doi : 10.3406/shmes.2005.1891
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_2006_act_36_1_1891
La reconstruction de l'espace
Constantinople/Istanbul
dans la seconde moitié du XVe siècle
Çigdem KAFESCIOGLU
Note de l'auteur : je voudrais remercier l'Institut français d'études anatoliennes pour avoir
entrepris la traduction de cet article.
1 . La transformation de Constantinople à la suite de la conquête ottomane est analysée dans ses
dimensions symboliques et vernaculaires par Ç., Kafescioglu Constantinopolisl Istanbul : Imperial
Vision, Cultural Encounters and the Making of the Ottoman Capital City (sous presse).
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2. Il s'agit de la medrese Mevlana Zeyrek (ou mosquée du Molla Zeyrek) qui est la première
institution d'enseignement de l'Istanbul ottoman, située dans l'ancienne église du Christ
Pantocrator ; du monastère de l'Akataleptos dans lequel se trouvait la première « soupe
populaire » {imaret) ; et de l'église de Kyriotissa, utilisée comme un couvent nommé
Kalenderhane. L'hôpital appelé « Aristo » dans le plus ancien vakfiye daté de l'époque de
Mehmed II, dans les années 1470, pourrait être une église ou un monastère réutilisé par les
Ottomans. Cependant l'identité de cet édifice reste incertaine. Tous ces édifices appartiennent
aux fondations de Mehmed II et sont mentionnés dans les actes rédigés dans les années 1470 :
Fatih Sultan Mehmed'in Vakfiyeleri, O. ERGIN éd., Istanbul, 1945. La conversion de nombreuses
églises en mosquées a été réalisée sous les règnes des successeurs de Mehmed II, Bayezid II (1481-
1512), et le fils de celui-ci, Selim I (1512-1520).
Constantinople dans la seconde moitié du XVe siècle 115
ottomane n'avait pas utilisé les palais byzantins, mais s'était servie de
certaines pièces du Grand Palais et du domaine impérial des Blachernes
pour y créer des ateliers royaux et des ménageries.
Les interventions des Ottomans dans l'espace urbain et en
particulier l'érection de nouveaux monuments plutôt que la réutilisation des
édifices byzantins (excepté Sainte-Sophie, église impériale devenue
grande mosquée impériale) doivent être appréciées en fonction des
dynamiques de la politique ottomane. La conquête de la capitale de
l'Empire byzantin constitue le catalyseur essentiel pour la transformation
en empire de l'Etat ottoman. Constantinople a été reconstruite en
symbiose avec de nouvelles tendances politiques et culturelles, une nouvelle
conception de la souveraineté et la constitution parallèle d'une nouvelle
élite administrative. La capitale est conçue comme un espace abritant,
représentant et reproduisant l'ordre ottoman.
D'après les trois chroniques écrites pour Mehmed II pendant la
même période (par ordre de publication, celles de Kritovoulos, Mu'ali et
Tursun Beg, respectivement en grec, persan et turc), le Sultan ordonne à
ses Vizirs de mettre en chantier des palais et des édifices publics à
Istanbul3. Selon la chronique de Kritovoulos, la plus détaillée sur ce sujet, le
Sultan aurait ordonné à son entourage la construction de palais, de
hammams, d'espaces commerciaux (han), de marchés, d'ateliers et
d'édifices religieux pour accroître la grandeur et la belle ordonnance de la
ville. Selon Kritovoulos, « son objectif fut désormais de faire de la ville la
plus grande et la plus imposante de toutes les villes, comme elle l'était
autrefois, dans toute sa puissance, sa magnificence et sa richesse, par ses
écoles et ses commerces, avec tous les métiers et toutes les bonnes choses,
et ses monuments publics et privés ».
Cette introduction à la description de l'œuvre bâtie de Mehmed II
et de ses vizirs révèle certains aspects importants des plans urbains du
Sultan ainsi que la conception architecturale et politique sur laquelle ils
reposent. L'ordre du Sultan (et par la suite, l'activité urbanistique de
l'élite ottomane) montre l'impact de la structure administrative
centralisée de l'époque sur la fondation de la capitale. Le règne de Mehmed II
voit l'apparition d'une hiérarchie administrative bien précise. La nouvelle
classe dirigeante, composée pour la plupart de convertis (issus du dev-
chirmé) d'origine aristocratique, parvenus à un rang élevé dans la hiérar-
3. KRITOVOULOS, History ofMehmet the Conqueror, trad. C. T. RlGGS, Princeton, 1954, p. 141
et suiv. ; Mu'ali, Hunkarname, Bibliothèque du Palais de Topkapi, H 1417, fol. 8v ; TURSUN
BEY, The History ofMehmet the Conqueror, trad, et éd. H. ÎNALCIK et R. MURPHY, Minneapolis
1978, fol. 59v.
4. KRITOVOULOS, ibid., p. 141-142. Pour plus de détails voir Ç. KAFESCIOGLU, Constantinopolis-
/Istanbul, op. cit.
116 Çigdem KAFESCIOGLU
dernes. Les premiers projets de la Papauté pour Rome sont réalisés dans
les mêmes années que les projets d'Istanbul. Grâce à ces travaux, Rome
rejette son enveloppe médiévale et s'agrandit sur les zones habitées à la
période impériale8. Au XVIe et au XVIIe siècles, Ispahan et Paris sont
également agrandis et pourvus de monuments, dans le cadre de projets mis en
place par des administrations centrales9. Suite au transfert du trône
d'Edirne à Constantinople, Istanbul aussi sort de son noyau médiéval.
Les projets mentionnés visent en général la totalité du territoire intra-
muros, et partiellement les habitations extra-muros, à Eyùp et, du côté
asiatique, à Ùskiidar (Scutari10).
Les interventions et entreprises des Ottomans sur ce sujet ne
suivent pas une méthode unique et homogène, mais combinent des
approches et des modèles différents. Dans une vision impériale et syncrétique,
les Ottomans adoptent et fusionnent une série de réflexions et de
pratiques d'urbanisation. Les pratiques d'urbanisation ottomane d'avant la
conquête, les plans de villes idéales s'esquissant en Italie lors de la
Renaissance et la structure urbaine byzantine ont eu un impact sur le processus
de construction de la capitale ottomane. Nous allons brièvement traiter
ces trois facteurs, ainsi que leurs relations avec le nouvel ordre politique.
Une des caractéristiques de l'urbanisation ottomane avant la
Conquête, est la construction de kulliye11. Ces dernières sont bâties
autour de zaviye [couvent] qui assurent la fonction de mosquée. Elles
constituent également le centre de nouveaux quartiers et de faubourgs. Celles
qui ont été construites sous le règne de Mehmed II et de ses vizirs sont les
héritières de cette tradition, mais les cadres institutionnels et la structure
architecturale de ces kulliye se distinguent de celles de l'époque
prémoderne. Désormais, leurs centres ne sont plus des zaviye ayant une
8. Pour les activités d'architecture et d'urbanisme de la papauté dans les années qui suivent le
retour à Rome, et leur interprétation, voir Ch. BURROUGHS, From Signs to Design. Environmental
Process and Design in Early Renaissance Rome, Cambridge, 1990, M. CHIABO, G. D'ALESSANDRO,
P. PlACENTINI, Allé origini della nuova Roma : Martino V, C. RanieRI dir., Rome, 1992.
9. En ce qui concerne les projets « royaux » transformant Paris et Ispahan aux XVIe et XVIIe siècles,
voir H. BALON, The Paris of Henry TV. Architecture and Urbanism, Cambridge, 1991 ; Studies on
Isfahan, n° spécial de Iranian Studies, 7, 1974.
10. Pour Constantinople à l'époque byzantine tardive, cf. N. NECIPOGLU, Byzantium Between the
Ottomans and the Latins : Politics and Society in the Late Empire, Cambridge (sous presse).
11. Pour désigner les monuments constituant le centre des complexes {kulliye) des premiers
sultans ottomans, on a proposé plusieurs définitions et équivalents dont l'expression « mosquée à
zaviye » (couvent) serait la plus appropriée. Cependant, ceux qui ont été construits avant la
conquête sont désignés par le terme « couvent » (zaviye ou imaret) aussi bien dans les actes de
fondation (vakfiye) que dans les inscriptions monumentales. Il serait peut-être plus juste de les
interpréter comme des espaces dans lesquels la fonction d'accueil est prépondérante, mais qui
offrent une place pour le culte. Deux catalogues différents de ces édifices sont donnés par
A. KURAN, The Mosque in Early Ottoman Architecture, Chicago, 1968, et E. HAKKI Ayverdi, Ilk
Devir Osmanli Mimarisi, Istanbul, 1971.
118 Çigdem KAFESCIOGLU
12. Fatih Sultan Mehmed'in Vakfiyeleri, O. ERGIN éd., Istanbul, 1945 ; Zwei Stifisurkunden des
Sultan Mehmed II, Fatih, TAHSIN Oz éd., Istanbuler Mitteilungen IV, Istanbul, 1935 ; Fatih
Mehmed II vakfiyeleri, id., Ankara, 1938 ; MM 19 : Ayasofya Vakfi Cibayet Defteri, daté de
895 H., Baçbakanhk Arçivi ; Mukata'a defteri, 914 H. et ensuite, Basbakanhk Arçivi KK 4988 ;
Ayasofya Vakfi cibayet defteri, 926 H., Istanbul Atatùrk Kùtuphanesi, M. C.0. 64. Le plus ancien
document, édité par Halil Inalcik, porte la date de 1455. Cf. INALCIK, « Istanbul », Encylopedia of
Islam, t. 5, p. 224-248 ; ID., « Ottoman Galata », E. ELDEM dir., Première rencontre internationale
sur l'Empire ottoman et la Turquie moderne, INALCOIMSH, 18-22 janvier 1985, Istanbul et Paris,
1991, p. 17-116. Pour l'évaluation du réseau de patronage formé par les vakif de Mehmed II,
cf. Çigdem Kafescioglu, Constantinopolis/Istanbul, op. cit.
13. Ces dernières années, les échanges culturels entre les Ottomans et l'Italie de la Renaissance
ont retenu l'attention d'historiens, tant de l'Empire ottoman que de la Renaissance. Ces deux
mondes étaient considérés jusqu'à présent étrangers l'un à l'autre ; les efforts pour les replacer
dans un cadre historique plus large, celui du monde pré-moderne, ont gagné en visibilité. Pour
ces travaux cf. G. NECIPOÔLU, The Age of Sinan : Architectural Culture in the Ottoman Empire,
Londres, 2005 ; EAD., « Plans and Models in 15th and 16th Century Ottoman Architectural
Practice», JSAH, 45, 1985, p. 224-243 ; J. RABY, «A Sultan of Paradox: Mehmed the
Conqueror as a Patron of the Arts », The Oxford Art Journal, 5/1, 1982, p. 3-8 ; ID., « Pride and
Constantinople dans la seconde moitié du XVe siècle 119
Prejudice : Mehmed the Conqueror and the Italian Portrait Medal », J. G. POLLARD éd., Studies
in the History of Arts, XII : Italian Medals, Washington, 1987, p. 171-194 ; L. JARDINE et
J. BroTTON, Global Interests : Renaissance Art between East and West, Londres, 2000.
14. Pour une discussion de cet arrangement de l'espace, cf. S. YerASIMOS, La Fondation de
Constantinople et de Sainte-Sophie dans les traditions turques : légendes d'Empire, Istanbul et Paris,
1990 ; Ç. Kafescioglu, Constantinopolis/Istanbul, op. cit.
15. M. RESTLE, « Bauplannung and Baugesinnung unter Mehmed II Fatih », Pantheon, 39, 1981,
p. 361-367.
16. Reproduction en fac-similé du traité de Filarete : Filarete 's Treatise on Architecture, éd. et tr.
J. R. SPENCER, 2 vol., New York et Londres, 1965. Pour une évaluation de Sforzinda dans le
contexte des dynamiques politiques et culturelles de l'époque, cf. J. ONIANS, « Alberti and
Filarete : A Study in their sources », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 34, 1971,
p. 96-114; P. PlEROTTI, Prima de Machiavelli : Filarete e Francesco di Giorgio consiglieri del
principe, Pise, 1995.
120 Çigdem KAFESCIOGLU
17. Françoise Choay souligne que ces optiques forment les deux dimensions distinctes de la
sensibilité nouvelle aux monuments historiques apparue dans l'Europe de la Renaissance. Selon
elle, les hommes de la Renaissance ont une approche des œuvres anciennes qui va au-delà d'une
distance historique : ils déterminent une nouvelle esthétique dont les critères sont des
préoccupations utilitaires, politiques et morales : Fr. CHOAY, The invention of the Historic
Monument, tr. L. M. O'Connell, Londres, 2001 (éd. originale 1992), p. 17-39.
18. Pour une interprétation de la Porte Dorée comme arc de triomphe et sa restitution, voir
C. MANGO, « The Triumphal Way of Constantinople and the Golden Gate », Dumbarton Oaks
Papers, 54, 2000, p. 174-188.
Constantinople dans la seconde moitié du XVe siècle 121
19. Cette image urbaine a été étudiée et publiée pour la première fois dans I. MANNER,
« Constructing the Image of a City : The Representation of Constantinople in Christopher
Buondelmonti's Liber Instularum Archipelagi », Annals of the American Association of Geography,
87, 1997, p. 72-102.
20. siècle,
XVe Pour voir
l'étude
L. NUTI,
détaillée« The
de ces
Perspective
types dePlan
représentations
in the Sixteenth
urbaines
Century.
apparues
The vers
Invention
la fin ofdua
Representational Language», The Art Bulletin, 76, 1994, p. 105-128. En ce qui concerne
l'interprétation politique de ces représentations, cf. L. MARIN, Utopies : Spatial Play, trad.
R. A. Wollrath, New Jersey, 1984, p. 208 et suiv.
122 Çigdem KAFESCIOGLU
21. La statue de Justinien sur le forum de l'Augustéon : voir C. MANGO, « The Column of
Justinian and its Successors », Studies on Constantinople, Hampshire et Vermont, 1993, p. X/l-
20. L'histoire de la statue à l'époque ottomane : voir J. RABY, « Mehmed the Conqueror and the
Byzantine Rider of the Augustaion », Topkapi Sarayi Muzesi Yilhk, 2, 1987, p. 141-153.
Constantinople dans la seconde moitié du XVe siècle 123
ils se trouvaient, ont su passer avec aisance d'un discours à l'autre, d'une
stratégie de représentation à l'autre.
Dans les décennies qui suivent la conquête, la diversification, la
polysémie et le syncrétisme qui se marquent dans l'image tant spatiale
que visuelle, de la ville, ne sont pas le résultat des difficultés rencontrées
pour bâtir une ville ottomane sur des fondations byzantines. En nous
appuyant sur les observations de Cernai Kafadar à propos de la structure,
politique et culturelle, de l'Anatolie au Moyen Âge tardif, nous pouvons
affirmer que l'attitude culturelle qui consiste à accepter et intégrer les
diversités qu'affronte le nouveau pouvoir, donne leur sens à l'éclectisme et
à l'ambiguïté sémiotique 2. La politique absolutiste et centralisatrice
suivie sous le règne de Mehmet II est l'héritage d'une culture de
frontières, tout au long du siècle et demi qui précède, une culture sachant
embrasser, intégrer, s'assimiler les particularités de l'autre ; et, par voie de
conséquence, mettre à son service l'hétérogénéité et l'ambiguïté qui
apparaissent. Le projet de rebâtir Constantinople pour en faire la capitale
des Ottomans est un produit, peut-être le plus important, de
l'affrontement avec l'autre - ici, avec le centre d'un empire millénaire. Ce
projet, qui s'appuyait sur des visions et des conceptions urbanistiques
différentes, avait pour but de créer un nouvel ordre politique et social, et
de le représenter. En même temps, ce projet a aussi pour but de s'adresser
à un éventail social et culturel multiple, complexe, conflictuel parfois ; et
d'être lisible par ce public pluriel.
22. C. KAFADAR, Between Two Worlds : The Construction ofthe Ottoman State, Berkeley, 1995.
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1* i à t > n *n
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