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Je le sais bien, et même maintenant, au zénith de ma vie pourtant, je n’ai jamais une

heure de vraie tranquillité. 116


Je vis en paix au plus secret de ma maison, et cependant quelque part, n’importe où,
l’ennemi perce un trou qui l’amènera sur moi. 116
Évidemment, j’ai l’avantage d’être chez moi, de connaître toutes les routes et toutes
les directions. 116-117
Mais je me fais vieux, je suis moins fort que beaucoup d’autres et j’ai tant d’ennemis.
117
Je n’ai pas d’ennemis que là-haut, il en existe en bas. 117
Ce sont des esprits souterrains ; la légende elle-même ne peut pas les décrire, leurs
victimes elles-mêmes ne les ont pas vus ; ils arrivent, on entend leurs ongles gratter
juste au-dessous de soi dans cette terre qui est leur élément ; à ce moment on est
déjà perdu 117
Peu importe avec eux qu’on soit dans sa maison, c’est plutôt dans la leur qu’on se
trouve. 117
[La sortie] Elle constitue un espoir, et je ne peux pas vivre sans lui. 117
Mais le plus beau, dans ce terrier, c’est son silence. Évidemment, il est trompeur. Il
peut se trouver soudain rompu et alors ce sera la fin de tout. Mais en attendant j’en
jouis. 118
Je peux passer des heures à ramper dans mes couloirs sans entendre autre chose que
le froufrou de quelque petit animal que je fais taire immédiatement entre mes dents,
ou le crissement de la terre qui m’indique la nécessité d’une réparation à faire ; à part
cela, calme complet. 118
De temps à autre, à intervalles réguliers, l’effroi m’arrache à mon profond sommeil
et j’épie, j’épie dans le silence qui règne ici, toujours semblable jour et nuit, je souris,
rassuré, et plonge. 118-119
Je suis couché ici dans un endroit protégé de toutes parts… et les heures passent
pour moi entre le rêve somnolent et le sommeil conscient, et je choisis ces heures à
mon gré. 119
… Le terrier a de toute façon tant de points faibles imposés par la nature qu’il peut
bien conserver aussi les défauts qui lui viennent de moi et que je connais à fond,
encore que cette science ne me soit venue qu’après coup. 126
Il me semble alors que je ne suis pas devant ma maison, mais devant moi-même,
devant un moi-même en train de dormir, et que j’ai à la fois le bonheur de
sommeiller profondément et de veiller sur moi comme une sentinelle. 128-129
… comme m’y poussent maintenant à chaque instant les comparaisons que j’établis
entre la sécurité de mon terrier les incertitudes du dehors. 132 [Le dehors
blanchotien est autre]
Il me serait extrêmement pénible d’y laisser volontairement entrer quelqu’un ; je l’ai
bâti pour moi, non pour des visiteurs… 134
Il est relativement facile de faire confiance à quelqu’un quand on le surveille en
même temps, ou tout au moins quand on peut le surveiller ; il est peut-être même
facile de faire confiance à quelqu’un de loin, mais de l’intérieur du terrier, du fond
d’un autre monde en somme, je crois qu’il est vraiment impossible de se fier à
quelqu’un du dehors. 134
N’est-ce pas une marque de grand mépris pour le terrier que de le considérer
seulement, sous l’influence d’une crainte nerveuse momentanée, comme un trou
dans lequel on doit se faufiler avec le plus de sûreté possible ? Certes, il est aussi, ou
devrait être du moins, ce sûr abri, et quand je l’imagine au milieu d’un péril, je veux
alors, les mâchoires serrées et de toute ma volonté, qu’il ne soit rien d’autre qu’un
trou destiné à me sauver la vie ; je veux qu’il remplisse cette tâche aussi parfaitement
que possible, et je suis prêt à faire passer cette nécessité avant tout. 136
… il se trouve qu’en réalité il a beau m’assurer une grande sécurité, elle n’est quand
même pas suffisante. 136
Je sais que c’est ici mon château fort que j’ai conquis sur le sol rebelle à coups de
muscles, mon château fort qui ne saurait appartenir à nul autre qu’à moi et où je
puis recevoir en paix la blessure mortelle de l’ennemi... 137
Moi et lui, nous nous tenons si bien que je pourrais, en dépit de mon angoisse, me
reposer ici en toute paix, en toute tranquillité, que je n’aurais même pas besoin de
chercher à me maîtriser et à ouvrir mon rideau de mousse malgré mes craintes. 138
Cest à cause de vous, galeries et ronds-points, à cause de toi surtout, place forte, que
je suis venu…Vous êtes à moi, je suis à vous, nous sommes liés, que peut-il bien
nous arriver ? 141
J’ai dû dormir très longtemps, je ne me réveille que dans le dernier sommeil, un
sommeil qui s’évanouit déjà de lui-même ; il faut en effet qu’il ait été extrêmement
léger, car c’est un imperceptible sifflement qui y met fin. 142
Mais je vais surveiller maintenant tout ce fretin de plus près, je ne l’épargnerai
jamais. 142
Je veux le silence dans mes galeries. 142
C’est un bruit qu’on ne peut percevoir en quelque sorte qu’avec une oreille de
propriétaire.142-143
… il continue à résonner sans aucune modification, toujours aussi ténu, à
intervalles, tantôt comme un « chut » répété, et tantôt comme un sifflement. 143
…il faut que je poursuive mes recherches. 143
Que de temps, que de temps me coûtent ces petites bêtes, que de temps que je
pourrais employer beaucoup mieux. 143-144
J’ai manqué de sang froid face à un phénomène dont il faut d’ailleurs concéder
l’étrangeté. 150
Le nouveau plan, le plus raisonnable m’attire et ne m’attire pas. 150
…on arrache n’importe quoi au tas de provisions tout recouvert de terre, on mâche
encore en retournant au tort sur les lieux de la découverte merveilleuse, on ne veut
d’abord que se convaincre accessoirement, superficiellement, pendant son repas, de
l’exactitude de la chose, on écoute, mais le guet le plus superficiel, a vite fait de
prouver qu’on s’est honteusement trompé ; imperturbable, le « chut » continue dans
le lointain. On crache ce qu’on manque, on voudrait enterrer cette nourriture en la
piétinant et l’on revient à son travail sans savoir au juste lequel, on s’y met n’importe
où, au premier endroit venu qui appelle une reprise – et il y en suffisamment ! On
commence machinalement à faire n’importe quoi, simplement comme s’il était venu
un inspecteur auquel il fallût jouer la comédie. Mais à peine a-t-on commencé qu’on
fait parfois une nouvelle découverte. Le bruit semble être devenu un peu plus fort,
non pas beaucoup plus fort…, mais un peu plus fort tout de même, et nettement
sensible à l’oreille. 153
La première chose qu’il faudrait faire serait de réviser le terrain soigneusement,
d’examiner toutes ses ressources défensives, d’élaborer un plan de la défense et un
plan du terrier qui s’y adaptât bien, puis de s’atteler à la besogne avec une ardeur de
jeune homme. 154
Voici soudain que je ne comprends plus mon ancien plan ; je ne trouve plus la
moindre trace de raison à ce plan autrement raisonnable ; je laisse à nouveau mon
travail et j’abandonne aussi mon guet ; je ne veux plus découvrir de nouveaux bruits
qui s’accroissent, j’ai assez fait de découvertes comme cela, je lâche tout, je
m’estimerais déjà heureux si je pouvais apaiser mes conflits intérieurs. 155
Cette place près du toit de mousse est peut-être maintenant la seule de mon terrier
où je puisse passer des heures à écouter vainement. C’est un complet revirement de
circonstances : l’endroit dangereux jusqu’ici est devenu un asile de paix, alors que la
place forte a été envahie par le bruit du monde et de ses périls. 155[Quand elle
s’approche du dehors, de l’extérieur, là où il y a les autres, et où elle il lui arrive
d’être c’est à ce moment là que le bruit s’atténue, alors que chez Blanchot quand elle
s’approche d’un dehors atopologique, où nul ne peut être. Elle entend plus la bête.
Dans le dehors spatial, elle ne l’entend plus.]
M’absorbe-t-il, après tout, ce crissement ? 155
Le crisseur ? Aurais-je donc une nouvelle idée, une idée précise au sujet de la cause
de ce bruit ? Ne provient-il pas des trous que creuse la vermine ? N’est-ce pas mon
idée arrêtée ? Je ne pense pas m’en être écartée. 156
Évidemment, on pourrait continuer à émettre des suppositions : on pourrait dire,
par exemple, que l’eau s’est mise à pénétrer par quelque endroit et que ce que je
prends pour un sifflement ou un crissement est en réalité un bourdonnement. 156
On doit pencher d’abord à croire qu’il s’agit là d’un grand nombre de petites bêtes,
mais, comme je les aurais trouvées nécessairement en fouillant et que je ne les ai pas
rencontrées, il ne reste plus qu’à admettre la présence d’un unique et grand animal,
d’autant plus que ce qui semblerait démentir cette supposition ne démontre pas
l’impossibilité de son existence, mais prouve simplement qu’il doit être plus
dangereux que tout ce qu’on peut imaginer. 157 [Il donne ensuite les traits de cette
bête]
Quand je gratte et fouille la terre à ma façon, ce n’est pas du tout le même bruit ; je
ne peux m’expliquer le crissement qu’en me disant que ce ne sont pas les ongles qui
constituent le principal outil de la bête. 157-158
Or, je n’ai rien fait dans ce sens ; rien, rien de rien n’a été entrepris qui puisse servir
à cette fin, j’ai été étourdi comme un enfant, j’ai passé mon âge mûr en jeux puérils,
mon esprit n’a fait que jouer avec l’idée du danger, j’ai négligé de penser vraiment au
vrai danger. Pourtant, que d’avertissements ! Il ne s’est rien passé, c’est vrai, qui
approchât du péril d’aujourd’hui, mais dans les débuts du terrier, j’ai tout de même
vu des cas du même genre…159-160 Il arriva alors que, pendant une pause …
tandis que j’étais couché entre mes tas de terre, j’entendis brusquement un bruit
dans le lointain. 160
L’avertissement avait été précis, pourtant j’eus vite fait de l’oublier et il n’eut guère
d’influence
Mais nulle considération n’est assez forte pour me pousser à ces forages. 163
Même s’il s’agit d’un animal si singulier que son terrier puisse supporter mon
voisinage, mon terrier à moi n’en admet aucun, tout au moins aucun qui s’entende
avec un autre. 164
Plus j’y réfléchis, plus il me semble invraisemblable qu’il m’ait entendu : il est
possible, bien que je trouve personnellement la chose inconcevable, qu’il ait eu je ne
sais comment de vagues renseignements sur moi, mais il ne m’a sûrement pas
entendu. 164

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