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Politix

Quand l'économie devient politique. La conversion de la


compétence économique en compétence politique sous la Ve
République
Delphine Dulong

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Dulong Delphine. Quand l'économie devient politique. La conversion de la compétence économique en compétence politique
sous la Ve République. In: Politix, vol. 9, n°35, Troisième trimestre 1996. Entrées en politique. Apprentissages et savoir-faire.
pp. 109-130;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1958

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1958

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Résumé
Quand l'économie devient politique. La conversion de la compétence politique sous la Ve République.
Delphine Dulong [109-130].
Les premières années de la Ve République marquent une transformation importante dans les
représentations du métier politique étroitement liée à la valorisation du savoir économique dans
l'espace public. C'est en effet au cours des années soixante, que la compétence économique,
reléguée jusqu'alors au rang de compétence «technique», commence à être reconnue — du moins par
certains acteurs — comme une compétence proprement politique, c'est-à-dire comme une des qualités
requises pour exercer le métier politique. Cette reconversion se joue cependant bien avant
l'avènement de la Ve République et dans bien d'autres secteurs d'activité que ce que l'on appelle le
champ politique. Dans cet article, on se propose ainsi de montrer comment la reconversion de la
compétence économique en ressource politique légitime, dans les années cinquante-soixante, est le
produit d'acteurs multiples qui cherchent par là à consolider leur propre position, non pas dans l'espace
social en général, mais dans leur propre secteur d'activité.

Abstract
When economics becomes politics. The conversion of economic expertise into political expertise.
Delphine Dulong [109-130].
In the first years of the Fifth Republic representations of the political profession underwent a major
change which was closely tied with the recognition of economic competence in the realm of public
policy. In the sixties economic competence which until then had been demeaned as merely technical
by some actors, started gaining recognition as «political» competence, ie the ability required to be a
political actor. Meanwhile, this change took place well before the advent of the Fifth Republic and in
more than one sectors of what is commonly referred to as the political arena. In this article the author
intends to show how the shift from economic competence to legitimate political resource in the fifties
and the sixties was brought about by multiple actors who were thereby attempting to strengthen their
own position, not only in the social area, but within their own sector of activity as well.
Quand l'économie devient politique
La conversion de la compétence économique
en compétence politique sous la Ve République

Delphine Dulong
Centre de recherches politiques de la Sorbonne
Université Paris I

SI L'ENTRÉE dans la carrière politique de certains individus peut


s'expliquer par de très nombreux facteurs, dont le poids est relatif, elle
dépend toujours de leur capacité à maîtriser un certain nombre de
compétences présumées requises pour occuper des positions de pouvoir
(ministre, maire, etc.). Ces compétences, dont on attend que chaque
prétendant au métier politique puisse faire la preuve, peuvent connaître de
grandes variations selon les configurations politiques et selon les époques. Ce
qui était vécu comme un handicap il y a vingt ans peut-être ainsi perçu,
aujourd'hui, comme une qualité absolument nécessaire pour faire carrière en
politique. Comment se constituent ces compétences ? Par qui et comment
sont-elles définies ? Au terme de quel processus des compétences
particulières, produites et valorisées dans certains secteurs sociaux, sont-elles
converties en compétences proprement politiques, c'est-à-dire attachées à la
définition de rôles politiques ? Autant de questions qui, parce qu'elles
renvoient aux normes d'accès au champ politique, sont essentielles à la
compréhension de l'ordre politique.

La science politique analyse généralement ce type de phénomène comme


étant un sous-produit de la compétition politique elle-même. Ce sont les
profits ordinairement liés aux entreprises de démarcation dans le champ
politique qui amènent certains concurrents à essayer d'importer (et
d'imposer) de nouvelles compétences, afin de modifier ou de consolider leur
propre position. Ce type d'analyse, dont il n'est pas question de nier le
caractère heuristique, risque cependant toujours de méconnaître, dans
l'autonomie relative accordée à la compétition politique, ce que la production
des qualités requises pour exercer le métier politique doit à toute une série
d'activités qui n'ont parfois que peu à voir avec cet espace d'activité
différencié qu'est la politique. De la même façon qu'il ne faut pas négliger
dans les analyses des usages politiques du droit «tout ce que représente la
construction sociale d'une activité juridique intrinsèque, par la définition d'un
métier spécifique qui a permis l'autonomisation d'une pratique particulière»1,
il est impossible de comprendre la valorisation de certaines compétences

1. Cf. Lacroix (B.), «Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse
politique», in Grawitz (M.), Leca (J)> dir., Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. I, p. 539-

Politix, n°35 1996, pages 109 à 130 109


Delphine Dulong

dans l'espace politique sans mesurer tout ce que cette valorisation doit au
préalable à des acteurs «extérieurs» au champ politique qui cherchent par là à
consolider leur propre position, non pas tant dans l'espace social en général
que dans leur propre secteur d'activité.

L'exemple de la reconversion de la compétence économique en compétence


politique légitime dans les années cinquante-soixante est à cet égard
particulièrement éclairant. En effet, si la maîtrise des «dossiers économiques»
est aujourd'hui considérée comme l'une des qualités essentielles d'un homme
politique — au point d'apparaître comme un élément constitutif de la
définition du métier politique tant au niveau national que local1 — , la plupart
des hommes politiques, au début de la Ve République, s'oppose encore ou
dénie une telle vision du métier politique. Un rapport du Conseil économique
et social sur les moyens d'information économique paru en janvier 1963, qui
s'inquiète du faible intérêt porté à l'économie, est là pour nous le rappeler : «II
est frappant de constater combien l'élite de ce pays, formée par des siècles de
culture classique, ne considère pas encore l'économie comme faisant partie
de la culture générale. Un honnête homme ne peut ignorer aujourd'hui ce
qu'est la structure de la matière, la philosophie existentialiste ou la peinture
abstraite, mais on ne lui fera pas grief de ne même pas connaître l'expression
de revenu national-2.

De fait, tout indique qu'au début des années soixante l'économie reste encore
un domaine réservé aux seuls initiés, n'intéressant guère les élites
intellectuelles et politiques. Un bon indicateur de ce désintérêt est la faiblesse
de l'information économique dans la presse quotidienne et régionale de
l'époque — en particulier sur tout ce qui concerne les aspects économiques de
l'action gouvernementale.

Selon une étude effectuée au début de l'année 1961 par André Lewin3, le
pourcentage d'information économique par rapport à la surface rédactionnelle
totale ne dépasse guère alors les 10 %. Seuls quatre journaux (Le Populaire, Le
Monde, La Croix et Combat) sur les douze étudiés consacrent plus de 10 % de
leur surface rédactionnelle à l'information économique. Et sur les quatre, un seul
atteint les 20 % (Le Populaire). Encore faut-il remarquer qu'il s'agit de celui dont
le tirage est le plus faible (15 000 exemplaires alors que France Soir, qui ne
consacre que 5,8 % de sa surface rédactionnelle aux questions économiques, tire
à 1 300 000). Autrement dit, le journal qui consacre le plus de pages à
l'information économique en 1961 est celui qui est le moins lu de tous ! Surtout,
comparé au milieu des années quatre-vingt, l'intérêt porté à ce type
d'informations paraît dérisoire. C'est ainsi, par exemple, que la part
d'informations que l'Humanité consacre en moyenne à l'économie en 1961 (7,9
%) est trois fois moins importante qu'en 1984 (26,5 %). Pour Le Figaro, celle-ci est
deux fois moins importante : alors qu'il consacre 20 % de sa surface
rédactionnelle à l'information économique en 1984, il n'en consacre que 9,3 %
en I96I. Quand au quotidien Le Monde, s'il consacre déjà 19,8 % de sa surface

1. Au niveau local, voir par exemple Le Bart (C), La rhétorique du maire entrepreneur, Paris,
Pedone, 1992, et François (B.), «La construction de l'image du "maire entrepreneur"«
communication au colloque Le métier politique, GEMEP-CRPS, Université Paris I, 1994.
2. Cité par Lewin (A.), «La presse et l'information économique et financière en France»
Promotions, 71, 1964, p. 56
3- Ibid., p. 59 et s.

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rédactionnelle à l'information économique en 1961, c'est presque le tiers (soit


29,8 %) qui lui est réservé en 19841.

Ce faible intérêt porté à l'information économique se mesure également en


termes «qualitatifs». Au début des années soixante, elle se réduit en effet à sa
plus simple expression et ne suscite généralement aucun commentaire de la
part des journalistes politiques. C'est qu'il est difficile, comme le remarque
l'un d'eux, «de se passionner pour la politique quand la discussion porte
essentiellement sur le relèvement du salaire horaire des ouvriers de la
métallurgie, la hausse du prix du lait ou l'extension du système des retraites.
De telles questions sont certes de première importance pour les intéressés et,
parfois aussi, pour l'économie nationale. Mais [...] elles sont franchement
"ennuyeuses" et incapables de susciter l'excitation qui donne son tonus aux
combats pour le pouvoir»2. Par comparaison avec les débats que suscite
aujourd'hui «le trou» de la Sécurité sociale, l'opinion peut surprendre. Mais
elle est, à l'époque, généralement partagée par la plupart des intellectuels qui,
comme Raymond Aron, estime qu'«à moins d'être un économiste
professionnel on peut se disputer, mais non s'entre-tuer à propos du service
gratuit, du volume de la fiscalité ou du statut des aciéries»3.

C'est dire si l'action économique d'un gouvernement n'est pas encore — et


pas seulement pour les journalistes politiques — constituée en enjeu politique.
Prévoir correctement, choisir judicieusement et programmer avec efficacité ne
semble pas être perçu, au début des années soixante, comme la trilogie
fondamentale de l'action politique des gouvernements et l'on parle encore
moins de responsabilité politique du gouvernement en matière économique.
Non seulement les hommes politiques se désintéressent de telles questions,
mais ils semblent également les mépriser dans la mesure où ils ne les
conçoivent — comme on le verra plus loin — que comme des questions
techniques par opposition aux questions publiques.

On voudrait ainsi montrer que l'inscription de la compétence économique


dans la définition des qualités requises pour exercer le métier politique
n'aurait pu s'opérer sans une transformation préalable de la science
économique ni sans un important travail de mobilisation de la part d'un
certain nombre d'«ingénieurs-économistes»^, travail par lequel ces derniers

1. Les calculs pour l'année 1984 ont été effectués par nous. Nous avons choisi cette année dans la
mesure où comme l'année 1961 elle ne marquait ni le début d'un septennat, ni sa fin, et ne
connaissait pas d'élections nationales. Pour chacun des trois journaux, le pourcentage
d'information économique que nous avons calculé est une moyenne sur une semaine (celle du 1er
au 8 février 1984) arrondie au dixième près. Pour ce calcul, nous ne nous sommes pas limité aux
seules pages «économiques» dans notre calcul. Nous avons également pris en compte tout article
ayant une dimension économique. C'est ainsi, par exemple, que nous avons considéré comme
étant de l'information économique les articles portant sur des revendications sociales — et à ce
titre généralement insérés dans les pages «société« — qui s'efforçaient de décrire le contexte
socio-économique de ces revendications. À l'inverse, les pages de publicité ainsi que celles
réservées aux annonces (immobilières ou offres d'emploi pour l'essentiel) n'ont pas été
comptabilisées dans le calcul du nombre total de pages, dans la mesure où ces pages n'existaient
pas en 1961.
2. Cité in Meynaud (J), Destin des idéologies, Lausanne, Études de science politique, 196l, p. 39.
3- Aron (R.), L'opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, P- 250.
4. Par là, on n'entend pas seulement ceux qui ont une formation d'ingénieurs ou d'économistes
mais plus largement ceux qui ont le souci de -pratiquer« l'économie, par opposition à ceux qui
n'en font qu'un usage intellectuel comme, par exemple, les professeurs d'économie — encore que,
comme on le verra, certains professeurs (tel F. Perroux) participent au processus que nous
décrivons ici. Comme on pourra le constater, ces ■ingénieurs-économistes« qui travaillent à la
[suite de la note page suivante]
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Delphine Dulong

ont cherché à enrôler un public de «profanes intéressés», parmi lesquels des


hommes politiques, et dont le principal effet est justement la publicisation de
la science économique — c'est-à-dire sa valorisation dans l'espace public. La
conversion de la compétence économique en compétence politique ne peut
alors se comprendre en dehors des tentatives de détenteurs de compétences
économiques («ingénieurs-économistes» et «profanes intéressés») pour
transformer leurs qualités singulières (leur «compétence» économique) en
principes d'action publique, en qualités universelles et intemporelles ayant
valeur en politique, c'est-à-dire en normes tacites d'accès au champ du
pouvoir politique1.

Science de l'économie et science du politique

S'il est impossible ici de rendre compte de Y aggiornamento considérable que


connaît la science économique dans l'après-guerre2, on voudrait cependant
souligner tout ce que la valorisation de la compétence économique doit à la
mathématisation croissante de cette discipline et à sa très large diffusion, dans
les années cinquante-soixante, au sein de de la haute administration sous
l'impulsion du Plan Marshall et avec l'aide de quelques hauts fonctionnaires,
pour la plupart inspecteurs des Finances (comme François Bloch-Lainé3,
Claude Gruson4), ou ingénieurs (comme Alfred Sauvy5, Jean Fourastié6, Pierre
Massé7, Maurice Allais8). Bien que cette «révolution silencieuse» est
généralement moins connue que la révolution keynésienne (à laquelle elle est
pourtant liée), elle est tout aussi fondamentale. Car c'est à travers cette
mathématisation que s'opère la clôture de la science économique^ par
laquelle des économistes ont pu revendiquer une juridiction monopolistique
sur le marché encore largement vierge des politiques économiques10. En effet,
l'investissement dans la technicité et l'introduction de savoir-faire liés à la
mathématique (il s'agit alors, pour l'essentiel, de la statistique, même si se
développent déjà la comptabilité nationale, l'analyse prévisionnelle, la
recherche opérationnelle et bientôt la rationalisation des choix budgétaires)

diffusion du savoir économique ne sont généralement pas les plus experts en matière
économique.
1. B. Gaïti, que je remercie pour sa lecture attentive d'une première version de ce texte, m'a fait
remarquer justement que le choix d'une échelle temporelle «large- pour rendre compte du
processus observé conduit ici à négliger le poids de configurations ou de conjonctures
particulières dans lesquelles il s'opère pratiquement. Un tel choix ne signifie cependant pas que
les différents contextes dans lesquels la publicisation de l'économie peut prendre place n'ont pas
d'importance à nos yeux ; la faible attention qui leur est accordée ici n'est que la conséquence
d'un choix de méthode justifié par le seul souci de sélectionner le niveau d'information le plus
pertinent pour notre problématique.
2. Cela est d'autant plus difficile que ces transformations ont des racines très lointaines. Voir, par
exemple, Levan-Lemesle (L.), «L'économie politique à la conquête d'une légitimité (1896-1937)»,
Actes de la recherche en sciences sociales, 47-48, 1983.
3. Directeur du Trésor (1947-1952) puis de la Caisse des dépôts et consignations (1952-1967).
4. Directeur du SEEF (1952-1961) puis de l'INSEE (1961-1967).
5. Directeur de l'INED (1945-1962).
6. Professeur au CNAM, président de la Commission de la main d'oeuvre du Plan (1953 à 1967).
7. Directeur général adjoint d'EDF (1948-1959) puis commissaire général au Plan (1959-1966).
8. Ingénieur autant que physicien, M. Allais est le premier en France à avoir tenté de reconstruire
la totalité de la science économique sur des bases analogues à celles de la physique dans son livre
À la recherche d'une discipline économique, s. 1., 1943.
9- Sur l'analyse sociale de la clôture «scientifique» de la science économique, voir Caro Q.-Y.), Les
économistes distingués. Logique sociale d'un champ scientifique, Paris, Presses de la FNSP, 1983-
10. J'emprunte l'idée d'une «revendication de juridiction» {claim of jurisdiction) à A. Abbott {The
System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, Chicago University
Press, 1988, chap. 3).

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Quand l'économie devient politique

rend désormais le langage économique inintelligible à ceux qui ne


bénéficieraient pas d'une formation adéquate. La mathématisation de
l'économie conduit ainsi à une mise à distance des «profanes» par laquelle
elle devient un savoir pour initiés, le monopole d'une «aristocratie». Comme
le note Jacques Ellul en 1954, «jusqu'ici, tout homme un peu cultivé pouvait
suivre les travaux, les théories des économistes. Actuellement, il faut être un
spécialiste et un technicien. [...] La technique dans le milieu économique
donne naissance à une aristocratie de techniciens, qui détient des secrets que
personne ne peut percer»1.

Cette clôture «technique» de la discipline économique est d'autant plus


importante que l'investissement dans les mathématiques semble, en outre,
donner aux économistes une prise sur le réel qu'ils n'avaient pas jusqu'alors.
En effet, grâce aux modélisations mathématiques et au calcul statistique,
l'analyse économique peut désormais prétendre anticiper le futur et proposer,
du même coup, des solutions d'avenir2.

Comme l'explique un économiste à la veille des années soixante, «l'analyse


économique, aidée du savoir statistique, fournit aujourd'hui des données
suffisamment précises pour qu'une action étatique ne soit pas menée au hasard
des circonstances ou des influences politiques. On peut savoir, par exemple,
quelles seront les conséquences sur les marchés d'une politique de
réglementation des prix. On peut savoir que si l'on réglemente le prix d'une
marchandise, cela aura inévitablement des répercussions sur les quantités de
cette marchandise qui sont offertes sur les marchés ; ainsi d'ailleurs que sur tout
l'équilibre général de l'économie»3.

Ce qui se passe alors, c'est en fait la transformation des outils du savoir


économique de techniques de compréhension en techniques d'action4. En
effet, les nouveaux outils mathématiques qui viennent d'investir l'analyse
économique par l'intermédiaire d'«ingénieurs-économistes» transforment la
nature même de la discipline : celle-ci tend à devenir une science d'action, qui
plus est, publique, autrement dit une science d'État. On passe ainsi, pour le
dire vite, de l'économie politique aux politiques économiques. De fait, les
années cinquante-soixante constituent l'âge d'or des politiques économiques.
«C'est le temps de la certitude. Les économistes savent : grâce à une
connaissance de plus en plus précise de la réalité, ils savent jouer sur une
gamme de plus en plus diversifiée d'instruments pour permettre aux
gouvernements d'atteindre divers objectifs, tout en assurant la croissance dans
l'équilibre. Du moins, pour beaucoup d'entre eux, en ont-ils la ferme
conviction»5. Et c'est profondément convaincus de l'utilité publique de leur
science qu'ils revendiquent une «juridiction» notamment dans le domaine
d'action économique de l'État". À l'analyse, cette «revendication de
juridiction» revient essentiellement à s'adjuger le droit de prendre part à la
définition de la réalité sociale. Elle consiste, plus précisément, à définir ce qui,

1. Ellul 0). la technique ou l'enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, p. 147-148.
2. Sur les enjeux politiques des sciences dites «prospectives-, voir Boltanski (L), Bourdieu (P.), «La
science royale et le fatalisme du probable», Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, 1976.
3. Boutinard Rouelle (J-). «De l'utilité du savoir économique dans la conduite des affaires privées
et publiques», Revue économique, 6, 1959, p. 881 (souligné par moi).
4. Voir, par exemple, Ellul (J.), La technique ou l'enjeu du siècle, op. cit., p. l60 et s.
5. Beaud (M.), Dostaller (G.), La pensée économique depuis Keynes, Paris, Seuil, 1993, p. 82.
6. Mais pas uniquement comme l'indique explicitement le titre d'un ouvrage de J. Fourastié : La
prévision économique au service de l'entreprise et de la nation (Paris, PUF, 1955).

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dans cette
apporter desréalité,
solutions.
est problématique,
En l'occurrence,dans
il s'agit
le même
ici de temps
réduirequ'elle
le monde
prétend
à ses
y
aspects économiques. Qu'il s'agisse du confort, de l'hygiène, mais aussi des
mouvements revendicatifs, des luttes d'intérêts, ou même des rivalités
internationales, tout semble pouvoir se résumer aux facteurs économiques.
Non seulement ces derniers semblent déterminer les conditions de vie, mais
ils sont présentés comme étant au principe des rapports socio-politiques.

L'ouvrage de Jean Fourastié et André Laleuf paru en 1957, Révolution à l'Ouest,


fournit une bonne illustration de cette vision du monde. Tout y est analysé à
travers le prisme exclusif de l'économie : «Le citoyen français moyen comprend
en effet de plus en plus clairement qu'il n'est pas de progrès social sans progrès
économique, c'est-à-dire que ces éléments de son niveau de vie auquel il tient
particulièrement : pouvoir d'achat des salaires, durée, nature et conditions de
travail, élévation des âges scolaires, confort, hygiène, durée moyenne de la vie...,
dépendent directement des moyens et des méthodes de production, de
répartition et d'échange des richesses, donc de l'activité économique. Ainsi, les
problèmes sociaux, les grèves, les mouvements revendicatifs, les luttes d'intérêts,
qui dressent si souvent les uns contre les autres de puissants groupes
d'hommes, les rivalités internationales mêmes, sont souvent dominés par des
structures économiques si fortement déterminantes Qu'aucune solution n'est
possible si ces structures elles-mêmes ne sont pas modifiées. [...] Mais cette
prise de conscience n'est pas limitée à la France ; dans tous les pays du monde,
les hommes perçoivent de plus en plus clairement que les facteurs
prépondérants de toute civilisation ne sont pas, comme on l'a cru longtemps,
les facteurs juridiques ou politiques, le régime de la propriété, les "rapports de
production", la domination militaire ou policière, mais les techniques de
production»1.

C'est dans une telle perspective qu'il faut comprendre l'apparition dans les
années cinquante d'un nouveau type de réflexions — faisant un large emprunt
à l'analyse «marginaliste» — autour de l'«efficacité dans la gestion des affaires
publiques», de la «rationalisation des affaires de l'État», ou du «rendement»
des services publics. On parle de plus en plus «de la productivité du secteur
public», ou du «coût et l'utilité des services publics», et l'on commence à
s'interroger sérieusement sur la façon dont on pourrait chiffrer «la valeur des
services rendus par l'État»2.

Des premiers essais ont lieu sous la houlette du Comité central d'enquêtes sur le
coût et le rendement des services publics créé en 1946. On mesure le rendement
du service des Haras, celui des établissements d'enseignement technique et des
centres d'apprentissage, ou encore celui des voies navigables. On analyse le
problème des files d'attente afin de préciser le nombre d'employés à placer à un
guichet pour satisfaire la clientèle tout en évitant les pertes d'argent. On cherche
à améliorer l'écoulement des véhicules en milieu urbain. On va jusqu'à mesurer
le rendement d'un service pénitentiaire. On met alors en équation le nombre de
prisonniers et de gardiens pour connaître le coût du gardiennage par détenu ;
on compare le taux de morbidité de la population pénale à celui de la
population générale pour chiffrer l'état de santé des prisonniers ; ou encore,

1. Fourastié (J.), Laleuf (A.), Révolution à l'Ouest, Paris, PUF, 1957, p. 8-9 (souligné par les auteurs).
2. Voir, par exemple, Ardant (G.), «Signification théorique et portée pratique d'une méthode
nouvelle. La mesure du rendement des entreprises et des services publics», Revue économique, 4,
1952, ou encore, du même auteur, Technique de l'État. De la productivité du secteur public, Paris,
PUF, 1953-

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Quand l'économie devient politique

pour mesurer «le rendement de l'effort de rééducation«, on calcule le


pourcentage des récidivistes par rapport au nombre de condamnés.

On l'aura compris, la science économique, «ce savoir scientifiquement


contrôlé qui, patiemment, analyse et réduit les tensions entre les hommes»1,
semble avoir désormais pour ambition d'encadrer l'activité sociale, y compris
l'activité politique. C'est du moins ce qu'explique François Perroux (professeur
à l'ISEA) à ses pairs, lors de sa leçon inaugurale au collège de France en
décembre 1955. D'après lui, «la mesure de l'efficacité des activités
économiques, contrôlée par la science, commence à permettre de juger, en
termes communicables à tous, les conflits et les concours des agents et de
leurs groupes, les rendements et les coûts des comptabilités individuelles, et le
contenu concret de l'intérêt général dans une société organisée»2. Mais il ne
s'agit pas seulement de juger de l'intérêt général ; il s'agit surtout de définir les
politiques publiques en fonction de ce jugement scientifique. C'est ainsi que
les prévisions économiques sont présentées comme autant de prescriptions
scientifiques, comme autant de tendances implacables : «La science n'a pas
pour objet de décrire ce qui doit être, mais ce qui est, était et sera. Ainsi, la
science économique n'a pas pour objet de décrire ce que les hommes doivent
faire ; elle doit étudier l'évolution économique passée et en déduire les
probabilités de l'évolution future. La science ne dit pas ce que les
gouvernements doivent faire, mais ce qui, quoi qu'il fassent, a les plus grandes
chances de résulter de leur action»3.

Comment ne pas voir, alors, à travers tous ces discours — et les réalisations
pratiques qui les accompagnent — , que tend en fait à s'opérer une redéfinition
des principes de légitimation du politique ? Définie comme un discours
scientifique capable de réduire les tensions sociales et de «rechercher les
objectifs véritables [...] au-delà des idéologies de justification et des mythes
sociaux»4, la science économique neutralise la politique en la réduisant à une
simple technique de gestion rationnelle. C'est en effet sous le couvert de la
neutralité scientifique, c'est-à-dire d'une pensée qui, comme l'affirme Jean
Fourastié, n'a «ni patrie, ni doctrine politique»5, que les «ingénieurs-
économistes» espèrent voir un jour le politique déterminé par des «prévisions
économiques» et non par «l'arbitraire» des délibérations parlementaires. Pour
eux, la politique (économique) »doit se fixer des buts, des objectifs à long
terme et réaliser des conditions nécessaires pour que ces objectifs soient
remplis. Ces buts ne peuvent être déterminés avec exactitude et d'une façon
valable au point de vue scientifique que si l'on fait des prévisions
économiques ; car le but ne peut pas être arbitraire : il doit être le point de
passage obligé, qu'il faut franchir pour obtenir le progrès social»6.

On retrouve une telle ambition dans Révolution à l'Ouest, mais sous la forme,
cette fois, d'une dénonciation du caractère peu scientifique des choix
politiques : «En effet, l'on s'aperçoit vite que, dans l'état actuel des sciences
humaines, aucune réponse sûre et précise ne peut être donnée à la question

1. Perroux (F.), Leçon inaugurale faite le lundi 5 décembre 1955 au Collège de France, p. 8.
2. Ibid. (souligné par moi).
3. Fourastié (J)> La civilisation de I960, Paris, PUF, 1947, p. 114.
4. Perroux (F.), «Sur la science économique-, Revue de l'enseignement supérieur, 2, I960, p. 128.
5. Fourastié (J)> La civilisation de I960, op. cit., p. 73.
6. Fourastié (J.), La prévision économique au service de l'entreprise et de la nation, op. cit., p. 9
(souligné par moi).

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suivante : que doit faire un gouvernement pour favoriser au maximum la justice


et le progrès social, et plus généralement pour développer les facultés de vie et
de bonheur d'une grande quantité d'hommes, sur un territoire donné ? En 1900,
les grandes masses d'électeurs répondaient à cette question par des réflexes
politiques et passionnels ; les capitalistes et les libéraux répondaient "laisser
faire, laisser passer" ; les prolétaires, "supprimez la propriété privée et
l'exploitation de l'homme par l'homme". Mais ni les uns ni les autres ne
pouvaient prouver leurs opinions par des expériences ; ils croyaient, ils ne
savaient pas. Aujourd'hui, l'homme moyen ne croit plus à de telles affirmations ;
il cherche à savoir. Et c'est de savoir scientifique qu'il s'agit»1.

Certains, par exemple, estiment qu'il faudrait confier «la réalisation d'un plan
global comme le "plan de modernisation", le contrôle des ententes, la gestion
des exploitations publiques, l'arbitrage dans les conflits du travail [...] à des
"magistrats économiques" pourvus d'une mission définie et d'une
responsabilité»2. D'autres, plus radicaux, n'hésitent pas à prôner la relève du
responsable politique traditionnel par le scientifique. Au moins, «si les savants
s'étaient appliqués à rechercher les lois de l'évolution politique et sociale des
nations avant de rechercher les lois de la physique et de la chimie, les États
seraient dès maintenant tous gouvernés par des hommes de science au lieu de
l'être le plus souvent par des ignorants, des impulsifs, des sots ou des fous
furieux», écrit ainsi Jean Fourastié3. Et d'en appeler à la formation d'une
véritable science du politique : «La science politique se formera ; l'intrusion
tardive mais certaine de la méthode scientifique dans l'art politique périmera
peu à peu les formes traditionnelles de Gouvernement, qu'elles soient
démocratiques ou dictatoriales, et leur substituera des organes de direction à
caractère technique, basés sur une connaissance indiscutable et claire de
l'intérêt collectif, de l'intérêt mondial. [...] Le moment approche où la science
économique portera ses premiers fruits et où, fortifié par cette nourriture
indispensable à son développement, l'art politique deviendra une méthode
rationnelle»4.

On le voit, au principe de la valorisation de l'économie dans l'espace public,


se trouve une «revendication de juridiction» de la part de certains détenteurs
de compétence économique qui cherchent, avec parfois l'aide d'hommes
politiques comme Pierre Mendès France, à asseoir leur autorité sur le domaine
des politiques publiques. Mais revendiquer une juridiction dans le domaine
économique, ce n'est pas seulement tenter d'imposer un point de vue sur le
monde. C'est construire en même temps, et indissociablement, un public de
«profanes intéressés» sur lequel s'appuyer pour discipliner et peser sur les
pratiques sociales de manière à ce que cette vision essentiellement
économiste du monde devienne celle de tout le monde — ou du plus grand
nombre, en tout cas celle des élites.

1. Fourastié (J.), Laleuf (A.), Révolution à l'Ouest, op. cit., p. 211-212.


2. Byé (M.), -Introduction à l'étude de l'économie politique», in Le Bras (G.), Prélot (M.), Byé (M.),
Marchai (A.), Introduction à l'étude du droit, Paris, Editions Rousseau, vol. II, 1953, p. 167.
3. Fourastié Q.), La civilisation de I960, op. cit., p . 88.
4. Ibid

116
La constitution d'une communauté
de «profanes intéressés» à l'économie

En effet, pour que cette entreprise de construction sociale de la réalité ait


quelque chance de réussir, pour qu'elle acquière la force de l'évidence, elle
doit cesser d'être uniquement de l'ordre du discours et s'objectiver dans des
pratiques sociales qu'il s'agit alors de transformer. Les «ingénieurs-
économistes» vont ainsi s'efforcer d'enrôler un public de «profanes
intéressés» qui vont participer, pour des raisons spécifiques à chacun d'eux, à
leur entreprise de construction sociale de la réalité. Comme on va le voir,
cependant, cet enrôlement n'est pas à sens unique et doit se comprendre
également comme un processus d'appropriation du savoir économique par
différents publics qui donne lieu à de multiples instrumentalisations de ce
savoir.

C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'apparition dans les
années cinquante de magazines tels que L'Express ou Entreprise, ainsi que la
multiplication d'ouvrages économiques de vulgarisation comme La
Civilisation de 1960 de Jean Fourastié paru en 1947, Révolution à l'Ouest du
même auteur (écrit en collaboration avec André Laleuf dix ans plus tard), Vues
sur l'économie et la population jusqu'en 1970 d'Alfred Sauvy, ou encore, pour
ne prendre que des best-sellers, La science économique et l'action de Pierre
Mendès France et Gabriel Ardant paru en 1954. Tous ces ouvrages peuvent en
effet se lire comme des ouvrages de mobilisation visant à intéresser (ou
enrôler) des «profanes» à la science économique. Ceci est particulièrement
visible dans l'ouvrage de Pierre Mendès France et Gabriel Ardant, dans la
mesure où ces derniers y «avouent» clairement, dès l'introduction, que leur
objectif est de «démontrer par des exemples concrets empruntés à l'histoire
de ces trente dernières années l'importance de la science économique» et,
plus encore, de convaincre de son utilité dans la conduite des affaires
publiques1. Aussi, le livre s'adresse-t-il tout particulièrement à une certaine
catégorie de population2 : «La plupart des hommes et même beaucoup de
gouvernants ne pensent pas que la science économique puisse être utilisée
pour la conduite des affaires publiques. [. . .] Or, s'il est un fait qui ressort avec
évidence des événements anciens comme des faits les plus récents, c'est la
gravité des conséquences de politiques fondées sur l'ignorance de la science
économique ou sur ses erreurs»3. S'adressant tout particulièrement «aux

1. Ardant (G.), Mendès France (P.), La science économique et l'action, Paris, Unesco-Julliard, 1954,
p. 11.
2. Si ce travail d'enrôlement concerne généralement des groupes prédéfinis, on notera cependant,
à la suite de B. Latour, que le meilleur moyen est peut-être encore d'«inventer» des groupes de
«profanes intéressés» (La science en action, Paris, La Découverte, 1989, P- 183 et s.). À l'instar de la
compagnie Eastman qui inventa le groupe social des «photographes amateurs de 6 à 96 ans» afin
d'élargir le marché, jusque-là fermé, des plaques photographiques, les «ingénieurs-économistes»
vont ainsi s'allier avec d'autres pour construire un (ou des) groupe(s) de profanes aussi bien
intéressés qu'instruits des questions économiques expressément désignés sous l'appellation de
•cadres». On peut analyser sous cet angle le fait que le premier magazine généraliste en France à
(s')intéresser aux questions économiques, à savoir L'Express, se définit lui-même comme «le
journal des cadres» (cf. Boltanski (L.), Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, Minuit,
1982, p. 179 et s.) et que le magazine économique Entreprise, lancé la même année, prétend
concerner «tous les chefs d'entreprise, tous les administrateurs, tous les cadres, tous les industriels
et tous les commerçants, tous les fonctionnaires que leurs tâches placent en contact avec la vie
économique-dû pays» («Pourquoi nous lançons "Entreprise"», Entreprise, 1, 1953, c'est moi qui
souligne).
3. Ardant (G.), Mendès France (P.), La science économique et l'action, op. cit., p. 7 et 10-11.

117
Delphine Dulong

gouvernants», l'ouvrage de Gabriel Ardant et de Pierre Mendès France peut


ainsi se lire comme une sorte de manuel d'économie appliquée à l'intention
des responsables politiques1. Les auteurs, d'ailleurs, ne s'en cachent guère et
justifient leur ambition d'édicter des règles de (bonne) conduite en matière de
politique économique : «Nous ne devons pas manquer de souligner ce qui doit
être fait non seulement par l'homme d'État pour tirer parti des analyses
existantes, mais aussi par l'économiste pour perfectionner ses analyses souvent
très incomplètes», peut-on ainsi lire à la fin de l'introduction2.

On le voit bien ici, la «revendication de juridiction» des «ingénieurs-


économistes» ne se fait pas sans un important travail d'inculcation, dont l'un
des principaux effets est de contribuer à la transformation des pratiques des
«profanes» enrôlés. Cette dernière dimension du travail d'enrôlement des
«ingénieurs-économistes» se laisse particulièrement bien saisir à travers leur
investissement systématique dans les Instituts d'études politiques et surtout
dans l'École nationale d'administration. À peine l'Institut d'études politiques
de Paris et l'École nationale d'administration sont-ils créés, que les
«ingénieurs-économistes» — François Perroux et Alfred Sauvy en 1945, Jean
Fourastié en 1947, François Bloch-Lainé en 1950, etc. — s'y engouffrent pour se
consacrer à la diffusion de leur propre savoir-faire et, ce faisant, à l'invention
d'un nouveau modèle du haut fonctionnaire que la si bien nommée revue de
l'ENA, Promotion, s'attache à promouvoir*. Dans les années cinquante-
soixante, le modèle de l'exécutant «retranché derrière un État» qu'il se
contente de reproduire en «simple rouage» y apparaît ainsi fortement
dévalorisé au profit d'un nouveau modèle, celui de l'homme d'action, c'est-à-
dire du fonctionnaire formé à la science de l'action, qui n'hésite pas à «payer
de sa personne» pour «moderniser» l'État4. Cette dimension est également
très présente dans les commissions de modernisation du Plan où syndicalistes
et patrons se côtoient5. En effet, que ce dernier ait eu — entre autres — pour
mission de (ré)former l'élite patronale et syndicale n'est pas un secret. Pour
Jean Monnet, les commissions de modernisation sont d'abord et surtout les
«instruments d'une pédagogie» économique qu'il s'agit d'«inculquer aux
responsables de l'économie, et, à travers eux, au public»6. Certaines
commissions ont donc explicitement pour rôle d'inculquer aux participants
des rudiments de macro-économie7. C'est le cas, par exemple, de la

1. Voir, par exemple, les développements pédagogiques sur la «technique du budget», p. 224 et s.
2. Ibid., p. 12.
3. Ce n'est cependant que tardivement, en 1965, que la science économique devient une matière
obligatoire pour tous les candidats à l'ENA. L'épreuve d'admissibilité qui portait sur «les politiques
économiques- devient une épreuve d'«économie politique», faisant alors entrer au programme,
comme le note M.-C. Kessler, la théorie économique. Dans le même temps, «la part faite aux
mathématiques, aux techniques d'analyse et de prévision, aux statistiques, aux méthodes modernes
de gestion était considérablement accrue» (LENA. La politique de la haute fonction publique,
Paris, Presses de la FNSP, 1978, p. 126 et 132).
4. Sur ce point, voir notamment Gaïti (B.), Les modem isateurs dans l'administration d'après
guerre : histoire de la formation d'un groupe, mémoire de DEA, IEP de Paris, 1987, et De la JVe à
la Ve République. Les conditions de la réalisation d'une prophétie, thèse de science politique,
Université Paris I, 1992.
5. Voir Rousso (H.), dir., De Monnet à Massé. Enjeux politiques et objectifs économiques dans le
cadre des quatre premiers plans (1946-1965), Paris, Éditions du CNRS, 1986, et La planification en
crises (1965-1985), Paris, Editions du CNRS, 1987. Voir aussi Mioche (P.), Le Plan Monnet. Genèse
et élaboration (1941-1947), Paris, Publications de la Sorbonne, 1987. Pour des analyses plus
contemporaines, voir Bauchet (P.), La planification française, 20 ans d'expériences, Paris, Seuil,
1966, et Bauchard (P.), La mystique du Plan. Les menaces de la prospérité, Paris, Arthaud, 1963.
6. Monnet (J)> Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 292.
7. Mioche (P.), «Syndicats et CNPF dans le Plan : l'amorce d'un consensus ?», in Rousso (H.) dir.,
La planification en crises (1965-1985), op. cit., p. 81.

118
Quand l'économie devient politique

commission de la consommation, ou encore, de celle de la main d'œuvre.


Cette dernière a comme président d'une de ses sous-commissions (celle de la
«productivité») un ingénieur des mines1 à qui l'on a confié la mission d'initier
les militants ouvriers aux concepts et au vocabulaire de l'organisation
scientifique du travail2. C'est ainsi toute une mentalité issue de la charte
d'Amiens qui évolue par le biais de la planification. De l'anarcho-
syndicalisme, les centrales ouvrières passent progressivement au syndicalisme
«technocratique» sous l'impulsion d'une nouvelle élite «planificatrice»
(comme par exemple Eugène Descamps à la CFTC ou Pierre Le Brun à la
CGT) qui oppose dorénavant à la traditionnelle lutte «pour le beefsteack»
(c'est-à-dire aux revendications immédiates du type revalorisation des salaires,
élargissement des avantages sociaux, etc.), jugée trop étriquée et de plus
«antiéconomique», une revendication gestionnaire portant sur l'ensemble de
l'économie et visant à favoriser l'expansion3.

Les syndicats ouvriers ne sont pas les seuls impliqués dans ce processus. Les
Jeunes agriculteurs le sont tout autant par le biais du Commissariat à la
productivité et avec l'aide des ingénieurs de la Direction des services
agricoles4, les Jeunes patrons également, notamment grâce au Centre de
recherche des chefs d'entreprise (CRC)5 ; tous s'efforçant alors de traduire à
l'usage des acteurs de leur propre secteur d'activité (paysans, patrons ou
ouvriers) la vision du monde des «ingénieurs-économistes» et lui conférant
par là même une réalité sociale indéniable. En échange de quoi, ces groupes
bénéficient désormais, grâce à l'effort d'inculcation des «ingénieurs-
économistes», de nouveaux instruments de maîtrise symbolique du monde
social susceptibles de les aider dans la construction de leur identité sociale et
dans leurs propres activités de représentation.

En participant à ce processus de construction sociale de la réalité, ces groupes


se servent donc tout autant qu'ils servent les «ingénieurs-économistes». En
effet, c'est parce que cet enrôlement participe de leur légitimation, parce qu'il
y va de leur propre crédit, et même de leur propre identité sociale, que des
groupes cherchent à s'approprier le langage économique et viennent ainsi
accréditer la réalité sociale des principes de vision et de division du monde
social produits par les «ingénieurs-économistes» dans et pour leur activité

1. Il s'agit de N. Pouderoux qui dirige depuis 1943 la Commission générale d'organisation


scientifique du travail (CEGOS), l'un des premiers cabinets de conseil aux entreprises à se
spécialiser dans ce que l'on appellera bientôt le 'management».
2. Cf. Mioche (P.), Le Plan Monnet, op. cit., p. 212.
3. Voir, par exemple, Barjonet (A.), La CGT. Histoire, structure, doctrine, Paris, Seuil, 1968, et pour
la CFTC, Adam (G.), La CFTC : 1940-1958. Histoire politique et idéologique, Paris, A. Colin, 1964, et
Hamon (H.), Rotman (P.), La deuxième gauche. Histoire intellectuelle et politique de la CFDT,
Paris, Seuil, 1984.
4. Sur cette -étape économique« de la JAC, voir Houée (P.), Les étapes du développement rural,
tome II : La révolution contemporaine (1950-1970), Paris, Éditions ouvrières, 1972, et Müller (P.), Le
technocrate et le paysan. Essai sur la politique française de modernisation de l'agriculture de 1945
à nos jours, Paris, Editions ouvrières, 1984. Pour un témoignage contemporain sur l'évolution du
monde rural, voir Debatisse (M.), La révolution silencieuse. Le combat des paysans, Paris,
Calmann-Lévy, 1963, et Virieu (F.-H. de), La fin d'une agriculture, Paris, Calmann-Lévy, 1967.
5. On aura une bonne idée de cet enrôlement en lisant les publications du Centre des jeunes
patrons comme, par exemple, Le travail personnel du chef d'entreprise, Paris, Les documents
«Jeune patron», Editions Étape, 1951, ou Les feunes Patrons. Qui sont-ils ? Que font-ils ? Où vont-
ils?, Paris, Éditions Étape, 1966. Voir également l'étude de Bernoux (P.), Les nouveaux patrons. Le
centre des feunes dirigeants d'entreprise, Paris, Éditions ouvrières, 1974, et Weber (H.), Le parti des
patrons. Le CNPF (1946-1986), Paris, Seuil, 1986.

119
Delphine Dulong

spécifique1. Le meilleur exemple, à cet égard, est peut-être celui des Jeunes
patrons. Car pour une fois, ce ne sont pas les «ingénieurs-économistes» qui
prennent l'initiative de l'enrôlement ; ils vont au contraire se laisser enrôler
dans l'entreprise de légitimation du Centre des jeunes patrons (CJP). Créé
deux ans après les événements politiques et sociaux de 1936, celui-ci a en effet
pour principale préoccupation la question de la légitimité de la fonction
patronale : «Le patron n'est pas le partenaire qu'il devrait être : il est toujours
plus ou moins l'ennemi, c'est-à-dire celui qui refuse systématiquement, par
intérêt personnel ou par intérêt de caste, d'accorder aux ouvriers les
demandes toujours jugées justes et possibles qui lui sont présentées. Pire
encore, il est censé maintenir volontairement la classe ouvrière dans un état
d'infériorité économique et psychologique»2. C'est contre cette figure du
patron que le CJP se bat. Pour lui, les événements de 1936 ont montré qu'il
fallait fonder les relations de pouvoir au sein de l'entreprise sur de nouveaux
principes de légitimité : «Le fondement même de leur autorité avait été mis en
cause. Il convenait donc de redéfinir la fonction patronale et de se montrer
dignes de l'autorité qu'elle réclame. À l'origine donc, le "Centre des Jeunes
Patrons" a été un regroupement de patrons compétents en matière
économique et sociale et qui voulaient apporter les preuves de cette
compétence^ . Et c'est pour apporter les preuves de leur compétence en
matière économique et sociale que les Jeunes patrons vont investir le CRC et y
faire venir des «ingénieurs-économistes» ainsi, d'ailleurs, que certains
sociologues spécialisés dans les problèmes d'organisation du travail.
Ensemble, ils vont alors opérer tout un travail de redéfinition de la figure
patronale calqué sur le modèle de l'énarque.

L'histoire de ces enrôlements successifs dans l'univers symbolique des


«ingénieurs-économistes» ne se déroule pas cependant sans difficultés : elle est
au contraire le récit des vicissitudes d'un rapport de force constant entre
enrôlés et non-enrôlés, dans chacun des secteurs sociaux concernés, pour la
conservation ou la transformation des modes de légitimation au sein de ces
secteurs : ce sont Pierre Le Brun à la CGT et la minorité «Reconstruction» à la
CFTC qui luttent désespérément tout au long de la IVe République pour
amener leur centrale à plus de «réalisme économique» ; ce sont les Jeunes
agriculteurs qui s'opposent à l'inertie de la toute puissante FNSEA et vont finir
par fonder leur propre syndicat en 1956 (le CNJA) ; ce sont encore les Jeunes
patrons qui réclament en vain le droit d'être représentés dans les instances de
direction du CNPF et s'en font exclure aussitôt acceptés. C'est dire si
l'enrôlement de ces groupes recouvre en fait des conflits multiples et variés,
propres à chacun des secteurs de l'espace social touchés par le travail de
mobilisation des «ingénieurs-économistes». La politisation du processus n'est
pas étrangère à cette situation4. Car, pour réussir à imposer, dans chaque

1. On est proche, en cela, de l'analyse que propose P. Muller des processus d'élaboration des
politiques publiques, analyse selon laquelle ces processus mettent toujours en cause l'identité des
groupes concernés par ces politiques (cf. Müller (P.), «Les politiques publiques comme
construction d'un rapport au monde», in Faure (A.), Pollet (G.), Warin (P.), dir., La construction du
sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L'Harmattan,
1995).
2. Delepoulle (H.), «Un pont jeté entre patrons et ouvriers ?», Jeunes Patrons, février 1951, p. 19-
3. «Qu'est-ce que le CJP ?», Jeunes Patrons, mai 1959, p. 44 (c'est moi qui souligne).
4. Nous rejoignons ici P. Bacot pour qui la notion de politisation peut s'entendre comme un
processus cognitif d'élargissement de la conflictualité (cf. ^'"affaire Claude Bernard". De
quelques hommages publics à une illustration scientifique et de leur politisation», in Michel 0.),
dir., La nécessité de Claude Bernard, Paris, Méridiens-Kl indes ieck, 1991).

120
Quand l'économie devient politique

secteur d'activité, leurs nouveaux principes de vision du monde social, les


groupes enrôlés vont chercher des soutiens extérieurs et tenter de s'allier entre
eux. Si l'homologie de leur position (très relative cependant), ainsi que le
partage d'un même langage, les y incitent, cette alliance suppose toutefois de
trouver une problématique commune, suffisamment large pour aligner tous les
conflits en jeu dans chacun des secteurs concernés. D'où une nécessaire
montée en généralité au terme de laquelle chacun des conflits sectoriels est
désormais rattaché à un seul et même conflit, qui non seulement englobe tous
les autres, mais les dépasse, dans la mesure où il s'inscrit dans l'espace public.

C'est ainsi qu'au début des années soixante, on assiste au ralliement de ces
différents groupes autour de la problématique générale de l'instauration d'une
«démocratie économique»1. Par là, ces groupes entendent essentiellement
revendiquer leur participation aux décisions dans le domaine des politiques
publiques au nom de leur compétence économique. «Il n'est pas en effet de
démocratie sans participation du plus grand nombre à la direction des affaires
communes, et par conséquent de démocratie économique sans participation
du plus grand nombre aux responsabilités, tant sur le plan de l'entreprise que
sur le plan professionnel, régional, national, et bientôt international», explique
ainsi le président du CJP2. Celui du CNJA va pour sa part encore plus loin.
Pour lui, «la société désormais complexe, exige d'une façon ou d'une autre la
participation de chacun de ces groupes [socioprofessionnels] à la définition
de la politique générale»3. Pour des raisons liées à l'histoire même du
syndicalisme ouvrier, la position des syndicalistes ouvriers impliqués dans
cette même entreprise est en revanche moins franche au sujet de la
participation. À la différence des autres, ils y mettent certaines conditions4.
Pour autant, ils n'en sont pas moins de fermes partisans d'une démocratie
économique5. L'un d'eux va même jusqu'à déclarer que la démocratie
économique est le but de toute action syndicale : «L'action syndicale ouvrière,
c'est, en définitive, un effort permanent pour réaliser dans l'administration de
l'entreprise, de l'industrie et de l'État une véritable démocratie économique et
politique. Ce qui suppose à la fois un double effort de participation et
d'opposition»6.

1. Ce ralliement prend notamment la forme d'un colloque sur ce thème (cf. «Pour une
planification démocratique-, Cahiers de la République, 45, 1962). Il s'agit en fait d'une
problématique ancienne, reprise et reformulée à cette occasion. Sans remonter jusqu'au
socialisme français du XIXe siècle, on doit en effet noter que «la démocratie économique» est l'un
des thèmes distinctifs des mouvements de jeunes «non conformistes» nés dans les années 1930 qui
ont en commun, avec les groupes ici enrôlés, leur militantisme chrétien (cf. Loubet del Bayle (J.-
L.), Les non-conformistes des années trente. Une tentative de renouvellement de la pensée
politique française, Paris, Seuil, 1969)-
2. Bruneau (J)> "Comment les Jeunes patrons voient la "démocratie économique"», L'économie,
589, 30 mai 1957, p. 8.
3. Debatisse (M.), La révolution silencieuse, op. cit., p. 253-
4. Voir, par exemple, Le Brun (P.), «Le point de vue d'un syndicaliste», in Berger (G.) et alii,
Politique et technique, PUF, 1958, et «Questions actuelles du syndicalisme. Intervention au congrès
de la CGT», Cahiers de la République, septembre-octobre 1959-
5. Voir, à cet égard, la participation de membres de la CFTC au colloque de 1962 sur la
«planification démocratique» et leur contribution à l'ouvrage écrit en collaboration avec le CNJA
— préfacé d'ailleurs par les responsables respectifs des deux organisations, E. Descamps et M.
Debatisse — dans le cadre du Groupe de recherche ouvriers/paysans (GROP), Pour une
démocratie économique. Objectifs, moyens et choix, Paris, Seuil, 1964.
6. Detraz (A.), «Action syndicale et démocratie économique», Économie et humanisme, mai-juin
1958, p. 82.

121
Delphine Dulong

Tous s'accordent ainsi au minimum sur la nécessité d'une plus forte


participation des groupes socioprofessionnels dans la décision des politiques
publiques, et ce, au nom même de leur compétence. Comme le note, par
exemple, le président du CNJA en 1963, «pendant longtemps, seuls les élus
politiques furent considérés comme les gardiens et les promoteurs du bien
commun. Leur fonction les mettaient, en principe, au-dessus de la mêlée
économique. Même s'ils avaient des attaches avec une industrie ou une
banque, ou une profession, il était admis que leurs décisions étaient dégagées
des intérêts particuliers»1. Or, poursuit-il, cette manière de voir n'est plus
pertinente aujourd'hui dans la mesure où les «responsables syndicaux, à
travers les arbitrages qu'ils doivent rendre au sein de leur groupe, parviennent
à une vision de l'intérêt général du groupe économique qu'ils représentent»2.
On comprend, dès lors, que la reconversion de la compétence économique
en ressource politique ait pu être particulièrement agonistique : loin d'être
l'initiative d'hommes politiques, elle s'analyse à l'origine comme une tentative
de la part d'individus «extérieurs» au champ politique pour en transformer les
règles d'entrée en imposant leur propre ressource concurremment à celles qui
sont liées au suffrage universel et à la représentation parlementaire.

L'inscription de la compétence économique dans la


définition de l'excellence politique :
la lutte contre le stigmate du «technocrate»

Parce que les moments constituants ont notamment pour caractéristique de


mettre en scène une discontinuité en déniant le poids des héritages alors
même qu'est en jeu la hiérarchie symbolique des positions politiques3, qu'ils
sont, à cet égard, des moments propices à la transformation des façons d'agir
dans l'espace public, l'avènement de la Ve République est un temps fort de ce
processus de reconversion. C'est ainsi que les premières années du régime
vont être le théâtre d'une lutte symbolique autour de la définition de
l'excellence politique, des capitaux requis pour participer à la compétition
politique et pour accéder aux plus hauts postes de responsabilité dans l'État,
des types de carrières légitimes, etc., dont l'un des principaux enjeux est la
reconversion de la compétence économique en une ressource universelle et
intemporelle, c'est-à-dire en une ressource ayant valeur en politique.

La consolidation de la figure du «technocrate» à partir de I960 en est le


principal témoin. Disqualifiant davantage qu'elle ne qualifie4, celle-ci doit en
effet se comprendre comme un «négatif» — au sens propre et photographique

1. Debatisse (M.), La révolution silencieuse, op. cit., p. 251.


2. Ibid., p. 252.
3- Cf., de façon générale, Lacroix (B.), «Les fonctions symboliques des Constitutions», in Seurin (J.-
L), dir., Le constitutionnalisme aujourd'hui, Paris, Economica, 1984, et, pour la période qui nous
occupe, François (B.), Naissance d'une Constitution, 1958-1962, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
4. Comme le remarque le président du club Technique et Démocratie, «le terme comprend une
allusion à l'incapacité des techniciens de s'élever et de comprendre les problèmes généraux
humains, philosophiques et politiques« (Barets Q.), La fin des politiques, Paris, Calmann-Lévy,
1962, p. 72-73). Ce néologisme désigne à l'origine un mouvement politique né aux États-Unis au
début des années trente (voir Akin (W.E.), Technocracy and the American Dream. The Technocrat
Movment (1900-1941), Berkeley, University of California Press, 1977). Sa diffusion en France est
étroitement liée à la montée du nazisme et du fascisme en Europe et à l'ambiguïté de l'idéologie
planiste à laquelle il est souvent associé (cf. sur ce point l'analyse, cependant très controversée, de
Sternhell (Z.), Ni droite, ni gauche. L'idéologie fasciste en France, Bruxelles, Complexe, 2e édition,
1987).

122
Quand l'économie devient politique

du terme — du portrait idéal-typique du parlementaire dans la mesure où elle


ne se construit et ne se définit que par opposition à lui : dépourvu du «sens
des valeurs politiques» — «des contingences parlementaires» rétorqueront les
stigmatisés — , le «technocrate» apparaît ainsi comme un «doctrinaire» associé
à la conduite des affaires publiques à raison de sa seule compétence
«technique» (ou économique), c'est-à-dire sans bénéficier de l'onction
électorale et sans tenir compte par ailleurs des facteurs «humains» et
«idéologiques»1.

Ramenée au statut de simple «technique», la compétence économique et, bien


sûr, tous ceux qui s'en réclament, voient ainsi leur légitimité déboutée de
l'espace public — le principal stigmate résidant peut-être dans le choix même
du terme les désignant : des «tec/mo-crates». Cette illégitimation de la
compétence économique apparaît bien à la lecture des débats parlementaires
sur le IVe Plan, notamment lorsque le porte-parole du groupe socialiste
entend réaffirmer à ceux qui l'auraient oublié la répartition des rôles entre
«ingénieurs-économistes» du Plan et parlementaires : «Le rôle des élus, dit-il,
c'est après avoir pris connaissance des impératifs techniques et des
répercussions inévitables que peut avoir l'application [du Plan] sur des
régions, sur des catégories sociales, sur des individus, de mettre en place les
dispositifs légaux d'action permettant à la solidarité nationale organisée de
rectifier ce qu'il peut y avoir d'inhumain et de brutal dans le Plan des
technocrates»^. Aux «technocrates» ce qui est de l'ordre de la technique, c'est-
à-dire du particulier («régions», «catégories sociales» ou «individus») ; aux élus
ce qui est de l'ordre politique et qui vaut donc pour tous (la «solidarité
nationale^). Une vision des rôles impartis à chacun partagée par l'ensemble
des députés, comme en témoigne cette déclaration : «Nous sommes
aujourd'hui réunis pour travailler à partir d'éléments techniques que nous ont
fournis des hommes remarquables qui se sont placés sur les seuls plans de la
technique et du financement ; il faut que nous, Parlement, donnions à cet
ensemble un sens, un esprit, une âme»3.

C'est contre les normes implicites d'accès aux positions politiques que cette
vision des rôles suppose, et pour se défendre en particulier de l'illégitimation
du type de ressource dont ils disposent, que les détenteurs de compétence
économique cherchent à faire valoir cette compétence. Et c'est pour
consolider leur position et exorciser la figure du «technocrate» qu'ils vont
tenter d'imposer une nouvelle figure d'homme politique, contribuant, ce

1. On aura un bonne idée des enjeux que recouvre la construction cette figure du «technocrate» à
travers les portraits au vitriol qu'en dressent Dronne (R.), «L'ère des technocrates», Journal du
Parlement, 14 avril 1959 ; Elgozy (G.), Le paradoxe des technocrates, Paris, Denoël, 1966, et, dans
une moindre mesure, Mathiot (A.), -Bureaucratie et démocratie», Études et documents du Conseil
d'État, 1961 (republié dans Pages de doctrine, vol. I, Paris, LGDJ, 1980). A contrario, pour une
défense et illustration du haut fonctionnaire voir, par exemple, «Ceux qui ont maintenu : les grand
commis», Réalités, 155, 1958, et Philip (O.), «Pour la réhabilitation du technocrate», Promotions,
69, 1964. Dans un tout autre genre, voir également Bauchard (P.), La mystique du Plan. Les
menaces de la prospérité, op. cit., p. 63-66 ; Cottier (J-L.), La technocratie, nouveau pouvoir, Paris,
Cerf, 1959, p. 36 ; Billy (J), Les technocrates, Paris, PUF, [I960] 1975 ; SufFert (G.), -Un technocrate,
qu'est-ce que c'est ?», France Observateur, 25 février I960 ; Viansson-Ponté (P.), «Ceux qui ont
l'oreille du général», Réalités, 232, 1965. Voir enfin les premières analyses de science politique sur
ce problème, et notamment Gournay (B.), -Un groupe dirigeant de la société française : les
Grands Fonctionnaires», Revue française de science politique, 14 (2), 1964 ; Meynaud (JL), La
technocratie. Mythe ou réalité ?, Paris, Payot, 1964, et Technocratie et politique, Lausanne, Etudes
de science politique, I960.
2. Cassagne (R.), Journal officiel, Assemblée nationale, 22 mai 1962, p. 305-306.
3. Boscary-Monsservin (R.), Journal officiel, Assemblée nationale, 23 mai 1962, p. 1280.

123
Delphine Dulong

faisant, à renouveler le jeu politique et sa définition de l'excellence en


particulier. Le début des années soixante voit en effet la mobilisation de tous
ceux qui ont partie liée avec la compétence économique, comme cet ancien
élève de l'ENA qui entend réhabiliter les «technocrates» face à ceux qui
mettent en doute leur adhésion aux valeurs démocratiques1, ou cet inspecteur
des Finances et ancien ministre qui rappelle à ceux qui dénoncent la prise du
pouvoir de l'Inspection des Finances2, que la participation des inspecteurs des
Finances au gouvernement «n'offre rien de spécialement nouveau»3. De son
côté, le secrétaire général du club Jean Moulin, qui est alors le creuset de cette
idéologie de la compétence, donne la possibilité à trois hauts fonctionnaires
de se justifier auprès des lecteurs de France Observateur^ tandis que France
Forum organise un débat entre deux hommes politiques (Pierre Pflimlin et
André Philip) et deux hauts fonctionnaires (François Bloch-Lainé et Louis
Armand)5 arbitré par l'ami de l'un d'eux, Michel Drancourt (par ailleurs
journaliste du magazine Entreprise) qui résume le problème à sa façon :

«Lorsque le pays est dirigé par des hommes qui ont beaucoup de souvenirs
historiques et peu de vues prospectives, on peut se demander dans quelle
mesure ils retiennent les conseils des techniciens efficaces et on peut se
demander dans quelle mesure ils n'engagent pas ce pays sur des voies
dépassées. Cela pose en fait le problème de la formation des gens qui accèdent
au pouvoir. C'est une des difficultés du système démocratique. La masse des
électeurs, en l'état actuel de la formation, est parfois tentée de choisir entre tous
les candidats le moins apte à comprendre les problèmes de ce temps et de
préférer ainsi un poujadiste à un technocrate. Or, il faut bien dire qu'il vaudrait
mieux que l'on choisisse des hommes ayant une formation synthétique, j'irai
même jusqu'à dire un certain type de culture»6.

À ceux qui entendent faire reconnaître la supériorité du suffrage universel dans


la hiérarchie symbolique des ressources politiques, en rappelant que l'élection
est une condition sine qua non de l'accès aux positions de pouvoir politique,
sont ainsi opposées les «vertus de la connaissance». Exclus du jeu politique, les
«technocrates» vont donc tenter de s'y faire une place en le taillant à leur
mesure. En des termes plus rigoureux, ils vont chercher à inscrire dans la
définition de l'excellence politique les pratiques dans lesquelles ils excellent
(l'expertise économique) et transformer, comme on l'a déjà indiqué, leurs
qualités singulières (leurs connaissances économiques) en normes tacites
d'accès au champ du pouvoir politique.

1. «Les "technocrates de l'Administration", comme l'on dit, ont reçu une formation
essentiellement démocratique. Ils n'ont pas d'autre ambition que de se soumettre à la disposition
du pouvoir politique, tel qu'il se dégage de la volonté populaire, et d'autre idéal que de lui
permettre de réaliser ses objectifs. Bref, ils ont le sens de l'État. Ils savent que le fonctionnaire est
destiné à servir l'État et non à se servir de l'État. Ils n'oublient pas que le poste de responsabilité
dans l'Administration est créé dans l'intérêt du service et jamais dans l'intérêt de celui qui en est
provisoirement le titulaire. Le technocrate est donc, essentiellement, un démocrate en ce sens qu'il
a suffisamment d'humilité pour ne pas porter un jugement de valeur sur les décisions prises par le
peuple» (Philip (O.), «Pour la réhabilitation du technocrate», art. cité, p. 15).
2. Par exemple : «Nous sommes gouvernés par l'inspection des Finances. Il n'y a pas de projets
fiscaux personnels au ministre des Finances : il y a les projets fiscaux de l'inspection des Finances»
(Waline (M.), «Les résistances techniques de l'administration au pouvoir politique», in Berger (G.)
et alii, Politique et technique, op. cit., p. 171).
3. Piétri (F.), «L'inspection des Finances au pouvoir», La revue des deux mondes, 15 juin 1962.
4. Suffert (G.), «Un technocrate, qu'est-ce que c'est ?», art. cité, p. 14.
5. «Démocratie et Technocratie», France Forum, 29, 1961.
6. Ibid., p. 8.

124
Quand l'économie devient politique

Ce travail de redéfinition des qualités requises pour exercer le métier politique


passe, simultanément, par la dévalorisation des qualités concurrentes dont la
déficience chez le technocrate est une cause d'exclusion du champ du pouvoir
politique. C'est ainsi que ceux qui n'ont pas la force du nombre pour donner
de la force sociale à ce qu'ils font et à ce qu'ils sont critiquent la culture
rhétorique et juridique des porte-parole politiques — cette culture qui assure
une carrière au Parlement mais qui leur fait défaut — pour mettre en avant
leurs propres qualités. La précision (des chiffres), l'aptitude à faire des
projections (mathématiques) et plus encore la connaissance technique ou
économique sont alors présentées comme autant de qualités nécessaires à
l'exercice du métier politique. Elles s'opposent systématiquement ou presque à
l'approximation (des lettres), à l'attitude rétrospective (historique et/ou
juridique) et plus largement à la culture humaniste du parlementaire.

Cette opposition ne se joue d'ailleurs pas seulement dans le champ politique.


Dans la mesure où c'est aussi la reconnaissance de la place du droit comme
savoir dominant — c'est-à-dire comme mode d'entendement du monde
social, mais aussi, plus prosaïquement, comme savoir des dominants — qui est
en cause, elle se joue également, et peut-être même d'abord, dans le champ
universitaire. L'opposition de la connaissance technique à la culture humaniste
au sein du champ politique s'articule en effet à la lutte qui, au même moment,
oppose les professeurs de droit et d'économie autour de l'autonomisation de
la discipline économique (cf. la réforme du 27 mars 1954 et le décret du 19
août 1959 qui instaure la première licence en science économique), les
économistes trouvant ici le soutien des sociologues et des politologues qui, eux
aussi, cherchent alors à s'imposer dans les cursus universitaires (en y
important notamment un autre rapport à la «recherche», plus empirique et
moins littéraire)1.

Aussi, ce qui donne tout leur poids à ces critiques, qui leur confère une
objectivité apparente, c'est que, venant de toute part, elles semblent alors
universellement partagées. Elles sont aussi bien le fait d'individus issus du
monde administratif, que du monde de l'entreprise, du champ journalistique,
syndical ou encore universitaire. Par exemple, au Ve congrès de l'Association
internationale de science politique, Roger Grégoire déclare que «/"observation
des précédents et le jugement de l'honnête homme ne suffisent plus à
déterminer les options fondamentales : celles-ci supposent des vues
"prospectives" fondées sur la connaissance des possibilités techniques de
demain»2. De son côté, Jean Barets (président de l'association des ingénieurs-
conseils en génie civil) critique l'approximation des prises de décision en
matière politique et dénonce la faible connaissance des hommes politiques
dans le domaine économique :
"Les philosophies politiques, plus ou moins fondées sur des bases
économiques, ont constitué, dans le passé, des outils de travail puissants. Ces
outils, placés entre les mains d'hommes politiques ou d'hommes d'État
intelligents, leur permirent de géniales approximations qui donnèrent naissance
à tant de bouleversements. Depuis dix ans, ces outils de travail sont devenus
insuffisants pour l'homme politique. Ils ne suffisent plus à donner une direction

1. Sur ce point, voir notre thèse de doctorat : Un président de la République à l'image d'une
France 'moderne-, Université Paris I, 1996, chap. 1 et 2.
2. Les problèmes de la technocratie et le rôle des experts, Ve Congrès mondial de l'AISP, Paris, 26-
30 mars 1961, p. 7.

125
Delphine Dulong

politique précise à ceux qui les utilisent. [...] L'outil politique actuel est en effet
périmé. C'est une loupe vulgaire, avec laquelle nous voulons observer des virus ;
il faudrait un microscope pour y parvenir. D'autres outils devront être conçus
pour nous permettre de retrouver ces grands courants puissants qui portèrent les
pensées politiques si loin et si fort. Or, l'homme politique actuel n'a pas, en
général, une connaissance suffisante des problèmes complexes des techniques
et de leurs conséquences, dans le domaine de l'économie»1.

L'affichage de principes idéologiques se retrouve également fortement


dévalué. Car, comme l'expliquent Louis Armand et Michel Drancourt dans
leur Plaidoyer pour l'avenir, «il faut aujourd'hui réaliser dans le domaine
économique et politique le pas en avant effectué par la science»2. Ce qui
signifie avant tout pour eux l'abandon du «dogmatisme» et la fin des
idéologies — «Toutes les idéologies sont périmées, aussi périmées que les
structures économico-politiques dont elles sont contemporaines»3 — au profit
d'une méthode de travail «empirique» : «Aux formules d'hier, codifiées dans
le détail, doivent succéder des lignes d'action autour desquelles se
développeront des modalités d'application souples»4. Mais c'est surtout le
magistère de la parole, le goût pour les débats et l'aptitude à discourir, qui
fondent l'excellence des porte-parole politiques sous la Ille et la IVe
République, qui sont le plus décriés. Présentant le club Jean Moulin dans un de
ses ouvrages, un spécialiste des questions économiques remarque ainsi que
«les responsables du Club redoutent avant tout la phraséologie qui a gâché les
expériences politiques de l'après-Libération. Ils se veulent d'abord et de plus
en plus des techniciens. Ils ne font ni de l'idéologie ni de la littérature». Cette
caractéristique lui semble alors assez importante pour qu'il prenne le soin
d'ajouter en note que «dans les débats les dirigeants vont chercher à éviter
l'emphase et la redondance»5. À «l'inhumanité» du technocrate répond donc
«le verbalisme» du politicien, les «technocrates» s'attachant à réduire l'activité
politique à cette seule dimension : «La démocratie s'exprimait par des
oppositions de doctrine qui n'étaient d'ailleurs souvent que des oppositions
de tempérament ; on confrontait autour d'interminables débats de tribune ou
de brasserie, la notion de liberté et celle d'autorité, l'esprit religieux et l'esprit
de tolérance, la fidélité monarchiste et la tripe républicaine dans u n
verbalisme "sans obligation ni sanction" qui présentait tous les agréments de
la gratuité». Aujourd'hui, «on est avide de précisions, on ne croit qu'à ce qui se
voit, se touche, se pèse et se compte ; on réserve son enthousiasme pour les
réalisations pratiques»^.

Reste que ce type de discours autour des qualités requises pour exercer le
métier politique n'a aucune chance de porter s'il ne s'accompagne pas d'une
transformation réelle des pratiques politiques. Pour les «technocrates», il ne
suffit pas alors d'agir sur les représentations du réel pour transformer ce réel.
Il s'agit tout autant de transformer des positions de pouvoir politique en
inscrivant la compétence économique dans la définition de certains rôles
politiques. C'est ainsi qu'après l'échec du projet gaulliste d'instituer un Sénat
économique (en 1958), et faute de pouvoir entièrement se satisfaire d'une

1. Barets (J.), La fin des politiques, op. cit., p. 75-77 (c'est moi qui souligne).
2. Armand (L), Plaidoyer pour l'avenir, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 21.
3. Ibid., p. 17.
4. Ibid.
5. Bauchard (P.), Les technocrates et le pouvoir. X-Crise, synarchie, CGT, clubs, Paris, Arthaud,
1966, p. 268.
6. Lamour (P.), «Mutation de l'esprit civique», La Nef, 15, 1963, p. 44 (c'est moi qui souligne).

126
Quand l'économie devient politique

solution de type parlementaire, compte tenu du déclin relatif que connaît le


Parlement, les «ingénieurs-économistes» et leurs alliés vont finalement se
retourner, comme les y autorise la réforme constitutionnelle de 1962, vers
l'institution présidentielle. Dès 1963, ils se lancent dans la campagne pour la
première élection présidentielle au suffrage universel avec comme objectif
principal de construire l'institution présidentielle à leur image1.

C'est dans cette perspective qu'il faut replacer «l'opération Monsieur X», à
savoir la candidature de Gaston Defferre à l'élection présidentielle de 1965. À
l'opposé du tribun qui joue de son talent oratoire pour galvaniser son
auditoire, Gaston Defferre doit en effet incarner les vertus de la compétence
(économique et sociale) durant la campagne présidentielle. Sa biographie,
réaménagée pour l'occasion, met d'ailleurs ses qualités d'entrepreneur en
avant : le notable local et puissant patron de l'importante fédération socialiste
des Bouches-du-Rhône, s'efface devant le «patron» du plus grand quotidien
marseillais (le Provençal) et le maire réputé pour son «son excellente gestion
de la deuxième ville de France»2. Constructions scolaires, universitaires,
équipements hospitaliers, logements sociaux et tentatives d'implantation de
nouvelles industries dans la région, tout «cela situe», comme le souligne
Colette Ysmal dans le portrait qu'elle en fait en 1965, «une nouvelle
dimension du rôle de maire qui doit être, pour Gaston Defferre, un animateur
de l'économie régionale et pas seulement le gérant d'une ville»3. Et cette
figure d'entrepreneur se retrouve aussi bien dans la façon dont il gère son
entreprise de presse — «Gaston Defferre investit, achète des presses nouvelles,
utilise les méthodes les plus modernes de vente et de publicité»4 — que dans
la façon dont il occupe des positions de pouvoir — «Incontestablement, il est
un ministre énergique et qui aime être respecté. Secrétaire d'État à
l'Information, il arrive le premier au ministère, travaille avec acharnement sur
les dossiers. Il veut que les conseils des ministres soient de véritables réunions
de travail et des centres de décisions positives»5.

On peut dire, à cet égard, que Gaston Defferre «représente» bien (au sens
propre comme au figuré) les «technocrates». Jeunes patrons, Jeunes
agriculteurs, minoritaires de la CGT et de la CFTC, hauts fonctionnaires du
Plan et/ou du club Jean Moulin, tous ceux qui, à des degrés divers, participent
à l'entreprise de construction sociale de la réalité des «ingénieurs-
économistes», soutiennent en effet sa candidature dès 1963 et forment
désormais «l'équipe de France»6, chargée, encore et toujours, de promouvoir
l'économie durant toute la campagne présidentielle — en répondant
notamment aux questions du «public» — , mais avec cette fois un objectif bien
précis : inscrire la compétence économique dans les qualités requises pour
exercer la fonction présidentielle. C'est qu'«il est de notoriété publique»,
comme l'écrit un journaliste de France-Observateur, que son actuel titulaire,

1. Cf. notre thèse de doctorat précitée, chap. 4.


2. Suffert (G.), De Defferre à Mitterrand. La campagne présidentielle, Paris, Seuil, 1966, p. 24.
3. Ysmal (C), La carrière politique de Gaston Defferre, Paris, FNSP, série -Recherches-, 1965, p. 40.
4. Ibid., p. 14.
5. Ibid., p. 31.
6. Cf. -Au forum : L'équipe de France-, L'Express, 11 avril 1963, où sont notamment présentés
(photos à l'appui) le directeur de la Caisse des dépôts et consignation (F. Bloch-Lainé), l'ancien
commissaire au Plan (É. Hirsh), l'ancien président du CJP (J. Bidegain), celui du CNJA (M.
Debatisse), le leader de la minorité CGT (P. Le Brun) et son équivalent à la CFTC (A. Jeanson),
etc., tous étant présentés comme suffisamment compétents pour éclairer l'opinion publique -des
choix économiques dont dépend le développement du pays-.

127
Delphine Dulong

Charles de Gaulle, n'est pas compétent en la matière1. Pire, même, il semble


avoir «toujours manifesté à l'égard de ces "contingences" mineures, qualifiées
par lui de "subalternes", un dédaigneux "mépris de fer"»2. C'est pour rompre
avec cette définition de l'institution présidentielle, selon laquelle son titulaire
peut en toute impunité se désintéresser des questions économiques, sans
encourir le risque d'être disqualifié, qu'est notamment lancée la candidature
Defferre. Dès le 29 septembre 1963, soit quelques jours à peine avant le
lancement de l'opération «Monsieur X» par l'équipe de L'Express, Gaston
Defferre invoque ainsi «la responsabilité du général» dans les domaines
économiques : «Le général de Gaulle porte en effet la responsabilité essentielle
de cette détérioration de notre situation financière, économique et sociale»3.
Le ton est donné. Où qu'il aille durant sa campagne, Gaston Defferre
s'efforcera de la même manière d'incorporer l'économie dans les domaines
de compétence requis d'un président de la République. À Phalempin, par
exemple, il stigmatise un pouvoir «incapable de préparer l'avenir, incapable
de faire de la France un pays moderne, incapable de mettre l'économique au
service du progrès»4. Aux Jeunes Patrons, il explique également qu'il ne suffit
pas de dire «des choses désagréables aux États-Unis pour donner à la France
son indépendance. Il vaudrait mieux nous mettre en état de résister à
l'invasion des capitaux et des entreprises américains»5. Dans L'Express, il
accuse encore le général de Gaulle «d'avoir échoué sur l'essentiel : la
construction d'un pays neuf»6. Il n'est pas jusqu'aux premières pages de son
programme, publié sous la forme d'un livre en 1964, qui ne soient pas
consacrées à la dénonciation de l'incompétence économique du Président'.

Cette stratégie semble avoir porté, en dépit même de l'échec de «l'opération


Monsieur X». Le fait est que la première apparition de Charles de Gaulle sur
les écrans de télévision, après son «mauvais» score du premier tour, est
largement consacrée aux problèmes économiques. Surtout, le candidat-
Président récuse, à cette occasion, son désintérêt pour les questions
économiques et nie même avoir dit : «L'intendance suivra»8. Une mise au
point qui fait la Une de tous les journaux le lendemain : «Les problèmes
économiques prennent une place croissante dans la campagne présidentielle»
titre ainsi L'Information^ ; «De Gaulle change de manière et traite pour le
public des problèmes concrets», titre l'Aurore1®. Paris-Presse parle pour sa
part d'«Un nouveau de Gaulle», tout comme Le Figaro («Un nouvel
homme»11), à quoi l'Humanité répond qu'il s'agit plutôt d'«Un nouveau

1. France Observateur, 27 novembre 1959-


2. Sauger (A.), -Les silences du général«, Libération, 22 mars 1963-
3. Defferre (G.), -La responsabilité du général-, L'Express, 29 septembre 1963
4. Le Populaire, 7-8 juillet 1964.
5. Le Monde, 20 mai 1965.
6. Ferniot (J)> «Première interview de Monsieur X», L'Express, 17 octobre 1963.
7. Defferre (G.), Un nouvel horizon. Le travail d'une équipe, Paris, Gallimard, 1965, p. 9 et s.
8. -On m'a prêté, en effet, ce mot que je n'ai jamais dit et à plus forte raison que je n'ai jamais
pensé : "L'intendance suit". Ce sont des blagues pour les journaux [...] rien ne m'occupe davantage
depuis longtemps, que la prospérité nationale.!...] Aujourd'hui, ou plus exactement depuis que je
suis revenu, depuis sept ans, c'est l'économie qui me paraît l'emporter sur tout le reste, parce
qu'elle est la condition de tout, et en particulier la condition du progrès social» (de Gaulle (C),
«Premier entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit», in L'esprit de la Ve République,
Paris, Pion, 1994, p. 955-956).
9. L'information, 14 décembre 1965.
10. L'Aurore, 14 décembre 1965.
11. Le Figaro, 14 décembre 1965.

128
Quand l'économie devient politique

masque»1. Même le Times, outre-Manche, titre là-dessus : «Lack of interest in


domestic affairs denied»2.

Toutefois, si la prestation du Président crée alors l'événement, il faudra


attendre la campagne pour l'élection présidentielle de 1974 et le septennat de
Valéry Giscard d'Estaing pour voir l'économie durablement inscrite dans les
domaines de compétence du Président. C'est que, tant par ses dispositions
sociales et ses caractéristiques biographiques3 que par la fragilité de sa
position dans les premiers gouvernements de la Ve République4, Valéry
Giscard d'Estaing l'un des hommes politiques les plus portés à promouvoir
dans le jeu politique les vertus de la compétence économique. Brigitte Gaïti a
ainsi montré comment sa carrière politique reposait sur une stratégie de
reconversion réussie, Valéry Giscard d'Estaing étant passé, en l'espace de
quelques années, d'une stratégie de présentation de soi à une autre5. À
l'origine, en effet, il apparaît sous les traits d'un notable local, soutenu par
quelques caciques de la IVe République (Edgar Faure, Antoine Pinay),
bénéficiant avant tout d'un capital social et électoral hérité : aux élections
législatives de 1956, qui marquent son entrée en politique, il brigue la
circonscription de son grand-père et ne met nullement en avant ses propriétés
scolaires et professionnelles. Très vite, cependant, il adopte une stratégie
opposée. Appelé au gouvernement Debré, il emprunte, dès le début des
années soixante, la figure du «technocrate» brillant et ne cesse alors de
valoriser la compétence économique comme ressource de distinction et
marque d'excellence : en 1963, par exemple, il revendique la responsabilité du
Plan de stabilisation malgré son impopularité ; en 1965, il se vante d'avoir fait
voter le premier budget en équilibre depuis longtemps ; en 1972, il invite à
Paris une vingtaine d'économistes mondialement connus ; ministre des
Finances, puis président de la République, il n'hésite pas à intervenir à la
télévision devant un tableau noir pour commenter longuement figures et
courbes économiques et financières ; et lorsqu'il nomme Raymond Barre
premier ministre en 1976, il le présente comme le «meilleur économiste
français»6.

Candidat à la succession de Georges Pompidou en 1974 sans disposer de


véritables ressources partisanes, risquant d'être prisonnier d'alliances
politiques qu'il sait fragiles, ne pouvant pas capter en son nom l'héritage du
«Père fondateur» (il a appelé à voter «non» lors du référendum de 1969), sa
stratégie apparaissait toute tracée : faire valoir sa compétence et son attention
aux «problèmes économiques» comme capital politique, comme mode de
distinction, définissant alors une figure présidentielle résolument «moderne»,
«jeune» (comme l'étaient les «planificateurs» des années cinquante-soixante),
moins préoccupé du passé que de l'avenir, alliant pédagogie et savoir-faire

1. L'Humanité, 15 décembre 1965.


2. The Times, 14 décembre 1965.
3. Ancien élève de l'ENA et de Polytechnique, formé à l'école de la planification (il a fait, par
exemple, un stage au SEEF), Valéry Giscard d'Estaing sera le premier énarque à se lancer dans la
compétition politique (candidature à la deputation en 1956) et le premier énarque à obtenir un
poste ministériel (comme secrétaire d'État au Budget en 1958).
4. En 1962, les Indépendants ne comptent plus que 32 élus à l'Assemblée nationale contre 118 en
1958 ; ils sont 41 en 1967, 57 en 1968 et 51 en 1973.
5. Cf. Gaïti (B.), De la IVe à la Ve République, op. cit.
6. «Alors, qui est M. Barre ? M. Barre est sans doute le meilleur économiste français, en tout cas un
des tous premiers. Les étudiants apprennent l'économie politique dans ses livres» (Le Monde, 11
août 1976).

129
Delphine Dulong

technique, sacrifiant même au mythe américain dans l'éloge appuyé et répété


de Kennedy. C'est ainsi qu'il va fortement contribuer à mettre les questions
économiques au centre des débats politiques, notamment lors du fameux face-
à-face télévisé entre les deux candidats au second tour. Comme le titre Le
Monde, «l'économie et les problèmes sociaux ont constitué l'essentiel du
débat entre les deux candidats»1. Mais surtout le face-à-face entre les deux
candidats tourne alors à la leçon d'économie : Valéry Giscard d'Estaing réduit
à néant l'argumentation de François Mitterrand sur l'importation d'huile
d'arachide, rectifie son chiffre sur le doublement du minimum vieillesse, lui
rappelle au passage que le SMIC n'existe que depuis 1969, l'accuse encore
d'être mal informé et se moque de lui quand il s'efforce d'estimer le coût des
nationalisations2.

On comprend dès lors que son élection au poste de président de la


République ait pu être présentée avec vraisemblance comme une victoire de la
«compétence» sur l'«idéologie», de la «planification» sur l'«improvisation», de
la «nouvelle France des cadres performants» sur la «vieille France des
notables» : «Valéry Giscard d'Estaing est le PDG de l'entreprise publique
France dont Jacques Chirac est le directeur général», proclame ainsi le
magazine Réalités.
«Le nouveau Président manifeste le souci d'associer le maximum de personnes
compétentes à la prise de décision [...] Valéry Giscard d'Estaing s'attache à
planifier l'action gouvernementale. Il s'efforce de composer les partitions à
l'avance plutôt que de se livrer à des improvisations [...] L'action de l'État se
trouve désormais programmée, des objectifs sont définis [...]. Ce qui apparaît le
plus fondamental dans la France d'aujourd'hui, à travers les luttes de façade
entre libéralisme et communisme ou les tensions divergentes de l'anarchie et de
l'autorité, c'est la recherche un peu désordonnée de nouvelles formes d'exercice
du pouvoir. Le changement à l'Elysée : un épisode de la lutte entre la vieille
France des notables et la nouvelle France des cadres performants»3.

À cet égard, le troisième titulaire de la fonction présidentielle est l'un des


premiers à réaliser la conversion de la compétence économique en
compétence politique et joue incontestablement un rôle important dans le
processus de publicisation de l'économie que nous avons brièvement décrit
ici. Mais il ne saurait pour autant en être considéré comme le principal
artisan. S'il a pu être un «inventeur», comme l'écrit Brigitte Gaïti4, s'il a pu user
de sa «compétence» et la faire valoir dans le jeu politique, c'est d'abord que la
définition de l'excellence politique avait déjà considérablement évolué. Il n'a
fait, en ce sens, que bénéficier d'un espace des possibles préconstitué par
d'autres que lui, situés dans des secteurs de l'espace social parfois très éloignés
du politique, mais qui n'avaient rien d'autre à perdre ou à gagner dans cette
opération de reconversion que leur propre légitimité.

1. Le Monde, 12-13 mai 1974.


2. Une stratégie réitérée lors de la campagne présidentielle de 1981. Nul n'a oublié en effet le ton
professoral avec lequel le candidat de la droite s'efforça de prendre à défaut le candidat de la
gauche sur le cours du mark : -Pouvez-vous me dire les chiffres ?», questionne Giscard. Et
Mitterrand de balbutier («Je connais bien la chute du franc par rapport au mark entre 1974...»),
d'hésiter («Le chiffre de la journée, de la soirée ?•), avant que de s'emporter : «Je n'aime pas
beaucoup cette méthode. Je ne suis pas votre élève».
3. -Elysée, le choc du management», Réalités, 357, 1975.
4. Gaïti (B.), «Des ressources politiques à valeur relative : le difficile retour de Valéry Giscard
d'Estaing», Revue française de science politique, 40 (6), 1990.

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