-904 ; F. R. Gahbauer, Die Pentarchietheorie : ein Modell der Kirchenleitung von den Anfängen
bis zur Gegenwart, Frankfurt 1993.
23. E. Morini, Roma nella Pentarchia, dans Roma fra Oriente e Occidente : 19-24 aprile 2001, Spoleto
(Settimana di studio sull’Alto Medioevo 49), Spoleto 2002, t. II, p. 833-942 ; Id., Roma e la pentarchia dei
patriarchi nella percezione dell’Oriente greco tardo-antico e medioevale, dans Forme storiche di governo della
Chiesa universale, a cura di P. Prodi (Quaderni di discipline storiche 18), Bologna 2003, p. 27-41.
24.  Voir la motivation officielle de cette décision par le Pontificio Consiglio per l’Unità dei Cristiani sur
le site officiel du Saint-Siège : http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/general-docs/
rc_pc_chrstuni_doc_20060322_patriarca-occidente_it.html. Les visiteurs de la ville de Rome ont pu constater
la modification de la titulature des cinq basiliques patriarcales historiques, témoins marquants de cette époque
(San Giovanni in Laterano, San Pietro in Vaticano, San Paolo fuori le Mura, Santa Maria Maggiore et San
Lorenzo fuori le mura), qui sont devenues depuis des basiliques papales.
25.  Das Register Gregors VII. 1, Buch I-IV, hrsg. von E. Caspar (MGH. Epistolae selectae 2/1), Berlin
1920, no IV, 22, p. 333 : « Similiter etiam, ut nulla potestas aut aliqua persona de huiusmodi honoris donatione
vel acceptione ulterius se intromittere debeat ; quod si presumpserit, eadem sententia et animadversionis
censura, quam beatus Adrianus papa in octava synodo de huiusmodi presumptoribus et sacre auctoritatis
corruptoribus statuit atque firmavit, se astrictum ac ligatum fore cognoscat. » Cf. H. E. J. Cowdrey, The
register of Pope Gregory VII, 1073-1085 : an English translation, Oxford 2002, p. 235. Voir sur ce concile
D. Stiernon, Histoire des conciles œcuméniques. 5, Constantinople IV, Paris 1967.
26. F. Dvornik, The Photian schism : history and legend, Cambridge 1948, p. 319-330.
27.  Ibid., p. 330-353.
28. G. Morin, Le discours d’ouverture du concile général de Latran (1179) et l’œuvre littéraire de Maître
Rufin, évêque d’Assise, Memorie della Pontificia Accademia Romana di archeologia s. 3, 2, 1927, p. 113-133,
ici p. 117 : « De quarum numero quinque praeelectae sunt, quasi quinque regiae civitates, quae sublimioribus
dotatae privilegiis inter ceteras ecclesias primatum sibi vindicant dignitatis : qualis est Antiochena metropolis,
qualis Alexandrina, item et Byzantina, nihilominus et Ierosolymitana ; multo magis haec quae ore semper est
celeberrimo nominanda, sacrosancta videlicet Romana ecclesia, quae, cum sit apex omnium cathedrarum,
282 D. I. mureşan

cependant que l’ordre d’honneur précisé dans ce texte ne place Constantinople qu’en
avant-dernière place (après Rome, Alexandrie et Antioche), tout en confortant en même
temps le principe monarchique romain alors en plein développement.

II. Le pape, les patriarches latins et le sacre impérial : quelques précisions


Il va de soi que cette nouvelle interprétation n’a pas été reçue de bon gré par les
Byzantins. Tout au long du xiie siècle, l’Église de Constantinople a essayé d’en assimiler les
implications et de contrecarrer les acquis de la réforme grégorienne dans l’Église de Rome
qui avaient transformé son autoreprésentation 29. De ce point de vue, l’échange épistolaire
entre le pape Innocent III et le patriarche Jean X Kamatéros est exemplaire. Juste avant la
quatrième croisade, les deux ecclésiologies se heurtèrent au plus haut niveau conceptuel,
posant et systématisant les enjeux des polémiques qui allaient bientôt se déplacer du niveau
théorique au niveau politique 30. Pour notre sujet, il est intéressant de noter que Jean X
questionne ponctuellement dans sa seconde lettre à Innocent III (vers 1200) les principes
de la nouvelle ecclésiologie grégorienne à l’aune de la théorie de la pentarchie. Contestant
la base scripturaire de la thèse de l’Église romaine comme « mère universelle de toutes les
Églises », il mettait en doute l’origine pétrinienne de l’évêché de Rome, en attribuant plutôt
la primauté à son ancien statut de capitale impériale. À la conception monarchique, il
opposait plusieurs images pentarchiques plus ou moins originales : l’idée des cinq grandes
Églises patriarcales, dont Rome était première comme entre sœurs d’une égale estime 31, la
figure des cinq sens différents mais également importants, ou bien l’image des cinq cordes
d’un instrument qui doivent s’accorder harmonieusement dans la musique du salut 32.
Innocent ne répondit pas immédiatement à cette contestation. L’urgence était alors à
l’organisation et au contrôle des débordements de la quatrième croisade. Dans une lettre
adressée en février 1204 au marquis Boniface de Montferrat, au comte Baudouin de
Flandre et aux autres chefs de la croisade parvenus sous les murailles de Constantinople,
Innocent III leur demandait de presser Alexis IV de faire acte de dévotion envers l’Église et
de jouer de toute son influence sur l’Église byzantine pour que « la fille retourne à la mère ».
L’empereur fantoche des croisés devait notamment convaincre le patriarche (Jean X) de :
[…] reconnaître, par ses envoyés nommés, la primauté et le magistère de l’Église romaine, et de nous
promettre révérence et obédience, et de demander du Siège Apostolique un pallium pris sur le corps
de saint Pierre, sans lequel l’office patriarcal ne peut être dûment exercé.

cum sit mater ecclesiarum omnium, magistra quoque omnium, dignissime ipsa sola omnium ecclesiarum
obtinere meruit monarchiam. »
29. J. Darrouzès, Les documents byzantins du xiie siècle sur la primauté romaine, REB 23, 1965, p. 42-
88 ; J.  Spiteris, La critica bizantina del primato romano nel secolo XII (Orientalia Christiana analecta 208),
Roma 1979.
30.  Darrouzès, Les documents byzantins (cité n. 29), p. 84-85 ; Spiteris, La critica (cité n. 29),
p. 248‑299.
31.  Spiteris, La critica (cité n. 29), remarque à juste titre qu’en renonçant à l’image ecclésiologique
« maternelle » et en retournant à la figure des « Églises sœurs », le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras
redécouvraient en 1960 l’essence de la pensée qu’on pourrait dire « œcuménique », pionnière sur ce point,
de Jean X Kamatéros.
32. A.  Papadakis, A. M.  Talbot, John  X Camaterus confronts Innocent  III : an unpublished
correspondence, BSl. 33, 1972, p. 26-41 (texte grec p. 33-41) ; Spiteris, La critica (cité n. 29), p. 266-281
(trad. et commentaire), p. 324-331 (texte grec) ; D. Nicol, The Papal scandal, dans The orthodox churches and
the West, ed. by D. Baker (Studies in Church history 3), Oxford 1976, p. 141-168, ici p. 145-147 (réimpr.
dans D. M. Nicol, Studies in late Byzantine history and prosopography, London 1986, no II).
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 283

Si les croisés n’y parvenaient pas, ils se rendraient encore une fois passibles d’excommu­
ni­cation, comme après la prise de Zara. Ainsi, c’était par la sollicitude des croisés que
« l’Église de Constantinople devait revenir à la dévotion et à la révérence envers le Saint-
Siège » 33.
C’est donc pour répondre aux injonctions pontificales de février 1204 que le
pactum commune conclu en mars 1204, entre les chevaliers franco-lombards et les
Vénitiens, touchait, entre autres, au sort du patriarcat de Constantinople. Ce document,
scrupuleusement respecté après la victoire, trace le partage du butin de guerre espéré selon
un parfait esprit d’équité féodale. Face à la résistance de Jean X Kamatéros, les croisés ont
trouvé le moyen de donner satisfaction aux injonctions pontificales. Personne ne saurait
être en effet plus obéissant envers le Saint-Siège qu’un prélat catholique. En conséquence
de quoi, décision fut prise de donner le patriarcat de Constantinople à la partie qui
sortirait perdante de l’élection impériale qui devait suivre la conquête 34. Étant donné la
prépondérance des chevaliers dans les décisions politiques, il était cependant prévisible
que le patriarcat reviendrait aux Vénitiens.
L’« Union » attendue devait donc s’accomplir selon le régime canonique que Vittorio
Peri a nommé «  normando-croisé  », pour avoir été mis d’abord en pratique par les
Normands dans l’Italie du Sud soustraite à l’Empire byzantin, et appliqué ensuite à
d’autres domaines croisés où les Normands continuèrent de jouer un rôle politico-militaire
essentiel. Selon ce modèle, la communauté visible des deux Églises unifiées pouvait tolérer
les manifestations du culte et des coutumes sacrées traditionnelles des Églises orientales,
mais à l’intérieur de la juridiction épiscopale de l’Église latine. Dans ce cadre, les patriarches
devaient être désignés et confirmés par les pontifes romains sur leurs sièges épiscopaux,
intégrés dans l’Église latine d’Orient. Cela pouvait avoir lieu soit selon un statut liturgique
et canonique mixte, soit en admettant un clergé et un culte parallèle de type byzantin 35.
Juste après la conquête et l’occupation de Sainte-Sophie, les membres du nouveau
chapitre vénitien de la cathédrale élurent comme patriarche de Constantinople, de leur
propre initiative, et en son absence, le sous-diacre vénitien Tommaso Morosini 36. Ce
n’était pas un geste que le pape pouvait accepter car une telle initiative aurait pu fournir
un précédent entraînant la perte du contrôle pontifical sur le patriarcat. Innocent III mit
alors en œuvre une prodigieuse transformation de cette institution, à la fois pour en finir
avec ses prétentions œcuméniques qui avaient affaibli les velléités universelles de l’Église

33. A. J. Andrea, Contemporary sources for the Fourth Crusade (The medieval Mediterranean 29), Leyde
20082, p. 88-90 [Reg. 6 : 229 (230)].
34. A. Carile, Per una storia dell’Impero latino di Costantinopoli (1204-1261), Bologna 19782, p. 148-159.
Voir surtout p. 267 : « (7) Sciendum etiam, quod clerici, qui de parte illa fuerint, de qua non fuerit imperator
electus, potestatem habebunt ecclesiam sancte Sophie ordinandi, et patriarcham eligendi ad honorem Dei
et sancte Romane Ecclesie et imperii. Clerici vero utriusque partis illas ecclesias ordinare debent, que sue
parti contigerint. De possessionibus vero ecclesiarum, tot et tantum clericis et ecclesiis debent provideri,
quod honorifice possint vivere et sustentari. Relique vero possessiones ecclesiarum dividi et partiri debent
secundum ordinem presignatum. »
35. V. Peri, L’Unione della Chiesa orientale con Roma : il moderno regime canonico occidentale nel
suo sviluppo storico, Aevum 58, 1984, p. 439-492.
36.  Carile, Per una storia (cité n.  33), p.  218-224 ; M. Angold, The Fourth Crusade : event and
context, London – New York 2003, p. 163-167 ; Ş. Marin, The First Venetian on the Patriarchal throne of
Constantinople : the representation of Tommaso Morosini in the Venetian chronicles, Quaderni della Casa
Romena 2, 2002, p. 49-90.
284 D. I. mureşan

romaine, et pour l’intégrer dans l’ordre monarchique forgé en Occident depuis Léon IX
et Grégoire VII 37.
Le pape s’est d’abord dressé avec véhémence contre l’initiative du chapitre de Sainte-
Sophie, en déclarant l’élection nulle et non avenue, pour avoir été faite avec l’immixtion
des laïcs. Comme une concession faite aux Vénitiens, il accepta néanmoins la personne
de Morosini, en l’ordonnant lui-même diacre, prêtre et évêque, et en le revêtant enfin
du pallium archiépiscopal le 30 mars 1205. Le patriarche latin de Constantinople devait
être dorénavant une création pontificale : il n’avait plus d’autres droits que les droits
spécifiques octroyés par le pape dans les lettres de pouvoir, qui circonscrivaient clairement
son autorité, avec le souci de la contrebalancer par les pouvoirs des légats pontificaux
de la capitale. Comme tout patriarche latin, mineur ou majeur, il ne pouvait plus se
passer de la confirmation pontificale. Cependant, il était impossible de ne pas prendre en
considération le statut patriarcal, avec le degré d’autonomie que cela impliquait, même
selon la conception romaine. Tout en critiquant l’immixtion des laïcs dans l’élection
du patriarche, le pape ne voulait pas pour autant entamer la liberté de l’élection. Le
successeur de Morosini devait être élu par tous les prélats des églises conventuelles de
Constantinople, qui devaient s’ajouter aux membres du chapitre de Sainte-Sophie pour
procéder à l’élection canonique. Élargissant l’électorat, le pape pensait limiter l’influence
vénitienne et ouvrir un champ de manœuvre entre les diverses factions 38. En effet, non
seulement Morosini (1204-1211), mais plus tard également Simon de Tyr (1229-1233)
et Pantaleone Giustiniani (1253-1261) ont été nommés directement par les papes, tout
comme peut-être Nicolas de Castro Arquato (1234-1251), même si les sources sur son
élection manquent. Gervais (1215-1217) et Matthaeus de Jesolo (1221-1226) ont été
nommés par les papes en dernière instance, après de longues vacances qui prouvèrent
l’inefficacité des électeurs. Ainsi, comme l’a bien souligné Robert Lee Wolff, le choix du
souverain pontife au sujet des patriarches latins est resté de cette manière déterminant
jusqu’à la fin de la domination latine à Constantinople 39.
Cette prééminence n’était pas due à une pression vénitienne, mais à un véritable choix
de stratégie ecclésiastique. En été et en automne 1206, juste après la nouvelle de la mort
du patriarche Jean X Kamatéros, eurent lieu à Constantinople une série de disputationes
entre d’un côté des représentants des Grecs, se trouvant sous la protection de l’empereur
Henri Ier, et de l’autre Tommaso Morosini et le légat pontifical Benoît de Sainte-Suzanne.
Profitant des conflits entre le patriarche latin et l’empereur Henri 40, les orthodoxes rejetèrent
publiquement l’élection de Morosini, pour ne s’être déroulée ni canoniquement, ni selon
l’ancien usage byzantin. Ce refus était fondé sur une déconstruction typiquement byzantine
du principe pétrinien. En revanche, pour le légat, la simple nomination du patriarche par
le pape se suffisait à elle-même. Une demande fut adressée au pape pour permettre aux
Grecs de Constantinople d’élire leur propre patriarche (et donc de restreindre l’autorité de
Morosini aux seuls Latins d’Orient). En retour, les Byzantins offraient la reconnaissance
immédiate du pape comme maître temporel par l’introduction de son nom dans les

37.  Pour plus de détails sur les implications canoniques de l’élection et nomination de Tommaso Morosini,
voir G. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, Verona 19812, t. 1, p. 172, 181-186.
38. L. de Mas Latrie, Les patriarches latins de Constantinople, Revue de l’Orient latin 3, 1895, p. 433‑456.
39. R. L. Wolff, Politics in the Latin patriarchate of Constantinople, 1204-1261, DOP 8, 1954, p. 225-
303, ici p. 229-230.
40.  Id., A footnote to an incident of the Latin occupation of Constantinople : the Church and the icon
of the Hodegetria, Traditio 6, 1948, p. 319-328.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 285

acclamations liturgiques pour les souverains. De plus, si au futur concile les sujets des
disputes trouvaient une solution, une reconnaissance de l’autorité spirituelle du pontife
devait également suivre 41. La réponse qu’Innocent III jugea suffisante fut d’admonester
Henri Ier dans le but de renforcer l’interdit jeté sur les Grecs. Devant le jeu de sourde
oreille du pape, les Byzantins répliquèrent en élisant en 1208 un patriarche œcuménique
de Constantinople en exil, Michel Autoreianos (1205-1221), qui procéda aussitôt au
couronnement et au sacre impérial de Théodore Laskaris à Nicée 42.
Il devient ainsi évident que le pape était entré dans une logique institutionnelle dont
il lui était impossible de sortir. Il était patent qu’à peine fondé, le patriarcat latin ne
répondait plus aux exigences de l’Union ecclésiastique. Et pourtant, le canoniste qu’était
le pape Segni semblait déterminé à parfaire, selon une certaine rationalité canonique, sa
nouvelle création institutionnelle jusqu’au bout. Dans les faits, l’emprise de la papauté sur
le patriarcat devait correspondre en même temps à une dépendance théorique du patriarcat
de Constantinople vis-à-vis de l’Église romaine, dans laquelle il faut voir le fruit de la
réflexion du même Innocent III 43. À cet effet, ce dernier a élaboré successivement deux
théories destinées à transformer de l’intérieur la pentarchie, pour passer d’un ensemble de
points coplanaires à un système pyramidal avec Rome pour sommet et les autres patriarcats
pour base. En bon canoniste, il n’a jamais été à court d’imagination pour reconstruire de
la sorte la représentation monarchique pontificale.
Selon sa première interprétation, avancée dès 1205, c’est au Saint-Siège que revenait
d’avoir promu Constantinople, de la dernière place où il se trouvait, au premier siège
parmi les quatre patriarcats orientaux. Ce siège, qui n’avait ni le nom ni la place d’un siège
apostolique (« nec nomen nec locum inter sedes apostolicas patriarchales haberet ») aurait
été élevé de la poussière (« quasi de pulvere suscitatam ») pour être placé par l’amour de
l’Église mère devant toutes les autres sœurs (Alexandrie, Antioche et Jérusalem). Son retour
à l’obéissance envers la mère incitait le pape à la reprendre sous la protection pontificale.
Cette capacité à promouvoir au premier rang le siège le plus récent sur le plan historique
(« novissimos facit primos »), en érigeant Constantinople en siège patriarcal (« eam in
patriarchalem sedem erexit »), n’était par ailleurs qu’une manifestation de la plénitude
du pouvoir ecclésiastique (« ecclesiastice plenitudine potestatis ») conférée par le Christ,
à travers saint Pierre, à son vicaire, le pape 44.
Une seconde interprétation fut avancée par le pontife après la mort de Tommaso
Morosini, lors de la longue vacance du siège qui suivit. Innocent III, employant désormais

41.  Nikolaos Mesarites, Die Disputation mit dem Kardinallegaten Benedikt und dem lateinischen
Patriarchen Thomas Morosini am 30. August 1206, dans A. Heisenberg, Neue Quellen zur Geschichte
des lateinischen Kaisertums und der Kirchenunion. 2, 1 (Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften. Philosophisch-philologische und historische Klasse, 2. Abteilung), München 1923, p. 15-25 ;
analysée par P. L’Huillier, La nature des relations ecclésiastiques gréco-latines après la prise de Constantinople
par les Croisés, dans Akten des XI. Internationalen Byzantinisten-Kongresses, München, 1958, hrsg. von F. Dölger
und H.‑G. Beck, München 1960, p. 314-320 ; Angold, The Fourth Crusade (cité n. 36), p. 182-184.
42.  Angold, The Fourth Crusade (cité n. 36), p. 182-184 ; P. Guran, From Empire to Church, and
back : in the aftermath of 1204, Revue des études sud-est européennes 44, 2006, p. 59-69 ; D. Angelov, Imperial
ideology and political thought in Byzantium, 1204-1330, Cambridge 2007.
43. W. O. Duba, The status of the patriarch of Constantinople after the Fourth Crusade, dans Diplomatics
in the Eastern Mediterranean 1000-1500 : aspects of cross-cultural communication, ed. by A. D. Beihammer
et al., Leiden 2008, p. 68-91.
44.  Ibid., p. 77-78, traduisant et interprétant le texte édité dans Die Register Innocenz’ III. Band 8,
8. Pontifikatsjahr, 1205/1206, bearb. von O. Hageneder et al., Wien 2001, no 19, p. 32-33.
286 D. I. mureşan

un langage fortement symbolique, entreprit de comparer les quatre patriarcats aux


évangélistes, selon leurs symboles animaliers traditionnels, assimilant de la sorte le pontife
romain à l’agneau du Christ. Ce travail fut accompli à l’aide de l’image des quatre animaux
fantastiques réunis autour du trône de la vision d’Ézéchiel (Ez 1, 4-13), reprise dans
l’Apocalypse (Ap 4, 7-8). Selon divers arguments historiques, Innocent associe à chaque
siège patriarcal un évangéliste et un animal : Alexandrie – Marc – le lion ; Antioche – Luc
– le taureau ; Jérusalem – Matthieu – l’homme ; enfin Constantinople – Jean – l’aigle.
Ce dernier est censé représenter le dernier évangéliste en date, mais qui s’était, à travers
la vision de l’origine divine du Christ, élevé comme l’aigle au-dessus des autres. L’exégèse
déclinée autour des quatre symboles pointe en fin de compte vers le trône central, le centre
d’intérêt véritable pour Innocent III, qui en tire la conclusion logique :
Ce trône est compris comme l’Église romaine, connue selon l’appellation commune comme « le Siège
apostolique », à savoir en effet le trône de l’Agneau, le trône de Celui qui vit dans les siècles des siècles ;
dans le giron duquel résident comme des filles, ou autour duquel se tiennent comme des servantes
en attente les quatre Églises patriarcales – l’Alexandrine, l’Antiochienne, la Hiérosolymitaine et la
Constantinopolitaine – qui sont désignées par ces quatre êtres vivants 45.
Cette construction théologique doit être replacée dans le cadre de la contribution
plus générale d’Innocent III à la systématisation de la réflexion théologique autour du
titre pontifical de vicarius Christi 46. Son apport principal fut d’articuler ce titre non
seulement à un sens pétrinien (déduction du titre plus ancien de vicarius Petri), mais aussi
à l’origine divine postulée de l’institution pontificale (vicarius Dei), détentrice ultime de la
fonction sacerdotale et royale du Christ. C’est en effet avec Innocent III que commence
l’interprétation de la Donation de Constantin comme une restitution, en la personne du
pape Sylvestre, de la souveraineté temporelle qui incombait à l’institution pontificale à
l’image de Melchisédech roi et prêtre. Le titre de vicarius Christi permettait de s’affranchir
de l’idée d’une autorité concédée politiquement par Constantin, forcément limitée (fût-
elle à l’Occident entier), pour affirmer en revanche une autorité universelle. Selon cette
lecture, ce n’était plus l’Église romaine, mais l’Église constantinopolitaine qui devait sa
primauté de rang à la piété de Constantin le Grand (« Sic Constantinopolitana Ecclesia
licet posterior tempore, postmodum propter honorificentiam piissimi Constantini praelata
est aliis dignitate ; sicque facti sunt primi novissimi, et novissimi primi »).
C’est seulement après ce renversement complet de significations que la pentarchie,
transformée pour signifier non plus la collégialité ecclésiale, mais la monarchie romaine,
trouva enfin pleinement sa place dans le corpus canonique de l’Église romaine. Le concile
de Latran IV, réuni en 1215 et considéré comme le sommet de l’activité d’Innocent III 47,
la fait figurer explicitement dans le contenu du canon 5 :

45.  Duba, The status (cité n. 43), p. 77-78, traduisant et interprétant le texte édité dans Innocentii III PP.
Regestorum lib. XV (PL 216), col. 675, ann. 15, no 156 : « Sedes ista Romana Ecclesia intelligitur, quae usitato
vocabulo sedes apostolica nuncupatur, utique sedes agni, sedes viventis in saecula saeculorum ; in medio cujus
quasi filiae in gremio resident et in circuitu astant quasi famulae in obsequio quatuor patriarchales Ecclesiae,
Alexandrina, Antiochena, Jerosolymitana et Constantinopolitana, quae per illa quatuor animalia designantur. »
Voir aussi Caesar Baronius, dans Annales ecclesiastici, denuo excusi et ad nostra usque tempora perducti ab
A. Theiner, Barri-Ducis 1870, t. 20 (1198-1228), p. 299, ann. 1212, no 43.
46.  Maccarrone, Vicarius Christi (cité n. 18), p. 109-118.
47.  Sur l’œuvre canonique de Latran IV, voir The history of medieval canon law in the classical period
(1140-1234) : from Gratian to the decretals of Pope Gregory IX, ed. by W. Hartmann and K. Pennington,
Washinghton 2008, p. 341-352.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 287

(5.) Le rang des patriarches. Renouvelant les anciens privilèges des sièges patriarcaux, avec
l’approbation du saint concile universel, nous prescrivons ce qui suit : après l’Église romaine qui, le
Seigneur en disposant ainsi, détient la primauté du pouvoir ordinaire sur toutes les autres Églises
en tant que mère et maîtresse de tous les chrétiens, l’Église de Constantinople détiendra la première
place, celle d’Alexandrie la deuxième, celle d’Antioche la troisième, celle de Jérusalem la quatrième,
chacune conservant son rang propre. Ainsi, après avoir reçu du pontife romain le pallium, insigne
de la plénitude de la fonction pontificale, et après lui avoir juré fidélité et obéissance, leurs évêques
accorderont eux-mêmes licitement le pallium à leurs suffragants, recevant d’eux la profession
canonique et, au nom de l’Église de Rome, la promesse d’obéissance. Ils feront porter partout devant
eux la croix du Seigneur, sauf dans la ville de Rome et partout où se trouvera le souverain pontife
ou son légat portant les insignes de la dignité apostolique. Dans toutes les provinces soumises à leur
juridiction, on en appellera à eux lorsque cela sera nécessaire, étant saufs les appels interjetés au
Siège apostolique que tous doivent humblement respecter 48.
Ce canon s’inscrit parfaitement dans la logique plus vaste d’Innocent III envers le rite
grec. Il était même témoin d’un infléchissement : de son intransigeance initiale, tendant
vers un effacement complet des particularités du rite oriental, le pape en venait à plus de
tolérance dans le cadre ecclésiastique latin 49. Mais si la pentarchie fut évoquée au concile de
Latran IV, c’était d’abord parce qu’elle avait été reconstituée par la nomination sur les quatre
sièges patriarcaux de prélats latins. En particulier, Innocent III mit fin à la vacance qui suivit le
patriarcat de Morosini en nommant justement à Latran IV le favori du parti franc, Gervais 50.
Le concile de Latran IV eut un impact sans précédent à travers la chrétienté latine,
ses décisions étant progressivement partout mises en œuvre par des conciles locaux 51.
Ses canons furent également reçus et interprétés systématiquement par les canonistes.
En particulier, le canon concernant les patriarches entra en fin de compte dans le Corpus
iuris canonici avec la promulgation en 1234 par Grégoire IX du Liber extra, ajouté au
Décret de Gratien grâce au travail de compilation de Raymond de Peñafort. Désormais,
la pentarchie monarchique faisait partie intégrante de la perception de l’architecture du
monde ecclésial occidental 52.

48.  Les conciles œcuméniques. 2, Les décrets. 1, Nicée I à Latran V, texte original établi sous la dir. de G. Alberigo,
trad. par J. Mignon, Paris 1994, p. 506-507 : « 5. De dignitate patriarcharum. Antiqua patriarchalium sedium
privilegia renovantes, sacra universali synodo approbante, sancimus ut post Romanam Ecclesiam, quae disponente
Domino super omnes alias ordinariae potestatis obtinet principatum, utpote mater universorum Christi fidelium
et magistra, Constantinopolitana primum, Alexandrina secundum, Antiochena tertium, Hierosolymitana quartum
locum obtineat, servata cuilibet propria dignitate : ita quod postquam eorum antistites a Romano pontifice
receperint pallium, quod est plenitudinis officii pontificalis insigne, praestito sibi fidelitatis et obedientiae
iuramento, licenter et ipsi suis suffraganeis pallium largiantur, recipientes pro se professionem canonicam, et pro
Romana Ecclesia sponsionem obedientiae ab eisdem. Dominicae vero crucis vexillum ante se faciant ubique deferri
nisi in urbe Romana, et ubicumque summus pontifex praesens extiterit, vel eius legatus utens insigniis apostolicae
dignitatis. In omnibus autem provinciis eorum iurisdictioni subiectis, ad eos, cum necesse fuerit, provocetur : salvis
appellationibus ad Sedem Apostolicam interpositis, quibus est ab omnibus humiliter deferendum. »
49.  Ibid., p. 504-506 et 512, les canons 4. De superbia Graecorum contra Latinos et 9. De diversis ritibus
in eadem fide : A. Andrea, Innocent III and the Byzantine rite : 1198-1216, dans Urbs capta : the Fourth
Crusade and its consequences, sous la dir de A. Laiou (Réalités byzantines 10), Paris 2005, p. 111-122.
50.  Sur l’histoire de la longue vacance produite par le grave conflit entre les Vénitiens et les Francs qui
minait de l’intérieur le fonctionnement du patriarcat latin, Wolff, Politics (cité n. 39), p. 247-254.
51.  The history of medieval canon law (cité n. 47), p. 353-366.
52.  Ibid., p. 367-378 ; cf. Corpus iuris canonici : editio Lipsiensis secunda. 2, Decretalium collectiones.
Decretales Gregorii P. IX, Liber Sextus Decretalium, Bonifacii P. VIII, Clementis P. V. constitutiones, Extravagantes
tum Viginti Ioannis P. XXII. tum communes, ed. Ae. Friedberg, Lipsiae 1881, c. 866 : Lib. V. Tit. XXXIII,
cap. XXIII De privilegiis.
288 D. I. mureşan

La « banalisation » du patriarcat de Constantinople ne s’est pas opérée seulement au niveau


théorique, mais aussi au niveau institutionnel. Auparavant, son caractère œcuménique avait
été corroboré par le fait que le patriarche, comme archevêque de Constantinople, n’avait
pas de suffragants propres. Cette défaillance apparente impliquait que son véritable diocèse
était l’orbis suo (selon l’expression de 1024 discutée plus haut), les autres métropolites
et archevêques autocéphales apparaissant comme ses véritables suffragants. Ce qui s’est
produit à l’époque de la domination latine, c’est la profonde transformation de la taxis
ecclésiastique byzantine, notamment sur ce point. Comme le relève l’étude attentive par
Wolff du Pontificale latin comparé aux Notitia episcopatuum, à l’époque de la Francocratie le
pape rattacha au patriarcat de Constantinople, comme ses suffragants directs, trois anciennes
métropoles (Selymbria, Pegae, Chalcédoine), un ancien archevêché autocéphale (Derkos)
et deux anciens évêchés d’Héraclée (Athyra et Panion), ce qui lui conférait désormais la
structure technique d’une métropole 53. Sans qu’il soit possible de conclure si cette politique
fut un acte conscient ou le simple effet des restrictions matérielles subies par l’Église à
l’époque, toujours est-il que cette apparente croissance territoriale correspondait en réalité à
un effacement du statut patriarcal effectif, supra-métropolitain. L’Église de Constantinople
se voyait ainsi rabaissée au statut nominal d’un patriarcat qui ne différait d’autres métropoles
ou d’un autre primat latin que par le nom.
Dans ces conditions, la principale qualité qui distinguait encore le patriarche était le
privilège de sacrer les empereurs, privilège qui demeurait encore par la force de la tradition
historique. Ce point mérite une discussion, d’autant plus que R. L. Wolff semble avoir
mal compris les documents qui y font allusion. Les interprétant à tort, celui-ci affirme
que le pape aurait réservé au patriarche latin uniquement le sacre des rois nommés par les
empereurs latins. Ainsi, selon lui, la bulle de pouvoirs conférée à Tommaso Morosini en
1205 lui aurait accordé aussi « the right to anoint kings in the Empire of Constantinople
if they should ask it and with the consent of the Emperor » 54. De même, la bulle de
nomination de Gervais de 1215 aurait reconnu à celui-ci « the right to anoint kings with
the consent of the Emperor » 55.
Si l’on compare cependant les deux bulles, il ressort d’emblée que nous avons affaire
à un formulaire identique : 56 57
[1205] [1216]
tibi personaliter indulgemus, ut, si qui reges in tibi personaliter indulgemus, ut, si qui reges in
Constantinopolitano imperio fuerint inungendi, Constantinopolitano imperio fuerint inungendi,
dum tamen a te inunctio postuletur, et assensus modo tamen a te inunctio postuletur et assensus
imperialis accedat, inungas 56. imperialis accedat, inungas 57.

53. R. L. Wolff, The organization of the Latin Patriarchate of Constantinople, 1204-1261, Traditio 6,


1948, p. 33-60, notamment p. 44-60 ; F. Van Tricht, The Latin renovatio of Byzantium : the Empire of
Constantinople (1204-1228) (The medieval Mediterranean 90), Leiden 2011, p. 321-332.
54.  Wolff, Politics (cité n. 39), p. 231.
55.  Ibid., p. 253.
56.  Innocentii III PP. Regestorum lib. VIII (PL 215), col. 576 D, no xx (104).
57. K. Hampe, Aus verlorenen Registerbänden der Päpste Innozenz III. und Innozenz IV., Mitteilungen
Instituts für österreichische Geschichtsforschung 23, 1902, p. 545-567, ici p. p. 560 no 14. Avant la découverte par
Hampe de ce volume perdu du Registre pontifical d’Innocent III, on connaissait son contenu grâce aux rubriques
publiées par A. Theiner, Vetera monumenta Slavorum meridionalium historiam illustrantia. 1, Ab Innocentio
PP. III. usque ad Paulam PP. III, 1198-1549, Romae 1863, p. 66 : « Patriarche Constantinopolitano indulgetur,
quod subditos suos ab iniectione manuum et etiam falsarios absolvere, et Reges in Constantinopolitano
Imperio inungere. »
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 289

nous te concédons personnellement [ceci  :] – si des rois devaient être sacrés dans l’empire de
Constantinople, pourvu toutefois que la demande de sacre te soit adressée [sous-entendu : et non
pas directement au pape] et que l’accord impérial s’y ajoute – [nous te concédons donc de
pouvoir] les oindre.
Nous ne connaissons pas de rois latins de Thessalonique (1204-1224) qui auraient été
sacrés par le patriarche de Constantinople. Nous savons en revanche pertinemment que
des patriarches de Constantinople ont bien sacré des empereurs latins. Peut-on accepter
qu’ils aient ainsi outrepassé de manière flagrante la lettre de pouvoir octroyée par le pape
qui définissait clairement leurs prérogatives, sans flétrir la jalousie pontificale ? Comment
interpréter alors cette apparente ambigüité ? À la lumière de cette interrogation, la lecture
de ces textes lapidaires commence à s’éclaircir : les « rois » destinés au sacre dans/pour
l’Empire constantinopolitain devaient plutôt être tout bonnement les empereurs latins,
et non quelques rois latins éphémères de l’époque. L’utilisation du terme reges dans ce
contexte relève tout simplement de la conception nouvelle de l’institution impériale
qu’Innocent III avait d’abord élaborée pour l’Empire d’Occident. En poussant jusqu’au
bout la conception vicariale de l’institution impériale 58, les souverains pontifes, aux prises
avec les empereurs Saliens et Hohenstaufen, avaient insisté sur la distinction de nature
entre la capacité royale du rex Romanorum choisi par les électeurs du Saint-Empire, et
la qualité impériale qui lui était conférée uniquement par le sacre et le couronnement
pontifical, à Rome. L’empereur d’Occident devenait ainsi techniquement un roi promu
et créé empereur par le pape. Avec la fondation de l’Empire latin de Constantinople,
dont la direction fut conférée par les croisés à des princes du Saint-Empire, le pape devait
ménager l’égalité des deux empires, avec la préséance naturelle de celui d’Occident 59.
En même temps, Innocent III ne pouvait accepter l’introduction, dans le système de
la chrétienté latine, d’autocrates byzantins, fussent-ils catholiques, qui lui auraient créé
d’autres problèmes politiques. Il avait donc tout simplement imposé l’interprétation
pontificale élaborée pour le Saint-Empire dans le cadre de la nouvelle institution impériale
issue de la quatrième croisade. Dans cette lecture, l’assensus imperialis qui devait s’ajouter
comme une précondition du sacre de l’empereur latin de Constantinople devait être celui
de l’empereur d’Occident, dont le pape s’efforçait ainsi de ménager la susceptibilité.
Pour comprendre ce transfert d’idées d’un empire à l’autre, il est instructif de noter
que le patriarche Nicolas (1234-1251) avait non seulement pris part au concile de Lyon I
(1245), mais avait même apposé son sceau sur la condamnation de l’empereur Frédéric II
à la droite de la bulle d’Innocent IV 60. Il est évident que ni lui, ni le pape ne sauraient plus
tolérer dans l’Empire latin d’Orient les idées « césaropapistes » qu’ils condamnaient alors
même en Occident 61. Il faut observer dans ce sens que le privilège de sacrer les empereurs
d’Orient était également conféré au patriarche latin de Constantinople uniquement par
mesure d’indulgence pontificale. Même dans cette fonction, le patriarche n’agissait qu’en
vertu d’une concession personnelle (personaliter), au titre de laquelle il représentait en

58.  Stickler, Imperator vicarius Papae (cité n. 19).


59. S. Brezeanu, Translatio Imperii und das Lateinische Kaiserreich von Konstantinopel, Revue roumaine
d’histoire 14, 1975, p. 607-617 ; Id., Das Zweikaiserproblem in der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts, Revue
roumaine d’histoire 17, 1978, p. 249-267.
60.  Mas Latrie, Les patriarches latins (cité n. 38), p. 434-435 ; Les conciles œcuméniques (cité n. 48),
p. 586-596.
61. G. Dagron, Le « césaropapisme » en Occident : l’empereur Frédéric II, dans Id., Idées byzantines,
Paris 2012, t. II, p. 415-428.
290 D. I. mureşan

réalité le souverain pontife, qui s’était réservé depuis la réforme grégorienne le privilège de
faire et, à la rigueur, de défaire l’empereur de l’Occident. Il allait sans dire qu’il ne pouvait
en être autrement avec les nouveaux empereurs d’Orient. C’est pourquoi il était nécessaire
que ce privilège soit reconfirmé, toujours personaliter, à chaque nouvelle nomination de
patriarche.
Le premier empereur latin de Constantinople, Baudouin Ier, sacré et couronné le
16 mai 1204, n’a pu bénéficier des services du patriarche latin de Constantinople, qui ne
sera nommé en bonne et due forme qu’une année plus tard. Ce sont des évêques latins
présents alors dans la capitale à côté des croisés qui officièrent 62. Mais un recours au
modèle byzantin eut lieu dès que possible, tant était incontournable sa présence dans ces
lieux profondément habités par l’histoire impériale de Constantinople. Pour échapper aux
aléas des élections de leurs fougueux barons, les empereurs, à commencer par Henri Ier
de Flandre, ont essayé de se faire reconnaître comme des souverains élus par la grâce de
Dieu, selon le modèle byzantin 63. Ainsi, Henri Ier avait exigé, avant son avènement, de se
faire couronner par Tommaso Morosini : « ut deberemus coronari a domino patriarcha
secundum Dei providentiam ». Il a été effectivement couronné par le patriarche latin à
Sainte-Sophie le 20 août 1206. De même, Robert de Courtenay fut sacré et couronné
par le patriarche Matthieu le 25 mars 1221 avec tous les insignes impériaux byzantins 64.
Il n’en reste pas moins que, comme les lettres de nomination discutées plus haut
le prouvent à l’envi, le pape restait à l’origine du sacre, dont les patriarches latins ne
s’acquittaient que par délégation. C’est ce que prouve en réalité le couronnement de
Pierre de Courtenay, qui eut lieu le 9 avril 1217 à Rome, dans la basilique Saint-Laurent-
hors-les-Murs. Au-delà de la conjoncture (le mariage avec Yolande de Hainaut, l’héritière
d’Henri Ier), c’était la nouvelle donne liturgico-politique créée par Innocent III qui se
révélait dans cet événement : tout comme son frère d’Occident, l’empereur d’Orient était
une création pontificale, fût-ce directement ou par la personne interposée du patriarche
latin 65. Ceci explique qu’en raison des multiples conflits qui les opposaient aux patriarches
latins, les empereurs aient préféré accentuer leur dépendance directe vis-à-vis du pape,
pour vaincre les résistances des premiers 66.

III. Les patriarches latins en exil, entre croisade et Union


Après la libération de Constantinople par l’armée byzantine (1261), tant l’empereur latin
Baudouin II que le patriarche Pantaléon Giustiniani se réfugièrent en Occident. On n’a pas
de renseignements sur l’activité du patriarche, mais il seconda peut-être Baudouin dans sa
tentative de constituer une coalition pour reconquérir son Empire. Ce n’est qu’après la mort
de ce dernier (1273) que l’on retrouve Pantaléon Giustiniani au concile de Lyon II (1274), où

62.  Van Tricht, The Latin renovatio of Byzantium (cité n. 53), p. 82-84.
63.  Sur l’appropriation du modèle impérial byzantin par les premiers empereurs latins, voir T. Shawcross,
Conquest legitimised : the making of a Byzantine emperor in Crusader Constantinople (1204-1261), dans
Byzantines, Latins, and Turks in the eastern Mediterranean world after 1150, ed. by J. Harris, C. Holmes,
E. Russell, Oxford 2012, p. 181-220.
64.  Van Tricht, The Latin renovatio of Byzantium (cité n. 53), p. 74-75 ; le patriarche Matthieu avait
reçu du pape Honorius III, par une bulle du 8 février 1221, le même droit de inungere reges (Mas Latrie,
Les patriarches latins [cité n. 38], p. 434).
65. P. Giorgia, San Lorenzo fuori le Mura e l’incoronazione imperiale di Pierre de Courtenay, Mélanges
de l’École française de Rome. Moyen-Âge, Temps modernes 111/1, 1999, p. 141-157.
66.  Van Tricht, The Latin renovatio of Byzantium (cité n. 53), p. 318-322.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 291

il assista, sans doute en connaisseur, à la profession de foi déposée par la délégation impériale
au nom de Michel VIII Paléologue. En comparant le texte impérial de la profession de foi
avec le texte pontifical qui fut finalement adopté, Luca Pieralli mit en évidence la tendance
à effacer toute différence entre les anciens patriarcats et les autres Églises, qui avaient reçu
leurs prérogatives plus récemment par concession de Rome, seule détentrice de la plenitudo
potestatis 67. La continuité politique est frappante entre le traitement accordé par la papauté au
patriarcat latin après 1204 et au patriarcat œcuménique restauré à Constantinople, comme si
rien ne les distinguait. Il n’est donc pas étonnant que cela ait suscité la résistance du monde
orthodoxe face aux décisions imposées à Lyon.
Au moment où le caractère définitif de l’exil du patriarche devint évident, les papes
commencèrent à se soucier de conférer une assise territoriale à ce prélat désormais dépourvu
d’Église, de fidèles et de revenus. Deux solutions furent tentées. D’abord, Boniface VIII,
nommant patriarche en 1302 Leonardo Faliero, lui confia l’archevêché latin de Candie
(Crète). Cette concession crétoise fut maintenue et réaffirmée par Clément V dans la bulle
de nomination de Nicolas 68 (archevêque de Thèbes, patriarche de 1308 à 1330). Puis le
plan pontifical changea et le 8 février 1314, Clément V unit à perpétuité au patriarcat de
Constantinople l’Église de Négrepont, en établissant le titulaire dans l’église Sainte-Marie
de la ville 69. Cette nouvelle situation perdura jusqu’à la prise de l’Eubée par les Ottomans
en 1470 70.
De toute manière, plus encore qu’à l’époque de l’Empire latin, les Vénitiens continuèrent
à fournir la majorité des détenteurs du titre, étant donné que la structure du patriarcat se
pliait à la configuration du domaine colonial de la République, de la Crète à Négrepont 71.
Création vénitienne, le patriarcat latin devait le rester plus encore dans les conditions de
l’exil. Quelques sources nous révèlent le principe de cette emprise, tant pontificale que
vénitienne. Après la mort du patriarche Nicolas (1330), Jean XXII faisait savoir à son
légat en Lombardie que devait être nommée au siège patriarcal de Constantinople une

67. L. Pieralli, Primato romano e la dignità dei patriarcati nella professione di fede lionese, Römische
historische Mitteilungen, 45, 2003, p. 199-218, ici p. 202 sq. : « […] apud quam (sc. Romanam Ecclesiam)
sic potestatis plenitudo consistit, quod Ecclesias ceteras ad sollicitudinis partem admittit, quarum multas et
patriarchales precipue diversis privilegiis eadem Romana Ecclesia honoravit, sua tamen prerogativa tam in
generalibus conciliis quam in quibuscumque aliis semper salva. »
68.  Regestum Clementis Papae V. Annus tertius, Romae 1886, no 2831, p. 123-124.
69.  Regestum Clementis Papae V. Annus nonus, Romae 1888, no  10271, p. 82-83 ; Baronius, Annales
ecclesiastici (cité n.  45), Barri-Ducis 1880, t. 24 (1313-1333), ann. 1314, no 11 ; K. M. Setton, The papacy
and the Levant, 1204-1571. 1, The thirteenth and fourteenth centuries, Philadelphia 1976, p. 463. Cette bulle
sera confirmée par Jean XXII le 23 juin 1332 (Mas Latrie, Les patriarches latins [cité n. 38], p. 436-437).
70. J. Koder, Negroponte : Untersuchungen zur Topographie und Siedlungsgeschichte der Insel Euboia während
der Zeit der Venezianerherrschaft, Wien 1973, p. 92. L’existence d’un palais patriarcal à Négrepont est attestée par
un document de 1326 : P. Wirth, Ein bisher unbekannter lateinischer Patriarch von Konstantinopel, BZ 54,
1961, p. 88-90, n. 9. Pour sa localisation voir Δ. Δ. Τριανταφυλλόπουλος [D. D. Triantaphyllopoulos],
῾Η μεσαιωνική Χαλκίδα καί τά μνημεῖα της (Σχεδίασμα ἀρχαιολογικῆς βιβλιογραφίας), ᾿Αρχείον Εὐβοϊκῶν μελετῶν 16,
1970, p. 183-204, ici p. 200-201. 
71. B. Krekić, Deux notes concernant le patriarcat latin de Constantinople au xive siècle, REB 20,
1962, 202-209 ; F. Thiriet, P. Wirth, La politique religieuse de Venise à Négrepont à la fin du xive siècle »,
BZ 56, 1963, p.  297-303 ; pour les propriétés du patriarcat à Négrepont voir Π. Μαστροδημήτρης
[P. Mastrodèmètrès], Το λατινικό πατριαρχείο στην Εύβοια (Negroponte) και τα εκεί κτήματά του, dans
Βενετία-Εύβοια : από τον Εύριπο στο Νέγροποντε : πρακτικά διεθνούς συνεδρίου, Χαλκίδα, 12-14 Νοεμβρίου 2004,
επιμέλεια Χ. Α. Μαλτέζου, Χ. Ε. Παπακώστα [éd. par Ch. A. Maltezou, Ch. E. Papakosta], ᾿Αθῆναι – Βενετία
[Athènes – Venise] 2006, p. 119-124, ici p. 122-124.
292 D. I. mureşan

personnalité bien vue par Venise 72. Deux ans plus tard seulement, en 1332, suite aux
efforts continuels du Sénat vénitien auprès du pape « ut dignaretur ipsum conferre alicui
nostro Veneto », le pape nommait à cette dignité Cardinale Morosini 73. Une lettre de
recommandation du 29 mai 1389, faite en faveur d’Antonio Venier, fils de Donato, précise
que si le pape rejetait sa personne, il était au moins prié de donner le siège patriarcal à un
autre Vénitien 74. Cette réserve met cependant en lumière la résistance pontificale à une
telle inféodation sans conditions. Toujours est-il que sur l’assise de Négrepont et avec le
soutien de Venise, le patriarcat latin de Constantinople occupait tant bien que mal, même
en situation d’exil, une position de clé de voûte dans la hiérarchie latine d’Orient.
Cette stabilisation du patriarcat latin de Constantinople doit être replacée dans les
visées croisées de Clément V, le dernier pontife qui ait sérieusement tenté d’organiser une
croisade. Ce pape avignonnais soutenait indéfectiblement le dessein impérial du capétien
Charles de Valois, le mari de Catherine de Courtenay, l’héritière du dernier empereur latin
de Constantinople, Baudouin II 75.
Produit d’une croisade déviée, le « programme génétique » du patriarcat latin restait
attaché à l’organisation d’une autre expédition destinée à récupérer les terres perdues.
Dans une masse de projets élaborés au début du siècle, celui exposé par Marino Sanudo
l’Ancien dans Secreta Fidelium Crucis domine par son importance. Rédigé en trois versions
successivement augmentées, ce livre fut présenté à Clément V en 1309, et à Jean XXII
en  1321. Défendant le choix stratégique d’un blocus et une conquête de l’Égypte,
considérée comme la pierre angulaire de l’Islam, il concluait que sa chute provoquerait
la défaite totale de l’ennemi et une série de victoires faciles, qui mèneraient partout à
la restauration de la Sainte Église dans sa splendeur passée, y compris dans l’Empire
byzantin 76 :
[…] afin que les très vénérables patriarches, tes sujets et vassaux, qui ont été il y a peu de temps
chassés de l’héritage personnel de leurs prédécesseurs, puissent retourner dans leurs sièges et les occuper
paisiblement de pair avec ceux qui ont été écartés de ces parties et de leurs suffragants : à savoir le
vénérable patriarche d’Antioche, le patriarche d’Alexandrie et le patriarche de Constantinople, et
non en dernier lieu le vénérable père le seigneur patriarche de Jérusalem, du fait de la dignité de
ce très-saint lieu 77.
Ce texte permet de comprendre le rôle que tenait dans cette grande stratégie le
patriarche latin de Constantinople. Sanudo proposait en effet au pape, pour assurer le
blocus de l’Égypte, d’organiser une flotte permanente composée de dix navires, chacun
fort de 250 personnes, devant être commandés et subventionnés par le Saint-Siège. La
constitution de cette flotte était soigneusement répartie entre les potentats latins de la

72. R.-J. Loenertz, Cardinale Morosini et Paul Paléologue Tagaris, patriarches, et Antoine Ballester, vicaire
du Pape, dans le patriarcat de Constantinople (1332-34 et 1380-87), REB 24, 1966, p. 224-256, ici p. 227.
73.  Pour ce personnage, de la même famille que le premier patriarche latin de Constantinople, voir ibid.,
p. 225-227 ; Fedalto, Chiesa latina in Oriente (cité n. 37), t. 1, p. 340.
74. F. Thiriet, Regestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie. 1, 1329-1399, Paris
1958, p. 181 no  752 ; Id., La Romanie vénitienne au Moyen Âge : le développement et l’exploitation du domaine
colonial vénitien (xiie-xve siècles), Paris 1959, p. 284-285.
75. S. Menache, Clement V, Cambridge 2003, p. 119-121.
76. A. Laiou, Marino Sanudo Torsello, Byzantium and the Turks : the background to the Anti-Turkish
League of 1332-1334, Speculum 45, 1970, p. 374-392, ici p. 377.
77. J. Bongars, Gesta Dei per Francos, Hanoviae 1611, t. 2, p. 94 ; Marino Sanudo Torsello, The
Book of the secrets of the faithful of the Cross, transl. by P. Lock, Burlington 2011, p. 154.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 293

Méditerranée orientale : les Zaccaria de Chios, Guglielmo Sanudo (duc de l’Archipel),


le patriarche latin de Constantinople, l’archevêque de Crète, les Ghisi, les Hospitaliers et
enfin le roi de Chypre. Le navire de Négrepont devait être équipé « par le patriarche de
Constantinople et son clergé, avec les seigneurs et les vassaux de l’île de Négrepont » 78.
C’est effectivement à cette époque que le patriarche Nicolas (« quondam bone memorie
dominum Nicolaum, dei et apostolice sedis providentia sancte constantinopolitane ecclesie
patriarcham »), qui avait reçu pour son patriarcat la concession de l’Église de Négrepont
(« cui per summum pontificem ecclesia Nigropontis erat unita ») avait conclu un acte
établissant que le clergé grec devait verser annuellement cinquante hyperpères et pas un
centime de plus. Les Grecs de l’île y avaient consenti en vue de la finalité antiturque de
l’entreprise. Mais plus tard, en 1383, lorsque les agents du patriarcat latin passèrent outre
les limites clairement spécifiées par cet accord en soumettant les fidèles orientaux à de
nombreuses vexations, les prêtres grecs intervinrent auprès du Sénat vénitien et obtinrent
la condamnation des abus et la confirmation de l’ancien privilège accordé par le patriarche
Nicolas 79.
Cette place prééminente du patriarche latin de Constantinople fut confirmée lors
de la croisade de 1344. Le patriarche Henri d’Asti, nommé par Clément VI légat et
commandant en chef de l’armée coalisée, dirigea une force de 27 navires qui arriva en
décembre 1344 par surprise dans le port de Smyrne mal défendu par Umur d’Aydin. La
ville fut prise suite à un assaut général. Mais durant l’expédition, Umur surprit Henri d’Asti
et d’autres chefs croisés en train de prier dans l’église abandonnée de la métropole, où ils
furent tous massacrés le 17 janvier 1345 80. Il est intéressant de lire cet épisode raconté
par Jean Cantacuzène, alors très lié à Umur pacha, qui décrit les conditions de la mort
d’Henri d’Asti, précisant qu’il avait été consacré comme de coutume par le pape depuis
la division des Églises (τοῦ Κωνσταντινουπόλεως πατριάρχου, ὅν ὁ Πάπας εἴωθε χειροτονεῖν
μετὰ τὴν διαίρεσιν τῆς ἐκκλησίας). Sa mort en habits liturgiques alors qu’il était en train
d’officier dans l’église de la métropole orthodoxe abandonnée prend par son ironie tragique
un caractère exemplaire que manifeste le désaveu silencieux de Cantacuzène 81. Furent
nécessaires toute l’attention de Clément VI et l’implication d’Humbert de Viennois et
des chevaliers Hospitaliers pour sauver dans les années suivantes l’implantation croisée de
Smyrne. Mais cette ville conquise par le sacrifice du patriarche latin de Constantinople
résista jusqu’à sa reprise par Tamerlan en 1403 82.
Un rôle éminent semblable fut joué par une autre figure importante de la croisade,
Pierre Thomas 83. Ce carme s’illustra en 1355 en Serbie, où il essaya d’attirer à la foi latine
Étienne Dušan, puis en 1357 dans le dialogue avec l’Église byzantine 84. Il se fit remarquer
par son zèle prosélyte dans ses rapports avec les orthodoxes de Crète et de Chypre. Comme
légat pontifical, il sacra en 1360 Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre. Lors d’un long tour

78.  Ibid., p. 62-63 ; Laiou, Marino Sanudo (cité n. 76), p. 378.


79.  Thiriet – Wirth, La politique religieuse de Venise (cité n. 71), p. 297-303.
80.  Setton, The papacy and the Levant (cité n. 69), p. 188-193.
81.  Ioannis Cantacuzeni eximperatoris historiarum libri IV, éd. L. Schopen (CSHB 20), t. 2, Bonnae
1831, p. 582-583 (III, 95).
82.  Setton, The papacy and the Levant (cité n. 69), p. 194-223.
83. N. Jorga, Philippe de Mézières 1327-1405 et la croisade au xive siècle, Paris 1896 ; F. J. Boehlke,
Pierre de Thomas, scholar, diplomat and crusader, Philadelphia 1966.
84. J. Darrouzès, Conférence sur la primauté du pape à Constantinople en 1357, REB 19, 1961,
p. 76-109.
294 D. I. mureşan

européen en faveur de la croisade, il fut promu par Urbain V archevêque de Crète en 1362,
fonction dans laquelle il participa à la pacification de l’île après la révolte antivénitienne.
C’est pour couronner un tel parcours qu’en mai 1364, il fut nommé patriarche de
Constantinople et légat de la croisade pour accompagner Pierre de Lusignan dans son
expédition contre Alexandrie. Mais contre son avis, l’armée croisée se retira de cette ville
réduite en ruine 85. Tombé malade à son retour à Famagouste, il mourut en odeur de
sainteté et fut rapidement canonisé à la demande de Pierre Ier lui-même. La Vita rédigée
par son disciple Philippe de Mézières devint par la suite un chef-d’œuvre de propagande
en faveur de la croisade 86.
Sur la même ligne, le successeur de Pierre Thomas, Paul de Thèbes, fut envoyé en 1367
à Constantinople pour négocier un projet d’Union avec Jean V Paléologue et son beau-
père, le moine Joasaph, l’ancien empereur Jean VI Cantacuzène. Le légat fut dûment
accueilli, mais son titre patriarcal ne fut pas sans provoquer un incident diplomatique.
Les Byzantins notent bien qu’il s’agissait de quelqu’un qui « est maintenant nommé par
le pape patriarche de Constantinople » (νῦν δὲ ὀνομασθέντος παρὰ τοῦ πάπα πατριάρχης
[sic] Κωνσταντινουπόλεως). Bien qu’ouvert à l’idée d’un concile destiné à discuter le projet
d’Union, Philothée Kokkinos refusa, pour ce motif protocolaire, d’accueillir en audience
publique le patriarche latin de Constantinople, censé être l’occupant légitime de son propre
siège (tout en laissant ouverte la possibilité de le recevoir en audience privée) 87. Toutefois,
l’idée d’organiser un concile œcuménique pour discuter les raisons des dissensions entre les
deux Églises fut acceptée par les protagonistes. Cependant, le pape Urbain V, à son tour,
dans sa lettre adressée en 1368 aux « prudentibus viris Philotheo Constantinopolitano,
Niphon Alexandrino et Lazaro Jerusalemitano patriarchales ecclesias more Grecorum
regentibus », évoquait l’information reçue par leurs lettres et « per venerabilem fratrem
nostrum Paulum patriarcham Constantinopolitanum » concernant leur intention supposée
« super reductione Grecorum ad sacrosancte Romane ac universalis ecclesie unitatem », sans
aucune allusion au concile œcuménique. De cette manière, ce dernier était officiellement
enfoui et oublié par ce silence 88.
À partir de ces quelques figures, on peut mesurer l’importance que la dignité de
patriarche titulaire de Constantinople avait atteinte même en exil. Cependant, le début du
grand schisme d’Occident (1378-1418) provoqua la crise de l’institution, chaque faction
pontificale s’empressant de nommer son propre patriarche de Constantinople, ce qui ne
fut pas sans dégrader rapidement la fonction elle-même. Il n’y a pas plus caractéristique
que le cas d’école de Paul Tagaris Paléologue. Ce dernier raconta de lui-même sa vie
invraisemblable devant le synode permanent de Constantinople et le patriarche œcumé­
nique Antoine IV à la fin de l’année 1394 89. Entré au service du patriarche Michel

85.  Setton, The papacy and the Levant (cité n. 69), p. 224-274.
86.  Philippe de Mézières, The life of Saint Peter Thomas, ed. by J.  Smet, Rome 1954 ;
P. T. M. Quagliarella, Vita di S. Pier Tommaso carmelitano, patriarca di Costantinopoli, Napoli 1960.
87. J. Meyendorff, Projets de concile œcuménique en 1367 : un dialogue inédit entre Jean Cantacuzène
et le légat Paul, DOP 14, 1960, p. 147-177, ici p. 152-153 (courte biographie de Paul) et p. 156-157 et
169-170.
88. P. Schreiner, Ein Schreiben Papst Urbans V. an die Patriarchen des Ostens (1367), Archivum historiae
pontificiae 9, 1971, p. 411-417.
89.  D. M. Nicol, The confessions of a bogus Patriarch : Paul Tagaris Palaiologos, orthodox patriarch
of Jerusalem and catholic patriarch of Constantinople in the fourteenth century, Journal of ecclesiastical
history 21, 1970, p. 289-299.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 295

d’Antioche, il commença à se faire passer en Perse et en Géorgie pour le patriarche de


Jérusalem, fonction dans laquelle il consacra un roi d’Ibérie et plusieurs métropolites.
Condamné pour imposture par le patriarche Philothée, il se réfugia auprès du pape
Urbain VI. Selon son propre témoignage :
J’arrivai à Rome et après mon abjuration je fus nommé patriarche de Constantinople, avec tous les
droits afférents ; j’ai quitté mon habit monastique et vécu dans le luxe, comme ami des Latins et
ennemi de l’Église orthodoxe du Christ 90.
En quête de soutiens prestigieux dans sa lutte contre Clément VII, Urbain VI n’avait
pas assez vérifié la qualité morale du personnage. En effet, dès 1380, on voit celui-ci se
parer du titre pompeux de « Paulus Paleologus Divina miseratione ac Apostolicae Sedis
Constantinopolitanae Patriarca, in partibus Romaniae a Duratio ultra et per omnem
Orientalem partem Sanctissimi in Christo Patris et Domini nostri Domini Urbani divina
providentia papae VI legatus de latere » 91. Démasqué en fin de compte, il se rendit en France
en se faisant passer pour une victime auprès des partisans de Clément VII. S’installant à
Avignon et ensuite à Paris, il impressionna tout le monde par son allure d’improbable mage
d’Orient. Et s’il finit par se rendre au jugement du synode permanent de Constantinople,
c’était seulement parce que des moines de Saint-Denis avaient finalement pu se rendre
compte de son imposture 92.
Cette situation de dédoublement et de déchirure interne de la hiérarchie fut rendue
plus compliquée encore après le concile de Pise (1409). En effet, le pape Alexandre V,
d’origine crétoise, y nomma patriarche de Constantinople Francesco Lando, pour le
remercier d’avoir abandonné le parti du pape romain Grégoire XII (1406-1415) (22 août
1409) 93. Ainsi, Lando entra automatiquement en conflit avec un autre Vénitien, Giovanni
Contarini, nommé le 26 août 1409 par Grégoire XII. Pis encore, un troisième détenteur
de ce titre, Jean de La Rochetaillée, fut nommé par Jean XXIII en 1412. Après le concile
de Constance, Martin V, réunificateur de l’Église d’Occident, mit de l’ordre dans ce chaos
juridictionnel en nommant Lando trésorier du collège des cardinaux et évêque de Sainte-
Sabine et en transférant de La Rochetaillée à la tête de l’archevêché de Rouen. Giovanni
Contarini demeura ainsi détenteur unique du titre de patriarche de Constantinople jusqu’à
sa mort (1451) 94.

IV. Le vicaire du Christ et les prélats grecs du patriarcat latin après Florence
Le concile de Florence prit en compte les deux ecclésiologies, occidentale et orientale,
que les deux parties essayèrent de synthétiser dans l’acte final d’Union promulgué le
6 juillet 1439 :
90.  Darrouzès, Regestes 1, 6, no 2974, p. 243-245, ici p. 244.
91. J. Gill, Paul Palaeologus, patriarch of Jerusalem and Constantinople, OCP 34, 1968, p. 129-132.
92.  Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI, de 1380 à 1422, éd. et trad.
L. Bellaguet, vol. I, Paris 1839, p. 636-643 : Chronicorum Karoli Sexti Lib. X, 13 : « De quondam qui se
finxit patriarcham Grecie ».
93. D. Girgensohn, Ein Kardinal und seine Neffen : Prälaten der venezianer Familie Lando im
15. Jahrhundert, Quellen und Forschungen aus italianischen Archiven und Bibliotheken 80, 2000, p. 164-265 ;
Id., Lando, Francesco, dans Dizionario biografico degli Italiani, Roma 2004, t. 63, p. 442-447.
94.  Id., Kirche, Politik und adelige Regierung in der Republik Venedig zu Beginn des 15. Jahrhunderts,
Göttingen 1996, t. 1, p. 207-210. Il avait fait ses études à Oxford et obtenu son doctorat en théologie à Paris :
A. Luttrell, Giovanni Contarini, a Venetian at Oxford : 1392-1399, Journal of the Warburg and Courtauld
Institutes 29, 1966, p. 424-432.
296 D. I. mureşan

De même nous définissons que le saint Siège apostolique et le pontife romain détiennent le primat
sur tout l’univers et que le pontife romain est quant à lui le successeur du bienheureux Pierre prince
des apôtres et le vrai vicaire du Christ, la tête de l’Église entière, le père et le docteur de tous les
chrétiens, et que c’est à lui qu’a été transmis par Notre Seigneur Jésus-Christ dans le bienheureux
Pierre, le pouvoir plénier de paître, de diriger et de gouverner l’Église universelle, ainsi qu’il est aussi
contenu dans les actes des conciles œcuméniques et dans les saints canons 95.
Nous renouvelons de plus l’ordre attesté par les canons pour les autres vénérables patriarches, de
telle sorte que le patriarche de Constantinople soit le second après le très saint pontife romain, celui
d’Alexandrie le troisième, celui d’Antioche le quatrième et celui de Jérusalem le cinquième, tous
leurs privilèges et leurs droits étant bien sûr conservés 96.
Comment s’articulaient dans un seul décret les deux principes ecclésiologiques
dialectiques – celui de la monarchie pontificale de droit divin et celui de la collégialité
des patriarches ? Comme l’a bien montré Michel Thériault, le xive siècle avait achevé de
systématiser ecclésiologiquement l’interprétation descendante de la hiérarchie catholique,
du vicaire du Christ vers le corps ecclésial tout entier. Ainsi, pour le cardinal Guillaume
de Pierre Godin (m. 1336), si les patriarches étaient en effet les successeurs des apôtres,
ceux-ci avaient été ordonnés par saint Pierre, lui seul étant consacré évêque par le Christ
lui-même. De la sorte, seule la papauté était conçue comme de droit divin, alors que les
patriarcats relevaient seulement du droit ecclésiastique (« attamen patriarchatus, certum
est quod sunt ab ecclesia instituti ») 97. Dans cette perspective romaine, il n’y avait plus
aucune difficulté à agencer hiérarchiquement les deux niveaux.
C’était précisément la position des canonistes latins réunis à Ferrare et à Florence,
notamment de Jean de Torquemada, d’André de Escobar et de Jean de Montenero 98. Il
est intéressant de relever la réponse de ce dernier aux objections des Grecs contre le primat
romain (20 juin 1439). Son interlocuteur n’était autre que le métropolite Bessarion de
Nicée, futur cardinal et patriarche latin de Constantinople.
Le métropolite de Nicée demandait si ce pouvoir, qui est donné à la tête [de l’Église, i.e. au pape],
est analogue à celui qui est donné au métropolite dans sa métropole et au patriarche dans son
patriarcat. À cela je réponds qu’il n’est pas semblable. En effet, le pouvoir des églises métropolitaines
et patriarcales est limité à certains territoires ; ainsi, un patriarche n’a pas de pouvoir (potestatem)
dans le territoire d’un autre patriarche, et inversement. En revanche, le successeur de Pierre a le
pouvoir direct (immediatam potestatem) de celui qui est supérieur à tous […] Anaclet et Clément
disent ainsi que c’est par Pierre que les sièges patriarcaux, métropolitains et épiscopaux, ont été

95.  Les conciles œcuméniques (cité n. 48), p. 1082-1083 : « Item diffinimus sanctam apostolicam sedem et
Romanum pontificem in universum orbem tenere primatum, et ipsum pontificem Romanum successorem esse
beati Petri principis apostolorum et verum Christi vicarium totiusque ecclesie caput et omnium christianorum
patrem ac doctorem existere, regendi ac gubernandi universalem ecclesiam a domino nostro Iesu Christo
plenam potestatem traditam esse, quemadmodum etiam in gestis ycumenicorum conciliorum et in sacris
canonibus continetur. »
96.  Ibid. : « Renovantes insuper ordinem traditum in canonibus ceterorum venerabilium patriarcharum,
ut patriarcha Constantinopolitanus secundus sit post sanctissimum Romanum pontificem, tertius vero
Alexandrinus, quartus autem Antiochenus, et quintus Hierosolymitanus, salvis videlicet privilegiis omnibus
et iuribus eorum. »
97.  The theory of papal monarchy in the fourteenth century : Guillaume de Pierre Godin, Tractatus de causa
immediata ecclesiastice potestatis, ed. by W. D. McCready, Toronto 1982, p. 232, 281-282 ; discuté par
M. Thériault, La position du patriarche chez les théologiens et canonistes latins à l’époque de l’Union de
Florence (1439), Kanon 9, 1989, p. 113-130, ici p. p. 117.
98. G. Hofmann, Papato, conciliarismo, patriarcato (1438-1439) : teologi e deliberazioni del Concilio di
Firenze (Miscellanea historiae pontificiae 2/2-3), Roma 1940.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 297

institués. […] Donc, comme Pierre avait ordonné ces dignités, cela relève à fort juste titre du seul
pape et non des autres patriarches. […] C’est pourquoi le sixième canon du concile de Nicée dit que
l’Église romaine détint toujours la primauté  99.
C’est ainsi, sur fond de mélange entre canons des conciles œcuméniques surinterprétés
et des décrétales du pseudo-Isidore (fictivement assignées aux papes Anaclet et Clément),
que les défenseurs du primat pontifical parvinrent à convaincre les unionistes, tel Bessarion,
de la justesse de leur position 100. Dans cette interprétation, comme l’a bien analysé Georg
Hofmann, le passage sur le pape vicaire du Christ avait une valeur dogmatique (désignée
par le verbe « diffinimus »), tandis que celui sur les patriarches se présente seulement
comme une disposition disciplinaire (de par le verbe « renovantes ») 101. Selon l’acception
des Latins, sans autre spécification, les privilèges patriarcaux mentionnés correspondaient
tout simplement aux privilèges définis jadis par le dernier concile concerné par cette
question, à savoir Latran  IV, qui servait de modèle. Vidée de tout sens collégial, la
pentarchie était ainsi fermement annexée comme un relais de la monarchie pontificale
de droit divin 102. Du fait de cette origine, seul le pontife romain était désormais digne
du vocable « sanctissimus », alors que les autres patriarches, dont l’autorité était d’origine
seulement ecclésiale, n’étaient que des « venerabilium patriarcharum ». Or, sur la mouture
du projet ayant servi comme point de départ de la discussion, figurait bel et bien la formule
« sanctissimorum patriarcharum »… Il ne s’agissait donc pas d’une simple correction
stylistique, comme l’avait pensé Hofmann, mais d’une différence de fond : l’égalité
d’honneur impliquée dans le modèle pentarchique avait définitivement disparu.
Toutefois, si l’Église byzantine avait consenti à toutes ces concessions, elle attendait
au moins le rétablissement d’une hiérarchie grecque dans les territoires d’ancienne
présence byzantine dont elle avait été chassée suite à la domination latine 103. Avec l’appui
de Jean VIII Paléologue, les métropolites de Monembasie, de Rhodes et de Mytilène

99.  Ibid., p. 58 : « Dicebatur deinde per dominum Nicenum : si hec potestas, que datur capiti, estne talis,
que datur uni metropolitano in sua metropoli et uni patriarche in suo patriarchatu. Respondeo, quod non
est talis ; quia potestates metropolitarum ecclesiarum patriarcharum sunt limitate in certis partibus, ita quod
unus patriarcha non habet potestatem in territorio alterius patriarche nec e contra. Sed successor Petri habet
immediatam potestatem superioris in omnes […] Anacletus et Clemens ita dicunt, quod per Petrum sedes
patriarchales et metropolite et episcopales fuerunt institute […]. Cum ergo Petrus ordinaverit has dignitates,
bene merito spectat ad solum papam, non ad alios patriarchas […] Et ideo sextus canon Niceni concilii dicit,
quod semper ecclesia Romana tenuit principatum ». Cf. aussi C. J. Hefele, Histoire des conciles d’après les
documents originaux, nouv. trad. française corr. et augm. par H. Leclerq, Paris 1916, t. 7/2, p. 1024.
100. Cf. Les conciles œcuméniques (cité n. 48), p. 40-42, Nic. I, can. 6 : « Antiqua consuetudo servetur
per Aegyptum, Libyam et Pentapolim, ita ut Alexandrinus episcopus horum omnium habeat potestatem,
quia et urbis Romae episcopo parilis mos est. Similiter autem et apud Antiochiam ceterasque provincias
sua privilegia serventur ecclesiis ». Loin de conférer une primauté de juridiction sur toute l’Église, le canon
reconnaît à l’évêque d’Alexandrie et à l’évêque d’Antioche une juridiction, dans leurs provinces, similaire à celle
de l’évêque de Rome. Ce canon se trouve ainsi en réalité à l’origine de l’institution patriarcale. C’est pourquoi
il a longtemps constitué le fondement de la triarchie que Rome avait opposée à la pentarchie d’inspiration
constantinopolitaine. Sur les fausses décrétales attribuées par le pseudo-Isidore Mercator (un falsificateur franc
du ixe siècle) aux papes Clément Ier (90-101) et Anaclet (79-90), voir D. Jasper et H. Fuhrmann, Papal letters
in the Early Middle Ages, Washington 2001, surtout p. 137, 162-163.
101.  Hofmann, Papato (cité n. 98), p. 73.
102.  Sur l’importance du concile de Florence dans la fixation du dogme du vicariat christique du pape de
Rome, voir Maccarrone, Vicarius Christi (cité n. 18), p. 250-262, qui insiste sur la contribution théorique
de Jean de Torquemada.
103.  Nous reprenons plus loin quelques points que nous avons déjà traités dans un autre contexte dans
D. I. Mureşan, Bessarion et l’Église de rite byzantin du royaume de Hongrie (1463-1472), dans Matthias
298 D. I. mureşan

adressèrent au pape Eugène IV la demande que la Crète et d’autres territoires placés sous
une hiérarchie latine réintégrassent désormais la juridiction de Constantinople. Car,
pensait-on, l’Union des deux Églises avait rendu inutiles les crispations juridictionnelles
d’après la quatrième croisade :
L’Union est faite et les Églises seront à l’avenir toujours unies par la grâce de Dieu. Il est en
conséquence nécessaire que chacune détienne tous les diocèses et toutes les métropoles à elle soumises
dès le commencement. Notre Église de Constantinople doit donc réclamer et reprendre la Crète,
Corfou, les autres îles et métropoles que les évêques de Rome lui ont arrachées […]. L’Église de Rome
devrait prendre, en ce qui concerne ceux de ses évêques qui résident dans nos évêchés, les mesures qui
lui paraîtraient convenables, de manière que, les métropoles ainsi libérées, nos évêques les occupent
seuls […]. L’Église romaine doit observer les divins et sacrés canons et agir selon leurs prescriptions.
Or les canons interdisent qu’il y ait deux évêques dans un seul et même évêché, de même qu’ils
défendent à un Ordinaire d’ordonner dans un territoire qui ne lui est pas soumis 104.
Tout ce que le pape Eugène  IV put proposer pour résoudre cette grave impasse
contrevenait au décret conciliaire d’Union. C’était le principe de la « roulette russe » :
en acceptant provisoirement la coexistence des hiérarchies parallèles, il fallait attendre la
mort d’un des prélats. Si c’était le Latin qui décédait le premier, le diocèse revenait au
Grec, et à sa mort c’était à l’Église d’Orient de lui nommer un successeur. En cas de décès
du Grec, c’était au prélat latin de reprendre l’intégralité de l’évêché, et à l’Église de Rome
incombait la tâche de lui donner ensuite un successeur.
Laissant de côté les exceptions à cette règle étrange, pour ce qui est du patriarcat
de Constantinople lui-même, cette solution proposée à Florence fut rigoureusement
appliquée. En août 1451, le patriarche Grégoire III Mammas (1445-1459), contraint par
l’opposition grandissante à l’Union, quitta Constantinople pour se réfugier à Rome 105. Il
y rejoignit les deux cardinaux grecs – Isidore de Kiev et Bessarion de Nicée. Ce fut alors
précisément que le patriarche latin de Constantinople, Giovanni Contarini, décéda. Par
décision de Nicolas V, Grégoire reçut alors la collation de la fonction et des revenus du
patriarcat latin de Constantinople, concentrés surtout en Crète et à Négrepont (Eubée). Le
cardinal Isidore de Kiev en fut nommé administrateur 106 et c’est d’ailleurs avec ces revenus
qu’il finança son expédition au secours de la ville de Constantinople en 1452-1453. Par
cette réunion des deux patriarcats de Constantinople, le latin et le grec, Grégoire III devint
« verus et unicus patriarcha Constantinopolitanus ». En le reconnaissant officiellement

Corvinus und seine Zeit : Europa am Übergang vom Mittelalter zur Neuzeit zwischen Wien und Konstantinopel,
hrsg. von Ch. Gastgeber et al., Wien 2011, p. 77-92.
104. V. Laurent, Les « Mémoires » du grand ecclésiarque de l’Église de Constantinople Sylvestre Syropoulos
sur le concile de Florence (1438-1439), Roma – Paris 1971, X 21-22, p. 506-509. 
105.  Giorgio Sfranze, Cronaca, a cura di R. Maisano (CFHB 29), Roma 1990, 112 ; pour le pontificat
de Grégoire III : Darrouzès, Regestes 1, 7, nos 3396-3409, p. 58-67 ; Σ. Λ. Βαρναλιδης [S. L. Barnalidès],
Γρηγόριος ο Γ΄, ο τελευταίος πατριάρχης Κωνσταντινουπόλεως πριν από την άλωση (1453) και η φιλενωτική πολιτική του
(Βυζαντινὰ κείμενα καὶ μελέται 30), Θεσσαλονίκη [Thessalonique] 2001 ; M. Cacouros, Un patriarche à Rome,
un katholikos didaskalos au Patriarcat et deux donations trop tardives de reliques du Seigneur : Grégoire III
Mamas et Georges Scholarios, le synode et la synaxis, dans Byzantium, State and society, ed. by A. Avraméa,
A. Laiou, E. Chrysos, ᾿Αθῆναι [Athènes] 2003, p. 71-124, ici p. 74-82 (sur l’opposition antiunioniste), p. 83-
84 (sur le départ) ; Th. Ganchou, Géôrgios Scholarios, « secrétaire » du patriarche unioniste Grégorios III
Mammas ? Le mystère résolu, dans Le patriarcat œcuménique de Constantinople aux xive-xvie siècles : rupture et
continuité (Dossiers byzantins 7), Paris 2007, p. 117-194, ici p. 180-194.
106. G. Mercati, Scritti d’Isidoro, il cardinale Ruteno e codici a lui appartenuti che si conservano nella
Biblioteca Apostolica Vaticana (Studi e testi 46), Roma 1926, p. 134-135, n. 6.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 299

comme tel, Nicolas V exigea (27 septembre 1451) non seulement que Constantin XI
proclamât officiellement l’Union à Constantinople, mais aussi qu’il restaurât sur son siège
le patriarche Grégoire Mammas, conditions sine qua non de toute aide latine à l’Empire
finissant de Constantinople 107.
Cette réunion en un seul des deux patriarcats fut éphémère. En 1454, le sultan
Mehmed II désigna Gennadios Scholarios, figure de proue du parti antiunioniste, comme
patriarche de Constantinople sous domination ottomane (1454-1456) 108. Du point de vue
de l’Église de Rome, Grégoire Mammas restait le patriarche légitime, et cela jusqu’à sa mort
en 1459. De la sorte, jusqu’en 1472, sept patriarches antiunionistes de Constantinople
résidant dans cette ville, Gennadios II Scholarios (1454-1456), Isidore II (1456-1462),
Sophronios Ier (1462-1463), Joasaph Ier (1463-1465), Marc Xylokaravès (1466), Syméon Ier
de Trébizonde (1465-1466, 1471-1474) et Dionysios Ier (1466-1471) 109 eurent en vis-à-
vis trois patriarches de Constantinople unionistes, résidant à Rome (Grégoire Mammas,
Isidore de Kiev et Bessarion). L’Église de Rome – et avec elle toute la chrétienté occidentale
– ne reconnaissait point la légitimité de cette première série, considérée comme imposée de
force par Mehmed II. En 1458, en appuyant la nomination à Kiev d’un métropolite grec
uniate consacré par le patriarche Grégoire, Pie II mettait en garde le roi de Pologne contre
toute possible tentative de pénétration dans le diocèse d’un métropolite rival consacré par le
« pseudopatriarcha [qui] est profanus antistes Constantinopolitanus a tiranno Turchorum
constitutus ecclesie » 110. Même en 1501, le pape Alexandre VI dénonçait le patriarche
grec de son époque comme « illum Joachimum hereticum, constitutum violenta manu
in sede Constantinopolitana per tirannum Turcorum » 111.
Après la mort de Grégoire Mammas, Isidore de Kiev lui succéda (20 avril 1459-27 avril
1463). Dans la bulle de nomination (Cooperante Dei miseratione, 20 avril 1459), Pie II
explique de façon technique les termes juridiques de la réunion des deux patriarcats 112.

107.  Epistolae pontificiae ad concilium Florentinum spectantes. 3, Epistolae pontificiae de ultimis actis Concilii
florentini annis 1440-1445 et de rebus post Concilium gestis annis 1446-1453, ed. G. Hofmann (Concilium
Florentinum. Documenta et scriptores 1/3), Roma 1946, no 304, p. 131-138 ; J.‑L. Van Dieten, Der Streit
in Byzanz um die Rezeption der Unio Florentina, Ostkirchliche Studien 39, 1990, p. 160-180, ici p. 166-169
et 177-180, n. 38-61 ; W. K. Hanak, Pope Nicholas V and the aborted Crusade of 1452-1453 to rescue
Constantinople from the Turks, BSl. 65, 2007, p. 337-359 (surtout p. 337-346, analyse de la lettre pontificale,
p. 354-359, trad. angl.) ; R. Guilland, Les appels de Constantin XI Paléologue à Rome et à Venise pour
sauver Constantinople (1452-1453), BSl. 14, 1953, p. 226-44, ici p. 231-233 ; K. M. Setton, The papacy
and the Levant (1204-1571). 2, The fifteenth century, Philadelphia 1978, p. 105-106.
108. M.-H. Blanchet, Georges Gennadios Scholarios (vers 1400-vers 1472) : un intellectuel orthodoxe face
à la disparition de l’Empire byzantin (Archives de l’Orient chrétien 20), Paris 2008.
109. V. Laurent, Les premiers patriarches de Constantinople sous domination turque (1454-1476),
REB 26, 1968, p. 228-263 ; avec les précisions de M.-H. Blanchet, Georges Gennadios Scholarios a-t-il été
trois fois patriarche de Constantinople ?, Byzantion 71, 2001, p. 60-72, qui démontre que Scholarios n’a occupé
qu’une seule fois le siège patriarcal. Voir aussi Ead., Georges Gennadios Scholarios (cité n. 108), annexe II.
110. A. Prochaska, Nieznane dokumenta do unji Florenckiej w Polsce, Atheneum Wileńskie 1, 1923,
p. 73 ; O.  Halecki, From Florence to Brest (1439-1596), Rome 1958, p. 88.
111. A. Theiner, Vetera monumenta Poloniae et Lithuaniae gentiumque finitimarum historiam illustrantia
II, Rome 1861, no 296, 267-8.
112. G. Fedalto, La Chiesa Latina in Oriente. 2, Hierarchia Latina Orientis, Verona 1976, p. 92 ;
bulle de nomination, Cooperante Dei miseratione, dans Odorico Raynaldus, dans Annales ecclesiastici (cité
n. 45), Barri-Ducis 1880, t. 29 (1454-1480), p. 217, ann. 1459, no 84 ; avec un résumé dans C. Cenci,
Supplementum ad Bullarium Franciscanum, continens litteras Romanorum pontificum annorum 1378-1484 pro
tribus ordinibus S.P.N. Francisci ulterius obtentas. 2, 1471-1484, Grottaferrata 2003, 1020, no 2463, a. : Reg.
Vat. 470, f. 465rv : « Cooperante Dei miseratione, in Œcumenica Synodo generali Florentina, tempore felicis
300 D. I. mureşan

En termes strictement canoniques, il serait donc impropre de parler de patriarcat « latin »


et de patriarcat « grec » après 1451, les deux ayant été réunis en un seul en la personne de
Grégoire Mammas. Il devenait le « verus et unicus patriarcha Constantinopolitanus » et
gardait désormais le rite grec. Il devait recevoir non seulement les revenus du patriarcat
latin de Constantinople et de Négrepont, mais aussi le patriarcat œcuménique de
Constantinople, au cas où – suite à la croisade préparée par le pape Pie II – la capitale
byzantine serait reconquise.
Après la mort du cardinal Isidore de Kiev, Pie II nomma patriarche de Constantinople
le cardinal Bessarion (n. 1403/1408-m. 1472) 113. L’idéologie du patriarcat unioniste de
Constantinople en exil fut exprimée dans l’encyclique (᾽Επιστολὴ καθολική) expédiée par
le cardinal Bessarion à tous les archevêques, évêques, higoumènes de monastères, prêtres,
moines, laïcs, à tous ceux qui étaient subordonnés au patriarcat de Constantinople (27 mai
1463) 114. L’émetteur du document portait le titre de « par la grâce de Dieu cardinal
de la Sainte Église romaine et patriarche œcuménique de Constantinople, la nouvelle
Rome » (ἐλέῳ Θεοῦ τῆς ἱερᾶς ῾Ρωμαίων ᾽Εκκλησίας καρδινάλις, καὶ Κωνσταντινουπόλεως νέας
῾Ρώμης οἰκουμενικὸς πατριάρχης). Par l’emploi du titre « œcuménique » tellement discuté,
Bessarion voulait montrer non seulement qu’il était le patriarche légitime de l’Église de
Constantinople en exil, mais aussi qu’un accord entre les deux ecclésiologies, qu’il voulait
synthétiser dans sa personne, était concevable.
Dans quels termes cet accord était-il possible ? Le cardinal attribue le déclin de l’Empire
byzantin, comme de coutume dans l’apologétique latine, à la séparation d’avec l’Église
romaine. Si le concile de Florence avait été programmé pour arrêter ce déclin, le rejet de

recordationis Eugenii papae IV prædecessoris nostri congregata, sedato schismate, statutum et ordinatum
fuit, ut quamprimum aliquam ipsarum duarum partium dicti patriarchatus per cessum vel decessum, aut alia
quavis dimissione illi tunc præsidentis vacare contingeret, patriarchatus ipse et Ecclesia Constantinopolitana
reintegraretur, et deinceps unus tantum eidem Ecclesiæ tam Latinorum quam Græcorum patriarcha
præsset ; successive vero altera parte ejusdem patriarchatus, videlicet Latinorum cui bonæ memoriæ Joannes
Contareno patriarcha Constantinopolitanus inter Latinos, dum viveret, præsidebat, per obitum ipsius Joannis
patriarchæ extra Romanam curiam defuncti vacante, piæ memoriæ Nicolaus papa V etiam prædecessor
noster, statutis et ordinationibus dicti Concilii se conformans, voluit quod bonæ memoriæ Gregorius
patriarcha Constantinopolitanus, qui alteri parti, videlicet Græcorum, præfuerat, et tunc præerat, pro vero
et unico patriarcha Constantinopolitano haberetur et reputaretur ; necnon illi Ecclesiam Nigropontensem
hujusmodi per se tenendam, regendam et gubernandam in spiritualibus et temporalibus sub certis modo et
forma commendavit […] Cum itaque præfata Ecclesia Constantinopolitana per obitum ejusdem Gregorii
patriarchæ, qui nuper apud Sedem Apostolicam diem clausit extremum, apud ipsam vacaverit et vacet ad
præsens, nullusque de illa præter nos hac vice se intromittere potuerit sive possit […] [D]e persona tua eisdem
Constantinopolitanæ et Nigropontensi, [conjunctæ enim fuerant donec Constantinopolis, recuperaretur]
Ecclesiis providimus, teque illis præficimus in patriarcham et pastorem […] ».
113. H. Vast, Le cardinal Bessarion, 1403-1472 : étude sur la chrétienté et la Renaissance vers le milieu
du xve siècle, Paris 1878 ; L. Mohler, Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsmann, Paderborn
1923-1942 ; L.  Labowsky, Bessarione, dans Dizionario biografico degli Italiani, t. 9, Roma 1967, p. 686-696 ;
E. Mioni, Vita del cardinale Bessarione (Miscellanea Marciana 6), Venezia 1991 ; Bessarione e l’Umanesimo : catalogo
della mostra, a cura di G. Fiaccadori, Napoli 1994 ; G. L. Coluccia, Basilio Bessarione : lo spirito greco e
l’Occidente, Firenze 2009.
114.  Bessarionis S. R. E. cardinalis, Encyclica ad græcos (PG 161), col. 447-479 (grec), col. 481-490
(trad. lat. faite par Bessarion lui-même) ; Odorico Raynaldus (cité n. 112), p. 366-372, ann. 1463, nos 58-
71 ; Vast, Le cardinal Bessarion (cité n. 113), p. 261-263 ; Mohler, Kardinal Bessarion (cité n. 113), t. 1,
p. 240-242 ; A.  Rigo, Bessarione tra Costantinopoli e Roma, dans Bessarione di Nicea, Orazione dogmatica
sull’unione dei Greci e dei Latini, introd., trad. e note di G. Lusini, Napoli 2001, p. 46-47.
Le patriarcat latin de Constantinople comme paradoxe ecclésiologique 301

ce concile œcuménique avait causé la disparition de l’Empire 115. Ce concile avait déclaré


avec autorité que les saints Pères d’Orient et d’Occident ne sauraient se contredire, en
établissant que le Père et le Fils étaient le principe unique de l’Esprit Saint, qui procède
des deux d’une seule spiration 116. Le même concile avait stipulé que la monarchie de
Pierre était le principe sur lequel le Christ avait édifié Son Église. Sans doute dans le but
de légitimer la nomination pontificale comme moyen d’accession au patriarcat, Bessarion
reprend un thème que nous avons souvent rencontré. Alors que Léon le Grand s’était
opposé à l’insertion du canon 28 du deuxième concile œcuménique, le cardinal-patriarche
affirmait au contraire que le patriarcat de Constantinople avait été créé par ce pape au
concile de Chalcédoine, comme un contrepoids à l’influence du patriarcat d’Alexandrie.
Cette création justifiait les autres interventions pontificales dans la vie de l’Église de
Constantinople : Innocent Ier qui avait excommunié Arcadius et son épouse Eudoxie pour
rétablir sur son trône saint Jean Chrysostome ; Nicolas Ier qui restaura le saint patriarche
Ignace contre Photios 117. Par ces précédents, Bessarion justifiait sa propre nomination
contre les « usurpateurs » du siège patriarcal, appuyés par le pouvoir ottoman. S’appuyant
sur ces faits, il demandait aux Grecs d’abandonner leurs préjugés contre les Latins et de
revenir dans le giron de l’Église romaine catholique.
La nomination de Bessarion par Pie II au patriarcat de Constantinople eut lieu dans le
contexte de la proclamation de la croisade anti-ottomane ardemment préparée par le pape
Piccolomini depuis le congrès de Mantoue (1459) 118. Dans la bulle pontificale de croisade
Ezechielis prophete magni (1463), un des objectifs assignés à la croisade était précisément
la libération des quatre « Patriarchales sedes veneratu dignissime Constantinopolitana
Antiochena Alexandrina et Jherosolymitana » 119. Bessarion devait donc occuper le siège
du patriarcat œcuménique de Constantinople, au cas où la capitale byzantine serait
reconquise. Ce fut plutôt le contraire qui advint : en 1470 Mehmed II occupa Négrepont,
mettant fin à la dépendance de cet évêché du patriarcat latin de Constantinople. Avec la
mort de Bessarion en 1472, une nouvelle étape commençait dans l’histoire du patriarcat,
consolidant à nouveau tant l’emprise vénitienne que la consécration de cette institution
aux finalités de la croisade 120.
Cette brève analyse historique, qui est loin d’être exhaustive, a tenté de mettre en relief
les difficultés de l’emboîtement dialectique de deux ecclésiologies, l’une monarchique
promue avec vigueur par l’Église romaine, l’autre collégiale, défendue avec résilience par
l’Église byzantine. Les enjeux latents de cette tension se sont révélés au plein jour lors de

115.  PG 161, col. 452-456.


116.  PG 161, col. 456 f.
117.  PG 161, col. 473-478.
118.  Setton, The papacy and the Levant (cité n. 107), p. 196-270.
119.  Odorico Raynaldus (cité n. 112), p. 356-361, ann. 1463, nos  29-40 ; Guillaume Fillastre D. J.,
Ausgewählte Werke : mit einer Edition der Kreuzzugsbulle Pius’ II.« Ezechielis prophete », hrsg. von M. Prietzel
(Instrumenta 11), Stuttgart 2003.
120.  D. I. Mureşan, Girolamo Lando, titulaire du Patriarcat de Constantinople (1474-1497), et son
rôle dans la politique orientale du Saint-Siège, Annuario dell’Istituto romeno di cultura e ricerca umanistica di
Venezia 8, 2006, p. 153-258 ; pour une réévaluation de la stratégie anti-ottomane impulsée par Bessarion à
la tête du Collège des cardinaux, voir Id., La croisade en projets : plans proposés au Grand Quartier Général
de la croisade – le Collège des cardinaux, dans Les projets de croisade et leurs objectifs (xiiie-xviie siècles) : actes du
colloque international de l’Institut de France (12-13 juin 2009), éd. par J. Paviot et D. Baloup, Paris 2013,
p. 231-271.
302 D. I. mureşan

la réforme grégorienne, de la quatrième croisade et du concile Latran IV (1215), enfin


pendant le concile de Ferrare-Florence (1438-1439). Subsumer les patriarcats, et tout
d’abord celui de Constantinople, a été une étape essentielle dans la nouvelle approche de
l’unité ecclésiale qu’adopta l’Église de Rome à partir de Grégoire VII. Loin de conduire
à une unification, cette stratégie engendra quasi nécessairement un dédoublement des
hiérarchies au lendemain de 1204. Lorsque les Byzantins retournèrent à Constantinople,
le patriarcat latin, poussé par une ecclésio-logique plus forte que lui, ne subsista qu’en
vertu de sa position clé dans le réaménagement monarchique de l’Église romaine. À cela
s’ajoutait l’exigence de la croisade, qui conférait une utilité immédiate à une institution
risquant autrement de se fossiliser, faute de siège historique et de juridiction effective.
Revigoré après l’Union de Florence, le patriarcat connut une série de remarquables prélats
grecs unionistes, grands humanistes et inlassables patriotes rêvant de la restauration de leur
Empire. Ils imposèrent cette institution, dans la proximité du souverain pontife, au centre
de l’activité anti-ottomane et de la mission romaine envers les chrétiens de rite byzantin
qui échappaient encore à cette domination.
Avec l’essoufflement de l’activité anti-ottomane, le patriarcat latin de Constantinople
revint à son simple statut de marqueur du triomphe de la conception monarchique
romaine. À ce stade, plusieurs indices montrent que les orthodoxes ressentirent ce
dédoublement de leur plus importante institution ecclésiale comme une agression, voire
comme un empêchement légal à toute démarche irénique envers l’Église de Rome.

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