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50 mois qui vont transformer la Belgique

Vincent Delcorps, Le Vif – L’Express du 02-08-2014

La Grande Guerre fut… une guerre mondiale. Une guerre totale. Une expérience de violence
5 sans précédent dans l’Histoire de l’humanité.
Pour la Belgique, c’est par ailleurs une expérience inédite : jamais encore une guerre n’avait
éclaté sur le territoire de notre Etat indépendant. En 1830, la neutralité avait été imposée à la
jeune monarchie. Avec le temps, elle était devenue une sorte de talisman censé préserver le
pays de tout conflit.
10 La violation de la neutralité constitue dès lors un choc profond pour nos concitoyens.
Immédiatement, la Belgique fait front. Le rejet de l’ultimatum allemand est largement approuvé
par la population. Le 4 août 1914, dans les rues de Bruxelles, la famille royale arrive au
Parlement devant une foule en délire. Dans Bruxelles règne une étrange ambiance de… fête !
«Toutes les fenêtres étaient pavoisées, les gens s’attroupaient dans la rue, des inconnus se
15 parlaient avec animation », écrira Sophie de Schaepdrijver, auteur du livre De groote Oorlog.
Des jeunes gens se rendaient au bureau de recrutement en formant de bruyantes farandoles.
Mais tous ne vont pas à la guerre la fleur au fusil. Déjà, du côté de Liège, les premiers combats
ont eu lieu. Le 4, Antoine Fonck tombe à Thimister. Le premier mort belge d’une longue série.
Certes, les troupes combattent vaillamment. Et « poor little Belgium » recueille l’admiration
20 internationale. Mais sur le terrain, les combats sont sanglants et les forces inégales, ce qui fait
que les Belges volent de défaite en retraite. Il est bientôt temps pour eux de se retrancher
derrière l’Yser…
De leur côté, les Allemands ne font pas dans le détail. En pénétrant sur le territoire belge, ils
multiplient les exactions. Utilisation de boucliers humains, incendies de villages, maltraitance
25 des autorités publiques… A Dinant, ce sont 5 500 citoyens qui meurent, fusillés, brûlés ou
noyés. L’envahisseur se justifie : c’est sa réponse aux francs-tireurs belges. Un mythe cousu de
toutes pièces.
Ainsi commence l’occupation. « Ce fut un véritable cataclysme, une occupation terrifiante,
indique Laurence van Ypersele, professeur d’Histoire à l’UCL et spécialiste de 14-18. Si ce
30 n’est pour les minorités ciblées comme les juifs ou les tziganes, cette occupation fut beaucoup
plus dure que lors de la Deuxième Guerre mondiale. » A l’aube du XXe siècle, La Belgique
compte quelque 7,5 millions de citoyens. Si certains fuient le pays, d’autres prennent les armes.
Mais 6,6 millions d’hommes, de femmes et d’enfants demeurent toutefois chez eux. En clair :
pour une énorme majorité de Belges, la guerre, ce sera avant tout l’occupation.
35 Par le biais d’affiches, les Allemands dictent leur loi. Les réquisitions se multiplient, les
déportations commencent… Et les taxes pleuvent. Dès décembre 1914, la Belgique doit en
effet verser chaque mois 40 millions de francs à l’occupant : c’est donc à la Belgique de payer
les frais liés… à sa propre occupation ! Le niveau de vie de la population est en chute libre.
«Avant-guerre, la Belgique est la 3me puissance économique mondiale, rappelle Laurence van
40 Ypersele. Alors à qui la faute ? Aux Allemands, évidemment ! Pour les Belges, les auteurs des
massacres de civils sont seuls responsables de tous leurs maux… Les Allemands, eux,
considèrent que « si on a faim en Belgique, c’est la faute aux Anglais ». Il faut dire que la
Belgique occupée est victime du blocus économique au même titre que l’Allemagne. Or, si
d’une part, l’Angleterre monte au créneau pour défendre la Belgique, d’autre part, elle l’affame.
45 Et pendant ce temps, en Allemagne aussi, on meurt de faim… »

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Eviter l’Allemand… à priori et dans la mesure du possible
Le mot d’ordre consiste à garder une distance « patriotique ». Globalement, c’est là le leitmotiv
qui guide l’attitude de l’occupé vis-à-vis des Allemands. Les Belges essaient d’éviter au
maximum tout contact avec l’occupant, seulement ce n’est pas possible pour tout le monde. Par
50 la force des choses, un certain nombre de Belges côtoient en effet les Allemands de près. Il y a
tout d’abord les fonctionnaires. De nombreux Belges continuent à faire tourner la machine de
l’Etat… sous l’œil vigilant de l’occupant, bien entendu. Le jeu d’équilibre est délicat : il s’agit de
rester au service des administrés, sans se compromettre.
Un autre public mal logé, c’est celui des plus précarisés. Il est aisé de rester loin de l’occupant
55 quand on a de quoi subsister. Mais quand on n’a plus de quoi se mettre sous la dent… Certains
se portent donc volontaires pour travailler en Allemagne. Ils le font notamment dans l’espoir de
sauver leur famille de la famine. Mais au retour, ils seront étiquetés ‘mauvais Belges’. Evoquons
encore le cas de ces femmes qui acceptent de se prostituer pour nourrir leur progéniture…
Et puis, il y a les hôtes forcés. Bien souvent propriétaires d’une demeure spacieuse, ils se
60 voient contraints d’héberger un ou plusieurs officiers allemands. Au début, le Belge ne cache
généralement pas sa haine de l’occupant. Par la suite, si certains Allemands s’avèrent
effectivement détestables, d’autres au contraire se montrent très avenants envers leur « famille
d’accueil ». Ils jouent avec les enfants, procurent de la viande aux parents… Des liens peuvent
se nouer. Des amitiés ? Pourquoi pas ! Des relations amoureuses ? Sans doute ! Des enfants
65 avec l’occupant ? Peut-être …
Une autre expérience peut elle aussi rapprocher occupants et occupés : le deuil. Lorsqu’un
Allemand qu’on a connu, voire même hébergé, ne rentre pas du front, l’émotion rassemble.
Soudainement, il n’y a plus de camps ennemis, on assiste à un réveil d’humanité. Les Belges
repensent à cet homme qu’ils ont connu, qui écrivait à sa femme, qui avait des enfants. Ils
70 pensent aussi à leur propre mari, ou encore leur fils, qui se trouve sur l’Yser, et qui est peut-être
mort lui aussi. Si la haine du Boche reste donc bien réelle, dans la réalité quotidienne en
revanche, on ne peut comparer l’occupation de 14-18 avec la logique implacable des nazis
vingt ans plus tard. »

75 Une société nouvelle


Finalement, au terme de 50 mois, la guerre s’achève. C’est un « nouveau » pays qui se réveille.
Malheureusement, il est douloureux, le réveil. Plusieurs villes – Dinant, Ypres, Termonde,
Louvain, … – sont atrocement défigurées. La pénurie de logements est gigantesque, et si les
trains circulent, c’est au ralenti. 800 000 chômeurs se demandent ce qu’ils peuvent encore
80 espérer de ce pays meurtri. Et pour couronner le tout, les territoires agricoles sont – et pour
cause – pour la plupart hors d’usage.
Sur la scène internationale, les lendemains déchantent rapidement. « Brave little Belgium », qui
avait suscité l’admiration du monde entier redevient vite un… simple petit pays. A Versailles, les
attentes belges ne sont pas rencontrées par les autres alliés. Sur la scène intérieure aussi, la
85 réalité s’avère bien complexe. Sans doute le patriotisme belge atteint-il des sommets dans
l’après-guerre. Mais dans le même temps, l’identité flamande s’est trouvé une base fondatrice
pour ses aspirations légitimes. Quelques hurluberlus réclament même la fin de la Belgique.
Finalement, c’est peut-être sur le plan de la démocratisation que les progrès sont les plus
frappants. Les hommes se voient accorder le suffrage universel. On assiste en outre au
90 renouvellement de la classe politique et à l’arrivée de personnalités capables de discuter avec
des gens qui ne sont pas issus du même pilier. Quant aux classes aisées, elles ont perdu une
partie de leur pouvoir économique. On va donc assister à un effacement progressif des
barrières entre les différentes classes sociales. »

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Quelques chiffres
600 000 : Plus ou moins contraints ou franchement forcés, plus d’un demi-million de Belges
quittent le pays durant la guerre. La France, l’Allemagne et les Pays-Bas sont leurs principales
destinations.
300 000 : C’est le nombre d’hommes qui prennent les armes. Seule une minorité de Belges fera
donc la guerre. Mais tout le monde en subira les conséquences …
38 000 : C’est le nombre de soldats belges tués durant le conflit. Au niveau mondial, les chiffres
sont impressionnants : 9 millions d’hommes perdent la vie au combat.

Notes :
Pour un résumé de la 1re guerre mondiale: https://www.youtube.com/watch?v=3LrPAz4cjh0
(4) La Grande Guerre : par l’extension du théâtre des opérations, par les millions de soldats
impliqués, puis sa durée, le confit prend des dimensions inédites et sans comparaison. A cela
s’ajoute la mobilisation très importante des sociétés et les dégâts colossaux de la guerre
industrielle.
(12) la famille royale : le roi Albert 1er, son épouse Elisabeth et leurs enfants Léopold, Charles
et Marie-José.
(19) Poor little Belgium : un terme utilisé pour décrire le traitement des civils belges durant
l’invasion et l’occupation allemande de la Belgique durant la Première Guerre mondiale. Il fut
utilisé dans un but de propagande par la Grande-Bretagne, pour mobiliser l’aide de la
population britannique envers la Belgique.
(22) l’Yser : un petit fleuve côtier du nord de la France, dans le département du Nord, et du
nord-ouest de la Belgique, dans la province de Flandre-Occidentale. La bataille de l’Yser est
l'appellation donnée à l'ensemble des combats qui se sont déroulés du 17 au 31 octobre 1914
et qui ont opposé les unités allemandes qui voulaient franchir le fleuve en direction de
Dunkerque aux troupes belges et françaises qui essayaient de les y arrêter. Une vaste
inondation, déclenchée fin octobre, a réussi à stopper définitivement la progression des
assaillants.
(26) francs-tireurs : Cette légende datait de la guerre de 1870 contre la France, mettant en
scène des paysans armés prêts à les attaquer traitreusement. Elle a été répandue par la
propagande allemande et elle a eu de très graves conséquences sur le comportement des
troupes allemandes en Belgique. Comme très peu de Belges étaient appelés sous les drapeaux
– conséquence de la neutralité de notre pays – les Allemand ont tôt fait de considérer la
population belge comme des francs-tireurs potentiels.
(43) le blocus économique : Le Blocus de l'Allemagne est un blocus naval mené durant la
Première Guerre mondiale par la Royal Navy britannique à partir de 1914 dans le but de
stopper le ravitaillement maritime de l'Allemagne et de ses alliés.
(71) Boche : un terme péjoratif pour désigner un soldat allemand ou une personne d'origine
allemande, mot qui a été utilisé par les Français, les Belges et les Luxembourgeois de la
Première Guerre mondiale jusque bien après la Seconde Guerre mondiale. Il est surtout
popularisé par les poilus dans les tranchées. Son usage, devenu rare et plutôt familier, peut
être considéré comme injurieux.
(83) Le traité de Versailles en 1919, traité de vengeance plutôt que traité de paix, car il fait
porter le poids de la responsabilité des destructions et du massacre sans précédent à
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l’Allemagne, qui devient alors le bouc émissaire d’une guerre à laquelle chacun des grands
pays européens avait pourtant participé activement dès le départ. Ce traité porte en lui les
germes de la seconde guerre mondiale.

Questions :
1. Pourquoi l’auteur parle-t-il d’une « guerre totale » ? (4)
2. Pourquoi les Allemands avaient-ils lancé un ultimatum et en quoi consistait-il (11) ?
3. D’où vient l’expression « la fleur au bout du fusil » (17) ?
4. Pourquoi est-il question ici de juifs et de tziganes (30) ?
5. « Avant-guerre, la Belgique est la 3ième puissance économique mondiale » (39)? Grâce à quoi
la Belgique occupe-t-elle cette place ?
6. Que signifie « il s’agit de rester au service des administrés, sans se compromettre (52-53)?
7. Pourquoi est-il question de « logique implacable des Nazis » ? (72)
8. « Il est douloureux, le réveil » (77). Pourquoi ?
9. Expliquez l’interjection « – et pour cause – » (80-81)
10. Pourquoi dit-on « les lendemains déchantent rapidement » (82) ?
11. A quelles aspirations légitimes l’auteur fait-il allusion (87) ? Expliquez brièvement.
12. Etablissez le squelette, la structure schématique du texte en ayant une attention toute
particulière pour les connecteurs et les mots-clés.

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