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JACQUES FONTANILLE
Résumé
1. Préambule
présence, ses réactions, ses perceptions et ses émotions sont tout particu-
lièrement sollicités. Il apparaı̂tra alors que le corps-témoin, bien au-delà
du genre que recouvre la notion de « témoignage », est au cœur de toute
pratique persuasive.
attentat terroriste, que des gens « fous de chagrin et de haine » ; ces « gens »,
ce sont soit des rescapés du massacre, commis par les terroristes tchèchè-
nes et leurs complices ingouches, soit des parents des enfants assassinés.
Ce sont des témoins indirects, mais marqués dans leur chair, parfois des
témoins visuels directs, parfois même des otages survivants. Ils sont donc
parfaitement légitimes pour évoquer les faits, mais on peut aussi
les soupçonner de « partialité » (notamment en raison des haines inter-
ethniques ancestrales, ravivées par des guerres récentes et surtout par le
massacre en question). Or le reportage, au lieu de minimiser les e¤ets,
sur la valeur de leur témoignage, de ce soupçon de prévention, en amplifie
au contraire la portée, en montrant que le massacre a eu pour e¤et de dis-
soudre le lien social, de susciter des méfiances et des ressentiments irration-
nels, et de transformer cette communauté humaine en un agrégat de ten-
sions, de soupçons, d’émotions incontrôlables et d’inimitiés inextricables.
Dès lors, c’est le « corps social » lui-même qui garde les empreintes de
l’événement, et, même si les individus a¤aiblissent le témoignage de leurs
sou¤rances par l’a‰chage de leurs préventions, l’actant collectif décom-
posé et morbide, atteint dans sa cohérence même, témoigne à lui seul en
toute authenticité.
On voit bien ici qu’on a dépassé le stade d’une représentation cons-
truite. Parmi les contre-stratégies examinées par Perelman pour anticiper
sur le soupçon de prévention, on trouve par exemple celle qui consiste à
faire l’éloge préalable de l’accusé, par lequel l’orateur pourrait faire la
preuve qu’il n’a aucun préjugé contre l’accusé. Mais ceci ne vaut que si
on suppose que l’e‰cacité de l’ethos de l’énonciateur est soumis à la mé-
diation d’une représentation : dans ce cas, si l’énonciataire se représente
l’énonciateur comme une personne juste et pondérée, son accusation n’en
aura que plus de force.
Dans le cas du témoignage, et dans la mesure où le corps doit appa-
raı̂tre comme engagé dans l’expérience, et marqué par elle, cette contre-
stratégie serait incompréhensible, et ferait même douter de la véracité de
ces « empreintes ». Le témoin est un corps énonçant, et non un énoncia-
teur qui parle et juge des expériences de son corps, et ce corps n’est pas
supposé construire des représentations, mais seulement faire partager,
par contagion, des expériences sensibles indélébiles. Nous avons a¤aire,
au sens de J.-Cl. Coquet (1997), à un non-sujet, qui n’est pas supposé
être capable de jugement, de distance énonciative et de pondération
axiologique.
Du point de vue des « représentations cognitives », les « freins » op-
posés à l’interaction axiologique entre l’ethos et l’argumentation sont
nécessaires à la régulation des échanges argumentatifs : sans cela, chaque
argument douteux ou critiquable annulerait, par l’intermédiaire de la
Mais ces quelques remarques liminaires supposent à tort qu’un témoin est
toujours un acteur animé ; cet acteur animé qui peut énoncer la vérité
parce qu’il a vu, entendu et perçu, et assisté aux faits. Or le « témoin »
peut aussi être un acteur inanimé, et c’est alors un objet qui sert de repère,
qui atteste de l’état originel d’un système ou d’une situation, qui vaut en
somme comme certification d’une certaine vérité ; à ce titre, il est aussi
une instance énonçante, mais seulement comme site d’une énonciation
impersonnelle. Il témoigne, en somme, dans un registre sémiotique qui
n’est pas celui de l’argumentation verbale, mais qui n’en est pas moins
« persuasif ».
Dans une course de relais, les athlètes doivent se transmettre un bâton,
le « témoin », car c’est la seule manière de garantir la fermeté, la précision
et le lieu (sur la piste) du contact entre leurs deux corps en déplacement,
et surtout la seule manière de pouvoir vérifier visuellement que le contact
a eu lieu, alors même que la rapidité du mouvement interdit une vérifica-
tion directe. Dans les métiers du bâtiment, on utilise aussi des « témoins »
: une fissure est constatée, on ne sait si elle est stable ou évolutive, et on
place alors sur les deux parties disjointes un « témoin » de papier ou de fil,
qui se déchirera ou se détachera si les deux bords de la fissure s’écartent.
La structure sémiotique est évidente : d’un côté un plan du contenu, la
transformation narrative imperceptible, et de l’autre un plan de l’expres-
sion, l’état modifié du témoin ; mais cette structure sémiotique ne saurait
être réduite à quelque type préexistant (comme le type « indiciel », par
exemple), dans la mesure où elle ne fonctionne que sous deux conditions
spécifiques : (i) la nature du lien entre les deux dimensions, et (ii) le carac-
tère matériel et corporel du signe.
Dans un autre domaine, celui des traditions de la propriété paysanne,
on place, sous les bornes indiquant la limite des parcelles, des débris de
tuile ou de brique, qui restent comme « témoin » de l’emplacement de la
borne, au cas où celle-ci serait déplacée : il s’agit toujours de garder la
trace d’un événement, de manière à pouvoir, dans un acte de vérification,
revenir à l’origine ; dans ce cas, le « témoin » est l’équivalent durable de
l’empreinte de la borne dans le sol.
Dans les traditions paysannes, encore, on sait aussi qu’un enfant, futur
héritier des terres délimitées par les bornes, recevait une gifle, imprévisible
et injuste, sur le lieu même du bornage : la trace est alors charnelle, sen-
sori-motrice, et émotionnelle, sur un acteur animé, et son désenfouisse-
ment ultérieur est délégué à la mémoire du corps. De génération en
génération, la mémoire corporelle et émotionnelle garantit en somme la
mémoire de l’emplacement des limites de propriété.
Dans tous les cas, le témoin est toujours soit le prolongement d’un corps,
une sorte de prothèse perceptive, soit une empreinte laissée dans un corps,
Le lien entre les deux scènes est assuré par un corps, qui est soit commun
aux deux (le témoin agricole, sportif, judiciaire ou journalistique), soit
« habité » et « marqué » par l’expérience d’un autre corps (le témoin
religieux).
Même le « témoin lumineux » propre à certains appareillages tech-
niques entre dans cette configuration : une « scène » technique interne et
inaccessible est reliée à une scène, externe, d’usage de l’appareil ; l’usage
obéit à une séquence d’actions qui sont strictement corrélées à un ou plu-
sieurs états internes du système, traduits dans une interface de communi-
cation avec l’usager, sous forme de propriétés sensibles commutatives (té-
moin allumé ou éteint, rouge ou vert, etc.). Mais, même dans ce cas, la
relation est « persuasive » et fait appel à une sorte de « foi », celle qu’on
accorde à la liaison technique entre l’état interne et la manifestation ex-
terne, et qu’on attribue spontanément à la « fiabilité » du système, même
si cette fiabilité n’a ici rien d’émotionnel.
La mise en relation entre les deux scènes est stratégique, et correspond
toujours à un acte persuasif. On peut donc a‰rmer alors que cette mise
en relation est de type rhétorique, et que le témoignage est destiné à faire
partager à autrui une « vérité » devenue inaccessible, en faisant appel à un
type d’argument (l’existence d’un témoin) dont il convient dans ce cas de
comprendre la valeur et l’e‰cience. En d’autres termes, quelle que soit la
thématique impliquée, les deux scènes qui constituent la configuration du
témoignage sont articulées en une même pratique générique, et cette pra-
tique stratégique est rhétorique et argumentative.
Du point de vue d’une sémiotique générale articulée en niveaux de per-
tinence du plan de l’expression, le témoignage se présente donc comme la
On voit bien ici que l’ethos du témoin n’est pas une « représentation » ou
une « image », mais qu’il touche à la légitimité corporelle de la prise de
parole. La question qu’il pose n’est pas Quelle image donner de moi-même
en parlant ?, mais Au nom de quoi mon corps est-il autorisé à parler ? La repré-
sentation commence quand le témoin met en scène sa propre présence à
l’événement, et notamment sa présence sensorielle ; mais les hypotyposes
les plus réussies échoueront pourtant à persuader si l’on peut insinuer le
moindre doute quant à la présence originelle, quant à l’authenticité de
l’expérience rapportée. Et même, une mise en scène de la présence qui
serait trop e‰cace, trop cohérente et trop maı̂trisée, compromettrait la
crédibilité du témoin. Il n’y a pas d’ « esthétique » du témoignage, car ici
l’esthétique a¤aiblit l’éthique, et le moindre soupçon de procédé et d’arti-
fice nuit à la persuasion.4
L’ethos du témoin, en l’occurrence, implique : (i) un corps, doté d’une
structure matérielle et d’une frontière qui joue le rôle d’interface de com-
munication, (ii) des propriétés sensibles ou matérielles qui permettent à
ce corps de recevoir les empreintes de ses interactions avec les situ-
ations et les événements avec lesquels il interagit, (iii) une pérennité de
ces empreintes dans le temps, et enfin (iv) une organisation qui permet
d’exprimer la signification de ces empreintes. L’émotion y joue un rôle à
Tableau 1.
minimale maximale
Forme-icône Reconnaissable Corps-creux Corps-enveloppe
Non reconnaissable Corps-point Corps-chair
Tableau 2.
Marquage Remarquage
5. Ouvertures
Notes
Références
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— (1989). Rhétoriques. Bruxelles : Editions de l’Université Libre de Bruxelles.
— (1997). L’empire rhétorique. Paris : Vrin.
Jacques Fontanille (né en 1948) est Professeur des Université (Classe exceptionnelle) et Prés-
ident de l’Université de Limoges 3fontanille@unilim.fr4. Ses intérêts principaux sont les
semiotics, les medias, la literature, et la réthorique. Ses publications récentes comprennent
Sémiotique et littérature : essais de méthode (1999) ; Sémiotique du discours (2000) ; et Soma
et Sema, Figures du corps (2004).