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Abd-Al-Karim Jossot et le « Sentier d'Allah »

UN DISCIPLE OCCIDENTAL 

Sur Gustave-Henri Jossot (1866-1951) en Islam Abd-al-Karim, beaucoup serait à dire, tant sa
personnalité est l'une des plus attachantes qui soient. Aujourd'hui un peu oublié, il fut l'un des
caricaturistes les plus connus du début de ce siècle ; il fut aussi un peintre remarquable. Nous ne
pouvons que renvoyer le lecteur intéressé par son œuvre à l'étude publiée par M. Michel Dixmier aux
« Cahiers de l'Art mineur » (n° 23). Dans les pages qui suivent nous republions : « Le Sentier d'Allah »
que Jossot avait édité en 1927 en Tunisie et qui était devenu depuis introuvable. La lecture de cet
opuscule convaincra le lecteur de la profonde originalité et de la sincérité immense de Jossot. Comme
le sculpteur Izard, en Islam Abdallah Redha et disciple du Cheikh Sidi Hajj Adda jusqu'à sa mort en
1962, Abd-al-Karim Jossot fut l'un de ces Européens qui devinrent des Soufis authentiques et sans
aucun doute des précurseurs audacieux. C'est grâce à eux que ce qui parait encore impossible
aujourd'hui se fera demain, si Dieu veut.
 Texte d'Abd-al-Karim Jossot : Nous sommes à Tunis, en 1912 : c'est un dimanche matin. Je
quitte l'avenue de France et je m'arrête sous les palmiers, devant la cathédrale ; machinalement je
lève les yeux sur le Père Éternel qui, dans un geste bénisseur, semble chauffer ses mains de
pierre au-dessus du portail-salamandre ; puis, poussé par un désir pervers de découvrir, en cette
église, d'infâmes bondieuseries qui me mettront hors de moi, je suis les Tunisois qui se rendent à
la messe : je gravis les marches et j'entre.
O la laideur de ce temple où la lumière pénètre crûment, chassant le mystère ! Il est vrai que les
fidèles ne paraissent pas venir là pour s'épandre en Dieu : ils sont, pour la plupart affligés d'une foi
banale, d'une foi mesquine qui se contente de menues pratiques et de petites dévotions, d'une foi
anémiée, chlorotique.
Sitôt le seuil franchi, ils trempent le bout de leurs doigts dans le bénitier, esquissent un signe de
croix expéditif, un peu honteux, presque imperceptible ; ils attirent à eux une chaise sur laquelle ils
appuient les genoux et les coudes ; pendant quelques secondes ils inclinent la tête avec une
componction simulée, puis se redressant, ils jettent des regards circulaires, adressent des sourires,
des signes, des saluts discrets à leurs connaissances.
C'est la foi bourgeoise, la foi machinale, héréditaire. Combien peu, parmi ces pratiquants,
paraissent rongés du désir de Dieu ! Qu'ils sont rares ceux qui clament à l'Idéal, les embrasés qui
voudraient ravir le Ciel ! (violenti rapiunt illud).
Soudain les orgues se mettent à jouer : de leurs tuyaux s'échappent des accords tonitruants qui se
prolongent en ondes rythmiques dans les hauteurs de la nef. Des nappes d'harmonie montent,
s'étendent, s'étirent, s'allongent, serpentent dans le vide, planent sur l'assistance endimanchée et
lentement s'abaissent sur elle ; mais cette musique trop allègre n'enveloppe pas les fidèles dans une
pieuse suavité ; elle ne les magnétise point par la douceur des sons, ne les amollit pas en une
langueur mystique.
Bientôt l'autel s'estompe derrière un nuage d'encens ; des chants s'élèvent et leur arabesque, qui
s'enchevêtre dans les volutes de fumée odoriférante, monte en tournoyant vers les voûtes sacrées, se
mêle aux notes qu'exaltent les orgues, puis avec elles se perd là-haut, tout-là-haut, dans le bariolage
hurleur des verrières multicolores.
Durant ce tapage musical j'avais regardé autour de moi et j'avais été surpris de reconnaître
plusieurs personnages dont les opinions matérialistes étaient avérées. Que venaient-ils chercher en
ce lieu ? Le plaisir qu'ils pouvaient prendre à l'audition du prédicateur dominical, dont le cabotinage
était fort apprécié à Tunis, ne suffisait pas à m'expliquer leur présence ; j'avais une intime persuasion
qu'ils étaient là pour autre chose : pour s'assurer, par exemple, que toutes les lumières étaient
réellement éteintes dans le grand ciel vide.
Et voilà que, du haut de la chaire, tombaient des paroles dont se délectait en moi le paresseux, le
rêveur, l'artiste : elles proclamaient que la science n'a jamais pu fournir une explication plausible du
besoin de croire latent en chacun de nous ; que le seul progrès est l'évolution psychique ; que notre
raison est bien peu de chose puisqu'elle ne peut s'identifier avec l'Absolu.
Le prédicateur parlait de la « lumière du cœur » :
— Toutes nos facultés s'équipollent, énonçait-il, et quand le cœur affirme, l'esprit ne peut nier.
Il dévoilait l'indigence des intellectuels chez qui le cœur n'est pas en équilibre avec le cerveau.
Autour de moi flottaient des fluides de piété ; des prières rôdeuses me frôlaient, cherchaient à me
pénétrer. Je leur avais fermé au nez les portes de mon âme ; mais elles se faufilaient insidieusement
par les interstices et réveillaient les vieux souvenirs endormis de mon enfance mystique : le charme
des chants liturgiques, la griserie de l'encens, toute la fascination de la magie cérémonielle.
L'ambiance influait sur moi ; je me pris à regretter la foi perdue, mais en me rendant bien compte
que jamais plus, peut-être, je ne ressaisirais le levier à l'aide duquel on soulève les montagnes. 
J'habitais Tunis depuis quelques semaines seulement : j'avais quitté Paris, écœuré par les milles
et un déboires de la vie d'artiste, fatigué par le tohu-bohu occidental, en proie à un commencement de
neurasthénie, et j'étais venu demander ma guérison à Notre Père le Soleil qui rutile au ciel d'Afrique.
Ayant renoncé à peindre, je lisais beaucoup. Or il est à remarquer que si nous nous trouvons dans
une certaine disposition d'esprit, les livres idoines à la renforcer viennent d'eux-mêmes se placer sous
nos yeux, comme s'ils étaient apportés par d'invisibles mains.
Le souvenir du sermon que j'avais entendu m'incitait à philosopher, à méditer sur le sens de la vie,
à rechercher la Cause de toutes causes qui Elle Seule Est sans cause. Alors, comme par
enchantement, s'accumulèrent sur ma table de travail les ouvrages des grands mystiques : Saint Jean
de la Croix, Molinos, Madame Guyon, Sainte Thérèse, Jacob Bœhme, d'autres encore.
J'eus bientôt la pensée farcie de leurs élucubrations et, naturellement, le laissai transparaître dans
mes entretiens. Un fervent catholique, à qui je me confiai, me proposa de me faire connaître un
religieux capable de m'éclairer. J'acceptai : il me conduisit à Carthage, chez les Pères Blancs.
J'eus une longue discussion avec le moine à qui il me présenta : je demandai à celui-ci de me
fournir l'explication des mystères ; il me répondit que je devais me contenter de croire sans
comprendre.
—   Mais, lui objectai-je dans l'ancien et dans le nouveau Testament abondent les fictions, les
allégories, les symboles.
—   Non, répondit-il froidement : prenez tout à la lettre.
Après avoir considéré avec stupeur cet incompréhensif, je lui tirai ma révérence et... me fis
musulman.
C'est que l'Islam sans mystères, sans dogme, sans clergé, presque sans culte, m'apparaissait comme
la plus rationnelle de toutes les religions ; je l'adoptais, estimant que la créature n'a pas besoin de
passer par l'intermédiaire des prêtres pour adorer son Créateur.
Dès que fut connue ma conversion la presse arabophobe fulmina contre moi, non pas que l'on
s'indignât réellement de me voir abandonner l'ombre de la Croix pour pénétrer dans la clarté du
Croissant ; mais je m'évadais avec ostentation de mon époque et de ma race, je flanquais un coup de
pied dans tout ce que l'Occident révère, cela c'était inadmissible.
Piètres psychologues, les acéphales coloniaux ne devinaient pas les causes profondes qui m'avaient
poussé à embrasser l'Islamisme ; l'impudent qui venait de les scandaliser eut volontiers déambulé
dans la vie sans arborer d'étiquette ; ils m'en imposèrent une : ils me traitèrent d'original.
Cette qualification dont s'honore tout indiscipliné est, pour la tourbe des ilotes, représentative de la
pire ignominie : ne pas agir comme tout le monde, n'être pas conforme, se singulariser d'une façon
quelconque, se séparer du troupeau, mépriser la majorité, est un forfait tellement exorbitant que le
législateur dérouté s'est abstenu de le mentionner dans le code, évitant ainsi de lui infliger une
pénalité.
On finit par classer l'affaire en décrétant que la conversion d'Abd'al-Karim était une « conversion
d'artiste ».
Je relève l'expression :
— Eh bien ! Soit, messieurs ! Seulement il faudrait nous entendre : vos préjugés de provinciaux
tardigrades me sont connus : je sais que vous êtes restés à la conception dix-huit cent-trentarde de
Henry Mürger et que, pour vous l'artiste est un abracadabrant personnage, un bohème tout mâchuré
de romantisme. En votre jargon simpliste « conversion d'artiste » signifie que la puérile envie de porter
un bernous m'incita seule à changer de religion. Vous jaugez ma mentalité avec vos mesures.
Remisez vos faux poids pour ne point vous leurrer : je préfère vous renseigner moi-même.
« Concersion d'artiste ! » Vous ricanez et vous ne comprenez pas que c'est précisément cela le
miracle.
Pour pêcher une âme d'esthète, Allah ne pouvait employer qu'un appât : le Beau.
Il m'a donc saisi par mon côté faible : Il m'a montré la pauvreté sainte des nomades ; Il m'a fait
entendre les cantilènes que modulent les bédouines quand, la « guerba »  sur l'épaule, elles vont
puiser l'eau à la source ; dans le calme des soirs II a fait lentement défiler devant moi des caravanes ;
Il m'a offert le repos sous les palmiers... Pour me charmer le Généreux a composé des jeux de
lumière et des harmonies de couleurs adorables qui m'ont plongé dans l'extase ; durant le jour Son
soleil a flamboyé sur moi ; pendant la nuit Ses étoiles ont illuminé mes songes. Puis, du fond du
Sahara, Il a fait accourir une puissance mystérieuse, une force enveloppante, irrésistible : le souffle de
l'Islam m'a prosterné, pantelant, sur le sable des dunes ; alors j'ai clamé l'attestation millénaire des
croyants :
« Allah est le plus grand ».
Cette exaltation apaisée, j'ai repris mon existence coutumière ; mais bientôt des beautés nouvelles
ravivaient mon enthousiasme tandis que les laideurs européennes m'acheminaient vers le « Grand
Dégoût. »
Un des principaux facteurs de mon abjuration fut la fatigue que me cause la trémulation
ponantaise. Regardez-vous roumis ! Considérez votre démence ! Vous courez à vos affaires,
absorbés par l'espoir du lucre, sans cesse agités, fiévreux, inquiets. Vos visages sont contractés par
les soucis d'argent ou dilatés par des satisfactions basses. Si vos traits n'apparaissent pas anxieux et
crispés, ils sont distendus par une hilarité bruyante, enluminés par les ripailles et les beuveries.
Jamais de calme sur vos masques de chair, jamais trace d'impassibilité ou de quiétude ; il est rare de
rencontrer parmi vous une tête grave et majestueuse comme on en voit tant chez les arabes. Rien
n'éclaire vos faces de damnés ; aucune idée calme et reposante ne s'est incrustée en vos cerveaux
surmenés. Innombrables types sans caractère vous vous groupez en troupeaux et grouillez dans les
cafés, les cinémas, les dancings, les beuglants, les bureaux, les usines et les casernes. Vous vivez
une existence frénétique, hallucinatoire et démoniaque, une vie hors nature qui vous rend
horriblement malheureux, mais dont vous vous enorgueillissez pourtant et que vous appelez «
Civilisation ».
Voulant m'arracher à votre enfer et m'attirer à Lui, Allah me fit prendre un chemin que nul ne
parcourut. Quand je songe aux étranges étapes où je bivouaquai, il me faut faire appel au peu
d'humilité dont je dispose pour ne point me considérer comme un élu.
C'est que je me revois, perplexe, plantant un point d'interrogation devant l'obscure racine du mal ;
essayant de stigmatiser les vices de mes contemporains par la déformation de leurs traits ; cherchant
partout les tares ; poussant la Vérité toute nue contre les bourgeois pudibonds ; démasquant
l'improbité des honnêtes gens ; fustigeant la lubricité des hommes vertueux ; faisant descendre de
leurs piédestaux les Hautes Crapules ; emberlificotant mes bons hommes dans le tarabiscotage de
tirebouchonnantes arabesques pour amplifier les expressions abjectes ou cyniques de leurs visages ;
imprégnant une rétine d'effroi et d'écœurement ; emmagasinant en ma vision interne, une abondante
provision de cauche mars.
Pendant trente ans je n'eus d'yeux que pour les laideurs qui posaient devant moi, et quand, à bout
de forces, exténué, saturé jusqu'à la vomiturition, je jetai mon crayon, alors le Clément, le
Miséricordieux me suggéra l'idée de passer la mer pour venir mouiller dans le havre islamique.
Vous avez raison ; c'est bien une conversion d'artiste que la mienne ; c'est le P.P.C. de quelqu'un
qui a toujours trouvé que les enthousiasmes des « sauvages blancs » étaient injustifiés et qui ne s'est
pas adapté à leur agitation, à leurs laideurs, à leurs mensonges.
Un an après ma conversion, les peuples, en état complet d'ivresse patriotique, vomissaient du sang.
La démence occidentale avait atteint son paroxysme.
Loin du carnage, j'abandonnais peu à peu le plan exotérique sur lequel je m'étais tout d'abord réfugié ;
je m'élançais par-delà les formes extérieures et scrutais l'hermétisme islamique.
J'avançais peu dans mes recherches, mon ignorance de la langue arabe ne me permettant pas de
consulter les livres qui traitent du Soufisme et aucune traduction de ces ouvrages n'ayant été faite en
français.
Or, un jour, je reçus la lettre que voici :
 
« Monsieur,
« Je suis Arabe et mon intention première a été de vous écrire en ma langue ; j'apprends que, malgré
vos efforts, vous la balbutiez à peine. Je rédige donc ma lettre en français.
« Le monde musulman discuta longtemps la valeur de votre convertion. Le premier j'ai compris
que vous étiez sincère ; mais peut-être vous trompez-vous vous-même ; peut-être pour vous comme
pour le philosophe du doute Guyau :
« Cessez de se tromper ce ne serait plus vivre ».
« Vous ne pouvez pas être tout-à-fait religieux : vous êtes Français, par conséquent inapte à
embrasser une religion quelconque. Et cependant je voudrais vous voir plus musulman ; vous
goûteriez alors la joie de l'être d'une façon complète. Quand mes loisirs me le permettront, j'éclairerai
votre religion sur ma religion tant ignorée par ceux-là même qui ont la prétention de vous l'enseigner.
« A vous voir vêtu de l'archaïque et noble costume oriental, on s'imaginerait que vous n'en avez
jamais porté d'autre : il n'est pas jusqu'à votre physionomie qui ne soit devenue idéalement arabe,
mais votre démarche parfois vous trahit ; un rien attire votre attention et vous fait hâter le pas ; on
reconnaît alors le Français frivole.
« Les vêtements arabes vous siéent parce que vous les portez en artiste. Artiste ! Les paroles de
l'Anglais dans la Faustin de Goncourt, me reviennent à la mémoire et, sans nulle intention de vous
blesser, je vous le jure, je me prends à murmurer : « vous n'êtes qu'artiste, vous n'êtes que cela ! ».
« Vous avez renoncé à peindre pour écrire : cela s'appelle aller d'un mal à un autre. Cette activité
cérébrale ne pourra jamais vous procurer ce que vous cherchez : la paix. Quand on embrasse la
religion musulmane on ne joue plus avec le FEU. Faites comme moi : ne croyez pas à votre
intelligence ; ne pensez jamais. Je sais que je vous demande l'impossible.
« Je suis pour l'impersonnalité ; je suis pour le sacrifice des sentiments personnels. Le je si cher
aux Latins, caractérise bien cette race appelée à disparaître : son agitation causera sa perte. L'Islam
est immobile ; à la constater tel, Renan s'imaginait l'avilir. L'immobilité c'est l'Éternité, le progrès tue ;
la civilisation a une fin.
« J'ai honte, monsieur, de paraître raisonner : je suis ennemi de la pensée ; je méprise mes
connaissances profanes ; je ne veux jamais avoir confiance en elles. Ainsi je jouis d'un bonheur
immense. Et, comme je ne suis pas égoïste, je désire le partager avec vous.
« Écrivez-moi donc poste-restante au nom de Ghazali et posez-moi toutes questions qu'il vous
plaira.
« Je vous prie de m'excuser si je signe d'un pseudonyme ; j'ai pour cela de très sérieux motifs.
GHAZALI ».
 J'avais des motifs non moins sérieux pour ne pas répondre à un inconnu : ma conversion m'avait
signalé à la vigilance des autorités, en cette période belliqueuse ma correspondance était
minutieusement examinée par la Censure. L'anonyme scripteur était peut-être un policier qui me
tendait des pièges, me poserait des questions auxquelles ma brutale franchise me ferait répondre
d'une façon compromettante.
Néanmoins j'étais intrigué : par certains passages que j'ai jugé bon de supprimer, cette lettre
décelait chez son auteur une large connaissance des théories hermétiques. Il n'y avait à Tunis qu'un
seul Arabe qui pouvait l'avoir rédigée. C'était un nommé Kh...
J'allai le trouver : il me donna sa parole qu'il ne m'avait pas écrit, et nous cherchâmes vainement
ensemble qui pouvait être le pseudo Ghazali.
Je profitai de mon entrevue avec Kh... pour le questionner sur le mysticisme musulman, lui
demandant de m'indiquer le processus qu'il me fallait suivre pour recevoir l'initiation « Soufi ».
—  Je n'ai pas qualité pour vous la conférer, me répondit-il ; mais quand vous serez mûr, vous
rencontrerez infailliblement le maître qui fera éclater en vous la germination des graines mystiques et
vous gratifiera de l'illumination.
—  Qui est ce maître ?
—  Il se dérobe, sans doute, sous une forme des plus humbles : il peut être le marchand de
gâteaux que vous frôlez dans la rue, ou bien le nègre qui vous masse au bain maure, ou même le
mendiant qui vous demande l'aumône. Il vous suffira que son regard rencontre le vôtre pour que
s'établisse entre lui et vous la communication télépathique.
Mais vous êtes déjà sur la voie ; vous connaissez certaines pratiques : les méthodes respiratoires et
l'entraînement de « centration mentale » en usage chez tous les occultistes. Bien qu'il ne
m'appartienne pas de vous initier au Soufisme, je vais, du moins, tenter de vous éveiller. Prêtez-moi
votre attention.

Alors le mystagogue me conseilla de la sorte :


— « Vous ne connaîtrez Allah que par la méditation de Mohammed. Cela revient à dire que l'on ne
saurait atteindre l'Absolu sans une préalable immersion dans la Conscience Universelle. Mais pour
contempler une abstraction il faut la concrétiser. Matérialisez donc celle-ci en lui faisant revêtir la
forme du Prophète, puisque de tous les hommes ce fut lui qui manifesta l'âme du Monde avec le plus
d'intensité. Travaillez activement à dessiner en vous son icône ; efforcez-vous de sentir sa présence ;
persuadez-vous qu'il vous voit, qu'il vous entend, qu'il connaît vos pensées. Entretenez-vous avec lui ;
interrogez-le ; écoutez ses réponses : au début elles seront formulées par votre inconscient ; peu à
peu elles vous arriveront d'ailleurs.
« A vivre en perpétuel commerce avec l'Envoyé d'Allah, vous finirez par le rencontrer dans vos
rêves ; un beau jour il vous rendra visite en pleine veille : durant le « dhikr » il surgira devant vous,
dans la même posture que la vôtre, ses genoux touchant vos genoux, il vous regardera en souriant et
vous le contemplerez sans frayeur. Alors, devant cette apparition qui reproduira vos moindres gestes,
vous comprendrez que Mohammed c'est vous-même.
« Une fois résorbé en la Conscience Universelle, votre Ego devra encore ascendre : il lui faudra
monter, monter toujours jusqu'à l'ultime degré initiatique où Mohammed,  se transfigurant pour la
seconde fois, devient Ahmad.
« Telle est la voie étroite qui mène à la Connaissance. Bien que la plupart des musulmans ne
soupçonnent même pas l'existence de chemin secret, vous pouvez le suivre sans crainte : c'est
la Tariqa, le sentier d'Allah ».
J'eus avec Kh... d'autres entretiens au cours desquels il s'efforça de dessiller ma vue intérieure :
« Il ne suffit pas, m'apprenait-il, de savoir que l'Ame Suprême habite en vous ; il faut encore que
vous en ayez la conviction, et cette certitude que l'on appelle la foi vous ne l'acquerrez que par
l'expérience.
« Vous pouvez fort bien connaître théoriquement la natation sans pour cela savoir nager : c'est
seulement en vous jetant à l'eau que vous apprendrez à vous maintenir à la surface. De même vous
ignorez ce qu'est l'ivrognerie si vous n'avez jamais bu jusqu'à tituber.
« Il est donc indispensable que vous viviez Dieu, que vous Le découvriez en toutes choses ; mais
auparavant il vous faut Le chercher en vous-même. C'est vous que vous trouverez. Se sentir Dieu !
Quel meilleur expédient pour échapper à l'honneur d'être un homme ?
« Introduisez l'idée de Dieu dans chacune de vos pensées, chacun de vos mouvements, dans
chacune de vos actions : si vous parlez ou si vous écoutez, si vous êtes assis ou si vous marchez, si
vous buvez ou si vous mangez, si vous riez ou si vous pleurez, pensez à Lui.
« Persuadez-vous bien que Allah est en vous. Que Sa Présence devienne pour vous une
inexpugnable obsession !
« C'est de l'autosuggestion ? Qui prétend le contraire ? Les idées que nous créons sont
des ÊTRES VIVANTS.  Créez Dieu en vous-même.
« Pour arriver à ce résultat il existe un nombre infini de voies : Ghazali, le plus célèbre des Soufis
prétend qu'on en compte autant que de souffles. Autrement dit : les directives spirituelles varient selon
les individus.
« La religion catholique n'offre que deux sentiers préconisés par son Christ : l'amour et la
souffrance. Ils existent aussi dans l'Islam ésotérique, mais en compagnie d'une multitude d'autres.
« La voie la plus facile, celle que suivent la plupart des adeptes, c'est l'abandon. Rien d'étonnant à
cela puisque le mot Islamest le nom d'action du verbe aslama qui signifie : s'abandonner.
« Abandonnez-vous ; ne faites plus votre volonté propre ; obéissez à la volonté d'Allah : si vous
avancez la main pour tremper votre plume dans l'encre, dites-vous que ce n'est pas votre vouloir qui
dirige vos doigts vers l'encrier, mais qu'ils y sont poussés par une Volonté plus puissante que la vôtre.
« Votre corps est l'outil d'Allah : Il le manie à sa guise, reposez-vous et laissez opérer votre Maître.
« Quand un musulman avance sur le Sentier, sa première étape est le détachement : Il se détache
de tout, renonce à tout. Il lui reste ensuite à s'évader de soi-même : Nul ne peut naître à nouveau s'il
ne meurt préalablement.
« La tâche est ardue : elle réclame un sacrifice de tous les instants ; le temps que l'on passe dans
l'agitation est du temps perdu, du temps volé à Dieu, et les heures de passivité réceptive, les heures
au cours desquelles on laisse Allah œuvrer en soi, sont les seules qui soient bien employées.
Comment pourrait-il s'envoler celui qui s'obstine à s'échiner en remuant le fumier du monde ?
« J'entends les protestations indignées des incrédules : « c'est de la folie ! » s'écrient-ils.
« Eh oui ! Gens de bons sens : c'est de la folie, de la folie mystique ; mais récapitulez ce que vous
a rapporté, jusqu'à ce jour votre raison. L'ensemble de ce que vous lui devez se résorbe dans les
deux mots : civilisation, progrès. C'est précisément cette sentine que les mystiques cherchent à fuir en
édifiant le Ciel en eux.
« Les religions leur offrent une aide puissante : elles sont des tremplins qui les lancent très-haut ;
le rite est un appui ; les prières verbales, toujours les mêmes, murmurées pendant des siècles par des
millions de croyants, sont imprégnées d'une formidable magie dont profite celui qui les récite ;
l'ambiance des mosquées, des synagogues, des temples et des églises influe sur le fidèle en oraison,
l'apaise et le plonge dans le recueillement ; les ablutions, les prosternations, tous les gestes rituels
sont des symboles dont la compréhension lui fournit un efficace adjuvant.
« Encore une fois c'est de l'autosuggestion, pourquoi le nier ? Mais qu'est-ce que
l'autosuggestion ? Et qu'importe ! L'essentiel est d'implanter dans son cœur l'idée de Dieu.
« Les exercices de piété deviennent évidemment de la superfétation pour celui dont les regards se
fixent En Haut sans discontinuité : « Tout ce que vous faites, disait notre Prophète à des bigots qui
marmottaient des prières, tout ce que vous faites est inutile si vous n'avez pas Allah pour but et s'il
n'est pas enfermé dans votre cœur. »
« Quand le mystique a créé Dieu en soi, il s'éprend pour Lui d'un ardent amour et, comme l'Ame
Suprême est tout, il La voit partout : il La découvre dans chacun de ses semblables, dans les
animaux, dans les plantes, jusque dans les cailloux. Il aime tout.
« Peu importe alors qu'il soit Juif, Chrétien ou Musulman : sa religion est l'Amour. »
Kh... est mort. Il m'a simplement « éveillé », sans me pousser davantage, c'est que sa mission se
bornait là. A cette époque je n'étais pas prêt : je n'avais pas atteint l'état de conscience qui devait me
permettre d'aller plus loin ; il était écrit qu'un autre viendrait me prendre où lui m'avait laissé, car le
Maître se présente toujours au moment opportun.
Des maîtres, il en existe partout, sur toute la surface du globe, dans toutes les religions et même
en dehors des religions : que ce soient les gourous du Brahmanisme, les Mahatmas du Bouddhisme,
les directeurs du Catholicisme, les Pôles de l'Islam, ou des philosophes ignorés, partout se trouvent
des évolués qui ont reçu la charge de faire avancer leurs frères sur le Sentier.
On peut, à la rigueur, s'y aventurer seul, sans guide, en ne faisant partie d'aucune secte, mais
combien plus pénible est la marche ! Que de dangers nous guettent qui ne sont pas à redouter sous la
protection du Maître !
La mort de Kh... laissa désemparés deux de ses disciples. Je ne les fréquentais pas ; ils
éprouvèrent le besoin de se rapprocher de moi pour s'entretenir des choses spirituelles. Très
vivement attachés au défunt, ils avaient vécu dans son intimité, et sa perte les plongeait dans le
désarroi.
C'étaient un Français et une Française convertis comme moi à la religion du Prophète. Je ne les
désignerai que par leurs prénoms musulmans : Myriam et Djaffar.
Je les vis fréquemment : ils s'étaient lancés à cœur perdu dans l'Islam et en observaient avec une
grande ferveur toutes les obligations. Très bon arabisant, Djaffar possédait des manuscrits anciens
traitant du soufisme : il les étudiait et découvrait parfois dans ces parchemins quelques luminosités
qu'il projetait dans mes ténèbres. Quant à saïda Myriam, véritable sainte elle me communiquait un
peu de sa foi ardente ; elle me réconfortait quand je tombais dans la sécheresse.
Tous deux se rendaient compte de leur impuissance à avancer sur la « Tariqa »  sans le secours
d'un guide quand ils firent la connaissance du secrétaire d'un cheikh Algérien. Si Mohammed Laid leur
parla de son maître et ce qu'il leur en dit leur donna la conviction que le Cheikh était un haut initié. Ils
formèrent le projet d'aller le trouver et me décidèrent à les accompagner.
La mentalité occidentale est réfractaire à la conception du « Maître » : Barrés a fait, sur ce sujet,
une étude impartiale mais erronée.
La « Tariqa » n'est pas, à proprement parler, une « voie » plus ou moins longue et pénible ; c'est
une succession d'état de conscience de plus en plus élevés. Le Maître, lui, est parvenu au summum
de cette série d'états : il fait participer ses disciples à ses acquisitions spirituelles.
Mais pour cela le disciple doit se livrer à lui sans restriction : le Maître ne peut donner qu'au
prorata de la façon dont on se donne à lui ; il est indispensable que le cœur du disciple se mette au
diapason du cœur du Maître, que ces deux cœurs vibrent à l'unisson ; alors la fusion qui s'opèrent est
telle que le disciple voit le Maître en lui-même, que le Maître se mire en son disciple. Plus tard le
disciple découvrira en son Maître le Prophète, plus tard encore Allah.
Nous partîmes Myriam, Djaffar et moi, par aller passer quelque temps auprès du Cheikh Ahmad
ben Mustpha ben Aliwa.
Le moqaddem de la zawîya  vint nous cueillir à la descente du train et marcha devant nous pour
nous montrer la route. A pied nous traversâmes Mostaganem.
Quand nous fûmes à cinquante mètres de la demeure du Cheikh située à l'extrémité de la ville
arabe, le moqaddem se mit à chanter d'une voix forte et à plusieurs reprises : « La ilaha illa Allah.
»  C'est la façon dont les Alawiyyas annoncent la venue de visiteurs de marque. Il ouvrit la porte d'un
jardin au fond duquel nous attendait le salon de réception. Nous nous déchaussâmes et nous
accroupîmes sur des tapis.
Quelques instants après Si Ahmad entrait, très grand, très droit ; à chacun de nous il tendait le
bout de ses doigts que nous baisâmes.
Cédant à leur émotion Djaffar et Myriam éclatèrent en sanglots. Moins ému, et surtout moins
démonstratif, je restai impassible.
Le Cheikh prit place ; d'un geste il nous invita à l'imiter ; un serviteur apporta du thé et des
gâteaux. Après s'être tamponné les paupières, Djaffar nous servit d'interprète.
Mes deux compagnons semblaient prendre un prodigieux intérêt aux dessins du tapis, car ils ne
les quittaient pas des yeux ; mais moi, j'examinais le Maître ; lui aussi me dévisagea ; nos regards se
croisèrent.
Si Ahmad ben Aliwa est âgé de cinquante six ans : il a une belle tête de Christ douloureux et
tendre. Sa longue barbe offre cette particularité que, noire sur le menton, elle est blanche sur les
joues. Le visage maigre, ascétique, a une expression hautaine et fermée. Dès que les paupières se
lèvent, elles découvrent des yeux rieurs ; les lèvres charnues s'entrouvrent en un sourire très doux ;
l'homme qui parle est tout différent de celui qui se taisait ; les mots s'échappent de sa bouche avec
volubilité ; de temps en temps les phrases sont coupées d'un « ia akka sidi ? » quêteur d'approbation.
Puis, quand la parole s'arrête, le sourire se fige brusquement ; le visage se ferme en même temps
que s'abaissent les paupières ; le masque reprend sa rigidité hiératique.
Sentant que nous étions éreintés par notre long voyage, le Cheikh abrégea l'entrevue : « Cette
chambre nous dit-il, est celle que je vous ai réservée ; vous voici chez vous. »
Et après avoir de nouveau approché de nos lèvres le bout de ses doigts, il sortit.
J'examinai le local : un plafond, des murs, des nattes, des matelas, des coussins ; Myriam et Djaffar,
encore sidérés, regardaient toujours la porte par où était sorti le Maître. Je les secouai et les engageai
à procéder à notre installation.
On apportait nos valises : nous les ouvrîmes et nous en tirâmes des costumes arabes. Un quart
d'heure plus tard nous étions transformés.
Nous tombions en pleine fête annuelle des Alawiyyas : de toutes parts accouraient les « foqara
».  Il en venait de tous les coins de l'Algérie ; il en arrivait même de Tunisie et l'on attendait un grand
nombre de Riffains. Nous allions être environ six milles, car cette année les compagnies de chemin de
fer avaient consenti à tous les Alawiyyas une réduction de cinquante pour cent sur le tarif.
Mais voici le Cheikh qui entre chez nous, tout troublé ; il tend à Djaffar des lettres et des
télégrammes : interdiction a été faite aux gens du Riff de passer la frontière ; dans la province de
Constantine les habitants des communes mixtes des Bibans et de Lafayette sont consignés par les
khalifats qui ont ordre de ne pas les laisser partir sous peine de destitution. Quelques foqara,ayant
voulu enfreindre cette défense illégale, ont été jetés en prison ; l'un d'eux se plaint d'être exposé en
plein soleil du matin au soir ; un autre est privé de nourriture et on l'empêche de faire ses prières.
Nous sommes consternés ; mais bientôt nous nous révoltons et l'un de nous propose de partir à
Alger pour protester auprès du Gouverneur Général.
Le Cheikh approuve et part avec nous. Nous passons une nouvelle nuit en chemin de fer ; le
lendemain matin nous nous présentons au bureau du Gouverneur. Celui-ci étant en congé, nous
sommes reçus par un quelconque rond-de-cuir. Après avoir écouté nos doléances ce fonctionnaire
veut bien nous apprendre que, la famine étant imminente, le Gouvernement a cru devoir interdire
l'exode des Kabyles pour les empêcher de dépenser futilement leurs économies.
En entendant cela, je bondis et je demande si le Gouvernement oserait employer pareil procédé
vis-à-vis des Français. Je m'attire cette réplique : « En l'occurrence il ne s'agit pas de Français, mais
d'Arabes. »
— Vous établissez donc une différence entre eux ? Les balles allemandes n'en faisaient pas.
Le remplaçant du Gouverneur me décoche un regard mauvais et ne répond rien. Il daigne
cependant nous faire remarquer que le Gouvernement ne saurait être rendu responsable des sévices
sur nos frères et qu'il faut en accuser les autorités locales. Sur nos instances il nous promet d'ouvrir
une enquête.
Le lendemain nous étions de retour à Mostaganem.
Pendant notre absence d'autres pèlerins étaient arrivés. On en comptait tout de même trois milles.
Dans un immense terrain qui fait face à la zawiya, on avait dressé des tentes sous lesquelles ils
s'entassaient en sections : ici les gens de Tlemcen et de Bône ; là ceux d'Oran ; plus loin ceux de
Bougie, ceux de Philippe ville... Toutes les villes et tous les douars étaient représentés. Beaucoup
avaient apporté de grands samovars en cuivre et faisaient le thé en plein air.
Escorté par Djaffar et par moi, le Cheikh passait au milieu des groupes, s'arrêtait ici et là, trouvant
pour chacun une bonne parole. Tous les yeux étaient braqués sur le Maître et sur les deux convertis
qu'il traitait ouvertement en amis ; sur nous jaillissait l'amour que les foqara allawiyya  lui ont voué.
 On a souvent et abondamment écrit sur les confréries musulmanes : on l'a toujours fait en se
plaçant à l'extérieur alors qu'elles auraient dû être examinées de l'intérieur ; peu nombreux sont les
Européens qui ont pu, comme moi, pénétrer dans une zawiya en qualité d'hôte à qui rien n'est caché.
Si l'on veut étudier sérieusement les confréries, il est indispensable de connaître leur origine, de
remonter au début de l'Islam. Le Prophète enseignait à la foule l'exotérisme islamique ; mais il avait
une doctrine secrète, prolongement de la première, et dont son gendre Ali était le dépositaire : « Je
suis la ville de la Science, se plaisait-il à répéter ; c'est Ali qui en est la porte. » Ceux qui voulaient
entrer s'adressaient donc à Ali.
Au commencement de l'Hégire tous les savants, tous les docteurs, tous les oulama  des mosquées
pratiquaient et enseignaient la doctrine ésotérique ; l'Islam était à son apogée spirituelle. Mais sous
l'influence du luxe effréné des Abassides, les mœurs se relâchèrent, les croyances aussi.
Les oulama ne reconnurent plus l'ésotérisme et se mirent à persécuter les initiés. Ceux-ci quittèrent
Bagdad et se réfugièrent dans les montagnes ; ils se vêtir de laine blanche ; on les désigna dès lors
sous le nom de « soufis »,  le mot « souf » signifiant : laine.
Un musulman demandait-il à entrer parmi eux ? Ils commençaient par l'arracher à son milieu ; lui
coupaient barbe et moustaches ; lui rasaient la tête ; le revêtaient d'un déguisement burlesque ; lui
conseillaient de se livrer à mille excentricités. Alors, s'il lui arrivait de laisser échapper quelques bribes
des enseignements qu'il avait reçus, personne n'attachait d'importance à ses paroles que l'on
considérait comme sortant de la bouche d'un fou. Il évitait ainsi la persécution.
Bientôt les soufis devinrent très nombreux ; des confréries se fondèrent. Chacune de ces
associations pieuses avait à sa tête un maître-initiateur.
Quand un de ces maîtres mourait, il arrivait fréquemment que son successeur se montrait inapte à
propager la Doctrine dans son intégralité ; la Vérité s'émiettait, se perdait, et peu à peu cessait d'être
promulguée.
Beaucoup de chefs de confrérie en arrivèrent à ne plus considérer leurs fonctions que comme un
moyen de vivre grassement des « ziyara »  offertes par leurs adeptes.
De nos jours la plupart des confréries sont dirigées par des jouisseurs qui ne songent qu'à se
procurer facilement le bien-être matériel. Recherchant les faveurs gouvernementales, ils fournissent
en échange certains renseignements, « rendent des services ». Ces tristes personnages ont des
intérêts communs avec les oulama  des mosquées. Jaloux de leurs prérogatives, ces derniers
prétendent que l'ésotérisme ne repose sur aucune base sérieuse ; ils le déclarent contraire à la
religion et décrètent que seule l'orthodoxie fait foi.
Aussi quand, par extraordinaire, surgit un maître-initiateur tel que le Cheikh actuel des Alawiyyas, tout
le monde crie « haro » sur lui et sur ses disciples ; on met tout en œuvre pour le dénigrer et le
combattre : c'est un gâte-métier.
Si Ahmed ben Mustapha ben Aliwa, en effet, ne s'occupe pas de politique ; il ne recherche pas les
honneurs et reste indépendant ; il n'exige de ses adeptes aucune cotisation annuelle et refuse leurs
offrandes. C'est un Soufi hautement initié qui se contente de préparer les âmes de ses foqara à leurs
destinées futures, à ce retour signalé par le Coran : « d'Allah vous êtes partis ; à Lui vous retournerez.
»
L'intelligence la plus lucide serait impuissante à découvrir le chemin qui conduit aux régions
supérieures ; le cœur seul peut en trouver l'accès et c'est sur lui que notre Cheikh bien aimé impose
ses mains pleines de bénédictions.
De nombreuses attestations prouvent que, grâce à ses exhortations, des confréries entières,
véritables repaires de bandits, sont maintenant pacifiées et que leurs habitants ont tous été
transformés en honnêtes gens incapables de commettre la plus légère peccadille.
Il ne faut pas confondre la confrérie des Alawiyya  avec les autres sectes religieuses dont les
enseignements n'ont rien d'ésotérique : elle se rattache directement à celle des Darqawa par une
filiation spirituelle comportant seulement trois transmissions de maîtres à disciplines devenus maîtres
à leur tour.
Quand à la confrérie bien connue des Darqawa, elle remonte, par ses préceptes et ses méthodes
d'entraînement, au Grand Maître-initiateur Sidi Abu Hassen Ash Shaduli qui, à Tunis, vers la fin du
quatrième siècle de l'Hégire, guidait ses disciples sur le sentier de la sainteté.
Ainsi, de Maître en Maître, nous est parvenu le dépôt occulte et sacré dont Sidi Ali ben Abu Taleb,
gendre du Prophète, fut le premier gardien.
Le surlendemain de mon arrivée, le Cheikh me demanda de préparer un discours en français et de
le prononcer devant les foqaras assemblés. J'eus beau me récuser en lui affirmant que je ne
possédais pas le don oratoire, il tenait à son idée et n'en voulut pas démordre. Je me suis mis au
travail.
Quand j'eus terminé, j'allai, en compagnie de mon maître et ami, flâner parmi mes
coreligionnaires : tous savaient que j'étais l'hôte de leur chef ; tous voulaient m'embrasser. Mes bons
frères m'étouffaient ; jamais mes lèvres ne s'étaient posées sur tant de barbes rudes ; jamais mes
joues n'avaient été baisées par tant de bouches masculines. Mais ces étreintes étaient tellement
sincères, je me sentais entouré de tant d'amour que je n'éprouvais aucun dégoût à serrer contre moi
le burnous loqueteux d'un bédouin famélique, à rendre à celui qui le portait ses fraternelles accolades.
Vint la nuit : des lumières s'allumèrent ; les foqara  se groupèrent en une seule assemblée et
entonnèrent leurs chants dont la plupart des refrains ramenaient le message du Prophète : « La ilaha
Ma Allah, » (Rien n'existe : Dieu Seul Est.)
A la suite du Cheikh nous fîmes une trouée dans leur compacité : il nous fallut enjamber des
personnages accroupis, nous appuyer sur un genou ou sur une épaule ; on en profitait pour nous
saisir et nous embrasser la main.
Nous primes place à terre, en pleine foule. Tous les yeux étaient braqués sur nous : il y avait là
d'étranges têtes de              « majdoubs » désorbités, mais aussi de beaux et calmes visages reflétant
la sérénité de l'illuminé.
Cette nuit-là j'ai laissé volontairement sombrer ma personnalité dans l'âme collective ; j'ai balancé
le torse de gauche à droite et de droite à gauche pour suivre le rythme de la « Qasida », que, sur un
mode aigu, braillait un gosse d'une dizaine d'années et je me suis surpris à chantonner le refrain
clamé par trois milles gosiers.
Ah ! que j'étais loin de Paris, de ses cénacles, de ses coteries ! Quinze ans déjà se sont écoulés
depuis que, pour la première fois, j'ai prononcé la « Shahada » ;  mais jamais je n'ai aussi
profondément ressenti l'orgueil et la joie d'appartenir à l'Islam.
Et cela je ne l'aurais pas éprouvé si je ne m'étais affilié à la confrérie des Allawiyya.
D'un signe de la main le Cheikh fit taire les chanteurs ; il se pencha vers moi et me pria de
prononcer mon allocution.
Bien que je fusse en proie au trac du débutant, je me levai et ce fut néanmoins d'une voix forte et
assurée que je débitai ce qui suit :
« Alhamdoulillah !  « Maître ! Frères »
« Ce soir je prends la parole en public pour la première fois et, comme tout ce qui m'arrive revêt
une apparence paradoxale, il est divertissant de constater que je m'exprime en français devant
plusieurs milliers d'auditeurs dont la plupart ignorent ma langue. Mais je suis bien tranquille : mes
frères Alawiyya me comprendront ; ils prêteront peu d'attention aux vocables que ma bouche profère ;
par contre, ils constateront que leurs cœurs et le mien vibrent à l'unisson. Peu leur importeront, dès
lors, les paroles qui s'envolent.
« On vous a dit que je viens de Tunis ; je viens de bien plus loin ; j'arrive de la région ténébreuse
où les âmes errent, désemparées, à la recherche de l'Idéal. Je suis un évadé de l'enfer occidental :
durant de longues années je fus balloté par les remous de l'agitation moderne ; j'eus des transports
d'espoir fou suivis de crises angoissées ; je crus et je doutai ; je lus, je méditai, je priai ; puis je
retombai dans l'agnosticisme.
« Cependant Allah n'abandonnait pas son élu : pour m'amener à Lui, il me poussa dans des
chemins détournés : devant mon âme d'artiste, devant mon âme éblouie, il fit miroiter les splendeurs
orientales ; à l'assoiffé de justice que je suis il dévoila les iniquités qui se commettent sur la terre
africaine ; à l'éperdu d'infini, il montra les minarets des mosquées.
« Il plaça sur ma route un Soufi qui m'éveilla. Cet initié m'avait appris que le Maître accourt
toujours quand on l'appelle. Je m'en suis souvenu à l'heure de la désespérance et j'ai tendu dans le
vide mes bras suppliants. Quelques jours après je recevais la visite de sidi Mohammed al Aid Ech
Cherif. Nous nous assîmes dans mon jardin, au bord de cette admirable baie carthaginoise
qu'encadrent des collines violacées. Durant toute une après-midi si Mohammed al Aïd me parla de
son Maître en termes tellement enthousiastes que je lui demandai si ce Maître consentirait à
m'accepter pour disciple.
« Si Mohammed me conseilla de m'adresser directement au Cheikh ; je me mis en route pour
venir le trouver et voilà comment il se fait que je suis ce soir parmi vous.
« Maintenant que vais-je faire ? Que suis-je venu chercher ici ? Tout simplement la méthode
d'entraînement qui me mettra en état û'Ihsan.
« On distingue, vous le savez, trois degrés dans la religion : l'iman, l'islam et l'ihsan.  Celui qui se
tient au premier degré est le croyant non pratiquant, le mumen ;  au deuxième degré il observe les
obligations cultuelles et devient muslem ;  enfin, au troisième degré il avance dans la réalisation de
l'Unité : c'est un soufi.
« Parvenu à ce stade, l'aide d'un Maître lui devient indispensable, Où le découvrir ce Maître ? Certes
pas dans la camarilla des mosquées, car les gens qui la composent ignorent le premier mot de
l'ésotérisme islamique. Quand je cherchais le Maître je ne le trouvais pas ; lorsque je l'ai appelé il m'a
envoyé son disciple préféré et lui a confié la mission de me conduire auprès de lui.
« Me voici à ses pieds, parmi vous, foqara  mes frères, et jamais je n'ai éprouvé d'aussi intenses
sensations ; jamais je ne me suis senti immergé dans tant de bonté, dans tant d'amour. Il me sera
désormais difficile de vivre ailleurs. Je vais bientôt retourner en mon bordj de Sidi Bou Saïd ; j'espère
ne pas y rester longtemps et revenir ici terminer mes jours en paix, en vivant l'ardente vie intérieure du
mystique, en répétant inlassablement le Nom divin : Allah ! Allah ! »
Ayant fini, je m'accroupis de nouveau aux côtés du Cheikh ; les chants reprirent et continuèrent
jusqu'à ce que, sur un nouveau signe de Si Ahmad ben Aliwa, tous les foqara  se turent brusquement
et se mirent debout.
Beaucoup d'entre eux se débarrassaient de leurs burnous et les jetaient autour de nous. Bientôt
nous fûmes isolés par une muraille de vêtements. Pressés les uns contre les autres, chacun tenant
dans sa main la main du voisin, fléchissant légèrement les genoux, les foqara commencèrent le «
dhikr ». De milliers de poitrine s'exhalaient des sons farouches, sauvages, terrifiants. Une sorte
d'aspiration, qui semblait tirée des ventres, était suivie d'un renvoi rauque, et cela recommençait sur
un rythme à deux temps, s'accélérait... Parfois un cri jaillissait de la foule haletante ; c'était un «
majdoub » qui tombait, terrassé, ne pouvant supporter la puissance de la syllabe qu'il proférait, le «
hou » final de Allahou.
Et c'était hallucinant de se trouver en pleine nuit, emprisonné comme je l'étais, dans un espace
étroit de quelques mètres, entouré d'une masse compacte de plusieurs milliers de bédouins exaltés
qui poussaient toujours, avec une frénésie de plus en plus véhémente, leur terrifiant « Hou, oûh ! »
Le Cheikh leva la main.
Comme par magie, l'incantation s'arrêta net ; il y eut un silence de quelques secondes. Après quoi,
sur une nouvelle cadence et très doucement, très lentement, repartirent les exclamations
simultanées : « Hou ! Hou ! Hou ! Hou !... » Bientôt elles se ralentirent, s'affaiblirent de plus en plus,
s'éteignirent...
La foule se disjoignit ; des mains prestes s'emparèrent des burnous qui nous entouraient, démolirent
la muraille de vêtements.
Enfin délivrés nous nous levâmes et traversâmes le campement. Les foqara  regagnaient leurs
tentes. Il me fallut encore me laisser baiser les mains, les joues, les épaules, répondre aux salutations
et aux accolades.
 Durant les trois jours que dura la fête, le Cheikh fut fort accaparé ; mais quand eût disparu le dernier
des pèlerins il put nous consacrer la plus grande partie de son temps.
Nous allions quotidiennement le rejoindre au bord de la mer, au pied d'une falaise, à un endroit où
il faisait construire une maisonnette qui devait lui servir de résidence estivale.
Les ouvriers qui travaillaient à cette construction étaient tous des foqara  attachés à
la zawiya ; tous portaient au cou le chapelet des Alawiyya.  Quand nous descendions le sentier
menant à la mer, il s'en trouvait toujours un pour nous apercevoir de loin et pour annoncer notre
arrivée par un retentissant : « La ilaha Ma Allah ! »
Le Cheikh venait à notre rencontre, nous conduisait sous une tente qu'il s'était fait dresser à
proximité du chantier : nous nous accroupissions sur des tapis ; on nous servait du thé parfumé à la
menthe et l'on nous apportait aussi de rouges tranches de pastèques.
Si Ahmad ben Aliwa nous parlait de son maître Buzidi, nous contait comment il l'avait connu. Lui
était tout jeune et déjà affilié aux Aïssawa ; mais les pratiques souvent répugnantes de cette secte
n'avaient pas tardé à le rebuter. Ayant cessé de s'y adonner, il continuait cependant, pour se distraire,
à charmer des serpents.
Un jour Buzidi se trouva devant lui et lui parla ainsi « On m'a dit que tu fascines et que tu domptes
tous les reptiles ; je serai curieux d'admirer ton talent. »
—  Rien de plus simple, répondit le jeune Ahmad ; demain j'irai chercher un serpent dans la
montagne et lui ferai exécuter des tours devant toi.
Il vint en effet le lendemain avec une petite vipère et la fit travailler devant Buzidi.
C'est fort bien, concéda celui-ci ; mais ta vipère est petite. Pourrais-tu dompter un serpent plus
gros ?
—    La taille n'y fait rien : je me charge de dresser tous les serpents, si gros qu'ils soient.
—    Pourtant, reprit Buzidi, il en est un, véritable monstre, dont tu aurais moins facilement raison.
Veux-tu que je te le nomme ? C'est ton « nafs »,  ta nature inférieure. C'est elle qu'il faut dompter, ce
sont tes passions que tu dois vaincre. Tu sais qu'il y a deux sortes de guerre sainte ; la petite et la
grande. La première est le combat qu'on livre aux infidèles ; la seconde est la lutte contre soi-même ».
—    A partir de ce jour, continuait le Cheikh, Buzidi me prit comme disciple et voici ce qu'il
m'enseigna :
« L'Infini ou monde de l'Absolu, que nous concevons extérieur à nous, est au contraire universel et
existe tel aussi bien en nous-mêmes qu'au dehors. Il n'y a qu'un monde : c'est celui-là. Ce que nous
considérons comme le monde sensible, le monde du fini ou temporel, n'est qu'un ensemble de voiles
cachant le monde réel. Ces voiles sont nos propres sens qui ne nous donnent pas la vision exacte des
choses, mais qui, au contraire, en empêchent et limitent la pleine perception : nos yeux sont les voiles
de la vraie vue ; nos oreilles le voile de l'ouïe véritable et ainsi des autres sens. Pour se rendre
compte de l'existence du monde réel, il faut faire tomber ces voiles que sont les sens ; il faut en
supprimer tout fonctionnement, fermer les yeux, se boucher les oreilles, s'abstraire du goût, de
l'odorat, du toucher. Que reste-t-il alors de l'homme ? Il reste une légère lueur qui lui apparaît comme
la lucidité de sa conscience. Cette lueur est très faible à cause des voiles qui l'entourent ; mais il y a
continuité parfaite entre elle et la grande lumière du Monde Infini. C'est dans cette lueur que se
concentre alors la perception du cœur, de l'âme, de l'esprit, de la pensée. Le « dhikr »  du Nom divin,
du Nom de l'Infini « ALLAH » est comme le va-et-vient qui affirme la communica tion de plus en plus
complète jusqu'à l'identité entre les lueurs de la conscience et les éblouissantes fulgurations de l'Infini.
Cette continuité étant constatée, notre conscience peut, par le « dhikr ,  couler en quelque sorte, se
répandre dans l'Infini et fusionner avec lui au point que l'Homme arrive à se rendre compte que seul
l'Infini est, et que lui, l'Homme conscient, n'existe que comme voile. Une fois cet état réalisé, toutes les
lumières de la Vie infinie peuvent pénétrer l'âme du Soufi et le faire participer à la Vie Divine ; il est en
droit de s'écrier : « Je suis Allah ! ». L'opération qu'il lui reste à poursuivre est si subtile, tellement
délicate, qu'il est nécessaire que l'esprit soit dégagé des préoccupations de tous genres et que le
cœur reste vide. »
Ainsi palabrait notre Cheikh jusqu'à l'heure du Maghrib. Quand le disque rouge du Soleil s'enfonçait
dans la mer, un faqir  lançait l'appel à la prière. Tous les ouvriers abandonnaient leur travail et nous
allions nous mêler à eux ; nous nous alignions sur des nattes grossières, derrière le Cheikh qui faisait
fonction d'imam.
La prière terminée nous remontions en compagnie des foqara-maçons,  le sentier abrupt qui escalade
la falaise et tous nous rentrions à la zawiya.
Le Cheikh me déclara :
— Vous êtes suffisamment avancé sur le chemin de la Connaissance : il ne vous reste plus qu'à
obtenir l'Illumination, c'est-à-dire l'élargissement de conscience qui vous permettra de réaliser par le
cœur ce que vous avez cérébralement acquis. Pour cela résignez-vous à entrer en « Khalwa ».
— Qu'est-ce que la « Khalwa » ?  lui demandai-je.
C'est une cellule dans laquelle je place le récipiendaire après qu'il m'a juré de ne pas en sortir, s'il le
faut, avant quarante jours. Dans son oratoire, son unique occupation est de répéter, sans arrêt, jour et
nuit, le Nom divin, en prolongeant chaque fois la dernière syllabe jusqu'à épuisement du souffle.
Auparavant, il doit réciter soixante quinze mille fois la formule de la « Shahada ».Durant la journée il
observe un jeûne rigoureux qu'il rompt seulement le soir.
— Combien de temps reste-t-il enfermé ?
— Certains foqara  obtiennent l'illumination soudaine, au bout de quelques minutes ; il en est d'autres
pour qui cela nécessite plusieurs jours ; d'autres plusieurs semaines. Je connais un faqir qui l'attendit
huit mois. Chaque matin il réintégrait la Khalwa en me disant : « Mon cœur est encore trop dur. »
Finalement ses efforts furent récompensés.
Mon départ eut lieu quelques jours après. Quand on vint me prévenir que l'heure était arrivée, je me
levai pour prendre congé du Cheikh avec qui je conversais. Lui aussi se mit debout et me dit : « Nous
ne nous quittons pas encore : je vais vous accompagner un peu ; pour ne pas fatiguer le cheval nous
marcherons jusqu'à ce que la voiture sorte du sable et arrive sur la route. »
Dehors, dans la nuit, les foqara attachés à la zawiya, au nombre d'une trentaine, nous attendaient. Un
cortège se forma dont je pris la tête aux côtés du Cheikh ; immédiatement derrière nous s'étaient
placés Mohammed al Aïd, Myriam et Djaffar qui, eux, restaient encore quelques temps auprès du
maître. Venaient ensuite le moqaddem de Tlemcen et celui de Mostaganem ; puis, en un groupe
compact, suivaient les trente foqara ; le break qui devait me conduire à la gare, fermait la marche et
ses deux lanternes allumées éclairaient fantastiquement notre petite troupe. Nous avancions en
silence.
Soudain le moqaddem  de Tlemcen lança dans la nuit les premières notes d'un chant dont les paroles
sont d'un poète très connu. Après chaque couplet son confrère de la zawiya  reprenait le refrain que
Djaffar me traduisit :
« Allah ! C'est à Toi que nous allons !
« Nous allons à Toi Allah ! »
Cette marche nocturne faisait sourde en nous une poignante tristesse ; derrière moi j'entendais
sangloter mes trop sensibles compagnons.
Quand on fut hors du sable, on fit halte. Le Cheikh me tendit la main ; puis je me tournai vers
les foqara. Tous voulurent m'étreindre et m'embrasser une dernière fois. La lueur des lanternes me
permit de constater que beaucoup d'entre eux avaient les yeux humides. Mohammed al Aïd, Djaffar et
Myriam montèrent avec moi dans le break pour m'accompagner jusqu'à la gare ; le cocher toucha le
cheval de son fouet ; j'aperçus encore, dans la zone lumineuse, des mains éclairées qui s'agitaient ;
puis tout rentra dans la nuit.
Maintenant que je ressasse, à distance, la retraite que je fis à Mostaganem, je constate que
l'enseignement du Cheikh est le plus simple, mais aussi le plus sûr, de ceux qui me furent donnés ;
pour aller au Père les chrétiens passent par le Fils, les théosophes par le Logos ; Kh... lui-même, me
conseillait de m'attacher à Mohamed pour qu'il me conduise à Allah.
Le Cheikh des Alawiyya,  lui, ne propose aucun intermédiaire ; par sa méthode chacun a la faculté
d'ascendre l'ultime sommet et cette méthode consiste simplement à répéter : « Allah ! Allah !
Tous les mystiques pratiquent la « centration mentale » c'est un exercice qui exige une grande
persévérance ; beaucoup renoncent à s'y adonner parce que la ténacité nécessaire leur fait défaut.
Avec la méthode Alawi, l'esprit se concentre sans effort sur le mot que les lèvres prononcent : c'est en
clamant le Nom divin, en l'ayant constamment à la bouche, en le dessinant en lettres gigantesques
dans son cœur, que le pérégrin de l'Infini avance sur le « Sentier d'Allah ».

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