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2. Table
3. Début du contenu
Couverture Coco bel œil
ISBN 978-2-234-07686-0
José Saramago
1
C’est un canot de quatre mètres cinquante, dont ils ont hissé la voile rouge,
une brise les pousse au large, le père et les fils.
C’est un mois de juillet sur la presqu’île de Crozon, elle a une forme de
dragon, nous l’appelons familièrement Kergat.
C’est un été comme les autres, ils font d’invraisemblables balades à pied
au fil des falaises, dépassant la pointe à l’à-pic du fort, pour longer les anses
aux fougères jusqu’au cap aux Mouettes ou bien, à l’inverse, ils empruntent
le chemin des douaniers pour se baigner sur les plages de l’est, ils rejoindront
plus tard Lucie, la grande sœur, et Jeanne, la maman, sur le front de mer de la
station où ils louent à l’année une maisonnette derrière les quais, Kergat est à
peine à une heure de Brest, c’est un second chez-eux, Kergat est à nous.
C’est un jour tranquille, l’Iroise montre ses verts durs et ses bleus tendres
que l’onde fait gonfler, l’air sent bon, il n’y a pas foule, juste quelques
automobiles place de l’église ou devant l’hôtel des Sables, sa façade
d’établissement thermal, et dans la verdure ces quelques villas assoupies,
elles ont fière allure avec leurs bow-windows et leurs vérandas, un côté
Daphné Du Maurier un peu figé.
C’est un été sur la péninsule armoricaine, qu’importe qu’il pleuve, qu’il
vente, les éclaircies sont généreuses, ils se baigneront dans la darse ou ils
iront explorer pour la centième fois la grotte Absinthe qu’il faut forcer avec le
flux pour rejoindre ses entrailles, un théâtre de reflets qui s’ouvre sur trente
mètres de large, là aussi voilà un secret, le secret des falaises, il règne dans
cette cavité une semi-obscurité, l’eau y est fraîche, les voix résonnent, les
respirations font de la buée entre les parois, et alors que leurs jambes ne sont
plus que des pointillés mobiles, ils ont la sensation d’être immergés dans
l’instant même, pris dans le miel des photons et des reflets, autant dire
l’éternité, l’éternité de Kergat…
C’est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d’enfance, où il y aura
toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle,
parfois un couple d’espadons et une fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des
pins, ces criques qu’il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une
baie où l’été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu’eux,
dans cette presqu’île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la
broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu’au
début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures
mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux
dans le soleil.
2
Alors tout partait de là, un mercredi de septembre 1943, une fin d’été, sur
un scénario que je me disais plausible, et les scènes à Plomodiern, ce bourg à
l’orée de Kergat, s’enchaînaient dans leur logique cinématographique, avec la
voiture luisante, les ordres et les coups, les types de la Gestapo qui avaient dû
le menotter, pas le genre à se laisser embarquer comme ça, non, et ils
l’avaient emmené en le poussant devant eux, vite, jouant sur la surprise, lui
pâle comme un linge et eux pressés, brutaux, glissant par le perron, le jardin
au palmier, celui dont Paol disait qu’il rappelait l’Indochine, en réduisant leur
intervention pour éviter qu’un attroupement ne se forme dans la rue de
Leskuz, un chemin élargi au sommet d’une colline, autour de ces deux
villégiatures, deux bâtisses identiques et accolées, blanches aux volets gris,
érigées par un entrepreneur de Quimper pour ses filles jumelles, avec un tel
souci de symétrie qu’on avait l’impression d’une image dédoublée ou d’un
bégaiement visuel, seul le palmier à gauche les différenciant peut-être, et sans
plus attendre la traction vert foncé avait pris le virage du haut, poussé son
accélération vers le Menez-Hom, cette montagnette qui ouvre et ferme la
presqu’île, dépassé les haies pour disparaître derrière les cyprès dominant la
colline, le visage tuméfié de Paol appuyé contre la vitre mouchetée de boue.
Voilà.
J’imagine encore. Pierre a douze ans… En compagnie d’un camarade qui
l’attend derrière la grille, il va aller jouer sur la grève, il a franchi le jardin de
la maison, admettons celle de gauche encore engourdie par la nuit, et puis, en
se retournant, il assiste à la scène, impuissant, tétanisé. Il voit sa mère
s’accrocher au groupe, Jeanne d’habitude si réservée, s’interposer entre les
policiers, les retenant, les suppliant peut-être, au point que Paol allait finir par
lui crier d’aller téléphoner à Châteaulin, à l’ami Yvon, celui-là avait de
l’entregent à la préfecture, c’était le moment, et tandis qu’on le poussait à
l’arrière de la Citroën, le Français et le gestapiste devant, lui avec le troisième
homme, le plus costaud, à l’arrière, du sang coulait de sa bouche, du nez,
imbibait sa chemise, formait une demi-lune poisseuse, la tache s’élargissant,
rouge magnétique, qui souillait la banquette, et abasourdi par son arrestation,
Paol ne distinguait plus bien les formes, les masses, tout était devenu flou,
amplifié et grossi, sa main menottée à la poignée de portière pendait comme
chose idiote, et l’autre type de lui refiler un dernier coup de poing, salopard
de terroriste, c’est qu’il finirait par lui dégueulasser sa voiture de fonction !
Ensuite, ce sont plusieurs semaines d’angoisse à Brest derrière les murs
grêlés de Pontaniou, quartier de Recouvrance, la semi-pénombre du cachot, la
tension, l’écho des rondes rythmant les heures, les allers-retours entre deux
gardiens, la paillasse, la crasse, la solitude ahurissante comme si le monde
des vivants continuait sans lui, au-dehors, dans un monde plus vrai, c’était le
cas. Les nuits aussi sont difficiles, trop courtes ou trop longues, quand la
panique vous baratte le ventre. À l’aube, on distribuait le jus dans le quart en
fer passé par la porte, un quignon de pain à partager. Puis les interrogatoires
se succédaient à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, côté Lambézellec,
l’« antre » de la Gestapo, et celui qui avouerait ou viendrait à trahir s’en irait,
contraint et forcé, avec les « schupos » arrêter les camarades…
Lors d’un passage à Brest, je m’y rendrai à mon tour pour arpenter les
lieux désaffectés – la prison existe encore, rouillée, juchée sur son
promontoire –, rôder devant les murailles embarbelées, inspecter les ruelles
en me demandant ce que Paol avait pu apercevoir de sa lucarne de cachot. Le
chenal ? La mer ? La presqu’île de Kergat, en face ? Ou le ciel cendré, posé
sur les toits comme un couvercle de trappe ?
Désormais, Paol est un ennemi du Reich, un indésirable. On lui a retiré ses
papiers, ses lacets, sa ceinture. Sur la paillasse, il ne cesse de recomposer les
derniers instants, son cerveau ayant tout enregistré, il voit enfin la scène, y
traquant en vain quelque chose, un indice : les pas dans la cour, la sonnerie,
son nom prononcé derrière la porte, les sbires qui se ruent, cette narcose
vénéneuse filtrant de partout, avec lui au milieu, en accéléré entre les plans
ralentis, c’était son cœur qui battait fort, il est ceinturé dans la Citroën, la
portière claque, il traverse le bourg, croise une section de soldats allemands
en colonne, et puis deux gars au seuil d’une ferme, un copain sur son vélo au
croisement, un autre plus âgé qui guette par la fenêtre en angle du café d’Ys,
tout le village sera au courant, la voiture descend jusqu’à l’Aulne pour
franchir le pont, le bruit du moteur coupe en deux les champs et les futaies en
attaquant une nouvelle côte, il a un mal de tête atroce, sa main est insensible
comme du marbre, et le ruban d’asphalte par la lunette arrière est devenu sa
vie débobinée tant les virages se répètent et s’évanouissent, il n’y a pas de
héros, il doit oublier le réseau, ils vont si vite, un accident serait préférable à
ce qui l’attend, et après le dernier croisement le panneau fléché « BREST »
lui oppresse soudain la poitrine et l’affole…
4
Brest est notre cassure, la sienne, la nôtre, la capitale du séisme, Brest est
ce qui nous reste, l’eau s’est refermée, le mystère a été bu. « Informer, c’est
déjà trahir », murmurait-on durant la guerre. Nous ne parlerons jamais de la
disparition de Paol, c’est un « blanc » dans nos conversations, nous évitons
ses états de service, ses garnisons, jusqu’à ses adresses à Saigon, à Brest et à
Kergat.
Longtemps, je ne sus quasiment rien de lui hormis ces quelques bribes
arrachées, ces miettes. Elles menaient toutes au gouffre de l’Allemagne nazie.
L’album photo nous était soustrait, pas le moment, pas la peine, une autre
fois. Pareils à ces mandarins subalternes de la Chine ancienne, qui ne
devaient souiller de leurs lèvres le nom illustre de l’empereur, nous laissions
du vide entre nos mots dès qu’il s’agissait de lui. Nous avalions notre salive.
On n’ajoutait rien. Certains paysages et ce prénom feraient défaut ; il y avait
des trous dans nos cartes géographiques, les itinéraires, les faits. La douleur,
serinait-on, n’était jamais sujet.
Dans les archives de la mairie de Plomodiern, où, entêté, contournant
l’omerta, j’avais quand même cherché, puisque c’est là qu’avait eu lieu
l’arrestation, les gros cartonniers remisés à l’étage évoquaient plutôt des
stratifications calcaires, des éléments fossiles. Un monde ancien avalé par le
néant et la poussière. À l’évidence, ce qui n’avait pas été microfilmé n’avait
plus de réalité… Gentiment, l’ancien secrétaire, monsieur Armand, dont on
m’avait donné le numéro de téléphone, avait pris le temps de me rencontrer
car il avait « connu la guerre », il m’avait donné rendez-vous sur la place de
l’église, puis dans un café-tabac aux abords, m’apportant la photocopie de la
déclaration de décès de Paol, sur laquelle il avait pu mettre la main. Rien
d’autre pour moi. Dommage. Mais, comme j’insistais, le vieil homme était
revenu sur deux ou trois faits de cette année-là, rien de saillant à dire vrai, lui-
même n’ayant pas de souvenir de ce micro-événement de 1943, il n’était
qu’un novice, l’affaire n’était sans doute pas passée par les services de la
mairie, et je compris qu’il ne voulait pas s’en mêler, il avait pris sa retraite
depuis longtemps, le patelin était minuscule et les familles liées, il ne
manquerait plus qu’un petit-fils veuille en découdre avec un autre au début de
l’été, un peu absurde, et puis à quoi bon remuer tant d’horreurs et de
vieilleries ? Non, le mieux aurait été d’interroger les descendants du docteur
Vourc’h, l’ancien maire, résistant dès la première heure, et puis aller fouiller
dans d’autres registres, à Quimper, aux archives départementales, plus loin,
plus tard, préfecture et services de police, à Paris ou en Allemagne, mais sans
espoir, le temps avait fait son travail de râpe et de sape…
Pour ce que j’en ai su, Pierre n’aura revu son père qu’une fois, en
septembre ou octobre 1943. Une visite exceptionnelle à la prison brestoise.
Main dans la main avec Jeanne, espérant grappiller quelques informations, ils
avaient franchi ensemble le portail, la cour, pour retrouver entre les portes
métalliques, à la garde des matons, un Paol abattu, sale, barbu, le visage
abîmé, qui, en un sursaut, dut l’encourager – garde courage, occupe-toi bien
de maman, il n’y a plus que toi –, avant d’être ramené à la nuit des geôles.
Mais que pouvait faire ce môme dévasté, innocent et victime de la guerre des
hommes ? Cette vision aura marqué Pierre à jamais, l’onde de choc le
bouleversant des années après. Son mutisme faisait coupe-feu. Non, personne
n’irait plus loin que ce rempart dressé contre sa peine puisque, derrière,
l’univers s’était effondré. Et les autres devraient faire avec ça. Ou plutôt sans.
Lors des transferts, il arrivait qu’il y ait des « fuites », et les familles se
pressaient alors aux abords de la prison, puis se regroupaient, tôt le matin,
pour apercevoir ceux qui étaient poussés vers les wagons. Fin octobre, on en
comptait cette fois une trentaine, liés deux par deux, certains amochés, des
communistes, des « terroristes », des saboteurs, peut-être des réfractaires au
Service du travail obligatoire, la donne avait changé, le Reich vacillait fin
1943, il lui fallait des esclaves pour ses mines et ses usines, et pas question de
laisser à la traîne des éléments subversifs… Ce jour-là, les épouses et les
mères qui avaient attendu toute la nuit, certaines avaient dormi là, dans les
squares, voulurent s’accrocher à eux, émietter la file, en soustraire un corps,
un visage ou, en passant à travers les mailles, donner du pain, des lunettes, un
lainage. Mais, sur le parvis, les gendarmes s’interposèrent, formant un
cordon ; pour les tenir à distance, ils les repoussèrent de la crosse ferrée de
leur mousqueton, ordre de la préfecture, des Allemands.
En ce début d’automne, l’air du large fait trembler ce qui reste du feuillage
des arbres ; les darses scintillent. Jamais les marronniers de l’allée ne lui ont
paru aussi frémissants, une goutte de lumière sur chaque feuille. Descendu de
l’autocar réquisitionné, Paol est attiré par le plan d’eau et les unités qu’il
recompte par réflexe (sur une mer d’huile, des bateaux gris métal, plats,
comme découpés sur une plaque de tôle), mais les deux énormes navires de
guerre ont levé l’ancre, les sous-marins de la Kriegsmarine, tapis dans leurs
abris bétonnés, ont pris le relais et ravagent l’Atlantique. En face, la masse
longiligne de Kergat se découpe avec ses pins et ses isthmes, il la boit des
yeux pour qu’elle reste intacte en lui…
J’ai pris cent fois mon train à la gare de Brest, et cent fois les mêmes
images me sont revenues : lentement, les détenus pénètrent dans le hall,
arrivent sur le quai et, en bout de ligne, montent dans un wagon à portière
latérale, accroché à un convoi de marchandises, au milieu des cris, des pleurs,
des mots brefs. Lorsqu’ils se hissent sur la plate-forme, chacun d’eux lance
un regard, un nom à la cantonade et quelqu’un, parfois, répond dans la cohue.
Quand reviendront-ils ? Ils s’enfoncent, voûtés dans l’ombre. Sur les flancs
du wagon, des mains tambourinent en signe de protestation, mais ce bruit qui
aurait voulu enfler comme le tonnerre, saturer le train, se propager, se
répandre dans les rues, couler sur les boulevards, le port, ce bruit d’alerte, de
peur et de désespoir, s’il avait pu donner des remords aux cheminots,
n’empêchera pas que le convoi parte à l’heure, qu’il file sur Landerneau,
Rennes et Paris, que son « chargement » rejoigne la gare Montparnasse, le
camp de Compiègne où les hommes seront fichés et numérotés.
Il n’y a plus rien à faire. Tout se calme sur le quai rincé. La porte a grondé
sur sa glissière, le wagon a été cadenassé. Des vantaux d’aération, grillagés
exprès, ne montent plus qu’un piétinement, des râles, parfois des papiers pliés
en quatre jetés avec des noms, des adresses, des « merci de prévenir madame
X… ».
Six heures trente, en ce matin du 20 octobre. Coup de sifflet déchirant l’air.
Une des mères tente de se jeter sous la locomotive pour l’arrêter ; deux
soldats la rattrapent sur le cailloutis, la soulevant par les bras. Le train
s’ébranle. Les rails s’en vont devant, plein est, des cailloux luisent sur le
ballast. Au loin, déjà, le convoi s’amenuise. Les militaires refluent, fusil à la
bretelle, mission accomplie. Sur le parvis, le moteur en surchauffe de
l’autocar cliquette. On voit la mer à droite. Bleu intense. Et la presqu’île,
ligne ondulée, qui tremble. Un mirage.
À Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre
dans la nef de l’église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le
caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de
granit, posé au-dessus d’un vide, est notre amer.
5
En 1943, Paol n’est plus si jeune. Il est même fatigué. Il a dû contracter les
années précédentes un virus tropical qui lui a laminé les tripes et l’a affaibli –
son séjour hospitalier en 1928, à Saigon, en témoignerait. S’il a été
réincorporé en 1939, il a été démobilisé aussi vite, l’engagement face aux
Allemands ayant tourné court. Le sacrifice de dizaines de milliers de soldats
qui, sur les routes et les fleuves de France, ont tenté de contenir la poussée
germanique, n’aura servi à rien. Eux aussi ont été oubliés.
Sur la liste des déportés du Finistère, sa date de naissance à chaque fois me
trouble : 1894. Six ans avant le XXe siècle. Anachronique au milieu des autres.
Il est l’un des rares à n’être pas né dans les années 1910, 20, voire 25. À près
de cinquante ans, c’est un homme mûr, pour ne pas dire un vieux monsieur.
Ainsi est-il répertorié entre un prisonnier né en 1920, à Morlaix, et un autre
en 1918, à Brest… Ils pourraient être ses enfants.
Je ne crois pas ressembler à Paol même si l’on peut supposer qu’avec les
années les visages d’une même lignée finissent par se confondre (les arêtes se
faisant saillantes, la forme du crâne plus nette, osseuse), au point que la
plupart, à la cinquantaine, ont quelque chose de mimétique, mais je ne
possède aucune photo de lui où il aurait plus de quarante-cinq ans, impossible
donc à vérifier. D’ailleurs, sur celle que je tiens en main, il en a vingt-quatre,
deux fois moins. En 1918, je vois un garçon au visage ovale, la mâchoire
plutôt forte. Pour compenser, il a des yeux expressifs et une moustache à la
mode. Ce fils de charpentier de marine paraît solide, franc et calme. Avec de
l’élégance.
Sur ce portrait sépia d’après-guerre, tiré en Belgique chez un certain
F. Krameyer, boulevard Van Iseghem, à Ostende – adresse où je suis passé,
au cas miraculeux où la boutique aurait conservé des plaques ou des négatifs
anciens, mais qui était devenue un immeuble locatif, « Résidence La
Lorraine » (que faisait-il en Belgique dans un studio d’artiste-
photographe ?) –, il prend la pose, calé, sans doute assis, en uniforme. Frontal
et digne. Le « 3 », brodé au-dessus d’un croissant de lune, sur son képi et ses
cols de vareuse, témoigne de son appartenance provisoire comme cadre au
3e régiment de tirailleurs algériens. Collée sur le carton gaufré d’un blason –
un lion des Flandres dressé sur ses pattes –, l’image ovale, agrémentée d’un
friselis imitant un ruban, rejoindra un sous-verre, à Brest. Je n’en sais pas
plus.
À cet âge-là, aujourd’hui, Paol pourrait être mon fils. Il a des joues
fraîches, lisses, des oreilles pointues, une once de mélancolie sous sa gravité
de militaire. Certes, il sort des boucheries de la Première Guerre et il a été
éprouvé et blessé. Mais il a encore des années devant lui, une famille à
fonder. Il ne sait pas ce qui l’attend. Pour qui et pour quoi ? Pour quel résultat
sinon cette mort appelée sur lui, en accéléré ? Le courage des uns, les autres
n’en ont que faire. Pauvres monuments dont les noms se ternissent et
s’écaillent. Qui les déchiffre ? On a oublié leur honneur, cet idéal dans un
monde qui ne l’est pas. Replantée, la rue Victor-Hugo, à Brest, accueille
d’autres boutiques, d’autres locataires, une amicale de boxeurs. L’imprimerie
a disparu. Les deux villas de Plomodiern sont louées à des estivants qui y
organisent fêtes et barbecues. Tant mieux.
L’été a recommencé trente, quarante, cinquante fois sur la presqu’île. Des
gosses qui, sans le savoir, ont ses épaules et ses mains se baignent en riant
dans les mêmes criques, la même grotte. Ils ont grandi. Les coupes de
cheveux, les maillots, les modèles de voitures ont changé. Nous sommes
revenus de Piraé et d’Ambohimanga, du Pacifique et de l’océan Indien, ces
mutations de plusieurs années qui furent, grâce à mon père, notre différence,
notre luxe et notre sauvagerie. Elles m’ont constitué, fait de moi un autre,
accordé cette part inattendue et heureuse. Au fond, si je remonte dans ma
mémoire, mes premières émotions me ramènent invariablement aux lagons de
Tahiti et aux hauts plateaux de Tana. Pas si mal ! Mais à chaque retour, ce
bout de Finistère nous happait, lessivé de marées, bruissant de vents. Avec
ses châteaux de rochers, ses landes, ses dix hameaux. Et son drame en
filigrane : la question était posée là, elle attendait. Nous étions chez nous,
heureux mais bancals…
On a acheté une autre maison puis une deuxième, les arpents de Kergat ne
valaient rien, il y pleuvait si souvent, la famille s’est élargie. Mais on ne
passe plus guère par la route du sud, certes, évitant ainsi Plomodiern et la rue
de Leskuz (ironie du sort, le mot breton kuzh signifiant « caché », « secret »),
les villas mélangées, l’une miroir de l’autre, ce bourg où résident peut-être les
descendants de celui qui le dénonça. Au mieux, par grand beau, gravit-on la
montagne pour embrasser la presqu’île, et méditer sur la malédiction de
Marc’h, le roi-cheval, dont l’âme est restée au sommet du Menez-Hom. Mais
devant les jardins, les cabines, face aux vagues qui remâchent leurs galets, les
ombres s’entêtent. Jamais fini, jamais résolu. Fantôme que rien n’apaise.
8
Après que le feu roulant eut cessé son vacarme et ramené l’horizon sur
cette aube de l’année 1916, il lui avait fallu se dégager du boyau où ils
avaient tenu position, une entaille aménagée de trous et de caches, et sitôt la
gnole passée de rang en rang, gravir au sifflet les échelles, dépasser le
bourrelet pour se jeter hors de la tranchée avec la sensation d’être à nu parmi
les geysers noirs des explosions, pour zigzaguer dans la zone ravagée,
derrière le capitaine, revolver au poing, et les autres s’étaient avancés à leur
tour, tout le régiment, trois mille hommes, le dos courbé, sortis de terre, pour
dépasser les avant-postes de guet et arriver tant bien que mal sur les positions
adverses, une étendue glaireuse, labourée, tenant encore au milieu du fracas,
du craquement des éclairs et des balles qui miaulent, beaucoup des gars ayant
déjà été touchés et laissés en chemin, un éclat, une rafale les ayant frappés en
pleine course, et ceux-là avaient tournoyé sur un pied ou au contraire
s’étaient affaissés, mains au ventre, lâchant des jurons, sans que ne se
ralentisse la tentative de submersion de la position boche.
Curieusement, depuis qu’ils affluaient vers cette ligne, au pied de la masse
du fort de Douaumont, elle paraissait sous le crépitement des tirs reculer
encore devant leur charge. Les mitrailleuses allemandes, que les batteries
n’avaient pas réussi à faire taire, répliquaient, et leurs chapelets secs
rappelaient le caquetage d’oiseaux mécaniques. Et là, maintenant, il leur
fallait slalomer dans ce labyrinthe de cratères, de trous d’obus et
d’entonnoirs, vers les arbres ébarbés, les fossés et les murs bétonnés, ou du
moins ce qu’il en restait, tant l’édifice avait été pilonné par l’artillerie, chacun
dès lors face à son destin et tirant au jugé, et il progressa à son tour sur cette
scène tressautante pour atteindre la tranchée adverse, plus que dix, cinq, trois
mètres, rejoignant les autres, et tant qu’ils y étaient, poussant leur avantage en
gagnant la deuxième ligne, où résistait l’un des postes secondaires de
commandement, autant l’enlever dans leur élan…
Mais cette fois, parmi ses copains, avec qui il avait décidé de progresser
sans se lâcher au cas où il aurait fallu en venir au corps à corps (affronter
l’ennemi à la baïonnette, au poignard ou à coups de crosse), ce que chacun ne
cessait de craindre, homme contre homme, force contre force, peur contre
peur, il n’eut pas le loisir d’admirer les panaches de fumée qui esquissaient
des points d’interrogation dans l’azur, car à cet instant-là le souffle d’un obus
le projeta en arrière, et il tomba avec quelques autres, lui roulant dans une
crevasse, perdant connaissance, la retrouvant, vibrant et hébété…
S’il s’était cogné la tête, avait perdu son casque, qu’importe, il ne sentait
plus son genou transformé en une plaie sanglante… Devenu sourd, et comme
insensible, il se fit par réflexe un garrot avec une bande molletière, puis il
essaya de gravir la cuvette, en s’appuyant sur son autre jambe, en vain, il
redégringolait dans son trou, des balles fusant comme des guêpes, de la terre
coulait dans sa vareuse. Alors il cria pour prévenir on ne sait qui, mais
personne ne l’entendrait, il était seul, perdu sous les hululements et les
sifflements, les secours viendraient plus tard, le pire restant possible, à
commencer par une contre-attaque qui aurait repris le dessus et s’écoulerait
jusqu’à lui, fétu de paille, proie facile, il réarma son fusil Lebel, conscient
malgré sa douleur, prêt à tirer si ça approchait… Devant, les poilus avaient
réussi à percer, à se maintenir, et une centaine taillaient sans merci les
derniers Boches dont les visages crevant sous la lame montraient quelque
chose d’enfantin et d’étonné. Dans la panique, amplifiée au long du boyau,
l’ennemi se mit à fuir ; le coin serait nettoyé en quinze minutes. Peu après, la
deuxième ligne tomba aussi, une lèvre marneuse que les chefs avaient scrutée
longtemps aux jumelles, l’occasion pour la vague bleue d’y placer ses
mitrailleuses, en se préparant à un troisième bond si l’ordre leur en parvenait,
afin de conquérir les abords du fort qu’un réseau de droites irriguaient
lorsqu’elles n’étaient pas obstruées par les éboulis, et l’ordre leur arriva dans
la foulée, et il fallut encore remonter, y aller…
On est le 4 juin 1916, à Fleury-devant-Douaumont, dans les vestiges de la
forêt, où la bataille bat son plein depuis quatre mois. Le village sera pris et
repris seize fois de suite. Bientôt, sous les milliers d’obus et l’utilisation des
gaz, Fleury, en dépit de sa résistance, sera anéanti. Sur certains secteurs, il
fallait cinquante pour cent de pertes pour être relevé, et ça recommencerait
pour eux au-delà du dégoût et de la pitié, de ces tulipes énormes de feu et de
fer qui soulevaient le sol, des gars défigurés par les shrapnels, des morts
partout, des mourants laissés dans les barbelés…
Ramassé par les brancardiers lors de l’accalmie, « doucement les gars,
doucement », drôle d’équipage dans la lumière, le caporal sera soigné à
l’arrière dans un poste de campagne puis évacué à l’hôpital de Bar-le-Duc où
il restera plusieurs semaines, allongé sur un lit de fer, à peine séparé des
autres par un rideau fixé sur une tringle (les religieuses au visage de cire
glissant de l’un à l’autre avec des brocs d’eau fraîche, une seringue, des
thermomètres), puis à béquiller avec les grappes de convalescents, les
combats grondant toujours à l’est en un orage carabiné. Leur aurait-il échappé
avec sa « bonne blessure » ? Non. De toute façon, soldat « courageux et
dévoué », il n’a rien d’un planqué, et même s’il voit tant de camarades
découragés de mourir pour si peu, les dernières semaines ont été un désastre,
il lui faudra y retourner, la patrie est en danger, on a besoin de croire que tout
cessera, pas de dégonflés ni de tire-au-flanc, la victoire est dans quelques
semaines, il faut juste bénéficier d’un rabe de chance.
Ce n’était pas si loin de Kergat et du cap aux Mouettes : une heure de route
par le pont de Térénez et nous étions à Brest, de l’autre côté du goulet,
« capitale » encombrée de grues et cernée de parapets entre lesquels couraient
des glacis de terre et d’herbes. À l’exemple de beaucoup de Brestois, Jeanne
occupait un immeuble d’après-guerre. Ayant élevé seule son dernier fils, elle
s’en était sortie en travaillant dans les bureaux des compagnies maritimes,
puis en gérant des tennis et un mini-golf à Kergat. Nous la retrouvions au-
dessus des bassins du commerce, dans ce bâtiment sans ascenseur où des
cabochons de verre apportaient dès l’escalier une clarté trouble. Elle occupait
un appartement sobre, tout en parquet, agrémenté d’un mini-balcon égayé de
caoutchoucs en pot. Si le salon offrait un mobilier anodin, on notait quelques
poufs marocains aux motifs géométriques, un petit bouddha en jade sur un
socle en bois rouge, l’index et l’auriculaire tournés vers le ciel, enfin
quelques laques asiatiques : des paysages lagunaires hérissés de roseaux, le
premier avec une pagode, le second, un échassier sur un friselis d’eau, les
deux dorés sur fond noir. La lumière frappait un énorme crabe dormeur
naturalisé dont les pinces, peintes en trompe-l’œil, lui donnaient un air de
croque-mitaine. Accrochée au mur, nous surplombant, la bête démantibulée
ricanait de notre embarras.
Mon premier souvenir est, je crois, un dîner. A-t-il existé ou n’est-ce qu’un
amalgame d’images ? Je le situe mal dans le temps, sans doute début des
années 70, une fin d’été, au retour de Polynésie et avant Madagascar. Sans
mon frère ni ma sœur qui sont souffrants, ma mère étant restée pour les
garder à Kergat, je m’y rends avec mon père. Nous possédons déjà la
Vauxhall Cresta, berline anglaise bleu de Prusse, surdimensionnée pour les
routes du Finistère, que Pierre a acquise sur un coup de tête, croyant à une
affaire, mais elle consomme dix-huit litres au cent, et il n’arrive jamais à la
garer en ville à cause de ses ailes. Pierre a réservé une table ; il veut fêter
quelque chose. L’établissement surplombe le goulet. Nappes à carreaux,
photos de comédiens, de vedettes de cinéma, dont Jean Gabin et Michèle
Morgan qui tournèrent ici le film Remorques. Spécialités de poissons et de
crustacés. Jolie vue par temps clair ; l’air alors palpite.
Dès le seuil, le restaurateur se montre affable, impressionné par
l’automobile.
– On croirait une Packard Caraïbe…
– Non, c’est une anglaise, et on y tient à dix, explique mon père, pour
plaisanter.
Le restaurant est encore vide, nous dînons tôt, grand-mère est fatiguée, je
suis si gamin, et il nous faudra rentrer ensuite sur la presqu’île. Pierre
commande des huîtres, une salade de poulpe, une bouteille de vin. Je me
contente d’une poignée de langoustines, de frites et d’un soda. Est-ce
l’anniversaire de quelque chose ou de quelqu’un ? Entre eux, la conversation
s’effiloche puis se dissout, et, à mesure que les plats sont servis et desservis,
elle n’est plus que murmurée, engourdie, la nuit la boit. Quelques bribes, un
nom, un soupir, ils se souviennent sans développer, les mots s’éteignent à
cette heure suspendue ou, plus exactement, il n’y a plus besoin de mots, les
yeux et les mains parlent, et ils glissent vers des abysses qui leur
appartiennent…
Le goulet a des échos. Il fait bon. Et ces deux-là se retrouvent à travers le
temps, dans une période connue d’eux seuls. À l’attention fervente de Pierre,
je comprends qu’il la vénère. À la tendresse de Jeanne, que le petit Pierre
restera son fils miraculeux, l’enfant sauf, après Plomodiern, après Brest. Sans
l’autre, chacun aurait péri, étranglé par l’angoisse, Pierre et Jeanne, Jeanne et
Pierre, franchissant à deux et de face la houle contraire.
Pour une fois, l’été a été caniculaire, la pluie nous a épargnés. Nous
pouvons nous attarder au crépuscule sur la plage. Un parfum âcre d’herbes
brûlées monte de la corniche. La voix de Sinatra filtre des haut-parleurs.
Partout, cette grâce de chaque chose, sous les frondaisons, les balançoires,
comme un abandon sudiste…
« Strangers in the night », répète le restaurateur avec son mauvais anglais,
croyant nous faire plaisir à cause de la voiture.
En face, une brume de chaleur, piquetée de feux et de clignotements,
nimbe le cap. L’Iroise est une encre étale. Pierre sourit ; le vin lui fait voir les
choses autrement. Enhardie, Jeanne sort de son sac une photo. Regarde ! Et je
les reconnais tous deux, il y a quinze ou vingt ans, descendant la rue Jean-
Jaurès ou celle de Siam, des paquets sous le bras (qui les photographie en
cette après-midi perdue ?), vers des Noëls éteints, lui, cheveux en brosse,
sanglé dans un imper mastic d’officier, elle, droite et résolue, promenant ses
yeux énigmatiques sur les boulevards, avec derrière ce que je pouvais
deviner : les vacances à Kergat, la Citroën qui toussait dans les côtes, la
grotte Absinthe, leurs années bretonnes. Mais, déjà, comme si elle en avait
trop révélé, elle range la photo dans son sac, je n’en apprendrai pas plus, ni ce
jour-là ni demain. Sous les sourires, les bouches sont scellées.
Étourdis de vin et de musique (j’ai bu un peu dans le verre de mon père),
nous rentrons, la berline coupe par Recouvrance, et ce n’est pas nous qui
roulons mais la ville qui s’écoule derrière les vitres dans la litanie des
lampadaires. Agglutinés sur le devant des bars, les marins forment des
grumeaux dans les flaques de lumière. À notre passage, ils lèvent leurs bocks
en riant, épatés par la carrosserie. Je feins de croire que je suis moi aussi un
marin, j’ai retrouvé ma grand-mère au bout de la péninsule, notre reine au
regard lent, et dans cette nuit griffée par les feux des cargos à l’ancre que la
mer calotte ou remue, nous la ramenons grâce à notre auto bleu de Prusse
vers cet appartement fondamental, qui garde dans ses armoires des guêtres,
un plastron, ce pantalon gansé d’officier, maculé de boue, à moins que ce ne
fût du sang séché.
Oui, nous désirons la mettre à l’abri, loin du vent du goulet et de
l’aboiement rauque des sirènes entre les bassins. Sur la corniche, je ferme
mes yeux dans le vrombissement pour prolonger ce songe au-delà du pont
transbordeur, je voudrais que, sous la lune collée là, énorme dans l’abîme du
ciel, nous roulions indéfiniment, que la vie continue à être ce moment
d’apesanteur où tout s’enclenche dans le maillage des voies, des hangars et
des docks, des escaliers et des ruelles, que nous n’arrivions jamais – puisque
Paol ne nous attendait plus au croisement des rues humides.
12
J’avais réservé pour quatre jours une chambre dans un hôtel de Quimper et,
méthodique, soumis à des horaires que je m’étais imposés, une fois franchi
l’Odet à huit heures trente, je prenais mon autobus pour rejoindre, en
périphérie, au nord, l’allée Henri-Bourde-de-La Rogerie, où se trouvait le
bâtiment des archives départementales du Finistère. À dix-sept heures, à la
fermeture, je rentrais par le chemin inverse pour dîner dans une crêperie aux
alentours de la cathédrale, la rétine brûlée par les images fixes, las et éreinté,
avant de regagner la pièce taupe au deuxième étage. Incapable de lire quoi
que ce soit, ni les bouquins ni les journaux achetés à la gare, ou de regarder la
première émission télé, je restais allongé sur mon lit, avec l’impression d’être
desséché comme une momie, tandis que le fleuve faisait courir au plafond, en
lignes tremblées, en une guirlande d’étoiles, les derniers reflets du courant.
La nuit arrivait comme un coup d’éponge qui m’emportait. J’avais juste eu le
temps de passer un coup de fil chez moi, en sachant que ce que je faisais, et
l’ampleur que cela avait pris, restait difficile à justifier. Cette quête pour
d’infimes particules que le temps avait dispersées, et pour laquelle je me
dépensais sans compter, était devenue dévorante…
Dans la journée, dûment inscrit et doté de la carte plastifiée de lecteur
o
(n 18278), je me faisais apporter les dossiers et les étuis en carton concernant
ce bout de Bretagne, année 1943, afin de les dépouiller sur une large table de
travail, partagée, selon l’affluence, avec d’autres chercheurs. Si certains
documents étaient microfilmés, je pouvais m’isoler dans un semi-box. Sous
la pression d’une touche, les jours et semaines concernés défilaient dans un
noir et blanc plus ou moins charbonneux sur l’écran de la visionneuse…
Outre les quotidiens de l’époque, comme Ouest-Éclair, La Dépêche de
Brest, où je pensais trouver mention de faits divers, dont certains liés aux
tentatives ou aux coups de la Résistance, et l’écho des opérations de la police
qui s’ensuivaient, je mettais la main sur les rapports aux préfets, les comptes
rendus de gendarmerie, de certains maires ou d’agents, jusqu’à la
correspondance entre la Kommandantur et l’administration française, le tout
dans des chemises numérotées, classées par ordre chronologique et
alphabétique, accompagnées de papiers pelures que balayaient des coups de
tampons encreurs, sous des signatures illisibles mais sûres de leur droit – le
terme « confidentiel » zébrant le feuillet. Et puis il y avait aussi, tapées à la
machine, les fiches de ces hommes et femmes arrêtés par les Allemands
« établies par les commissaires de police français du Finistère », résistants
ou quidams pris au filet de rafles, pour la majorité d’entre eux avalés ensuite
par les geôles, les camps… J’avais quelque espoir de tomber sur celle de Paol
puisque, en toute logique, elle devait y être : il faisait partie de ceux-là,
répertorié sur Brest, peut-être Châteaulin ou Quimper. Mais, après en avoir
compulsé des dizaines, sur deux années, la sienne demeurait introuvable.
Lorsqu’ils étaient mentionnés, les motifs d’arrestation s’avéraient d’ailleurs
parfois anodins, voire ridicules : « détenait sur lui une photo du général de
Gaulle » ; « a coupé des fils » ; « a insulté un soldat allemand ».
Mourir pour si peu ?
Au bout de trois ou quatre heures, le troisième jour, j’avais déjà élargi ma
recherche, reprenant les mémos des inspecteurs de la Sûreté générale, les
notes aux préfets, les rapports sur l’état d’esprit de tel ou tel village de Kergat
vis-à-vis de l’occupant allemand ou de l’administration. Celle-ci se montrait
fort préoccupée par le fait que, sur le département, la « radio britannique, la
seule écoutée, exerce sur les esprits une influence qui touche à la mystique et
à la religiosité ». Elle déplorait un effectif insuffisant pour agir, un manque
d’armement, pas assez de délais pour mener les interrogatoires, face à une
hostilité croissante de la population, et la multiplication d’actes de sabotage
« communistes et terroristes ».
Où chercher ? En fait, j’agaçais la préposée à qui, sans cesse, je demandais
de l’aide ou des conseils dans la méthode à suivre. Elle préférait les
généalogistes ou les étudiants en histoire qui, sûrs de leurs demandes ciblées,
plongeaient dans leurs piles de documents, manuscrits craquelés et plans
parcheminés, et, de la journée, ne levaient plus le nez sinon pour un bref
regard à l’horloge ou au travers des baies ouvrant sur un triangle de pelouse,
des saules, un banc. Certes, je manquais de précision. Et voilà que je lui
réclamais d’autres registres ou des bobines à sortir des rayonnages, qu’un
chariot aux roues caoutchoutées déposerait à heures fixes et selon les
rotations à ma place numérotée (une fiche dite « fantôme » se substituant
alors aux emprunts), et tant pis si une fois sur trois je devais me faire
réexpliquer le réglage de la boîte à outils de la visionneuse, le fonctionnement
des ajustements en largeur et en hauteur, ses niveaux de zoom ou de grand-
angle, je la maîtrisais mal, clic sur la flèche, double-clic sur le bandeau, la
machine allait trop vite ou trop lentement, les pages microfilmées
disparaissant ou alors filant d’un coup, sautant les jours, un samedi remplacé
par un mardi, l’hiver se substituant à l’automne, quand le document ne se
bloquait pas de lui-même, en mode plein écran, et j’avais peur alors que la
pellicule ne prenne feu sous la lumière des réflecteurs.
Certes, si la dame ne comprenait pas bien ce que je cherchais (« L’année
1943, même au niveau du département, c’est vaste, et nous en avons des
étagères… »), je n’arrivais pas non plus à lui formuler le véritable objet de
ma quête : trouver n’importe quelle bribe sur un inconnu jeté avec un millier
d’autres dans un convoi de la mort. Mais dans cette atmosphère compassée de
salle d’étude, quasi notariale, cela me paraissait incongru, dérangeant,
d’énoncer à voix haute mon drame et mon histoire, alors que j’étais
déboussolé, à vif, je préférais me cacher derrière des prétextes. Et c’est dans
un ultime acquit de conscience, compulsant la chemise « Étrangers », « juifs,
turcs, apatrides et romanichels », à laquelle je n’avais guère prêté attention,
qu’un nom glissa, se concrétisa et apparut en haut d’une des feuilles, tel un
écueil. Le sien. Classé par erreur…
Je n’avais plus qu’à lire. Mais, durant plusieurs minutes, assis à la table de
consultation, un malaise me brouilla la vue. De fait, j’étais aveuglé par ce que
je voulais voir et, devant ce trou optique qui persistait, j’avais été tenté de
demander à mon voisin qu’il me lise le document à voix haute, les lignes
étant devenues du charabia, une langue absurde, les mots formant un
serpentin de figures géométriques, disloquées, opaques…
Il s’agissait de sa fiche, et sa fiche, c’était lui !
Je me levai, allai boire un verre d’eau et revins m’asseoir, espérant que les
phrases reprendraient leur logique.
L’écriture bleue, déliée et rapide, paraissait être celle d’une dactylo ou
d’un agent pressé. Les parties à remplir avaient été effacées à la gomme dure
jusqu’à en abîmer le papier, puis réécrites avec un léger décalage. À
l’époque, la secrétaire n’avait pas cherché à dissimuler son erreur : elle avait
annulé son premier jet et recommencé dessus ou à côté. À moins que
quelqu’un, par la suite, eût tenté de camoufler les choses, falsifiant telle ou
telle donnée ?
Comme la photocopieuse à pièces était en panne, je dus photographier la
fiche avec mon portable, me promettant de la faire imprimer à l’hôtel et de la
déchiffrer plus au calme, dans ma chambre, sitôt ma capacité d’analyse
retrouvée. Puis je réintégrai ladite fiche dans le bon dossier, respectant l’ordre
alphabétique, avec le sentiment d’accomplir mon devoir – non pas que se
trouver dans la chemise des « Étrangers » fût infamant, mais ce n’était pas sa
place.
Je rendis le tout à la préposée.
– Vous avez trouvé ?
– Oui, merci, un bon début, éludai-je, d’un sourire.
Enfin, je me levai, soulagé autant que défait par ma trouvaille. J’avais hâte
alors de sortir, de marcher dans la rue, au grand air, d’aller boire un verre
dans un bar, de me fondre dans la rumeur de la ville. Même si la fiche ne
devait rien m’apprendre de plus et ne m’apportait pas encore de pistes
nouvelles, n’étant qu’un constat à un moment X, elle recoupait mes premières
informations. Et puis elle était, malgré tout, un écho de lui. Rédigée à la
demande d’un certain M. de Buron, le 9 novembre 1943, elle mentionnait son
nom, sa date de naissance, domicile et profession, sa situation de famille, les
personnes à charge – Ronan étant encore compté alors qu’il était déjà en
Angleterre –, son passé militaire, et ses lieux de détention à cette date-là
(« Brest-Compiègne »). Quant au motif de l’arrestation, il était résumé par ce
terme insupportable : « inconnu ». Dans l’autobus qui redégringolait par les
faubourgs de Penvillerc’h et de Kerfeunteun, je me le répétais comme un
idiot qu’on vient de gifler.
13
Allongé de tout son long dans l’obscurité, immobile, Paol respirait l’odeur
âcre du bâtiment et des hommes malpropres entassés près de lui, la plupart
ronflaient, l’extinction était à neuf heures, la veilleuse faisait une lueur bleue
dans le couloir qui ne résonnait plus, il avait bien reconnu ce gars à la soupe
qui était du même coin que lui, un « pays », ça lui faisait bizarre d’évoquer
les images qu’il y attachait, deux arpents, une maison avec un palmier, la baie
si large, et le vent sur la lande de Kergat, sa presqu’île lui paraissait à des
années-lumière de Compiègne, l’Aulne et l’Elorn n’étaient plus que des puits
d’ombre, le Menez-Hom un promontoire dans la brume, et tant pis si l’autre
ne voyait pas qui il était alors que Paol l’avait identifié tout de suite, tu es le
fils de Jacques, c’est ça, la ferme d’en haut, mais si, suis de Plomodiern, de
Brest aussi, Brest même, l’imprimerie L’Avel, les Chantiers de Bretagne, ah
bien sûr, faisait l’autre qui ne le remettait pas, faut dire que Paol avait changé,
son visage s’était creusé, émacié, les interrogatoires avaient laissé des
séquelles, il avait perdu du poids, de l’énergie, et même des souvenirs, il le
sentait à l’appel du matin, dans la cour, il traînait la patte, mais, bon, le moral
tenait encore, même s’il y avait des précipices et des trappes, même si les
envois de son épouse reçus cette semaine et celle d’avant (Jeanne avait ajouté
du tabac, des biscuits et, malgré ces temps de guerre, deux boîtes de pâté que
les soldats ne lui avaient pas subtilisées) l’avaient perforé, ayant eu tout
l’effet contraire, non pas les victuailles qui le revigoreraient mais ses mots à
elle ajoutés sur le papier, ses mots d’amour et leurs prénoms mêlés à l’encre,
encourageants, optimistes, ces mots qui cherchaient coûte que coûte à le
maintenir, à le solidifier, à lui insuffler du courage (telle une vague apportant
son flux dans la grotte Absinthe où la voûte, marquée de crevasses et de
cratères, rappelait la Lune), à le garder vivant au rang des vivants, et puis à le
faire revenir à lui, à elle, à eux, leur existence d’avant, la lande, la grève, les
sillons et les pentes, la montagne du roi Marc’h, les enfants, l’été et la pluie
souvent. Et Paol entendait sa voix, il revoyait le visage de Jeanne, chaque
geste de sa main, et sa démarche que la guerre avait un peu sapée, et il sentait
bien que tout ça s’effondrait lentement, tel un château de sable que la marée
rongerait et emporterait, à moins que ce ne fût le spectacle du marronnier
qu’il aimait à observer dans la cour (les branches nues griffant maintenant le
ciel), et qu’il était allé caresser en relisant les paragraphes de la lettre (après
tout, cet arbre avait traversé plusieurs décennies et résisté à tant d’orages, il
s’en était fait un confident, une béquille mentale), et tant pis si la couleur du
tronc avait changé, à deux ou trois tons près, plus gris, cendré, les racines
apparentes, comme des varices que quelque chose aurait fait gonfler, souffrir,
et remonter en surface, un manque d’eau ou une portion de terre acide, au
point que les détenus butaient maintenant dedans, s’y prenaient les pieds en
râlant, ou plutôt comme si la terre avait disparu par en dessous, laissant
l’arbre à la surface, et à l’observer encore et à tourner autour Paol avait
compris qu’il était perdu, condamné, tout était écrit et fixé, et la lichette de
pâté avait perdu son goût, il mâchait de la mort…
Il était exténué, démoralisé, et c’est avec son effarante solitude qu’il tentait
de trouver le sommeil chaque fois, la solitude et cette détresse aussi qui
l’enveloppaient, l’étouffaient, quand au mieux il s’assoupissait, des heures
hachées où il s’échappait, perdait enfin le contact avec le réel, et rêvait par-
delà les geôliers et les casernes, peut-être jusqu’aux ruelles de Saigon,
jusqu’à l’ami Lafotier qui offrait des chopes de bière, ce parfum pimenté des
soupes aux nouilles au long des pistes, les jacinthes sur le lac, les rizières en
damier où, à la pause, il fumait avec ses copains des cigarillos sur les
diguettes (devant eux, un buffle levait le museau au-dessus de l’eau
saumâtre ; des enfants se chamaillaient pour un oiseau ; plus loin, un bonze
glissait dans l’après-midi immobile), tandis que les grognements du berger
allemand derrière les barbelés revenaient, obsédants, fureteurs, et le
réveillaient encore…
On l’avait inscrit sur la prochaine liste – le marronnier dans la cour le lui
avait signifié… Cette nuit-là, il en accepta l’augure au moment où il chutait
par la fente du sommeil, il accepta de laisser aller les choses, comme on entre
enfin, sans fardeau, dans le miroitement de la mer, parce que tout y invite, la
chaleur, la pente des galets, la sueur et les éclats. Oui, qu’il revoie de l’autre
côté des choses sa fille Lucie, et qu’il laisse ici-bas les hortensias se faner et
refleurir dans les massifs de Plomodiern, ses deux garçons grandir, et qu’en
son absence les saisons reviennent sur Kergat et sur Brest, la grotte Absinthe,
le Menez-Hom, que Jeanne chante encore son air dans la véranda où sèche la
lessive, que l’on revende ses casiers et sa voile rousse. Et que l’Iroise cogne
quand même sur le cap, huit ou dix fois l’an, en affolant les bruyères, les
abeilles et les chevaux.
*
Il couche une dernière nuit avec les autres sous un auvent d’écurie, sur de
la paille pourrie, et puis ils remontent à quatre heures du matin par la rue de
Paris, le pont de l’Oise, sous une pluie fine, dans la détresse, l’abandon,
jusqu’à la gare de Compiègne où trône un portrait géant du maréchal Pétain.
On est le 14 décembre. Paol a été désigné avec neuf cent trente-deux
autres.
Sur les quais, la Wehrmacht a été relevée par la Sipo. Direction
Buchenwald. Comme le rappelle l’historien André Sellier, ex-déporté lui-
même : « Les premiers de ces convois sont constitués en grande partie de
réfractaires au STO, clandestins, partants pour l’Afrique du Nord. Puis la
proportion de résistants plus âgés paraît plus importante, les Allemands
ayant décidé de déporter des hommes arrêtés depuis longtemps, après des
séjours à Fresnes, Romainville et Compiègne… » Sans jugement et sans
droits, ils fourniront une main-d’œuvre gratuite, corvéable à merci. Des
esclaves pour la machinerie nazie.
J’avais contacté au téléphone l’Association Buchenwald-Dora. Deux
sonneries, la voix attentive d’une dame, des vérifications dans les fichiers,
quelques mots, et puis mon trouble d’entendre au bout du fil quelqu’un
d’autre prononcer le nom de Paol, son matricule, ses camps d’internement.
Grâce aux archives récupérées après guerre, elle avait pu me certifier sa
présence dans le convoi 38000, le cinquième grand transport pour
Buchenwald, composé en majorité de résistants français, de Belges, de
Néerlandais et de vingt Polonais. Celui-ci qui, à l’aube, s’ébranle en crissant
des essieux, via Metz, Forbach, Worms, Francfort, Weimar, parviendra à
destination deux jours et deux nuits plus tard, à trois heures du matin. Avec,
derrière les vantaux, sa cargaison humaine, assoiffée, détruite d’angoisse,
griffant jusqu’à la déraison les parois – et la vie derrière, dehors, qui, comme
ce paysage de France dévoré par les roues, les avait laissés filer, ne les
reconnaissait plus dans le wagon grinçant.
16
Brest, fin des années 20. Le vibrato continu de l’air marin, l’écho des
sirènes et des ferrailles, les goélands sur les gouttières, les réclames sur les
murs, et dès la nuit, entre les fanaux, les navires qui, à l’amarre, tintent dans
le brouillard. Quand le vent est fort, les drapeaux le long des murailles ont
des trépidations hystériques.
Le 10 juin 1927, Paol quitte une deuxième fois sa Bretagne et s’embarque
à Marseille sur un navire des Chargeurs réunis, le Cap Saint-Jacques, réputé
pour sa tenue en mer, à destination de l’Indochine. Mers el-Kébir,
Alexandrie, Suez… À Port-Saïd, il voit ses premiers dromadaires et il fêtera
ça au carré avec leur cocktail maison, la « Bicyclette », champagne-
vermouth, le gramophone distillant ses rengaines. À Djibouti, alors que la
structure du navire grommelle dans son dos, il est ébloui par le sable qui fait
comme une lame blanche de couteau sous l’horizon. En rade de Colombo, les
frondaisons de lianes dévalant vers la mer l’étonnent par leur monstruosité –
il a l’autorisation de la Harbour Police de descendre à l’escale, et se perd
dans la ville indigène. Puis la côte, à bâbord, Penang et Singapour, qui défile
longtemps, entaillée, inconnue (des esquifs de bois et des jonques aux voiles
de chauve-souris abordent et s’effacent), le fait rester nuit et jour au
bastingage, fasciné, la mer est alors un lac immense, plat, noir et
phosphorescent sous la lune. Puis l’air sent la forêt, la pluie, et l’ombre
mobile des nuages semble le suivre. Il respire autrement. Il s’en étourdit.
Tout était donc aussi là, le monde est multiple, permanent, égal… Plus au
nord, il y a des tourbillons à la surface, les vagues ont changé de couleur, des
zébrures pareilles à des cicatrices signalent les courants. Il entrevoit des
triangles de jungle entre les plantations, des montagnes aux crêtes mauves.
Aux escales, des atomes dansent en suspension sur la tiédeur des berges. Et,
par miracle, il a cet autre goût de tout sous le baiser de la chaleur, la sensation
de se dissoudre comme de renaître au narcotique des latitudes… Puis voilà,
enfin, cette rivière de Saigon et, quatre-vingts kilomètres en amont, son port
avec les bâtiments badigeonnés de blanc, la poste, les douanes, les bruits de
la terre. Il est sur le quai dur, devant sa malle descendue par un câble. Et
toutes les choses sont vives et fanées à la fois.
Paol est affecté au 2e régiment d’infanterie coloniale, des tirailleurs
annamites. Bretons, Provençaux et Corses constituent le gros des expatriés.
Les ports de guerre, comme Brest et Toulon, facilitent les vocations. La
propagande en rajoute, les rivalités internationales s’exacerbent, les enjeux
économiques accélèrent le mouvement… Avait-il rêvé, lui, devant une carte
de l’Empire, ou était-ce une occasion en tant que réserviste pour compléter
les effectifs ? Les vapeurs tamponnant leur panache sur le ciel d’Armor
auront suffi à l’appâter. N’embarquaient-ils pas, fringants bataillons de
« marsouins », vers l’outre-mer ? L’envie de partir se confondait avec celle
d’exister plus fort. S’élargir ! Quitter les parapets !
En tout cas, « désigné pour l’Indochine » comme le précise son livret, le
lieutenant fraîchement promu, ancre et câble d’or sur l’uniforme, laisse à
Brest Jeanne et ses enfants en bas âge. Il n’y a guère de facilités à les
emmener, on ne le leur conseille pas, il fait là-bas une chaleur d’étuve, les
pluies peuvent être diluviennes, les épouses dépérissent sous les ciels
violines, les gosses sont fragiles, le paludisme sévit, le choléra aussi, des
troubles secouent la région. Le pays n’a jamais été une colonie de
peuplement : la plupart des expatriés sont fonctionnaires, militaires et
religieux, agents commerciaux, rarement des familles. En mission. En poste.
En garnison.
Le soldat ne rentrera en Europe qu’en janvier 1930, à bord du paquebot-
poste Angers des Messageries maritimes. Deux ans et demi plus tard, donc. Il
me reste sa carte de membre au Club des officiers, boulevard Norodom, à
Saigon, carton imprimé, couleur orangée, dûment signé. Pur talisman…
Étonnamment, je n’ai pas trace d’un aller-retour que Jeanne, ou lui-même,
ait pu faire entre-temps pour casser la litanie de l’absence. Ils vont s’écrire
beaucoup, elle de la rue Victor-Hugo, lui de la caserne Martin-des-Pallières,
s’envoyer des photos, au dos desquelles Paol ajoute ses commentaires, se
parler des enfants qui grandissent, bien et si vite, des progrès à l’école, de la
maison qu’ils voudraient acheter à Kergat, vue sur mer… Enfin, au terme de
son affectation, Paol rentre en métropole, tanné, plus sec. Il ne le cache
pas : il a été ébloui par l’Asie. Il le cache : il n’est plus le même depuis.
Feignant d’oublier ses heures tropicales et sa villa aux colonnes de stuc, il
retourne dans le civil, prend la direction d’une imprimerie de labeur, L’Avel
(« le vent », en breton), rue Kerfautras, spécialisée dans les catalogues et les
réclames, puis obtient un emploi de responsable du personnel et de chef
comptable à l’Union des entreprises continentales, sous-division des
Chantiers de Bretagne. Celle-ci, durant la Seconde Guerre, allait être utilisée
par l’Organisation Todt, en charge notamment de la construction du mur de
l’Atlantique.
Il aménage l’appartement, meubles, vases et rideaux colorés. Ils ont vue
sur le port de commerce, les cargos qui sentent l’huile et le sel, les vedettes
de sauvetage. Il continue à effectuer des périodes militaires, marches et
exercices de tir… Tout va bien, tranquillement – il aime cet ennui assourdi
qui repose l’âme –, et tant pis si la nostalgie de l’Asie le secoue parfois
comme une crise de palu, qu’il avoue vouloir y retourner, vivre plus vite, plus
fort, parmi les manguiers et les pagodons, les rizières et les lagunes, il sent
qu’il y a perdu son reste de jeunesse dans le delta du Mékong, il comprend
qu’il a vieilli, il a cette fêlure, il lui faut tourner la page, et il enrage…
La presqu’île est en face, à une demi-heure par la navette maritime, telle
une proue de grès. Aux beaux jours de Kergat, ils profitent des bois, des
plages, des caps où courent lande et bruyères roses. Lorsqu’ils ont nagé de
crique en crique à s’en casser les bras, ils dressent des édifices de sable face à
la marée ou ils sommeillent dans leurs bouées noires qui tournent sur elles-
mêmes, entre deux vagues – ils sont au centre du monde. Ou bien, avec Lucie
et Ronan, lassés de « Brest même », ils franchissent le pont transbordeur pour
se balader à Recouvrance. Au tournant des rues, l’Iroise ajoute son coup de
crayon vert-violet, l’exacte couleur des yeux de Jeanne, elle lui répète qu’elle
est heureuse dans la boucle de ses bras…
Le petit dernier, Pierre, naîtra l’année suivante. L’enfant du bonheur.
Les jours sont lents, apaisés et répétitifs. Il faut savoir goûter au temps. Les
ciels virent à l’anis tendre. Dans des pots de faïence, Paol fait pousser des
palmiers, des Trachycarpus fortunei. Parfois, il s’arrête et écoute,
mélancolique, le murmure du vent qui, en cliquetant dans les haubans des
flottilles, lui rappelle autre chose : le souffle moite et froissé de la mousson
sur les bambous.
17
Pourquoi cet effroi qui ne s’épuise pas avec la distance et les années ? Pour
ce que j’en déduis, Paol ne s’est pas trompé. Il a dû aider son fils Ronan à
prendre le large – l’essence pour les sardiniers des « clandestins » a pu être
subtilisée sur les chantiers de la Todt avec sa complicité comptable. Des
soupçons, une dénonciation, l’appartenance à un réseau (lequel ?), les
interrogatoires, et voilà qu’il encombre, on s’en débarrasse sans jugement…
Silence du père. Silence sur le père. Silence des fils entre eux, quasi
brouillés, à peine rabibochés. À plusieurs reprises, Pierre me l’avait demandé
ou fait savoir, les proches penchant de son côté, mieux valait l’amertume
d’un seul qu’une brouille générale : non, inutile de chercher quoi que ce soit,
tu n’en diras rien, tu feras ce que tu voudras après, quand je ne serai plus là,
inutile de remuer le passé, la guerre, ce paquet de larmes et de sang, pas
question de « faire du fric avec les morts », il n’y a pas de réponse à donner.
Enfin, comprenant que quelque chose de plus impérieux me débordait – la
perte, l’absence, une incomplétude –, il m’opposait la herse de sa douleur. Je
refluai.
Mais qui allait dire ce qui m’étouffait, à soixante-dix ans de distance ? Et
pourquoi me fallait-il en tant que fils, depuis que je m’étais décidé à écrire là-
dessus, raconter à mon père, contre sa volonté, le destin broyé du sien ?
Paradoxalement, ce manque originel de récit familial, ce trou généalogique,
aura fait de moi un écrivain. À tout, si j’y réfléchis, j’allais préférer les
histoires exotiques, les personnages et les décors tropicaux, comme si j’avais
à multiplier les hypothèses. Et même mes livres précédents, je m’en rendais
compte avec du recul, comme ceux consacrés à Gauguin ou au Brestois
Victor Segalen, artistes démangés par l’inconnu et poussés par le secret, en
portaient l’écho. Ils appelaient déjà celui à venir.
Allez, que je sache, Paol n’a pas été un milicien, un collaborationniste, un
trafiquant, un profiteur ou un indic. Nous n’avons dénoncé personne, nous
n’avons pas livré tel ou tel aux vichystes, récupéré des biens ou des œuvres
d’art, racheté une pièce de terre, un immeuble à vil prix. Au contraire, nous
avons tout perdu, les nôtres, l’appartement de Brest, le canot à voile de
Kergat, le sommeil, le fil tissé des jours. Mais nous avons gardé foi et
honneur. Paol a relevé la tête, a combattu, il a été pris…
Pour autant, son cas n’est pas si exceptionnel. C’était une guerre mondiale.
La terreur totale. Une destruction à grande échelle. Comme des milliers
d’autres, il a obtenu la mention de « Mort pour la France ».
Comme des dizaines de milliers d’autres, il s’est épuisé à creuser le massif
du Harz, en Allemagne, à Dora, pour l’usine aux fusées.
Comme des centaines de milliers d’autres, il est devenu une bête de somme
pour le Reich.
Comme des millions d’autres en Europe, il a été déporté, sélectionné pour
le travail, pliant sous la charge…
Cela ne lui enlève rien, au contraire, et c’est suffisant pour qu’on puisse en
être fier. Il reste le père de mon père. Un pater familias que, depuis, nous
avons dépassé en âge et qui est devenu un cadet dès lors que nous sommes
plus vieux que lui. En quelque sorte, un frère perdu que seuls des mots exacts
peuvent ranimer.
Au fond, j’aurai été le seul à tenter de risquer ma lampe torche dans le
dédale des faits et les chausse-trapes des énigmes. À vouloir comprendre les
doutes, les choix de Paol, et par contrecoup ceux de Ronan et de Pierre. À
m’interroger sur ces officiers de la « grande muette ». À essayer de cerner
cette famille chrétienne et conservatrice, jalouse de rien, envieuse de
personne, dont la loyauté et l’orgueil servent de morale. Et de verrou. Quelle
serait cette quête qui ferait de moi un bavard dans la sidération des autres ?
Certes, je n’ai jamais relevé le nom de Paol dans une organisation, mais ça
n’est pas probant : il n’était qu’un maillon parmi d’autres et, de l’aveu des
historiens, les archives locales sur la période 1942-1943 demeurent
incomplètes. Mais de n’avoir pas réussi à le retrouver continuait de me
meurtrir.
*
Convoi 38000. Une litanie de noms qui ne disent rien à personne mais dont
l’imprimante de bureau crache pourtant sur des feuillets l’interminable liste…
Un à un, ligne après ligne, le fichier de la Fondation pour la mémoire de la
déportation égrène les déportés, Compiègne-Buchenwald, de Jacques Abadie,
né à Montech en 1921, à Ronan Tchia, né à Harfleur en 1924, en majorité des
Français, mais aussi des Néerlandais, des Polonais, et nombre de Belges…
Qui fut Aloïs Bamberger, né à Wemmetsweiller en 1923, qui finira au
camp de Neuengamme ? Ou Alphonse Dezusinges, né en 1901 à Lucens, qui
passera de Buchenwald à Dora, puis Bergen-Belsen ? Ainsi pour André
Deville, Michel Dupuis, Pierre Fareau, Louis Jadaud… Le plus âgé est Pierre
Diais, né en 1883 – il a soixante ans. Les plus jeunes ont dix-sept ou dix-huit
ans. Et qui a été Jean Acacio ? Jules André, mort à Bergen ? Ou Claude
Bouchery, dont on ne sait rien ? Chacun avec son numéro dont l’indicatif est
le 38, 38 pour convoi 38000.
Dans ses mémoires de guerre, Christian Pineau, fondateur du mouvement
de résistance « Libération-Nord », n’est pas avare de détails. Il est dans ce
convoi. Du coup, on sait exactement ce qui s’est passé ces deux jours-là. Et,
en relisant le livre de Pineau, j’entrevois presque la présence de Paol dans ce
train plombé qui file à bonne allure ou lambine sans raison sur les rails de
France et d’Allemagne.
Ils ont traversé à pied la ville assoupie de Compiègne en rang par cinq,
entre des chiens et des SS, devant des volets fermés et des portes closes, à la
demande de la Kommandantur. Quelques femmes, des épouses et des sœurs,
sont venues jusque-là – il y a, ici aussi, des fuites concernant chaque
transfert –, elles leur adressent des signes, tentent de leur passer des
provisions, une lettre, un ballot d’habits, mais on ne les laisse pas approcher.
Arrivé à la gare, sous le portrait du maréchal, Paol se hisse comme les autres
dans un wagon. On leur a distribué une miche de pain, du saucisson, mais pas
d’eau. Le train s’ébranle. Mais où vont-ils dans le froid qui coupe ? Plein est.
Dans certains wagons, un chef a été désigné et les détenus entassés,
compressés, obéissent, observant un minimum de discipline : à tour de rôle,
cinquante s’assoient, cinquante restent debout. Ou alors se met en place un
sens giratoire de déplacement afin que chacun puisse être à un moment contre
les parois où l’air filtre et loin de la tinette qui déborde. En cours de route,
une dizaine d’entre eux vont réussir à s’enfuir par un écart entre les planches.
Voilà qu’ils rebondissent, se reprennent, courent droit devant eux, se
planquent dans les fourrés et la nuit. Étant parvenu à débloquer la porte
coulissante, un autre se jette au-dehors mais est happé par la locomotive qui
arrivait en face. Leur train finit par stopper. Hurlements des soldats. À travers
les lattes, ils menacent de tirer des rafales dans les wagons. De quoi calmer
les ardeurs de qui tenterait sa chance. De quoi empêcher chacun de partir dès
lors que les autres en subiraient les représailles. Il a fallu enlever les
chaussures sur ordre des Allemands.
Parmi les autres, un centième de place, Paol respire entre les interstices
mais il respire quand même. Au-dessus du fracas des roues, il somnole
debout au milieu de tous ses camarades puants et à bout de nerfs qui forment
une masse compacte, à demi écroulée. Et la nuit cède devant le jour, et le jour
devant la nuit, la nuit encore…
Comme les autres, il se pisse dessus car la tinette au centre est trop
éloignée, les rangées font muraille, et à vouloir s’y rendre il perdrait sa place,
près de la cloison derrière laquelle glisse à soixante kilomètres/heure, réduit à
une frange, un paysage de buissons grêles et de champs nus, parfois ponctué
par un clocher, des cheminées d’usine, quelques lueurs, on est en décembre,
la neige et la glace qui tuent, alors que là ils étouffent ; ils doivent être en
Moselle, c’est ce qu’a murmuré un type, et de ne pas être plongés dans le
néant leur a fait du bien, ils sont donc quelque part, ils existent, pas encore
déglutis, ils roulent vers quelque chose, chaque heure passée est une mini-
victoire, il faut survivre.
Il se met à prier lorsque monte l’obscurité, lui qui ne priait plus depuis
longtemps, les boucheries de 14-18 avaient écrasé ses certitudes, et alors que
le wagon plombé fait des embardées et que les cris fusent, que les râles
s’ajoutent, que les coups de poings pleuvent entre les hommes excédés, il doit
lui aussi se battre pour un centimètre carré de plus, tenir pour un centimètre
carré qui serait de moins, la tinette se renverse, certains vomissent. Le train
s’arrête, des soldats courent le long du ballast, puis il repart. Quelques tirs
sporadiques trouent la campagne.
Il tente de garder son humanité au milieu de la barbarie même si certains,
déjà, à cause de la promiscuité, de la peur, de la fatigue énorme, de la
dysenterie et de la puanteur, sont devenus fous à lier dans l’étuve. Ils
geignent avant de s’écrouler. D’autres se battent. Quelques uns sont écrasés.
Il faut tenir au-delà de l’intenable sur cette planète éteinte. Et tant mieux si
cette torpeur hallucinée l’emporte loin de l’étau, et tant pis s’il y revient avec
plus d’épouvante, réveillé, replongé dans ce magma. Au moins, il a échappé à
son sort quelques secondes.
Il a décidé de s’économiser, de garder des forces, de maintenir le cap,
ramener sa voile, estimer les vagues, celles qui roulent avec un dos d’écume,
et écoper, écoper, pour ne pas se laisser submerger. Paol veut franchir
l’épreuve du transfert. Le plus éprouvant est à venir, quand les vantaux
s’ouvriront.
22
Deux ou trois heures du matin. Le train s’est arrêté près de Weimar, où les
déportés dans le convoi se sont effondrés. Puis il repart, à petite vitesse,
cahotant, contrarié. Enfin, on les fait descendre, c’est le 16 décembre. Béton
dur. Projecteurs aveuglants. Gel qui mord. Face à deux lignes de SS sur le
terre-plein, flanqués de chiens qui aboient et mordent.
Après ces jours et ces nuits de compression et d’horreur, Paol regarde la
neige éblouissante posée comme un tapis sur la Thuringe. Elle couvre tout,
craque sous les pas, et assourdit les sons. Elle brûle et les réveille. Une
colline à gauche où cogne le vent. Avec un fond de sapins et de hêtres
blanchis, ça ressemblerait presque à une carte postale de fin d’année – après
tout, Noël est dans neuf jours. Ils sont à une poignée de kilomètres du camp.
Ils ne verront rien de Weimar. Ils descendent comme ils peuvent, lorgnent les
quais givrés, et se font recompter…
Voilà qu’on les exhorte déjà à bouger, pieds nus, en rang par cinq, schnell,
schnell, coups de crosse et coups de schlague, et, après une marche hallucinée
par un chemin forestier, au pas de charge, encadrés des SS qui les harcèlent,
flingueraient ceux qui se traînent ou n’avancent plus – des détonations
résonnent en queue de peloton –, Paol aperçoit enfin la double rangée de
barbelés électrifiés, ponctuée de miradors à projecteurs, tenue par une
seconde ligne avec des sentinelles, le tout ceinturant un ensemble de bâtisses.
Buchenwald : « le bois des hêtres ». À quatre heures du matin, il en franchit
la porte monumentale. De bouche en bouche, la traduction des mots forgés
au-dessus de la grille a été répétée : « À chacun son dû. »
L’absurdité, la rapidité de la scène qui les entraîne comme dans un
tourbillon, leur fait comprendre qu’ils sont pris au piège, au fin fond de
l’Allemagne nazie, entre des clôtures électrifiées, au pied de la cheminée en
briques. Un halo baigne les rangs de baraques en bois et en fibrociment, les
blocks, alignés les uns derrière les autres sous une brume sale.
Les SS les poussent et les rabrouent. Vite, plus vite, coups répétés sur les
retardataires. Ils entrent. Et Buchenwald leur paraît immense, telle une cité
géante et figée, un autre monde, à part de la galaxie, où la vie d’avant a
disparu, où le temps commun n’a plus cours, où ils sont autres et anonymes,
dans l’hostilité coupante.
Aucun répit ou presque. À six heures, ils sont douchés (de l’eau, enfin,
dont ils s’abreuvent), tondus au rasoir, désinfectés (eine Laus, dein Tod, « un
pou, ta mort »). Ensuite ils récupèrent quelques hardes, des pantalons de
toutes sortes et des sabots peu pratiques. Comme le raconte Pineau, les
bonnets réglementaires manquent et ce seront d’« extravagants » chapeaux et
casquettes qui, parfois jusqu’au ridicule, coifferont ces bougres, leur donnant
l’air de « figurants habillés pour ressembler à des clochards dans un film
américain ». Ils échangeront leur nom pour un matricule à coudre sur leur
habit. Si Pineau obtient le 38418, Paol sera le Häftling 38676, triangle rouge
avec la pointe en bas (résistants et communistes), et le F dedans. F pour
Français.
Les arrivants sont répartis dans différents blocks et dans chacun d’eux sur
des châlits numérotés, sur quatre niveaux, comme des cages à lapins. Pour
chaque, six hommes et trois couvertures à partager. Ils retrouvent des Russes
et des Polonais dans ce camp qui compte déjà près de trente nationalités et, en
décembre 1943, plus de trente-sept mille détenus. Parmi ceux qui parlent
allemand, des chefs sont désignés. Tous comprendront que les Français n’ont
pas la cote à Buchenwald : ils ont la réputation d’être vicieux, lâches. Et
collaborateurs.
Le jour d’après, on les vaccine à la chaîne. À cette époque-là,
l’administration a été confiée aux triangles rouges allemands, des
communistes : une hiérarchie qui passe par des « doyens » et divers échelons
bureaucratiques, le secrétariat général, le service des affectations. Mais dans
cette organisation complexe, il faut compter aussi avec les SS, la police, les
kapos, et dans une autre mesure le Politische Abteilung qui, comme le cite
l’historien André Sellier, « détient les dossiers, politiques et criminels, qui
accompagnent les détenus dans leurs pérégrinations entre les prisons et les
camps ». Aucune protection n’est possible pour ces Français si peu organisés,
méprisés par les autres. Paradoxe, ils arrivent dans ce camp, à quelques
kilomètres de Weimar, si chère à Goethe, haut lieu du rayonnement
intellectuel. Lorsqu’elle fut nommée « capitale culturelle européenne », en
1999, j’y avais vu des croquis de déportés agrandis et exposés partout dans la
ville, scènes d’appels, travaux de charge et pendaisons en fanfare, et, en
retour, juste revanche, le comité artistique n’avait pas hésité à afficher, dans
les baraques de Buchenwald, des crayonnés de l’illustre écrivain allemand.
En l’occurrence, des nuages, une cohorte de cumulus, de nimbus et de cirrus,
extravagants ou familiers, dont la contemplation deux siècles plus tard
constituerait peut-être une ultime rêverie. Glissant dans le ciel, leur puissance
d’effacement – mais surtout de métamorphose – aurait-elle pu consoler ceux
qui étaient restés là, cloués au sol, cernés de barbelés ?
Après la quarantaine – où il faut apprendre la loi du camp, sa hiérarchie,
ses codes, ses saluts –, ils seront sélectionnés pour les kommandos, en
fonction de leur métier, de leur état de santé, de leur chance ou malchance,
des soutiens divers, du hasard des chiffres… et des besoins des firmes
allemandes puisque certaines ont ouvert des unités de production à proximité.
Ici, des corvées de déblayage, de bûcheronnage, de manutention dans des
carrières ; là, du travail à la chaîne dans une usine d’obus ou dans celle des
fusées secrètes. Ici, la vie en sursis ; là, une mort programmée. Un site est à
éviter à tout prix : Dora, « le tunnel », les V2, dans le massif du Harz.
Paol séjournera du 16 décembre jusqu’au 11 janvier 1944 dans le « petit
camp ». Enfin, à l’exemple des fournées précédentes de Français, il sera
emmené, avec huit cent vingt autres du convoi, pour la destination qu’il ne
fallait pas. Désormais, il porte le pyjama à rayures des esclaves du Reich. Son
numéro lui sert de nom. Ne pas le mémoriser en allemand serait mourir.
23
Madame, Monsieur,
Un mois plus tard, j’ai réitéré ma demande. Puis j’ai retenté ma chance une
troisième fois le mois suivant.
Le docteur R. Heubaum a fini par m’adresser un mail personnel. Ses
archives donnaient l’itinéraire de Paol, de Buchenwald à Bergen-Belsen, en
passant par Dora. Toutes ses dates entre fin 43 et la mi-44 étaient précisées,
au jour près, corroborant celles recueillies de mon côté. Cependant, le docteur
ne possédait pas de photo de ce « political French », ni de documents ciblés,
le dossier du no 38676 étant « incomplet ». Il m’était conseillé de m’adresser
à l’International Tracing Service, le service de recherches dépendant de
l’Unesco, à Bad Arolsen. À disposition, des millions de documents et de
fiches phonético-alphabétiques des victimes de la persécution. Ce que je fis…
Quelques semaines plus tard, une dénommée Iris Beekmann me promit, là
aussi, selon la formule, de répondre dès que possible, « mais au-delà des
délais habituels, le nombre de demandes étant extrêmement élevé ».
Sept mois après, un dossier m’arriva par mail, dans un français
impeccable, signé par une certaine Carmen Ferenczy, avec seize documents
en fichiers joints concernant Paol : fiche perforée individuelle, fiches
d’internement des trois camps, listes de prisonniers à la lettre C, copies de
microfilms, et à défaut d’un cliché anthropométrique, un récépissé pour
quelques vêtements avec son nom en bas à gauche – est-ce lui qui avait signé
au crayon de papier ?
Il était précisé que Paol avait été incarcéré puis déporté par la Direction de
la police pour la sûreté d’État, dont relèvent la Kripo et la Gestapo, lors de
l’opération « Meerschaum », soit « Écume de mer ». Le nom de code pour
« la déportation de Français placés en détention de sûreté pour faits de
résistance contre l’occupation allemande ».
La guerre avait changé de dimension : elle était devenue aussi économique,
et les Allemands n’entendaient pas se priver d’une telle manne. En parallèle
aux prisonniers « NN » (« Nacht und Nebel », soit « Nuit et brouillard »), qui
devaient disparaître, « Meerschaum » concernerait donc l’« écume » des
sans-grade, des résistants de base, du menu fretin des opposants, retirés du
circuit pour sécurité, et qui, hors de toute procédure, travailleraient jusqu’à
l’épuisement. De l’autre côté du Rhin, la machine concentrationnaire
réclamait son dû.
28
Par facilité, j’avais été tenté de me joindre à l’une des visites organisées
par l’Association Buchenwald-Dora (un autocar, soixante places, au départ de
Montparnasse), mais l’idée de voyager en groupe, de me retrouver trois ou
quatre jours à enchaîner les camps de la mort, à ruminer ça du soir au matin
avec des inconnus, à dormir dans la même auberge, en l’occurrence à
Ballstedt, au-dessus de Weimar où, certes, j’aurais pu faire un crochet, était
au-dessus de mes forces… Alors, Léria à mes côtés, j’avais pris un premier
train à la gare de l’Est pour Mannheim et un second pour Kassel, où j’avais
réservé un véhicule. Même si ces quelques jours d’hiver en Allemagne ne
l’enchantaient guère, ma compagne avait accepté, par complicité, par
tendresse, son soutien et son sens pratique se révélant comme toujours d’un
indéniable secours…
Mais au fur et à mesure que nous progressions dans les paysages
allemands, je comprenais que cette histoire de déportation resterait dans
l’indicible, qu’elle appartenait à une zone d’effroi inaccessible à ceux de mon
époque, impossible à décrire, à transmettre réellement, que seuls les
survivants ou les témoins pouvaient s’autoriser à le faire, ainsi étais-je bien
présomptueux de m’y risquer, et je songeais à la quête de l’écrivain Eduardo
Halfon sur les traces de son grand-père à Lodz et à Auschwitz, qui survécut
au camp et s’installa au Guatemala (prétendant devant ses petits-enfants que
le numéro tatoué sur son bras était celui de son téléphone, et qu’il avait été
sauvé de la chambre à gaz grâce aux conseils d’un boxeur polonais, celui-ci
lui ayant révélé la formule magique à souffler aux nazis, qui en étaient restés
pantois, allez savoir laquelle !), cette curiosité du passé et des morts que
Halfon finit par qualifier de « pornographique », mettant tout au jour, vérités
comme mensonges, fustigé par sa famille juive qui ne comprenait pas
pourquoi il remuait ça, matière dont il allait faire pourtant des récits de
guingois, drôles et scintillants, pleins de mémoire vive, bref, que mon
cheminement aussi resterait insuffisant, en deçà, gratuit. Toutefois, cette
recherche de Paol était devenue mienne, elle me revenait ; elle était mon droit
autant que mon devoir. Il s’agissait de rattraper Paol pour mieux le quitter,
qu’il nous quitte aussi.
À Kassel, « ville des frères Grimm et capitale de la Route des contes de
fées », nous prîmes une chambre dans un hôtel près de la gare. Le soir, nous
dînâmes sur la Wilhelmshöher Allee, dans un restaurant chinois dont la
devanture rouge et jaune avec ses lampions et sa débauche de dragons nous
rappelait Pékin et nous égaya. Je commandai du vin, trop de vin, pour
contenir mon malaise latent. Qu’allais-je trouver ? Rien de plus que je ne
savais. Même si je me doutais que l’essentiel restait ailleurs, inaccessible,
scellé dans la chambre des mémoires et du temps, tel un morceau d’inconnu
et de silence, il me fallait arpenter les lieux, reconnaître la disposition du site,
les bois autour, pénétrer les tunnels, tourner autour des machines, suivre leurs
rails. Respirer l’air du fond et celui du dehors. Voir ce qu’il avait vu,
appréhender l’espace et la distribution des choses. Ce que Paol avait vécu
parmi ces collines où il avait agonisé. Et si je prenais le risque que son visage
surgisse dans l’exposition commémorative du hall ou dans le livre du
mémorial (son matricule soudain lisible le désignant), confrontation aussi
espérée que redoutée, c’est que j’étais là, me persuadais-je, pour
l’accompagner par-delà les années. Ne pas le faire aurait été le nier, son
dernier regard était pour moi.
Nous rentrâmes par les rues adjacentes, en suivant le feulement des
tramways, il n’y avait personne dans les froidures et le givre. À vingt-deux
heures, Kassel avait fondu dans la léthargie de la province germanique. On
avait coupé l’eau des cascades. La nuit était tombée dans les allées, les rues,
et les drapeaux du château ne battaient plus.
Grâce à l’alcool, mon sommeil fut brutal, sans trêve.
Le lendemain, à neuf heures, l’agence de location ayant été prise d’assaut à
cause d’un Salon, nous eûmes droit à un surclassement, et c’est au volant
d’une imposante Opel Insignia, automatique et couleur « cosmic grey », dotée
d’un moteur de cent soixante-dix chevaux comme le précisa fièrement le
préposé, que nous prîmes la direction de Leipzig pour gagner Nordhausen,
laissant de part et d’autre les bourgs de Staufenberg, Wingerode, Leinefelde-
Worbis et Sollstedt, autant de concrétions inutiles que la puissante auto
dépasserait à bonne allure, guidée par la voix syllabique et anglophone du
GPS. En plus de mon café, j’avais avalé une demi-barrette de Lexomil. Les
routes, où parfois des volutes glacées semblaient sourdre du bitume,
s’enchaînaient. J’étais à mon tour au « pays des bourreaux ».
29
« Les aires extérieures peuvent être visitées tous les jours jusqu’à la
tombée de la nuit. La visite des galeries n’est possible que dans le cadre des
visites guidées. Nous vous recommandons de ne pas visiter le musée ni les
galeries et l’ancien crématoire avec des enfants de moins de douze ans. Les
températures dans les galeries se situant toute l’année aux alentours de 8 oC,
il est préférable de porter des vêtements appropriés et chauds, même en été.
La descente dans les galeries s’effectue sous la responsabilité des
participants. Les visiteurs, individuels ou en groupes, ne peuvent pénétrer
dans les galeries qu’en compagnie des guides du mémorial, formés à cet
effet. En cas de panne d’éclairage ou autre danger ou perturbation, la visite
doit être interrompue et il faut quitter les galeries. »
Il n’y a plus grand-chose du camp en lui-même. En surface, la quasi-
totalité des baraquements a été rasée sous les lames des bulldozers. Les
barbelés enlevés, les miradors abattus. Le quartier des SS et les annexes
administratives ont connu le même sort… Derrière deux poteaux, une guérite
bétonnée, un train de chantier cassé, un wagon qui servait à emmener des
hommes, des rails qui s’entrecroisent autour de la place d’appel gravillonnée.
C’est là, lorsqu’ils sortaient dans le vent qui gelait et restait en suspension
dans l’air, sous la pluie obstinée ou la neige lente quand elle n’était pas sale et
rapide, qu’ils étaient comptés et recomptés parfois trois heures de suite, tel un
troupeau dont le chiffre ne tombait jamais juste. Restait le crématorium et ses
dessins sur le mur. Le vide. Parfois, comme un mini-orchestre, quelques
pépiements d’oiseaux au-dessus des pelouses… Et sur ce même flanc de
colline, entre les arbres qui roussissaient – où le déporté François Le
Lionnais, halluciné de fatigue et de faim, expliqua avoir senti l’automne,
comme une grande toile de Breughel, venir sur lui et l’accueillir « comme un
hôte », et du coup songea à s’y évader à la manière d’une fumée –, les trous
des portails pour s’enfoncer sous le massif faisaient comme des bouches
cariées à la langue ferronnée.
En contrebas de la place, un groupe d’Italiens plutôt âgés s’étaient
agglomérés autour d’un homme tenant un classeur. De façon discrète, ils
avaient fait des selfies devant le panneau « KZ-LAGER DORA-
MITTELBAU ». Sur le parvis, une poignée de motards aux combinaisons à
bandes réfléchissantes fumaient leur cigarette ou terminaient leur café dans
des gobelets en carton. Ils paraissaient gênés d’être là, en touristes, sans avoir
bien évalué leur visite. Atmosphère lourde. Aucun sourire, une tension chez
chacun. Les conversations se faisaient à voix basse, rapides… D’après ce que
j’avais lu, il suffisait de se présenter comme un parent de déporté, et de le
prouver, pour obtenir un traitement de faveur. J’hésitai à le faire. Nous
glissâmes dans les salles d’exposition, à droite du hall d’entrée. Dans des
vitrines, photos et panneaux explicatifs relataient la vie et l’organisation au
quotidien. On y trouvait aussi des tenues rayées, des objets cabossés, outils
ou petits récipients de fortune, des cartes et des schémas d’effectifs. Sur
chacun des clichés, je scrutais les visages charbonneux, les silhouettes, au cas
où, avec appréhension.
Après avoir écouté des témoignages enregistrés sur les moniteurs (« À
l’intérieur, on ne pouvait ni se réchauffer, ni nous sécher complètement, pas
assez de sommeil, pas assez à manger », rappelle l’un des déportés), nous
rejoignîmes à l’heure convenue, et mal à l’aise, le tunnel B, le seul ouvert à la
visite et sécurisé. Un guide en bonnet et anorak attendait devant, une lampe
torche à la main. Sur un axe double, épaulé de dizaines de perpendiculaires
d’inégales longueurs, le réseau, marqué de chiffres peints en noir servant à se
repérer, plongeait sous la montagne.
Dans la semi-pénombre, une première passerelle traversait les galeries
voûtées, gainées par un maillage de filets protecteurs, pour la plupart
encombrées d’un fatras de demi-barils et de coques, de restes de fusées et de
gravats, et d’un écheveau de ferrailles que le souffle des explosions
ultérieures avait pliées et compressées. Plus avant, des éraflures et des trous
dans les parois témoignaient des châlits où reposèrent, encagés, les dizaines
de milliers d’hommes, grelottants, grouillants de vermine. De l’humidité
perlait encore çà et là. La lampe du guide nous détaillait ici, à droite, une
redoute pour les kapos, là, des rails, d’autres embranchements… Plus loin, un
bassin retenant de l’eau croupie, où surnageaient des formes métalliques,
cadavres de machines ou bouts d’échafaudages. Et partout des conduits
sombres, des dégagements courts et crayeux, des marches grossières, des
paliers sur plusieurs niveaux. Nous étions dans une termitière labyrinthique,
démultipliée, où stagnait la poussière pâle et froide…
On était loin des photos léchées et habilement éclairées de Walter Frentz,
l’assistant de Leni Riefenstahl. Celui-ci, à la mi-1944, vint à Blizna puis à
Dora-Mittelwerk. Son reportage sur pellicule Agfa était destiné au Führer en
personne, l’état-major voulant le rassurer sur la production des armes
nouvelles. Les clichés très posés montraient alors un lieu aseptisé et high-
tech. Au fond de galeries lisses, on apercevait des réservoirs coniques, des
moteurs hérissés de tuyères rappelant des tubercules étranges,
d’invraisemblables panneaux électroniques, et puis, chargées sur des wagons
au moyen de treuils, ces fusées au damier jaune et noir, choyées par lesdits
spécialistes déportés. Propres et bien nourris, ceux-là portaient des tenues
neuves et semblaient prêter volontiers main-forte aux contremaîtres et
ingénieurs allemands. De quoi calmer les colères de Hitler ! Mais la réalité
était tout autre…
Je laissai le groupe s’avancer, et Léria et moi restâmes à la traîne, loin du
guide. Tout avait disparu, comme avalé, dans le chaos. Tout était là encore
pourtant sous les voûtes froides. Condensé. Compressé. Avec le silence à la
place du vacarme des moteurs à essence, du chapelet des explosions, des
sirènes aigres, des ordres gueulés dans les haut-parleurs. Aucun mot ne collait
plus dans l’haleine du tunnel. Buée de nos respirations. Sans voix sous la
terre. Je finis par ramasser un caillou que j’empochai. Au bout de trois quarts
d’heure, suffoquant, lâchant le cours de la visite, nous sortîmes pour nous
soustraire à ce qui, depuis le début, nous écrasait.
À l’aplomb de l’entrée, un rosier se hissait péniblement vers la lumière.
Une plaque gravée mentionnait qu’il avait été planté par des survivants
français, en 2007. La variété s’appelait « Barbara », en hommage à l’artiste
qui, avec Göttingen, avait voulu célébrer la réconciliation.
Nous refluâmes vers la place d’appel, entourée maintenant de plates-
bandes couvertes par le cristal du givre. Son vide et son espace étaient restés
les mêmes. Ici aussi, ici surtout, quelque chose d’indéfinissable stagnait, qui
reculait si l’on voulait le saisir, s’évaporait si l’on était trop près, mais se
reconstituait aussitôt, derrière, devant, entre les rails et le crématorium, et
planait en un nuage toxique, émanant de la terre, rampant et haletant sous les
arbres en lisière, derrière chaque porte : l’irradiation de l’horreur qui, des
années après, vous terrassait encore, à votre tour dépossédé et périssable.
Le ciel bas, monotone, affichait son gris affligeant. Une amorce de village,
plus bas. Le goût boisé et métallique de l’air. Ce que Paol respirait dans la
familiarité de la mort, ce qu’il a vu peut-être, entre deux éreintements, deux
accablements.
Les bureaux de la conservation se situaient dans le prolongement d’une
cafétéria minimaliste où, sitôt assis, devant un plateau thermomoulé, on
regrettait d’avoir voulu se restaurer là. Personne n’osait regarder personne.
Parler pour dire quoi ? Ajouter quoi ? Je perdais pied. À l’idée de pousser la
porte vitrée, de me présenter au secrétaire, prouver que j’étais un petit-fils de
victime, demander à compulser d’autres registres, des archives plus larges, si
tant est qu’elles puissent être mises à disposition dans l’heure, fut au-dessus
de mes forces. J’avais eu deux échanges de courriers avant de venir, on
m’avait notifié déjà qu’ils n’avaient rien de plus que ce que je savais sur le
no 38676… Je flanchai. Saturé de tout ça, noué à l’intérieur depuis trop
longtemps, j’étais arrivé à mon tour à la frontière du supportable, comme si,
au bord de l’essentiel, la faible lueur des mots disparaissait, le réel devenait
un trou. Qu’aurais-je alors reconnu de plus ? Et quels autres faits minimes sur
les répertoires de cette époque me l’auraient rendu mieux et plus fort ? Tout
était devenu glace et distance. Comme dans ce conte où le coffret interdit ne
cache qu’un fragment de miroir, sa vérité était ailleurs, mon histoire
raccommodée ne le résumerait pas : Paol était surtout ce que je ne savais pas,
ce que je ne saurais jamais, n’apprendrais en aucun cas. Allant vers lui,
j’avais fait au mieux un peu de chemin vers moi…
Piteux mais soulagés, nous regagnâmes le parking pour reprendre l’Opel
« cosmic grey » et nous laissâmes le complexe de Dora s’effacer, le Harz, les
tunnels, les rails, les fusées cabossées, le squelette du camp et ses baraques,
son mutisme.
Sur l’autoroute, le ronronnement du gros moteur me rasséréna. Par
bravade, à la première ligne droite de l’autoroute, je poussai la voiture à deux
cents kilomètres/heure. Le décor, où quelques flaques de neige luisaient dans
les fossés, se rembobinait. Partir ! M’arracher à cette morbide attraction ! Et
c’est alors que, par association d’idées, un souvenir enfoui me revint à
l’esprit, comme une marque profonde, et que je pus enfin le relire et le
comprendre dans sa simplicité et son drame : il s’agissait de cette nuit d’été,
en juillet 1969, où, réveillés vers quatre heures du matin par mon père, nous
avions quitté notre chambre pour nous avancer mon frère et moi dans nos
pyjamas d’enfants, engourdis de sommeil, presque comateux, étonnés par
cette grâce qui nous accordait le droit de nous relever de nos lits, et de venir
jusqu’au poste de télévision devant lequel, ayant poussé la table basse et
bougé les fauteuils du salon que l’heure inhabituelle nous faisait mal
reconnaître, ma mère et lui se tenaient debout. « Houston, ici la base de la
Tranquillité. L’Aigle atterrit », avait perlé une voix inconnue. Nous allions
être un demi-milliard à scruter ces images émises depuis l’espace, « first live
pictures from Moon », tour à tour fixes, cotonneuses et brusques comme un
rêve, où deux astronautes sautilleraient sur la croûte lunaire, après avoir
planté avec des gestes de scaphandriers le drapeau américain… Dans les
grésillements de la retransmission, Neil Armstrong déclarerait : « C’est un
petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité… » Ça y est, avait
soufflé Pierre. On ne pourra jamais oublier, avait acquiescé ma mère. Et en
retournant vers notre chambre prise par l’obscurité, cherchant de la main le
dosseret du lit qui paraissait avoir changé de place, nous pressentîmes qu’un
changement radical d’échelle avait eu lieu, que rien ne serait plus pareil, une
autre vérité avait affleuré, nous flottions désormais, obstinés et dérisoires,
dans l’immensité noire et vide du cosmos, avec sous nos pieds la rotation
grondante de la Terre…
Qui, à ce moment-là, aurait pu nous apprendre que la conquête spatiale
était née vingt-cinq ans plus tôt, dans les camps nazis, dont celui de Dora, où
les prototypes des lanceurs avaient été mis au point, et où Paol fut
prisonnier ? Pierre, sans doute. Mais il n’en avoua rien, nous protégeant de ce
qu’il savait, nous épargnant de ce qu’il portait en lui comme une masse
d’angoisse noire, faites de beaux rêves, les garçons, on se verra demain,
demain où il fera jour, ces phrases rassurantes d’un père aimé qui vous
raccompagne sur la margelle de la nuit où l’aube poindrait vite. Dans le halo
du téléviseur, parmi les étoiles laiteuses, pourtant, un homme titubait…
Non, décidément, je ne reviendrai jamais dans le Land de Thuringe.
Je n’avais voulu ni prendre de photos ni rien acheter à la mini-librairie dont
les volumes racontaient l’histoire du camp. J’avais fait ce qu’il m’avait paru
être juste, comme on s’en va sur la mer houleuse chercher son noyé, et qu’on
tente de le ramener, sur la grève, à la limite de ses forces. Oui, je dirais à
Pierre que j’étais allé en Allemagne, dans le camp aux fusées, que j’avais
renoué ce qui avait été avec ce qui était et allait venir, et que sur la place
d’appel, dans un vent d’est, entre les collines qui avaient verdi et s’étaient
couvertes d’arbres, au pied des derniers baraquements et de quelques
fondations dont on relevait au sol la composition de rectangles et de carrés,
j’avais récité pour Paol, debout et cette fois seul, la tête vers le ciel, une sorte
de prière des morts, et que tout avait été prononcé, son nom breton de forêt et
d’étang, celui de ses fils, de ses petits-enfants, et cela m’avait consolé de la
distance, du temps ancien, de ce qui subsistait à peine au milieu de ce qui
était perdu, de ce qui avait eu lieu ici, en silence et dans le fracas, ce vers quoi
j’étais remonté, et d’apprendre cela aurait peut-être apaisé Pierre à un âge où
il faut l’être…
J’avais murmuré à Paol, cet inconnu familier, dans ce qui fut son hiver et
sa ruine, que je ne l’oubliais pas, que j’étais venu jusqu’à lui, attentif, accablé
aussi, non pas pour le faire renaître mais pour lui rendre un peu de son
identité, et, en songeant à la légende du roi Marc’h, que j’irais ensuite
déposer sur notre montagne à nous, en Bretagne, ce caillou des galeries du
mont Kohnstein. Je lui avais soufflé que, même absent, dans sa tenue de
forçat, rongé par la faim et l’angoisse, vacillant sur ses jambes de héron, il
était une part de nous, que ses bourreaux ne l’avaient pas entièrement piétiné
puisque je savais désormais son itinéraire et son destin. Il avait eu courage et
fierté. Et son choix de ne pas céder avait été une liberté, un espoir pour plus
grand. Sa vie furtive était en nous, en moi, qui prolongeait son cours. Je la
faisais passer.
33
Une fois la production amorcée, il fallut du sang neuf, des bras efficaces
pour les fusées de la mort, et les nazis se débarrassèrent des flopées d’inutiles
dans des structures adjacentes. Bref, tous ceux qui ne travaillaient plus,
incapables de tenir l’épouvantable Schicht de douze heures, furent déplacés,
redistribués. De Dora, des transports évacuèrent les épuisés, les malades, les
blessés, ceux aussi que l’on surnommait les « musulmans » (des hommes
recroquevillés, collés aux murs, ne répondant plus, choqués, détruits), dont la
plupart étaient tuberculeux. Mille à chaque fournée : d’abord vers Majdanek
en janvier et février 44, puis en mars et avril vers Bergen-Belsen, en Basse-
Saxe. D’autres allaient suivre. Personne ne voulait être sur ces listes, leur
finalité étant évidente. Paol sera sur celle du 26-27 mars, parmi les deux cents
Français du convoi. Dans quel état ?
À Bergen-Belsen, qu’ils ont rejoint en train, à cent soixante-dix kilomètres
de là, au nord de Hanovre, ceux qui tiennent debout intègrent les bâtiments
proches de l’entrée constituant le camp 1. Ironie des appellations, ce devait
être un camp « de repos ». Dans le convoi de mars, où Paol se trouve, on ne
comptera, un an plus tard, que cinquante-deux survivants, dont dix-sept
Français. Certains, décidément tenaces, seront renvoyés sur Dora !
Bergen-Belsen est surpeuplé. C’est un mouroir où le typhus règne. Les
pertes sont énormes, et le crématoire ne parvient plus à tenir la cadence. Des
bûchers sont dressés à l’extérieur. Les villageois aux alentours se plaignent
des fumées ; les escadrilles alliées peuvent en repérer les lueurs. On creuse
des fosses pour dissimuler l’horreur.
Le 8 avril 1944, croyant à un casernement de la Wehrmacht, un avion allié
pique en strafing sur les baraquements ; ses salves fauchent plusieurs
prisonniers et en touchent une trentaine. Un assaut en deux vagues, en pleine
journée. La DCA allemande riposte ; l’appareil est abattu. Paol est touché à la
jambe gauche. Le déporté Pierre Louboutin, qui ira témoigner pour lui au
tribunal de Châteaulin, en 1946, parle d’une blessure le 2 mai 1944 « lors
d’un mitraillage ». Je n’ai pas trace d’une seconde attaque aérienne le mois
suivant. Est-ce une confusion entre le 8 avril et le 2 mai ? Ou un autre raid ?
Des médecins, déportés aussi, font leur possible, y compris de rudimentaires
opérations chirurgicales. Pour tenter de le sauver, Paol aurait été amputé de
son membre déchiqueté. Après guerre, Louboutin affirmera que, faute de
soins, son camarade était décédé une dizaine de jours plus tard, ainsi qu’il
l’avait appris de la bouche d’un infirmier allemand…
Ce qui me surprend le plus, ce n’est pas la présence d’un soignant
allemand, probablement un triangle rouge, un déporté politique, ou que
Louboutin se soit soucié de Paol, après tout ils étaient de Kergat et avaient
décidé de faire alliance, mais plutôt qu’ils aient pu garder la notion des dates
dans ce maelström. Qu’importe ces quelques jours de plus, de moins,
puisqu’il était au supplice. Paol se serait éteint le 12 mai, à quarante-neuf ans.
34
Ou plutôt non, il rêve. Lafotier a garé l’automobile qui chauffe sur le bas-
côté, baissé le pare-brise amovible, ouvert le capot, et allumé une cigarette en
soupirant au-dessus du moteur qui a souffert. Ils sont loin d’être arrivés à Can
Tho. Dieu qu’il fait chaud en cette fin d’après-midi ! Un bras du Mékong
coule, impassible, derrière un rideau d’arbres et de lianes. Dans une zone
marécageuse tournent quelques alevins que la lumière accroche.
Son passager a fini par descendre. Devant lui, le damier des rizières se
déploie, ponctué de bosquets malingres, des aréquiers, deux figuiers. Le tout
vient buter au pied d’un mamelon herbu où, à mi-pente, se dresse un temple
rouge.
N’écoutant pas ce que lui crie Lafotier, Paol s’avance, saute le talus, tâte
d’une botte la diguette puis s’y risque, bras écartés, funambule sur son fil,
riant comme un gosse. Il a encore ses deux jambes, celles de sa jeunesse, de
l’infanterie. Devant lui, les margelles de terre fuient en s’entrecroisant,
délimitant des rectangles, des triangles, parfois des formes oblongues, en
quinconce, couleur mica. De l’eau affleure dans les rizières.
Son regard s’étant habitué à la réverbération, ce qu’il a pris de loin pour
des rochers se révèlent être des buffles. Lorsqu’il approche, les bêtes, souvent
promptes à charger un inconnu, lèvent leur mufle puis le replongent,
dédaigneuses, dans la boue. Assise à gauche, une fillette portant un chapeau
conique en paille fait sa sieste. D’abord, elle ne se doute de rien, mais
quelque chose la réveille en sursaut. À la vue du Français, elle tressaille.
Celui-ci lui adresse un geste et s’écarte.
Adossé à la colline, le temple se découpe sur une frange de figuiers, sa
porte paraît laquée tellement elle a été usée par des mains et des lèvres. Un
anneau en cuivre sert de fermoir. L’édifice semble non pas abandonné mais
désert. En surplomb, l’à-plat des rizières distille son calme extraordinaire.
Il se retourne pour regarder la voiture et Lafotier. Celui-ci, clope au bec,
s’énerve du jet de vapeur fusant du radiateur avec un sifflement obstiné. C’est
idiot ! Pas question de rester coincés sur la piste ! Il y a des maraudeurs, le
prochain poste est éloigné, deux Blancs désarmés feraient, la nuit, une proie
facile… Mais l’épisode lui paraît négligeable. Le soleil a décliné dans le
papier crépon du ciel. Le troupeau de buffles s’ébroue. Le fleuve exhale. La
gardienne s’est levée ; un bras contre son front en sueur, yeux plissés, deux
fentes, elle lui désigne de l’autre le temple rouge, semblant lui adresser
l’ordre qu’il espérait : là, regarde, pour toi, va !
Sans réfléchir, Paol gagne le terre-plein où il macule ses chaussures,
pousse la porte devant lui qui n’est pas fermée, semble même irréelle sous sa
poussée, sans attaches, et puis il avance sur le sable ratissé, entre les paniers
d’offrandes, les calicots ornés de caractères, et les fruits dans des coupelles.
Un objet roule sous son pied. Le son monte… C’est alors qu’il se réveille,
aperçoit de nouveau les murs lépreux, ses camarades en hardes entassés là, au
Revier, mais il parvient tout de même à se rendormir, fiévreux, à rattraper une
part de son rêve, et lorsqu’un des chiens grogne dans la cour indochinoise où
il est revenu (un bonze invisible, muni d’un fagot de branches sèches, en
nettoie l’esplanade, et le frottement répété le guide dans son sommeil haché),
il gravit sans effort les marches, gagne l’auvent, puis, devant la statue, les
lattes souples sous ses pieds accentuant l’impression d’apesanteur, il a encore
trois secondes de répit jusqu’à ce que quelque chose vienne à céder en lui, et
se portant au-devant de ce qui se dégage, s’ouvre enfin, oubliant
l’Allemagne, le camp puant, son bat-flanc, il franchit le rideau des calicots
pour entrevoir dans la transparence du soir la colline, cette colline vibrante et
tiède, accueilli alors par son grésillement souverain, il vient de mourir…
35
Ce récit tient du roman. Certaines scènes, impossibles à connaître faute de témoins, ont été
recomposées, parfois à partir de minces indices, et cousues à la trame générale. D’autres séquences
m’ont paru nécessaires même si je les ai supposées, interprétées ou imaginées. Enfin, la plupart des
noms et plusieurs lieux ont été modifiés ou floutés. Cette tentative de reconstitution, sur une base
pourtant patiemment documentée, garde donc sa part de fiction, et je la revendique… Il n’empêche que
chacune de ces pages s’est écrite au plus près d’un homme disparu dans la tourmente de la Seconde
Guerre mondiale. Elles constituent le destin de mon grand-père, des siens, des nôtres. En dépit de sa fin
tragique, il s’est agi pour moi de lui rendre, par-delà silence et oubli, un peu de sa vie forte et fragile.
J.-L.C.
DU MÊME AUTEUR
AU DILETTANTE
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