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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'islam marocain


Ernest Gellner, Lucette Valensi

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Gellner Ernest, Valensi Lucette. Pouvoir politique et fonction religieuse dans l'islam marocain. In: Annales. Economies,
sociétés, civilisations. 25ᵉ année, N. 3, 1970. pp. 699-713;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1970.422251

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1970_num_25_3_422251

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Pouvoir politique et fonction religieuse

dans l'Islam marocain

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Ainsi, les alternatives sont pudiquement dissimulées. Il n'y a là rien d'insolite,


et on en trouvera de nombreux parallèles dans le domaine social et politique : par
exemple, un gouvernement reconnaît les autorités légales et légitimes d'un pays
voisin et il commettrait un acte hostile et provocateur en reconnaissant, en même
temps, un « gouvernement en exil » qui dirigerait un mouvement révolutionnaire
visant à renverser les chefs actuels de l'État voisin. Mais il ne serait pas sage de
n'avoir aucune relation avec ce mouvement révolutionnaire : après tout, ils peuvent
gagner. Et pendant que le ministère chargé de la diplomatie entretient des
relations cordiales et exclusives avec le gouvernement officiel, les services secrets ont la
liberté de conserver des relations de même type avec les révolutionnaires.

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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

L'importance des uîama tient au fait qu'ils fournissent officiellement les normes
de la communauté des croyants ; ils sont les dépositaires et les arbitres de la
légitimité. Cela, en théorie. Car il est un point bien connu où la réalité diverge de la
théorie : le verdict des ulama sur la légitimité, comme le vol de cet oiseau très
surestimé qu'est le hibou de Minerve, n'a lieu qu'après l'événement, et il ratifie donc
la situation actuelle du pouvoir plutôt qu'il ne s'en fait le juge. Du point de vue
de l'intelligence de la structure sociale générale de l'Islam, cette limitation
particulière n'importe peut-être pas beaucoup : car elle signifie que les ulama, en général,
ne peuvent pas grand-chose pour déterminer l'identité du chef et qu'ils sont contraints
de ratifier celui qui l'emporte par la force des armes. Sans doute ; mais s'ils ne
peuvent déterminer l'identité du chef, s'ils doivent, bon gré mal gré, s'incliner
devant une force supérieure, cela ne les empêche pas d'être extrêmement influents
sur le type général de société auquel le chef préside. Un groupe d'hommes peut
être impuissant quant aux rôles individuels à remplir dans une société, et
cependant extrêmement influent quant à la nature du système des rôles qu'il faut tenir.
Tel est, je crois, le rôle des ulama dans la société musulmane: pas très puissants dans
le choix entre un chef et tel autre, entre une dynastie ou une autre, très influents
néanmoins pour déterminer la nature générale de la société.
Mais il y a une autre limitation à leur influence, d'une espèce toute différente :
non plus sur le choix des personnes, mais sur la structure sociale d'ensemble. Cette
limitation est notoirement attestée par le fait que d'énormes fractions de
populations musulmanes regardent moins vers les ulama, pour leur orientation spirituelle,
que vers d'autres types de groupes significatifs sur le plan religieux, qu'ils ont
tendance à assimiler sous la notion de soufisme.
On peut trouver erronée cette assimilation indistincte de ce qui est, en fait, une
catégorie résiduelle. Sous la catégorie générale de soufisme on tend, par exemple,
à ranger ensemble d'authentiques mystiques et des saints personnages des tribus,
dont la connection avec le mysticisme est réduite. Non seulement les lettrés, mais
aussi les populations locales utilisent le même type de terminologie pour classer
les uns et les autres. Mais cela ne signifie pas que les deux phénomènes soient
homogènes ni qu'ils méritent d'être classés ensemble, du point de vue de la signification
sociale, comme de celui de la phénoménologie religieuse. Plus grossièrement, on
dira : le mysticisme soufi des citadins est une alternative à l'Islam légaliste,
restreint, aride — selon ses contempteurs — des ulama. Le « soufisme » rural et tribal
en est un substitut. Dans le premier, une alternative est recherchée à l'Islam des
ulama parce qu'il ne satisfait pas pleinement. Dans le second, un substitut est exigé
en raison du fait que — quoiqu'on désire sa légitimation — l'Islam des ulama n'est
pas valable localement, ou pas utilisable dans le contexte tribal, sous sa forme
correcte et urbaine.
L'Islam connaît trois types majeurs de légitimation : le Livre — y compris son
extension par la tradition — , le consensus de la communauté et la ligne de
succession. Le Livre est un dépôt de la parole divine, utilisable publiquement, non incarné
dans une personne, un groupe, une institution ou une politique, et, par conséquent,
capable de sanctionner chacun d'entre eux. Cette qualité trans-ethnique et
transsociale du Livre est sans doute essentielle pour comprendre la vie politique des
sociétés musulmanes et l'expansion de l'Islam. Même si les sociologues avaient
raison de supposer que le divin n'est que du social camouflé, il serait de la plus
grande importance que ce camouflage — si c'en est un — soit si rigoureusement

700
RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

conservé et qu'il assure par-là, énergiquement, la non-identification du divin avec


aucun de ses représentants concrets, humains ou sociaux.
Une autre forme importante de légitimation, dans l'Islam comme ailleurs,
est le consensus de la communauté. Dans l'Islam, cette approche a complété le
Livre plutôt qu'elle ne s'est opposée à lui, par-delà sa tradition. Les sociétés
musulmanes n'ont jamais été ce qu'on pourrait appeler des sociétés démocratiques « pures »,
affirmant que la seule sorte de légitimité est le consensus de la communauté. Celui-ci
est invoqué seulement pour compléter la vérité divine par l'interprétation, quand
celle-ci est requise, et non comme une source indépendante et également puissante.
En pratique, le Livre exige des savants pour le lire, et le consensus pour
l'interpréter : concrètement, l'autorité des ulama comme savants religieux, et celle de la
communauté comme interprète de la Parole, sont en harmonie.
Mais un troisième type de légitimation existe dans l'Islam, celui de la
succession. Celle-ci peut être physique ou spirituelle, et souvent une ligne généalogique
emploiera des liens à la fois physiques et spirituels. Les premiers tiennent au fait
que le célibat n'est pas exigé des chefs religieux. Les seconds sont rendus possibles
par la doctrine mystique : l'illumination mystique peut passer de maître à disciple
par une voie préservant la légitimité, d'une manière analogue à celle qui transmet
l'autorité légitime du père au fils. Ce troisième principe n'est sans doute pas
toujours en harmonie avec les deux autres. Dans l'Islam chiite, il devient le principe
fondamental de légitimité, ce qui implique qu'il peut dépasser les deux autres.
Mais même dans l'Islam sunnite, qui n'a pas la même insistance à localiser la
légitimité religieuse sur un lignage au-dessus de tout le reste, la succession peut devenir
extrêmement importante : notamment dans des conditions sociales qui développent
une exigence particulièrement puissante que le Verbe devienne Chair. Il y a des
« milieux » x tels : les exemples les plus obvies sont, bien sûr, les sociétés tribales,
coupées du Livre par le fait que leurs membres sont illettrés (on devrait ajouter
qu'elles n'ont pas les moyens d'entretenir ou de protéger une classe de lettrés) et
coupées, dans une certaine mesure, du large consensus de l'Islam par des relations
d'hostilité — et cependant d'interdépendance économique — avec les centres urbains
qui sont en quelque sorte l'incarnation visible et le centre de gravité du consensus
musulman. Dans ces milieux, il y a un déplacement de la légitimation par le Livre
ou le consensus abstrait, vers le lignage. Déplacement, il va de soi, illustré par la
pratique plutôt qu'exprimé dans une quelconque théorie.
Voici le dispositif général : la signification des lignages tribaux sacrés est de
satisfaire au besoin d'incarnation du Verbe dans un milieu qui — privé de la
littérature et des villes — ne peut employer les ulama. Les lignages d'hommes saints
sont donc une alternative aux ulama, alternative qui, en même temps, dans
l'économie spirituelle plus large de l'Islam, est parasitaire. Ils fournissent une
alternative et, de fait, ils servent et représentent des valeurs autres que celles des ulama.
La société tribale a ses valeurs et ses attitudes, que les saints de la tribu servent et
symbolisent. Les membres de la tribu ne souhaitent pas être différents de ce qu'ils
sont. Les citadins plus instruits les tiennent pour pécheurs et/ou hérétiques : ils le
savent et ne récusent pas réellement ce jugement. Ils l'acceptent ; cependant ils
souhaitent conserver leur attitude et en même temps, ils ne désirent en aucune
façon se séparer de la communauté plus large de l'Islam. Leur attitude est celle de
saint Augustin : Dieu, fais-moi pur, mais pas encore. Ils reconnaissent les normes

1. En français dans le texte.

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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

de pureté sur lesquelles leur propre société tribale achoppe, et cependant ils désirent
rester comme ils sont, indéfiniment. Ils sont tout à fait au courant du conflit et de la
contradiction ; et en même temps, la contradiction n'est pas clairement articulée
ou mise en lumière.
La signification des saints de la tribu tient à la façon dont ils aident à perpétuer
cette situation.

Les Berbères du Haut Atlas central sont un fort bel exemple de la manière dont
le Verbe devient Chair dans une société tribale. En plus de facteurs fréquemment
relevés ailleurs que dans l'Islam, en voici d'autres, qui ont peut-être joué autrefois
sur tout le Maghreb, mais qui sont, en tout état de cause, plus clairement préservés
ici. Ces facteurs locaux sont un cas remarquable de séparation des pouvoirs dans
une tribu, séparation inspirée non par une théorie moderne ou politique, mais
merveilleusement adaptée aux exigences de la représentation religieuse.
Le système politique et social de ces tribus est segmentaire. C'est-à-dire que
chaque tribu se divise et se subdivise jusqu'à ce qu'on atteigne les unités familiales.
À chaque niveau, tous les segments sont égaux et il n-y a, entre eux, aucune
division du travail, de nature économique ou politique. Ni à l'intérieur des segments,
ni entre eux, il ne se trouve d'institutions ou de groupes politiques spécialisés. Ainsi,
du point de vue d'une tribu comme totalité, la tribu possède une structure
semblable à celle d'un arbre, se divisant et se subdivisant comme les branches d'un arbre,
encore qu'il n'y ait pas de tronc central et principal, toutes les branches étant égales.
Du point de vue de chaque individu, ou de chaque famille, cela signifie^que chacun,
ou chacune, est le centre d'un certain nombre de cercles concentriques : le clan
intérieur au village, le village, le groupe de villages formant un clan local, le clan
plus vaste, la tribu, et ainsi de suite.
Du point de vue individuel, aucun de ces groupes superposés n'en traverse un
autre et ainsi, idéalement, ils ne donnent pas lieu à des obligations contradictoires.
Un conflit à un niveau inférieur n'exclut en aucune manière la cohésion et la
coopération à un niveau supérieur. En d'autres termes, deux clans peuvent être hostiles
l'un à l'autre et cependant collaborer au sein d'une même tribu contre une autre
tribu. Tout est symétrique et égalitaire. Même si des hommes et des groupes
parviennent temporairement à être plus riches ou plus influents que d'autres, cela ne
donne pas lieu à une stratification permanente, ou ratifiée symboliquement. Seules
des personnes complètement étrangères à la tribu peuvent être situées, socialement,
au-dessus ou au-dessous : dans le système traditionnel, les artisans noirs ou juifs
et les saints sont les seules exceptions signifiantes à la symétrie et à l'égalité régnantes.
On connaît bien les caractères généraux de telles sociétés segmentaires, avec leur
diffusion du pouvoir, et la conservation de l'ordre par l'opposition de groupes entre
eux, à tous les niveaux. Le seul fait remarquable chez les Berbères du Haut Atlas
central est le degré de perfection auquel ils ont élevé le système. Ils approchent le
type idéal de société segmentaire de plus près que beaucoup d'autres sociétés de
ce type, y compris celles que l'on cite le plus souvent quand on expose les principes
de la segmentation.
Un trait essentiel de la société, qui détermine sa nature générale, est la chefferie.
Dans ces tribus, la chefferie est élective et annuelle. Bien plus : le mode d'élection
est remarquable. Il observe les principes de ce que j'appellerai « rotation et
complémentarité ». Principes qui agissent comme suit : soit une tribu subdivisée en trois

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RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

clans, A, В et С Chaque année, ce sera le tour de l'un des clans de fournir le chef.
Mais le clan qui fournit le chef ne l'élit pas. Supposons que le clan A fournisse le
chef ; c'est alors le tour des hommes des clans В et С d'être les électeurs. Autrement
dit, pour une année donnée, un clan fournit ou les candidats ou les votants, mais
pas les deux.
Ce système de rotation et de complémentarité opère à un certain nombre de
niveaux de segmentation, de sorte que l'ensemble du système politique pourrait
être comparé à un mouvement de roues concentriques. Le système est partiellement
modifié aux extrémités de l'échelle, en termes de dimensions : au niveau supérieur,
la roue ne tournera que si c'est nécessaire. Concrètement, un chef du rang le plus
élevé ne sera élu que si on en a besoin, s'il y a un événement intéressant l'unité la
plus élevée. On ne pourvoira pas de postes de chefs par simple souci de continuité.
Au niveau le plus bas, la rotation et la complémentarité peuvent ne plus être
observés. S'il s'agit de choisir des chefs de tout petits sous-segments — soit de trois sous-
clans à l'intérieur d'un village dont la population totale est de l'ordre de 2 à 300
habitants — alors on les choisira dans l'ensemble du segment et non pas dans une aire
réduite de candidature. A ce niveau, le nombre de gens valables, pourvus des talents
adéquats, sera si faible qu'une telle restriction serait trop encombrante. Mais pour
un village d'environ deux ou trois cents habitants, les principes de rotation et de
complémentarité seront observés.
La relation entre des chefs de niveaux inférieur et supérieur est obscure, et échappe
aux catégories d'une théorie politique et administrative nette. Les chefs de niveau
inférieur sont d'abord les chefs électifs de leur unité et les représentants, dans leur
unité, des chefs de niveau supérieur. Un fait particulièrement troublant du système
est ce que j'appellerai le jeu de saute-mouton dans la hiérarchie. En effet,
supposons quatre niveaux d'unités segmentaires de dimension différente. Il peut se
produire que les chefs des unités de niveau 1 aient leurs agents et leurs chefs
représentatifs au niveau 3, tandis que des chefs de niveau 2 agiront à travers des
représentants au niveau 4. En d'autres termes, tout se passe comme s'il y avait deux
hiérarchies qui s'entrecroiseraient sans s'affecter l'une l'autre, articulées comme elles sont
par deux voies différentes.
Dans une société ordinaire centralisée, non segmentaire, où le maintien de l'ordre
est l'affaire de services spécialisés, ce système serait insensé. On imagine mal que le
gouvernement, les cours ou la police soient concernés par des conflits et par la
violence seulement de manière sélective, selon le niveau où ces conflits surgissent,
avec une force de police affectée aux conflits d'une série de niveaux, et une autre
aux conflits d'une autre série, l'une et l'autre série étant reliées comme les couches
alternées d'un gâteau. Dans une société segmentaire où la violence et l'agression
sont un tort et non un crime, où les conflits d'unités sont séparés et n'impliquent
pas l'ensemble, ce type de dispositif est parfaitement sensé.

Le système politique des tribus laïques de l'Atlas central ne nous intéresse pas
directement, mais seulement par ce qu'il implique pour les lignages sacrés. Quels
sont les faits marquants de ce système politique ? Ce sont la faiblesse des chefferies
et le défaut de continuité. Tous les chefs sont des « canards boîteux ». Aussitôt
élus, ils sont dans l'année de la fin de leur mandat, même si, assez
exceptionnellement, celui-ci peut être reconduit. Mieux, ils dépendent du vote des membres de
clans rivaux, dans une société construite sur la rivalité des clans. Ils n'ont ni agents

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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

ni sanctions autres que les chefs mineurs élus de la même manière qu'eux-mêmes :
ils ne disposent pas de secrétariat ni de force de police. Ils ne peuvent compter que
sur les pressions morales de l'opinion publique et les mécanismes normaux des
sociétés segmentaires : la colère d'un sous-groupe offensé, dans le cas d'une offense
subie.
Tous ces facteurs militent contre l'émergence de chefs permanents et tyran-
niques, de lignages politiques privilégiés. De fait, ce système politique a permis
aux Berbères du Haut Atlas central d'échapper à l'espèce de tyrannie éphémère
mais dure qui a caractérisé le Haut Atlas occidental pendant notre siècle.
Mais si le mérite du système est de fournir un frein et un contrepoids contre la
tyrannie et l'ambition politique, sa faiblesse corrélative est, comme on l'a indiqué,
le défaut de continuité et d'organisation du maintien de l'ordre. Cependant ces tribus
ont effectivement besoin d'une mesure d'ordre. Elles ne constituent pas de
petites communautés vivant sur elles-mêmes. Du point de vue écologique, elles sont très
diverses et complémentaires. Le milieu naturel est très varié, avec des contrastes de
climat et de saison entre la bordure du Sahara et les hauts pâturages des montagnes
de l'Atlas, dont le point le plus haut atteint 4 000 mètres. Les bergers et leurs
troupeaux ne peuvent survivre que grâce à un système complexe de transhumance,
entraînant un déplacement sur de grandes distances et l'élaboration de droits de
pâturage complexes (d'usage synchrone, d'ajournement d'usage des meilleurs
pâturages) et l'établissement de frontières temporelles — saisonnières — et
spatiales. Beaucoup de tribus doivent commercer si elles veulent survivre, leur
production de céréales principales étant gravement insuffisante. Toutes font du commerce
pour se procurer du sel, et ce qu'on pourrait appeler les produits de luxe que sont
le sucre et le thé, et, hier, les armes à feu et les munitions. En même temps, dans la
situation traditionnelle, l'ordre n'est pas maintenu par le gouvernement central :
au contraire, les tribus s'assurent que le gouvernement central n'intervienne pas
dans leurs affaires. En résumé, nous avons une situation de grande interdépendance
écologique et économique combinée avec des institutions politiques très faibles
et, en elles-mêmes, inadéquates pour le maintien de l'ordre requis par la vie
économique et par les communications. Comment ce paradoxe est-il résolu ?
C'est ici que les lignages sacrés entrent dans la discussion. Il n'est peut-être pas
inutile de commencer par les décrire brièvement. Les saints — igguramen dans le
dialecte berbère local — sont installés en des sites qui ont généralement pour centre
le tombeau d'un saint ancêtre fondateur. Une généalogie les relie à cet ancêtre. Dans
le Haut Atlas central, la généalogie remonte en deçà de l'ancêtre fondateur et conduit
finalement au Prophète à travers sa fille et son gendre, « notre seigneur Ali ».
Les établissements humains autour du tombeau peuvent être importants et
compter jusqu'à 300 habitants. Dans certains cas, tous peuvent être, virtuellement,
descendants du saint fondateur — en ce sens qu'il se croient tels et que cette
revendication est généralement reconnue. Néanmoins, même dans les cas où la
qualification généalogique est largement diffusée, il ne saurait être question que tous
assurent la fonction assignée aux igurramen. Celle-ci ne sera assurée que par un
petit nombre d'entre eux et, à la limite, par un seul. Les autres peuvent être décrits
comme des saints laïcisés ou latents. On peut supposer que leurs ancêtres étaient
effectivement des saints, mais leur progéniture a été précipitée dans la condition
laïque par la pression démographique et par le fait crucial que c'est dans la nature
même de ce genre de sainteté, comme nous le verrons, d'être concentrée en un
petit nombre de mains. La diffusion excessive est incompatible avec sa nature même.
Quel est le rôle des saints effectifs ? Ils fournissent la continuité et l'ossature

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RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

solide qui font si cruellement défaut au système politique des tribus laïques. Par
exemple, les chefs laïques sont électifs. Mais les élections sont une procédure qui
requiert un certain arrière-plan institutionnel et cette société —- faut-il le dire ? —
n'a aucun service civil, aucun secrétariat, ni rien qui puisse s'occuper de ces
problèmes. En fait, les élections ont lieu à l'établissement et près du tombeau du saint
héréditaire qui est aussi le sanctuaire à l'intérieur duquel on ne doit pas s'affronter.
Ainsi les saints fournissent le lieu physique et la garantie morale qui permet à des
clans rivaux de se rassembler et de procéder à des élections. Ils fournissent aussi
les moyens de persuasion morale et la médiation qui font aboutir les élections à
une conclusion unanime. Ou encore, les saints sont la pierre angulaire du système
légal — ou peut-être devrait-on dire du système d'arbitrage — des tribus laïques.
La procédure de décision légale est un jugement par serment collectif, le nombre
des cojureurs dépendant de la gravité de l'offense. Un vol exigera deux cojureurs ;
un rapt, quatre ; le meurtre d'une femme, vingt ; celui d'un homme, quarante. La
règle veut que les questions demandant moins de dix cojureurs soient résolues sur
place, parmi les tribus laïques. Celles qui exigent dix cojureurs ou davantage sont
portées devant le tombeau du saint fondateur du lignage sacré et réglées avec
l'assistance des saints descendants du fondateur défunt.
Les saints et leur établissement sont donc des arbitres entre les tribus et entre
leurs clans ; ils sont physiquement situés sur des frontières importantes. Ce qui
indique une autre de leurs fonctions essentielles. Leur situation sur des frontières
importantes indique et garantit ces frontières. Leur autorité morale contribue à
garantir les arrangements saisonniers complexes liés à la transhumance entre les
pâturages de haute montagne et la bordure du désert. Leur présence sur la frontière
facilite aussi le commerce. Les hommes des tribus visitant les marchés des tribus
voisines peuvent traverser l'établissement des saints, y déposer leurs armes, et être
accompagnés au marché par un saint de l'établissement ou par un représentant
d'un saint important. Le saint compagnon de voyage donne alors la double garantie
de leur sécurité chez leurs hôtes, et de leur bonne conduite à l'égard de ces hôtes.
La vie politique des saints diffère en tous points de celle des tribus laïques. Les
chefs laïques sont choisis par le peuple ; les saints, seulement par Dieu. Les premiers
sont, en principe, annuels ; les seconds sont permanents et, en principe, à travers
les générations. Les premiers s'adonnent à la vendetta г et à la dispute ; les saints
sont nécessairement pacifiques et ne doivent pas avoir de procès. (Dans l'esprit
tribal, les procès et la violence sont voisins ; le serment collectif est la poursuite de
la vendetta par d'autres moyens.)
La contradiction principale dans la vie des saints surgit du fait qu'ils ne doivent
pas être trop nombreux : leur rôle et leur influence ont pour pivot leur relation, une
et multiple, avec les tribus, car un saint doit être l'arbitre de plusieurs tribus ou
segments de tribus. En même temps, les saints prolifèrent ; or aucune règle de
succession ne décide de l'héritage du rôle de saint, la règle de succession chez les saints
est la même que dans les tribus laïques et symétrique comme entre des frères. Il n'y
a qu'une très faible prédisposition en faveur de la primogeniture, prédisposition qui
n'est certainement pas décisive.
Alors, comment décider de la succession ? Dans l'esprit local, c'est Dieu seul
qui décide. Il serait présomptueux, de la part des hommes, de décider sur qui la grâce,

1. L'auteur enploie le mot « feud ». Sur le sens de cette notion dans une société segmentaire,
Evans-Pritchard (E. E.), Les Nuer, Paris, Gallimard, 1968, pp. 169 et 176 et suiv. (N. du T.).

705
ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

la baraka, va tomber. Dieu rend son choix manifeste par la possession, par l'élu,
des attributs essentiels de pacifisme, de générosité, d'hospitalité sans calcul et de
prospérité.
En réalité, c'est bien une sorte de choix inconscient par les hommes de la tribu
qui décide de la succession. En ayant recours à un fils plutôt qu'à tel autre, à un
lignage sacré plutôt qu'à tel autre lignage rival, les gens de la tribu choisissent en
effet, et élisent le fils ou le lignage comme le saint « réel ». Mais le fait que la voix
de Dieu est réellement la voix du peuple n'est pas rendu manifeste et explicite. La
voix du peuple s'exprime en rendant possible la jouissance ou l'attribution des
caractéristiques qui sont ensuite considérées comme des signes de l'élection divine.
Un homme que les gens des tribus utilisent et révèrent comme un saint peut se
permettre d'être pacifique, de tendre l'autre joue impunément. S'il se conduisait ainsi,
un homme qui n'est pas respecté comme un saint ne réussirait qu'à attirer
l'agression. Celui que les gens des tribus révèrent comme un saint recevra quantité de
dons ; il pourra agir avec ce qui apparaîtra comme une générosité sans calcul et il
conservera cet autre attribut de l'élection : la prospérité. D'un autre côté, un homme
qui ne recevrait pas de la tribu les dons convenables, et qui se conduirait comme
s'il était effectivement un saint, s'appauvrirait et par-là rendrait plus manifeste qu'il
est privé de la grâce divine.
Ainsi s'incarne le choix des hommes de la tribu, qui en vient à apparaître comme
un choix divin. L'élément médiateur est la pression des vertus spécifiques de la
sainteté : le pacifisme et la générosité sans borne. La possession de ces vertus est le
test : on ne peut les acquérir qu'avec la collaboration des gens de la tribu. Le
pacifisme et une attitude de contemplation chez les saints ne peuvent pas s'expliquer
comme une espèce de diffusion ou de survivance des valeurs dérivées du Sermon
sur la Montagne. Elles sont, de façon trop inhérente et visible, un corollaire
nécessaire à la structure sociale, au rôle joué par les saints dans cette société, à la manière
d'y attribuer la sainteté.
Ainsi, et la conceptualisation et le rythme de la vie politique sont différents pour
les saints et pour les tribus laïques. Dans la vie politique des saints, le succès et l'échec
sont possibles et sont tenus pour les conséquences de la faveur divine, surnaturelle.
Au contraire, l'élection d'un chef dans les tribus laïques est l'affaire des hommes
et non de Dieu, et elle ne dure qu'une période limitée. Les non-anthropologues
ont tendance à penser que les hommes des tribus croient généralement leurs
dispositions sanctionnées par des voies surnaturelles. Les Berbères du Haut Atlas central
ne le font pas : ils savent que leurs arrangements tribaux sont séculiers, fondés sur
la volonté des hommes, et ils ont l'outillage conceptuel qui les rend à même d'être
clairs sur ce point. Outillage qui ne dérive pas de philosophes séculiers, mais
simplement du fait que, à l'intérieur de leur propre société, ils éprouvent le besoin de
distinguer entre le facteur divin dans la vie politique, représenté par les saints, et
le facteur séculier, qui complète le premier et qu'ils représentent eux-mêmes. Ce que
les saints décident est, dans la croyance locale, un reflet de la volonté divine : mais
ce que l'assemblée tribale décide, quoique digne de respect comme perpétuation
de la coutume ancestrale, jaillit d'une source humaine et peut, à l'occasion, être
consciemment et délibérément changé par consentement.

706
RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

II est toutefois une autre fonction assurée par les saints, en plus et au-dessus
du rôle inestimable qu'ils remplissent visiblement dans la structure locale socio-
politique. Ce rôle supplémentaire est d'ancrer la société locale dans le système plus
vaste de l'Islam. Les saints ne sont pas seulement des saints : ils sont aussi, selon
la croyance locale, les descendants du Prophète. Les hommes des tribus savent
qu'aux yeux des habitants des centres urbains de l'Islam lettré, ils sont tenus, au
pire, pour hérétiques et pécheurs ; au mieux, pour tristement ignorants de la
religion. Ils savent que seuls les musulmans peuvent posséder la terre, et qu'une tribu
convaincue de n'être pas musulmane fournirait à tous ses voisins une justification
très enviable pour la déposséder. On conviendra que les citadins n'ont pas les moyens
de priver de sa terre une tribu de la montagne ou du désert. Mais ils peuvent
encourager les autres tribus à s'allier dans une entreprise collective d'agression contre
elle. Ainsi, toutes les tribus ont besoin, et en tout cas souhaitent, d'afficher leur
statut musulman. Elles peuvent difficilement le faire par la connaissance du Coran :
elles sont illettrées. Mais elles peuvent le faire en montrant un juste respect aux
descendants supposés du Prophète, qui sont si opportunément installés parmi elles,
les aidant à garantir les frontières tribales et, par d'autres moyens, assistant les
tribus pour administrer leurs affaires.
C'est là une autre fonction des lignages sacrés. Quoiqu'on les assimile souvent
au soufisme, leur vie et leur fonction réelle ont peu de rapports avec le mysticisme
et la diffusion des idées mystiques. (Au contraire, des pratiques prétendues mystiques
peuvent dériver, en fait, de coutumes tribales, de styles de danse tribaux, et ainsi
de suite.)
Le système politique par lequel les saints, permanents et pacifiques, se partagent
le rôle politique avec les chefs tribaux élus, séculiers, voués à la vendetta, est
élégant et, struturellement, il se suffit à lui-même. Mais, conceptuellement, il ne se
suffit pas à lui-même. Conceptuellement, il est dévié et s'adresse au monde plus vaste
de l'Islam. Du point de vue spirituel, les lignages sacrés sont des seigneurs des
frontières. Us représentent, pour les hommes des tribus, la religion de la tradition
centrale de toute la société, et ils garantissent leur incorporation dans cette société.
Comme on l'a dit, ils aident aussi les hommes des tribus à éviter la soumission à des
seigneurs des frontières réels, militaires, en donnant la continuité et la stabilité à un
système qui ne possède par ailleurs qu'une faible direction politique.
Comment se manifeste concrètement cette orientation extérieure ? De manière
variée ; à la fois chez les tribus laïques et les lignages sacrés. Prenons comme exemple
certaines légendes circulant à la fois à propos et au sein d'une des tribus de l'Atlas
les plus arriérées, sauvages, et ignorantes sur le plan religieux : les Aït Abdi des
Aït Sochman. Quand je dis que cette tribu est particulièrement arriérée, sauvage,
et ignorante sur le plan religieux, je me réfère à un stéréotype retenu non seulement
par des étrangers à la région, citadins ou autres, mais par les autres tribus de la
région même et, de manière très significative, par la tribu elle-même. Quoique toutes
les tribus de la montagne sans distinction puissent paraître licencieuses, violentes,
hétérodoxes et sauvages, au bourgeois de Fès, quand vous pénétrez dans les tribus,
vous découvrez, comme il arrive souvent, que des distinctions plus subtiles sont
établies par tous ceux qui ont une connaissance du lieu. Tous les hommes des tribus
peuvent, vus de Fès, paraître sauvages ; mais pour l'expert, certains le sont plus
que d'autres, même — et tout spécialement — selon leur propre estimation.
Les Aït Abdi sont au bout de la route, au propre et au figuré. Ou plutôt, au sens
propre, ils sont bien au-delà du bout de la route, car aucune route ne pénètre jusqu'à
leur plateau rocheux et désolé. Même aujourd'hui, vous ne pouvez y aller qu'à pied

707
ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

ou à dos de mulet, et on dit que le plateau est presque inaccessible en hiver. Au


sens figuré, ils sont au bout de la route, car presque tout le monde peut les regarder
de haut, comme des sauvages : à ma connaissance, ils ont peut-être des égaux, mais
il n'y a personne de plus sauvage, qu'ils puissent regarder de haut.
Ce qui est intéressant, c'est que les Ait Abdi eux-mêmes partagent ce point de
vue. Une légende circule parmi eux, et à leur sujet, qui est particulièrement
suggestive. C'est une légende tout à fait familière à tous les enfants des Ait Abdi, tout
comme le Père Noël l'est à un enfant de la société occidentale.
La légende est la suivante : un faux maître de l'Islam, en fait un Juif, apparut
un jour chez les Aït Abdi qui le reçurent et le reconnurent comme un vrai maître
de la religion. Il mena une bonne vie parmi eux comme fqih, c'est-à-dire comme
écrivain et comme maître du Coran. En réalité, il était complètement dénué du savoir
religieux qu'il était censé enseigner, mais cela ne le décourageait point : au lieu de
réciter le Coran, il débitait des noms de lieu bien connus de l'endroit, terminant
sa récitation par ces mots : je vous montre votre pays, ô têtes d'ânes — ichfau riighiel.
En dépit de cette effronterie criante, les Aït abdi mirent beaucoup de temps à le
démasquer — et le reste de la légende ne nous concerne pas.
Notez ce point de l'histoire : elle illustre, bien sûr, la perfidie, la fourberie, le
cynisme d'un étranger infidèle ; mais elle illustre aussi, et de manière très
lumineuse, la stupidité, la crédulité et la totale ignorance religieuse des Aït Abdi.
Pourtant, ils racontent eux-mêmes cette histoire.
Ce n'est pas la seule légende par laquelle les Aït Abdi montrent une espèce
de relation moqueuse avec leur propre image et leur histoire. Une autre histoire,
aussi populaire chez eux et chez leurs voisins que celle du maître religieux
grossier, se rapporte à un homme, Ohmish, et son épouse, Tuhda Lahcan, dont
l'intransigeance et l'humeur querelleuse déclenchèrent une meurtrière réaction
en chaîne d'hostilité x et de combat, qui commença sur une banale querelle à propos
d'un pâturage. Il est actuellement interdit, chez les Aït Abdi, de raconter cette
histoire, car la raconter peut porter malheur et provoquera peut-être la répétition de
tels épisodes. Pourtant, l'histoire est tout à fait familière à chacun d'eux. La morale
est la suivante : nous savons que nous ne devons pas être si querelleurs et voués à
la vendetta et nous savons cependant parfaitement que c'est exactement ce que
nous sommes.
Une autre légende — celle-ci racontée à leur propos plutôt que chez eux —
explique pourquoi ils se trouvent sur ce plateau particulièrement dénudé et rocheux :
c'est en raison de la fureur avec laquelle ils combattirent leur sultan légitime, Moulay
Hassan (la légende se référant au monarque qui portait ce nom au xixe siècle, et non
pas au souverain actuel). Curieuse explication, dans la mesure où ils ne furent
nullement la seule tribu, ni même la plus importante, qui s'unit pour résister aux
tentatives de ce chef de pénétrer dans la montagne. Mais, comme cela se passe souvent
dans ces légendes, l'explication est, pour ainsi dire, différentielle : une explication
valable dans un cas ne le sera pas dans tel autre. Les explications ne sont pas
universelles.
Ce qui nous importe ici, c'est que la légende souligne une fois de plus une valeur
— la soumission au gouvernement central — qui n'est pas respectée par les tribus
mêmes qui racontent l'histoire (ou plutôt qui ne l'était pas jusqu'à ce que le monde
moderne les obligeât à le faire, la légende étant antérieure à la centralisation imposée
par les conditions modernes).

1. Il s'agit encore du « feud ». Voir note précédente page 705.

708
RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

Tout cela illustre l'attitude qui consiste à ironiser sur soi-même, la relation
moqueuse avec l'image de soi, telle qu'elle s'exprime dans les légendes qui circulent
dans les tribus laïques. La situation devient encore plus claire et remarquable dans
les lignages sacrés.
Ici, la nature a ménagé une jolie situation expérimentale. Tous les autres
facteurs demeurant constants, un seul change, comme pour notre profit. Cette variable
indépendante, c'est la proximité de la plaine et donc des centres urbains d'où émane
l'Islam scripturaliste, puritain et réformiste.
Dans le Haut Atlas central, il y a un grand nombre de centres de sainteté,
d'établissements sacrés qui tiennent lieu de sanctuaires, de centres d'arbitrage, de
pèlerinage, pour les tribus environnantes. A plus d'un titre, ces centres se ressemblent
beaucoup — même s'ils diffèrent par la taille, l'influence, et un ou deux autres
phénomènes connexes. En eux-mêmes, ils doivent se ressembler, dans la mesure où ils
ont tous le même ancêtre : dans un grand périmètre de terrain montagneux où le
Moyen Age se confond avec le Haut Atlas, la plupart des saints, et virtuellement
tous les saints qui comptent, sont descendants d'un saint fondateur, Sidi Saïd Ahan-
sal. Ils sont, ou se croient, une seule chair et un seul sang, ce qui n'empêche pas une
rivalité aiguë entre eux.
Mais, comme on l'a vu, ils sont séparés géographiquement, vivant généralement
sur des frontières importantes entre des tribus laïques. Certains sont au cœur même
des montagnes, tandis que d'autres ne sont pas éloignés de la bordure de la plaine.
Dans un but comparatif, prenons le contraste dramatique entre la loge centrale et
fondatrice, la zawiya Ahansal, et une autre, vers le nord, beaucoup plus proche de
la plaine, appelée Temga.
Les saints des deux loges s'accordent sur un point important de foi et d'éthique,
à savoir que la danse (Ahaidus) est immorale et non musulmane. Point largement
accepté au Maroc et qui a reçu l'appui et la ratification du mouvement de réforme
musulman. En même temps, cette forme de danse est une partie profonde et
extrêmement populaire du folklore des tribus berbères. La danse a toute la puissante
coloration émotive que le théâtre avait pour les Puritains du xvne siècle. Les
musulmans des villes et ceux qu'ils influencent trouvent particulièrement choquant le fait
que, dans ce type de danse tribale, hommes et femmes se mêlent ; il peut même
arriver qu'ils dansent épaule contre épaule1. Pour revenir à nos lignages sacrés,
les deux centres, celui du fondateur et celui de Temga, étaient d'accord sur le fait
que la danse est hautement inconvenante. Probablement quelque temps avant le
tournant du siècle, ils tinrent une réunion commune pour discuter de questions
théologiques, et sans doute d'autres problèmes majeurs ; ils décidèrent alors que

1. Cette réaction est partagée. Le grand leader de gauche, Mehdi Ben Barka, plus tard enlevé
et sans doute assassiné, était le champion de l'égalité des femmes. Par exemple, il rejetait avec mépris
l'argument selon lequel la polygamie était acceptable parce qu'elle était simplement une version
légalisée de la polygamie informelle courante chez les Européens, qui ont l'habitude d'avoir des
maîtresses. Selon lui, la polygamie, légale ou informelle, était condamnable. Au cours de son
activité nationaliste, Mehdi Ben Barka fut emprisonné par les Français et placé sous surveillance dans
une des tribus du Haut Atlas central, les Aït Haddidu. Pendant sa détention dans la rude
montagne, il eut l'occasion de connaître cette forme de danse. Ce moderniste de gauche fut choqué,
comme il me le rapporta plus tard, par ces danses et par la possibilité pour des femmes, même
mariées, d'être entraînées. Ce fait illustre peut-être quelle valeur profonde est impliquée dans le
refus de la danse tribale.

709
ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

désormais, en bons musulmans et descendants du Prophète, ils s'abstiendraient


de danser x. De fait, Temga et son groupe de loges ont respecté cette disposition
d'auto-condamnation jusqu'à aujourd'hui, du moins au point d'infliger des amendes
à celui d'entre eux qui serait pris en train de danser. Mais ceux de la loge
principale, ou fondatrice, ne s'attachèrent pas aux principes admis. Peu après l'accord,
un enfant mâle naquit dans une des familles dirigeantes. La famille exultant de
joie, et ses parents, ne purent simplement se contenir et, sur l'heure, comme tout
familier de la loge principale pouvait s'y attendre, ils se lancèrent, dansant comme
des possédés.
Cette transgression flagrante de la loi sacrée jointe à la violation de l'accord
solennel ne passèrent pas inaperçus. C'en était trop pour les hommes de Temga,
qui prirent les armes contre leurs cousins lâches, irreligieux, trop indulgents à eux-
mêmes. On dit que le conflit et la vendetta durèrent sept ans — image suspecte, qui
suggère, entre autres indices, que tout l'épisode est désormais à la limite entre
l'histoire et la légende. A la fin, l'intervention et l'arbitrage des tribus des environs,
laïques et vouées à la discorde, mirent fin au conflit. L'ironie de cette partie de
l'histoire n'échappe évidemment pas à l'attention des tribus laïques comme à celle
des saints. Les tribus laïques, féroces, sauvages, vouées à la discorde, durent exercer
une forte pression morale et un arbitrage pour mettre fin à une violence meurtrière
entre des saints obligatoirement et essentiellement pacifiques.
On ajoutera qu'un autre aspect de la situation est parfaitement clair pour tous
les gens du lieu : ils ne se laissent pas abuser par l'occasion théologique du conflit
entre les deux centres sacrés. « Chacun sait » que, si empoisonnée que puisse être
la danse sur le plan émotif, la cause sous-jacente du conflit est une rivalité d'influence
entre les deux loges, rivalité qui est normalement retenue dans les limites imposées
par l'obligation de pacifisme des saints, mais qui, en cette occasion, franchit ces
limites.
Toute l'histoire est hautement instructive à plusieurs égards. Elle illustre notre
argument général de la manière suivante : chacun des groupes concernés ratifie et
accepte formellement les valeurs qui sont considérées comme celle de l'Islam central,
urbain, dont Fès offre le meilleur exemple. En particulier, ces valeurs interdisent la
danse. Il n'y a pas de désaccord au niveau de l'approbation théorique. Mais
certains sont soumis à de plus fortes pressions que d'autres pour respecter ces valeurs.
Le groupe de loges Temga est proche de la bordure de la plaine, et certaines de ses
tribus clientes sont exactement en bordure de la plaine. Autrement dit, ils doivent
satisfaire une clientèle tribale qui est aussi proche des centres urbains de propagande
religieuse et ils doivent entrer en compétition, pour conserver les faveurs de cette
clientèle, avec d'autres chefs religieux, dont plusieurs sont actuellement citadins,
et illustrent des valeurs et des idéaux plus proches des idéaux scripturaux et
puritains des ulama. Pour affronter cette compétition et répondre à ses arguments, les
saints de Temga et son groupe n'ont pas d'autre issue que d'essayer d'imiter ces
normes.
La loge principale est dans une position toute différente. Plus ancienne que
Temga, ne poursuivant pas de but intéressé, elle n'a pas à s'agrandir pourét ablir sa

1. La rencontre où cela fut convenu et les événements suivants sont difficiles à dater ; ils eurent
lieu quand un homme nommé Ahmad u Ahmad dirigeait la loge principale, et son « règne » est
contemporain du passage du Père de Foucauld dans l'aire d'influence des Ahansal, quoiqu'il n'ait
pas pu visiter les loges en question. Le passage du Père de Foucauld dans la région prend place en
1883 et 1884.

710
RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

propre sainteté. Fait plus important, elle est située au fond des montagnes, à moins
d'une démi-journée de marche de là ligne de partage des eaux entre le Sahara et
l'Atlantique. A leur tour, les tribus qui forment sa clientèle sont surtout issues du
cœur des montagnes et de la région située entre les montagnes et le Sahara. Quoique
ces saints aient également besoin de rivaliser avec d'autres pour avoir des partisans,
ils n'entrent en compétition avec aucun centre religieux basé sur la ville. En d'autres
termes, les idéaux puritains sont bien loin, ils n'ont pas d'assise — ni de sanction —
locale. Rien d'étonnant qu'il y ait si peu de force de contrepoids agissant sur le cœur
des hommes de la loge principale pour les aider à résister à la tentation de la danse.
Dans le contexte purement tribal illustré par la loge principale, les valeurs «
centrales » sont reconnues mais non pratiquées. Les tribus locales ont besoin des lignages
sacrés, de la direction de l'Islam, à des fins telles que l'arbitrage, la médiation, la
continuité sociale, la facilité du commerce, etc., et elles ne sont nullement
préoccupées de pureté. Au contraire, elles se préoccupent de couvrir, en quelque sorte,
l'impureté. Si elles peuvent avoir leurs — vraiment leurs — saints locaux, qui aiment
danser, mais en même temps, en tant que descendants du Prophète, peuvent affirmer
qu'ils sont aussi proches des sources de l'Islam que les lettrés de la ville, tant mieux.
De cette manière, on peut légitimer son statut de musulman et persister dans les
pratiques anciennes, sans que personne éprouve aucune tension sérieuse.
Les choses changent quelque peu quand on s'approche de la plaine ou quand,
pour une raison ou une autre, le monde urbain exerce une pression plus forte. Les
saints héréditaires de Temga continuent d'assurer les mêmes fonctions que leurs
cousins de la loge principale, mais ils doivent le faire dans un contexte en partie
soumis aux pressions de la plaine.
Ainsi, les mêmes idéaux sont proclamés partout, mais la façon de trouver un
compromis avec les exigences de la vie tribale diffère selon les circonstances.

Prenons un autre exemple. Dans l'aire d'influence Ahansal, il court une légende
extrêmement populaire, souvent racontée, avec quelques variations dans le détail :
c'est ce que j'appellerai l'histoire du faiseur de roi.
Son héros est sidi Mohamed n'ut Baba, ancêtre d'un sous-lignage de la loge
principale, effectivement sacré. Si cette légende est vraie, elle a dû avoir lieu vers la
fin du xviie siècle. L'histoire commence sous le règne du sultan Moulay Rashid.
Apparemment, ce sultan envoya un messager au saint pour lui demander par quels
moyens il avait atteint une si grande sainteté. Le saint impressionna le messager par
des révélations supplémentaires de ses pouvoirs sacrés, par exemple, faire donner
naissance à une jeune mule par une mule. En retour, il demanda au monarque de
libérer des hommes issus de tribus clientes, que le souverain avait emprisonnés.
Le monarque refusa et le saint, enflammé, décida de punir la monarchie par des
moyens magiques. Il enfonça un tagust magique dans le sol. Un tagust est une
cheville métallique utilisée pour attacher les animaux ; quand on l'enfonce dans la
terre, il est extrêmement phallique, du point de vue de l'apparence comme de la
fonction. Le mot est en fait utilisé aussi dans le sens de « pénis ». Mais je ne
m'engagerai pas sur les aspects freudiens, obvies et suggestifs, de cette histoire.
Planter le tagust dans le sol eut pour effet de faire entrer la monarchie dans une
période de trouble et finalement, de faire mourir Moulay Rashid. Ce n'était pas le
pire : sa mort fut suivie d'un de ces inter-règnes anarchiques qui ne sont pas rares
dans l'histoire marocaine.
711

Annale» (25* année, mal-Juin 1970, n* 3) 10


ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE

Le sultan suivant, Moulay Smaïl, ne parvenant pas à surmonter ces difficultés,


vint demander conseil au saint. Il séjourna quelques jours à la loge principale,
exposant son cas. Le saint, évidemment convaincu par la force des réclamations de ce
prétendant, finit par lui donner conseil. Le détail de ces conseils et des aventures
de Moulay Smaïl ne nous intéresse pas, mais il comporte le fait que Moulay Smaïl
trouva le tagust magique, qu'il l'arracha du sol où l'avait mis le saint, et qu'il se
retrouva aussitôt à Fès où la populace l'acclama comme souverain.
Étant donné les nuances freudiennes du tagust libéré, la légende est un beau
spécimen d'histoire du monde désertique où la paix et la prospérité du royaume
dépendent de la virilité du souverain. Mais ce n'est pas l'aspect sur lequel je voulais
insister. L'aspect intéressant du point de vue de notre thème est une certaine naïveté
idéologique de l'histoire. Son propos manifeste et moral est tout à fait évident :
elle vise à accroître le prestige du lignage sacré local, en faisant de lui et de son
ancêtre, contre toute probabilité historique, un faiseur de roi et un arbitre des
fortunes politiques de la lointaine capitale de Fès x.
Tels sont les deux buts trop évidents de quiconque raconte l'histoire. Celle-ci
est très explicite et il est presque impossible de la rapporter sans faire ressortir sa
morale. Mais, sans le savoir, l'histoire, dans sa simplicité, confirme aussi l'ultime
légitimité de cette monarchie centrale qui n'avait aucun pouvoir local effectif, que
les tribus locales défiaient, et dont elles avaient fait collectivement sécession. Les
tribus locales ne payaient pas d'impôt à Fès ; elles n'en recevaient pas de
fonctionnaires. Si la cour et l'armée itinérantes tentaient de pénétrer dans leur territoire,
elles combattaient pour l'arrêter. Pour élever le prestige de leurs propres santons
locaux, resserrer leurs liens avec l'Islam, elles répètent l'histoire, montrant combien
ces saints étaient influents et décisifs. Mais, par ce récit, elles reconnaissent sans le
vouloir l'autorité du centre. L'histoire ne suggère même pas que son héros, le saint,
aurait pu lui-même devenir sultan, mais seulement que, par des moyens magiques,
c'est lui qui rendit au sultan la possibilité de gouverner effectivement.

Ces légendes et ces situations diverses illustrent, sans le prouver, le point


principal de cette démonstration : l'Islam embrasse des types variés de structures sociales.
Tandis que les ulama en sont l'expression ultime et la plus importante, son conseil
d'État, pour ainsi dire, beaucoup de ces structures sociales, notamment les structures
tribales, ne peuvent adapter ou utiliser ces scribes lettrés et elles exigent d'autres
points d'attache pour la religion. Un spécimen typique de ces moyens d'ancrage
est fourni par les lignages sacrés, si développés chez les Berbères, mais nullement
privés d'équivalents ailleurs. Ces lignages sacrés sont rattachés, par les liens de la
terminologie et ceux de l'organisation, aux cercles mystiques urbains. Mais, en
dépit des similitudes de terminologie et, quelquefois, des relations d'organisation,
les deux phénomènes sont de nature et de fonction complètement différentes. De
sorte qu'une simple référence à la diffusion des idées mystiques n'explique rien. Il est
important de comprendre exactement ce que les saints font, ce qu'ils signifient dans

1. La légende n'est pas historique dans la mesure où les traits marquants de ce lignage sacré
particulier sont la stabilité, la continuité de son installation dans la montagne, et le fait qu'il
s'abstienne d'intervenir dans — ou d'agir sur — la politique des centres urbains du pays. Les deux faits
peuvent être mis en relation.

712
RELIGION ET POLITIQUE DANS L'ISLAM MAROCAIN E. GELLNER

leur contexte. Dans le cas des lignages sacrés des repaires montagneux, leurs
relations avec, ou leur intérêt pour, les idées mystiques sont négligeables. On ne peut
comprendre ce qu'ils font et ce qu'ils signifient que par référence aux tribus qu'ils
servent.
Mais si ces lignages sont très différents des ulama de la ville, et gravement
déficients quand les normes proclamées ou mises en pratique par les ulama leur sont
appliquées, on ne doit pas les croire hostiles à ces normes, de façon univoque. Leur
rôle est naturellement ambigu. Ils doivent servir à des fins tribales et non urbaines ;
mais ils doivent aussi relier les tribus avec un idéal plus vaste de l'Islam, idéal orienté
vers les villes. Ils servent tout à la fois les besoins tribaux et l'identification
musulmane universelle. D'une certaine manière, ils freinent la diffusion de l'Islam bon et
pur en fournissant aux hommes des tribus une excuse pour prétendre qu'ils sont
déjà de bons musulmans, qu'ils possèdent déjà l'ossature institutionnelle de la foi.
Cependant, ils tiennent la porte ouverte à la propagation de l'Islam pur, en y
adhérant par les pratiques mêmes qui les font s'en écarter.

E. Gellner.
Traduit par L. Valensi.

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