Enquête exclusive
Juillet-Septembre 1924
Adaptation
Aurore EVAIN
2013
Ce texte en propose une adaptation pour la scène1. Seuls les passages en italique ont
été ajoutés. Le reste est la retranscription des principaux témoignages parus à l’époque
dans Le Cri de Paris et quelques autres journaux.
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La journaliste : 13 juillet 1924. Ainsi que chaque été, Le Cri de Paris
ouvre une enquête sur une question relative au théâtre, au cinéma ou aux
arts. Cette année, sur une proposition de la journaliste Odette Pannetier, nous
avons demandé aux notables du théâtre et des lettres leur opinion sur le
sujet suivant : Comment se fait-il qu’il y ait si peu de femmes auteurs
dramatiques alors que les femmes de lettres sont si nombreuses ? Les
rares femmes qui écrivent pour le théâtre ne le font qu’en collaboration.
Ne peuvent-elles donc construire seules une pièce ? ? Je me tourne vers mon
confrère M. Henri Lavedan, journaliste, académicien et dramaturge.
Henri Lavedan : Vous me demandez pourquoi la femme
qui écrit une œuvre théâtrale ne le fait généralement qu’en
collaboration avec un homme. Rien de plus simple. C’est
pour pouvoir dire, en cas de succès, que la pièce est d’elle, et
en cas de four, qu’elle est de lui.
Henri Duvernois : En tant qu’auteur dramatique et
romancier, je crois simplement que les femmes-auteurs
reculent devant la difficulté qu’il y a à se faire jouer et
consacrent leur activité littéraire au roman et à la
nouvelle où les débouchés sont plus faciles. D’autre
part, le génie féminin fait, dans beaucoup de cas,
d’analyse et de poésie subtile, semble assez opposé à ce
qu’on appelle les exigences de la scène. Mais attendez un peu et vous
verrez les femmes de talent prendre leur place et leur belle place au
théâtre.
La journaliste : Merci, Monsieur Henri Duvernois. M. Paul Ginisty, vous avez
dirigé le Théâtre de l’Odéon pendant 10 ans, qu’en pensez-vous ?
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Jane Misme : Quoi ? Le Ciel a-t-il privé les
femmes des dons nécessaires ? On le dit et
on ne le dit pas… Tant de faits ont déjà
démenti la classique certitude de
« l'imbécillité de sexe » que, désormais, la
prudence dans le diagnostic des incapacités
féminines s'impose. On se borne à se
demander si dame Nature n'a pas peut-être,
tout de même, joué à ses filles le mauvais
tour de leur refuser l'esprit objectif et
constructif, indispensable à l'art dramatique.
Nous sommes touchées de cette modestie,
de la déférence du ton, naguère inconnue en
ces sujets. Et nous vous remercions M.
Henri Duvernois de faire bravement confiance pour l'avenir au talent
féminin. En revanche, je m'étonne que ce soit vous, M. Paul Ginisty, qui
portiez un tel diagnostic, vous que j’ai connu plus bienveillant envers les
aptitudes féminines (et je vous en garde une fidèle gratitude). Les
femmes ne peuvent être auteurs dramatiques, affirmez-vous, parce
qu'elles manquent de logique et de bon sens. Oh ! Dit-on ces choses-là
en face ! Expliquez comment tant d'hommes bien élevés, qui, pour rien
au monde, ne se permettraient de déclarer à un monsieur qu'il a le
raisonnement ou même le nez de travers, commettent sans scrupule cette
effarante impolitesse de traiter d'absurdes l'universalité des femmes. C'est
cela qui est illogique. Expliquez pourquoi, entre les droits de l'homme,
s'est toujours trouvé celui de dire des grossièretés (imbecillitas sexus !) à
l'esprit féminin. Non, n'expliquez rien, ce serait trop long. Félicitons-
nous comme d'une grande victoire que tant d'hommes commencent à
abdiquer ce droit. Quant à discuter si, par essence, le côté de la barbe
monopolise la logique et le bon sens... Ceux qui le pensent n'ont-ils
jamais remarqué, dans la vie publique ou privée, des hommes
déraisonnables. Et sont-ils sûrs que, parmi les femmes qu'ils ont
observées, beaucoup n'ont pas feint, exprès pour leur plaire, de n'être
que de petites folles ?
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qui s’indigne de la réponse de M. Paul Ginisty. La courtoisie bien connue
et la rare galanterie de notre éminent confrère auraient cependant dû
faire comprendre à Mme Jane Misme que la réponse de M. Paul Ginisty
n’était qu’une boutade amusante et non une opinion sérieusement émise.
Qu’en pense M. Emile Fabre, en tant qu’administrateur général de la Comédie-
Française.
Emile Fabre : Elles ont d’autres qualités que les hommes n’ont pas ou
ont à un degré inférieur ; la sensibilité par exemple ; mais elles n’ont
aucune logique. Il y a des femmes médecins, il n’y a pas de femmes
chirurgiens. C’est qu’elles n’ont pas une force du poignet aussi grande
que celle des hommes. Ainsi en est-il pour une pièce de
théâtre.
Mlle Gaby Morlay : Ne leur demandez pas d’écrire des
pièces. Elles ont déjà tort, pour la plupart, d’être femmes
de lettres.
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La journaliste : Mme Huguette Duflos, de la Comédie-Française, souhaite
intervenir.
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Mlle Jeanne Paul-Ferrier : Puis-je prendre part à votre enquête sur les
femmes auteurs dramatiques ?
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Mary Marquet : C’est la faute des hommes ! Partout,
toujours, les hommes ont essayé de barrer la route aux
femmes.
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La journaliste : C’est également votre opinion, M. Trébor ?
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pipe, les collaborations où on se dispute jusqu’à l’engueulade, les
répétitions où on se tutoie, ça n’est pas, croit-on, la place d’une honnête
femme. Si bon garçon soit-elle, sa présence vous gêne et vous déroute. Si
elle est jeune, on ne sait pas au juste quelle attitude prendre ; si elle est
vieille, on s’en va. Ne cherchez pas ailleurs la vraie raison pour laquelle si
peu de femmes sont jouées, mais soyez sûrs que beaucoup méritent de
l’être.
Mlle Jehanne d’Orliac : J’ai essayé quatre fois de faire du théâtre, je suis
sociétaire de la Société des Auteurs, je suis une des femmes qui a eu le
plus grand nombre d’actes joués ; j’étais faite davantage pour être auteur
dramatique que romancière et je dus renoncer à la carrière qui s’ouvrait
devant moi parce qu’on ne peut pas faire autrement. Je ne dis pas que
mes pièces étaient bonnes ; elles étaient peut-être mauvaises ; c’est fort
possible. Mais personne n’en sut rien, puisqu’on ne voulut même pas les
entendre. C’est sur ce point que j’insiste. Les critiques refusèrent
d’écouter mes pièces parce que je n’étais pas des leurs. Ne vous étonnez
donc pas que les femmes n’écrivent que des romans. C’est inutile qu’elles
prennent le chemin du théâtre. On ne les laissera pas passer.
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Paul Souday : Notons d’abord que s’il s’agit d’un droit,
personne ne le leur refuse, et les ligues féministes n’ont
nul besoin de s’agiter.
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politique, tout n’est pas possible. Mais, fait curieux, savez-vous à qui
l’Europe doit son premier monument dramatique ? À une femme. Ou
plus exactement à une religieuse saxonne, une certaine dame Hrotswitha
qui, du fond de son couvent, en plein Xe siècle, se plut à aligner les
premiers dialogues couchés sur parchemins que nous connaissons
actuellement. Néanmoins, entre Hroswitha et la dernière en date de nos
femmes dramaturges, on distinguerait mal un grand nom. On peut en
conclure qu’au cours des siècles, chaque fois qu’elles ont abordé l’art
dramatique, les femmes ont perdu leur temps ou le nôtre.
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Cette adaptation a été présentée à plusieurs reprises dans le cadre des manifestations pour
l’Egalité femmes-hommes dans les arts et la culture, avec le soutien du Mouvement HF
(www.mouvement-hf.org) :
- 8 juin 2013, dans le cadre de la manifestation « L’Habitude de la liberté », CDNA de Grenoble, à
l’initiative de Marie Potonet : avec les comédiens Aline Le Berre et Arnaud Simon.
- 13 juillet 2013, au festival d’Avignon, dans le cadre du lancement des 4 Saisons Egalité du
Mouvement HF : avec Véronique Ataly, Chloé Bégou, May Bouhada, Aline César, Aurore Evain,
Stéphane Frimat, Marie Montegani, Blandine Pélissier, Florian Santos et Sébastien Valignat.
- 17 octobre 2013, au Prato, à Lille, dans le cadre de la Soirée de lancement de la Saison Egalité
Nord-Pas-de-Calais, sous la dir. de Blandine Pélissier.
- 21 octobre 2013, au théâtre de l’Athénée – Louis Jouvet, dans le cadre de la Soirée de lancement
de la Saison Egalité HF Île-de-France : avec Véronique Ataly, Gabrielle Calderoni, Eddie
Chignara, François Congnard, Anne Cosmao, Judith d’Aleazzo, Isabelle Gomez, Julia-Myrto
Kunze, Laurent Orry, Blandine Pélissier, Vincent Viotti.
- 20 septembre 2015, à la SACD : avec Amal Allaoui, Nathalie Bourg, Isabelle Gomez, Julie
Menard, Blandine Pélissier et Chloé Simoneau.
- 12 mars 2016, à la Maison des associations du 18e arrdt de Paris : avec Nathalie Bourg, Marion
Casabianca, Aurore Evain, Isabelle Gomez, Blandine Pélissier et Marine Segalen.
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