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Présence Africaine Editions

Système du monde et écriture en Afrique Noire


Author(s): Jean-Paul Lebeuf
Source: Présence Africaine, Nouvelle série, No. 53 (1er trimestre 1965), pp. 129-135
Published by: Présence Africaine Editions
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24348343
Accessed: 30-09-2016 14:32 UTC

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Jean-Taul Lebeuf

Système du monde et écriture


en Afrique Noire

Des recherches ethnographiques poursuivies en Afrique


depuis une quinzaine d'années, après des travaux ordonnés et
délicats, lents et acharnés, s'étendant sur un laps de temps aussi
prolongé, ont permis de recueillir sur certaines institutions afri
caines des documents cohérents dont l'importance est fondamen
tale pour la connaissance réelle de l'Afrique et la compréhen
sion profonde des Noirs.
Elles ont montré notamment l'existence chez les Africains
de systèmes métaphysiques parfaitement équilibrés dans lesquels
s'articulent harmonieusement la totalité des phénomènes appar
tenant à l'univers sensible. Jamais on ne dira trop que l'enre
gistrement de ces ontologies ou, mieux, de ces sophies a permis
d'atteindre, par le truchement du concret, une forme de pensée
qui, pour être entièrement détachée du cartésianisme, n'en est
pas moins d'une logique sans défaillance.
Ces systèmes constituent le fonds, immuable dans son
essence, de ce qui fait la richesse et l'originalité de la pensée
africaine. Ils expliquent la totalité des attitudes psychologiques
et gesticulatoires des Africains, non pas seulement des Noirs des
contrées demeurés longtemps à l'écart des apports tumultueux
du monde occidental, mais encore ils permettent de déceler les
raisons intimes des raisonnements et des comportements de tous
ls autres Africains, à quelque groupe, à quelque société, à quel
que « milieu » qu'ils appartiennent. Par-dessus tout, la perma
nence et la force de ces conceptions explicitent, dans une large
mesure, les motivations les plus secrètes de ceux à qui il incomba
de conduire leurs pays à l'indépendance et à qui est revenue
la charge de diriger les nouveaux Etats.
Nous savons désormais que ces notions métaphysiques ras
semblées dans des récits mythologiques qui en constituent le
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fondement, et dans des systèmes c


nous savons que les Sophies qu'ils o
cas isolés. Les travaux actuellement
mer que ces textes existent dans tout
vécu malgré l'implantation de relig
toujours aussi vigoureuses les idées qu
Depuis le temps où fut connue la
des Bambara du Mali, et grâce à ce
découvertes sont venues renforcer
ceux des ethnologues qui avaient v
su faire confiance à l'Afrique.
Les Fali, humbles montagnards d
mythe d'une extrême richesse qui
du monde et sa division fondament
mâle et femelle, que la naissance d
tition dans une société organisée à
Il montre la primauté de la chasse
céréalière, sources des nourritures
par cela même la pérennité du grou
répartition des humains sur le sol e
sauvage. Il enseigne l'architecture q
matérialisation du système du mon
l'organisation du monde des homm
demeure hostile si l'on ne parvien
protéger. Encore, ce mythe ordonn
qui donnent naissance à la vie écon
système taxonomique qui en découl
phénomènes sociaux, organisations
familiale, des techniques et des no
domestiques et sauvages, des différen
musique et des diverses catégories d
de la contraction et aux ustensiles
sordre ou, pour serrer de plus près la pensée africaine, le
contre-ordre se trouve codifié, ce qui permet de rassembler et
de neutraliser tout ce qui, chez l'individu, pourrait s'opposer à
la société si elle n'avait pas su ainsi codifier ces « ratés ». Dans
ce cadre s'inscrit le forgeron, qui comparable à Prométhée, vo
leur du feu divin, possède son propre territoire, son habitation
faite de matériaux particuliers, ses restrictions et ses obligations
matrimoniales, son animal domestique et son mammifère sau
vage, ses plantes, ses outils qui ne sont pas ceux des autres
hommes.

Des gens établis bien loin des Fali et des Maliens, les
Likouba, pêcheurs congolais de la région marécageuse de la
Likouala-aux-Herbe8, ont livré eux aussi un mythe classifica
toire qui ordonne notamment la répartition géographique des

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villages, la naissance et la division des techniques, surtout l'ori


gine de la connaissance des choses du monde, visible et invisible,
et les conditions dans lesquelles peut s'acquérir cette initiation.
D'autres peuples congolais, les Mbochi et les Batéké, possèdent
des conceptions métaphysiques directement comparables à celles
des Fali, des Dogon et des Bambara pourtant bien lointains. Les
Kotoko du Tchad et du Cameroun ont sur la propriété du sol,
l'organisation politique, le caractère sacré du pouvoir, les liens
unissant les dignitaires et le système céleste des notions qui
sont en rapports étroits avec le fonctionnement de l'Univers.
Chez les uns comme chez les autres, ces notions sont actuelles,
bien vivantes. Il ne s'agit pas de résurgences comme on ne l'a
que trop dit, mais bien d'une permanence, celle du vieux fonds
— combien solide — de l'Afrique noire.
Nous savons aussi que certaines de ces conceptions se re
trouvent chez les Noirs d'Amérique et des Antilles et aussi en
Afrique du Nord chez certains Berbères, ce qui rend plus pré
caire encore l'idée qu'il peut se trouver une séparation entre
l'Afrique du Nord et celle des Noirs. L'existence de cette bar
rière entre le nord et le sud du Sahara fait partie des idées
reçues. Et il n'est pas trop de dire ici que nombre d'Européens
sont venus en Afrique sur une mer d'illusions pour en repartir
sur un océan d'idées fausses.

Il est une autre erreur de jugement qui consiste à ne pas


reconnaître toute leur valeur aux mythologies africaines parce
qu'elles font seulement l'objet de textes oraux et qu'elles n'ont
été connues à l'extérieur de l'Afrique que par des transcriptions
dans des langues de grande communication comme le français
ou l'anglais, voire l'arabe et le portugais. Nous savons mainte
nant avec quel soin, quel amour, ces textes oraux sont conservés
et transmis de génération en génération. Et c'est aussi juger un
peu vite, dire un peu trop rapidement que l'Afrique des Noirs
ne connaît pas l'écriture. Si, en effet, à l'exception des carac
tères arabes et de rares procédés alphabétiques, en général
récents, l'Afrique noire ne possède pas de systèmes de transcrip
tion tels que l'entend la civilisation occidentale, il n'en existe
pas moins de nombreux procédés qui permettent de représenter
de façon ingénieuse et subtile le contenu des mythes ontolo
giques, tout comme il existe des computs qui permettent de
mesurer sans erreur l'échelonnement du temps.
Il est désormais acquis que les Noirs d'Afrique utilisent des
moyens graphiques de représentation des idées qui constituent
des systèmes ordonnés de transmission et de correspondance. Us
constituent des préliminaires de l'écriture proprement dite et
ils fonctionnent dans un plan particulier de référence où l'esthé

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tique a une part importante, aus


revêtait autrefois pour les clercs
Ces systèmes sont encore insuff
nistes eux-mêmes. Ce qui en a été
parties du continent, chez les B
chez les Fali du Cameroun, les K
chez les Likouba, les Mbochi et l
prendre les peuples cités à l'insta
éléments considérés, pendant les
graphie, comme aisément explic
formel ou même par un premie
ferment une riche signification és
inscrite dans des ensembles classi
de la Création.
Les gravures et les peintures présentes sur les parois des
sanctuaires et des demeures comme sur le mobilier et les usten
siles constituent les archives durables, vivantes, régulièrement
et religieusement rajeunies, des sociétés africaines. Leur langage
devient clair quand on considère ces systèmes de représentation
avec la même optique que les mythes dont ils constituent une
illustration et seulement ainsi. Le moindre point, la ligne la plus
ténue, la figure la plus légère, les matières premières comme les
couleurs employées prennent alors toute leur valeur.
Malgré la concision, arithmétique, de certaines de ces symbo
lisations dont le plus petit élément importe, des imperfections,
manques on additions, n'en atténuent pas le sens, la partie,
même incomplète, valant le tout. Ainsi, l'orifice d'un grenier
dont l'entourage doit, réglementairement pourrait-on dire, com
porter vingt-quatre rayons correspondant aux catégories classifi
catoires des choses du monde ordonné, peut n'en montrer que
vingt-trois ou moins encore, davantage aussi, suivant l'espace
dont dispose le dessinateur, plus ou moins habile.
Le rapprochement de deux formes peut suffire à concrétiser
les passages essentiels du mythe relatant la création du monde.
L'aspect différent des ouvertures donnant accès aux pièces d'ha
bitation, dans leur brièveté, exprimant deux états successifs de
l'univers en formation : un carré correspond à la terre sortant
à peine de l'œuf primordial, un cercle symbolise le monde fini,
organisé par l'Homme, exécuteur de la volonté divine.
Il est rare que l'événement soit figuré directement et l'on
ne parvient souvent aux faits mythiques sous-jacents que par ce
que l'on pourrait appeler des représentations superposées ;
trait caractéristique de la multiplicité et de l'imbrication des
symboles, une même image recouvre plusieurs idées successives,
identiques pour un esprit non cartésien. Ce mode de symbolisa
tion, indirecte ou simultanée, qui trouve son équivalence dans

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la littérature orale, tout particulièrement dans les récits my


thiques, et jusque dans le parler populaire, constitue un des
traits caractéristiques de l'expression africaine.
De même, les quatre couples de jumeaux primordiaux qui
sont réputés avoir donné naissance à l'humanité, s'ils peuvent
être figurés sur un tabouret par autant d'images anthropo
morphes, sont plus souvent représentés par le seul dessin des
quatre nattes où ces couples s'étendirent pour procréer, ces deux
ensembles pouvant voisiner sur le même objet. Mais cette sym
bolisation du monde humain commençant prend toute sa valeur
quand on sait que le meuble sur lequel elle se déploie est l'image
du Véhicule descendu du ciel porteur des espèces animales et
végétales destinées à peupler le monde et à nourrir l'humanité,
porteur aussi des métaux et des outils qui devaient assurer le
développement des techniques.
Autre particularité remarquable de ces représentations sym
boliques, les motifs, gravés ou peints, les objets, meubles ou
ustensiles, n'« agissent » pas seuls. Tout en composant un moyen
de représentation en apparence complet, ils ne peuvent être
réellement efficaces que s'ils sont liés aux gesticulations et aux
déambulations humaines, c'est-à-dire à la famille tenant elle
même lieu de l'humanité tout entière. Les côtés, droit et gauche,
le mur de terre et la toiture végétale des chambres, la couche
de torchis et la vannerie à dormir des Fali constituent trois asso
ciations d'éléments opposés et complémentaires qui corres
pondent à autant de couples primordiaux de jumeaux, mais cet
ensemble ne participe réellement à la vie du groupe social et
à celle du monde que lorsque, à l'exemple de leurs ancêtres dont
ils tiennent la place sur la terre, l'homme et la femme s'abritent
pour s'unir à l'intérieur de la construction qui devient elle-même
comparable au ventre fécond de la mère.
La chambre à coucher s'inscrit dans l'habitation qui appa
raît identique à l'univers dans ses états successifs. Elle est à la
fois une figuration du monde terrestre lors d'une première ten
tative d'organisation qui échoua par suite de la désobéissance
humaine et une représentation de cette étendue mise en ordre
par l'intermédiaire de l'arche descendue des espaces célestes.
Elle connote aussi bien le monde encore inerte que l'univers
doué de mouvement après avoir été organisé. Elle est une véri
table écriture qui se lit dans son orientation, dans la manière
dont le plan est dessiné et dans le choix des matériaux, dans
l'ordre adopté pour la construction et la disposition des bâti
ments les uns par rapport aux autres, jusque dans les détails
architecturaux et les emplacements assignés aux objets.
La maison fali inscrit sur le sol de façon durable — aussi
longtemps qu'existera la famille — les phases successives du

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mythe originel dont elle constitu


ports avec les quatre éléments constitutifs de l'univers comme
avec les deux terres, celle des hommes et celle de la brousse
inculte, liens avec les deux catégories d'eaux, sauvages et villa
geoises, rapports avec les quatre animaux mythiques ordonna
teurs du monde, avec les graines et les poissons, substituts des
humains, avec le système cosmique et avec les hommes eux
mêmes. La totalité de ces relations est figurée une nouvelle fois,
de façon suprême, chez les patriarches, dans le grenier principal
dont la signification ésotérique rejoint celle de certains édifices
de l'Afrique occidentale.
Dans ce sens, l'étude approfondie du sanctuaire de Kangaba,
au Mali, entre autres, a prouvé que cette construction, pour
modeste qu'elle soit, symbolise les étapes principales du mythe
de la création, le monde tel qu'il fut organisé par le Génie de
l'eau et les institutions humaines. On y trouve, figurés par le
bâtiment et ses peintures, « les êtres et les éléments essentiels
du peuplement de la terre », le système cosmique, les premiers
ancêtres et les généalogies mythiques, les castes, le statut des
femmes. L'agriculture est représentée abondamment par le des
sin des champs où l'on cultive les principales graines. Les nour
ritures sont symbolisées par les ustensiles qui servent à les pré
parer et à les absorber. Le travail sans lequel il n'est pas de
vie est présent tout entier par une main droite ouverte, celle du
premier ancêtre mythique, initiateur des techniques. Cet assem
blage de symboles est couronné par la toiture de paille dont les
60 spires et les 6 arêtes correspondent aux 66 vibrations animant
le grain de fonio d'où est sorti l'univers. Comme les sacrifices
accomplis par les Fali, la réfection périodique fait « tourner » la
construction bambara qui, ainsi, entretient le mouvement géné
ral du monde et assure l'existence des êtres, des animaux et des
plantes. Jusqu'au choix des couleurs qui révèle les sentiments
humains dont était animé le Génie de l'eau : le noir « sa colère »,
le rouge, « sa force », le blanc, « sa science et sa joie ».
Cette symbolique est complétée par la représentation, sur
les parois intérieures du sanctuaire, des 266 signes fondamentaux
préfigurant l'univers avant même sa formation. Ces signes et les
autres séries d'idéogrammes des Bambara apparaissent comme
un des systèmes les plus élaborés et les plus complets parmi ceux
qui ont été découverts en Afrique noire, ne serait-ce que par
le nombre considérable de ses éléments (plusieurs milliers ont
été fournis et expliqués par les intéressés) et la rigueur de leurs
nomenclatures classificatoires. Bien plus, l'étendue des notions
concrétisées et la profondeur des idées exprimées sont dosées
avec minutie à l'intérieur des ensembles équivalant aux deux

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SYSTÈME DU MONDE ET ÉCRITURE EN AFRIQUE NOIRE 135

sortes de savoir, la « connaissance légère comme le vent » et la


« connaissance profonde ».
Ces systèmes symboliques et taxonomiques dont des symboli
sations partielles ont été exposées brièvement et ceux dont
traitent les travaux en référence sont loin d'être les seuls à avoir
été conçus par les Noirs. D'autres existent qui n'ont été qu'ap
prochés. Leur étude entreprise dans une optique nouvelle est
une des tâches fondamentales de l'ethnologie soucieuse de rem
plir son rôle de truchement avec la civilisation africaine dont
l'apport est essentiel dans la constitution de l'humanisme mon
dial en train de naître sous nos yeux.

J.-P. LEBEUF.
Directeur de Recherches au C.N.R.S.
Directeur de l'Institut National Tchadien pour les Sciences Humaines.

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