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Terrain

Numéro 5  (1985)
Identité culturelle et appartenance régionale

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Isac Chiva
George Henri Rivière : un demi-siècle
d'ethnologie de la France
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Référence électronique
Isac Chiva, « George Henri Rivière : un demi-siècle d'ethnologie de la France »,  Terrain [En ligne], 5 | 1985, mis en
ligne le 23 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/index2887.html
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme


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© Terrain
George Henri Rivière : un demi-siècle d'ethnologie de la France 2

Isac Chiva

George Henri Rivière : un demi-siècle


d'ethnologie de la France
Pagination originale : p. 76-83

1 Il est rare de pouvoir illustrer le déploiement d'un domaine de la connaissance à la fois


scientifique et esthétique et de le voir s'inscrire dans les institutions et les sensibilités, à travers
la vie d'un seul personnage : Georges Henri Rivière, né le 7 juin 1897 à Paris et qui vient
de s'éteindre le 24 mars 1985, est de ceux-là. On lui doit, en grande partie, l'éveil du regard
ethnographique contemporain sur la France et son expression avant tout muséographique. Le
personnage comme l'œuvre sont considérables et difficiles à saisir, en raison de leur ampleur,
de leurs innombrables facettes, souvent contradictoires et de la durée même de cette vie
intense, active presque jusqu'à sa fin. L'homme qui a mis Joséphine Baker en vitrine, au musée
de l'Homme et placé des gardiens de musée aux quatre coins d'un ring fut aussi l'animateur de
certaines des plus vastes recherches ethnographiques collectives de notre temps. Le pianiste
et improvisateur musical aura en même temps cherché à faire du musée un pôle actif de
la vie sociale, et de sa fréquentation un loisir aussi populaire que le sport ou le cinéma.
L'esthète des «  formes pures  » et de la beauté fonctionnelle fut aussi le bénédictin de la
description ethnographique qui se veut aussi objective et dénuée d'intention esthétisante que
possible. L'illustrateur de la civilisation traditionnelle, agraire et artisanale prônait la légitimité
et la nécessité d'une ethnologie du monde contemporain, urbain, industriel, technique et
scientifique. L'animateur sachant comme nul autre susciter et mobiliser les enthousiasmes
bénévoles, les amitiés agissantes et les concours publics, fut combien souvent l'auteur de mots
et de traits redoutables et le protagoniste d'antagonismes parfois regrettables. Comment alors
parler brièvement, si tôt après sa disparition, presque en sa présence, de celui que beaucoup
appelaient « GHR », sans le simplifier, le sublimer, le trahir ou le mésestimer ?
2 Présent dès 1928, comme sous-directeur, aux côtés de Paul Rivet, à la tête du Musée
d'ethnographie du Trocadéro, il prit une part décisive à sa réorganisation puis, et surtout, à
la création de ce grand musée-centre de recherches, très moderne pour l'époque, que fut le
musée de l'Homme. Il allait y former à la fois sa conception de la recherche — en participant
à l'organisation de la mission scientifique Dakar-Djibouti (1931) — et de l'objet comme de
l'exposition ethnographiques. Tout en y expérimentant la formule du musée-laboratoire — à la

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fois centre de recherche, conservation, documentation, et, par ses expositions et présentations,
établissement éducatif à l'intention des publics les plus variés — G.H. Rivière étudiera dès
cette époque les formes possibles d'une institution jumelle consacrée, non plus aux mondes
exotiques mais à la France.
3 Les liens étaient alors étroits, sur la scène parisienne, entre les protagonistes de la naissance de
l'ethnologie française moderne, et les avant-gardes créatrices, critiques et subversives, parmi
lesquelles le surréalisme occupait la première place. Le « populaire », au même titre que le
« primitif », y était célébré et l'ethnographie faisait, comme maintenant, les frais d'utilisations
et interprétations diverses. L'objet — celui des ethnographes et des collectionneurs, celui qui
inspirait les peintres — se voyait conférer vertus et fonctions multiples, détourné et réinventé,
à la fois signe et émotion cristallisée. C'est l'influence conjointe du positivisme biométrique
d'un Paul Rivet, de l'enseignement d'un Marcel Mauss, comme du bouillonnement surréaliste
qui allait marquer simultanément et à jamais G.H. Rivière.

La création du Musée des Arts et Traditions populaires


4 La conception de ce qu'en 1935 Rivière proposera d'appeler «  Musée français  » et qui
deviendra l'actuel « Musée national des Arts et Traditions populaires », a procédé de plusieurs
convictions et évidences. La formule des grands musées nationaux de plein air, mise au point
surtout en Europe du Nord, à partir de la fin du xixe siècle, lui apparaissait inadéquate pour
la France, en raison notamment de la diversité culturelle, géographique, historique du pays,
diversité dont le meilleur exemple lui paraissait fourni par l'architecture rurale. Il mit ainsi en
avant, avec cet argument contre la création d'un musée national de plein air, un des thèmes les
plus constants de ses préoccupations ultérieures, comme nous le verrons par la suite.
5 A la différence de la plupart des autres pays européens, le folklore qui existait en
France comme tradition intellectuelle certaine, quoique discontinue, n'y possédait aucun
enracinement universitaire et presque pas d'existence institutionnelle publique. Il était donc
normal — et le Musée de l'Homme avait valeur d'exemple — d'inscrire cette future institution
dans le prolongement du folklore certes, mais autant dans celui de l'ethnographie exotique. La
géographie humaine avait de son côté beaucoup étudié les faits culturels, alors que l'école des
« Annales » d'histoire économique, sociale et des mentalités venait d'entreprendre l'étude des
cultures populaires et de la civilisation agraire traditionnelle. Autant d'acquis qu'on ne pouvait
négliger, dès la création de cette institution centrale, nécessairement parisienne, «  musée
de synthèse  » qui devait, dans l'esprit de son inventeur, se doubler d'un important centre
de documentation et s'accompagner de la mise en place ou du développement de musées
régionaux et locaux, notamment de plein air.
6 Décidée en 1936, la création de ce « musée central métropolitain » interviendra effectivement
en 1937 ; c'est le 1er mai de cette année, date symbolique pour un régime de Front Populaire, que
G.H. Rivière fut nommé à la tête de ce qui sera d'abord un département des Musées nationaux,
avant de devenir un musée national de plein droit, rattaché aux Beaux-Arts, ce Musée national
des Arts et Traditions populaires, appellation qu'il n'aima pas et dont il nous disait sa « haine »
encore en 1982.
7 La politique culturelle du gouvernement de Front Populaire, s'exprimait, certes, dans la mise
en place de cette institution vouée explicitement à la connaissance exclusive de la culture
populaire de la France métropolitaine. L'Exposition internationale des arts et techniques, qui
se tiendra à Paris en cette même année 1937, allait permettre à la jeune institution et surtout
à son responsable, de se faire connaître  : auprès du grand public, par des expositions et
par l'organisation de fêtes folkloriques, auprès des spécialistes européens, à l'occasion de
l'important Congrès international de folklore, réuni au même moment en France.
8 C'est qu'en 1937 la conjoncture était complexe pour qui œuvrait dans ce domaine. Aux
préoccupations des pouvoirs publics en matière d'éducation et loisirs populaires, faisait

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contrepoint le pressentiment d'une transformation inévitable, proche et brutale du monde rural


français, issu alors d'une très longue et lente évolution. Géographes, historiens, ethnographes
et folkloristes de l'époque pensaient qu'il convenait d'étudier de toute urgence cette civilisation
archaïque vouée à une décomposition rapide. D'autres, surtout parmi les politiques, les
écrivains mais aussi les folkloristes, se laissaient tenter par l'idéalisation de cette société, en
même temps que se produisait un renouveau des mouvements régionalistes et des groupes
folkloriques : déjà les prémisses du « retour à la terre » et les promesses de rénovation sociale
contenues dans le folklore paysan, qui s'amplifieront avec le Régime de Vichy !
9 L'institution que modèlera G.H. Rivière, entouré au début de collaborateurs dont plusieurs, tels
André Varagnac et Marcel Maget, s'éloigneront petit à petit, sera donc d'emblée, à l'image du
musée de l'Homme, à la fois un service public scientifique — notion alors rare dans le domaine
de la recherche — et un musée-laboratoire. La collecte et la conservation s'y accompagnaient
d'emblée d'enquêtes par questionnaires et de recherches sur le terrain. La matière intellectuelle
consistait en séries d'objets, d'informations écrites, d'images et de sons. Les démarches pour
l'acquérir procédaient de la conjonction, autour de l'ethnographie et du folklore, des hommes
et méthodes de l'histoire, de la géographie, de l'architecture, de la musicologie et du droit.
Un modèle d'organisation muséographique fut mis au point : l'exigence de l'inaliénabilité des
collections publiques se traduisait en des inventaires systématiques ; celle de la connaissance
ethnographique, en la reconstitution la plus riche possible du contexte de chaque objet. La
croissance de cet organisme, qui débuta par la reprise des collections françaises de l'ancien
musée d'ethnographie du Trocadéro, fut rapide.
10 Toute l'action de G.H. Rivière le montre alors, comme par la suite, conscient de l'impossibilité
d'affranchir le développement de l'ethnologie nationale des tentations idéologiques, comme
des volontés et conjonctures politiques. Paradoxe qui n'est qu'apparent : issu d'une impulsion
du Front Populaire, le Musée allait, sous la conduite énergique, habile, à la fois risquée et
avisée de son homme-guide, déployer, avec un dynamisme considérable, ses activités pendant
la Seconde Guerre mondiale. C'est que s'il sut mettre à profit l'intérêt du Régime de Vichy
pour les valeurs de la paysannerie et de civilisation traditionnelles, G.H. Rivière n'en profita
pas moins pour faire du Musée une machine à protéger réfractaires, résistants, intellectuels
suspects ou opposés aux pouvoirs d'alors, que de grandes enquêtes permirent de mettre à l'abri.
11 En effet, le musée des Arts et Traditions populaires abritera certains des «  chantiers
intellectuels » qui, conçus par le poète, administrateur et résistant Edmond Humeau, avaient
pour but avoué de favoriser l'emploi et combattre le chômage et pour but effectif de protéger
au maximum les personnes, intellectuels suspects ou guettés par le S.T.O. Ces chantiers du
Commissariat à la lutte contre le chômage placé d'abord sous l'autorité de la Délégation
générale à l'Équipement national, puis, dès la fin de la guerre, sous celle du secrétariat d'Etat au
Travail, ont existé de 1941 à 1946. Ceux qu'abrita le Musée se vouèrent à des enquêtes sur le
mobilier traditionnel, sur l'artisanat, sur l'architecture rurale notamment : la volonté de décrire
la civilisation matérielle s'accompagnait du souci de préparer des solutions nouvelles, adaptées
à chaque région, à chaque genre de vie, pour la période de reconstruction et de modernisation
qui allait suivre la fin de la guerre. Double jeu difficile, dangereux mais aussi excitant pour ce
joueur-acteur né, que de tenir sa partie dans les efforts gouvernementaux de restauration d'un
êthos national par le « retour à la terre » et l'ancrage dans l'authenticité du folklore paysan ; et
en même temps de détourner l'institution et ses moyens pour protéger des hommes et conduire
des travaux à ce jour recevables et précieux.
12 Le développement du Musée, selon les lignes directrices du début, sera ininterrompu dans
l'après-guerre ; non dénué de crises internes, il sera couronné par l'installation dans un bâtiment
adéquat, conçu sur mesure, et qui, jusque dans ses agencements, reflète le modèle longuement
élaboré par Georges Henri Rivière de musée-laboratoire à vocation nationale. Les chercheurs
avaient en même temps des activités muséales, alors que les conservateurs conduisaient

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également des travaux scientifiques. Les services de recherche allaient se voir consacrer une
existence formelle en 1966, sous le titre de «  Centre d'ethnologie française  », laboratoire
associé au CNRS, lequel avait déjà, dès l'avant-guerre, fourni au Musée une aide substantielle
en personnel et moyens d'enquête.
13 Ce sens des liaisons nécessaires, cette volonté parfois impérialiste de fédérer concours et
compétences, allaient conduire G.H. Rivière à faire du Musée, en 1947, mais ce n'était pas là
une pratique récente, le siège de la nouvelle Société d'Ethnographie française et de sa revue : il
anima l'une et l'autre pendant de longues années. Les contacts avec les centres universitaires se
multiplièrent également, qui allaient conduire le Musée et son conservateur en chef à devenir,
à partir des années 60, maîtres d'œuvre de grandes enquêtes collectives multidisciplinaires,
dont il sera question plus loin.
14 G.H. Rivière restera jusqu'en 1967, deux ans avant l'installation dans les nouveaux locaux, à
la tête de ce musée qu'il aura conçu, organisé, aimé, animé, considérablement enrichi. Dans
ces fonctions il aura proposé une pratique et formulé une réflexion muséologiques dont on
est loin de mesurer l'impact, le plus souvent positif, parfois négatif, dans le reste de la France
comme à l'étranger.

L'homme d'innombrables institutions


15 Car d'emblée, en même temps qu'il cherchait à faire de ses Arts et Traditions populaires
un centre d'animation culturelle et scientifique, qu'il y abritait au fil des ans d'innombrables
initiatives et groupements parents, G.H. Rivière sortait de sa maison pour prêter main-forte,
avant tout aux musées. Innombrables furent ceux à la conception et à la réalisation desquels il
a participé, dans notre pays comme à travers le monde. En France, le musée du Vin à Beaune,
le musée d'Auvergne à Riom, le musée Cevenol au Vigan pour n'en citer que quelques-uns,
portent sa marque. A certains d'entre eux, il était particulièrement attaché pour des raisons
précises : au musée de Bretagne, car il offrait une « expression de l'ethnologie du temps présent
en langage audiovisuel » ; au musée Camarguais, où l'ethnologie de sauvetage était pratiquée
grâce à un réseau scolaire volontaire et qui était surtout le « musée d'une libération du culte
de l'objet » grâce à la présentation des objets en situation ! Tout un programme, venant du
metteur en scène d'objets placés comme en apesanteur, dans des espaces nus, et qui en dit long
sur sa capacité à se remettre en question ! A l'étranger, citons au hasard presque, le musée
de la Fondation Gulbenkian à Lisbonne, le musée international de la Croix-Rouge et celui de
l'Horlogerie en Suisse, d'autres au Canada, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient.
16 Dans d'autres registres, de la Société des Amis du musée d'Ethnographie du Trocadéro
en 1928 à la Cinémathèque française près d'un demi-siècle plus tard, en passant par le
Comité national de folklore en 1939, la liste des institutions muséographiques, scientifiques,
culturelles auxquelles son nom a été associé est trop longue pour pouvoir toutes les citer.
Il y a joué, par conviction, toujours un rôle actif, affirmé, parfois comme moteur, souvent
comme inspirateur ou comme emblème  : il exprimait ainsi une conviction profonde, celle
selon laquelle un lien indissoluble unit toute production intellectuelle à une action collective.
17 De cette longue liste, il nous faut détacher néanmoins une institution où sa présence, liée à son
métier et à sa passion du musée, a été décisive : premier directeur du Conseil international des
musées (ICOM) auprès de l'UNESCO, il a occupé ces fonctions de 1948 à 1965. Il en a conçu
l'organisation, le centre de documentation, les publications, y a organisé les innombrables
conférences internationales et colloques de spécialistes, lancé les comités nationaux. Et il a
sillonné le monde... Il ne quittera la direction de l'ICOM, en 1965, que parce qu'il lui fallait
consacrer en entier son énergie à la toute prochaine installation de son musée dans le nouveau
siège. Puis, à partir de 1968, il reviendra à l'ICOM à titre de conseiller permanent.
18 Enfin — et comment ne pas le souligner ici  ? — lorsqu'à partir de 1979 se préparera une
politique publique du patrimoine ethnologique français, sollicité tout naturellement, le vieil
homme prodiguera ses conseils avec générosité ; il appartiendra au Conseil du Patrimoine

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ethnologique, dès sa création en 1980, jusqu'en 1984, terme du mandat, et participera avec
son assiduité et sa fougue habituelles à tous les travaux et débats jusqu'à son hospitalisation
en 1983.

Le muséographe
19 C'est sans aucun doute dans ce domaine que G.H. Rivière aura connu les plus beaux succès et
fait son œuvre la plus originale. De l'exposition la plus temporaire à la conception même d'une
institution muséale indissolublement liée à la recherche, de l'enseignement muséographique
à la sociologie du public des musées, il n'est pas un seul aspect qu'il n'ait abordé, pratiqué,
réinventé, analysé, marqué de sa griffe. Sa leçon est capitale en ce moment surtout, où
la recherche ethnologique tend de plus en plus à s'incorporer à la sphère universitaire, en
divorçant des musées qui l'ont cependant vue naître, au risque de se couper du grand public.
20 Mariant la « recherche du temps perdu » et celle du « temps présent » dans sa volonté de faire
du musée ethnographique la traduction fidèle, sensible, belle et signifiante en même temps
des sociétés, de leur passé, de leur inscription dans la nature, ce « moderne » s'est néanmoins
attaché pendant longtemps à illustrer la civilisation rurale française à son apogée, qu'il situait à
juste titre à la charnière du xviiie et du xixe siècle. Ses expositions se voulaient des événements,
à même de saisir le visiteur par un effet de réalité nouvelle, de lui rendre sensible l'expérience
reconstruite de styles de vie, de modes de pensée, de périodes révolues, qu'il s'agisse de mondes
exotiques ou familiers. Son traitement de l'objet ne contribuait pas pour peu à bousculer les
automatismes de perception du visiteur. Car, pour lui, l'explication intellectuelle offerte au
visiteur du musée et qu'il souhaitait construite sur « de grandes notions simples prélevées dans
la vie même et, par là-même, familières au grand public », n'était pas séparable de l'émotion
que celui-ci éprouvera à la vue des objets, des images qu'on lui proposait.
21 G.H. Rivière aura ainsi créé et imposé un style muséographique qui marquera de façon
indélébile bon nombre des conservateurs actuels. A la recherche de ce qu'il appelait « une
sorte de fonctionnalisme muséographique », il s'efforçait de « purifier » l'objet, de se libérer
des « routines » telle celle de la symétrie axiale, d'imposer aux présentations des « rythmes
dynamiques », en ménageant des vides et des pauses. La construction muséographique devait
cependant rester aussi proche que possible du programme scientifique. Toute présentation
devait être conçue pour permettre des modifications élément par élément et, par là, rester
évolutive. Il préconisait, enfin, l'emploi systématique, massif, des techniques audiovisuelles.
A l'École du Louvre d'abord, dans deux universités parisiennes à partir de 1971, et jusqu'à ces
toutes dernières années, il n'aura cessé de diffuser ses idées surtout à travers l'enseignement
de la muséologie, le seul vers lequel les ethnologues pouvaient alors se tourner.
22 Mais cette pratique comme cette réflexion sur l'institution muséale seront sans cesse remises
en question, pour aboutir, à partir de 1966, à un nouveau concept : l'écomusée. Si Hugues de
Varine a forgé le nom, son contenu et le mouvement qui s'ensuivit doivent leur originalité
et leur substance à G.H. Rivière. «  L'écomusée n'est pas musée  » disait-il  ! Le point de
départ de sa réflexion, coïncidant avec la création des premiers parcs naturels régionaux,
fut une fois de plus fourni par l'architecture rurale et les choix qu'elle impose en matière de
conservation. L'aboutissement : une institution créée à la suite d'initiatives locales, dotée d'un
territoire variable, parfois morcelé, porteur de biens naturels, reflet d'une histoire, habité par
une population censée s'y reconnaître. A la conservation et aux recherches en tous genres sur
l'homme, son passé, son milieu, ses possibilités de subsister, s'ajoute la volonté de faire de
l'écomusée une école, un lieu d'activités culturelles et d'expérimentation sociale, un miroir
tendu à la population locale avant tout.
23 A concept muséal nouveau, malléable, évolutif par définition, mode d'organisation original :
pouvoirs locaux et organismes d'État sont associés, mais surtout est recherchée la participation
active, organisée, de la population concernée à la gestion de l'écomusée. Plus même  : on

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voudrait que d'objet d'investigation, cette population se transformât en sujet de sa propre


connaissance. Musées de plein air, du temps, de l'espace, les écomusées se veulent insérés le
plus possible, par leur organisation et leur gestion, dans le voisinage social et intellectuel. Ils
se multiplieront à partir de 1971, et se diversifieront créant par là même les conditions d'une
crise de l'institution : rançon inévitable de la novation !
24 Quelles qu'en puissent être les ambiguïtés, retenons que, à propos de ce non-musée, G.H.
Rivière a posé, plus généralement, de façon plus fondamentale, le problème des rapports à
la population étudiée en même temps qu'au public. Ce qui n'est ni surprenant ni inattendu
de la part d'un homme qui depuis longtemps «  souhaitait que la fréquentation des musées
devienne un loisir populaire » et souffrait de ce que l'art « soit quelque chose de sacralisé et
que la fréquentation du musée soit la pratique des élites » pour reprendre le témoignage de
J. Dumazedier.

De l'architecture rurale aux systèmes régionaux : musée et


recherche ethnologique
25 L'expérience acquise lors de la conception de la mission Dakar-Djibouti en 1931-32 n'a
certainement pas été étrangère au rôle dévolu par G.H. Rivière à l'organisation, déjà évoquée,
de vastes enquêtes collectives, multidisciplinaires dans le cadre du nouveau musée des Arts et
Traditions populaires. Elles se succéderont dès 1938 : les unes prolongent celles, de caractère
folklorique, animées à partir de 1935 par L. Febvre et A. Varagnac notamment, au Centre
de Recherches Collectives, appendice du Centre International de Synthèse. Par le moyen de
questionnaires, grâce à des informateurs privilégiés répandus à travers tout le pays, toute une
série de faits culturels seront repérés et décrits : alimentation populaire, droit coutumier, usages
festifs, artisanats, etc. Un projet d'Atlas folklorique de la France a même été mis en route en
1942.
26 D'autres recherches, plus monographiques, sont conduites sur le terrain, également dès 1938,
par les collaborateurs du Musée  : ce furent les «  missions d'ethnographie folklorique  »
en Bretagne, Berry, Normandie, Sologne notamment. Cette dernière mission reçut même
à l'époque la brève visite de B. Malinowski, comme pour symboliser la continuité avec
l'ethnologie exotique qui caractérise le développement de l'ethnologie de la France.
27 De cette même étude des faits culturels relèveront deux grandes enquêtes nationales réalisées
par le moyen des «  chantiers intellectuels  » déjà évoqués  : l'une portera sur le mobilier
traditionnel, l'autre, de loin la plus intéressante et riche d'implications et de prolongements,
sur l'architecture rurale. Conçue sur une idée de l'architecte Urbain Cassan et organisée par
une équipe animée par G.H. Rivière, entouré notamment de P.-L. Duchartre et G. Pison, cette
recherche, qui dura de 1941 à 1948, a été confiée surtout à des architectes formés à cette
tâche ; elle livrera un énorme matériel encore aujourd'hui en grande partie inédit (bien que
partiellement repris dans le Corpus d'architecture rurale conçu par J. Cuisenier).
28 L'architecture rurale fournira à la réflexion et à l'action de G.H. Rivière ce thème durable
déjà évoqué, sur lequel il reviendra périodiquement tout au long de sa vie et à propos duquel
il formulera, souvent avec bonheur, toute la gamme de ses préoccupations d'ethnographe et
muséologue. Pour la recherche, il préconisera un croisement des démarches du géographe et
de l'architecte. Le choix des spécimens étudiés fut, certes, empirique : mais on tenait compte
avec raison des normes et des images populaires — nous dirions : indigènes — relatives aux
habitats les plus représentatifs.
29 Si aucune référence à quelque style régional n'apparaît dans le projet, sa cible est la « maison
folklorique  », construite par des artisans, enracinée dans un paysage et dans une histoire,
produit d'un genre de vie, « faisant corps avec la nature tout en exprimant l'homme ». L'EAR
1425 — sigle qui désignait cette «  enquête d'architecture rurale  » — devait d'abord faire
connaître cet objet culturel qui révèle le mieux la genèse, les particularités, le fonctionnement

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de la mosaïque des micro-sociétés rurales. Dans son étude, G.H. Rivière — exprimant en cela
la pensée de toute l'équipe — récuse toute intention esthétisante qui aurait risqué de nourrir par
la suite pastiche ». En même temps il refuse l'analyse formelle, qui procèderait du « classement
exclusif par formes », comme de celui par « éléments architecturaux ». L'accent est en revanche
mis sur les rapports entre formes et fonctions.
30 C'est par là, pourrait-on dire, que la maison paysanne devient l'objet le plus constant, le
plus provocant aussi dans la réflexion de G.H. Rivière sur l'art populaire et ses propriétés
esthétiques. Renouvelée, non dénuée de reprises, de retouches, de contradictions, empruntant
parfois à l'esprit du temps, cette réflexion sur l'esthétique du populaire porte d'ailleurs à la
fois sur la maison, le costume, le mobilier, le décor et les objets usuels. Elle est sous-tendue
par une prise en compte des traits d'ensemble de la société rurale, de sa dynamique, de ses
décalages. Poursuivie à propos de l'architecture, à travers de nombreux textes, elle se veut
aussi objective que possible, relevant décorations, proportions, ordonnances architectoniques,
rapports harmoniques ou désordre du dessin, rapports avec les formes de l'architecture
savante : la volonté scientifique réussit presque à l'emporter sur la sensibilité profonde de cet
authentique amateur d'art. C'est cette démarche qui lui a permis de combattre la confusion
naïve entre art populaire et pittoresque, comme le mépris longtemps voué par les historiens
de l'art à l'encontre de cet «  art populaire  », en une période où la production esthétique
vernaculaire s'évanouissait, alors que les contrefaçons réputées populaires se multipliaient.
31 Mais observer l'architecture traditionnelle ne suffisait pas. Il fallait que les résultats de la
recherche facilitent la rénovation et la transformation du bâti, instrument essentiel de la vie
rurale, en conciliant besoin de restauration et « souci de garder au paysage français sa valeur
culturelle unique ». Il fallait aussi en faire le fondement d'une action de conservation. G.H.
Rivière y reviendra sans cesse, en proposant des formules successives variées, en tournant
autour de l'imposante, difficile solution du «  musée de plein air  », en arguant du péril de
la disparition de ce patrimoine pour plaider sa préservation in situ dans toute la mesure du
possible. Pour une bonne part, la formule de l'écomusée, on l'a vu, tentera d'apporter une
réponse à ce souci.
32 A ces grandes enquêtes collectives, normalisées grâce à des instructions détaillées et à des
questionnaires, passe-partout, succéda une autre forme de recherche à l'animation de laquelle
G.H. Rivière s'est consacré à partir des années soixante. Il s'agira alors de saisir, par un effort
concerté de chercheurs aux formations les plus diverses, une région ethnologique, historique,
géographique en tant qu'entité sociale, culturelle et territoriale. L'identification de celle-ci se
combinait avec l'éclairage convergent fourni par les multiples sciences de la société et de la
nature, pour tenir lieu de projet théorique ou de corps d'hypothèses.
33 D'abord l'Aubrac, région montagneuse, archaïque du sud du Massif Central  : sociologues,
économistes et agronomes, géographes, historiens, dialectologues et surtout ethnologues s'y
succédèrent entre 1963 et 1966. La moisson d'objets, enregistrements, photos, films sonores
fut aussi abondante que les écrits dont la publication s'achève à peine.
34 Une étude ethno-historique y éclairait les causes du déclin économique et les mouvements
migratoires originaux, comme elle informait utilement les propositions d'une recherche
appliquée. Ensuite, entre 1966 et le départ de G.H. Rivière à la retraite, la recherche sur le
Châtillonnais, partie septentrionale de la Bourgogne, choisie sur une suggestion de C. Lévi-
Strauss. Ensemble contrasté par rapport à l'Aubrac sur de nombreux points, cette région qui
connut une industrie précoce, et de nombreuses mutations démographiques et économiques,
fit l'objet du même type d'investigation multidisciplinaire que l'Aubrac, au fil conducteur peut-
être plus ferme. Mais les équipes se sont dissociées et les publications ont été faites en ordre
dispersé, à l'image des inspirations  : l'ethnologie de la France entrait dans un nouvel âge.
La communication voulue et activement prônée entre participants par G.H. Rivière, comme
le choix des analyses spécialisées, conduites tantôt à grande, tantôt à petite échelle, ont-ils

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abouti, dans l'expression finale de ces vastes entreprises, à autre chose qu'à des chapitres
parallèles  ? A transformer en réalité épistémologique le principe de l'interdisciplinarité  ?
A mettre en évidence ce que A. Leroi-Gourhan appelle les «  lignes de construction de la
société considérée » ? On peut se le demander, et les réponses varieront selon la rigueur et
le recul de l'interrogation. Il n'en reste pas moins que dans l'une et l'autre recherche, comme
dans ses entreprises antérieures, G.H. Rivière sut rendre la quête du passé et l'étude du
particulier inséparables des bouleversements récents comme de la préparation des inévitables
et indispensables modernisations que devaient connaître les campagnes françaises.
35 Surtout, en remplaçant l'observation des objets et traits culturels isolés, par la saisie de ces
faits sociaux totaux que sont les groupes et territoires régionaux, cet animateur hors pair aura
marqué, dans la connaissance de la société française, le passage du folklore à l'ethnologie.
L'homme et son institution auront ainsi réellement joué un rôle décisif dans le processus de
formation de l'ethnologie moderne de la France  : un processus dans lequel, comme à mi-
chemin entre la fusion et la juxtaposition, aux apports et compétences des anthropologues
proprement dits vinrent s'ajouter ceux des folkloristes et des historiens, des géographes et des
sociologues.
36 Il y a un demi-siècle, le folklore se développait surtout en province, affaire d'érudits et
d'amateurs éclairés de bonne volonté, extérieurs au milieu universitaire. Mais la jeune science
ethnographique des années trente, tout comme la sociologie auparavant, était avant tout
parisienne et proche des pouvoirs. G.H. Rivière a su utiliser cette situation. Mêlé aux modes
et aux événements du jour, sachant les créer aussi, il tirera parti de toutes les ressources
possibles en moyens comme en idées, pour construire son institution et son image : en somme
l'essentiel de son œuvre. C'est à Paris qu'il liera des amitiés, des compagnonnages, dont certains
durèrent toute une vie, alors que d'autres se brisèrent en brouilles ou malentendus. Parmi les
premiers, parce qu'ils marqueront, par la fréquentation, et par une osmose intellectuelle, des
temps forts dans la démarche, rappelons-en trois : l'amitié avec Michel Leiris ; le lien, avec
Claude Lévi-Strauss, dont bien des idées vinrent inspirer le programme muséographique de la
galerie culturelle du Musée des Arts et Traditions populaires ; André Leroi-Gourhan, associé
de près à l'ample moisson de l'Aubrac.
37 Pour vraiment rendre compte de cette œuvre en représentation que forment la vie et la carrière
de G.H. Rivière, il faudrait, au préalable, reconstituer l'histoire intellectuelle et artistique,
mondaine et politique du Paris des deux après-guerres et des années 1940-45. Il faudrait aussi
rassembler la mosaïque éparse de ses innombrables écrits — articles et lettres, notes de travail,
programmes d'expositions et préfaces de catalogues, instructions techniques et synthèses
provisoires, circulaires et notices d'exposition — dont émergent les deux monumentaux
volumes des «  Arts populaires des pays de France  » qu'il signa avec A. Desvallées et D.
Glück. Il faudrait enfin mieux saisir et raconter un caractère, un tempérament faits de mille
traits singuliers, contradictoires, et d'une énergie inépuisable qui n'a cessé de démentir son
apparente fragilité physique et de consommer toutes les heures de cette vie si rarement privée.
Alors seulement pourra-t-on prendre une vue claire des lignes de force comme des sinuosités
d'une pensée qui traitait les théories et les concepts comme des objets muséaux, et ces derniers
comme des idées sensibles. Alors aussi décèlera-t-on clairement les inspirations absorbées
comme les marques imprimées par ce personnage à tous égards hors du commun.
38 Inventeur incessant, partisan résolu d'une ethnologie de notre temps, G.H. Rivière n'en aura
pas moins — et il semble bien qu'en fin de compte ce fut là son choix décisif — donné une
prééminence certaine à l'étude ethnologique de la civilisation traditionnelle, en son essence et
en ses produits. A témoin voici ce que, appelé à imaginer le musée des Arts et des Traditions
populaires de la fin de ce siècle, il écrivait en 1967  : «  Dans toute la galerie culturelle et
dans les vitrines de la galerie scientifique, conserver à tout prix là prédominance des objets

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traditionnels, trésor incomparable, message d'un monde disparu, qui feront un Louvre de notre
musée. »
39 Ne confirmait-il pas ainsi la vocation et la mission de sauvetage, « au crépuscule d'une très
vielle civilisation », qu'il assignait à l'ethnographe en 1943 ? « Tâche analogue — écrivait-
il alors, dans un texte co-signé avec M. Maget — à celle menée jadis, au profit de la haute
culture, par les moines attachés à sauver de la ruine les vestiges éclatants de civilisations et
de pensées parfois éloignées de leur propre conception du monde ». En faisant ce choix, G.H.
Rivière a su cependant concevoir un monde dans lequel le passé éloigné de sa sensibilité vient
éclairer notre présent.

Pour citer cet article


Référence électronique
Isac Chiva, « George Henri Rivière : un demi-siècle d'ethnologie de la France »,  Terrain [En
ligne], 5 | 1985, mis en ligne le 23 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/index2887.html

Chiva I., 1985, « Georges-Henri Rivière un demi-siècle d’ethnologie de la France », Terrain,


n° 5, pp. 76-83.

À propos de l'auteur
Isac Chiva
Directeur d'études à l'EHESS

Droits d'auteur
Propriété intellectuelle

Index géographique : France


Index thématique : hommages, muséographie
Licence portant sur le document : Propriété intellectuelle

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