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Ethos, pathos, et persuasion : le corps dans

l’argumentation. Le cas du témoignage

JACQUES FONTANILLE

Résumé

Le corps persuade tout autant que le verbe. Il persuade même à l’intérieur


de l’exercice de la parole.
En s’appuyant sur une théorie sémiotique du corps (cf. Jacques Fonta-
nille, Séma et soma. Les figures du corps), on examinera les di¤érentes
dimensions de l’e‰cacité persuasive du corps : le corps en tant qu’enve-
loppe et surface d’inscription, en tant que chair et motricité, en tant que
référence déictique, en tant que contenant « habité » de récits et de scènes,
notamment.
Cette étude se déclinera en deux grands pans : (i) d’un côté, l’ensemble
des émotions suscitées et manipulées par la construction et la proposi-
tion d’un éthos corporel de l’énonciateur (les approches les plus couran-
tes de l’éthos se limitent en général à la construction des rôles actantiels
et modaux, et des représentations figuratives de l’énonciateur) ; (ii) de
l’autre côté, l’ensemble des pathèmes associés à la production d’argu-
ments de nature « sensible », et faisant appel aux figures du corps de
l’énonciataire.
On prendra pour exemple le cas du discours de témoignage, où le corps
du témoin, sa situation, sa présence, ses réactions, ses perceptions et
ses émotions est tout particulièrement sollicité. Le cas de la persuasion par
« compassion » sera aussi exploité.

Mots-clés : ethos ; corps ; témoignage ; empreinte ; persuasion.

1. Préambule

Le corps persuade tout autant que le verbe. Il persuade même à l’intérieur


de l’exercice de la parole, ce que la rhétorique ancienne avait déjà identi-
fié, et intégré à l’action. Dans une perspective sémiotique, la construction

Semiotica 163–1/4 (2007), 85–109 0037–1998/07/0163–0085


DOI 10.1515/SEM.2007.006 6 Walter de Gruyter
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de l’instance persuasive de toute énonciation doit prendre en compte au-


jourd’hui les figures du corps. Et la première conséquence de cette option
théorique est de rendre incertaine la frontière entre l’ethos et le pathos, et
entre l’argumentation et l’émotion.
Dans la pratique argumentative, en e¤et, l’ethos correspond d’un côté à
l’image de soi acquise dans des pratiques antérieures, et de l’autre à la
présentation de soi que le discours lui-même construit. Mais ni l’une ni
l’autre n’échappent aux e¤ets des manifestations passionnelles et émo-
tionnelles. Certes, le pathos est en général considéré du point de vue des
e¤ets produits sur l’énonciataire, mais ces e¤ets, compte tenu du principe
de contagion et de participation empathique qui gouverne les échanges
passionnels, ne peuvent être posés en toute autonomie, comme de simples
conséquences des stratégies argumentatives, sans la médiation des pas-
sions et des émotions exprimées par l’énonciateur.
L’argumentation pouvant être conçue comme un échange de « simula-
cres » et de représentations réciproques des deux partenaires, d’un côté,
l’ethos de l’énonciateur comprend des états passionnels et des émotions
récurrentes qui entrent dans la représentation de son « caractère » ou de
son « tempérament », et de l’autre, le pathos de l’énonciataire ne saurait
advenir sans la médiation d’une représentation préalable de son identité
modale, axiologique et pathémique. En somme, l’ « ethos », au sens cano-
nique d’ « image de l’énonciateur », comprend une part de pathos intégré,
et le « pathos », au sens d’e¤ets produits sur l’énonciataire, comprend une
part d’ethos projeté.
Mais la participation du corps, chair ou corps propre, dans cet échange
de bons procédés, induit une modification de la nature même de
l’échange. Les termes les plus couramment utilisés en cette a¤aire, « ima-
ge », « représentation », « e¤et », ne sont guère adaptés aux phénomènes
d’ajustement empathique qu’ils recouvrent, dès qu’il est question d’af-
fects, de corps sensible, et de « pathos » en général. Et il nous faut donc
reconsidérer la nature du « lien » persuasif qui se joue dans une énoncia-
tion incarnée et sensibilisée.
En s’appuyant sur une théorie sémiotique du corps,1 on examinera
donc les di¤érentes dimensions de l’e‰cacité persuasive du corps : le
corps en tant qu’enveloppe et surface d’inscription, en tant que chair et
motricité, en tant que référence déictique, en tant que contenant « habité »
de récits et de scènes impressives, notamment.
Cette étude s’intéressera plus précisément aux émotions suscitées et
manipulées lors de la construction de l’ethos discursif, et aux pathèmes
associés à la production d’arguments de nature « sensible », et faisant ap-
pel aux figures du corps de l’énonciataire. On prendra pour exemple le
cas du discours de témoignage, où le corps du témoin, sa situation, sa

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présence, ses réactions, ses perceptions et ses émotions sont tout particu-
lièrement sollicités. Il apparaı̂tra alors que le corps-témoin, bien au-delà
du genre que recouvre la notion de « témoignage », est au cœur de toute
pratique persuasive.

2. L’ethos incarné est pathétique

2.1. Preuves éthiques et pathétiques

Dans une conception désormais classique, l’ethos est considéré comme la


mise en discours de l’opinion, de l’émotion, du jugement de valeur et de
la position personnelle de l’énonciateur. Cette mise en discours passe tra-
ditionnellement pour la production d’une « représentation », et cette con-
ception doit être mise en question.
Pour Aristote, l’ethos (Rhétorique, LI, 2, 1356a-1) fait partie des « preu-
ves rhétoriques », au titre des « mœurs de l’orateur », mais il l’oppose au
« pathos », principalement parce que ce dernier appartient en propre à
l’auditoire. En outre, il en réduit la portée à l’invention, alors même que
l’e‰cacité argumentative de type pathétique passe principalement par
l’action. Pourtant, si l’on part de la définition qu’il propose lui-même :
« . . . se montrer soi-même sous un certain jour et faire supposer aux audi-
teurs que l’on est à leur endroit en une certaine disposition. », il n’y pas
d’obstacle de principe à ce que les manifestations passionnelles de l’ora-
teur, qui infléchissent celles de l’auditoire, et notamment à travers les ma-
nifestations concrètes et spécifiques de l’action énonciative, participent à
l’ethos, à titre de composants. L’identité de l’énonciateur, de ce fait, n’est
pas seulement constituée par sa compétence (modale et thématique), par
ses attributs (figuratifs et sociaux) et par ses antécédents (narratifs), mais
aussi par son « caractère » (passionnel et émotionnel).2
Plus généralement, et indépendamment de toute réalisation particulière
et de toute considération touchant à la composition d’une représentation
de soi, l’ethos est une preuve d’ « accréditation » de l’énoncé, puisque
la présentation de soi vise en général à « se montrer digne de foi », donc
à « inspirer confiance », et, par conséquent, toute stratégie éthique est par
essence, et non plus seulement par accident ou par composition, fidu-
ciaire, passionnelle et participative. « Accréditer », c’est-à-dire « donner
du crédit », c’est légitimer une énonciation par une voie qui ne passe pas
obligatoirement par la médiation d’une représentation cognitive : comme
on le verra dans le cas du témoignage, la co-présence de corps vivants et
sensibles, partageant la même expérience et les mêmes émotions, est tout
aussi e‰ciente.

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En outre, le pathos est loin d’être une a¤aire purement individuelle, et


l’a¤ectivité et le corps qui la portent sont tout aussi bien culturels, et
déterminés par l’appartenance à des actants collectifs. Si on examine par
exemple quelques uns des choix culturels qui s’o¤rent, en matière de stra-
tégie éthique, on s’aperçoit qu’aucun n’échappe à la dimension passion-
nelle : prestige ou banalité, sérieux ou comique, sophistication ou simpli-
cité, artifice ou naturel, astuce ou naı̈veté, autorité établie ou spontanéité,
bonne ou mauvaise foi, tous ces choix comportent chacun au moins (i) une
dimension modale (pouvoir/savoir/vouloir/croire), (ii) une dimension
figurative, (iii) une dimension aspectuelle et tensive (intensité/extension)
et (iv) une dimension passionnelle.
Prenons pour exemple l’opposition entre l’ethos d’autorité et l’ethos de
spontanéité ; dans le premier, on reconnaı̂t l’e‰cience de la séquence
modale « pouvoir > devoir », ainsi que celle d’une programmation so-
ciale ou culturelle, accomplie et prévisible ; dans le second, on repère la
séquence modale « vouloir > pouvoir », et on accorde toute la valeur
persuasive aux figures d’inchoativité, d’immédiateté et d’imprévisibilité.
Mais, ancrées dans un corps expressif, ces associations modales, aspec-
tuelles et figuratives sont, dans la définition sémiotique même des pas-
sions, des dispositifs producteurs d’e¤ets a¤ectifs, et constitutifs des « rô-
les pathémiques » ; en somme, sous la condition de cette composition
modale, aspectuelle et figurative, l’ « autorité établie » comme la « spon-
tanéité » sont des rôles pathémiques, et même des programmes passion-
nels interactifs, susceptibles de susciter des émotions spécifiques.

2.2. La liaison entre l’acte et la personne et les paradoxes du témoignage

De son côté, pour fonder philosophiquement l’e‰cacité de l’ethos, Perel-


man a fait appel au principe de « liaison » entre acte et personne (1988).
Pour lui, en e¤et, l’ethos de l’orateur est impliqué par le fait même que la
proposition qu’il énonce est considérée non pas comme un énoncé univer-
sel, mais comme l’acte d’une personne, un acte imputable à un individu,
et qui puise une partie de sa valeur dans l’identité de cet individu. Du
côté de l’auditoire, cela implique un processus et un calcul d’ « imputa-
tion » de l’acte à la personne, et, inversement, du côté de l’orateur, un
principe de « responsabilité » de la personne à l’égard de l’acte.
Mais l’e¤et axiologique est réciproque : si l’ethos peut valoriser l’argu-
ment utilisé, la valeur de la proposition modifie à l’inverse l’ethos de
l’orateur (il est augmenté ou diminué selon que la proposition est crédible
ou pas, honorable ou pas, etc.). Perelman envisage donc, parmi les straté-
gies persuasives, de distinguer deux types : celles qui assument la liaison

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entre acte et personne (des procédures d’association et de renforcement),


et celles qui ne l’assument pas (des procédures de dissociation et de frei-
nage de la relation entre l’orateur et ses arguments).
A cet égard, les manifestations passionnelles peuvent jouer dans les
deux sens : une expression faciale de scepticisme, accompagnant l’énoncé
d’un argument, su‰t à « freiner » la liaison entre acte et personne, et à
protéger l’ethos de l’orateur des e¤ets en retour d’une proposition discu-
table ; inversement, un ton de voix enthousiaste et chaleureux peut trans-
former un argument faible ou sujet à caution en proposition entièrement
assumée. En somme, l’émotion exprimée au cours de l’énonciation de
l’argument a¤aiblit ou renforce le lien entre l’acte et la personne, et l’im-
putation du premier à la seconde.
Plus précisément, on considère en général que la manifestation passion-
nelle et l’expression d’une émotion, dans la mesure où elles témoignent le
plus souvent d’un ancrage profond et corporel de la croyance, ne peuvent
échapper au soupçon de « prévention » : la prévention, en e¤et, implique
que l’orateur est plus sensible et attaché à ses convictions personnelles,
constituées antérieurement au débat en cours, qu’à l’e¤et d’une discussion
argumentée sur la construction d’une vérité partagée.
D’une certaine manière, le soupçon de « prévention » est le prix à payer
pour l’e‰cacité passionnelle de l’ethos : le corps énonçant ému apparaı̂t
alors comme « marqué » par ses expériences antérieures et ses croyances
profondes. Et c’est toute l’ambivalence du témoignage, puisque, comme
on le verra, un bon témoin doit avoir un corps, un corps qui a fait l’expé-
rience de l’événement rapporté, et qui, de préférence, en a gardé les em-
preintes. Mais, de ce fait même, la valeur persuasive du témoignage peut
s’en trouver a¤aiblie, puisque ces empreintes et cette expérience directe en
font un énonciateur « prévenu », voire « de parti pris ».
La solution consiste alors à « remonter » la chaı̂ne narrative, et à mon-
trer que le témoin a vécu l’expérience sans prévention, avec « naı̈veté » et
innocence, même si cette expérience a pu ensuite le transformer en témoin
prévenu et partial au moment de l’énonciation du récit qu’il en fait. Ainsi
retourné, l’argument de la prévention tombe, et le pathos retrouve alors
toute sa puissance persuasive, puisque la prétendue « prévention » du té-
moin n’est plus alors qu’une trace de plus qui parle en faveur de l’authen-
ticité de son témoignage : ainsi la haine, les préjugés ou les erreurs de
jugement d’une victime témoignent-ils à son insu, à son corps défendant,
de l’importance du dommage et de l’empreinte laissés par l’événement
incriminé.
Dans un reportage au ton étrange, consacré à la ville de Beslan, et paru
en traduction dans Courrier International,3 une journaliste italienne, Stella
Pende, raconte qu’elle n’a rencontré, dans cette ville dévastée par un

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attentat terroriste, que des gens « fous de chagrin et de haine » ; ces « gens »,
ce sont soit des rescapés du massacre, commis par les terroristes tchèchè-
nes et leurs complices ingouches, soit des parents des enfants assassinés.
Ce sont des témoins indirects, mais marqués dans leur chair, parfois des
témoins visuels directs, parfois même des otages survivants. Ils sont donc
parfaitement légitimes pour évoquer les faits, mais on peut aussi
les soupçonner de « partialité » (notamment en raison des haines inter-
ethniques ancestrales, ravivées par des guerres récentes et surtout par le
massacre en question). Or le reportage, au lieu de minimiser les e¤ets,
sur la valeur de leur témoignage, de ce soupçon de prévention, en amplifie
au contraire la portée, en montrant que le massacre a eu pour e¤et de dis-
soudre le lien social, de susciter des méfiances et des ressentiments irration-
nels, et de transformer cette communauté humaine en un agrégat de ten-
sions, de soupçons, d’émotions incontrôlables et d’inimitiés inextricables.
Dès lors, c’est le « corps social » lui-même qui garde les empreintes de
l’événement, et, même si les individus a¤aiblissent le témoignage de leurs
sou¤rances par l’a‰chage de leurs préventions, l’actant collectif décom-
posé et morbide, atteint dans sa cohérence même, témoigne à lui seul en
toute authenticité.
On voit bien ici qu’on a dépassé le stade d’une représentation cons-
truite. Parmi les contre-stratégies examinées par Perelman pour anticiper
sur le soupçon de prévention, on trouve par exemple celle qui consiste à
faire l’éloge préalable de l’accusé, par lequel l’orateur pourrait faire la
preuve qu’il n’a aucun préjugé contre l’accusé. Mais ceci ne vaut que si
on suppose que l’e‰cacité de l’ethos de l’énonciateur est soumis à la mé-
diation d’une représentation : dans ce cas, si l’énonciataire se représente
l’énonciateur comme une personne juste et pondérée, son accusation n’en
aura que plus de force.
Dans le cas du témoignage, et dans la mesure où le corps doit appa-
raı̂tre comme engagé dans l’expérience, et marqué par elle, cette contre-
stratégie serait incompréhensible, et ferait même douter de la véracité de
ces « empreintes ». Le témoin est un corps énonçant, et non un énoncia-
teur qui parle et juge des expériences de son corps, et ce corps n’est pas
supposé construire des représentations, mais seulement faire partager,
par contagion, des expériences sensibles indélébiles. Nous avons a¤aire,
au sens de J.-Cl. Coquet (1997), à un non-sujet, qui n’est pas supposé
être capable de jugement, de distance énonciative et de pondération
axiologique.
Du point de vue des « représentations cognitives », les « freins » op-
posés à l’interaction axiologique entre l’ethos et l’argumentation sont
nécessaires à la régulation des échanges argumentatifs : sans cela, chaque
argument douteux ou critiquable annulerait, par l’intermédiaire de la

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diminution immédiate de l’ethos de l’orateur, l’e‰cacité de tous les autres


arguments, y compris justes et excellents ; de même, sans ces freins, aucun
orateur dont l’ethos antérieur serait déjà a¤aibli ou négatif ne parvien-
drait jamais à se faire entendre et à reconstituer un ethos positif. Mais,
du point de vue de la « contagion passionnelle » et de l’énonciation incar-
née, il en va tout autrement, puisque toute réserve ou compensation op-
posée à l’intensité de l’expérience et à la force des empreintes corporelles
et émotionnelles en a¤aiblirait l’e‰cience participative.
Et il en va de même du côté de l’énonciataire. Dans une conception
classique de l’interaction argumentative, fondée sur l’échange de simula-
cres et de représentations réciproques, l’allocutaire est celui qui convertit
l’ethos en « intentions » : en e¤et, sans cette conversion, la présentation de
soi serait sans autre e¤et qu’informatif ; pour qu’elle ait une force persua-
sive, il faut que l’auditoire accomplisse un pas supplémentaire : l’ethos de
l’énonciateur permet à l’énonciataire de prévoir et de supputer les inten-
tions qui seraient attachées aux actes argumentatifs du premier. Le « cal-
cul des intentions » (le processus d’imputation) est un processus complexe
et soumis à des médiations : le transfert des valeurs de l’ethos discursif sur
les intentions doit prendre en compte des couches stratégiques, la valeur
propre des arguments, et aussi la représentation de l’auditoire véhiculée
par le discours. Il fait donc appel à des jugements portant sur plu-
sieurs strates de représentations simulées. Dans l’échange passionnel, au
contraire, et quels que soient les e¤ets en retour des passions manifestées,
quelles que soient les contre-stratégies opposées à la contagion a¤ective,
l’énonciataire est d’abord actualisé et sollicité comme « non-sujet »,
comme corps sensible et participatif.

2.3. Passions et styles passionnels

Il ne faut pas comprendre la position exprimée jusqu’ici comme un plai-


doyer en faveur de la « communion » instinctive ou de la confusion a¤ec-
tive. Les manifestations passionnelles et les émotions peuvent être elles
aussi construites et même simulées, les corps sensibles peuvent être des
artefacts, et la participation émotive peut être un leurre. Autrement dit,
la dimension pathétique de l’ethos n’échappe pas à la stratégie.
Les types et les styles passionnels sont tout particulièrement des sup-
ports stratégiques. L’expression passionnelle de l’orateur donne lieu à
des figures plus ou moins reconnaissables, des « présentations » a¤ecti-
ves qui, même lacunaires ou fugaces, appartiennent, dans la culture
partagée par les partenaires de l’interaction, à des mini-programmes de
comportement stéréotypés, immédiatement reconnaissables, soit comme

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permanents (des « caractères » ou des « tempéraments »), soit comme


provisoires et localisés dans telle ou telle phase de l’argumentation (des
« sentiments » et des « émotions »). En somme, les a¤ects et le pathos
sont eux aussi schématisables, sont eux aussi susceptibles de subir des pro-
cessus d’iconisation qui les rendent identifiables, et donc qui leur confè-
rent une portée stratégique.
Dans tous les cas, on peut considérer que l’expression d’une émotion
(frayeur), d’un sentiment (indignation), ou d’un trait de caractère (sponta-
néité, impulsivité) fournit une grille de lecture, (i) soit de la tonalité a¤ec-
tive de l’argumentation (l’atmosphère commune à l’orateur, à l’auditoire
et au discours), (ii) soit de la position personnelle de l’orateur par rapport
aux arguments qu’il avance (la distance ou l’engagement, la chaleur ou la
rigueur, etc.), (iii) soit enfin des modalités particulières de l’adhésion aux
arguments (i.e. : les formes d’identification proposées à l’auditoire), si ce
n’est des trois à la fois.
Si on peut parler de « grille de lecture » passionnelle, c’est que le do-
maine général du « pathos » est analysable, d’un point de vue sémiotique,
en séquences canoniques typiques, des enchaı̂nements de motifs a¤ectifs
que l’on désigne du nom de « passions ». Les passions sont des pro-
grammes de comportement et de sentiments divers, mais condensés et
« compressés » en une ou plusieurs figures immédiatement reconnaissa-
bles (des icônes), qui sont en général des émotions : leur reconnaissance
implique alors un redéploiement, permettant l’interprétation rétrospective
et prospective de larges ensembles de comportements et d’action. Par
ailleurs, les passions (émotions, sentiments, ou caractères) ne sont recon-
naissables immédiatement que parce qu’elles sont déjà catégorisées et ré-
pertoriées dans chaque culture : cette « grille » a¤ective est donc déjà un
élément de l’accord entre les parties et de leur culture commune, sur la
base desquels chaque partie pourra produire des interprétations, des cal-
culs et des anticipations sur la conduite de l’autre.
Il n’empêche que ces mêmes stratégies obéissent au principe participatif
de la « contagion ». En e¤et, la dimension a¤ective du discours est e‰-
cace, mais sur un mode tout di¤érent de celui de la structure argumenta-
tive proprement dite ; l’e‰cacité proprement argumentative suppose que
l’auditoire participe à l’enchaı̂nement des arguments en le reconstruisant,
en le reconnaissant et en le validant selon ses propres critères (adhésion
cognitive et médiatisée), alors que l’e‰cacité passionnelle suppose seule-
ment un contact interpersonnel et une « co-présence », ainsi que le par-
tage d’un même code culturel de l’a¤ectivité, et ce partage, favorisant l’
« ajustement » des sensibilités et de la « thymie » des partenaires — une
synchronisation (ou désynchronisation) a¤ective —, induit alors ce qu’Eric
Landowski définit comme une « contagion » (2004).

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3. La forme sémiotique du témoignage

Le témoin et son témoignage ont déjà été évoqués en exemple à plusieurs


reprises. Il nous revient maintenant d’en rendre compte de manière plus
systématique.

3.1. La présence du témoin

Le témoignage est un type d’argument, venant conforter l’établissement


des faits, et relevant donc de la phase argumentative de la narration. Il
est convoqué traditionnellement dans un vaste ensemble de pratiques par-
ticipant de nombreuses thématiques : judiciaire, historique, journalistique,
et religieuse, notamment. En chacune d’elle, sa valeur argumentative
repose sur l’ethos très particulier de l’énonciateur, qui doit obéir à des
conditions strictes : avoir été présent physiquement au moment et sur les
lieux de l’événement ; avoir vu, entendu, senti et éprouvé cet événement ;
être en mesure de restituer, au moment de l’énonciation du témoignage,
l’ensemble de ces expériences sensibles.
Le témoignage comporte donc un présupposé : il existe une vérité deve-
nue inaccessible, en général parce qu’elle est passée, ou imperceptible au
présent de l’énonciation, et le témoin sera, si son ethos est conforme, le
médiateur entre l’événement devenu inaccessible et ceux qui veulent, ici
et maintenant, établir les faits.
Il implique donc des conditions de réalisation et d’acceptabilité : (i)
d’éventuelles traces matérielles, susceptibles d’être interprétées ultérieure-
ment, comme preuves dans un litige ou dans un arbitrage ; (ii) une énon-
ciation et un énonciateur « incarnés », qui peut légitimement mettre en dis-
cours cette vérité parce qu’il était présent lors de l’événement.
Il suppose aussi une qualité particulière du discours persuasif, ou doit
pouvoir se donner cours une manifestation sensible, qui s’énonce comme
« monstration », et qui résulte d’un acte de « présentification ». En
somme, la présence vécue dans l’expérience doit pouvoir être restituée
sous la forme d’une présence construite dans l’énonciation.

3.2. La fonction sémiotique du témoin : expressions et contenus

Mais ces quelques remarques liminaires supposent à tort qu’un témoin est
toujours un acteur animé ; cet acteur animé qui peut énoncer la vérité
parce qu’il a vu, entendu et perçu, et assisté aux faits. Or le « témoin »
peut aussi être un acteur inanimé, et c’est alors un objet qui sert de repère,

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qui atteste de l’état originel d’un système ou d’une situation, qui vaut en
somme comme certification d’une certaine vérité ; à ce titre, il est aussi
une instance énonçante, mais seulement comme site d’une énonciation
impersonnelle. Il témoigne, en somme, dans un registre sémiotique qui
n’est pas celui de l’argumentation verbale, mais qui n’en est pas moins
« persuasif ».
Dans une course de relais, les athlètes doivent se transmettre un bâton,
le « témoin », car c’est la seule manière de garantir la fermeté, la précision
et le lieu (sur la piste) du contact entre leurs deux corps en déplacement,
et surtout la seule manière de pouvoir vérifier visuellement que le contact
a eu lieu, alors même que la rapidité du mouvement interdit une vérifica-
tion directe. Dans les métiers du bâtiment, on utilise aussi des « témoins »
: une fissure est constatée, on ne sait si elle est stable ou évolutive, et on
place alors sur les deux parties disjointes un « témoin » de papier ou de fil,
qui se déchirera ou se détachera si les deux bords de la fissure s’écartent.
La structure sémiotique est évidente : d’un côté un plan du contenu, la
transformation narrative imperceptible, et de l’autre un plan de l’expres-
sion, l’état modifié du témoin ; mais cette structure sémiotique ne saurait
être réduite à quelque type préexistant (comme le type « indiciel », par
exemple), dans la mesure où elle ne fonctionne que sous deux conditions
spécifiques : (i) la nature du lien entre les deux dimensions, et (ii) le carac-
tère matériel et corporel du signe.
Dans un autre domaine, celui des traditions de la propriété paysanne,
on place, sous les bornes indiquant la limite des parcelles, des débris de
tuile ou de brique, qui restent comme « témoin » de l’emplacement de la
borne, au cas où celle-ci serait déplacée : il s’agit toujours de garder la
trace d’un événement, de manière à pouvoir, dans un acte de vérification,
revenir à l’origine ; dans ce cas, le « témoin » est l’équivalent durable de
l’empreinte de la borne dans le sol.
Dans les traditions paysannes, encore, on sait aussi qu’un enfant, futur
héritier des terres délimitées par les bornes, recevait une gifle, imprévisible
et injuste, sur le lieu même du bornage : la trace est alors charnelle, sen-
sori-motrice, et émotionnelle, sur un acteur animé, et son désenfouisse-
ment ultérieur est délégué à la mémoire du corps. De génération en
génération, la mémoire corporelle et émotionnelle garantit en somme la
mémoire de l’emplacement des limites de propriété.

3.3. Le corps persuasif

Dans tous les cas, le témoin est toujours soit le prolongement d’un corps,
une sorte de prothèse perceptive, soit une empreinte laissée dans un corps,

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rendus nécessaires par une disjonction temporelle ou spatiale entre l’évé-


nement et l’observateur : on ne peut voir où, quand et comment les mains
des athlètes se touchent, mais on peut voir si le témoin est tombé ou
transmis hors limite ; on ne peut voir la borne si elle a été déplacée, mais
on peut fouiller le sol pour retrouver le « témoin », où retrouver dans
sa mémoire le lieu où la gifle a été reçue. Dans ce type de pratiques « tech-
niques », la seule perception du témoin inanimé est un acte de vérification
et d’attestation.
Le témoin inanimé est toujours à la fois informatif (puisqu’on ne peut
percevoir autrement la transformation inaccessible) et persuasif (puisqu’il
atteste la transformation). De même, le témoin animé est rarement un
simple informateur, dans la mesure où son énonciation n’apporte pas la
découverte du fait ou de l’événement ; ce dernier est déjà connu, au moins
à titre de supputation, mais la disjonction spatiale ou temporelle impose
une validation par l’intermédiaire du témoignage. Le propre du témoi-
gnage n’est donc pas d’informer, mais de valider, de légitimer et donc de
persuader. Dans le cabinet du juge d’instruction, par exemple, les rôles
sont clairement répartis : auprès du juge d’instruction, les plaignants évo-
quent les faits, et le témoin n’intervient qu’en second lieu, pour faire la
part de la vérité ; de même, au tribunal, l’acte d’accusation établit les
faits, et les témoignages viennent les contredire ou les attester.
Le témoignage implique donc une origine, devenue inaccessible à la
perception directe, dont on ne pourrait attester et retrouver la trace que
sur des corps. En somme, d’un point de vue sémiotique, un corps étant
une configuration matérielle et sensible, susceptible de conserver, au titre
de la mémoire figurative, les traces et empreintes de ses interactions senso-
rielles avec d’autres corps, alors on peut faire l’hypothèse qu’un sujet
d’énonciation qui serait aussi un corps est susceptible de témoigner de ses
expériences. Plus généralement, pour englober le cas des témoins maté-
riels inanimés, on peut dire que le témoignage est une énonciation qui est
directement ancrée dans une inscription corporelle, résultant d’une inter-
action révolue.

3.4. La liaison corporelle entre deux scènes disjointes

Faisons un pas de plus, pour saisir la configuration sémiotique complète


du témoignage. Ce dernier est toujours impliqué dans une pratique plus
générale, où il participe à une stratégie persuasive. Les quelques « situ-
ations » évoquées connaissent une grande diversité thématique, mais
obéissent à une structure stable : à l’intérieur de chaque situation, en e¤et,
deux scènes prédicatives, deux pratiques sémiotiques, sont disjointes et

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mises en relation, une scène originelle débrayée et une scène d’évocation


embrayée:

– Pour la thématique religieuse, il s’agit de la vie et de la mort du


Christ, d’une part, et de la vie quotidienne du croyant : la relation
entre les deux est rétablie par la « foi », puisque la vie actuelle du
croyant manifeste son adhésion au récit de la vie du Christ.
– Pour la thématique judiciaire, il s’agit de l’événement incriminé, d’une
part, et du récit que le témoin en donne au cours de l’enquête et du
procès, d’autre part : la relation entre les deux est garantie par l’enga-
gement sur l’honneur.
– Pour la thématique paysanne, la première scène est celle du partage
des terres et du bornage, et la seconde celle de la contestation et de la
vérification, le lien étant assuré par la contiguı̈té entre deux objets, la
borne visible et le témoin enterré.

Le lien entre les deux scènes est assuré par un corps, qui est soit commun
aux deux (le témoin agricole, sportif, judiciaire ou journalistique), soit
« habité » et « marqué » par l’expérience d’un autre corps (le témoin
religieux).
Même le « témoin lumineux » propre à certains appareillages tech-
niques entre dans cette configuration : une « scène » technique interne et
inaccessible est reliée à une scène, externe, d’usage de l’appareil ; l’usage
obéit à une séquence d’actions qui sont strictement corrélées à un ou plu-
sieurs états internes du système, traduits dans une interface de communi-
cation avec l’usager, sous forme de propriétés sensibles commutatives (té-
moin allumé ou éteint, rouge ou vert, etc.). Mais, même dans ce cas, la
relation est « persuasive » et fait appel à une sorte de « foi », celle qu’on
accorde à la liaison technique entre l’état interne et la manifestation ex-
terne, et qu’on attribue spontanément à la « fiabilité » du système, même
si cette fiabilité n’a ici rien d’émotionnel.
La mise en relation entre les deux scènes est stratégique, et correspond
toujours à un acte persuasif. On peut donc a‰rmer alors que cette mise
en relation est de type rhétorique, et que le témoignage est destiné à faire
partager à autrui une « vérité » devenue inaccessible, en faisant appel à un
type d’argument (l’existence d’un témoin) dont il convient dans ce cas de
comprendre la valeur et l’e‰cience. En d’autres termes, quelle que soit la
thématique impliquée, les deux scènes qui constituent la configuration du
témoignage sont articulées en une même pratique générique, et cette pra-
tique stratégique est rhétorique et argumentative.
Du point de vue d’une sémiotique générale articulée en niveaux de per-
tinence du plan de l’expression, le témoignage se présente donc comme la

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Ethos, pathos, et persuasion 97

stratification de quatre niveaux indispensables à sa signification et à son


interprétation :
1) le niveau des figures-signes : c’est le témoin lui-même, le seul lien
entre les deux scènes prédicatives, un corps, ses empreintes et/ou ses
émotions ;
2) le niveau des textes-énoncés (quand il y a énonciation au sens strict)
ou des objets-supports (quand il s’agit seulement de « faire parler » les
objets) ;
3) le niveau des pratiques particulières thématisées, qui comprend ici
deux scènes pratiques disjointes mais appartenant strictement à la
même situation thématique ;
4) le niveau des stratégies, qui empruntent leur forme à une pratique
générique (un « genre » de pratique), qui est ici de type rhétorico-
argumentatif.
En somme, on apporte la preuve (niveau 4) du lien entre deux scènes (ni-
veau 3) dans un objet ou une énonciation (niveau 2), grâce à une figure de
corps-témoin (niveau 1) : telle est la structure sémiotique du témoignage.

3.5. L’éthos du témoin

On voit bien ici que l’ethos du témoin n’est pas une « représentation » ou
une « image », mais qu’il touche à la légitimité corporelle de la prise de
parole. La question qu’il pose n’est pas Quelle image donner de moi-même
en parlant ?, mais Au nom de quoi mon corps est-il autorisé à parler ? La repré-
sentation commence quand le témoin met en scène sa propre présence à
l’événement, et notamment sa présence sensorielle ; mais les hypotyposes
les plus réussies échoueront pourtant à persuader si l’on peut insinuer le
moindre doute quant à la présence originelle, quant à l’authenticité de
l’expérience rapportée. Et même, une mise en scène de la présence qui
serait trop e‰cace, trop cohérente et trop maı̂trisée, compromettrait la
crédibilité du témoin. Il n’y a pas d’ « esthétique » du témoignage, car ici
l’esthétique a¤aiblit l’éthique, et le moindre soupçon de procédé et d’arti-
fice nuit à la persuasion.4
L’ethos du témoin, en l’occurrence, implique : (i) un corps, doté d’une
structure matérielle et d’une frontière qui joue le rôle d’interface de com-
munication, (ii) des propriétés sensibles ou matérielles qui permettent à
ce corps de recevoir les empreintes de ses interactions avec les situ-
ations et les événements avec lesquels il interagit, (iii) une pérennité de
ces empreintes dans le temps, et enfin (iv) une organisation qui permet
d’exprimer la signification de ces empreintes. L’émotion y joue un rôle à

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deux niveaux : pour la fixation des empreintes corporelles, et pour leur


manifestation au moment du témoignage.
Pour vérification, tentons quelques commutations. Un énonciateur sans
corps ne peut pas être témoin : une marque commerciale, une autorité
abstraite, une institution ne peuvent en e¤et être appelées en témoignage,
quel que ce soit le cadre générique ; en revanche, leurs représentants singu-
liers, les directeurs, propriétaires ou présidents, le peuvent. Un énonciateur
incarné mais « insensible » ne sera pas un témoin acceptable ou convain-
cant : un témoin visuel sera récusé parce que myope, un témoin auditif qui
prétendrait avoir saisi des propos dans un vacarme quelconque ne serait
pas plus crédible. Un corps sans mémoire ne serait pas non plus très
convaincant : un témoin froid et impassible fait douter de sa participa-
tion à l’événement, une victime sans stigmates inspire la méfiance, etc.
Les passions et émotions du témoin sont parmi les motifs les plus fré-
quents et les plus prévisibles de ces expressions, mais ce ne sont pas les
seules possibles. Elles sont les plus prévisibles, car la passion fait partie
des interprétations de l’empreinte reçue. Le reportage qui a déjà été
évoqué plus haut est clair sur ce point : hier, la violence, le massacre et
l’horreur, et aujourd’hui, le chagrin et la haine. Entre les deux, les em-
preintes et la mémoire qu’elles portent font le lien. Le texte abonde d’indi-
cations sur ces empreintes :
« Une femme s’approche en titubant comme une marionnette désarti-
culée. Elle arrive sous le panier de basket où la bombe la plus meurtrière
a explosé. Elle s’agenouille devant le mur encore souillé de sang et le
caresse . . . Elle regarde tout autour d’elle, épouvantée. Elle racle le mur
avec ses ongles, jusqu’à ce qu’un morceau de chaux ensanglantée s’en dé-
tache : elle l’emporte avec elle, en le serrant dans son poing. »
L’empreinte est ici matérielle : le sang sur le mur ; elle fait le lien entre
la violence d’hier (la bombe a explosé) et la passion d’aujourd’hui
(l’épouvante). Et le corps du témoin manifeste aussi lui-même l’em-
preinte sensori-motrice de l’événement accompli, tout en exprimant en
même temps l’émotion actuelle : les expressions « tituber » et « marion-
nette désarticulée » manifestent en e¤et à la fois la violence subie et la
force de l’émotion éprouvée.
Cet exemple comporte au moins deux enseignements.
Tout d’abord, on peut s’accorder aisément sur le fait que la relation (le
« lien ») entre les deux scènes, celle de l’événement et celle du témoignage,
est de nature sémiotique, ou plus précisément, que dans le lien que le té-
moignage établit, une sémiose prend forme, du moins dans le cas de ces
expressions passionnelles : un plan de l’expression, constitué de pathèmes,
est associé avec un plan du contenu, constitué de transformations narra-
tives, via les interfaces corporelles que sont les « empreintes ».

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Ethos, pathos, et persuasion 99

Ensuite, dans cet exemple même, on s’aperçoit qu’il y a plusieurs sortes


d’empreintes, et que chacune d’entre elles est susceptible d’engendrer une
ou plusieurs passions spécifiques: la passion du « titubement désarticulé »
n’est pas en e¤et de même nature que l’ « épouvante » qui naı̂t de la lecture
des traces de sang ; l’une se fonde sur une empreinte sensori-motrice, la mé-
moire d’une atteinte charnelle, et l’autre naı̂t d’une empreinte visuelle, une
trace sur un mur, qui vaut pour inscription de l’horreur. La suite de l’étude
doit donc explorer ces variations et leurs e¤ets passionnels spécifiques.

4. Figures du corps et arguments pathétiques

4.1. Un régime de croyance

Le témoignage nous a servi jusqu’alors de « cas » d’étude, pour préciser,


dans une perspective restreinte, les modalités de l’articulation entre l’ethos
et le pathos de l’énonciation.
Du côté de l’ethos, l’e‰cacité persuasive du discours repose dans ce cas
sur la légitimité que le sujet d’énonciation tire de son corps sensible ou
d’un autre corps, et des empreintes qu’ils ont reçues.
Du côté du pathos, les articulations sémantico-syntaxiques (actantiel-
les, modales, aspectuelles, et figuratives) de l’expérience sensible reçoivent
pour expressions les figures d’empreintes qui perdurent au-delà de cette
expérience. En somme, le pathos, conçu comme une forme particulière
de la semiosis (expressions-empreintes / contenus sémantico-syntaxiques),
résout le problème posé par la disjonction temporelle ou spatiale entre les
deux scènes prédicatives, celle de l’expérience et celle du témoignage, en
projetant sur la distention spatio-temporelle une relation sémiotique en-
tre, d’une part, des interactions devenues inaccessibles et, d’autre part,
des empreintes observables et interprétables. C’est très exactement cette
conversion-projection qui fonde la légitimité de l’énonciation du témoin,
et, par conséquent, l’e‰cience de son ethos. En somme, le pathos fournit à
l’ethos la structure sémiotique qui le rend persuasif.
Ajoutons à cela la condition d’ « incarnation » (embodiment, disent les
cognitivistes), et nous obtenons un dispositif complet de légitimation de
l’énonciation persuasive, que nous pouvons maintenant généraliser, et con-
sidérer comme indépendant du genre de discours appelé « témoignage ».
En e¤et, le témoignage se présente globalement comme un macro-type
d’acte de langage, et, à ce titre, il pourrait à bon droit être considéré
comme un genre de discours, obéissant à des conventions de construction,
à des règles de mise en discours, caractérisé par des dispositifs énonciatifs
et actantiels, et par des figures et des motifs typiques, comme le récit à

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la première personne, l’hypotypose, l’évocation sensible et figurative, etc.


Pourtant, ce pseudo-genre traverse tous les genres établis : judiciaire, cou-
tumier, technologique, littéraire, et bien d’autres. Dans un genre télévisuel
comme le « reportage », par exemple, le témoignage n’est qu’un des
motifs disponibles, destiné à crédibiliser les faits présentés. Nous n’au-
rions donc pas a¤aire à proprement parler à un « genre », mais plutôt à
un « régime de croyance » qui peut être convoqué dans une multitude de
genres, et en modifier le régime persuasif.
D’un point de vue méthodologique, deux voies se présentent donc
pour caractériser le témoignage : (i) la première consiste à rechercher les
motifs, figures et règles caractéristiques d’un genre de discours, et elle
ne donne accès qu’à une version spécifique et locale du témoignage, un
« genre » ; (ii) la seconde postule au contraire que le témoignage est un
« régime de croyance » de portée générale, une configuration persuasive
indépendante des genres de discours, et elle procède alors à l’extraction
des propriétés qui fondent son e‰cacité persuasive, celles mêmes que
nous venons de récapituler ci-dessus. L’analyse sémiotique du témoignage
conduit donc à en changer radicalement le statut théorique : « genre »
narratif et discursif dans une conception traditionnelle et « spontanée »,
il devient dans la perspective que nous proposons le dispositif prototype
d’une pratique argumentative fondée (1) sur le corps sensible énonçant,
(2) sur la pérennisation de l’expérience sensible dans les empreintes rési-
duelles, et (3) sur la légitimation sémiotique de l’ethos par le pathos.
Le cœur de ce dispositif, le ressort même de l’e‰cacité persuasive, est le
« corps-témoin ». En e¤et, ce dernier est l’élément commun aux quatre
niveaux enchâssés de la stratégie persuasive, où il joue respectivement les
rôles de (i) figure-signe, (ii) d’instance d’énonciation ou d’objet-support,
(iii) de lien entre deux scènes, et (iv) de preuve dans une argumentation.
Il reste donc à comprendre sous quels avatars figuratifs et passionnels il
est susceptible de se manifester.

4.2. Les figures du corps-témoin

En tant que « figures » susceptibles de manifester des rôles actantiels


et des instances énonçantes, les « corps » sont définis comme des entités
matérielles dotées d’au moins deux propriétés élémentaires : (i) une struc-
ture matérielle et (ii) une forme-enveloppe. La syntaxe figurative est alors
constituée par les interactions entre ces figures-corps, qui laissent, soit sur
la forme-enveloppe, soit dans la structure matérielle de chacun d’eux, des
« marques » figuratives spécifiques, les « empreintes ». Il n’y a donc pas
de syntaxe figurative sans « mémoire » des corps énonçants, et c’est cette

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Ethos, pathos, et persuasion 101

mémoire sémiotique qui rend possible le régime de croyance fondé sur le


corps-témoin.
Les empreintes sont en elles-mêmes, comme nous l’avons déjà montré,
des structures sémiotiques, dotées d’un plan de l’expression et d’un plan du
contenu, et susceptibles de donner lieu à des énonciations : les empreintes
font des corps qui les portent des instances énonçantes potentielles.
Posons pour commencer un corps quelconque, composé d’une forme et
d’une matière. Sa structure matérielle est soumise à des forces, propres et
non propres (internes et externes). Elle résiste plus ou moins à ces forces,
selon un principe d’inertie qui lui confère une identité morphologique.
Les pressions et la résistance aux pressions, l’inertie et l’identité morpho-
logique donnent lieu à des processus de stabilisation, au cours desquels la
structure matérielle se présente sous des formes reconnaissables, locale-
ment et/ou globalement. En somme, on a, d’un côté, un principe indiciel
— une étendue matérielle qui manifeste une présence — et, de l’autre, un
principe iconique — des équilibres entre des forces qui stabilisent une
forme reconnaissable.
L’identité morphologique des figures-corps résulte par conséquent de la
conjugaison de deux variations complémentaires : d’un côté une variation
de la présence et de l’étendue matérielles (du minimum au maximum), et
de l’autre une variation de la forme (reconnaissable ou non reconnais-
sable). On obtient ainsi une première typologie des figures-corps, qui
peut se présenter sous la forme d’un tableau à double entrée, mais qui,
en toute rigueur, aurait la forme d’une structure tensive.

Tableau 1.

Présence et étendue matérielles

minimale maximale
Forme-icône Reconnaissable Corps-creux Corps-enveloppe
Non reconnaissable Corps-point Corps-chair

Les quatre types de figures-corps apparaissent ici comme des produits


de la combinatoire entre la présence et l’étendue matérielles, d’une part,
et l’iconisation de la forme, d’autre part. Mais ils entretiennent aussi entre
eux des relations qui en font un système cohérent et interdéfini, et auquel
on peut donner la forme d’un carré sémiotique.
En e¤et, le corps-enveloppe (où la forme iconique domine) et le corps-
chair (où la présence matérielle domine) s’opposent sur l’axe sémantique
qui fonde l’ensemble de la catégorie, et, à ce titre, ce sont les deux termes
de la relation de contrariété.

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Par ailleurs, le corps-point (la position de référence déictique) résulte de


la négation du corps-enveloppe, par réduction a minima de la forme ico-
nique, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus reconnaissable ; de même, le corps-
creux (le corps interne) résulte de la négation du corps-chair, par réduc-
tion a minima de la présence de la structure matérielle ; en somme, deux
relations de contradiction nous font passer respectivement de la forme
pleine à la forme nulle, et de la structure matérielle pleine à la structure
matérielle nulle.
Ce premier jeu de relations ne su‰t pas à définir une catégorie stable
(un carré sémiotique complet et canonique) ; il faut en outre que les ter-
mes aboutissants de chaque relation de contradiction entrent en complé-
mentarité avec ceux de la relation de contrariété : à cet égard, il su‰t
que les seconds présupposent les premiers, et qu’on puisse passer des pre-
miers aux seconds par une simple assertion. Les relations de complémen-
tarité sont donc ici vérifiables, de la manière suivante : (i) le corps-creux
est un présupposé minimal de l’enveloppe, comme forme distinctive ; ils
ont en commun la limite entre le propre et le non-propre et on peut donc
passer de la forme en creux (forme potentialisée, et non-reconnaissable) à
la forme pleine (forme actualisée et reconnaissable) par une assertion ; (ii)
le corps-point est un présupposé minimal du corps-chair, en termes de po-
sition dans l’étendue ; ils ont en commun de fonctionner comme position
de référence, et on peut donc passer de la structure matérielle potentiali-
sée (un référent sans aucune étendue propre) à la structure matérielle ac-
tualisée (un référent doté d’une étendue propre) par une assertion.
Soit le diagramme suivant :

Figure 1. Les formes de l’empreinte et leur interprétation sémiotique

Quatre types corporels sémiotiques di¤érents permettent de prévoir


quatre modalités di¤érentes de l’empreinte et de la mémoire corporelles.
Pour cela, il faut préciser (i) le mode de production de l’empreinte, et (ii)
son mode d’interprétation. Dans la perspective d’une semiosis « incarnée »,

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Ethos, pathos, et persuasion 103

la médiation entre les deux plans de la sémiotique-objet est assurée non


par une fonction abstraite et formelle, mais par une entité corporelle et
sensible, participant à la fois à la constitution du plan de l’expression et
à celle du contenu. Dès lors, la « production » et l’ « interprétation »
impliquent chacune un modus operandi, et celui de l’interprétation doit
retrouver le principe et le processus de celui de la production. Dans une
fonction sémiotique incarnée, en e¤et, l’interprétation consiste à « épou-
ser » la forme d’une expérience de production par l’intermédiaire de la
forme de l’empreinte qu’elle a laissée.5
Dans le cas des empreintes corporelles, le modus operandi de la produc-
tion est un marquage, et celui de l’interprétation est un remarquage.6 On
fait alors l’hypothèse que chaque type de figure-corps résulte d’un mar-
quage spécifique, et suscitera un remarquage propre.
Les empreintes qui ont été inscrites sur l’enveloppe sont faites pour être
« lues » et déchi¤rées, car elles se donnent d’emblée à percevoir, alors que
les empreintes qui ont été enfouies dans la chair mouvante sont faites pour
être désenfouies et mises à jour. Si on oppose le « contenu » (la chair) et le
« contenant » (la forme-enveloppe), ces deux figures-corps correspondent
à deux des formes possibles des stratégies du secret et de la révélation,
de l’oubli et de la réminiscence : le cryptage et le décryptage du côté
des figures inscrites sur le contenant-enveloppe, l’enfouissement et le
désenfouissement du côté des figures englobées dans le contenu-chair.
Deux types de figures de mémoire, en somme, les unes dont le code au-
rait été perdu, les autres dont le lieu, le moment et l’acteur auraient été
oubliés.
Pour ce qui concerne le corps-creux, il o¤re un espace intérieur pour
recevoir des empreintes diégétiques, c’est-à-dire des mises en scène impres-
sives destinées, au moment de l’énonciation interprétative, à une repré-
sentation. Et enfin, les empreintes du corps-point sont des marques
déictiques, à partir desquelles l’énonciation interprétative procèdera à des
repérages, c’est-à-dire une reconstruction des relations de référence entre
positions relatives.
Les processus sémiotiques correspondant à chacune des figures-corps
peuvent être récapitulés ainsi :

Tableau 2.

Marquage Remarquage

Corps-enveloppe Inscription Décryptage


Corps-chair Enfouissement des traces Désenfouissement
Corps-creux Mises en scène diégétique Représentation diégétique
Corps-point Déictisation Repérage

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Le modèle des figures-corps peut maintenant être complété, et homologué


à la fois avec celui des empreintes-type, et avec celui de leurs marquages/
remarquages.

Figure 2. Ethos et pathos du corps-témoin

Ces di¤érents types de marquages et de remarquages, et les types


d’empreintes qui leur correspondent, spécifient les rôles persuasifs du
corps-témoin : en somme, chacun d’eux caractérise une des formes de
l’argumentation par le corps. Une des conséquences de cet ancrage
corporel de l’énonciation persuasive tient au fait que cette dernière
est en permanence ouverte à l’esthésie : dans l’énoncé, la manifesta-
tion des esthésies exprime les moments où le corps est a¤ecté par les
interactions, c’est-à-dire les événements sensoriels qui en font un
corps-témoin potentiel, ainsi que la manière spécifique dont ce der-
nier est a¤ecté. Ces esthésies sont alors converties, grâce à la mé-
moire propre à la syntaxe figurative, en empreintes interprétables,
sous la forme soit d’inscriptions à déchi¤rer, soit de traces à désen-
fouir, soit de scènes à représenter, soit enfin de repères à reconsti-
tuer.
Dans la perspective qui a été définie plus haut, les quatre types d’em-
preintes identifiés sont autant de bases figuratives pour le témoignage, et
plus précisément, de modalités du « lien » entre les deux scènes constitu-
tives, en ce sens qu’elles caractérisent (i) le régime figuratif et modal sous
lequel le corps-témoin garde la mémoire de l’interaction originelle, et
(ii) celui sous lequel ces dernières peuvent être restituées dans la scène du
témoignage.

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Ethos, pathos, et persuasion 105

Il faut maintenant rendre compte de leur capacité à légitimer l’ethos


des instances énonçantes et à fonctionner comme « preuves » pathétiques
dans la pratique rhétorico-argumentative.

4.3. Quatre modes de construction de l’ethos

Du côté de la construction de l’ethos, ces quatre figures correspondent à


quelques segments textuels typiques du témoignage.
Le témoin doit pouvoir témoigner d’abord de sa présence déictique
dans la scène originelle, le minimum requis pour un corps étant d’être
« quelque part » dans le temps et dans l’espace, et ce « quelque part » de-
vant, pour un témoin crédible, coı̈ncider avec le ici et le maintenant de la
scène. Par conséquent, l’ancrage déictique est une première condition de
validité de l’énonciation du témoignage, et qui appartient en propre à
l’ethos du témoin.
Il doit pouvoir aussi témoigner de sa participation sensori-motrice et
charnelle aux événements de la scène originelle, faute de quoi il n’apparaı̂-
trait que comme une « position » désincarnée dans un système de coor-
données. La construction de son ethos fera donc appel à l’expression
d’états intérieurs de la chair : la sensation provoquée par les pavés iné-
gaux de la cour de l’hôtel de Guermantes, dans Le temps retrouvé de
Proust, en est un exemple célèbre, car elle déclenche le désenfouissement
de celle provoquée jadis par les pavés inégaux de la place Saint-Marc à
Venise.
En outre, l’expérience liée à la scène originelle ne doit pas être seule-
ment « faite » ou « traversée », mais si possible intimement « vécue » sur
le plan émotionnel : c’est dire qu’elle doit avoir suscité des impressions, et,
au mieux, une scène intérieure équivalente ; le marquage, dans ce cas, se
traduit par le fait que la scène à laquelle le témoin a assisté, composée
d’une multitude de sensations associées, a pour corrélat une scène intér-
ieure « vécue » dans le corps-creux. Construire un ethos diégétique, c’est
donc s’e¤orcer de reconstituer et représenter ces impressions intérieures
dont l’événement a laissé la trace : l’énonciation persuasive garantit ainsi
la plénitude et l’intensité de sa présence et de sa participation a¤ective et
cognitive à la scène originelle.
Enfin, l’expérience peut comporter des contacts entre le corps de l’ob-
servateur-participant et les autres corps engagés dans la scène originelle,
et l’événement laisse ainsi des traces inscrites sur sa forme-enveloppe.
Dès lors, l’a‰chage public d’inscriptions, visibles et/ou tangibles, parti-
cipe de la construction de l’ethos du corps-témoin, car elles témoignent
aussi de la participation corporelle à la scène originelle, et invite à des

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décryptages : par exemple, le témoin porte des stigmates, les traces de


sévices, de blessures consécutives à un accident, ou tremble ou blêmit en-
core à l’évocation de la scène originelle.

4.4. La valeur du corps-témoin comme argument

En tant que preuves persuasives, ces quatre types de corps-témoin jouent


aussi de plusieurs registres argumentatifs distincts, mais qui satisfont tous
au même objectif général : assurer la présence sensible de l’argument et
sa valeur. Il sera donc question maintenant de l’axiologie de la présence
persuasive.
L’ancrage déictique garantit la juste concordance entre les deux scènes
pratiques, simplifie le lien entre elles en le réduisant à un principe de
concomitance. Il rend donc possible l’embrayage de la scène originelle
dans la scène de restitution, et cela sans aucune médiation : un lien di-
rect pouvant passer pour plus probant qu’un lien indirect, la valeur im-
pliquée est donc celle de l’immédiateté. Selon que ce lien direct est va-
lide ou invalide, le témoin ému semblera plus ou moins « orienté » ou
« désorienté ».
Le désenfouissement de traces charnelles garantit la stabilité des orien-
tations axiologiques et phoriques (euphorie / dysphorie), entre la scène
originelle et sa restitution. Nombre de travaux contemporains, en e¤et, à
commencer par ceux de la sémantique cognitive (Lako¤ ), en continuant
par ceux de la neuro-physiologie (Varela, Damasio), montrent que le rôle
sémiotique des expériences sensori-motrices consiste essentiellement en
une polarisation axiologique, la projection d’un système de valeurs sur la
scène pratique correspondante. L’e‰cience argumentative de cette figure
résiderait par conséquent dans le fait que les traces phoriques qui sont
proposées au partage de l’auditoire sont plus crédibles si elles sont pro-
fondes et stables, marquées dans la chair même, que si elles sont superfi-
cielles et passagères, et ce d’autant plus que le degré de profondeur de
l’enfouissement est supposé être proportionnel au degré de profondeur
de l’e¤et de l’émotion. Cette profondeur et cette stabilité sont la marque
de la valeur d’authenticité.
La représentation de scènes obéit à un principe de présentification bien
connu en rhétorique, et qui se résume dans la définition d’une figure cano-
nique, l’hypotypose : toute la gamme des émotions et des sensations est
exploitée pour restituer l’engagement sensoriel du corps-témoin dans l’ap-
préhension de la scène originelle. La force persuasive tient ici au fait que
de telles restitutions supposent qu’au moment même de l’expérience origi-
nelle, la pression du vécu ait été su‰sante pour provoquer une première

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Ethos, pathos, et persuasion 107

« configuration » cohérente et iconique, une composition poly-sensorielle


et multi-émotionnelle, dont la complexité et l’intrication même garantit la
consistance et la pérennité dans le temps et la mémoire. La valeur et donc
ici compositionnelle et cohérente.
Enfin, le déchi¤rement des inscriptions de surface o¤re une dernière
modalité de la preuve et de la valeur de présence : celle qui fait du corps-
témoin lui-même un « texte » lisible, un support sémiotique qui a résisté
au temps et à l’usure. En ce sens, les inscriptions qui perdurent, toujours
lisibles, témoignent plus particulièrement à la fois de la force ou de la
violence de l’interaction avec la scène originelle, et de la pérennité d’un
support adéquat. La valeur persuasive tient donc à la lisibilité de l’inscrip-
tion : plus lisible est la marque, plus intense était la cause et plus adéquat
était le support.7

4.5. L’ethos du corps-témoin est par nature pathétique

Nous sommes maintenant parvenus au terme de l’étude, puisque les pro-


priétés de l’ethos ainsi constitué sont celles mêmes que nous avons déjà
identifiées comme caractéristiques des e¤ets passionnels. En e¤et, à cha-
cun des types de figures-corps et de marquage / remarquage, sont associés
des déterminations (i) aspectuelles (immédiateté / médiation temporelles
ou spatiales), (ii) tensives (composition extensive / concentration ponc-
tuelle), (iii) modales (pouvoir-faire, savoir-faire, vouloir-faire), ou rele-
vant (iv) de l’orientation actantielle (activité / passivité), et (v) de la pola-
risation axiologique (euphorie / dysphorie). Chacune de ces figures du
corps-témoin est donc susceptible de porter et de susciter des émotions
spécifiques.

5. Ouvertures

Cette étude propose trois avancées sémiotiques dans le domaine de la


rhétorique.
La première concerne les relations entre l’ethos et le pathos, et on a pu
montrer à cet égard que le premier peut adopter, sous certaines condi-
tions, un fonctionnement pathétique.
La deuxième concerne la valeur persuasive du témoignage : loin d’être
confinée à un genre de discours, elle appartient à un régime de croyance
plus général, où l’articulation entre l’ethos et le pathos repose sur les pro-
priétés sémiotiques du corps-témoin.

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108 J. Fontanille

La troisième concerne la diversité des figures et des valeurs argumenta-


tives du corps-témoin : on a vu que chacun des types pouvait être saisi
soit à travers la figure-corps qu’il réalise, soit à travers les procédures de
marquage et de remarquage qu’il implique, soit enfin à travers les modes
de construction et de valorisation-légitimation de l’ethos persuasif.
Les conditions nécessaires pour une étude systématique des passions et
des émotions rhétoriques, d’un point de vue sémiotique, sont maintenant
remplies : les catégories impliquées sont identifiées et définies, les types
syntaxiques et figuratifs sont dessinés, et le principe de la production des
e¤ets passionnels à partir du corps-témoin est posé.
L’essentiel est pourtant encore à faire : à savoir la description des
gammes passionnelles et des émotions engendrées par chacun des types
proposés, et la validation / falsification empirique de la typologie elle-
même.

Notes

1. Dont on trouvera quelques éléments théoriques et méthodologiques dans Fontanille


(2004).
2. On observe que dans les conceptions les plus récentes de l’argumentation, le corps sensi-
ble retrouve tous ses droits : pour Dominique Maingueneau, par exemple, l’ethos relève
de l’énonciation, (puisqu’il s’agit du rapport entre des énoncés, les actes qui les produi-
sent, et la personne à laquelle on les impute), à condition que l’instance d’énonciation
ne soit plus seulement formelle et réduite à un rôle actantiel, mais qu’elle soit en outre
une « voix », un rythme, une chair, un corps ; il s’agit alors globalement des : « proprié-
tés que se confèrent implicitement les orateurs à travers leur manière de dire »
(1993 : 137). Maingueneau considère donc que l’ethos appartient tout aussi bien à l’actio,
à l’elocutio qu’à l’inventio.
3. « Un cimetière pour les anges », Courrier International 742, 20–26 janvier 2005, pp. 40–
41.
4. Ce point a fait l’objet de très nombreuses discussions, chaque fois qu’un écrivain, un
cinéaste ou un photographe s’aventure à proposer un « témoignage » artistique sur la
shoah. Le débat aboutit presque toujours au même résultat : il faut inventer une autre
esthétique, l’esthétique ne peut plus être la même « après » la shoah, etc.
5. C’est ainsi, par exemple, que le spectateur du tableau retrouve dans les formes peintes le
geste pictural. Mais c’est aussi le principe même de l’enquête policière et du récit « par
identification », comme dans le film Element of crime, de Lars Von Trier.
6. Faute de terminologie établie, nous proposons ici de jouer ici sur la symétrie constatée
en français entre d’une part « marquer » (dans le sens de « poser une marque », c’est-à-
dire un « signe matériel sur une chose pour la distinguer, la reconnaı̂tre ou servir de
repère ») et « remarquer » (dans le sens de « distinguer, porter son attention sur quelque
chose »).
7. Dans le Théétète, Platon brode autour de ce thème : la lisibilité des empreintes mémo-
rielles dépend de la nature du support ; les supports inadéquats sont des âmes de cire
molle, des âmes de cire dure, ou des « âmes velues » de cire impure ; seules les âmes de
cire tendre et pure sont des supports adéquats.

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Ethos, pathos, et persuasion 109

Références

Amossy, Ruth (dir.) (1999). L’image de soi dans le discours : la construction de l’éthos. Ge-
nève : Delachaux et Nietslé.
Aristote (1991 [1967]). Rhétorique, M. Meyer (trad.). Paris : Les Belles Lettres.
Bertrand, Denis (1999). Parler pour convaincre. Paris : Gallimard Education.
Bordron, Jean-François et Fontanille, Jacques (dir.) (2000). Sémiotique du discours et ten-
sions rhétoriques. Edition speciale, Langages 137.
Coquet, Jean-Claude (1997). La quête du sens. Paris : PUF.
Fontanille, Jacques (2004). Séma et soma. Les figures du corps. Paris : Maisonneuve et
Larose.
Fontanille, Jacques et Zilberberg, Claude (1998). Tensions et signification. Hayen : Mardaga.
Greimas, Algirdas Julien et Fontanille, Jacques (1991). Sémiotique des passions. Des états de
choses aux états d’âme. Paris : Seuil.
Koren, Roselyne et Amossy, Ruth (2002). Après Perelman : quelles politiques pour les nou-
velles rhétoriques ? Paris : L’Harmattan.
Landowski, Eric (2004). Passions sans nom. Paris : PUF.
Maingueneau, Dominique (1993). Le contexte de l’œuvre littéraire. Paris : Dunod.
Perelman, Chaı̈m (1988). Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. Bruxelles : Edi-
tions de l’Université Libre de Bruxelles.
— (1989). Rhétoriques. Bruxelles : Editions de l’Université Libre de Bruxelles.
— (1997). L’empire rhétorique. Paris : Vrin.

Jacques Fontanille (né en 1948) est Professeur des Université (Classe exceptionnelle) et Prés-
ident de l’Université de Limoges 3fontanille@unilim.fr4. Ses intérêts principaux sont les
semiotics, les medias, la literature, et la réthorique. Ses publications récentes comprennent
Sémiotique et littérature : essais de méthode (1999) ; Sémiotique du discours (2000) ; et Soma
et Sema, Figures du corps (2004).

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