NOVEMBRE 2018 - N° 541 - DOM 7,40 € - BEL 7,40 € - LUX 7,40 €

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 L’édito par Dominique Leglu
Directrice de la rédaction

Talons d’Achille

L
es spécialistes ont parfois des mots à faire frémir, tels ceux de Marie-Antoinette avec le comte de Fersen.
telle cette « cryptocalypse quantique » évoquée Aujourd’hui, tout un chacun, consultant son smartphone,
par Léo Ducas, à Amsterdam (p. 50). Et le cryp- échangeant des dossiers depuis son ordinateur ou réglant
tanalyste de narrer la vision authentiquement un achat à distance, carte de crédit en main, a pris l’habi-
catastrophique d’une mise à nu possible, et dans très peu tude de tapoter une kyrielle de codes. Bonne introduction
d’années, de pléthore de données d’importance, actuel- au monde du secret nécessaire. Mais sait-on exactement
lement sécurisées. Nous n’allons pas ici le paraphraser ce qui protège les transactions, autorisations de paiement
(identifiants bancaires, communications militaires, don- et communications qui transitent par câbles et satellites ?
nées de santé…), mais simplement nous interroger : a-t-on C’est là que de subtiles mathématiques doivent donner
bien pris la mesure de la nécessité de disposer, pour qua- toute leur force aux systèmes protecteurs de chiffrement.
siment toutes les activités, de méthodes cryptographiques
puissantes ? De faire appel, plus de 2 000 ans après Jules CERTAINES SOLUTIONS assez simples à comprendre,
César et son fameux code lui gardant ses correspondances comme les « codes correcteurs d’erreurs » ici explicités par
militaires secrètes, à un chiffrement autrement plus éla- un spécialiste d’Inria (p. 44), sont un indicateur des tech-
boré ? Individus et sociétés, gouvernements et entreprises, niques permettant d’assurer pareille sécurité. Mais la
toutes et tous doivent, à un moment ou à un autre, savoir question ne cesse de se poser : quelle robustesse pour ce
se protéger… C’est le cœur du dossier ô combien d’actua- bouclier ? Quelle flèche – ici un calculateur à la puissance
lité que La Recherche a choisi ce mois-ci de traiter. et à la rapidité de calcul extraordinaires – saurait le percer ?
L’ordinateur quantique, qui pourrait sortir des laboratoires
LONGTEMPS, le terme même de cryptographie, art de plus tôt qu’on ne le croit, fait voir des talons d’Achille par-
rendre des messages inintelligibles, a pu sembler réservé à tout. D’où cette étonnante compétition internationale lan-
quelques-uns. Il renvoyait au temps de guerre (p. 57) et à cée par l’Institut américain des standards et de la techno-
l’espionnage, aux codes nucléaires tels que les possède le logie, explicitée par Anne Canteaut, d’Inria Paris (p. 40).
chef de l’État en France, pays doté de la bombe atomique. Objectif : inventer des systèmes de défense « post-quan-
Ou, en mode plus « glamour », aux échanges amoureux, tiques ». Une quête anti-cryptocalypse presque mythique.

SOPHIA PUBLICATIONS : 8, rue d’Aboukir 75 002 Paris. Tél. : 01 70 98 19 19 l e-mail rédaction : courrier@larecherche.fr l Pour joindre directement par téléphone un membre de la rédaction, composez le 01 70 98, suivi des
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N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 3

 entretien avec

Francis Martin
Les champignons sont des acteurs clés de la biodiversité. On découvre peu à peu le
rôle fondamental qu’ils jouent dans le bon fonctionnement des écosystèmes. L’un
des spécialistes français de ce domaine, Francis Martin, microbiologiste à l’Inra, a
notamment découvert par quel moyen ces organismes dialoguent avec les arbres.

Les champignons sont

indispensables à la survie
de notre planète ”

D
epuis près de quarante ans, Francis
Martin se consacre à l’étude des relations
entre les champignons et les arbres. Et
plus particulièrement à celle de la myco-
rhize, cette symbiose bénéfique qui existe entre les
plantes et les champignons, et qui facilite l’échange
des nutriments. Plus qu’un simple troc de sucres et
d’éléments minéraux, c’est un véritable dialogue qui
s’instaure entre le champignon et son hôte. Ce dia-
logue repose sur des mécanismes complexes, que
Francis Martin et son équipe travaillent à décrypter.
Avec, déjà, de beaux résultats à leur actif, puisqu’ils
ont mis en évidence l’existence d’une dizaine de pro-
La Recherche Combien peut-on trouver
d’espèces de champignons en se promenant
dans nos forêts tempérées ?
Francis Martin C’est très variable. Cette année, par-
ticulièrement sèche, on rencontre peu d’espèces de
champignons dans les sous-bois. En revanche, l’an-
née dernière était exceptionnelle. Certains jours, en
parcourant les forêts vosgiennes, j’ai pris en photo
les fructifications – l’organe de reproduction sexuelle
des champignons – de plus d’une centaine d’espèces.
La production de ces structures colorées, communé-
ment appelées « champignon », était très abondante,
à la suite d’une vague de chaleur printanière suivie de
JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP PHOTO

téines de communication, indispensables à la mise
en place de la symbiose. Les champignons associés
aux arbres forment alors d’immenses réseaux sou-
terrains de filaments et produisent à l’automne les
fructifications remarquables qui égaient les sous-
bois. Ils constituent une guilde d’architectes indis-
pensables à la construction de la forêt. Se plonger
dans leur étude, c’est découvrir un monde fascinant,
trop souvent méconnu du grand public.
fortes pluies estivales. J’ai même récolté pour la pre-
mière fois en Lorraine de magnifiques spécimens de
l’amanite des Césars, champignon thermophile que
Les travaux de Francis
l’on rencontre plutôt dans le sud de la France. Mais
Martin, qui dirige le
les fructifications ne révèlent qu’une fraction de la laboratoire d’excellence
diversité fongique des sols forestiers. Nous nous en Arbre, à Nancy, portent
sommes rendu compte lorsque nous avons réalisé sur les relations entre
le séquençage de l’ADN extrait du sol de forêts de les arbres et
feuillus ou de conifères dans les Vosges et dans les champignons.

4 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 5
 Entretien avec Francis Martin

SES DATES
1981 Francis Martin
rejoint le centre
forestier de l’Institut
national de la recherche
agronomique (Inra),
à Nancy.
1987 Plus jeune
(*) L’ectomycorhize est
un type de symbiose apparu
il y a 180 millions d’années,
avec les ancêtres des pins
actuels. Elle ne concerne que
10 % des plantes environ,
principalement des espèces
d’arbres des forêts tempérées,
mais ces dernières couvrent
plus d’un tiers de
notre planète. Le type le plus
répandu de mycorhize,
l’endomycorhize ou mycorhize
à arbuscules, concerne
80 % des plantes.
directeur de recherche sur les interactions
de l’Inra. arbres/micro-
2001-2009 Directeur organismes et la
de l’unité de recherche génomique fongique.
Interactions arbres/ DEPUIS 2012 Il dirige le
micro-organismes. laboratoire d’excellence
2012 Lauréat des Arbre sur la biologie
Lauriers d’excellence de des arbres et les
l’Inra pour son travail écosystèmes forestiers.
le Morvan, qui nous a permis d’identifier plus
de 1 000 espèces de champignons mycorhiziens et
décomposeurs. La symbiose entre arbres et champi-
gnons symbiotiques porte le nom de mycorhize (du
grec myco, « champignon », et rhiza, « racine »). En
forêt, on en rencontre essentiellement deux types :
l’ectomycorhize (*) , et l’endomycorhize ou myco-
rhize à arbuscules.
Comment explique-t-on cette différence entre
le nombre de champignons observables et
ceux qu’on ne détecte qu’en analysant le sol ?
C’est encore assez mystérieux. Par l’observation, on
connaît les facteurs principaux qui déclenchent les
poussées de fructifications de champignons, tels que
les cèpes et les autres bolets : les pluies et les orages de
la fin de l’été, suivies de belles journées ensoleillées,
mais aussi de quelques nuits plus froides. Ces condi-
tions déclenchent, au sein des réseaux de filaments
fongiques souterrains, des phénomènes mal connus,
qui induisent la formation d’un embryon microsco-
pique ; celui-ci, en poussant rapidement, conduit,
en quelques jours, à la sortie du champignon avec
son pied et son chapeau qui porte les spores. Chez
les champignons mycorhiziens, la plante pourrait
bien contrôler ce processus complexe. En effet, la
période de fructification automnale coïncide chez
beaucoup d’espèces mycorhiziennes – les chan-
terelles, les bolets, les russules… – avec la mise en
réserve des acides aminés et des sucres qui quittent
les feuilles sénescentes pour être stockés dans les
organes pérennes de l’arbre – les tiges et les racines.
Cet apport massif de sucres dans les racines pour-
rait alimenter les champignons associés et fournir
le surplus d’énergie et de nutriments nécessaires à
la construction des fructifications – un hectare de
forêt pouvant héberger jusqu’à 400 kg de cèpes. Mais
cette fructification peut prendre différentes formes et
périodicités. Certains champignons fructifient tous
les ans, d’autres tous les dix ans. Certaines espèces
très rares n’apparaissent que dans les forêts âgées de
plusieurs siècles. C’est le cas du Polypore noble, qui
ne colonise que les très vieux conifères des forêts d’al-
titude de l’Oregon, aux États-Unis.
La fructification n’est donc pas indispensable
à la survie du champignon ?
Les champignons peuvent survivre des années sous
terre sous forme végétative (ou clonale) ; leurs fila-
ments se divisent et certains forment d’immenses
colonies souterraines de plusieurs centaines de
mètres carrés. Le plus grand champignon du monde,
qui vit dans la forêt nationale de Malheur, dans l’est
de l’Oregon, a probablement plus de 2 500 ans. C’est
un seul champignon qui couvre près de 9 km2, une
armillaire parasite, rampant sous terre et envoyant
ses filaments noirâtres d’arbre en arbre afin de les
dévorer. Sur le plateau jurassien suisse et dans la forêt
du Donon, dans les Vosges, j’ai eu la chance d’étu-
dier quelques-uns de ces gigantesques organismes
souterrains. Nous avions ainsi rencontré un bolet à

LA PETITE PROTÉINE QUI LEURRE LE SYSTÈME DE DÉFENSE DE LA PLANTE

Comment le laccaire bicolore parvient-il à tromper le système
de défense de l’arbre ? Grâce à une petite protéine baptisée
MISSP7 (pour Mycorrhiza-induced Small Secreted Protein 7) (1) .
Cette dernière est libérée dans l’interface symbiotique, absor-
bée par la plante et pénètre dans ses noyaux en une dizaine
de minutes. Elle interagit alors avec une protéine régulatrice,
qui est le corécepteur de l’hormone d’alerte de la plante, le
méthyl jasmonate. Lorsqu’un organisme étranger pénètre dans
les cellules d’une feuille ou de la racine d’une plante, il en détruit
un certain nombre, qui contiennent dans leurs membranes des
composés lipidiques donnant naissance au méthyl jasmonate.
Ce composé volatil sert à prévenir de l’attaque toute la plante,
en se liant à une protéine réceptrice. En l’absence de microbes
étrangers, ce récepteur joue le rôle d’un interrupteur qui bloque
l’expression coordonnée d’une centaine de gènes codant les
protéines de défense. En présence de méthyl jasmonate, la
protéine régulatrice est rapidement dégradée et l’expression
des gènes de défense est enclenchée. Lors de la colonisation
de la racine mycorhizée par le laccaire, la protéine MISSP7
se lie au corécepteur du méthyl jasmonate et évite ainsi sa
dégradation. Cette interaction empêche la mise en branle
des mécanismes de défense, ce qui permet au champignon
symbiotique de s’installer dans les racines.
(1) J. M. Plett et al., Curr. Biol., 21, 1197, 2011.

6 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 d’expérimentations, ce dernier a montré que le pin
noir d’Autriche tolère le calcaire en conditions natu-
relles uniquement en présence des champignons
du sol (1) . Sinon, il manifeste une décoloration des
feuilles, une chlorose liée à une nutrition azotée per-
turbée. L’inoculation des jeunes arbres par des cham-
pignons ectomycorhiziens rétablit un métabolisme

5
azoté normal et restaure la tolérance au calcaire.
Afin d’élucider les mécanismes physiologiques en
jeu, mes deux mentors m’ont alors proposé comme
MILLIONS sujet de thèse de décortiquer l’assimilation de l’azote
minéral par le pin noir, mycorhizé et non myco-
rhizé. Après avoir été recruté à l’Inra, j’ai continué
C’EST LE NOMBRE dans cette voie. J’ai dressé les cartes métaboliques
ESTIMÉ d’espèces de plusieurs espèces de champignons ectomyco-
de champignons rhiziens à l’aide de techniques comme la résonance
existantes. Parmi magnétique nucléaire in vivo. Puis, grâce au dévelop-
Le génome du laccaire bicolore, ici en symbiose elles, 144 000 sont pement des techniques de biologie moléculaire, à la
avec un pin de Douglas, a été séquencé en 2008. actuellement fin des années 1990, nous avons initié un programme
caractérisées et ont de recherche ambitieux visant à identifier et caracté-
chair jaune de plus de 150 ans. En fait, on distingue reçu un nom. riser les signaux et les gènes de l’arbre et du champi-
grossièrement deux grands groupes de champignons gnon indispensables au développement de la sym-
mycorhiziens : ceux qui privilégient la reproduction biose mycorhizienne, la boîte à outils symbiotique.
végétative, comme le bolet à chair jaune, et ceux qui, Comment étudiez-vous la symbiose aujourd’hui ?
à l’instar des laccaires bicolores, sont pris de frénésie Nous tentons d’expliquer les traits de vie écologiques
sexuelle, et produisent des centaines de fructifications des arbres et des champignons associés en décryp-
sur quelques mètres carrés et des milliards de spores. tant leurs génomes et en analysant l’expression
Comment expliquer cette différence Ci-dessous, cette coupe
de stratégie reproductive ? d’ectomycorhize observée
Plusieurs hypothèses sont avancées. Les espèces au microscope montre
les hyphes du laccaire
qui jouent la carte de la reproduction sexuelle sont bicolore (en vert) se
souvent considérées comme pionnières ou spé- développant autour des
cialistes des milieux perturbés ; le brassage intense cellules de la racine du
de leur patrimoine génétique par la reproduction peuplier (en rouge).
Ci-contre, photographie
sexuée pourrait favoriser les mutations et l’appari-
de cette symbiose,
tion de nouvelles combinaisons de gènes leur per- produite in vitro.
mettant de s’adapter à de nouveaux environnements.
FRANCIS MARTIN - JONATHAN PLETT ET FRANCIS MARTIN - ANNE JAMBOIS

Au contraire, les espèces favorisant la reproduction

végétative sont supposées être caractéristiques des
vieilles forêts matures très stables. Mais, dans les
recensements que nous avons conduits dans plu-
sieurs hêtraies-sapinières matures non perturbées,
nous avons identifié des milliers de laccaires éphé-
mères et quelques vénérables bolets centenaires qui
coexistaient. Le mystère reste entier !
La mycorhize est au cœur de vos recherches.
D’où vous vient cet intérêt ?
C’est une longue histoire ! Dans les années 1980, le
professeur Pierre Gadal, alors spécialiste de la phy-
siologie des plantes à l’université de Nancy, a ren-
contré François Le Tacon, microbiologiste au centre
de recherches forestières de l’Inra. Avec une série

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 7

 Entretien avec Francis Martin

de leurs gènes. En 2006, la publication, dans

Science, du premier génome d’un arbre, le peu-
plier, fut de ce point de vue une révolution (2) ! Jerry
Tuskan, coordinateur de ce projet du Joint Genome
Institute, aux États-Unis, me demanda dans la fou-
lée si je connaissais quelques champignons asso-
ciés au peuplier intéressants à séquencer. Il s’agissait
d’entreprendre l’étude du microbiome de cet arbre
avant même que le terme ne soit inventé. Je lui ai
alors proposé de séquencer en priorité un champi-
gnon ectomycorhizien, le laccaire bicolore, un cham-
pignon endomycorhizien, Glomus intraradices, et un
champignon pathogène, la rouille foliaire du peu-
plier. C’est ainsi que, en 2008, nous avons publié dans
Nature le génome du premier champignon symbio-
tique (3) . Nous disposons donc depuis une dizaine
d’années du génome complet du peuplier (plus de
45 000 gènes) et de celui du laccaire bicolore (envi-
ron 20 000 gènes). Nous pouvons suivre précisément
l’évolution de l’expression des différents jeux de
gènes lors du développement de la symbiose myco- Les bolets à chair jaune produisent des fructifications mais, en privilégiant la
rhizienne grâce aux outils de la transcriptomique (*) , reproduction végétative, ils se divisent et forment d’immenses colonies souterraines.
en travaillant sur ce couple peuplier-laccaire bicolore.
Que vous a enseigné l’étude de ce couple sur chez les bactéries et les champignons parasites. Cer-
le fonctionnement de la mycorhize ? taines de ces protéines pénètrent ensuite très rapi-
On réduit souvent la mycorhize à un échange de dement dans les cellules de la plante hôte, migrent
nutriments – sucres contre éléments minéraux – (*) La transcriptomique vers leur noyau et interfèrent avec les protéines régu-
entre le champignon et l’arbre, mais ce n’est pas est l’étude de l’ensemble latrices qui commandent l’expression des gènes de
aussi simple. Quels que soient les champignons et des ARN messagers qui sont défense. Pour le dire autrement, les champignons
les arbres hôtes impliqués dans l’interaction sym- produits lors de la transcription symbiotiques, comme les champignons parasites,
d’un génome.
biotique, nous observons les mêmes phénomènes, prennent le contrôle des systèmes de communica-
à savoir l’induction et la répression de quelques cen- tion principaux et envoient leurs « missiles » pour
taines de gènes chez chacun des deux partenaires. interférer dans le système de l’hôte et le manipuler.
Et parmi ces gènes « symbiotiques », des dizaines Le laccaire bicolore est ainsi capable de leurrer le sys-
sont bien impliquées dans les échanges d’éléments tème de défense immunitaire du peuplier afin d’en-
minéraux et de sucres entre les deux partenaires, des vahir la racine et de s’installer (lire p. 6).
transporteurs membranaires ou des enzymes assi- Le peuplier se laisse-t-il si facilement leurrer ?
milatrices. Mais l’interaction provoque également
l’induction de dizaines de gènes impliqués dans le
1 500 Justement non ! C’est l’un de nos projets de recherche
les plus excitants. Avec nos collègues américains et
À
développement cellulaire, le métabolisme hormonal australiens, nous nous sommes demandé si la plante
et les voies de signalisation. Nous étudions en prio- 2 000 n’utilisait pas elle aussi des effecteurs pour contrôler
rité les gènes qui ne sont exprimés que lors de l’in- le champignon mycorhizien. Nous avons scanné le
teraction. Nous avons mis en évidence le fait qu’ils génome du peuplier à la recherche des gènes codant
sont impliqués dans le dialogue moléculaire qui ESPÈCES des petites protéines secrétées, dont l’expression était
contrôle la mise en place et le fonctionnement de la de champignons stimulée fortement lors de l’interaction symbiotique.
symbiose, et découvert que certaines de ces proté- seraient contenues Plus d’une dizaine de protéines répondent à ces cri-
ines de communication, que nous nommons « effec- dans un seul gramme tères. En les synthétisant et en suivant leur progres-
teurs », sont capables de modifier le fonctionnement de terre. sion grâce à un marqueur fluorescent, nous avons
de la plante hôte. Ces petites protéines (moins de testé si ces protéines végétales pénétraient dans les
FRANCIS MARTIN

250 acides aminés) sont secrétées au niveau de l’in- cellules du laccaire. Actuellement, nous nous focali-
terface symbiotique par les filaments mycéliens qui sons sur l’une d’elles, PtSSP1, qui migre rapidement
colonisent la racine. Ce type d’effecteurs est connu vers le noyau du champignon et y interagit avec une

8 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

protéine régulatrice. Décortiquer ce mécanisme
complexe de dialogue moléculaire arbre-champi-
gnon devrait nous prendre encore quelques années.
Parallèlement, vous poursuivez l’étude de
l’évolution des champignons forestiers par
génomique comparative, qui vous a valu
le prix La Recherche en 2016. Avez-vous
confirmé le scénario proposé à l’époque ?
Notre article récompensé proposait un scénario évo-
lutif des champignons symbiotiques ectomycorhi-
ziens (4) . Nous avions alors montré que ce type de
champignons descendait des champignons dégra-
deurs du bois et de la litière forestière (les feuilles et
déchets organiques qui recouvrent le sol) et avait pro-
gressivement perdu sa capacité à dégrader la ligno-
cellulose du bois pour établir une symbiose avec les
arbres. Dans le même temps, nous avions décou-
vert que les protéines de communication étaient
présentes dans tous les génomes de champignons
mycorhiziens. Nous avions proposé ce scénario en
étudiant une douzaine de génomes de champignons
symbiotiques – un bien petit échantillon, quand on
sait qu’il existe des milliers de champignons myco-
rhiziens. Grâce aux progrès fulgurants du séquen-
çage à haut débit, nous disposons aujourd’hui de
1 500 génomes de champignons. Dans le cadre du
projet « 1 000 génomes fongiques », nous avons
séquencé plus d’une centaine de champignons
mycorhiziens ; nous pouvons désormais les com-
parer à plus de 300 champignons décomposeurs de
la litière et du bois qui partagent les mêmes écosys-
tèmes, les forêts tempérées et boréales. Cette analyse
a demandé un effort collectif considérable et des mois
de calculs informatiques, mais nous avons confirmé
notre hypothèse : les champignons décomposeurs
de la forêt sont bien les ancêtres des champignons
symbiotiques ectomycorhiziens. Ces derniers ayant
perdu leur capacité de dégrader la matière organique
de la litière et la lignocellulose, ils dépendent totale-
ment de leur plante hôte pour leur approvisionne-
ment en sucres. Plus étonnant encore, ce processus
évolutif s’est répété une centaine de fois dans la plu-
part des familles de champignons supérieurs. Une
remarquable convergence évolutive.
Quel travail vous reste-t-il à effectuer dans
ce domaine ?
Les études sur l’évolution des champignons fores-
tiers, décomposeurs et symbiotiques, reposent
sur quelques centaines de génomes. Il existe plus
de 20 000 espèces de champignons mycorhiziens :
nous aimerions donc vérifier ce scénario évolutif
sur un échantillon plus vaste d’espèces provenant
Des dizaines de gènes sont
impliqués dans les échanges
de nutriments avec l’arbre hôte ”
POUR EN
SAVOIR PLUS
n Francis Martin, Sous la forêt,
HumenSciences,
à paraître le 9 janvier 2019.
n stateoftheworldsfungi.org
Un inventaire mondial des
champignons, publié par les
Jardins botaniques royaux de
Kew en septembre 2018.
n B. Robert, « Plantes et
champignons, un couple bien
enraciné », La Recherche n° 521,
mars 2017, p. 68.
d’écosystèmes plus variés. De grands groupes de
champignons mycorhiziens, comme les cortinaires
et les chanterelles, sont abondants dans nos forêts,
où ils jouent un rôle écologique majeur. Problème :
ils sont très difficiles à cultiver, ou bien l’ADN géno-
mique indispensable au séquençage est très difficile à
obtenir. En l’absence de cultures, nous tentons donc
d’extraire l’ADN à partir des fructifications récoltées
en forêt à l’automne. Nous avons d’ailleurs lancé, en
2017, un programme international de sciences par-
ticipatives, en collaboration avec les associations de
mycologues amateurs français, américains et aus-
traliens. Nous espérons qu’ils pourront nous four-
nir des échantillons de ces espèces récalcitrantes et
d’espèces rares qui nous semblent intéressantes.
Que seraient nos forêts sans champignons ?
J’aimerais que nos lecteurs se rendent compte que les
champignons sont indispensables à la survie de notre
planète. Le plus souvent invisibles, ils jouent pour-
tant un rôle fondamental dans le bon fonctionne-
ment des écosystèmes terrestres et, peut-être, marins.
Il est crucial de mieux comprendre les multiples ser-
vices écologiques qu’ils rendent et d’étudier l’impact
sur eux des activités humaines et du changement cli-
matique. C’est une question de survie pour l’espèce
humaine. Car ce sont eux qui permettent aux plantes
de s’épanouir – même si certains sont de redoutables
prédateurs des plantes cultivées. Les champignons
décomposeurs assurent, par exemple, le recyclage
du carbone depuis près de 300 millions d’années.
Sans ces nettoyeurs de la forêt et des prairies, qui
transforment en éléments nutritifs des gigatonnes
de bois et de feuilles mortes réinjectées dans l’éco-
système, nous serions submergés. Les champignons
symbiotiques sont tout aussi essentiels, car ils aident
les plantes à se nourrir et les protègent des attaques
par les pathogènes. Sans les champignons, nos forêts
n’auraient rien de commun avec celles que l’on aime
parcourir de nos jours. n
Propos recueillis par Bérénice Robert
(1) A. J. Clément et al., Oecolog. Plantar., 12, 111, 1977.
(2) G. A. Tuskan et al., Science, 313, 1596, 2006.
(3) F. Martin et al., Nature, 452, 88, 2008.
(4) A. Kohler et al., Nat. Genet., 47, 410, 2015.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 9
 sommaire/novembre 2018 - n°541

ACTUALITÉS DOSSIER

3 ÉDITO 28 Astronomie L’astéroïde Ryugu sous toutes

4 ENTRETIEN AVEC FRANCIS MARTIN les coutures
« Les champignons sont indispensables 30 Mathématiques La fin d’une démonstration
à la survie de notre planète » controversée
Propos recueillis par Bérénice Robert 31 LA CHRONIQUE NUMÉRIQUE
12 COURRIER Les « humanités numériques » au lycée,
un cours si vite enterré Serge Abiteboul
32 START-UP Pierre Vandeginste

14 actualités 34 COULISSES News Tank

MASATSUGU TOYOTA ET SIMON GILROY/ UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON / MARK AIRS/GETTY IMAGES

36 LA CHRONIQUE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE
14 Botanique Les plantes aussi savent se défendre Les transports, encore bien trop
dépendants du pétrole Marie Dégremont
18 Physique L’effet photoélectrique chronométré
19 Paléontologie L’énigmatique Dickinsonia

20
appartient bien au règne animal
Histoire Comment Galilée a dupé l’Inquisition
22 Biologie Un turbo bactérien pour améliorer
les rendements agricoles
23 Biologie Des cellules souches osseuses chez l’homme
24 Datavisualisation Une croissance urbaine
sans précédent
Cécile Klingler et Hervé Bouilly
26 Médecine Un implant électrique pour
se remettre à marcher
27 Récompense Prix Nobel : deux femmes honorées
Retrouvez La Recherche sur RFI
dans l’émission « Autour de
la question », le 7 novembre à 16 h
38 dossier
LA NOUVELLE SCIENCE
DU SECRET
40 Entretien avec Anne Canteaut : « La meilleure
garantie de sécurité est l’épreuve du temps »
Propos recueillis par Philippe Pajot
44 Cinq pistes pour la cryptographie du futur
Jean-Philippe Aumasson, Philippe Pajot, Adeline Roux-Langlois,
Jean-Pierre Tillich
50 Traquer les failles des algorithmes Léo Ducas
54 La fragilité inattendue du chiffrement symétrique
Gaëtan Leurent et María Naya-Plasencia
57 Grande Guerre : la victoire des casseurs
de codes français Hervé Lehning

10 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 FONDAMENTAUX LIVRES

83 Extraits du livre Santé mentale et souffrance

60 fondamentaux psychique, coordonné par Isabelle Coutant

et Simeng Wang
88 LA SÉLECTION DU MOIS
61 MÉTROLOGIE Un nouveau système d’unités
de mesure pour le XXIe siècle Christophe Daussy

92 agenda - jeux
66 HISTOIRE DES SCIENCES
Ce que les horoscopes nous apprennent du passé
Denis Savoie
70 LA CHRONIQUE MATHÉMATIQUES 92 AGENDA Les manifestations scientifiques
Lennon, McCartney ? Des statisticiens identifient 96 JEUX Énigmes, logique et mathématiques
le compositeur d’In My Life Roger Mansuy Pierre Berloquin
71 NEUROSCIENCES Coma : les promesses 98 LA CHRONIQUE ÉTHIQUE
de la stimulation cérébrale Faut-il réviser les lois bioéthiques,
Aurore Thibaut, Géraldine Martens, Steven Laureys et à quel rythme ? Jean-Gabriel Ganascia
75 LA CHRONIQUE NEUROSCIENCES
Vers un cerveau immortel Mariana Alonso
76 SOCIÉTÉ Entretien avec Jean-François Delfraissy :
« La réflexion bioéthique ne saurait être figée » www.larecherche.fr
Propos recueillis par Cécile Klingler RECHERCHER S’INFORMER ACHETER
nLes archives nL’actualité nAbonnement
du magazine de la recherche et vente d’anciens
Les sujets qui Retrouvez les numéros

80 livres
CURT SUPLEE/NIST / PHILIPPE LOPEZ / AFP

vous intéressent chroniques et nLivres

sélectionnés par
dans une base l’agenda des
La Recherche
de plus de manifestations. Les outils du
20 000 articles. chercheur.
COMMENT RÉFORMER  a Recherche sur Twitter… Rejoignez-nous sur Twitter
L
LA PSYCHIATRIE ? pour un éclairage original sur la science et les technologies.
http://twitter.com/maglarecherche
80 Entretien avec Marion Leboyer :
« Les maladies mentales ont le droit à l’innovation » Ce numéro comporte un encart abonnement La Recherche sur les exemplaires kiosque France,
un encart Restos du cœur sur les exemplaires abonnés, un encart La Croix sur une partie
Propos recueillis par Vincent Glavieux des abonnés, un encart VPC Montre sur les exemplaires abonnés.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 11

 courrier

Adresse électronique : courrier@larecherche.fr

fondamentaux

ENVIRONNEMENT ÉCOLOGIE
Histoire des sciences

BIAIS DE MESURE Le brillant parcours des

diodes électroluminescentes MAINTENIR
LA BIODIVERSITÉ
Marie-Christine de La Souchère, agrégée de physique

Les LED font partie intégrante de la vie quotidienne.

Après avoir évincé les ampoules à incandescence,

La datavisualisation montrant elles équipent également téléphones portables, téléviseurs,

flashs d’appareils photo… Comment ont-elles évolué d’un objet
de curiosité à un composant clé de la technologie moderne ?

l’augmentation du nombre de es LED sont nées de pour la radio) s’accompagne de des récepteurs radio. Entre 1924 Au sujet des invasions biolo-
L
la radio. En 1907, le l’émission de lumière. Jaunâtre et 1930, il photographie et étudie
capitaine britan- à faible tension – de l’ordre de en détail le phénomène, lui consa-

catastrophes naturelles et leur giques, l’une des raisons du

nique Henry Joseph 10 volts –, elle évolue vers le jaune crant une série d’articles, dans des Les ampoules à LED, à basse consommation, sont de plus en plus utilisées par les villes pour l’éclairage des fêtes de Noël. Ici, à Madrid.
Round, assistant du plus franc, le vert léger, l’orange publications russes d’abord, puis
pionnier de la radio ou le bleu avec d’autres échantil- dans la presse anglaise et alle- donc pas le fruit d’un dégagement siège de Leningrad en 1942, à l’âge Gudden, à la fin des années 1920,
Guglielmo Marconi, travaille sur lons et des différences de potentiel mande. Losev se penche sur l’in- de chaleur. Cette lumière froide de 38 ans, tandis que ses travaux ou le Français Georges Destriau,
la détection des ondes électro- plus élevées. Round publie cette AGRÉGÉE fluence de la tension appliquée, de pourrait-elle s’expliquer par un sombrent dans l’oubli en raison du auteur du terme « électrolumines-

impact (La Recherche n° 539, déclin des oiseaux n’est-elle

magnétiques issues d’émetteurs
hertziens. Dans le cadre de ses
expériences, il se penche sur les
propriétés électriques des diodes
– ces composants électroniques
à base de semi-conducteurs,
découverte dans une note de vingt-
quatre lignes adressée à la revue
Electrical World. Avant de se désin-
téresser du phénomène, sa préoc-
cupation première restant la trans-
mission des signaux hertziens dans
DE PHYSIQUE la fréquence du courant, examine effet photoélectrique inverse ? L’ef- faible niveau de lumière obtenu. cence » qui figure dans l’acronyme
À travers ses livres, la structure de surface des maté- fet photoélectrique, c’est-à-dire Un obstacle rédhibitoire auquel se LED – pour Light Emitting Diode, ou
cette normalienne riaux. Et, contrairement à Round, il l’émission d’électrons par un maté- heurtent également les Allemands diode électroluminescente.
passionnée essaie de comprendre l’origine de riau soumis à l’action de la lumière,
Robert Wichard Pohl et Bernhard L’électroluminescence était-
de vulgarisation
l’émission lumineuse, que la plu- avait été expliqué de manière détail- elle condamnée à demeurer une
scientifique cherche
part des scientifiques de l’époque lée par Albert Einstein en 1905. C’est curiosité de laboratoire ? Après

p. 24) pose un problème d’in- pas la baisse de la gestion

matériaux dont les propriétés se
situent à mi-chemin entre celles
des conducteurs et des isolants.
À son grand étonnement, Round
constate que la circulation du cou-
les transports maritimes.
En 1923, ignorant des travaux
de Round, un jeune autodidacte
soviétique, Oleg Vladimirovich
Losev, observe à son tour une
à faire connaître
les sciences par attribuaient à un effet thermique, d’ailleurs pour ce travail qu’il reçut la guerre, une meilleure compré-
l’approche historique comme dans le filament d’une le prix Nobel de physique en 1921. hension de la mécanique quan-
ou l’anecdote. ampoule à incandescence. Losev tente à plusieurs reprises de tique et de la matière solide va
Son dernier ouvrage, contacter ce dernier, en vain. changer la donne, permettant de
intitulé Sciences Lumière froide Ayant constaté par ailleurs que cerner les mécanismes à l’œuvre

terprétation. En effet, la défini- des territoires, notamment

rant électrique dans les cristaux de émission lumineuse verdâtre dans et technologie au Par une série d’expériences menées l’émission de lumière pouvait être dans les semi-conducteurs. En
carbure de silicium (ceux utilisés les cristaux semi-conducteurs quotidien, est paru sur des diodes cristallines de sa déclenchée et stoppée de manière 1951, épaulé par ses collègues du
aux éditions Ellipses.

DENIS DOYLE/GETTY IMAGES/AFP - DR

fabrication, Losev réduit à néant presque instantanée, Losev songe Signal Corps Engineering Labo-
cette hypothèse. Ayant déposé une à exploiter la réactivité des diodes ratory, un ingénieur tchèque émi-
Contexte L’avenir des LED est prometteur dans de nombreux microgoutte de benzène – liquide luminescentes pour en faire des gré aux États-Unis, Kurt Lehovec,
domaines. Économes en énergie, elles sont adoptées par de plus très volatil – à la surface du semi- relais destinés aux télécommuni- exploite les avancées théoriques

tion des objets étudiés intro- par le piégeage (La Recherche

en plus de villes dans le monde pour l’éclairage public. La lumière conducteur, le Soviétique constate cations. Précurseur de la transmis- réalisées pour expliquer l’électro-
des ampoules LED pourra également être utilisée pour transmettre que l’évaporation de benzène sion par fibre optique, il dépose luminescence. La zone active de
des données à distance, sans fil, de manière rapide et sécurisée. n’est nullement accélérée lorsque un brevet en 1927. Mais le savant L’ingénieur britannique la diode, qui produit la lumière,
la lumière est émise. Celle-ci n’est soviétique meurt de faim durant le est située à la jonction entre

DR
Henry Joseph Round, en 1960.

duit un biais de mesure pour n° 537-538, p. 85) ? En laissant

66 • La Recherche | Septembre 2018 • N°539 N°539 • Septembre 2018 | La Recherche • 67

plusieurs raisons : la popula- se développer sans contrôle

tion mondiale est passée d’en-
viron 2,9 à 7,3 milliards d’indi-
vidus entre 1958 et 2014, selon
l’ONU ; on est allé vers plus de
prise en compte, par les États,
de la détresse des popula-
tions ; la prise de conscience
des catastrophes affectant des
populations éloignées a crû
entre les années 1970 et main-
tenant. Cela conduit à sures-
timer le nombre de catas-
trophes naturelles.
n Michel Lièvre
Réponse de Cécile Klingler,
journaliste La définition de ce
qu’est une catastrophe natu-
relle est effectivement un point
très important, nous avons
donc pris soin de la mettre en
exergue. Mais les biais évoqués
ne changent pas les tendances
observées. Par ailleurs, comme
ils valent pour chaque type de
catastrophes, ils ne changent
rien au fait que certains types
de catastrophes sont plus nom-
breux et/ou ont plus d’impact
que d’autres. Enfin, ces données
ne permettent pas de préjuger
des causes des augmentations
observées. En particulier, on ne
doit pas les confondre avec les
événements extrêmes au sens
climatique du terme.
OBSOLESCENCE les populations de carnassiers,
un secteur se retrouve rapide-
PROGRAMMÉE ment très appauvri en espèces
les plus fragiles.
n Patrick Féliot
Dans l’article « Le brillant parcours des diodes électro- Réponse d’Alice Fournier,
luminescentes » (La Recherche n° 539, p. 66), il est indi- écologue Les causes premières
qué qu’une LED a une durée de vie moyenne de près de de la diminution des popula-
50 000 heures, contre 1 000 heures pour les ampoules à tions de petits passereaux en
incandescence. En réalité, la durée de vie de ces dernières France sont l’usage intensif de
pourrait être beaucoup plus longue si elle n’était pas limi- pesticides, et la fragmentation et
tée artificiellement par obsolescence programmée. Cela la destruction des habitats. Cela
date des années 1930, par accord entre les fabricants. soulève une question d’ordre
n Louis-Claude Le Gueult philosophique, en interrogeant
Réponse de Markus Krajewski, professeur d’histoire des notre rapport à la nature, et
médias En effet, dans les années 1920 et 1930, le cartel politique, à travers des décisions
Phœbus a fait en sorte de réduire la durée de vie des d’organisation et de gestion.
ampoules à incandescence. Il comptait des représen- Le déclin des populations de
tants des principaux fabricants, dont Osram, Philips et petits passereaux légitime-t-il
International General Electric. Son but était d’encadrer le nos actions de gestion visant à
marché global des ampoules, en assignant des quotas et maintenir une apparente biodi-
des fabricants à chaque zone géographique, ou en impo- versité ? Celle-ci serait très vul-
sant des standards, comme le culot à vis. Il a instauré une nérable, car dépendante du bon
durée de vie de 1 000 heures à ces produits qui, aupara- vouloir des gestionnaires et des
vant, fonctionnaient jusqu’à 2 500 heures. Les membres subventions accordées par les
du cartel le justifiaient comme une contrepartie pour des décideurs. Une autre possibi-
ampoules de meilleure qualité. Mais leur motivation était lité est d’essayer de réduire les
le profit et l’augmentation des ventes. Ces informations impacts humains qui ont amené
ont été en partie révélées, dans les années 1940, par une à la situation actuelle.
enquête du gouvernement des États-Unis. Les archives
d’Osram, dans lesquelles j’ai retrouvé, avec le journaliste Sauf mention contraire de leur auteur, toute lettre
parvenue à la rédaction de La Recherche est
Helmut Höge, la correspondance du cartel, ont complété susceptible d’être éditée et publiée, en tout ou en
partie, dans le journal. Les lettres concernant un
les connaissances à ce sujet (1) . auteur extérieur à la rédaction de La Recherche lui
sont envoyées. Sans réaction de l’auteur dans un
délai raisonnable, nous les considérons comme
(1) P. Berz, H. Höge et M. Krajewski (dir.), Das Glühbirnenbuch, Braumüller, 2011. publiables en tout ou en partie, sans attendre une
éventuelle réponse de sa part. Dans la mesure du
possible, évitez les fax et les lettres manuscrites.

12 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

LE VOYAGE VERS
D’AUTRES MONDES
COMMENCE

AVEC 30 PEINTURES INÉDITES

du maître de l’illustration SF
MANCHU

belin-editeur.com
 actualités
Botanique

Les plantes
aussi savent
se défendre
Grâce à des plantes transgéniques rendues fluorescentes, une équipe de biologistes
du département de botanique de l’université du Wisconsin, aux États-Unis, a découvert comment
une feuille blessée parvenait à transmettre le signal de l’attaque au reste de la plante.

nsectes ravageurs, système de défense perfor- connu, chez l’animal, pour agir conséquence la libération de
I herbivores affamés,
maladies destruc-
mant, dont un nouveau méca-
nisme vient d’être mis au jour
comme neurotransmetteur.
Chez la plante, il serait en fait
cet acide aminé, qui part se
fixer sur des protéines bap-
trices… Les plantes subissent par l’équipe de Simon Gilroy, « l’interrupteur » déclenchant tisées « récepteurs au gluta-
régulièrement les assauts de du département de botanique son système défensif en réac- mate ». Se déclenche alors un
p r é d a t e u r s. Se u l e m e n t , de l’université du Wisconsin, tion à une attaque d’insecte signal électrique d’alarme, qui
contrairement aux animaux, aux États-Unis (1) . ou de pathogène. Lors d’une se propage dans toute la plante
elles ne peuvent ni se battre ni Les biologistes ont mis en évi- agression de ce type, les cel- par le biais d’un flux électrique
fuir. Pour autant, elles ne dence le rôle du glutamate, lules de la plante sont en effet d’ions calcium. « Jusqu’alors,
restent pas sans réaction. Elles un acide aminé présent natu- endommagées à l’endroit nous savions que le glutamate
ont, en effet, développé un rellement dans les cellules et de cette attaque. Cela a pour pouvait contrôler le développe-
ment de la plante, mais nous
ignorions qu’il prenait un tel
rôle dans la réponse à la bles-
UNE DOUBLE PRODUCTION D’ACIDE JASMONIQUE
sure », explique Simon Gilroy.
En 2015, Antoine Larrieu et ses collègues ont 1 centimètre par minute et s’opérait en deux
suivi pour la première fois la production d’acide temps. « En trois ou quatre minutes, la réponse Suivi en temps réel
jasmonique dans une plantule d’arabette des se propage partout et on enregistre une pre- Pour le mettre en évidence,
dames (1) . « Nous savions déjà que la plante mière production d’acide jasmonique », précise l’équipe a utilisé des plants
répondait à une attaque en produisant cette Antoine Larrieu. Puis, entre une demi-heure et transgéniques d’Arabidopsis
hormone, mais il nous était jusqu’alors techni- trois quarts d’heure plus tard, la plante produit thaliana, plus connue sous
quement impossible de suivre la dynamique du à nouveau son hormone de défense, mais en le nom d’arabette des dames.
processus car, pour la détecter, nous devions grande quantité. Comment expliquer cette « Nous avons en effet généré des
détruire la plante », explique le biologiste de double production ? « Nous pensons que le plants d’Arabidopsis produi-
l’université de Leeds, au Royaume-Uni. Ils ont flux d’ions calcium libère d’abord un stock sant une protéine qui devient
donc mis au point des plantes transgéniques do- d’acide jasmonique d’urgence. » Cette libé- fluorescente lorsque les niveaux
tées d’un fuorochrome réagissant à la présence ration déclenche plus tard la production de de calcium cellulaire augmen-
d’acide jasmonique, pour suivre la réponse à l’hormone en plus grande quantité, permettant tent », poursuit Simon Gilroy.
la blessure en temps réel. Ils ont découvert à la plante de se défendre. Grâce à cette manipulation,
qu’elle se propageait à une vitesse d’environ (1) A. Larrieu et al., Nat. Comm., doi:10.1038/ncomms7043, 2015. les expérimentateurs ont pu
suivre en temps réel l’évolution

14 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 -20 SECONDES
50 SECONDES
du flux d’ions calcium. Ils ont
MASATSUGU TOYOTA ET SIMON GILROY/ UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON
ensuite soumis ces plantes à
divers traitements : certaines de
leurs feuilles ont été attaquées
par une chenille, d’autres ont
été coupées avec des ciseaux
ou bien violemment pincées.
Et ils ont observé les réac-
tions. Sur les douze vidéos qui
accompagnent la publication,
on voit donc en temps réel, au
niveau de l’endroit blessé arti-
ficiellement, une vague d’ions
calcium, qui se diffuse lar-
gement et de manière assez
spectaculaire dans toute la
plante à une vitesse de plus de
1 millimètre par seconde. Ce
signal est transmis à travers le
système vasculaire de la plante,
que l’on appelle le phloème.
Cette dernière peut alors acti-
ver sa réponse défensive pour
prévenir le stress engendré
par de futures blessures. Plus
concrètement, « si la plante
détecte un herbivore, elle va
produire des composés la ren-
dant toxique ; si elle détecte un
pathogène, elle va tenter d’éli-
miner les parties malades des
parties saines ; si elle détecte
des dommages globaux, elle va
s’arrêter de pousser, consolider
0 SECONDE
100 SECONDES
Un plant d’arabette des dames a été modifié afin de produire
une protéine fluorescente qui trace le niveau de calcium dans
les cellules. Une feuille est alors coupée (0 seconde) et on
constate la diffusion rapide du flux d’ions calcium dans la feuille
blessée, et dans les feuilles voisines (50 s, 100 s).
ses parois cellulaires pour être protéines récepteurs », ren-
plus résistante et attendre des chérit Masatsugu Toyota, de
conditions propices à sa crois- l’université Saitama, au Japon,
sance », précise Antoine Lar- coauteur de l’étude. Cette rapi-
rieu, de l’université de Leeds, dité de transmission de signal
au Royaume-Uni. fait partie des premiers objets
« Les plants d’Arabidopsis de surprise. « En tant que bio-
sentent et réagissent à l’attaque logiste spécialiste des végétaux,
de la chenille en utilisant le nous savons que les plantes
glutamate, qui se répand à sont dynamiques et répondent
partir des cellules ou des tissus rapidement à des changements
endommagés, et se fixe sur ses environnementaux, mais
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 15
 actualités

cette expérience a été le Par la suite, ces manipulations

moment où nous avons réussi
véritablement à voir ces pro-
cessus en action », raconte,
enthousiaste, Simon Gilroy.
L’équipe ne s’est pas arrêtée là.
« Nous avons ensuite utilisé des
plantes “mutantes” auxquelles
il manquait deux gènes codant
les récepteurs au glutamate,
GLR3.3 et GLR 3.6, des protéines
que nous pensions impliquées
dans le processus », raconte
Simon Gilroy. Et, en effet, en
l’absence de ces gènes, les bio-
logistes n’ont observé aucune
vague d’ions calcium à travers
la plante. « Cette manipulation
est assez spectaculaire, car cela
donne une plante complète-
ment insensible à la blessure »,
souligne Antoine Larrieu.
Une réaction répandue
Dernière étape pour les bota-
nistes : élucider le mystère de
l’activation de ces récepteurs du
glutamate. Sachant que, chez
les animaux, les plus proches
parents de ces protéines sont
impliqués dans le système
nerveux et activés par le glu-
tamate, l’équipe a voulu savoir
s’il en allait de même chez les
Les plantes attaquées par un insecte (ici, un charançon) ne
peuvent ni fuir, ni se battre. Mais elles libèrent un acide aminé,
le glutamate, qui déclenche un signal électrique d’alarme.
plantes. Ils ont donc appli-
qué une solution au glutamate
à une feuille préalablement
coupée en deux, vingt minutes
avant. Selon les auteurs, cette
coupure permet une entrée
efficace de la solution à l’inté-
rieur de la plante, sans qu’elle
n’affecte significativement les
réponses étudiées – la plante
a eu le temps de récupérer de
la blessure avant de recevoir la
solution au glutamate. Résul-
tat : au seul contact de l’acide
aminé, la vague d’ions calcium
apparaît également, confir-
mant le rôle essentiel du glu-
tamate. Parallèlement, ils ont
créé des plantes munies de
protéines devenant également
fluorescentes au contact du glu-
tamate, puis ils ont à nouveau
blessé la feuille. « Nous avons
été émerveillés de constater que
la blessure déclenchait le sys-
tème de réponse, grâce à l’ac-
tion du glutamate », indique
Simon Gilroy. Et surtout, cette
réponse est proportionnelle à
l’importance de la blessure.
ont été reproduites chez deux
autres plantes : le riz et le tabac.
Or ces deux espèces ont engen-
dré des réactions très similaires,
ce qui laisse penser à Simon
Gilroy et son équipe que c’est
une réponse assez répandue
chez les plantes.
Le rôle des récepteurs du glu-
tamate était déjà connu : on
savait déjà l’importance de ces
protéines dans la transmis-
sion d’un signal de feuille en
LA BLESSURE
DÉCLENCHE
UNE RÉPONSE
GRÂCE À L’ACTION
DU GLUTAMATE
feuille chez les plantes bles-
sées. En revanche, pour Antoine
Larrieu, l’apport principal de ce
travail est de confirmer le rôle
du glutamate. Ce que souligne
Edward Farmer, de l’univer-
sité de Lausanne, en Suisse :
« Le rôle qu’il jouait dans le
déclenchement d’une activité
électrique dans les feuilles était
connu depuis longtemps. » Mais
les auteurs ont dorénavant lié

ARDEA / ALAN J. S. WEAVING / BIOSPHOTO - CHRISTOPHE BROCHARD / NATURIMAGES

Coupe transversale d’une
tige de courge montrant
le xylème (au centre) et le
phloème (en périphérie).
DEUX TYPES DE CELLULES IMPLIQUÉS
DANS LA TRANSMISSION DU SIGNAL ÉLECTRIQUE
Quels types de cellules sont impliqués dans le transfert de signaux électriques sur de longues
distances ? Chez les êtres dotés de système nerveux, la réponse est simple : ce sont les neurones.
Chez les plantes, en revanche, ces cellules n’avaient pas encore été défnies de manière précise.
Edward Farmer, et son équipe de l’université de Lausanne, se sont donc penchés sur la question
et ont découvert que la transmission du signal d’une feuille à l’autre nécessitait la présence
de deux types de cellules distinctes, présentes dans le système vasculaire de la plante (1) . Les
premières sont les cellules en contact avec le xylème, qui constitue le tissu structurel de la
plante, et les secondes des cellules que l’on appelle tubes criblés, situées dans le phloème,
et qui sont des cellules allongées dotées de pores. De manière surprenante, ces cellules n’ont
pas besoin d’être en contact les unes avec les autres directement pour se passer le message.
(1) C. T. Nguyen et al., PNAS, 115, 10178, 2018.

16 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

l’augmentation du glutamate à
l’activation d’une défense spé-
cifique reliée à la voie de signa-
lisation de l’acide jasmonique,
qui est l’hormone de défense de
la plante (lire l’encadré p. 14).
En effet, ils sont parvenus à
établir une chronologie entre
le flux d’ions calcium et la pro-
duction d’acide jasmonique. Ils
ont montré que le flux d’ions
calcium est antérieur à l’appa-
rition de l’acide jasmonique,
laissant penser que c’est ce flux
d’ions qui déclenche la produc-
tion, même si on ignore encore
par quel mécanisme.
Le rôle du phloème
Outre la rapidité de la réponse
de la plante, ce qui a marqué
les biologistes lors de la réa-
lisation de cette expérience
est le fait que l’on peut établir
jusqu’à un certain point un
parallèle entre ce qui se passe
chez les animaux et chez les
plantes. « Le glutamate est
en effet un neurotransmet-
teur qui joue un rôle dans la
réponse à la douleur chez les
animaux », signale Antoine
Larrieu. Les vitesses de trans-
mission de l’information ne
sont cependant pas compa-
rables puisque, chez l’homme
par exemple, la réponse est
1 000 fois plus rapide.
Autre différence de taille, la
plante n’a pas de cerveau,
ni de neurones, comme le
note Masatsugu Toyota : « Les
plantes, au contraire des ani-
maux, n’ont pas de système
nerveux central, mais elles uti-
lisent leur tissu vasculaire, le
phloème, comme un neurone
pour transmettre le flux d’ions
calcium, et les canaux gluta-
mate/récepteurs du glutamate
pour sentir la blessure, comme
nous l’utilisons dans notre cer-
veau pour la mémoire. » Ainsi,
les plantes combinent leur sys-
tème spécifique, le phloème, et
celui qu’elles partagent avec
les animaux (les récepteurs
du glutamate) pour créer leur
système « nerveux », « ce qui
est vraiment incroyable » pour
Antoine Larrieu. Selon lui, ce
lien avec les systèmes animaux
signifierait potentiellement la
possibilité d’utiliser des sys-
tèmes végétaux pour étudier
les maladies humaines. « Mais
on en est encore très loin ! »,
indique-t-il.
Cette découverte ouvre de
nouvelles perspectives de
recherche. Comme le pointe
Simon Gilroy, « nous avons
seulement égratigné la sur-
face de ce système de signa-
lisation ». Reste à plonger
plus profondément dans la
machinerie moléculaire qui
sous-tend ce mécanisme. Il
en reste encore beaucoup à
découvrir sur l’action du glu-
tamate : comment est-il libéré
par la cellule ? Peut-il se pro-
pager rapidement d’une cel-
lule à l’autre jusqu’au point
le plus éloigné de la blessure ?
etc. Et, enfin, il reste encore ce
point essentiel qui reste sans
réponse : « Comment les flux
de calcium coordonnés par le
glutamate induisent la produc-
tion d’acide jasmonique, qui
sert à défendre la plante ? C’est
une question fondamentale ! »,
conclut Antoine Larrieu. Q
Bérénice Robert
(1) M. Toyota et al., Science, 361, 1112, 2018.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 17
 actualités

tungstène, nous y avons appli-

Physique qué un puissant faisceau ultra-

L’effet photoélectrique chronométré violet, qui a éjecté des électrons à

la fois du tungstène et de l’iode. »
Pour la première fois, des scientifiques ont réussi à mesurer la durée À l’aide d’une caméra atto-
caractéristique de photoémission du tungstène. seconde, les chercheurs ont
mesuré le retard relatif entre
les deux types d’électrons émis.
es chercheurs de est supérieure à l’énergie de certain temps. » La mesure de « Dans un deuxième temps,

D l’ In s t i t u t Ma x -
Planck de Garching,
en Allemagne, ont mis au point
une ingénieuse méthode per-
mettant de réaliser une mesure
absolue de la durée que met un
électron à être éjecté d’un
matériau sous l’action de la
lumière. Ces travaux pourraient
mener à une meilleure connais-
sance de l’effet photoélectrique
et même à un éventuel contrôle
du mouvement des électrons
dans un solide.
Découvert par l’Allemand
Heinrich Rudolf Hertz en 1887,
l’effet photoélectrique a véri-
tablement été compris avec
l’interprétation faite par Albert
Einstein en 1905. Pour ce der-
nier, la lumière est composée
de particules, les photons, qui
possèdent une énergie caracté-
ristique proportionnelle à la fré-
quence – et non à l’intensité –
de la lumière émise. Lorsqu’un
faisceau lumineux est projeté
sur un matériau, certains élec-
trons absorbent les photons. Ils
peuvent ainsi se retrouver éjec-
tés si l’énergie qu’ils reçoivent
liaison qui les maintient sur
leur orbite électronique. « Du
temps d’Einstein, la plupart
des scientifiques considéraient
que cette photoémission était
quasi-instantanée et que le
temps n’avait pas grande impor-
tance dans ce processus, révèle
Thierry Ruchon, chercheur au
laboratoire Lidyl (CEA-CNRS), à
Saclay. Mais des travaux menés
depuis une dizaine d’années ont
montré que ce n’était pas le cas,
et que l’électron devait passer un
certain puits de potentiel avant
d’être éjecté, ce qui prend un
Chambre à vide où sont étudiées les interactions électrons-lumière.
cette durée de photoémission
a fait l’objet de plusieurs études
dans le cas des gaz (1) , plus
faciles à étudier que les solides
du fait d’une configuration
électronique moins complexe.
Caméra attoseconde
« Pour réaliser cette première
mesure sur un matériau solide,
nous avons procédé en deux
temps, décrit Marcus Ossiander,
coauteur de l’étude publiée
dans Nature (2) . Après avoir
déposé une fine couche d’iode
gazeux sur une plaque de
le temps de photoémission de
l’iode n’étant pas connu, nous
avons réitéré l’expérience, mais
en prenant cette fois-ci une mix-
ture gazeuse composée d’iode
et d’hélium, gaz pour lequel
ce temps de photoémission est
bien connu », explique Marcus
Ossiander. Par comparaison, les
chercheurs ont obtenu le temps
caractéristique de photoémis-
sion du tungstène, qui est de
l’ordre de l’attoseconde (10 –18 s).
« C’est une approche très pro-
metteuse pour avoir une meil-
leure connaissance de ce phé-
nomène, commente Marino
Marsi, chercheur au labora-
toire de physique des solides
à Orsay. À terme, cela nous per-
mettrait de mieux comprendre
le comportement des électrons
dans un solide. » Ces recherches
fondamentales, qui suscitent
l’engouement des physiciens,
pourraient aussi déboucher sur
des applications en microélec-
tronique.  Simon Devos
(1) M. Schultze et al., Science, 328, 5986, 2010 ;
M. Isinger et al., Science, 358, 6365, 2017.
(2) M. Ossiander et al., Nature, 561, 374, 2018.

JIM SKEA, “ LA LIMITATION DU “ IL NE NOUS RESTE JEAN JOUZEL,

ANDREAS HEDDERGOTT / TU MUENCHEN

professeur d’énergie RÉCHAUFFEMENT PLANÉTAIRE QUE TROIS ANS climatologue,

durable, qui a enfonce
À 1,5 ºC EST POSSIBLE, MAIS IL POUR INVERSER
participé aux travaux le clou dans
du Giec, s’est FAUDRAIT, POUR LA RÉALISER, LA COURBE DES un entretien
exprimé lors de la DES CHANGEMENTS ÉMISSIONS DE GAZ à L’Obs
remise du rapport SANS PRÉCÉDENT ” À EFFET DE SERRE ” du 8 octobre.
du groupe d’experts.

18 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 actualités

Archéologie
Paléontologie LA COMPLEXITÉ

L’énigmatique Dickinsonia appartient DES CITÉS MAYAS

Au Guatemala, une
bien au règne animal analyse topographique
menée sur 2 144 km2 à
Le Dickinsonia est un organisme ancien et disparu, dont la nature a longuement l’aide d’un lidar (appareil
fait débat. Une équipe de paléontologues apporte la preuve moléculaire utilisant des impulsions
qu’il s’agissait bel et bien d’un animal, l’un des plus vieux connus au monde. lasers), embarqué à bord
d’un avion, a permis de
découvrir 61 480 vestiges
tait-il un animal ? Un lichen ? Appar- mayas.

É tenait-il à un clade disparu ? La nature

de Dickinsonia, un genre d’orga-
M. A. Canuto et al., Science,
361, eaau0137, 2018.
nisme ancien datant de l’Édiacarien (- 635 à
- 542 millions d’années), faisait l’objet d’un débat
en paléontologie depuis sa découverte en 1947.
Une équipe de géobiologistes et de paléontolo-
gues de l’université nationale d’Australie a
prouvé qu’il appartient bien au règne animal (1) .
90 000
La classification de Dickinsonia – fossile ovale,
ANS
plat et nervuré, sans bouche ni anus – dans les
différents règnes du vivant a fait l’objet de contro-
verses en raison de ses caractéristiques difficile- L’ÂGE d’un couteau en
ment assimilables à d’autres organismes plus os taillé, découvert dans
récents. Si une grande partie des chercheurs une grotte au Maroc
l’ont rapidement associé au règne animal, cer- (grotte de Dar-es-
tains l’ont attribué à un clade éteint, d’autres l’ont Soltan 1), témoigne de
considéré comme un lichen. Ce fossile de 1 m de long provient de Russie. l’émergence ancienne
Dans cette étude, les chercheurs ont étudié des de la fabrication d’outils
fossiles de Dickinsonia issus de surfaces sédi- Paris. Toute nouvelle approche constitue un spécialisés en Afrique
mentaires de la région de la mer Blanche, en élément essentiel supplémentaire dans la pro- du Nord.
Russie. Ils se sont particulièrement intéressés gression de ce débat. Déterminer la nature ani- A. Bouzouggar et al., PLOS ONE,
aux dépôts moléculaires encastrés dans les sédi- male d’un fossile édiacarien, quel qu’il soit, a des doi:10.1371/journal.
ments contenant les fossiles. Ils y ont découvert conséquences sur l’arbre évolutif qui dépassent pone.0202021, 2018.
la présence d’une forme de cholestérol, molécule strictement le champ des spécialistes. »
signature des cellules animales. Ce faisant, ils ont « Malgré son apparence extraterrestre, Dickinso-
confirmé que Dickinsonia était un animal pré- nia serait donc bien l’un des plus vieux animaux Zoologie
sent en abondance il y a 558 millions d’années. connus dans les archives fossiles documentées », FOURMIS
explique Ilya Bobrovskiy, l’un des auteurs de CULTIVATRICES
Analyse de la matière organique l’étude. Il est même antérieur à l’explosion du Une équipe américaine
D’autres preuves de la nature animale de Cambrien, marquée par l’apparition soudaine, à a montré que, voici
Dickinsonia avaient déjà été avancées par l’échelle géologique, d’une grande diversité d’or- 57 millions d’années,
d’autres études, notamment en 2015 et en 2017, ganismes animaux, il y a entre - 541 et - 530 mil- les fourmis attines ont
ILYA BOBROVSKIY/ AUSTRALIAN NATI/AFP

qui se fondaient sur l’analyse morphologique
des fossiles. « L’originalité de ce travail réside
dans l’analyse de la matière organique fossili-
sée de ces spécimens, laquelle apporte des infor-
mations directes et palpables sur Dickinsonia,
explique le professeur Jean-Paul Saint Martin,
du Muséum national d’histoire naturelle, à
lions d’années. Il pourrait donc être l’ancêtre développé une symbiose
de plusieurs formes de vie animales actuelles. avec une bactérie,
D’autres mystères attendent toutefois d’être afin de protéger les
résolus, comme la manière dont mangeait cet champignons qu’elles
animal dépourvu d’orifice buccal. cultivent pour se nourrir.
 William Rowe-Pirra H. Li et al., PNAS, doi:10.1073/
(1) I. Bobrovskiy et al., Science, 361, 1246, 2018. pnas.1809332115, 2018.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 19

 actualités
Histoire
Comment Galilée a dupé l’Inquisition
Une copie inconnue d’une lettre de Galilée, retrouvée dans les archives de la Royal Society, à Londres,
confirme que l’astronome a atténué lui-même la première version de son texte pour amadouer l’Église.
e 2 août 2018, Salva-
L tore Ricciardo,
post-doctorant en
histoire des sciences à l’univer-
sité de Bergame, en Italie, fait
une découverte inattendue. En
consultant les archives de la
Royal Society, à Londres, il
tombe par hasard sur une lettre
de sept pages, signée « G. G »,
pour Galileo Galilei, datée du
21 décembre 1613. Ce docu-
ment est une copie inédite
d’une lettre écrite par Galilée à
son ami mathématicien et dis-
ciple Benedetto Castelli (1). Mal
indexée, elle avait échappé au
regard des historiens pendant
400 ans. « Au XVIIe siècle, les cor-
respondances constituaient
un important vecteur de
diffusion des connais-
sances, rappelle Francesco
Beretta, historien au labo-
ratoire de recherche histo-
rique Rhône-Alpes. Les lettres
étaient recopiées, puis réexpé-
diées à de multiples destina-
taires. Si bien qu’il en circulait
plusieurs exemplaires. » Jusqu’à
présent, les chercheurs avaient
connaissance de deux versions
différentes de cette lettre, pour
un total de treize exemplaires.
La première version – dont
l’unique copie est conservée
dans les archives du Vatican –
est en substance identique à la
seconde, à ceci près qu’elle
contient des affirmations plus
dangereuses aux yeux de l’In-
quisition. Dès lors, les histo-
riens se posaient la question :
20 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
laquelle des deux est l’origi- qu’ont confié, à la revue Nature, Galilée à Castelli ! Or c’est pré-
nale ? En d’autres termes, Gali-
lée a-t-il atténué le contenu de
Salvatore Ricciardo et ses col-
lègues historiens Franco Giu-
cisément celle qui a été trans-
mise à l’Inquisition, à Rome, le
sa lettre a posteriori dans le but dice et Michele Camerota, qui 7 février 1615, par le frère domi-
d’amadouer l’Inquisition, ou publieront bientôt une des- nicain Niccolò Lorini, grand
ses ennemis ont-ils édité le cription complète de la mis- ennemi de Galilée.
texte original pour en accen- sive dans la revue Notes and
tuer la teneur critique ? Records de la Royal Society. Les Un épisode de la Bible
« La version exhumée des chercheurs citent ainsi deux Pour en résumer le contenu,
archives de la Royal Society passages modifiés par Gali- Galilée invite ses adversaires à
apporte une preuve maté- lée. Dans le premier, il quali- ne pas utiliser les arguments
rielle que Galilée a procédé lui- fie certains extraits de la Bible tirés de l’Écriture sainte pour
même à des modifications », de « faux, si l’on s’en tient au s’opposer au modèle coperni-
réagit Francesco Beretta. Elle sens littéral des mots ». Le mot cien (la Terre tourne sur elle-
comporte en effet des ratures « faux » est rayé et remplacé par même et autour du Soleil) : en
et des corrections, qui ont été « différent de la vérité ». Dans effet, la Bible évoque le mou-
apportées par Galilée lui-même l’autre, le mot « occultation » est vement des astres tel qu’il
en préparant la seconde ver- remplacé par « voile », moins apparaît à nos sens, et il serait
sion (adoucie) de fort. La première version – la faux d’en tirer des arguments
sa lettre. C’est moins édulcorée – serait donc scientifiques. Il ajoute qu’elle
du moins ce le texte original envoyé par contient certaines formula-
tions qui, prises au sens litté-
ral, sont « fausses », ce qui peut
L’AFFAIRE EN QUELQUES DATES mener à des erreurs d’inter-
prétation dommageables. À
En 1564, Galilée naît à Pise. titre d’exemple, Galilée revient
Le 21 décembre 1613, il envoie une lettre à son disciple sur un épisode de la Bible – le
Benedetto Castelli, dans laquelle il soutient la thèse de miracle de Josué –, dans lequel
l’héliocentrisme : la Terre tourne autour du Soleil. Dieu arrête le Soleil et les astres ;
Le 7 février 1615, le frère dominicain Niccolò Lorini, ennemi et il explique en quoi le modèle
de Galilée, envoie une copie de la lettre à l’Inquisition. copernicien est compatible
Le 16 février 1615, Galilée fait circuler une nouvelle version avec le phénomène décrit
adoucie de sa lettre. dans ce passage. Il ajoute que
En 1616, un décret est publié : l’héliocentrisme est ofciel- les références bibliques aux
lement jugé contraire à l’Écriture sainte. événements cosmologiques
En 1632, Galilée publie le Dialogue sur les deux grands devraient être interprétées
systèmes du monde. par les savants plutôt que par
En 1633, il est condamné à renier ses théories hérétiques les théologiens.
et assigné à résidence jusqu’à la fn de sa vie. « Pour déterminer le carac-
En 1642, il meurt à Arcetri. tère hérétique de cette lettre,
En 1727, l’astronome britannique James Bradley prouve l’Inquisition lance une exper-
MP/LEEMAGE
expérimentalement que la Terre tourne autour du Soleil. tise et conclut que, si la mis-
sive contient effectivement des

La lettre de Galilée datée du
21 décembre 1613 est adressée
à son ami Benedetto Castelli.
passages qui “ sonnent mal ”, elle
n’est pas dangereuse pour la foi
chrétienne », précise Francesco
Beretta. Cela reste une hypo-
thèse, mais il est probable que
Galilée ait été mis au courant
par des informateurs du forfait
de Lorini. Il aurait alors corrigé
sa lettre, avant d’en expédier un
exemplaire à un ami ecclésias-
tique basé à Rome, Piero Dini, le
16 février 1615. Il lui demande
de présenter cette version atté-
nuée aux théologiens du Vati-
can, en la présentant comme
la version originale, de façon à
brouiller les pistes.
L’affaire aurait pu en rester là.
Mais c’est sans compter l’obs-
tination des adversaires de
Galilée. En 1616, le frère domi-
ROYAL SOCIETY, LONDRES / PHOTO JOSSE/LEEMAGE
Galilée face au tribunal de l’Inquisition (peinture de Robert-Fleury).
nicain Tommaso Caccini se
rend à Rome et procède à une
dénonciation formelle de Gali-
lée auprès de l’Inquisition. Il
assure que ce dernier soutient
des thèses hérétiques et remet
en cause la véracité de certains
passages de la Bible. « En faisant
cela, Caccini prend des risques,
car les dénonciations sont à
double tranchant : si, après son
enquête, l’Inquisition ne valide
pas le bien-fondé d’une dénon-
ciation, c’est le dénonciateur
qui en subit la peine », explique
Francesco Beretta. Mais l’In-
quisition lui donne raison. Le
cardinal Bellarmin rappelle
à l’ordre Galilée et le somme
de prendre la théorie coper-
nicienne pour ce qu’elle est à
Astronomie
PLUIE SUR
SATURNE
Jusqu’à 10 tonnes de
matière tombent chaque
seconde sur Saturne, en
provenance de la partie la
plus interne des anneaux.
Cette pluie de composés
organiques et de glace
a été mise en évidence
par les dernières données
de la sonde Cassini.
D. G. Mitchell et al., Science, 362,
l’époque : une simple hypo- eaat2236, 2018 ; H.-W. Hsu et al.,
thèse mathématique utile pour Science, 362, eaat3185, 2018.
les calculs astronomiques, et en
aucun cas la réalité physique.
En mars 1616, un décret offi-
ciel est publié, jugeant la doc-
trine copernicienne contraire à
30
MDS
la Bible. Les ouvrages coperni-
ciens sont mis à l’Index.
Les trésors des archives DE PULSATIONS
À ce moment-là, aucune action PAR SECONDE. Des
en justice n’est engagée contre physiciens de l’Institut
Galilée. C’est la publication du national des standards
Dialogue sur les deux grands et de la technologie
systèmes du monde, en 1632, (NIST), aux États-Unis,
dans lequel il justifie l’héliocen- ont réussi à construire
trisme par le phénomène des un laser pulsant 100 fois
marées, qui lui vaut d’être jugé plus vite que les
en 1633 et condamné à une lasers femtosecondes
peine d’assignation à rési- classiques.
dence, à vie. Pour Denis Savoie,
D. R. Carlson et al., Science,
historien des sciences, « sans 6409, 1358, 2018.
révolutionner le fond de l’af-
faire Galilée, la découverte de
ce document apporte un éclai- Astrophysique
rage intéressant sur l’épisode de LUNE D’UNE
1615 ». Et, pour les historiens, AUTRE PLANÈTE
elle met en avant un enjeu Les astronomes auraient
majeur : celui des archives et découvert, grâce au
de la numérisation. Combien télescope Hubble, un
de documents historiques satellite situé autour
inédits se cachent dans les tré- d’une planète extrasolaire,
fonds des sociétés savantes et à 4 000 années-lumière de
des bibliothèques nationales ? notre Système solaire.
 Gautier Cariou A. Teachy et D. M. Kipping,
(1) A. Abbott, Nature, 561, 441, 2018. Sci. Adv., 4, eaav1784, 2018.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 21
 actualités

similaires à ceux des cyano-

Biologie bactéries. S’ils ne sont pour

Un turbo bactérien pour améliorer l’instant pas fonctionnels, ils

prouvent le potentiel de cette
les rendements agricoles voie de recherche. À terme,
cette technique pourrait, en
En s’inspirant de bactéries photosynthétiques, une équipe australienne vient de effet, mener à un accrois-
franchir une étape cruciale pour booster la photosynthèse des plantes agricoles. sement des rendements de
l’ordre de 60 %.

Organisation des Une première mondiale

L’ Nations unies pour
l’alimentation et
l’agriculture, la FAO, estime
que, d’ici à 2050, la production
agricole doit augmenter de
moitié par rapport à 2012 pour
satisfaire les besoins de 9 mil-
liards d’humains en nourri-
ture, aliments pour animaux,
biocarburants… La sélection
de variétés a fait ses preuves,
mais sa lenteur est peu adaptée
à l’urgence et à l’ampleur de
l’augmentation attendue. Une
autre stratégie pour accroître
les rendements des cultures
serait d’améliorer génétique-
ment leur photosynthèse.
Cette idée d’utiliser le génie
génétique afin de stimu-
ler la photosynthèse date
du début des années 2000.
Cette approche était restée
jusque-là infructueuse mais,
il y a trois-quatre ans, « d’un
seul coup, cela ne semble plus
impossible. Des chercheurs
parviennent à transférer des
organites dans des cellules,
Les chercheurs ont modifié génétiquement des plants de tabac.
qui créent de nouvelles voies
métaboliques fonctionnelles »,
explique Jean-François Morot-
Gaudry, membre de l’Acadé-
mie d’agriculture.
Pour cela, les scientifiques
s’intéressent aux cyanobac-
téries, dont la photosynthèse
est bien plus performante
que celle des plantes ter-
restres. Elles doivent notam-
ment cette efficacité à une
enzyme photosynthétique,
une Rubisco, plus rapide,
mais surtout à sa localisa-
tion dans des compartiments
bactériens, les carboxysomes.
En effet, grâce à des transpor-
teurs, ces organites augmen-
tent la concentration de CO2
autour de l’enzyme, favorisant
ainsi son activité.
Pour la première fois, une
équipe de l’université natio-
nale australienne vient de
réussir à produire des car-
boxysomes chez le tabac (1) .
En transférant trois gènes
bactériens essentiels à leur
assemblage dans cette plante
modèle, ils ont obtenu des car-
boxysomes structurellement
« Pour y parvenir, il reste encore
de nombreux composants du
mécanisme cyanobactérien de
concentration du carbone à
intégrer dans les plantes plus
complexes », précise Maureen
Hanson, professeur au dépar-
tement de biologie moléculaire
et génétique de l’université Cor-
nell, aux États-Unis. Selon celle
qui a publié, en 2016, un état
des lieux de l’ingénierie géné-
tique de carboxysomes dans les
cultures d’intérêt (2) , cette stra-
tégie est limitée par nos moyens
techniques actuels, qui nous
permettent d’introduire dura-
blement des gènes dans des
plantes cultivées telles que le
soja, mais pas encore dans des
espèces d’importance, comme
le blé et le riz. Reste que cette
première mondiale marque
un progrès majeur sur la voie
de l’amélioration de la photo-
synthèse. Aline Aurias
(1) B. M. Long et al., Nat. Commun., 9,
doi:10.1038/s41467-018-06044-0, 2018.
(2) M. Hanson et al., Plant J., 87, 38, 2016.
AUSTRALIAN NATIONAL UNIVERSITY/LANNON HARLEY

PATRICK LEMAIRE,
biologiste, a réagi
à l’annonce du projet
de budget de la
recherche pour 2019
dans une tribune
publiée dans Le
Monde du 2 octobre.
“ DES ANNONCES
PRÉSIDENTIELLES,
+2 % DE HAUSSE POUR LE BUDGET
du ministère de l’Enseignement
PLANÉTAIRES ET supérieur, de la Recherche
et de l’Innovation en 2019.
TONITRUANTES, ONT
C’est ce que propose le projet
ACCOUCHÉ D’UN SOURICEAU de loi de finances, qui est à
FAMÉLIQUE ” l’étude au Parlement courant
octobre et novembre.

22 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 actualités
Biologie
Des cellules souches
osseuses chez l’homme
Cette découverte, par des biologistes, permet
d’envisager de nouvelles approches thérapeutiques
pour la régénération des tissus osseux.
C
ontrairement à de
nombreux autres
animaux, la capa-
cité de régénération des tissus
osseux des humains est plutôt
restreinte. Nos os peuvent se
remettre de blessures mineures,
mais nos cartilages se réta-
blissent bien plus difficilement
après un traumatisme. Une
équipe de biologistes, dirigée
par Michael Longaker, de l’uni-
versité Stanford, aux États-Unis,
vient de révéler l’existence de
cellules souches osseuses chez
l’homme, qui pourraient servir
à élaborer de nouvelles
approches thérapeutiques pour
la régénération des tissus
osseux (1) .
Les cellules souches osseuses
sont à l’origine des os, des
tissus conjonctifs (stroma)
ou des cartilages. Pour les
identifier chez l’homme, les
auteurs se sont penchés sur
le profil génétique des cellules
souches osseuses des souris,
découvertes, en 2015, par une
équipe également dirigée par
Michael Longaker (2) . Ils ont
alors repéré un profil simi-
laire dans les cellules consti-
tuant le fémur chez le fœtus
humain, puis dans des fémurs
d’adultes. Pour vérifier le
caractère multipotent – c’est-
à-dire la capacité à se différen-
cier en un certain nombre de
types cellulaires spécifiques –
Plus de 20 millions
d’attaques par jour
Avons-nous raison
de ces cellules humaines, les
biologistes les ont injectées
d’avoir peur ?
chez la souris. Après plusieurs
semaines, ils ont observé la
formation de petits os conte-
nant tous les types cellulaires
qui se forment à partir des
cellules souches osseuses. Les
auteurs ont alors minutieuse-
ment étudié les relations entre
ces cellules multipotentes et
leurs descendantes spécia-
lisées, pour établir une carte
précise des étapes de différen-
ciation et de la formation des
tissus osseux.
Traiter l’ostéoporose
En plus d’avoir découvert
l’existence de ces cellules chez
l’homme, l’équipe est parve-
nue à en obtenir en dérivant
des cellules souches pluri-
potentes induites, lesquelles
sont générées en laboratoire et
capables de se différencier en
n’importe quel type cellulaire
humain. Ce faisant, ils ouvrent
de nouvelles perspectives pour
traiter des maladies comme
l’ostéoporose ou l’arthrose.
Enfin, la comparaison des cel-
lules souches de l’homme et
de la souris a révélé des voies
de régulation de la formation
des tissus similaires entre les
deux espèces.
William Rowe-Pirra
(1) C. K. F. Chan et al., Cell, 175, 43, 2018.
(2) C. K. F. Chan et al., Cell, 160, 285, 2015.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 23
 actualités

Société

Une croissance urbaine sans précédent

Les chiffres récemment publiés par la Division de la population de l’ONU sont explosifs : les agglomérations,
de plus en plus vastes et nombreuses, accueillent une part toujours croissante de la population.
Ce 31 octobre, la Journée mondiale des villes soulignera les défis que cette urbanisation représente.

75

25

Asie
29 1 109 11 308
1
4

20

2
Afrique
5 25 1

27
Amérique latine 7
et Caraïbes
4 1 35 2

44
20

Europe
40 3 78 3
(dont Russie)

31
13
Amérique
du Nord
17 31 1
1 2

5
2
Océanie
1
24 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

En 1950 En 1985
 Nombre d’agglomérations ayant :

entre 500 000 et 1 million entre 1 et 5 millions entre 5 et 10 millions 10 millions

d’habitants d’habitants d’habitants d’habitants ou plus

352 Ces données comptabilisent le nombre

d’agglomérations urbaines, catégorie
statistique qui désigne un territoire caractérisé
229 par la continuité de l’habitat, indépendamment
des limites administratives.

Monde
Nombre de personnes
27 408 35 vivant en zone urbaine,
en milliard
5,6

18 55
32
4
44
93
51 33

22

0,8
1
60 3 95 19

3 5 0
1950 2015 2035
83
60

Pourcentage
de la population
vivant en zone
urbaine 62,5
56 4 56 5
53,9
4 6 50

51 56 40
29,6
30

20
87 4 96 3
10
2 3
0
42 51 1950 2015 2035

42 7 58 9
Data Cécile Klingler
2 2
(PixScience)
6
Infographie Hervé Bouilly
4 Source : United Nations, Population
Division, « World Urbanization
1 4 2 Prospects, The 2018 Revision »,
esa.un.org/unpd/wup

En 2015 En 2035
 actualités

Biologie
ÉDITER Médecine
LE GÉNOME
DU FŒTUS
Un implant électrique pour
Une équipe américaine,
a réussi à corriger,
se remettre à marcher
chez le fœtus de souris, Grâce aux signaux électriques émis par une électrode implantée dans sa colonne
l’anomalie génétique vertébrale, un jeune homme paraplégique est parvenu, après un programme
à l’origine de la intensif d’exercices physiques, à se tenir debout et à marcher plus de 100 mètres.
tyrosinémie de type 1,
une maladie métabolique
héréditaire qui touche es traumatismes de ont placé un implant équipé niveau des jambes, il a d’abord
le foie et les reins.
A. C. Rossidis et al., Nat. Med.,
L la moelle épinière
peuvent engendrer
d’une électrode dans l’espace
épidural de sa colonne ver-
eu besoin d’indications don-
nées par l’équipe et de repères
24, 1513, 2018. une paralysie irréversible des tébrale, juste au-dessous de visuels, comme son propre
membres inférieurs, ou para- la zone où il a subi le trauma- reflet dans un miroir, pour gar-
plégie. S’il existe des pro- tisme. Cette électrode était der l’équilibre.
grammes de réhabilitation reliée à un stimulateur situé
pour maximiser l’indépen- sous la peau de l’abdomen et Gérer l’équilibre

2028 dance motrice des personnes

L’AUSTRALIE peut
espérer, à cette date,
éradiquer le cancer
du col de l’utérus en
maintenant les niveaux
actuels de dépistage,
selon une étude qui
estime l’incidence de la
maladie de 2015 à 2100.
M. T. Hall et al., The Lancet
Public Health, doi:10.1016/S2468-
2667(18)30183-X, 2018.
Virologie
LA PROTÉINE
NONO DÉTECTE
LE VIH-2
La protéine NONO,
située au sein des cellules
dendritiques, est capable
de reconnaître
l’enveloppe du VIH-2
atteintes, aucun traitement ne
permet de recouvrer totale-
ment l’usage des jambes.
Récemment, une équipe de
chercheurs et de médecins,
menée par Kristin Zhao, de la
Mayo Clinic, à Rochester, aux
États-Unis, a mis au point un
système permettant à un
homme atteint de paraplégie
d’effectuer volontairement des
mouvements des jambes (1) .
Pour ce faire, les chercheurs ont
travaillé avec un jeune homme
de 29 ans, Jered Chinnock, para-
lysé des deux jambes à la suite
d’un accident de motoneige. Ils
contrôlée sans fil par une com-
mande extérieure. Elle stimulait
électriquement les cellules neu-
ronales, afin de leur permettre
de recevoir le signal correspon-
dant à la volonté du patient de
se lever ou de produire un mou-
vement de pas. En associant ce
procédé à un entraînement
physique régulier et intense,
le jeune homme est parvenu,
en deux semaines, à se main-
tenir debout à l’aide d’un har-
nais et à produire des mouve-
ments des membres inférieurs
lorsqu’il était allongé sur le
côté. Comme il n’a toutefois
pas recouvré ses sensations au
Après 43 semaines et 113 ses-
sions d’exercices, il était
capable de « marcher » sans
harnais, avec l’appui d’un
déambulateur ou de barres
parallèles, et il pouvait gérer
son équilibre avec une quan-
tité réduite d’indices oraux et
visuels. Il a réussi à parcou-
rir une distance maximale de
102 mètres, soit la longueur
d’un terrain de football.
Selon Kendall Lee, neuro-
chirurgien à la Mayo Clinic et
l’un des auteurs, ces travaux
« montrent que les réseaux neu-
ronaux situés sous une blessure
au niveau de la moelle épinière
peuvent encore fonctionner,
même en situation de paraly-
sie ». Toutefois, et malgré cette
réussite, le mécanisme impli-
qué dans ce regain de fonc-
tion motrice reste inconnu.
D’autres études devront être
menées pour mieux connaître
les processus physiologiques
sollicités par ce programme
MAYO CLINIC, MINOSOTA

et de déclencher une et vérifier son efficacité à long

réaction immunitaire terme. William Rowe-Pirra
de lutte contre le virus. (1) M. L. Gill et al., Nat. Med.,
X. Lahaye et al., Cell, 175, 488, 2018. L’équipe a travaillé avec Jered Chinnock, paralysé des deux jambes. doi:10.1038/s41591-018-0175-7, 2018.

26 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 actualités

Récompenses
Prix Nobel : deux femmes honorées
Pour la première fois depuis cinquante-cinq ans, une femme,
la Canadienne Donna Strickland, figure parmi les lauréats du prix Nobel
de physique. L’Américaine Frances Arnold a été distinguée en chimie.
Physique
La lumière manipulée
Deux avancées dans le
domaine des lasers, ces
sources de lumière où les
photons sont émis de façon
ordonnée, sont à l’honneur.
D’une part, ces faisceaux de
lumière peuvent servir de
pinces optiques, capables
de piéger des particules de
matière, ce qui ouvre la voie
à des manipulations inédites
de molécules biologiques par
exemple. L’Américain Arthur
Ashkin a été récompensé pour
ses travaux pionniers dans ce
domaine aux laboratoires
Bell. D’autre part, ces lasers
atteignent aujourd’hui de
très hautes intensités, dépas-
sant 1023 watts par centimètre
carré. Ils permettent d’étu-
REUTERS/BRENDAN MCDERMID/CHARLES PLATIAU/PETER POWER - AFP PHOTO /CALTECH/HANDOUT
Donna Strickland
se partagent la seconde moitié
du prix Nobel 2018. S. G.
Physiologie
et médecine
Le sacre de l’immunothérapie
L’Américain James Allison et le
Japonais Tasuku Honjo ont été
primés conjointement pour
leurs travaux sur l’immuno-
thérapie. Chacun de leur côté,
d’endormir les lymphocytes T,
agents de surveillance et d’in-
tervention lors des réponses
anti-tumorales. Les deux bio-
logistes se sont intéressés à des
protéines exprimées par les
lymphocytes, comme CTLA-4
et PD-1, qui inactivent leur
action offensive. Leurs travaux
ont favorisé le développement
de nouveaux médicaments. En
2004, les premiers tests prati-
qués chez des patients atteints
d’un mélanome ont montré
que, avec une molécule anti-
CTLA-4, les attaques des lym-
phocytes T contre les cellules
tumorales redevenaient effi-
caces. M. G.
Chimie
L’évolution dirigée est primée
Le prix Nobel de chimie a été
attribué pour moitié à l’Amé-
ricaine Frances Arnold. Cette
biochimiste est parvenue à
orienter la sélection naturelle
de bactéries afin de produire
des enzymes, ces protéines
qui catalysent les réactions
chimiques au sein des cel-
lules, plus efficaces. Elle a ainsi
conduit en 1993 « la première
étude sur l’évolution dirigée
des enzymes ». À partir d’une
culture de bactéries sécrétant
une enzyme capable de briser
la protéine du lait – la caséine –,
elle a forcé ces micro-orga-
nismes à muter dans de nom-
breuses directions, afin que la
génération suivante produise
des versions modifiées de l’en-
zyme. Restait alors à sélection-
ner les versions. À la troisième
génération, l’équipe a obtenu
une enzyme 256 fois plus effi-
cace que l’originale. Cette
méthode est largement utilisée
aujourd’hui pour produire des
molécules pharmaceutiques et
des produits chimiques. L’autre

dier les interactions extrêmes
entre la lumière et la matière.
La technique d’amplification
des impulsions lasers, dites
CPA, a été mise au point dans
les années 1980 par le Fran-
çais Gérard Mourou et la Cana-
dienne Donna Strickland, qui
les deux scientifiques se sont
évertués à « lâcher les freins »
et à « appuyer sur les bonnes
pédales d’accélération » du sys-
tème immunitaire, de façon
à lui permettre de neutrali-
ser des cellules cancéreuses.
Celles-ci ont en effet la capacité
moitié du prix revient à l’Amé-
ricain George Smith et au Bri-
tannique Gregory Winter. Ils
ont utilisé les bactériophages,
virus tueurs de bactéries, pour
forcer une bactérie à évoluer
afin de produire une molécule
Frances Arnold chimique spécifique. M. G.

Science économique Physique

DES TRAVAUX SUR LE CLIMAT RÉCOMPENSÉS
Le « Nobel d’économie » a été décerné aux Américains William
Nordhaus et Paul Romer pour avoir mis au point des méthodes afin
de « conjuguer croissance [… ] mondiale et bien-être de la planète ». Un
prix qui résonne avec le cri d’alarme des experts du Giec, qui appelle à
des mesures sans précédent pour limiter le réchauffement climatique.
www.ipcc.ch/report/sr15
DISPARITION DU NOBEL LEON LEDERMAN
Le Prix Nobel de physique Leon Lederman est décédé
le 3 octobre, à l’âge de 96 ans. L’Américain avait été récompensé
en 1988 avec ses compatriotes Melvin Schwartz et Jack
Steinberger, pour leurs travaux sur les faisceaux de neutrinos
qui ont conduit à la découverte du neutrino muonique.
Il avait aussi découvert le quark bottom.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 27

 actualités

Astronomie

L’astéroïde Ryugu
sous toutes les coutures

L’agence spatiale japonaise (Jaxa) n’en est pas à son coup d’essai :
la sonde Hayabusa avait déjà survolé un astéroïde et rapporté de sa
poussière. Son successeur, Hayabusa 2 (vue d’artiste, à droite) a réussi
son ambitieux pari. Lancée en 2014, la sonde est en orbite autour de
l’astéroïde Ryugu, situé dans la zone entre Mars et la Terre, depuis le
mois de juillet 2018. Deux petits rovers de 1,5 kg, baptisés Minerva-II,
ont été largués à la surface fin septembre.
Plus imposant, avec sa quinzaine de kilogrammes, l’atterrisseur
Mascot, élaboré par l’agence spatiale allemande avec la collaboration
du Centre national d’études spatiales, a rebondi plusieurs fois avant de
s’immobiliser à la surface, le 3 octobre. Les premières images révèlent
un astre caillouteux. Et la mission n’est pas terminée : en 2019, la sonde
elle-même doit s’approcher en rase-mottes, prélever un échantillon et
le rapporter sur Terre. Retour prévu en 2020. Ph. P.

1 mètre
JAXA

À mesure que Hayabusa 2 s’approche de Ryugu, l’astéroïde de 1 km de Cette image de la surface de Ryugu, prise
diamètre se dévoile (en haut). Les images du bas, prises par la caméra optique à 64 mètres d’altitude, correspond au carré jaune
ONC-T de la sonde au cours de sa descente, montrent le sol qui se rapproche des clichés précédents. Elle révèle un sol accidenté
(carré jaune). On aperçoit au milieu l’ombre de la sonde. et des grains en surface.

28 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

DLR (CC-BY-3.0) - JAXA

La chute de l’atterrisseur Mascot (en blanc) immortalisée. En arrivant au sol, les petits rovers Minerva-II ont rebondi avant
Une fois au sol, l’engin a fonctionné durant 17 heures de s’immobiliser, donnant cette impression de mouvement sur les clichés.
sur ses batteries, renvoyant le résultat des analyses de Ryugu, formé au commencement du Système solaire, est vraisemblablement
ses caméra, radiomètre, magnétomètre et spectromètre. un agglomérat de roches riches en carbone.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 29

 actualités

Merel, directeur de l’Institut

Mathématiques de mathématiques de Jussieu.
La fin d’une démonstration controversée D’où un certain soulagement
après le travail effectué par
Après six années d’interrogations, la démonstration annoncée d’une conjecture Peter Scholze, qui a lui-même
fondamentale de la théorie des nombres paraît erronée. inventé plusieurs concepts
abstraits (les perfectoïdes,
notamment). Dès 2012, le
n 2012, l’annonce jeune mathématicien s’inté-

E de la démonstra-
tion de la conjec-
ture abc par le Japonais
Shinichi Mochizuki avait fait
grand bruit. Cette conjecture
était en effet l’une des plus
convoitées de la théorie des
nombres, avec des consé-
quences immédiates, comme
la démonstration du théorème
de Fermat-Wiles. L’idée de la
conjecture est que si a et b sont
deux nombres « ronds » (*) pre-
miers entre eux, leur somme c
ne peut pas être un nombre
rond. Problème : aucun mathé-
maticien n’était alors en
mesure de confirmer si cette
démonstration était juste.
Après plusieurs séminaires sur
le sujet, les mathématiciens se
divisaient en gros en deux
camps : ceux proches de
Shinichi Mochizuki, qui consi-
déraient que la conjecture était
effectivement démontrée, et
les autres, qui n’étaient pas
convaincus.
Dans un rapport mis en ligne
le 20 septembre dernier, le
jeune lauréat de la médaille
Peter Scholze, lauréat 2018 de la médaille Fields, a trouvé
une faille dans la démonstration de Shinichi Mochizuki.
Fields, Peter Scholze, et Jakob
Stix, de l’université de Franc-
fort, ont décrit « une faille
grave et insurmontable » dans
la démonstration (1) .
Il faut dire que, à l’époque,
l’annonce avait surpris, non
seulement par son impor-
tance mathématique, mais
aussi parce que, contraire-
ment à ce qui se pratique,
Shinichi Mochizuki avait
construit, dix ans durant, les
outils mathématiques néces-
saires en partant de rien. En
d’autres termes, il avait créé
ses propres mathématiques.
Une difficulté provenait du
caractère très abscons des
outils élaborés, de sorte que
peu de mathématiciens ont
pu s’y consacrer. Et les rares qui
s’y sont essayés s’y sont cassé
les dents. « En juin dernier, Go
Yamashita, proche de Shinichi
Mochizuki, a été invité à don-
ner un exposé au séminaire de
théorie des nombres à Jussieu
mais, en dépit de l’attention
et des attentes de l’auditoire,
rien d’intelligible pour nous
n’en a émergé », raconte Loïc
resse au travail du Japonais,
mais ce n’est que récemment
qu’il a pu s’y plonger plus pré-
cisément et détecter dans un
point de la démonstration – le
corollaire 3.12 – des inégalités
qui n’étaient pas vérifiées. Des
critiques reprises par de nom-
breux spécialistes, que Shinichi
Mochizuki balaie de manière
assez cavalière, s’étonnant du
peu de compréhension des
outils qu’il a élaborés.
Est-ce la fin de l’histoire ? L’im-
mense majorité de la commu-
nauté estime que, tant que ces
points n’auront pas été éclair-
cis, le théorème restera conjec-
ture. « Personnellement, je n’ai
pas vraiment vu une idée clé
qui nous rapprocherait de la
preuve de la conjecture abc »,
conclut Peter Scholze.
Philippe Pajot
(1) www.kurims.kyoto-u.ac.
jp/~motizuki/SS2018-08.pdf
(*) Un nombre est « rond »
si, dans sa décomposition, il y a peu
de nombres premiers différents
et qu’ils sont petits (106  26  56
est rond ; 257, qui est premier, ou
1 155  3  5  7  11 ne le sont pas).

Reboisement
LES FORÊTS DIVERSIFIÉES À PRIVILÉGIER
+ 50 % DES ORQUES SONT MENACÉES de
disparition, d’ici trente à quarante ans,
Les forêts riches en espèces d’arbres absorbent en moyenne deux fois plus à cause des polychlorobiphényles (PCB)
de carbone que les monocultures. C’est la conclusion d’une étude présents dans leur chaîne alimentaire.
internationale, qui a évalué des données provenant de forêts subtropicales Interdits depuis plus de trente ans,
VOLKER LANNERT

spécialement développées à cette fin, depuis huit ans, en Chine. Privilégier ces produits chimiques continuent
la diversité pour reboiser atténuerait les effets du changement climatique. de persister dans l’environnement.
Y. Huang et al., Science, 6410, 80, 2018. J.-P. Desforges et al., Science, 6409, 1373, 2018.

30 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 LA CHRONIQUE Numérique
de Serge Abiteboul
Les « humanités numériques »
au lycée, un cours si vite enterré
a réforme du bac 2021, valable
L pour les lycéens qui sont entrés
en seconde cette année, a sus-
cité de véritables psychodrames et ce n’est
sans doute pas fini. Revenons sur l’un
d’entre eux. Un rapport du Conseil natio-
nal du numérique insistait, en 2014, sur la
nécessité de développer l’enseignement
de l’informatique et évoquait l’accultu-
ration au numérique dans l’Éducation
nationale (1) . Une partie de ses préconi-
sations sont devenues réalité, même si on
peut regretter des trous dans la raquette
– par exemple, une formation insuffisante
des enseignants en informatique. Ce rap-
port envisageait, entre autres, un ensei-
gnement (facultatif) mêlant humanités
et numériques. Dans les avant-projets de
réforme du bac, on avait vu apparaître un
cours, « humanités scientifiques et numé-
riques », pour tous les élèves. La définition
d’un programme pour le lycée demande
des équilibres, une vue globale que je n’ai
pas. Je ne sais pas s’il fallait ou non garder
ce cours, que nous verrons ici plus sim-
plement comme un cours d’« humanités
numériques ». Mais il est intéressant de
revenir sur son sens et sur son explosion
en plein vol.
DANS UN PREMIER TEMPS, on a parlé
d’humanities computing, en mettant l’ac-
cent sur l’utilisation d’ordinateurs dans
des disciplines relevant des humanités.
Avec digital humanities (humanités numé-
riques), la focale s’est élargie pour englober
INRIA / PHOTO C. LEBEDINSKY
toutes les activités de recherche, d’ensei-
gnement et d’ingénierie autour de l’usage
du numérique dans ces disciplines et,
notamment, des dimensions de diffusion
et de participation de tous. On pourrait
donner une foule d’exemples. Un de mes
préférés : la Venice Time Machine, qui
construit collaborativement une archive
numérique du patrimoine culturel de
Venise couvrant plus de mille ans (2) .
Les humanités ne perdent-elles pas un peu
de leur latin en se mariant à l’informatique,
une science dure ? Il est vrai que, au départ,
l’informatique, intimement liée à la phy-
sique et la chimie (pour les circuits inté-
grés qui lui donnent vie) et aux mathéma-
tiques (pour ce qui est du raisonnement
et des algorithmes), a tout d’une science
dure. Mais des données de toute nature
peuvent être numérisées, et un ordina-
teur est une « machine d’usage global » :
Cet enseignement
présentait
l’intérêt de
décloisonner
les disciplines ”
le même système de gestion de bases de
données ou le même logiciel de réseau de
neurones peut servir pour des données,
en histoire comme en biologie. Avec l’in-
formatique et les données numériques,
un spectre très large de disciplines scien-
tifiques (humaines ou non) partage des
outils et des approches, pour conduire à
une convergence des méthodes et des
idées. La « pensée algorithmique » irrigue
aujourd’hui presque toutes les sciences (3) .
Le cours semblait bien parti – malgré une
relative opacité quant à son contenu.
Mais voilà, certains lobbys (maths,
physique-chimie, sciences de la vie et de
la Terre) ont défendu la ligne bleue des
sciences dures, et d’autres (lettres, phi-
losophie, langues, histoire-géographie)
n’ont pas percuté que les humanités deve-
naient numériques dans les labos et les
entreprises. Résultat : RIP, les humanités
numériques au lycée. Le cours a disparu.
DOMMAGE ! Ce cours aurait participé
à estomper une barrière nocive entre
sciences humaines et sociales, et sciences
dites dures. Il présentait l’intérêt d’ensei-
gner l’informatique à des élèves qui en
sont souvent privés et de décloisonner
les disciplines. Et puis, il aurait permis de
passionner des jeunes pour les sciences
en leur montrant celles-ci à l’œuvre dans
des applications littéraires, économiques,
artistiques, ludiques… C’était l’occasion
de réconcilier des jeunes – beaucoup
de filles notamment – en froid avec les
sciences et la technologie, en leur mon-
trant qu’eux et elles aussi pouvaient excel-
ler dans ces disciplines scientifiques.
Tout n’est pas perdu. On ne demande plus
aux jeunes de choisir entre les filières S,
L ou ES. Et un professeur leur fera peut-
être réaliser un projet en humanités
numériques dans un cours de spécialités,
comme « numérique et sciences informa-
tiques » ou (on peut rêver) dans le cours
pour tous « enseignement scientifique ». n
(1) tinyurl.com/rapport-numerique
(2) vtm.epfl.ch
(3) J. M. Wing, Communications of the ACM, 49, 33, 2006.
Serge Abiteboul est chercheur en informatique
à l’Inria et à l’ENS Paris, blogueur à binaire.blog.lemonde.fr
et membre de l’Académie des sciences.
➔Cette chronique est proposée en alternance avec celle
de Gérard Berry, du Collège de France.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 31
 start-up
Impression 3D
MICROLIGHT 3D fait entrer ses imprimantes
dans le monde de l’infiniment petit
Cette start-up fabrique des machines capables d’imprimer en 3D des objets avec
une résolution inférieure à 100 nanomètres. Elle exploite une technique d’optique
non linéaire élaborée au laboratoire interdisciplinaire de physique de Grenoble.
n Créée en
décembre 2016
n Effectif : 5
n Levée de fonds :
pas encore
Une jeune pousse grenobloise
commercialise une impri-
mante 3D submicronique, qui
offrirait la meilleure résolu-
tion du marché. « Notre tech-
nologie produit typiquement
des “voxels” [équivalent en
3D du pixel, NDLR] en forme
de grain de riz, de 200 nano-
mètres de diamètre sur 600 nm
de long, avance Denis Barbier,
président de Microlight 3D.
Avec certains matériaux, nous
pouvons même descendre sous
100 nm de diamètre. » Cette
machine exploite la techno-
logie de photopolymérisation
non linéaire à deux photons.
Patrice Baldeck, aujourd’hui
directeur de recherche CNRS
à l’ENS de Lyon, a dirigé pen-
dant une douzaine d’années,
au laboratoire interdiscipli-
naire de physique (LiPhy) de
l’université de Grenoble-Alpes,
les travaux qui ont permis la
création de Microlight 3D. « Les
imprimantes 3D classiques
utilisant la photopolymérisa-
tion font appel à des résines
liquides contenant un additif
qui déclenche leur polyméri-
sation sous l’effet de la lumière
ultraviolette, explique-t-il. La
32 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
cette lumière sur un tout petit
volume. L’illumination au
point focal est d’une telle inten-
sité que les molécules de l’ad-
ditif qui provoque la polymé-
risation captent parfois deux
photons à la fois. L’énergie de
ces deux photons “verts” s’addi-
tionne et tout se passe comme si
un photon ultraviolet avait été
capté : la réaction est déclen-
chée, au point focal, dans un
volume minuscule. »
Très haute résolution
Pour obtenir une intensité
lumineuse suffisante, il faut
faire appel à un laser pulsé, qui
concentre son énergie dans des
impulsions très brèves et de très
forte intensité. C’est possible à
l’aide d’un laser à impulsions
10 micromètres femtosecondes infrarouges.
L’équipe grenobloise est par-
Impression 3D d’une microstructure qui peut être utilisée dans venue à une résolution accrue
le domaine de la recherche sur les métamatériaux mécaniques. en utilisant un laser pulsé plus
efficace et bien moins onéreux,
résine durcit sur tout le trajet là qu’intervient la photopoly- produisant des impulsions
du faisceau UV, ce qui oblige à mérisation à deux photons. d’une demi-nanoseconde. Il
travailler couche par couche. » « Nous faisons appel à un phé- est fabriqué par la start-up gre-
On sait empiler des couches nomène d’optique non linéaire, nobloise Teem Photonics, un
de 100 micromètres, mais il explique Patrice Baldeck. Notre partenaire de longue date du
est très difficile d’atteindre une laser émet de la lumière verte, LiPhy et dont Denis Barbier est
résolution qui se mesure en à laquelle la résine n’est pas l’un des fondateurs. L’aventure
dizaines de micromètres. C’est sensible, et nous focalisons Microlight 3D, elle, débute en
UN LASER PULSÉ PLUS EFFICACE ET MOINS CHER
n La première imprimante 3D exploitant la brèves. Nous avons réussi avec un laser pulsé
polymérisation non linéaire à deux photons dix fois moins cher. Il génère des impulsions
a été réalisée à l’Institut de technologie de dans le visible qui se focalisent mieux que
Karlsruhe. Ces travaux sont à l’origine de la dans l’infrarouge. Son fonctionnement en
création de la start-up allemande Nanoscribe. impulsions à basse cadence (10 kHz) permet
« Leur imprimante utilise un laser femtoseconde de mieux réduire le volume de polymérisation
à impulsions infrarouges, très coûteux, explique dans le point focal que la technique allemande
Patrice Baldeck. Nous avons cherché à obtenir le à haute cadence (80 MHz). Cela nous donne
même résultat avec un laser à impulsions moins un avantage en termes de résolution. »
MICROLIGHT
 2014, née de la collabora-
tion entre Denis Barbier et
Michel Bouriau, ingénieur de
recherche de l’équipe du LiPhy.
La jeune pousse est officielle-
ment créée en décembre 2016.
Incubée chez Linksium, la
Société d’accélération du trans-
fert de technologies (Satt) de
Grenoble-Alpes, elle atteint
l’équilibre financier dès 2017,
sans appel de fonds et fait par-
tie des lauréats du concours
i-Lab 2018, organisé par le
ministère de l’Enseignement
supérieur, de la Recherche et
de l’Innovation.
Cette technologie a de nom-
breuses applications poten-
tielles. Elle permettra, par
exemple, de mieux imprimer
d’infimes labyrinthes où cir-
culent molécules et cellules,
pour le secteur de la microflui-
dique. Ou de fabriquer, pour
l’ingénierie tissulaire, des struc-
tures microscopiques servant
de support à la croissance de
tissus. Ou encore des réseaux
de microprismes ou de micro-
lentilles pour la micro-optique.
Elle permet également aux spé-
cialistes des métamatériaux
d’imprimer des microstruc-
tures hydrophobes, piézoélec-
triques ou polarisantes.
La première imprimante com-
mercialisée par Microlight 3D
vise le marché de la recherche
– elle est encore lente pour l’in-
dustrie. Aujourd’hui, l’équipe
travaille sur sa deuxième géné-
ration d’imprimantes. « Plus
ergonomique, 500 fois plus
rapide, elle visera cette fois des
applications de production »,
promet Denis Barbier.
NHT HERAGUIX
Pierre Vandeginste
n microlight.fr
Oncologie
NH THERAGUIX teste ses nanoparticules
à la fois diagnostiques et thérapeutiques
Un duo de chercheurs lyonnais et grenoblois a mis au point des
nanoparticules qui améliorent la visualisation des tumeurs sous IRM
et amplifient l’effet de la radiothérapie.
tiques remarquables. Injectées par voie intra-
veineuse, elles se concentrent préférentielle-
ment dans les tissus tumoraux, dont la
vascularisation est plus poreuse. Quatre heures
après injection, elles permettent de visualiser
précisément le périmètre de la tumeur. Sous
l’effet d’un rayonnement X, elles perdent un
électron ; celui-ci déclenche une cascade de
réactions, produisant au final des radicaux
Les nanoparticules Aguix (en vert) s’échappent libres qui détruisent les cellules.
d’un vaisseau sanguin tumoral poreux. NH TherAguix, créée en 2015, est née d’une
rencontre en 2005. Olivier Tillement, chercheur
iagnostique ou thérapeutique ? à l’Institut lumière-matière de l’université de
D « Notre approche est théranostique,
c’est-à-dire à la fois diagnostique et
Lyon, travaille alors sur les nanoparticules de
gadolinium. Géraldine Le Duc, chercheuse à
thérapeutique », répond Géraldine Le Duc, pré- l’European Synchrotron Radiation Facility,
sidente de NH TherAguix. Cette start-up lyon- à Grenoble, montre leur effet radiosensibili-
naise développe des nanoparticules de sant. Un premier essai clinique de phase 1,
3 à 5 nanomètres de diamètre, baptisées Aguix, encourageant, sur des patients atteints de
qui agissent comme agent de contraste sous métastases cérébrales multiples est en voie de
IRM et amplifient les effets de la radiothérapie. publication. La phase 2 doit débuter très bien-
Sur un support de polysiloxane (silicone), elles tôt. NH TherAguix emploie huit personnes et a
portent entre huit et dix atomes de gadolinium, déjà levé 3,5 millions d’euros. P. V.
un élément lourd aux propriétés paramagné- n nhtheraguix.com
En bref
Un satellite de 20 kg mis à levée de fonds de 3,5 M€ début de modélisation du
poste en deux mois (alors que septembre, la plus élevée comportement humain et
la concurrence ne saurait pas jamais vue dans ce secteur. d’usage des lieux publics.
faire mieux que six à douze n exotrail.com Dans une gare ou un centre
mois), c’est ce que promet Simuler les foules en zone commercial, ils aident à
Exotrail pour 2020. urbaine. La start-up Onhys, évaluer et à valider des choix
La jeune pousse, installée fondée à Sophia Antipolis par en matière de parcours, de
à Palaiseau, conçoit des Sébastien Paris, un chercheur signalisation… Ils sont destinés
propulseurs électriques à effet en informatique qui travaille aux collectivités, aux bureaux
Hall permettant aux satellites sur le sujet depuis dix ans d’études, aux architectes
de 10 à 100 kg de manœuvrer (universités de Rennes et Laval, et autres acteurs de
pour s’installer et rester sur Imperial College de Londres), l’aménagement public.
leur orbite. Elle a réussi une propose des outils n onhys.com
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 33
 coulisses

34 3 questions à
Delphine Gassiot Casalas, présidente du réseau
Jurisup et directrice des affaires juridiques de l’université de Bordeaux

ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS
se trouvent parmi les 1 258
de l’édition 2019 du World
University Rankings, publié
par Times Higher Education.
Ce palmarès, fondé sur des
critères d’enseignement, de
recherche, de citations,
d’internationalisation et de
liens avec l’industrie, voit
pour la première fois la France
dans son top 50, avec
l’université PSL au 41e rang.
« Notre justice
universitaire est
défaillante »
Les juristes de l’enseignement
supérieur veulent faire avancer un
sujet sensible : la gestion disciplinaire
dans les établissements. Pourquoi ?
En analysant la façon dont le CNRS gère
ces sujets et le nombre de décisions la juridiction au niveau académique, avec
prises par cet organisme, nous avons une présidence confiée à un magistrat
pris conscience du retard du monde uni- pour accompagner les enseignants-cher-
versitaire en matière de justice interne. cheurs chargés de juger leurs pairs. L’autre
Les agressions, le harcèlement (sexuel option serait de mettre en place une juri-
ou non), même les cas les plus graves, diction nationale.

4,2 d’une violence inacceptable, sont mal

MD$
DE FONDS LEVÉS (3,6 MD€) :
l’université de Californie à Los
Angeles a atteint son objectif
18 mois plus tôt que prévu. En
France, Sorbonne Université,
en haut des classements
internationaux, espère récolter
100 M€ d’ici 2022.
abordés. On aboutit à des sanctions ridi-
cules. Nous plaidons donc pour repenser
l’organisation.
Concrètement, que faut-il changer ?
Il ne faut plus traiter les affaires au sein
de l’établissement même où les faits se
sont déroulés. Il est logique qu’un ensei-
gnant-chercheur ne soit pas à l’aise quand
il est saisi à propos d’un collègue. Il serait
préférable de déplacer les affaires de
manière systématique, en positionnant
L’instance nationale actuelle, le
Conseil national de l’enseignement
supérieur et de la recherche (Cneser),
ne fonctionne-t-elle pas bien ?
Non, car il intervient en appel. Et la récep-
tion des décisions du Cneser par la com-
munauté universitaire ou par le Conseil
d’État, lorsque ses décisions sont contes-
tées, ne nous amène pas à souhaiter
prendre ce mode de fonctionnement en
exemple. Aujourd’hui, notre justice uni-
versitaire est défaillante.

Nominations
Ursula Bassler, directrice l’organisation européenne François Houllier, devenu
adjointe de l’Institut national pour la recherche nucléaire. président d’Université

356 de physique nucléaire et de

physique des particules du
CNRS, a été nommée
présidente du Conseil du Cern,
ENTREPRISES « EDTECH »,
c’est-à-dire développant des
Bertrand Pailhès,
ingénieur des télécom,
est nommé coordonnateur
national de la stratégie
d’intelligence artificielle,
annoncée par Emmanuel
Macron en mars 2018. Il a fait
Sorbonne Paris Cité en 2016,
prend la tête de l’Ifremer,
institut dédié à la recherche
et à l’expertise des océans.
Ancien directeur général
des entreprises au ministère
de l’Économie et des Finances,
DR - JULIEN ORDAN/CERN

technologies pour l’éducation partie du cabinet de Fleur Pascal Faure devient

et l’enseignement supérieur, Pellerin puis d’Axelle Lemaire, directeur général de l’Institut
sont recensées en France alors ministre et secrétaire national de la propriété
par l’Observatoire EdTech. Ursula Bassler d’État en charge du numérique. industrielle.

34 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 Stratégie Lauréat(e)s
LA FORMATION DES ENSEIGNANTS ÉVOLUE
Une réforme est en vue dans les Écoles supérieures du professorat Jacques Lévy,
professeur à l’université
Les Écoles supérieures du des Espé aux universités : le de Reims Champagne-
professorat, les « Espé », ont contenu a été revu, le profl Ardennes, s’est vu
remplacé les IUFM en 2013 avec des intervenants aussi, avec attribuer le prix de
pour objectif la lutte contre un meilleur mélange des in- géographie Vautrin-Lud.
l’échec scolaire. Mais la Cour tervenants professionnels et Geneviève Zabré,
des comptes et le Sénat ont académiques, un double tuto- doctorante du Burkina
produit des rapports critiques rat des futurs enseignants a été Faso, a remporté le
cette année sur ces formations. instauré… Mais la structuration premier prix de la 5e finale
Et le ministre de l’Éducation, du cursus fait apparaître ses li- internationale du
Jean-Michel Blanquer, a fait mites, avec une première année d’une enquête menée auprès concours de vulgarisation
de leur réforme une priorité, de master consacrée au bacho- des étudiants. Le ministère de scientifique « Ma thèse en
qui doit se traduire par des tage en vue du concours et un l’Éducation nationale entend 180 secondes », avec sa
mesures législatives en 2019. master 2 trop dense pour les aussi réafrmer ses exigences présentation sur
La formation des enseignants lauréats, entre stages pratiques d’employeur des futurs profs l’utilisation des plantes
du primaire et du secondaire et apprentissages théoriques : en formation, jugeant les Espé médicinales pour lutter
avait évolué avec l’intégration voici les principales conclusions trop universitaires. contre les émissions de
méthane des ovins.
Philosophe, philologue
et membre de l’Académie
Initiatives française, Barbara
Cassin a reçu la médaille
UN « FANTÔME » POUR tologie strasbourgeoise. L’innovation a d’or 2018 du CNRS pour
LES FUTURS DENTISTES nécessité 286 000 euros d’investissement. ses recherches sur la
La première unité de simulation en chirur- LES CHERCHEURS D’AIR LIQUIDE philosophie du langage.
gie dentaire a vu le jour en France, à l’uni- S’INSTALLENT À SACLAY C’est la cinquième femme
versité de Strasbourg, à la rentrée. La pièce Air Liquide irrigue le plateau de Saclay en y lauréate depuis 1954.
maîtresse : un « fantôme haute perfor- implantant son nouveau Campus Innova- Thomas Ebbesen,
mance » muni de toutes les fonctions phy- tion Paris. Ce centre de R & D, inauguré fin professeur à l’université de
siologiques d’un être humain. « Il permet septembre, est le plus grand du groupe avec Strasbourg, reçoit le Grand
de reproduire des situations de consulta- 48 laboratoires et des plateformes pilotes Prix de la Fondation de la
tion préclinique sur un “patient” qui réagit. sur 15 000 m². Près de 500 collaborateurs Maison de la chimie pour
Nous donnons ainsi aux étudiants la possi- vont y travailler, dont 350 chercheurs. Sa ses travaux ayant eu un
bilité d’effectuer des actes pendant les deux création a demandé un investissement de impact majeur en sciences
années précliniques, durant lesquelles ils ne 50 M€ à l’entreprise. Thématiques priori- des matériaux. Il avait déjà
touchent pas aux patients », décrit Corinne taires : transition énergétique et environne- reçu le prix Kavli en
Taddei-Gross, doyenne de la faculté d’odon- ment, santé et transformation numérique. nanosciences en 2014.
MATTHIAS TUNGER PHOTODESIGN/GETTY IMAGES

Il faut trouver un moyen de protéger la vie avec

privée […] et permettre le développement de
ces recherches où il faut croiser les données ”
Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, à propos de la révision de education.newstank.fr
la loi de bioéthique, en faveur d’une discussion sur le meilleur mode de consentement « Le média des acteurs de
l’enseignement supérieur
et de la recherche »

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 35

 LA CHRONIQUE Transition
de Marie Dégremont
Les transports, encore bien
trop dépendants du pétrole
a hausse – relative – des prix du
L pétrole depuis quelques mois
fait régulièrement l’ouverture
des journaux télévisés, que ce soit pour
déplorer son impact sur le pouvoir d’achat
des Français, sur la croissance ou sur le
désendettement du pays. Elle rappelle
notre dépendance à cette énergie impor-
tée, dont l’exploitation contribue forte-
ment à la déstabilisation du climat. Le sec-
teur des transports est particulièrement
concerné : en France, le pétrole représente
92 % de l’énergie consommée.
Il convient de s’interroger sur les efforts
collectifs et individuels entrepris dans ce
domaine, alors que la prise de conscience
des Français – et de leurs dirigeants – est
croissante. Ils sont de plus en plus nom-
breux à être convaincus de l’origine
humaine du réchauffement climatique
(72 % en 2016, 76 % en 2017), et 91 %
d’entre eux considèrent que les trans-
ports contribuent fortement au phéno-
mène (1) , qui est en tête de leurs préoc-
cupations environnementales.
IL Y A DONC MATIÈRE à espérer.
D’ailleurs, signe des temps, n’a-t-on pas
assisté, le mois dernier, lors du Mon-
dial de l’automobile, à l’exposition
d’innovations séduisantes en matière
de déplacement « bas carbone » ? L’ac-
cent mis sur les enjeux de la mobilité,
au-delà de la voiture, peut donner à
penser que les industriels ont pris un
nouveau virage. Est-ce une graine de
changement ? Ou bien un arbre pour
cacher la forêt des sport utility vehicles
(SUV) et autres grosses cylindrées ? Ces
36 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
énergétique
tendances se traduisent-elles dans les
pratiques de consommation des Fran-
çais ? La période récente a, d’ailleurs,
été favorable aux évolutions. En effet, la
modération des prix du pétrole, obser-
vée entre la fin de 2014 et début 2018, a
réduit le coût immédiat des transports
routiers traditionnels. Cela a pu libérer
du pouvoir d’achat, dès lors disponible
pour des investissements plus coûteux
à court terme (véhicules électriques ou
Les émissions
de gaz à effet de
serre du secteur
excèdent
le plafond fixé ”
hybrides, par exemple), mais de nature
à amortir les hausses à venir du prix
des combustibles fossiles et à limiter
les émissions de gaz à effet de serre. De
surcroît, les rentrées fiscales associées au
regain de croissance favorisé par cette
baisse des prix des combustibles fossiles
constituent également des ressources à
même de préparer la société française à
un monde sans pétrole.
Y a-t-il là matière à se réjouir ? Pas vrai-
ment. En 2016, le nombre de kilomètres
parcourus en véhicule individuel en
France était en hausse de 2,7 % par rapport
à 2015, après deux autres années d’aug-
mentation. Les achats de voitures ont pro-
gressé sur la même période. Comme les
trois années précédentes, 2017 et 2018 se
présentent comme exceptionnelles pour
le marché de l’automobile (2) . Les ventes
de voitures neuves ont augmenté de 4,7 %
en 2017 et de 8,9 % sur les huit premiers
mois de 2018. Le marché de l’occasion est
également très dynamique.
PLUS CIGALES QUE FOURMIS à titre
individuel, nous n’avons pas su, collec-
tivement, mettre en place les incitations
économiques suffisantes pour engager la
transformation nécessaire de nos trans-
ports. Malgré quelques mesures, comme
la hausse de la taxe carbone française,
les émissions de gaz à effet de serre du
secteur dépassent largement le plafond
fixé par la Stratégie nationale bas car-
bone, qui établit la contribution de la
France aux objectifs définis dans l’Ac-
cord de Paris sur le climat. En 2016, elles
l’excédaient de 6 %. Ainsi, sur le sujet, le
compte n’y est pas, et le point de non-re-
tour climatique approche. Winter is
coming… et nous ne sommes pas prêts
à y faire face.
Des solutions existent pourtant, de l’évo-
lution forte de la fiscalité au changement
des comportements, en passant par l’in-
vestissement dans les infrastructures et
une transformation profonde de notre
manière d’aménager le territoire. Tout
un programme ! Q
(1) tinyurl.com/ademe-effet-serre2017
(2) tinyurl.com/ccfa-2018-pdf
Marie Dégremont est chercheuse associée au Centre
de sociologie des organisations à l’Institut d’études
politiques de Paris.
DR
 dossier
Entretien Cinq pistes Traquer La fragilité Grande Guerre :
1 avec 2 pour la 3 les failles 4 inattendue 5 la victoire
Anne Canteaut, cryptographie du des algorithmes du chiffrement des casseurs
informaticienne futur symétrique de codes français
P. 40 P. 44 P. 50 P. 54 P. 57

La nouvelle
SCIENCE
DU SECRET
À l’heure du bouleversement promis par l’ordinateur quan-
tique, les cryptographes, dans l’industrie et les institutions,
s’interrogent. Comment conserver la confidentialité des don-
nées numériques si cette machine rend caduc le chiffrement
de tous les systèmes utilisés jusqu’ici ? En lançant une com-
pétition mondiale où s’affrontent les meilleurs algorithmes
classiques imaginés pour résister à leurs homologues quan-
tiques. Cette cryptographie post-quantique n’en est qu’à ses
débuts. Mais il s’agit de s’y prendre dès maintenant, car il fau- Utilisés pour les
transactions partout sur
dra éprouver ces nouveaux systèmes durant de nombreuses la planète, les systèmes
JORG GREUEL/GETTY IMAGES

de chiffrement fondés sur

années pour que la confiance s’établisse. Une confiance qui ne l’échange de clé publique
pourront probablement,
sera jamais absolue : ce qui sera sûr demain ne le sera peut-être dans les années à venir,
être cassés à l’aide
plus après-demain. Tout ce qui est secret serait-il vulnérable ? d’un ordinateur quantique.

38 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret

« La meilleure garantie
de sécurité est
l’épreuve du temps »
Anne Canteaut, Inria Paris

L’arrivée programmée de l’ordinateur quantique menace la sécurité

des données et des échanges numériques. Pour établir un nouveau standard
de la cryptographie, une grande compétition internationale vient d’être lancée.
Informaticienne spécialiste du domaine, Anne Canteaut estime qu’il faudra
des années d’efforts de toute la communauté pour y parvenir.

La Recherche Le National de chance qu’un des systèmes Et la seconde raison ?

Institute of Standards and
Technology (NIST), institut
américain des standards et de
la technologie, a lancé en 2017
un processus de normalisation
de la cryptographie censée
résister à l’ordinateur
quantique (1) , alors qu’il
n’existe pas encore. N’est-ce
pas prématuré ?
Anne Canteaut Le sujet pouvait
paraître prématuré il y a quelques
années, au milieu des années 1990,
quand on a commencé à évoquer
l’ordinateur quantique, mais ce
n’est plus le cas aujourd’hui. Il est
devenu brûlant pour au moins
deux raisons. La première est que
les physiciens et les ingénieurs
pensent que l’on s’approche de
la réalisation pratique d’un ordi-
nateur quantique efficace. Expert
du domaine, Michele Mosca, qui
enseigne l’informatique quan-
tique à l’université de Waterloo,
au Canada, estime qu’il existe 50 %
de cryptographie fondés sur
l’échange de clé publique, utilisés
partout aujourd’hui dans les tran- 15
sactions à travers le monde, soit
cassé dans les quinze ans à venir à ANS
l’aide d’un ordinateur quantique.
C’est inquiétant, car il existe des
données dont on doit protéger la C’EST LA DURÉE
confidentialité sur un terme supé- minimale pendant
rieur à quinze ans, comme cer- laquelle on souhaite
taines applications gouvernemen- conserver la
tales ou le stockage de données de confidentialité de
santé. Pour les applications où ce certaines données
terme est nécessaire, il faudrait critiques.
vite basculer vers un système de
cryptographie qui résisterait aux
attaques de ces ordinateurs : des
systèmes « post-quantiques ».
Contexte Grâce aux propriétés du monde
quantique, telle la superposition des états, un ordi-
nateur quantique serait capable d’efectuer certains
calculs très rapidement. Un danger potentiel pour la
cryptographie que les experts prennent au sérieux.
La seconde raison est que, pour
avoir confiance dans la sécurité
d’un système, il y a besoin de beau-
coup d’études, de cryptanalyses
– des attaques contre les systèmes –,
et donc de nombreux chercheurs
qui évaluent leur sécurité. Avant
d’avoir confiance dans la solidité
de ces systèmes post-quantiques
assez nouveaux, il faut des dizaines
d’années d’efforts de toute la com-
munauté. Si on veut être prêts dans
quinze ans, il est nécessaire de s’y
mettre dès maintenant.
Pourquoi est-ce le NIST, un
organisme américain, qui
pilote ce processus ?
Historiquement, tous les standards
de cryptographie ont d’abord été
spécifiés par le NIST, qui a la capa-
cité de mobiliser la communauté.
L’un des plus connus est l’algo-
rithme AES (Advanced Encryption
Standard), un procédé de crypto-
graphie spécifié en 2002 au terme
d’un concours lancé par le NIST en

40 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541


1997. De la même façon, j’ai parti-
cipé au concours sur les fonctions
de hachage (*) , également organisé
par le NIST, qui a débuté en 2007. Il
a abouti à la définition en 2012 du
standard SHA-3, qui a été implé-
menté à partir de 2015. Ce proces-
sus prend du temps.
Y a-t-il un risque que le NIST
favorise tel ou tel groupe ?
Puisqu’il s’agit d’un organisme amé-
ricain, l’inquiétude est en effet fon-
dée. D’ailleurs, le NIST a par le passé
standardisé un générateur pseu-
do-aléatoire – un algorithme qui
génère des nombres avec de l’aléa –
qui n’était pas issu d’une compéti-
tion et qui comprenait une « trappe »
installée par l’Agence de sécurité
américaine, la NSA ; cette trappe
affaiblissait la sécurité pour ceux
qui en avaient connaissance (2) . On
ignore quelle est la pression subie
par les employés du NIST. Mais le
MICHEL LABELLE
fait qu’il s’agisse d’une compétition
ouverte permet justement d’éviter
ce genre d’écueil, car tout est public.
ANNE CANTEAUT
INFORMATICIENNE, directrice de recherche à l’Institut
national de recherche en informatique et en automatique
(Inria), elle est spécialiste de cryptographie à clé secrète.
Sur la procédure en cours,
quels étaient les prérequis ?
La compétition concerne deux types
de protocoles cryptographiques : la
signature numérique et l’échange
des clés. La signature numérique
est utilisée pour protéger l’inté-
grité des documents numériques
et pour les authentifier. En effet, il
existe énormément d’applications
où l’on n’a pas besoin de proté-
ger la confidentialité des données,
mais où il est nécessaire de s’assu-
rer de leur provenance, de ce qui a
été modifié en cours de route… Le
cas typique est le vote électronique.
Ou encore la signature numérique
de documents officiels (banque,
administration…). L’échange de
clé consiste à s’échanger un secret
entre deux parties – une clé – qui
va servir ensuite à paramétrer un
système de chiffrement symétrique
pour s’échanger des documents
confidentiels. C’est la partie la plus
habituelle et la plus saillante de
la cryptographie.
Vous mentionnez la
cryptographie symétrique.
Quelle est la différence avec
un système asymétrique ?
Définissons cela pour les algo-
rithmes de chiffrement qui visent
à protéger la confidentialité des
données. Avec un algorithme
(*) Une
fonction de symétrique, les deux protago-
hachage est une fonction nistes partagent un même secret,
qui, à partir d’une suite une même clé. C’est ce que l’on
de bits de longueur utilise usuellement depuis l’Anti-
quelconque, renvoie une quité. On recourt à ce secret à la
suite de bits de longueur
donnée, plus courte, sorte fois pour chiffrer – transformer le
d’empreinte qui permet message en un message inintelli-
d’identifier rapidement gible – et pour déchiffrer – opérer
la suite d’entrée. la transformation inverse. Dans
un système asymétrique, dont le
principe date des années 1970, les
clés utilisées par les deux protago-
nistes sont différentes. La clé de
chiffrement est publique et celle de
déchiffrement privée, propre
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 41
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret
à la personne qui va l’utiliser
pour récupérer l’information.
Qu’est-ce qui est utilisé
aujourd’hui en pratique ?
La cryptographie asymétrique – à
clé publique – résout de manière
élégante le problème de l’échange
de clé : comment se mettre d’ac-
cord sur un secret. Chaque uti-
lisateur possède deux clés, l’une
privée, l’autre publique. Le grand
avantage est que la clé publique
peut être connue de tous et transi-
ter sur le réseau en clair. À partir de
ces deux clés, les deux parties par-
viennent à fabriquer un secret com-
mun (une clé secrète) : ils se sont
donc échangé une clé connue d’eux
seuls. Et ils peuvent ensuite utiliser
un algorithme symétrique pour
communiquer de manière confi-
dentielle. En pratique, on utilise
donc un protocole à clé publique
pour fabriquer et s’échanger une
clé secrète, qui est ensuite utilisée
par un algorithme symétrique. Le
chiffrement symétrique AES recom-
mandé est a priori moins vulné-
rable à l’ordinateur quantique (lire
p. 54). Le problème principal est
que, pour l’utiliser, il faut au préa-
lable s’échanger des clés par un pro-
tocole asymétrique à clé publique.
C’est ce protocole à clé
publique qui serait compromis
par l’ordinateur quantique ?
Exactement. Sur le plan mathéma-
tique, la sécurité de la cryptogra-
phie à clé publique repose sur la
difficulté à inverser une fonction.
Dans le protocole utilisé dans plus
de la moitié des systèmes dans le
monde, baptisé RSA – des noms
des trois inventeurs Ronald Rivest,
Adi Shamir et Leonard Adleman –, il
s’agit de la difficulté à retrouver les
facteurs d’un produit de très grands
nombres premiers. Dit simplement,
multiplier est une opération facile
– rapide pour l’ordinateur –, tan-
dis que retrouver les facteurs d’un
produit est difficile – lent pour
42 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
l’ordinateur. Par exemple, avec les
systèmes RSA utilisés aujourd’hui,
la clé publique, accessible à tout le
monde donc, est un nombre qui
comprend 617 chiffres décimaux
(2 048 bits). L’ordinateur le plus
puissant connu aujourd’hui met-
trait un temps supérieur à l’âge de
l’Univers pour retrouver les deux
nombres premiers qui le com-
posent (qui constituent la partie
secrète de la clé). Donc les secrets
paraissent bien protégés. Toute-
fois, dès lors qu’on dispose d’un
ordinateur quantique de taille rai-
sonnable (par exemple de 2 048 bits
quantiques), cette sécurité volerait
en éclat, car il existe un algorithme
efficace, l’algorithme de Shor, pour
retrouver très rapidement les fac-
teurs premiers. Et augmenter la
taille de la clé ne sert à rien parce
que, avec quelques bits quantiques
en plus dans l’ordinateur, on pour-
rait casser la clé rapidement. Les
autres protocoles à clés publiques
fondés sur la théorie des nombres,
comme les courbes elliptiques, ne
sont pas mieux lotis.
« Il faut se tourner vers
des outils mathématiques
complètement nouveaux »
Vers quels outils
mathématiques se tourner ?
Il faut des outils complète-
ment nouveaux, et c’est là que la
recherche de pointe en cryptogra-
phie s’exprime. Pour la compéti-
tion de standard post-quantique,
où les propositions devaient être
envoyées avant décembre 2017,
il y a eu en tout 82 soumissions
provenant de 26 pays. Sur les
82 soumissions, 59 concernaient
l’échange de clé et 23 la signa-
ture. Si on examine les problèmes
mathématiques sous-jacents, ils
peuvent être classés en trois caté-
gories principales, plus des choses
plus exotiques.
y Quelles sont ces catégories ?
La première comprend des sys-
tèmes fondés sur les réseaux eucli-
diens, et cela correspond à 40 % des
x
soumissions. Ensuite, 30 % des sys-
tèmes utilisent ce qu’on nomme
des codes correcteurs. C’est un
domaine de recherche actif de mon
y2 = x3 - x + 1 équipe. Les réseaux ou les codes
Une courbe correcteurs sont des techniques
elliptique est une éprouvées, sur lesquelles on tra-
fonction algébrique vaille depuis longtemps – la cryp-
sur laquelle on peut
définir des calculs tographie fondée sur les codes cor-
rapides à faire dans recteurs a été introduite à la fin des
un sens et lents dans années 1970 et celle fondée sur les
l’autre, notamment réseaux dans les années 1990 –, de
des calculs de sorte que la confiance que l’on peut
logarithme discret.
avoir dans leur sécurité est bonne.
Souvent, comme on ne dispose
pas de preuve absolue de sécurité,
si une technique ancienne résiste
depuis son introduction, c’est un
bon indicateur de confiance. La
troisième catégorie utilise ce qu’on
appelle des systèmes d’équations
multivariables, qui représentent
14 % des soumissions. Il reste 16 %
de choses diverses, tels des sys-
tèmes fondés sur les isogénies, une
variante des courbes elliptiques qui
n’est pas vulnérable à l’algorithme
de Shor ; ou encore des systèmes à
base de hachage, de vieux systèmes
qui permettent de faire de la signa-
ture. Je les qualifie de plus exotiques
surtout parce que cela fait moins
longtemps qu’ils sont évalués dans
le cadre post-quantique et qu’il est
donc difficile de savoir a priori quel
est leur niveau de sécurité.
Quelle sera la chronologie du
processus de standardisation ?
L’évaluation des candidatures se
déroule actuellement. Début 2019,
le NIST annoncera les candidatures
retenues pour le deuxième tour, qui
se clôturera par une conférence,
en août 2019. D’autres évalua-
tions se dérouleront pour aboutir,
 contact sont les premières applica-
CODER UN MESSAGE DE MANIÈRE QUANTIQUE tions pour lesquelles on s’est rendu
compte qu’implémenter l’AES ne
La cryptographie post-quantique étudie les serait pas viable. Le processus de
systèmes permettant de chifrer des messages chiffrement est trop lent et nécessi-
sur des canaux classiques, et dont l’interception terait trop de mémoire. Il y a là toute
et l’analyse grâce aux ordinateurs quantiques une voie de recherche qui consiste
ne mettraient pas en cause la sécurité. Il s’agit à définir des systèmes cryptogra-
de rechercher des méthodes mathématiques phiques mieux adaptés aux appli-
qui ne sont pas sensibles aux attaques menées cations qui ont peu de ressources.
à l’aide d’algorithmes quantiques. Avez-vous un pronostic sur
À l’inverse, la cryptographie quantique vise à le système qui sera retenu lors
utiliser les propriétés physiques des particules La Chine a engagé un vaste programme de cette compétition ?
– souvent des photons – pour coder un mes- d’investissement pour la cryptographie quantique. À mon avis, la cryptographie mul-
sage de manière quantique. Cette technique tivariable est un domaine un peu
a l’avantage d’être sûre, car elle est fondée notamment, investit dans ces techniques dans moins abouti. Entre les réseaux
sur des propriétés de la physique quantique des infrastructures au sol (fbre optique) et euclidiens et les codes, il s’agit de
(la superposition, par exemple). Toutefois, dans l’espace (transmission par satellite) (1) . deux approches qui, pour des rai-
elle nécessite des canaux particuliers pour (1) D. Delbecq, entretien avec Jian-Wei Pan : « L’Internet sons historiques, sont assez dif-
fonctionner et donc une infrastructure com- quantique chinois combinera fibre optique et satellite », férentes. L’approche initiale des
plètement nouvelle et coûteuse. La Chine, La Recherche n° 531, janvier 2018, p. 44. systèmes à base de codes est très
algorithmique. De leur côté, les
réseaux ont été utilisés parce que
en 2022 ou 2023, aux recomman- moyens de calculs progressent, l’on disposait de résultats forts
dations pour les standards qui mais les algorithmes changent de la théorie de la complexité.
seront ensuite vraisemblable- aussi. Les tailles des clés qu’il faut Mais ce n’est que récemment que
ment également recommandés utiliser ne sont déterminées que s’est posée la question de savoir
par l’International Organization par nos travaux de cryptanalyse jusqu’où il était impossible de
for Standardization et, en France, (lire p. 50). La sécurité doit être éva- résoudre ces problèmes en pra-
par l’Agence nationale de la sécu- luée en permanence. À cette pre- tique. Autrement dit, les spécia-
rité des systèmes d’information. À mière raison se greffe le fait qu’il listes des réseaux euclidiens ont
cette période, les cryptographes du peut y avoir des ruptures technolo- des arguments forts de sécurité
monde entier devraient disposer de giques – comme l’ordinateur quan- sur la difficulté du problème, mais
protocoles cryptographiques qu’ils tique qui va casser immédiatement je ne suis pas certaine que ces argu-
pourront mettre en œuvre, capables les systèmes fondés sur la théorie ments-là soient vraiment impor-
de résister aux attaques des ordina- des nombres, tel le RSA. tants quand on fait un système en
teurs quantiques. La recherche en cryptographie Le protocole pratique. Je pense que l’objectif du
Quelle garantie aura-t-on que se soucie-t-elle également de cryptographie NIST n’est pas de sélectionner un
ces systèmes seront bien sûrs ? d’implémentation pratique ? symétrique AES candidat unique. Ce qui est admis-
ne convient pas
La meilleure garantie de sécurité, Bien sûr. Et si on n’y prend pas pour les cartes sans sible en termes de performance
c’est l’épreuve du temps. On ne garde, cela pose des problèmes. contact, utilisées dans est beaucoup moins clair que ce
dispose jamais de garantie abso- Par exemple, le protocole stan- les transports par qu’on avait pour les compétitions
lue. C’est toujours selon l’état de dard de cryptographie symétrique, exemple. Le processus précédentes. Il est probable que
de chiffrement
XINHUA NEWS AGENCY/CAI YANG/AFP - DR

nos connaissances à un moment
donné. Et c’est bien pour cela que
la recherche en cryptographie est
fondamentale. Dans l’exemple
du protocole RSA, savoir quelle
est la taille des nombres que l’on
est capable de factoriser avec les
moyens actuels est quelque chose
qui évolue dans le temps : les
l’AES, a été spécifié en 2002. C’est
un système dont on ne remet pas
du tout en cause la sécurité. Tou-
tefois, il est apparu, avec tous les
objets connectés et les applica-
tions qui disposent de très peu de
ressources, tels les systèmes embar-
qués, que l’AES était parfois trop
« gros ». Par exemple, les cartes sans
plusieurs systèmes soient recom-
nécessiterait trop
de mémoire. mandés. On peut décemment ima-
giner que l’on aboutisse à un cer-
tain nombre de standards pour
couvrir chaque catégorie. Q
Propos recueillis
par Philippe Pajot
(1) tinyurl.com/nist-post-quantum
(2) tinyurl.com/NSA-maths

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 43

dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret
Cinq pistes pour
la cryptographie du futur
Réseaux euclidiens, codes correcteurs d’erreurs ou systèmes multivariables
se disputent le privilège de devenir le standard cryptographique
qui équipera nos ordinateurs, cartes à puces et téléphones portables.
D’autres pistes, comme les graphes d’isogénies ou la signature par hachage,
sont également explorées. La compétition est ouverte.
À
la fin du et valides ». Cinq candidats se sont
XIX e siècle, le retirés et il reste donc 64 soumis-
cryptographe sions, qui concernent soit la signa-
néerlan- ture de documents numériques soit
dais Auguste des algorithmes de chiffrement.
Kerckhoffs Chacune émane d’un groupe de
estime que, dans un système cryp- chercheurs, et inclut souvent des
tographique, tout doit être public, cryptographes travaillant dans de
excepté une petite information – grosses sociétés privées (Microsoft,
la clé – qui doit avoir assez « d’en- Amazon, Texas Instruments…) ou de
tropie » (*) pour que l’on ne puisse petites entreprises de sécurité.
pas la retrouver facilement. Ce Parmi les 13 soumissions fran-
principe qui porte son nom per- çaises, 9 sont réunies sous l’égide du
met un audit public des systèmes, Regroupement de l’industrie fran-
condition d’une réelle confiance. çaise pour la sécurité post-quan-
Cet audit a commencé pour les tique. Dans le cadre du programme
protocoles cryptographiques qui d’investissements d’avenir, ce pro-
devront résister à l’ordinateur quan- jet encourage le travail en com-
tique que l’on nous promet pour la mun d’entreprises (Airbus, CS,
prochaine décennie. La compéti- CryptoExperts, Orange, Secure-IC
tion lancée par le National Insti- ou Thales), de partenaires acadé-
tute of Standards and Technology miques (CNRS, CEA, ENS, Inria, Sor-
(NIST) vise à établir de nouveaux bonne Université, universités deVer-
standards. Sur les 82 soumissions, sailles Saint-Quentin et de Rennes)
provenant de 26 pays, 69 ont été et de l’Agence nationale de la sécu-
considérées comme « complètes rité des systèmes d’information.
Contexte Le NIST, Institut des normes et de la technologie
américain, a lancé une procédure de standardisation de la crypto-
graphie post-quantique, sous la forme d’un concours à l’échelon
mondial. Une norme devrait voir le jour au début des années 2020.
44 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
(*) L’entropie d’une
clé correspond au nombre
moyen optimal de questions
binaires qu’il faut poser pour
la déterminer. C’est une
mesure de la difficulté à
retrouver cette clé.
Son objectif est aussi de prépa-
rer le déploiement du post-quan-
tique dans les industries françaises,
en identifiant les schémas les plus
appropriés, en testant leur sécurité
et en travaillant sur des implémen-
tations logicielles et matérielles effi-
caces et sûres.
Quels bons problèmes ?
La sécurité d’un système cryptogra-
phique repose le plus souvent sur
ce que les mathématiciens nom-
ment des fonctions à sens unique :
une opération aisée à effectuer dans
un sens, et difficile dans l’autre.
L’exemple typique étant la multi-
plication de deux nombres, qui est
facile, alors que retrouver les facteurs
premiers d’un très grand nombre
nécessite beaucoup trop de temps
pour un ordinateur classique. D’où
la confiance que l’on pouvait avoir
dans le protocole RSA, fondé sur
cette difficulté à factoriser. Comme
l’ordinateur quantique factorise très
rapidement (lire p. 51), il faut donc
trouver de nouveaux problèmes
mathématiques pour sécuriser les
systèmes (lire pages suivantes). Le
(ou les) vainqueur de la compéti-
tion du NIST sera connu autour de
2022-2023. n Philippe Pajot

LES CODES CORRECTEURS d’erreurs
Invention : 1946 (pour corriger les erreurs de transmission) et 1978 (pour la cryptographie).
Avantage : problème très étudié depuis 60 ans.
Inconvénient : difculté de produire un algorithme de signature sûr et efcace.
Nombre de soumissions : 17 pour le chifrement et 2 pour la signature.
a cryptographie fondée sur
L les codes correcteurs d’er-
reurs consiste à tirer parti
d’une technique très utilisée pour
protéger les données numériques
contre les erreurs qui se produisent
lors de leur transmission ou de leur
stockage. Le téléphone portable, les
transmissions par Wifi ou le stoc-
kage des données sur un disque
dur utilisent tous ce procédé. Son
principe ? Ajouter à une suite de
bits (autrement dit des 0 ou des 1)
que l’on veut protéger contre des
erreurs, une suite supplémentaire
de bits calculée à partir de la suite
à protéger. Ce calcul s’effectue en
additionnant des bits entre eux.
Pour que l’addition de deux bits
soit encore un bit, on définit cette
opération de la manière suivante :
l’addition de deux bits égaux vaut
toujours 0 alors que l’addition de
deux bits différents vaut toujours 1.
Considérons un exemple à l’aide
d’un des premiers codes correcteurs.
Inventé en 1946 par le mathémati-
cien américain Richard Hamming,
il permet de se prémunir contre une
erreur dans un des bits envoyés dans
un canal bruité.
Imaginons par exemple que nous
ayons à protéger 4 bits a, b, c et d
contre une erreur de transmission.
Sans ajout de bits supplémentaires,
c’est impossible. En revanche, si,
au lieu de transmettre simplement
abcd, on transmet les bits abcdefg
où e  a  b  c, f  a  b  d et
g a  c  d, cela devient possible. La
concaténation abcdefg des bits d’ori-
gine avec les bits supplémentaires
DR
est la suite codée. Ainsi, au lieu de
transmettre 0110 par exemple,
nous transmettons 7 bits, les 4 bits
d’origine et 3 bits supplémentaires
calculés en fonction des premiers :
0110011. Ici le 5e bit, que l’on a
appelé e, est la somme des 1er, 2e et
3e bits, soit e  0  1  1 1  1 0.
Lorsqu’on reçoit une suite de
bits abcdefg, on vérifie si l’on
a e  a  b  c, f  a  b  d et
g  a  c  d. Ce sont les tests de véri-
fication de la suite codée. S’ils sont
bons, on est assuré qu’il n’y a pas
eu d’erreur de transmission. À l’in-
verse, si l’on reçoit 0100011, il y a
eu une erreur. Mais la puissance du
procédé tient au fait que l’on peut
retrouver l’erreur et la corriger.
Dans notre exemple, le bit e, qui
vaut 0 et devrait être la somme de
a, b et c, ne vérifie pas cette condi-
tion, puisque cette somme est égale
à 0  1  0  1. Nous avons un pro-
blème similaire pour le dernier bit
qui vaut 1, alors qu’il devrait être égal
à la somme 0  0  0  0 de a, c et d.
L’erreur ne peut pas se trouver sur
ces deux bits supplémentaires : en
effet changer l’un de ces bits n’expli-
querait pas pourquoi l’autre est tou-
jours faux. En revanche, un même
bit d’origine, c, intervient dans le
calcul de ces deux bits supplémen-
taires. Il suffit donc de le changer
pour que tout revienne en ordre, de
sorte que l’on retrouve la série d’ori-
gine 0110011.
La procédure se complique lors-
qu’on cherche à corriger plus d’er-
reurs de transmission. Par exemple,
sur un canal bruité, on peut être
amené à protéger 1 000 bits contre
une trentaine d’erreurs de transmis-
sion. Dans le principe, on procède
en transmettant 1 000 bits supplé-
mentaires calculés en fonction des
premiers. En revanche, contraire-
ment à l’exemple précédent où l’on
n’avait à se prémunir que contre une
erreur, les 30 erreurs de transmission
ont pu se produire n’importe où sur
les 1 000  1 000  2 000 bits trans-
mis. Il est impossible de tester tous
les motifs d’erreurs jusqu’à en trou-
ver un qui convienne. En effet, il y
en a N  2 000  1 999  …  1 972 
1 971)  (30  29  …  2  1), ce qui
représente le nombre astronomique
N  32532157542999558845345005
80299601673059442134171635682
543627213600.
Le principe a été développé
pour protéger les données
numériques contre les
erreurs de transmission
Heureusement, la théorie des codes
correcteurs propose des techniques
efficaces afin de résoudre ce pro-
blème combinatoire. L’une des
plus populaires, à la fois simple et
efficace, consiste à ajouter les bits
supplémentaires de manière à ce
que les tests de vérification ne com-
portent chacun qu’un petit nombre
de bits. Dans l’exemple examiné,
on a trois tests de vérification qui
impliquent 4 bits à chaque fois.
On peut s’arranger pour que l’on
ait 1 000 tests de vérification, où
Le mathématicien chaque test implique 8 bits et où
américain Richard chaque bit est impliqué dans 4 tests.
Hamming (1915- Quand un test est faux, cela signifie
1998) a inventé l’un
des premiers codes que l’un des 8 bits impliqués dans le
correcteurs en 1946. test est faux lui aussi. Le problème
est de déterminer lequel. Si, pour
un bit donné, une majorité abso-
lue de tests (c’est-à-dire 3 ou 4) dans
lequel il est impliqué sont faux, on
s’attend à ce que le bit soit faux.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 45
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret
En changeant la valeur de tels
bits et en recommençant ce procédé
avec d’autres bits qui seraient dans
ce cas, jusqu’à ce que l’on n’ait plus à
changer la valeur d’un bit, on corrige
presque tout le motif de 30 erreurs.
Comment spécifier une technique
de codage de cette manière ? L’al-
gèbre linéaire nous enseigne que
si on a r tests de vérification indé-
pendants portant sur une suite de
taille n (aucune addition de cer-
tains de ces tests ne se réduit au test
trivial 0  0), alors il y a un ensemble
de r bits de cette suite codée qui
s’écrivent comme des additions
des n  r autres. On peut calculer
explicitement cet ensemble par des
techniques standards de résolution
de système linéaire. Cela définit une
suite codée comme nous l’avons vu
plus haut : les bits d’origine sont don-
nés par ce deuxième ensemble de
n  r bits et les bits supplémentaires
sont le premier ensemble de r bits.
Le mathématicien américain Robert
J. McEliece a montré en 1978,
quelques mois seulement après l’in-
vention du premier cryptosystème à
clé publique (RSA), comment utiliser
ces techniques de correction d’er-
reur pour réaliser cette tâche.
Imaginons que nous cherchions
à chiffrer une suite de bits pour
laquelle nous connaissons une
technique qui permet de corriger
un certain nombre d’erreurs. Pre-
nons un exemple concret d’un sys-
tème de ce type qui est actuellement
LA SIGNATURE par hachage
Invention : 1979.
Avantage : simple à analyser.
Inconvénients : lenteur et
longueur des signatures.
Nombre de soumissions : 2.
46 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
proposé à la compétition du NIST :
on sait que l’on est en mesure de cor-
riger 134 erreurs dans une suite de
20 000 bits que l’on transmet si l’on
dispose de 10 000 tests de vérifica-
tion qui impliquent chacun 134 bits,
en utilisant la procédure de vote
majoritaire sur les tests, mention-
née plus haut. Dans le cryptosys-
tème, on choisit ces 10 000 tests au
hasard. Ces tests constituent la clé
secrète d’Alice, avec laquelle Bob
cherche à communiquer, et vont lui
permettre de procéder au déchif-
frement des messages par
la suite. La clé publique
qui permettra à Bob
de chiffrer ses
messages repose
sur la technique
de codage asso-
ciée, c’est-à-dire
la manière dont on
calcule les bits sup-
plémentaires à partir
des bits d’origine. Comme
on l’a vu, on peut donner expli-
citement, à partir de ces 10 000 tests
de vérification, une procédure de
codage qui exprime 10 000 bits sup-
plémentaires de cette suite codée en
fonction des 20 000 - 10 000  10 000
autres bits (bits d’origine). On publie
alors la manière dont on calcule les
10 000 bits supplémentaires en fonc-
tion des bits d’origine. Ceci constitue
la clé publique du schéma. Quand
Bob veut communiquer 10 000 bits à
Alice, il prend la clé publique d’Alice
es fonctions de hachage sont
L des fonctions qui associent
à une entrée de taille arbi-
traire une image de taille fixe (le
« haché »). Plus précisément, pour
une fonction de hachage « hash »
donnée, un message m va produire
qui spécifie la procédure de codage
de celle-ci, il calcule les 10 000 bits
supplémentaires correspondant
aux 10 000 bits qu’il veut commu-
niquer à Alice, en considérant cette
suite de bits comme les bits d’origine
de la procédure de codage. Puis Bob
prend la suite de 20 000 bits consti-
tuée des bits d’origine et des bits
supplémentaires et change la valeur
de 134 de ces bits. Cela constitue la
suite chiffrée qu’il envoie à Alice. À
la réception de la suite chiffrée, Alice
utilise les 10 000 tests de vérification
secrets à sa disposition pour retrou-
ver les 134 positions en erreur. Cela
lui permet de récupérer exactement
le message d’origine envoyé par Bob.
La sécurité du schéma repose sur la
difficulté du problème de décodage
consistant à retrouver le motif d’er-
reur en connaissant à la fois la pro-
cédure de codage utilisée et la suite
erronée reçue. Ce problème a été
très étudié depuis plus de soixante
ans. Pour le cas spécifique qui a
été mentionné plus haut – trouver
Les CD et les DVD 134 erreurs dans une suite codée de
utilisent tous le taille 20 000 constituée de 10 000 bits
principe du code d’origine et de 10 000 bits supplé-
correcteur d’erreur. mentaires –, la complexité des
meilleurs algorithmes n’a que peu
évolué depuis le début des années
1960. Il reste de l’ordre de 2128 opéra-
tions sur un ordinateur classique, et
264 sur un ordinateur quantique, ce
qui est très largement hors de portée
des ordinateurs actuels. Q
Jean-Pierre Tillich, Inria Paris
une valeur hash(m) de taille fixe, par
exemple 256 bits, quelle que soit la
taille du message m. Cette valeur
hash(m) apparaît comme aléatoire
si l’on ne connaît pas le message, et
n’a aucune corrélation avec m si ce
CORBIS/VCG/GETTY IMAGE
n’est le fait que la fonction hash l’a
produite.
Il existait un schéma de signa-
ture complexe, baptisé Sphincs,
créé par une équipe académique

principalement basée à l’université
technique d’Eindhoven, aux Pays-
Bas (1) . L’avantage de ce schéma
est qu’il permet de signer un grand
nombre de messages, contrai-
rement aux constructions plus
simples, qui autorisent seulement
la signature d’un nombre très limité
de messages. En revanche, Sphincs
est relativement lent, ses signatures
sont longues, et son algorithme
est très complexe. La variante
Gravity-Sphincs, que nous avons
présentée à la compétition NIST,
tente d’améliorer ce schéma (2) .
LES RÉSEAUX euclidiens
es problèmes mathéma-
L tiques sur les réseaux eucli-
diens ont des applications
spectaculaires en cryptographie.
Ces systèmes sont nés en 1996
avec les travaux du mathématicien
hongrois Miklós Ajtai et ont connu
un essor rapide. Leur complexité
résulte du fait que, sur un réseau
euclidien en grande dimension, il
est en général difficile de trouver
des vecteurs courts non nuls.
Pour prouver qu’une construction
cryptographique est sûre, on modé-
lise les attaques possibles contre
elle par un problème à résoudre. Si
on parvient à prouver que ce pro-
blème est difficile, on montre que la
primitive cryptographique est sûre.
Les problèmes difficiles sur lesquels
reposent les soumissions NIST liées
aux réseaux euclidiens sont des
variantes de plusieurs problèmes,
dont le Learning With Errors (LWE)
introduit en 2005 par Oded Regev,
du Courant Institute à New York, et
INFOGRAPHIE F. LEHALLE
qui lui a valu le prix Gödel en 2018.
Ce problème LWE peut s’expri-
mer en termes d’algèbre linéaire. Il
s’agit de retrouver un secret s, vec-
teur de dimension n dans un réseau,
En principe, un ordinateur quan-
tique ne peut pas résoudre effica-
cement les problèmes liés aux fonc-
tions de hachage. En particulier, un
tel ordinateur n’est pas capable de
retrouver deux messages m1 et m2
tels hash(m 1)  hash(m 2) (pro-
blème de collision) ; il n’est pas
capable non plus étant donné une
valeur h de trouver un message m
tel que hash (m)  h (problème de
pré-image).
Si elles sont plus lentes et pro-
duisent des signatures plus lon-
gues, les méthodes de signature à
Invention : 1982 (principe), 1996 (cryptographie).
Avantages : simplicité de construction,
preuves de sécurité.
Inconvénients : compromis délicat entre efcacité
et sécurité.
Nombre de soumissions : 5 pour la signature,
21 pour le chifrement.
à partir de la donnée d’une série
d’équations linéaires d’inconnue
s, produites aléatoirement modulo
un petit entier. Par exemple, il faut
retrouver le vecteur s, dont les com-
posantes sont s1, s2, s3, s4 dans le sys-
tème d’équations suivant :
5s1  15s2  17s3  2s4 27 modulo 31
22s1  8s2  12s3  3s4 5 modulo 31
… …
4s1  6s2  29s3  3s4 5 modulo 31
Dans ce système, chaque équation
est correcte à une petite erreur près
(par exemple  1). Ici, la dimen-
sion est 4 et le modulo est 31. Si l’on
n’avait pas ajouté d’erreur, on aurait
un système d’équations linéaires à
plusieurs inconnues, qui se résout
en temps polynomial (il est de classe
de complexité P). L’introduction de
l’erreur rend le problème bien plus
m1
base de fonction de hachage sont
plus simples à comprendre et à
analyser, car elles reposent non
pas sur des techniques mathéma-
tiques complexes et subtiles, mais
sur une simple fonction de hachage
Hash
qui produit un pseudo-hasard (de
même que l’algorithme symétrique
de référence AES mélange les bits de
manière pseudo-aléatoire). Leur
garantie de sécurité est ainsi plus
solide. Q Jean-Philippe Aumasson,
cofondateur de Teserakt
(1) D. J. Bernstein et al., Eurocrypt 2015, 368, 2015.
Hash (m1) (2) ia.cr/2017/933
dur à résoudre. Les méthodes de
substitution habituellement uti-
lisées pour résoudre les systèmes
d’équations linéaires, amplifient
l’erreur, de sorte qu’on ne peut plus
retrouver s. Avec Damien Stehlé, de
l’École normale supérieure de Lyon,
et d’autres collègues – dont Oded
Regev –, nous avons démontré en
2013 que ce problème est calcula-
toirement difficile (1) .
Les systèmes de chiffrement sou-
mis au NIST sont en majorité des
variantes du chiffrement de Regev
fondé sur ce problème LWE, ou sur
ses variantes qu’on appelle structu-
rées. Ces systèmes présentent plu-
sieurs avantages : ils sont rapides, la
taille des clés n’est pas trop grande,
et ils ont été largement éprouvés
par la communauté. Ils peuvent
être utilisés pour construire diffé-
rents types de primitives cryptogra-
phiques avec de nombreuses appli-
cations. De plus, les mécanismes
utilisés pour faire du chiffrement
post-quantique à base de réseaux
(*) Le
chiffrement permettent aussi de construire
homomorphe des schémas dits complètement
permet en principe homomorphes (*) , un domaine de
d’effectuer des calculs et des
recherche très actif en cryptologie
manipulations sur les
données dont on ne connaît en vue de sécuriser le cloud. Q
pas les valeurs. Adeline Roux-Langlois,
CNRS, Irisa Rennes
(1) Z. Brakerski et al., Stoc, 2013.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 47
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret
LES GRAPHES d’isogénies
Invention : 1996.
Avantage : petites clés.
Inconvénient : lenteur
des calculs.
aisant figure d’extraterrestre
F dans la compétition NIST, la
soumission baptisée Super-
singular Isogeny Key Encapsulation
(SIKE) est la seule fondée sur le pro-
blème mathématique des isogé-
nies. Les briques élémentaires sont
des courbes elliptiques, comme en
cryptographie à clé publique clas-
sique, mais comme ce problème
ne résiste pas à l’ordinateur quan-
tique, il a fallu le rendre plus com-
plexe. Le principe est de se placer sur
un graphe abstrait régulier (chaque
LA CRYPTOGRAPHIE multivariable
Invention : 1988 (principe),
1996 (cryptosystèmes).
Avantages : taille de signature
très courte et vérifcation
de signature rapide.
Inconvénient : taille de la clé
publique.
Nombre de soumissions :
7 pour la signature, 2 pour
le chifrement.
es systèmes d’équations à
L plusieurs variables forment
des outils de choix pour la
cryptographie. En 1996, Jacques
Patarin, de l’université de Versailles
Saint-Quentin, a mis au point un
cryptosystème baptisé HFE, qui
est probablement le schéma le plus
étudié de cette catégorie. « C’est en
cherchant à attaquer ce système, en
analysant ses faiblesses, que nous
sommes parvenus à obtenir des
48 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
sommet possède le même nombre
de voisins) dont les sommets sont
des courbes elliptiques et les arêtes
des isogénies (voir ci-contre). « Une
isogénie est une sorte de générali-
sation de la multiplication sur
une courbe elliptique : alors
qu’une multiplication va
d’une courbe vers elle-
même, une isogénie est
une fonction algébrique
qui lie deux courbes dis-
tinctes », explique Luca
De Feo, de l’université
de Versailles Saint-Quen-
tin, coauteur de la soumis-
sion avec une dizaine d’autres
cryptographes, dont plusieurs
de Microsoft Research. En 1996, le
mathématicien bordelais Jean-Marc
propositions qui pourraient résister
à l’ordinateur quantique, explique
Jean-Charles Faugère, cryptographe
dans une équipe commune entre
Sorbonne Université et l’Inria de
Paris. Nous avons fait deux propo-
sitions au NIST avec Jacques Patarin,
des chercheurs d’Orange, de CS et des
doctorants de mon équipe. »
Le principe est d’utiliser un sys-
tème d’équations qui font interve-
nir le produit de plusieurs variables
(par exemple x1, x2, x3, x4). Dans le
cas quadratique, qui fait intervenir
des produits de deux fonctions, on
peut avoir un système du type :
y1  x1 x2  x1 x3  x1 x4  x2 x3  x2 x4
y2  x1 x3  x1 x5  x2 x4  x3 x4  x1 x4
y3  x1 x2  x1 x4  x2 x3
y4  x1 x3  x1 x4  x2 x3  x2 x4  x3 x4
Couveignes avait introduit l’idée
pour des raisons cryptographiques,
mais peu de chercheurs s’y sont
intéressés durant dix ans (1) . Dans
le protocole d’échange de clé pro-
posé, l’attaquant voit deux courbes
elliptiques (la clé publique), et, pour
casser le système, doit trouver sur
le graphe un chemin qui relie ces
courbes elliptiques. Or, comme
tous les sommets du graphe
se ressemblent, cela rend le
repérage difficile. « Depuis
la soumission, un papier
d’analyse ( 2 ) a montré
que nous avions été trop
précautionneux sur la
taille des clés : on pourrait
en prendre de plus petites.
C’est bon signe », conclut
Luca De Feo. Q Ph. P.
(1) J.-M. Couveignes, ANTS 1996 :
Algorithmic Number Theory, 59, 1996.
(2) eprint.iacr.org/2018/313.pdf
S’il est facile et rapide de retrouver
yi pour xi fixé, l’inverse n’est pas
vrai. C’est le problème « difficile »
sur lequel se fondent les systèmes
à plusieurs variables. « L’enjeu a été
de parvenir à renforcer la sécurité de
la proposition d’origine en choisis-
sant les paramètres de manière adé-
quate, de sorte que le problème soit
plus résistant, mais pas trop, pour
que cela reste implémentable », pré-
cise Jean-Charles Faugère.
Les premières applications
concrètes ont déjà vu le jour. « En
pratique, nous avons fait en 2015
un test à grande échelle pour l’ar-
mée de terre française en déployant
notre proposition de chiffrement
sur un téléphone portable de
type Android, ce qui a aidé à esti-
mer les paramètres de sécurité »,
explique Ludovic Perret, maître de
conférences à Sorbonne Univer-
LUCA DE FEO
sité, qui lance avec ses collègues
une start-up sur la cryptographie
post-quantique. Q Ph. P.
 « Les technologies quantiques et
post-quantiques sont complémentaires »
GRÉGOIRE RIBORDY,
cofondateur et dirigeant
de la société ID Quantique,
à Genève.
COPYRIGHT@BLAISE LAMBERT - ID QUANTIQUE
La compétition lancée par le
NIST sur la recherche d’une
technologie post-quantique
pour la cryptographie pourrait
laisser croire que les mathématiques sufsent
et que les technologies utilisant directement la
physique quantique, sur lesquelles nous travail-
lons à ID Quantique, deviendraient obsolètes.
À mon avis, les deux approches sont utiles et
complémentaires. En un sens, nous n’avons jamais
disposé de cryptographie classique fable : avec
le temps, les protocoles cryptographiques ont
toujours fni par être cassés et il a fallu continuer
à chercher pour en trouver d’autres. Et, même si
les cryptographes découvrent de très puissants
outils mathématiques, il n’y a pas de raison de
penser qu’ils seront complètement fables. En
tout cas, pas indéfniment.
Par conséquent, l’approche de cryptographie
quantique, où la sécurité est assurée par des lois
immuables de la physique – par exemple, le fait
que l’on ne puisse pas dupliquer une information
quantique (*) –, me semble importante. Bien en-
tendu, la cryptographie quantique ne peut pas
être partout, car elle nécessite des infrastructures
spécifques, comme des réseaux de fbres op-
tiques, des appareillages dédiés… À l’inverse, la
cryptographie post-quantique peut être déployée
sans changement dans l’infrastructure des réseaux
numériques, et indépendamment du médium de
communication (flaire, optique ou radio). Cette
nécessité d’une infrastructure spécifque implique
des coûts encore élevés. Il est probable que vous
n’aurez pas de cryptographie quantique sur votre
téléphone portable. C’est pourquoi je pense que
ces deux approches doivent fonctionner dans une
logique complémentaire. Pour certains usages,
on utilisera la cryptographie quantique, soit parce
que les données y sont très critiques, soit parce
qu’on veut une sécurisation à très long terme. Et
pour d’autres, les méthodes de cryptographie
post-quantique, fondées sur des problèmes ma-
thématiques, seront sufsantes.
Dans la compétition NIST, il y a deux familles de
protocoles : pour les signatures et pour l’échange
de clés (ou le chifrement). Pour les signatures, la
sécurité est liée à des problèmes fondamentaux
de l’informatique théorique, comme P  NP (*) . Et
cela me surprendrait que l’on trouve des failles.
Pour le chifrement, les choses me semblent moins
assurées. Du coup, on peut imaginer une solution
hybride où la signature et l’authentifcation se
feront à l’aide d’algorithmes post-quantiques,
mais où l’échange des clés utilisera des méthodes
physiques de la cryptographie quantique.
Nous visons à mettre en place une infrastructure
cryptographique qui serait une combinaison de
ces solutions. Il faut sortir de cette opposition
entre communautés – qui résulte historiquement
d’une opposition entre physiciens et mathémati-
ciens – car, pour les applications, je suis persuadé
qu’il va falloir combiner les diférentes approches.
En partenariat avec le plus gros opérateur coréen,
SK Telecom, nous sommes d’ailleurs en train de ré-
féchir au déploiement de la prochaine génération
de réseau, la 5G. Utilisé comme passerelle entre
le monde des télécommunications et le monde
physique, ce réseau sera utilisé pour l’Internet des
objets, dont la voiture connectée. Or il doit être
hautement sécurisé. Il sera entièrement maillé,
pour la partie « réseaux sol », par des méthodes
quantiques. Cela sera le plus grand déploiement
de cryptographie quantique au monde. Mais il va
falloir quelques années, car il s’agit de s’intégrer à
l’écosystème existant et donc de mettre en place
l’interopérabilité des équipements. »
(*) L’impossibilité de dupliquer des informations
quantiques résulte du théorème d’impossibilité du clonage
quantique selon lequel on ne peut pas dupliquer à l’identique
un état quantique inconnu.
(*) Le problème d’informatique théorique P  NP
est une conjecture qui porte sur les classes de complexité
et qui permettrait de déterminer si le fait de pouvoir vérifier
rapidement une solution à un problème implique de pouvoir
trouver cette solution rapidement. En majorité, les théoriciens
pensent que P  NP, mais c’est encore ouvert.
Cette puce quantique génère des nombres
aléatoires utilisés pour le chiffrement.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 49
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret

Traquer les failles

des algorithmes
Léo Ducas, Centrum Wiskunde & Informatica, Amsterdam

Les spécialistes des attaques des protocoles cryptographiques

– les cryptanalystes – évaluent la confiance que l’on peut avoir
dans les schémas post-quantiques, en cherchant continuellement
des vulnérabilités dans les systèmes, protocoles et algorithmes, proposés.
Dans ce domaine, les chercheurs français sont à la pointe.

e scénar io de la New Hope, algorithme fondé sur les cryptographique collabore étroite-

L
« cryptocalypse
quantique » est pris
au sérieux par les
agences gouverne-
mentales, mais aussi
par les géants du Net. C’est que l’en-
jeu est massif ! Une telle catastrophe
mettrait à nu toutes les données
sécurisées : identifiants bancaires,
communications militaires, plus
rien ne pourrait rester secret. Sur
Internet, ce n’est pas uniquement
la confidentialité de vos e-mails
et de vos visites qui serait en proie
aux hackers, mais l’infrastructure
du réseau elle-même. Il deviendrait
aussi possible de falsifier un passe-
port électronique.
Face à cette menace, Google a lancé,
dès 2016, une expérience grandeur
nature en incluant, dans son navi-
gateur, le schéma post-quantique
New Hope censé résister à l’ordina-
teur quantique (1) . En 2017, c’est le
NIST, l’institut américain des stan-
dards et de la technologie, qui a
ouvert une compétition pour défi-
nir les futures normes de la cryp-
tographie post-quantique, dont
réseaux, est un candidat (lire p. 44).
Parmi les candidatures proposées et
soumises à la sagacité de la commu-
nauté, certaines, pas très sérieuses,
ont été très rapidement cassées,
des attaques dévastatrices ayant
été découvertes quelques semaines CRYPTANALYSTE
Léo Ducas est
après leur publication. C’est en effet
chercheur au
aux cryptanalystes, dont la spécialité
Centrum Wiskunde
est de trouver les points faibles dans
& Informatica (CWI),
les protocoles et algorithmes, que l’institut national
revient la charge d’éprouver les sys-
de recherche
tèmes proposés. en mathématiques
Dans ce domaine, la recherche fran- et informatique,
çaise est bien lotie, sans doute parce à Amsterdam,
que l’école française de mathéma- aux Pays-Bas.
tiques est forte et que, in fine, pour
attaquer des protocoles cryptogra-
phiques, il faut faire appel à de l’al-
gèbre et à une théorie des nombres
avancée. En Allemagne, la recherche
Contexte Alors que les progrès en matière de
calcul quantique menacent la plupart des cryptosys-
tèmes asymétriques (ou à clé publique) actuellement
déployés, de nombreuses alternatives sont à l’étude
depuis plus d’une décennie et demandent à être testées.
ment avec l’industrie de la carte à
puce ; et les Pays-Bas ont de nom-
breux experts en algèbre, en crypto-
graphie, mais aussi en calcul quan-
tique. La recherche publique aux
États-Unis est, quant à elle, souvent
bien plus théorique. Les mauvaises
langues diront que la cryptanalyse
y est la chasse gardée de la NSA,
l’agence de sécurité américaine…
Un énoncé non interactif
Comment procède le cryptanalyste
face à un nouveau schéma ? Les pro-
tocoles sont compliqués, interactifs,
ce qui offre une large panoplie d’at-
taques ; il est ainsi difficile a priori de
se convaincre que tel ou tel protocole
est incassable. Par exemple, pour
un schéma de chiffrement, un atta-
quant dit actif – c’est-à-dire qui injec-
terait lui-même des messages durant
le protocole – pourrait forcer les par-
ticipants légitimes à laisser échap-
per des informations secrètes. Pour
être plus convaincants, les concep-
teurs de schémas cryptographiques
sérieux fournissent une « réduc-
tion », sorte de preuve de sécurité :
DR

50 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 on prouve mathématiquement que
la sécurité du schéma est fondée sur
une hypothèse dont l’énoncé est
plus simple, non interactif. Ainsi,
pour éprouver le schéma, le crypta-
nalyste peut concentrer ses efforts
sur cette hypothèse, cette clé de
voûte, plutôt que sur l’ensemble de
l’édifice. S’il y a une faiblesse, elle est
forcément ici.
Mais, bien que ces réductions sim-
plifient la tâche de cryptanalyse, ce
travail nécessite un effort prolongé :
en l’absence de garanties mathéma-
tiquement infaillibles, une longue
durée d’invulnérabilité finit par
convaincre qu’une hypothèse est
MARK AIRS/GETTY IMAGES
Requérant davantage de puissance informatique, la sécurité des données numériques pourrait avoir un coût de plus en plus important.
Il faut combiner toute une
branche des sciences, avec
l’algèbre et l’algorithmique
solide. Lorsque toutes les approches
crédibles ont été explorées et que
toutes les attaques connues n’ont
pas subi d’améliorations significa-
tives pendant plusieurs années, alors
seulement le cryptographe est ras-
suré. C’est pour cette raison que les
processus de sélection de standards
cryptographiques sont si longs.
L’analyse de sécurité post-quantique
offre de nouveaux défis. En effet,
bien que les algorithmes puissent
souvent être analysés mathémati-
quement, l’expérimentation est un
outil essentiel au travail du crypta-
nalyste. Mais difficile de tester des
algorithmes conçus pour l’ordi-
nateur quantique, qui n’existe pas
encore… De surcroît, maîtriser les
arcanes mathématiques de l’ordina-
teur quantique n’est pas une mince
affaire, tant la mécanique quantique
échappe à l’intuition (lire p. 53). C’est
toute une branche des sciences qu’il
faut combiner avec l’algèbre et l’al-
gorithmique, ne serait-ce que pour
appréhender l’état de l’art. À cela
s’ajoutent des défis classiques,
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 51
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret
car le comportement des algo-
rithmes est parfois meilleur en pra-
tique qu’en théorie. C’est le cas, par
exemple, des algorithmes de calcul
de bases de Gröbner, des outils
issus de l’algèbre qui permettent
d’attaquer efficacement la crypto-
graphie multivariable. De même,
l’étude rigoureuse des algorithmes
de cryptanalyse pour les réseaux
euclidiens ne donne que des résul-
tats très imprécis, et des analyses
plus fines ne semblent pas pos-
sibles sans recours à des modèles
heuristiques (Fig. 1) . Cependant, de
telles différences entre la théorie et
la pratique ne sont que quantitatives,
et non qualitatives : le problème est
certes peut-être un peu moins ardu
que prévu, mais reste quand même
difficile à mesure que la taille du pro-
blème augmente.
Parmi les schémas soumis au NIST,
certains ont été attaqués dans ce En 2014, l’agence de renseignement britannique GCHQ
sens quantitatif : le coût en temps a alerté la communauté sur une vulnérabilité potentielle des
de calcul pour les casser avait été un réseaux aux attaques quantiques.
Fig. 1 Chiffrer un message grâce aux réseaux euclidiens
1 2
c=p+m
p p
m m
Un réseau euclidien est une grille régulière et infnie dans le plan,
l’espace tridimensionnel ou même dans des dimensions
supérieures. Pour chifrer un message m, on lui ajoute un petit
bruit sous la forme d’un point p aléatoire du réseau. Le message
crypté (le chifré) est donc c = p + m 1 . On le déchifre en
retrouvant le centre du pavé 2 . Si le pavage choisi – qui défnit
la base du réseau – est trop allongé, il est difcile de retrouver le
52 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
peu sous-évalué. Toutefois, de telles une petite augmentation de la taille
attaques ne sont pas forcément pro- des clés – qui permettent de chif-
blématiques, tant les objectifs ini- frer le message – car, à moins d’une
tiaux de résistance sont élevés. Au attaque dévastatrice, la sécurité de
lieu d’un million d’années de calcul, ces schémas varie de façon expo-
sur un million d’ordinateurs, il n’en nentielle avec la taille des clés : ajou-
faudra peut-être « que » 20 000 pour tez quelques octets à celles-ci, et le
casser le système. Cette perte relative temps de calcul pour une attaque
de sécurité est alors compensée par sera doublé.
Une approche différente
Reste que la menace de nouvelles
attaques dévastatrices plane sur
MINISTRY OF DEFENCE/DEFENCEIMAGERY.MOD.UK - LÉO DUCAS
tous ces candidats. Pour reprendre
la maxime du cryptographe ita-
lien Silvio Micali – Prix Gödel et Prix
Turing –, « les cryptographes dorment
rarement sur leurs deux oreilles ».
Ainsi, en 2014, alors que l’on pensait
les réseaux complètement invulné-
rables aux attaques quantiques, le
Quartier général des communica-
tions du gouvernement britannique
(GCHQ) a alerté la communauté en
montrant que nous avions oublié
de nous poser certaines questions.
3
c c p’
m’
bon centre 3 . La bonne base (en bleu) constitue la clé secrète
qui sert à déchifrer le message, tandis que la mauvaise base (en
rouge) est la clé publique. Si, visuellement, il peut sembler aisé
de casser un tel cryptosystème sur le dessin (en dimension 2), les
choses se compliquent en grande dimension. En dimension 1 000,
par exemple, il est extrêmement coûteux en temps de calcul
de retrouver la clé secrète à partir de la clé publique.
 Cette approche était tellement dif-
férente de celles qui sont usuelle-
ment considérées pour attaquer les
réseaux que certains ont cru qu’elles
pourraient mener à des attaques
dévastatrices. En explorant cette
piste, les méthodes de théorie ana-
lytique des nombres – cette branche
des mathématiques qui s’intéresse
en particulier à l’hypothèse de
Riemann – se sont invitées, ce qui
a permis de confirmer un début
de brèche ( 2 ) . Nous avons ainsi
pu conclure que certains réseaux,
cycliques ou cyclotomiques – pos-
sédant certaines symétries de rota-
tion –, étaient partiellement vulné-
rables à des attaques quantiques (3) .
Bien qu’il s’agisse d’un cas particu-
lier, il était préoccupant, car il se
rapprochait de certaines structures
de réseaux proposés dès 1998 pour
améliorer l’efficacité des cryptosys-
tèmes, et toujours très en vogue (4) . A
posteriori, cette brèche nous semble
en fait limitée et n’affecte, à notre
connaissance, aucun des schémas
soumis au NIST.
Enjeux économiques
Mais alors, à quel point faut-il
craindre de futurs progrès de la
cryptanalyse ? La maturité de l’état
des connaissances pousse certai-
nement à la prudence, mais pas
à la paranoïa. En effet, il est pos-
sible de prendre suffisamment de
marge, en termes de taille des clés,
pour contrer des avancées à venir ;
il est même possible de combiner
plusieurs schémas de telle sorte que
l’édifice tienne, même si l’une des
voûtes s’effondre.
Mais ces marges supplémentaires
ont un coût : davantage de com-
munications, et donc un délai
accru pour l’affichage de nos pages
PLOTPLOT/SHUTTERSTOCK
internet ; davantage de calcul, et
donc des puces plus puissantes et
plus chères dans nos cartes bleues
et nos passeports. Ainsi, l’effort de
cryptanalyse est motivé par des
L’ORDINATEUR
QUANTIQUE ET SON
OREILLE ABSOLUE
Le calcul quantique sans formalisme mathé-
matique mène trop souvent à une compré-
hension erronée ou incomplète. Le qubit,
cousin quantique du bit manipulé par nos
ordinateurs classiques, peut être dans un
état de superposition, à la fois 0 et 1. Cette
notion pourrait laisser croire que l’ordinateur
quantique serait capable de tester en paral-
lèle toutes les combinaisons. Or, si c’était
le cas, il serait en mesure de résoudre tous
les problèmes de complexité dite NP (non
déterministe polynomial). En particulier, il
n’y aurait aucun espoir de faire de la cryp-
tographie post-quantique, puisque tous les
problèmes cryptographiques connus ont une
complexité NP. Certes, l’ordinateur quantique
peut considérer en parallèle un nombre expo-
nentiel de combinaisons mais, pour autant,
il ne peut pas facilement extraire, de cette
immense superposition, la combinaison qui
nous intéresse, hormis dans quelques cas
particuliers. L’un d’eux, la recherche de pé-
riode, correspond à l’algorithme de Shor,
qui permet notamment la factorisation des
nombres entiers.
Imaginez un livre immense, si gros que vous
n’aurez, en une vie, pas le temps d’en feuilleter
toutes les pages. Ce livre a une particula-
rité : il est périodique. Toutes les n pages,
il recommence au début pour raconter la
même histoire. Comment trouver ce nombre ?
La meilleure stratégie consiste, de manière
classique, à en tourner les pages une par une
jusqu’à en trouver deux identiques. L’ordi-
nateur quantique, lui, n’ouvrirait même pas
enjeux économiques et industriels :
raffiner notre compréhension des
attaques permet de diminuer les
marges, et donc les coûts de la
sécurité. Plus ces derniers sont éle-
vés, plus l’adoption de cette cryp-
tographie sera freinée, nous lais-
sant donc en proie à la menace
de l’ordinateur quantique… C’est
L’ordinateur quantique est efficace pour trouver
une fréquence prédominante dans un signal.
le livre, mais tapoterait simplement dessus
et écouterait le son qui en sort par réso-
nance. Tout comme un diapason possède
une note bien précise, la structure pério-
dique du livre correspond à une fréquence,
que l’ordinateur quantique est capable de
repérer très efcacement.
Cette métaphore se fonde sur la transfor-
mation de Fourier, opération mathématique
qui décompose un signal en un ensemble de
fréquences. C’est pour une telle opération que
l’ordinateur quantique est particulièrement
efcace : s’il existe une fréquence prédomi-
nante, alors ce dernier saura la trouver facile-
ment. Un tel mécanisme quantique n’est pas
si mystérieux : c’est le même qui permet, par
exemple, d’étudier la structure régulière des
cristaux à l’aide d’un laser. Reste que le calcul
de périodes est un problème calculatoire
spécifque. L’ordinateur quantique ne sera
donc pas une machine à tout résoudre. En
fait, il y a même assez peu de calculs utiles
que l’on résoudrait mieux avec l’ordinateur
quantique qu’avec l’ordinateur classique.
Coup du sort, il a fallu que la factorisation
et le logarithme discret, les deux piliers ac-
tuels de la cryptographie asymétrique, en
fassent partie…
ce dilemme que seule la cryptana-
lyse peut résoudre. Q
(1) tinyurl.com/Post-Quantum-Cryptography
(2) R. Cramer et al., IACR-EUROCRYPT, rapport
2015/313, 2015 (eprint.iacr.org/2015/313).
(3) R. Cramer et al., IACR-EUROCRYPT, rapport
2016/885, 2016 (eprint.iacr.org/2016/885).
(4) J. Hoffstein et al., Algorithmic Number
Theory, ANTS 1998, 267, 1998.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 53
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret

La fragilité inattendue
du chiffrement symétrique
Gaëtan Leurent et María Naya-Plasencia, Inria Paris

On pensait jusqu’à présent que les attaques du futur ordinateur quantique

ne pourraient pas affecter le chiffrement symétrique, celui qui sécurise nos
communications au quotidien. Mais les travaux d’une équipe de cryptographes
français montrent comment cette machine rend certains protocoles vulnérables.
Heureusement, la faille est pour l’instant plus théorique que pratique.

S
y stèmes symé-
triques contre sys-
tèmes asymé-
triques : ces deux
piliers de la cryp-
tographie ne sont
pas affectés de la même façon par
l’arrivée de l’ordinateur quantique,
qui devient plus tangible chaque
jour. Résolvant certains problèmes
bien plus rapidement qu’un ordina-
teur classique, un ordinateur quan-
tique compromettrait la sécurité de
la majeure partie de la cryptogra-
phie asymétrique – c’est-à-dire à
clé publique. D’où la recherche de
systèmes asymétriques de ce type,
aiguillonnée par la compétition lan-
cée par le NIST (lire p. 40).
La cryptographie symétrique parais-
sait à première vue à l’abri de cette
catastrophe annoncée. En effet, il y a
quelques années seulement, on esti-
s’en prémunir facilement en dou-
blant la taille des clés secrètes utili-
sées pour le chiffrement et le déchif-
frement. Nous avons montré que
les choses n’étaient pas si simples et
que manipuler les messages avec un
ordinateur quantique présentait un
risque de sécurité.
En cryptographie symétrique, la
même clé est utilisée pour le chif-
frement et le déchiffrement – d’où
son qualificatif de « symétrique ».
L’avantage est la mise au point de
systèmes efficaces : le standard AES,
standard symétrique recommandé
depuis 2002, permet de chiffrer plu-
sieurs gigaoctets par seconde sur un
processeur récent, alors que les stan-
dards de cryptographie asymétrique
atteignent moins d’un mégaoctet
par seconde – une vitesse mille fois
Contexte
moins élevée. En pratique, on utilise
souvent des systèmes hybrides, où la
cryptographie asymétrique sert seu-
lement à échanger une clé secrète,
1 2
qui est ensuite utilisée avec un algo-
CRYPTOGRAPHES rithme de chiffrement symétrique.
Gaëtan Leurent (1)
La cryptographie symétrique sécu-
et María Naya-
rise nos communications au quo-
Plasencia (2) sont
tidien : la téléphonie mobile ou le
chercheurs au centre
Inria de Paris, wi-fi, les transactions sur le Web, les
dans l’équipe Secret cartes de transport ou les clés de voi-
dirigée par Anne ture électroniques.
Canteaut. María
Naya-Plasencia Standards publics
a obtenu un Fondamentalement, dans un
financement ERC système symétrique, on essaie
pour étudier de construire des fonctions qui
la cryptographie
mélangent le message de façon
symétrique dans
pseudo-aléatoire. Comme on ne
un monde
peut pas prouver mathématique-
post-quantique.
ment la sécurité de ces fonctions,
cette dernière repose sur la cryp-
tanalyse : tous les standards sont
INRIA / PHOTO G. SCAGNELLI

mait que la seule menace sérieuse de
l’informatique quantique contre la
cryptographie symétrique était celle
d’une attaque à l’aide de l’algorithme
quantique de Grover, découvert en
1996. Et on pensait qu’on pouvait
La cryptographie symétrique est uti-
lisée pour conserver la confdentialité des données
numériques dans de nombreux domaines de la vie
courante : les portables, le wi-f, les transactions sur
Internet, les cartes de transport, les clés électroniques…
publics et la communauté crypto-
graphique cherche continuellement
des faiblesses dans les systèmes
utilisés. Dès lors que les cryptana-
lystes décèlent une propriété non
aléatoire, ils peuvent s’en emparer

54 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 En cryptographie symétrique, la même clé est utilisée pour le chiffrement et le déchiffrement, ce qui rend la vitesse des systèmes élevée.
pour aller plus loin et casser le sys-
tème. C’est ainsi que, durant la Pre-
mière Guerre mondiale, tirant pro-
fit de similarités dans les messages
chiffrés par les Allemands, le Fran-
çais Georges Painvin a pu décrypter
une grande partie des messages (lire
p. 57). De même, le mathématicien
polonais Marian Rejewski mit à pro-
fit le fait que certains mots étaient
doublés dans le message pour
comprendre le fonctionnement
d’Enigma, la fameuse machine de
codage symétrique utilisée durant
la Seconde Guerre mondiale.
Dès que l’on trouve une propriété
non aléatoire – parfois des choses
plus subtiles qu’une régularité –,
on considère qu’un système est
faible. Après plusieurs années de
recherches, on aura une bonne
confiance dans le système si les meil-
leures analyses connues ne mettent
BILL HINTON/GETTY IMAGES
pas en danger sa sécurité.
Comment fonctionne un système
de cryptographie symétrique ? Pre-
nons l’exemple du chiffrement par
blocs, où le message à transmettre
est séparé en blocs de petite taille.
Le message est d’abord découpé en
blocs typiquement constitués de
128 bits (16 octets). L’idée naïve qui
consiste à traiter chaque bloc indé-
pendamment ne fonctionne pas
car, dès que l’on se retrouve avec
deux blocs égaux, les deux chiffrés
(le produit de la transformation par
le système cryptographique) seront
également égaux. C’est ce que l’on
appelle une « collision ». Les cryp-
tographes élaborent donc un mode
opératoire (voir ci-dessous), qui est
la manière dont les blocs sont traités
pour gérer les messages plus longs
que 128 bits. En résumé, un sys-
tème cryptographique symétrique,
c’est à la fois une série de transfor-
mations complexes sur un bloc
(pour l’AES, chaque bloc est chiffré
m2 m3
m1 E  E 
c1 c2
Principe d’un mode opératoire. Le message M est découpé en blocs (m1, …, m4), et on
procède au chifrement (E) sur le bloc m1, puis on ajoute le deuxième bloc m2 et on recommence.
Le message chifré est la concaténation de c1 c2 c3 c4.
par quatre transformations répé-
tées dix fois ; ces itérations sont ce
que l’on appelle des « tours »), et un
mode opératoire qui dit comment
les blocs sont reconstruits.
Puissance de calcul
Lorsqu’on ne connaît pas de fai-
blesse à un système, la meilleure
attaque possible consiste à tester
toutes les clés. Pour l’AES, on utilise
typiquement des clés de 128 bits
(la même longueur que celle des
blocs), de sorte qu’il y a 2128 clés pos-
sibles (environ 1038). Même avec
toute la capacité de calcul dispo-
nible sur Terre, tester toutes les clés
de manière exhaustive prendrait
plusieurs milliers de fois l’âge de
l’Univers… L’AES paraît donc
m4
E  E c4
c3
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 55
dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret

offrir une bonne confiance, ce potentiellement réalisable avec un bloc. C’est d’ailleurs l’une des forces
qui n’est pas le cas des standards ordinateur quantique suffisamment d’AES, qui fonctionne aussi avec des
anciens. Le système de chiffre- gros et rapide. Des résultats récents clés de 256 bits – c’était l’un des cri-
ment DES, utilisé jusqu’au début montrent que la taille de bloc est tères pour la standardisation.
des années 2000, utilise des clés de aussi un paramètre sensible pour Récemment, nous avons découvert
56 bits ; il y a donc 256 clés possibles, les attaques quantiques. En parti- des attaques quantiques qui néces-
soit quelques dizaines de billiards culier, des algorithmes quantiques sitent bien moins d’opérations. Elles
(7  1016 environ). Avec la puissance ont été proposés pour trouver des supposent que l’attaquant peut chif-
de calcul actuelle, une machine collisions plus rapidement qu’avec frer des messages avec des superpo-
dédiée peut tester toutes les clés en un ordinateur classique, ce qui peut sitions quantiques (voir ci-contre).
moins d’une journée. À l’inverse, être exploité pour attaquer certains C’est une hypothèse forte, qui
RC4, algorithme de chiffrement par modes opératoires (2) . Plus précisé- 0 demande que l’ordinateur quan-
flot utilisé pour les pages Web, a été ment, un algorithme quantique peut tique soit utilisé non seulement par
cassé en raison de faiblesses dans trouver une collision sur 128 bits l’attaquant, mais aussi par l’utilisa-
la structure de l’algorithme, même avec 251 opérations, alors qu’un algo- teur légitime du chiffrement. Dans
si la clé est assez grande. En effet, le rithme classique en nécessite 264. De ce cas, l’algorithme quantique de
flux aléatoire généré par l’algorithme surcroît, ce type d’algorithme permet Simon permet de résoudre un pro-
est légèrement biaisé en faveur de de concevoir des versions « quanti- blème de recherche très particu-
certaines séquences d’octets, ce fiées » des attaques classiques qui lier avec seulement n opérations,
qui peut être mis à profit dans des exploitent des faiblesses dans les 1 alors qu’un algorithme classique
attaques en pratique. algorithmes cryptographiques. Une superposition pour le même problème demande
Que peut faire l’ordinateur quan- quantique permet de 2n/2 opérations.
tique contre les systèmes symé- Doubler la taille de clé travailler avec des bits Avec notre collègue Anthony
triques ? La menace la mieux Toutefois, ces attaques quantiques quantiques (qubits) Leverrier, d’Inria Paris, et Marc
connue est l’algorithme quan- ne sont pas inquiétantes en pratique, qui sont des Kaplan, de Télécom ParisTech (3) ,
« mélanges » de tous
tique de Grover (1) . Ce dernier per- car on peut s’en protéger facilement : nous avons montré que l’on peut
les états entre 0 et 1.
met de rechercher parmi 2n clés, pour l’attaque de Grover, le nombre utiliser cet algorithme pour atta-
avec seulement 2n/2 opérations. d’étapes double à chaque fois qu’on quer des modes opératoires ou pour
Avec cette accélération quadra- ajoute 2 bits à la clé. Ainsi, avec une accélérer certains types d’attaques,
tique de la recherche exhaustive, clé de 256 bits de long, on retrouve comme les attaques par glissement
pour retrouver une clé de 128 bits, une sécurité suffisante, puisque – une attaque où l’on s’arrange pour
un ordinateur quantique aurait l’attaque de Grover requiert alors que le bloc d’entrée d’un tour cor-
besoin de seulement 2 64 opéra- 2128 opérations. De façon générale, responde au bloc d’entrée d’un
tions. Or un ordinateur classique est on estime que l’on peut restaurer autre tour. Avec une taille de bloc de
aujourd’hui capable de faire 264 opé- la sécurité contre les algorithmes 128 bits, ces attaques demandent
rations en un temps raisonnable (lire quantiques en doublant la taille seulement 128 opérations sur des
ci-dessous). Ce calcul serait aussi de clé et en augmentant la taille de messages en superposition quan-
tique, alors qu’il faudrait 264 mes-
sages dans le cas classique. Ainsi,
UNE COMPLEXITÉ EXPONENTIELLE certains systèmes de cryptographie
symétrique n’offrent aucune sécu-
On indique souvent la complexité d’un calcul Les plus gros calculs réalisés aujourd’hui sont de rité si l’on autorise des messages
avec une notation exponentielle : 2n correspond l’ordre de 264 opérations cryptographiques, ce en superposition quantique. Ces
à 2  2  … 2, avec n termes. Cette fonction croît qui prend plusieurs mois sur une machine dédiée. attaques ne présentent pas de dan-
extrêmement rapidement : à chaque fois qu’on On considère qu’un calcul nécessitant 2128 opé- ger immédiat, mais permettent de
augmente n de 1, on double la valeur de 2n. rations est impossible à réaliser aujourd’hui. mieux cerner l’impact potentiel de
l’ordinateur quantique. Q
Complexité Durée Exemple
(1) L. K. Grover, Proceedings STOC, 212, 1996.
2 = 72057594037927936
56
Heures Recherche d’une clé DES (2) A. Chailloux et al., Advances in
264 = 18446744073709551616 Mois Cryptology – Asiacrypt 2017, 211, 2017.
2128 = 340282366920938463463374607431768211456 Impossible Recherche d’une clé AES (3) M. Kaplan et al., Advances in Cryptology -
Crypto 2016, 207, 2016.
DR

56 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 5

Grande Guerre :
la victoire des casseurs
de codes français
Hervé Lehning, professeur de mathématiques

Les messages chiffrés de l’armée allemande ont été décryptés par les services
français pratiquement tout au long de la Première Guerre mondiale.
Si les Allemands ont utilisé des méthodes de plus en plus élaborées, ils se sont
heurtés aux cryptologues français et notamment au plus brillant d’entre eux,
Georges Painvin, ancien élève de Polytechnique et ingénieur du corps des Mines.

n temps de guerre, clair en fonction d’une conven- où l’on analyse la fréquence d’ap-

E
mieux vaut cacher
ses intentions à
l’ennemi. Au cours
des différents
conflits, les prota-
gonistes ont utilisé des méthodes
de chiffrement de plus en plus éla-
borées, mais qui ont toujours été
cassées par l’autre camp. Dans
les années qui ont suivi la Grande
Guerre, les cryptologues ont éla-
boré le masque jetable, le premier
– et le seul à l’heure actuelle – sys-
tème incassable, du moins en théo-
rie. En se plongeant dans l’histoire
de la cryptologie, on mesure les
progrès réalisés pour aboutir aux
méthodes actuelles. Ainsi, le travail
de déchiffreur de Georges Painvin,
durant la Première Guerre mon-
diale, montre toute la faiblesse des
tion secrète, et la substitution qui,
sans modifier l’ordre, les remplace
par une autre – étaient connus dès
l’Antiquité. Le code dit de César est
sans doute l’une des plus anciennes
méthodes de chiffrement par
substitution monoalphabétique.
Il consiste simplement à décaler,
d’une longueur fixée, les lettres
suivant leur ordre dans l’alphabet.
Si l’on prend un décalage de 5 par
exemple, CESAR devient HJXFW.
Ce type de code n’offre aucune sorte
de protection, le nombre de clés
possibles étant trop faible. De sur-
croît, comme toutes les méthodes
de substitution monoalphabé-
tique, il est sensible aux attaques
Contexte Transposition, substitution, clés changées
parition des lettres pour trouver
les plus probables.
La trop simple clé d’Übchi
En 1914, les communications radio
de l’armée allemande étaient chif-
PROFESSEUR DE
frées avec une méthode de trans-
MATHÉMATIQUES
position, le chiffre Übchi. Elles
Hervé Lehning
n’échappaient pas aux grandes est normalien et
oreilles de la France, qui se trou- a enseigné dans
vaient à la tour Eiffel, et ses spécia- plusieurs grandes
listes savaient les décrypter avant écoles (écoles
même la guerre déclarée. La victoire d’ingénieurs, classes
de la Marne leur doit beaucoup. préparatoires).
La clé d’Übchi est un mot (ou une Depuis trente ans,
phrase), comme VICTOIRE, qui est il se consacre à
en fait un moyen mnémotechnique la vulgarisation
scientifique,
permettant de retenir une suite
notamment en
mathématiques
et en cryptologie.

anciens systèmes. périodiquement : toute la panoplie du cryptographe est à l’œuvre

Les deux grands principes de la au cours de la Première Guerre mondiale. La structure des systèmes
PHILIPPE MATSAS

cryptologie – la transposition, qui de chifrement, les imprudences des techniciens et l’espionnage

consiste à bouleverser l’ordre des auront raison de ces méthodes anciennes.
mots ou des lettres du message

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 57

dossier Cryptographie : la nouvelle science du secret

de chiffres, en numérotant les

cases dans l’ordre alphabétique.
VICTOIRE
83175462
Le message « ordre à la première
armée, attaquer demain vers Villers »
se chiffre alors en l’écrivant dans un
tableau de huit colonnes (en le com-
plétant si besoin, ici par XY) :
83175462
ORDREALA
PREMIERE
ARMEEATT
AQUERDEM
AINVERSV
ILLERSXY
Nous en déduisons un nouveau
texte en écrivant les colonnes dans
l’ordre indiqué par la clé :
DEMUNL AETMVY RRRQIL
AEADRS EIERER LRTESX
RMEEVE OPAAAI Georges Painvin utilisait ce carnet pour son travail de décryptement des messages allemands.
Ce nouveau texte est recopié en
lignes dans un tableau identique : français, Le Matin, qui fit réaliser se concentrèrent sur le front ouest.
83175462 aux Allemands que les Français Une course de vitesse s’engagea
DEMUNLAE lisaient par-dessus leurs épaules. entre l’arrivée de l’armée américaine
TMVYRRRQ En octobre 1914, un message chif- et celle des renforts allemands. L’ef-
ILAEADRS fré annonça que l’empereur Guil- fet de surprise était nécessaire : il fal-
EIERERLR laume II devait visiter la ville belge lait pouvoir communiquer sans être
TESXRMEE de Tielt. Les avions français furent entendu de l’adversaire.
VEOPAAAI au rendez-vous, même s’ils ratèrent
On reprend la première étape en l’empereur. Le Matin fut très fier Un carré de Polybe
recopiant les colonnes dans l’ordre d’annoncer ce succès français du Le haut commandement alle-
donné par la clé : décryptement… ce qui amena les (*) Le
chiffre mand ayant compris que ses codes
de Vigenère est un
MVAESO EQSREI EMLIEE Allemands à changer de chiffre en chiffrement par substitution n’étaient guère secrets, il décida d’en
LRDRMA NRAERA ARRLEA novembre 1914. polyalphabétique, décrit changer avant le jour de la nouvelle
UYERXP DTIETV Le nouveau est connu sous le nom par Blaise de Vigenère au offensive. Pour une fois, la question
Ce message était alors transmis donné par les Français : ABC, car XVIe siècle. fut prise au sérieux et une conférence
en morse par radio… et capté par il mêle un chiffre de Vigenère (*) sur ce thème fut organisée à Berlin.
l’armée française. Le travail de de clé ABC à une transposition de Le prix fut remporté par un colo-
décryptement était laborieux, mais colonnes. Il fallut trois semaines nel au nom prédestiné, Fritz Nebel
quelques messages de même lon- aux décrypteurs français pour com- (« brouillard » en allemand), même si
gueur avec la même clé suffisaient prendre le système et le plus brillant le brouillard qu’il généra ne fut guère
pour retrouver cette dernière. Ce fut d’entre eux, Georges Painvin, ancien épais pour les décrypteurs français.
RMN-GRAND PALAIS/ PASCAL SEGRETTE

même parfois facilité par des chif-
freurs allemands, qui oubliaient la
deuxième permutation. La recons-
titution de la clé était alors une ques-
tion d’heures au lieu de jours. Dans
la guerre du chiffre, personne ne se
vante de ses exploits. Au besoin, on
les nie. Pourtant, c’est un journal
élève de Polytechnique et ingénieur Le nouveau code fut baptisé ADFGX,
du corps des Mines, trouva rapide- car il n’utilisait que ces cinq lettres,
ment la clé. Les Allemands chan- choisies en raison de leurs codes
gèrent alors plusieurs fois de sys- morses très différents. Nebel l’avait
tèmes, mais leurs messages ont conçu autour d’un carré de côté
toujours été décryptés. Quand les cinq qui contenait toutes les lettres
Russes abandonnèrent le conflit, de l’alphabet, I et J étant confondus.
début 1918, les armées allemandes Chaque lettre pouvait alors être

58 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 repérée par ses coordonnées. Ce
type de carré fournissant un chif-
frement par substitution est appelé
carré de Polybe, en hommage à un
général grec qui a décrit un système
semblable destiné aux transmissions
entre une citadelle et une armée de
secours, vers 150 av. J.-C.
Le système ADFGX a été utilisé à
partir du 5 mars 1918. Les messages
allemands sont alors devenus indé-
cryptables pour les Français. Même
s’il était évident que les Allemands
allaient attaquer, l’état-major fran-
çais ne savait pas où, et l’offensive
du 21 mars fut une surprise. Elle
fut suivie par plusieurs autres qui,
progressivement, ont asséché les
réserves françaises. Alors que, au
départ, ces dernières étaient pos-
tées à l’arrière dans tous les endroits
probables d’attaques allemandes, il
fallait choisir où les disposer.
Heureusement, le 5 avril, Painvin
réussit à décrypter le système. La
présence de cinq symboles faisait
penser à un carré de Polybe, donc à
une substitution, mais Painvin avait
besoin de la longueur de la seconde
clé pour commencer le décrypte-
ment. Or les Allemands, devenus
méfiants, changeaient leurs clés
tous les jours et limitaient l’usage
du nouveau système au niveau
stratégique. Les tranchées com-
muniquaient autrement. La chance
arriva le 4 avril, quand Painvin reçut
deux messages ayant de fortes simi-
larités, comme les deux suivants :
DFAFFAA XXAGDDF
XDXXXDA DAAFDAD
FGFAFAD XDDFXFD
FXFGDFG XXXXFDX
DFAFFFG XXAGGDA
XDXXXFN DAAFGDX
FGFAAAD XDDFFDX
FXFDAAX XXXDFDX
Nous avons découpé les deux mes-
sages par groupes de sept lettres
pour que les coïncidences soient
mises en évidence. Une telle simi-
larité peut être due au hasard, mais
c’est peu probable. Georges Pain-
vin en déduisit la longueur des
colonnes, donc celle de la clé. Si les
colonnes sont remises dans le bon
ordre, une analyse des fréquences
des couples de lettres permet de
retrouver leur sens, puisque la subs-
titution est monoalphabétique.
Painvin réussit ainsi à décrypter la
moitié des messages allemands.
Malgré cette prouesse, les Allemands
réussirent plusieurs attaques par
surprise. Paris n’était plus loin. Le
1er juin 1918, ils modifièrent à nou-
veau le code, ajoutant un V aux
cinq autres lettres. Painvin com-
prit immédiatement que le système
n’avait pas réellement changé, que
le carré de Polybe avait mainte-
nant un côté de six. En tout, cela
faisait 36 symboles. L’hypothèse
Meilleur cryptologue
français de la Première
Guerre mondiale,
Georges Painvin
(1886-1980) a réussi
l’exploit de décrypter
le code utilisé
en juin 1918 par
les Allemands en
seulement deux jours.
naturelle était qu’ils chiffraient ainsi
les 26 lettres de l’alphabet, plus les
10 chiffres. Cette apparente com-
plication fit la perte des Allemands.
En effet, ils commençaient leurs
messages par leur adresse, comme
15e division d’infanterie ou 25e divi-
sion d’infanterie. En toutes lettres,
cela donnait des messages com-
mençant par quinze ou vingt-cinq,
qui différaient énormément. Avec
le nouveau système, entre 15 et 25,
seul le premier symbole différait.
Deux messages ayant des similari-
tés importantes furent interceptés le
1er juin. Georges Painvin les décrypta
dès le 2. Tous les messages du 1er juin
furent alors décryptés et le lieu de la
future offensive allemande dévoilé.
Les réserves françaises furent pla-
cées exactement où il fallait et ce fut
la victoire de Méry.
Malgré l’influence manifeste des
décryptements sur le cours de la
guerre, elle est rarement reconnue
à sa juste valeur par les historiens.
Pourquoi ? Parce que la question était
couverte par le secret. Les historiens
n’apprendront que cinquante ans
plus tard que les messages alle-
mands de la Première Guerre mon-
diale ont été décryptés par les ser-
vices français pratiquement tout au
long de la guerre. Personne ne s’est
jamais vraiment soucié d’intégrer
cette nouvelle composante alors que
l’histoire était déjà écrite. n

Pour en savoir plus

La Recherche a publié n Simon Singh, Histoire Guerre au post-quantique », des systèmes d’information. à Tetris. Un jeu proposé
n Pierre Vandeginste, « Gloire des codes secrets, le 8 novembre 2018, à la BnF, n tinyurl.com/Microsoft- par Léo Ducas.
et déboires de la cryptographie Le livre de Poche, 2001. à Paris. cryptographie n pqcrypto.org

multivariable », n° 420, Sur le Web n tinyurl.com/Nist- Le site des laboratoires de Des conférences sur la
juin 2008, p. 36. n www.arcsi.fr cryptographie recherche de Microsoft sur la cryptographie post-quantique.
À lire L’Association des réservistes Le site du NIST décrit le projet cryptographie post-quantique. n tinyurl.com/

n Mark Frary, Fous de codes du chifre et de la sécurité de de standardisation de la n inriamecsci.github.io/ Conference-Joux

secrets, Flammarion, 2017. l’information (Arcsi) organise cryptographie post-quantique. cryptris La conférence d’Antoine Joux
n Hervé Lehning, L’Univers des une rencontre sur le thème n ssi.gouv.fr Pour apprendre les principes « Sommes-nous prêts pour l’ère
codes secrets, Ixelles, 2012. « La cryptologie, de la Grande L’Agence nationale de la sécurité de la cryptographie en jouant post-quantique quantique ? ».
DR

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 59

 La balance du watt
permet de mesurer la
constante de Planck
par rapport
au kilogramme.
 fondamentaux

Métrologie

Un nouveau système d’unités

e
de mesure pour le XXI siècle
Christophe Daussy, université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CNRS

Révolution en vue à Versailles : la 26e Conférence générale des poids

et mesures, qui s’y déroulera du 13 au 16 novembre 2018, va changer
la définition du kilogramme, du kelvin, de l’ampère et de la mole. C’est
l’acte de naissance d’un système d’unités de mesure construit autour
de sept constantes universelles, qui entrera en vigueur en mai prochain.

Q
u’est-ce qu’un
kilogramme ?
Vo i l à u n e
question que
nous nous
posons rare-
ment car la réponse nous semble
évidente : un kilo est un kilo. Pour-
tant, sa définition est sur le point
de changer ! Aujourd’hui établi à
partir d’un étalon fait de matière
tangible, précieusement conservé
dans un coffre-fort à Sèvres, près
de Paris, le kilogramme sera désor-
mais fondé sur des constantes phy-
siques universelles. Rassurez-vous,
tout change pour que rien ne
change. En pratique, chez le pri-
meur, le kilo de pommes restera
CURT SUPLEE/NIST - DR
mesure, quelle qu’elle soit, revient
à faire le rapport entre deux gran-
deurs qui ont la même dimension.
En mesurant la longueur d’une
table, vous pouvez par exemple
trouver que celle-ci vaut 1,5 fois
la longueur de votre mètre ruban.
Ce rapport 1,5, sans dimension,
contient l’information objective
sur la longueur de la table. Mais,
si vous souhaitez partager votre
résultat, il vous faut préciser la
longueur de votre mètre ruban
dans une unité que tout le monde
peut mettre en pratique. D’où la
nécessité d’un étalon du mètre
dans lequel tous ont confiance
et qui permet, par comparaison
de proche en proche, de certifier
la longueur de tous les mètres
rubans. C’est indispensable pour
construire sans erreur des avions,
dont les pièces sont produites par-
tout dans le monde, comme pour
mesurer universellement des dis-
tances astronomiques.
PHYSICIEN
Une convention humaine Christophe Daussy
est enseignant-
Un tel étalon n’a en soi rien d’objec- chercheur au
tif : c’est une convention humaine, laboratoire de
une construction fondée sur la physique des lasers,
science de la mesure, la métro- où il est responsable
logie. L’histoire de notre système du projet de mesure
de mesure n’est pas terminée, elle de la constante de
va connaître un tournant majeur Boltzmann et de
ce mois-ci : un nouveau la mise en pratique
de la nouvelle unité
de température.

le même. Cependant, la précision,

la stabilité et la facilité d’usage des
unités, pour les industriels ou les
scientifiques, seront potentiel-
lement accrues. Effectuer une
Contexte Le système d’unités assure à tous la confiance
dans les mesures. Depuis la Révolution française, il a subi des muta-
tions successives, pour devenir de plus en plus stable et universel.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 61

fondamentaux
Métrologie
Système international d’unités rapport sur la définition de l’unité
va être adopté en fixant les valeurs de longueur, dans lequel elle pro-
numériques de sept constantes pose « l’idée de rapporter toutes les
physiques. Il entrera en vigueur mesures à une unité de longueur
en mai 2019. prise dans la nature ». Cette propo-
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, beau- sition conduira à la redéfinition du
coup d’unités de mesure reposent mètre à partir d’un invariant de la
sur une définition anthropomor- nature, une fraction de la longueur
phique (le pied, la coudée…). Bien du méridien terrestre. Une défini-
que simples et immédiatement tion qui changera ensuite à de mul-
accessibles à tous, elles ont sou- tiples reprises (lire ci-dessous).
vent une valeur géographique limi- La Convention du mètre, signée par
tée et sont peu précises. Rien qu’en 17 États le 20 mai 1875, crée les ins-
France, il en existait entre 700 et tances internationales faisant auto-
800 ! Depuis plus de deux siècles, rité dans le domaine de la métro-
l’évolution de nos unités de mesure logie : le Bureau international des
est guidée par la volonté de tendre poids et mesures (BIPM), le Comité
vers un système de plus en plus international des poids et mesures
stable et universel. (CIPM) et la Conférence générale
Les premières décisions en ce sens des poids et mesures (CGPM). Le prototype
remontent à la Révolution fran- Cette dernière institution se réu- international
çaise. Dans la nuit du 4 août 1789, le nit tous les quatre ans et décide du kilogramme, qui
définissait jusqu’à
privilège d’étalonnage royal, à l’ori- des évolutions successives du sys- présent l’unité de
gine du très grand nombre d’uni- tème d’unités. Ainsi, en 1960, le masse, est conservé
tés en France, est aboli par un vote Système international d’unités, depuis 1889 à Sèvres,
en séance de l’Assemblée consti- abrégé en SI, est adopté à l’occasion près de Paris.
tuante. Le 19 mars 1791, une com- de la 11e CGPM. Le SI comportait
mission nommée par l’Assemblée alors six unités de base, associées
et composée de grands noms de la à six grandeurs de base : le mètre
science (Borda, Laplace, Lagrange, pour la longueur, le kilogramme
Monge et Condorcet) présente pour la masse, la seconde pour le
à l’Académie des sciences son temps, l’ampère pour le courant
LES ÉVOLUTIONS DE LA DÉFINITION DU MÈTRE
En 1791, pendant la Révolution française, le de la propriété invariante d’un atome, la lon-
mètre est défni comme étant égal à la dix mil- gueur d’onde (dans le vide) correspondant à
lionième partie du quart du méridien terrestre. une transition entre deux états de l’atome de
Lors d’une expédition de sept ans, Jean-Bap- krypton 86. À la même époque, l’invention du
tiste Delambre et Pierre-François Méchain laser qui permet de bien meilleures mesures
mesurent cette portion de méridien entre des longueurs d’onde rendra cette défnition
Dunkerque et Barcelone, avant le dépôt, aux caduque. En 1983, le mètre est donc redéfni
Archives de la République à Paris, de l’étalon en fxant la valeur d’un invariant le plus uni-
en platine du mètre, en 1799. Après sa création versel qui soit, une constante fondamentale
en 1875, le BIPM assure l’établissement du sys- de la physique. La valeur numérique de la
tème métrique à travers le monde. L’étalon du célérité de la lumière dans le vide est fxée à
mètre est alors une barre en alliage de platine 299 792 458 m/s exactement, conduisant ainsi
et d’iridium. Les évolutions technologiques à défnir le mètre comme la longueur du trajet
dans le domaine de l’optique conduisent, en parcouru dans le vide par la lumière pendant
1960, à adopter une nouvelle défnition à partir une durée égale à 1/299 792 458 s.
62 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
électrique, le kelvin pour la tempé-
rature thermodynamique et la can-
dela pour l’intensité lumineuse. La
mole est ajoutée en 1971 pour
exprimer la quantité de matière,
portant à sept le nombre d’unités
de base du SI.
La présence d’unités comme la
candela ou la mole n’est pas néces-
saire du point de vue du physicien
théoricien, mais elles ont été intro-
duites et maintenues dans le SI
pour répondre à des besoins de l’in-
dustrie et de la chimie expérimen-
tale. Toutes les unités dérivées, par
exemple le pascal (unité de pres-
sion), le watt (unité de puissance)
ou le newton (unité de force), sont
rattachées à ces sept unités de base.
La dérive de la masse
Les définitions des sept unités sont
actuellement disparates. L’ampère
et la candela reposent sur des expé-
riences idéales. Ainsi, l’ampère cor-
respond à l’intensité d’un courant
constant qui, maintenu dans deux
conducteurs parallèles, rectilignes,
de longueur infinie, de section cir-
culaire négligeable et placés à une
distance de 1 mètre l’un de l’autre
dans le vide, produirait entre ces
conducteurs une force égale à
2  10- 7 newton par mètre de lon-
gueur. Les définitions de la seconde,
du kelvin et de la mole reposent sur
des systèmes physiques particuliers
(respectivement l’atome de césium,
le point triple de l’eau (*) et l’atome
de carbone 12). Le mètre est fixé par
une constante fondamentale (la
vitesse de la lumière dans le vide).
Enfin, un objet matériel particulier
(le prototype international du kilo-
gramme) définit l’unité de masse.
Cette diversité ne va pas sans
quelques problèmes. Même si
la définition du kilogramme est
conceptuellement la plus simple,
c’est celle qui pose encore le plus de
difficultés. C’est en effet la dernière
BIPM
unité qui repose sur un artefact,
 Fig. 1 Sept constantes pour construire le nouveau système
La fréquence de la
Contrairement à l’ancien transition hyperfine
Système international d’unités, du césium 133
qui reposait sur la définition 9 192 631 770 Hz
explicite de chacune
des sept unités de base Cs
(seconde, mètre, ampère, La constante
La vitesse de la lumière
kelvin, candela, mole et dans le vide de Planck
kilogramme), le nouveau
299 792 458 m.s-1 S 6,626 070 15  10-34 m2.kg.s-1
système se contente de poser
les valeurs numériques exactes c seconde h
de sept constantes universelles
(ci-contre en rouge).
En combinant ces constantes, m kg
on peut construire mètre kilogramme
pas à pas les unités de base.
Tout d’abord la seconde,
définie directement par Cs,
qui s’exprime en hertz,
l’inverse d’une seconde.
Ensuite, la seconde,
A mol
La charge La constante
combinée avec la constante c élémentaire ampère mole d’Avogadro
donne le mètre, puisque le 1,602 176 634  10-19 A.s 6,022 140 76  1023 mol-1
produit d’une vitesse
par un temps a la dimension e NA
d’une longueur.
Puis, à partir de la seconde et
du mètre, le kilogramme est K cd
L’efficacité lumineuse d’un
obtenu grâce à la constante La constante rayonnement monochromatique
de Boltzmann kelvin candela
de Planck h qui s’exprime en de fréquence 540  1012 Hz
1,380 649  10-23 m2.kg.s-2.K-1
m2.kg.s-1. Et ainsi de suite pour 683 s3.cd.sr.kg-1.m-2
définir toutes les unités. k Kcd

c’est-à-dire un objet physique, ici
un cylindre de 4 cm de haut et de
4 cm de diamètre dans un alliage de
platine et d’iridium, dont la masse
vaut exactement un kilogramme
par définition. Ce « grand K »
reste sans lien direct évident avec
un invariant de la nature, ce qui
entraîne des problèmes d’accessi-
bilité et de stabilité à long terme.
Le prototype international du kilo-
gramme, conservé depuis 1889 au
BIPM à Sèvres, est ainsi à la fois la
INFOGRAPHIE : M.MARCONVILLE
différents laboratoires. Problème :
la masse de chacun de ces artefacts
change au cours du temps. Cet effet
a été mis en évidence lors de plu-
sieurs comparaisons internatio-
nales. Les masses des différentes
copies ont dérivé de 30 à 50 micro-
grammes par rapport à la masse
du grand K depuis 1889 (1) . Cette
dérive affecte bien sûr l’étalon pri-
maire lui-même, mais, par conven-
tion, sa masse reste toujours d’un
kilogramme ! Certes, cette dérive
(*) Le point triple
de l’eau correspond à
un couple température-
pression unique, pour
lequel l’eau est à la fois
solide, liquide et gazeuse.
le proton, quelque 10-27 kg, a poten-
tiellement varié depuis 1889 ! Bien
sûr, les physiciens savent à quoi s’en
tenir face à cette convention, mais
elle n’en reste pas moins insatisfai-
sante d’un point de vue conceptuel.
Et, d’un point de vue pratique, que
se passerait-il pour la traçabilité de
notre système d’unités si le proto-
type international du kilogramme
venait à être endommagé ou même
à disparaître ?
De plus, ces problèmes liés au kilo-

définition et l’unique réalisation
pratique du kilogramme.
La dissémination à travers le
monde de l’unité est obtenue par
la diffusion de copies, des étalons
secondaires du grand K, dans les
reste minime. La fiabilité sur la réa- gramme ont une incidence égale-
lisation pratique du kilogramme ment sur d’autres unités. La défi-
est au niveau de 10-8, suffisante nition de la mole, qui exprime la
pour des applications industrielles. quantité de matière contenue dans
Cette définition implique toutefois 0,012 kg de carbone 12, fait appel à
que la masse de particules comme la définition du kilogramme.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 63

fondamentaux

Métrologie

L’ampère et la candela en dans un semi-conducteur et l’ef- d’une incertitude de mesure dégra-

dépendent aussi, comme des
grandeurs dérivées, telles la force,
la pression ou la puissance.
Les unités électriques posent une
autre difficulté majeure. L’expé-
rience idéale, qui sert à définir
l’ampère et qui nécessite la mesure
d’une force mécanique, ne per-
met plus la réalisation pratique
des unités électriques au meilleur
niveau : le résultat de l’expérience,
donc la réalisation pratique d’un
ampère, varierait trop d’un labora-
toire à l’autre par rapport aux exi-
gences actuelles. Depuis plus d’un
quart de siècle, les mesures élec-
triques ont donc pris leur indépen-
dance vis-à-vis de cette définition
de l’ampère, sans que cela ne soit
officialisé. Dans la pratique, ces
mesures s’appuient sur des étalons
de résistance et de tension reposant
sur des effets quantiques, respecti-
vement l’effet Hall quantique (*)
fet Josephson (*) dans un supra-
conducteur à basse température.
Un rêve de longue date
Dernier exemple des limites du sys-
tème d’unités actuel : la définition
de l’unité de température, le kel-
vin. Elle stipule qu’un kelvin est la
fraction 1/273,16 de la tempéra-
ture thermodynamique du point
triple de l’eau. D’une part, cette
définition érige l’eau en liquide de
référence sans qu’il y ait de raison
fondamentale à cela. D’autre part,
ce point se trouve à une tempéra-
ture proche de 0 °C sous une pres-
sion de 611 pascals. Si l’on veut
par exemple étalonner un ther-
momètre qui fonctionne à plus de
1 000 °C, il est donc nécessaire de
le raccorder par toute une chaîne
de mesure à la température du
point triple, ce qui pose de grandes
difficultés et s’accompagne souvent
(*) L’effet
Hall
quantique se manifeste
par la quantification de la
résistance électrique
lorsqu’un matériau est
refroidi à très basse
température en présence
d’un fort champ
magnétique.
(*) L’effet Josephson
se révèle par des paliers
de tension électrique
lorsqu’une fine couche
d’isolant, prise en sandwich
entre deux plaques
supraconductrices, reçoit
une onde
électromagnétique.
dée pour l’instrument.
Pour pallier ces difficultés, nous
sommes aujourd’hui en train d’ins-
taurer le premier système d’unités
entièrement défini en fixant les
valeurs numériques d’un jeu de
constantes universelles. C’est un
rêve de longue date. En 1874, lors de
sa conférence devant l’association
britannique pour l’avancement des
sciences intitulée « À propos des
unités de la nature », le physicien
irlandais George Johnstone Stoney
introduit le premier système d’uni-
tés naturelles basé sur une liste de
constantes fondamentales.
En 1906, Max Planck présente un
système plus complet en introdui-
sant la constante de Boltzmann (*) k
et la constante de Planck (*) h. En
combinant la vitesse de la lumière c,
la constante de gravitation G, h et k,
dont il fixe arbitrairement la valeur
à 1, le physicien allemand définit un

« Pour fixer la constante de Planck, deux méthodes

ont été utilisées »
Les valeurs de la constante de
Planck h, de la constante de Boltz-
mann k, de la charge élémentaire e
et de la constante d’Avogadro NA ont
été déterminées par le groupe international de scienti-
fques du comité Codata. Pour cela, nous avons examiné
134 résultats d’expériences qui mesurent ces constantes
ou des combinaisons de celles-ci. Ensuite, nous avons
cherché la meilleure estimation de 74 constantes, par
FRANÇOIS NEZ,
la méthode des moindres carrés, qui ajuste au mieux la
physicien spécialiste
variété des résultats expérimentaux aux équations décri-
de métrologie au
vant ces expériences, afn que l’ensemble soit cohérent.
laboratoire Kastler-
Plus l’incertitude sur le résultat d’une expérience est
Brossel (Sorbonne
faible, plus ce résultat aura un poids important dans la
Université, CNRS,
valeur fnale donnée à la constante. Par exemple, pour
ENS-Université PSL,
fxer la constante de Planck h avec 8 chifres après la
Collège de France).
virgule, deux méthodes expérimentales indépendantes
ont été utilisées. La première est la balance de Kibble,
aussi appelée balance du watt. On équilibre d’abord
un étalon, dont la masse en kilogramme est connue,
grâce à une force électrique créée par un courant
circulant dans une bobine. Puis l’étalon est enlevé
et la mesure de la tension aux bornes de la bobine
permet de calibrer la géométrie de la balance. Or les
références électriques quantiques servant à évaluer
le courant et la tension mettent en jeu h. On a donc
mesuré h par rapport au kilogramme.
L’autre méthode consiste à compter le nombre
d’atomes dans une sphère quasi parfaite de silicium
ultra-pur. Cela permet de déterminer la constante
d’Avogadro NA. Comme le produit de h par NA est
très bien connu par d’autres mesures de constantes
fondamentales, connaissant NA, on en déduit h.
À partir du 20 mai 2019, grâce à la nouvelle défnition,
le kilogramme pourra être réalisé concrètement dans
diférents laboratoires par une balance de Kibble ou
une sphère de silicium. Cette fois-ci, h sera connue et
la masse sera l’inconnue. Bien sûr, il faudra toujours
vérifer la cohérence des diférentes réalisations pra-
tiques entre elles. Ce sera le rôle du BIPM. »
DR

64 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 temps, une longueur, une masse et
une température. Pourtant, le sys-
tème de Planck présente plusieurs
défauts rédhibitoires pour toute
application. Par exemple, la lon-
gueur de Planck est de l’ordre de
10-35 mètre, en pratique impossible
à réaliser ! De plus, l’incertitude rela-
tive sur la mesure de la constante de
gravitation G, de l’ordre de dix mil-
lionièmes, est encore bien trop
grande pour pouvoir fixer sa valeur
sans fortement dégrader la préci-
sion des mesures dans le nouveau
système d’unités (2) .
Plus d’un siècle plus tard, après de
nombreux débats entre physiciens
théoriciens et métrologues sur le jeu
le plus pertinent de constantes, les
conditions pour établir un tel sys-
tème d’unités sont enfin réunies.
Les tests répétés et franchis avec suc-
cès par la théorie de la relativité et la
Des constantes
fondamentales
sont bien plus
stables qu’un étalon
fait de matière
physique quantique ont renforcé
notre confiance dans le caractère
fondamental de constantes comme
c ou h, bien plus stables qu’un éta-
lon fait de matière, fût-il conservé
avec précaution ! Mais comment
choisir ces constantes ? D’une part,
il faut que leurs dimensions per-
mettent, quand on les combine,
de construire toutes les unités dont
nous avons besoin. D’autre part, il
faut s’assurer que l’on peut mesurer
ces constantes assez précisément
avant de fixer leur valeur, afin d’as-
surer la continuité avec le système
d’unités précédent et ne pas dégra-
JUN YE GROUP/JILA/NIST
der la qualité des mesures dans le
nouveau SI.
En octobre 2017, le CIPM a recom-
mandé la redéfinition de quatre
unités de base (le kilogramme,
La définition de la seconde pourrait évoluer, en se fondant
sur une horloge optique, comme celle-ci, plutôt qu’à césium.
l’ampère, le kelvin et la mole) à par-
tir de quatre constantes fondamen-
tales : la constante de Planck h, la
charge élémentaire e, la constante
de Boltzmann k et la constante
d’Avogadro NA. Les valeurs numé-
riques ainsi que leurs incertitudes
ont été déterminées dans le SI
actuel par le groupe Codata (lire
l’encadré p. 64).
Tout ne sera pas bouleversé : le
mètre, la seconde, la candela
reposent déjà sur des constantes
fixées. Ainsi, la seconde est définie
à partir de la fréquence de transi-
tion entre deux niveaux d’énergie
de l’atome de césium, Cs. Selon
la physique quantique, cette fré-
quence, c’est-à-dire l’inverse d’un
temps, est une constante de la
nature : elle est la même pour tous
les atomes de césium de l’Univers.
La seconde est aujourd’hui l’unité
la mieux réalisée, avec une incerti-
tude relative au niveau de 10-16.
Néanmoins, la philosophie du sys-
tème d’unités change en profon-
deur. En effet, il n’y a plus à stric-
tement parler d’unités de base,
chacune avec sa définition propre,
et d’unités dérivées construites
en combinant ces unités de base.
Le nouveau SI pose un jeu de
sept constantes dimensionnées.
Ensuite, à chacun en fonction
de ses besoins de combiner ces
constantes pour construire l’unité
(*) La constante de
Boltzmann, introduite
par la thermodynamique,
fait le lien entre des
grandeurs macroscopiques,
comme la température, et
les propriétés
microscopiques, telles que
l’agitation thermique des
atomes ou des molécules.
(*) La constante de
Planck est introduite par
la mécanique quantique
et porte en elle la dualité
onde-corpuscule.
POUR EN
SAVOIR PLUS
n V. Glavieux, « Unités de
mesure cherchent étalon »,
La Recherche n° 499,
mai 2015, p. 62.
n www.bipm.org
Site du Bureau international
des poids et mesures.
n www.codata.org
Site du groupe Codata.
nécessaire à sa mesure. Voici une
illustration simple de ce change-
ment si vous devez mesurer une
vitesse : dans l’ancien SI, l’approche
consistait à s’appuyer sur deux des
sept unités de base, le mètre et la
seconde, pour ensuite construire
l’unité de vitesse en m/s. Le nouveau
SI permettra d’être beaucoup plus
direct en fondant l’unité de vitesse
par rapport à la vitesse universelle
de référence c. Cette approche offre
une très grande souplesse. L’an-
cienne approche reste malgré tout
importante et les sept unités de
base peuvent être construites pas à
pas à partir des sept constantes du
nouveau SI (Fig. 1) .
Définir un système d’unités à par-
tir de constantes physiques est
aussi un moyen très élégant pour
déconnecter totalement la défini-
tion et la réalisation pratique des
unités. Aucune approche expéri-
mentale ou objet matériel parti-
culier n’est imposé. Cela ouvre la
possibilité de mettre à profit les
progrès futurs de la science et de
la technologie pour élaborer des
étalons toujours plus performants,
sans qu’il soit nécessaire de chan-
ger les définitions des unités.
Enfin, signe de l’universalité et
de l’accessibilité du nouveau SI à
l’échelle intergalactique, il vous
suffirait de communiquer à un
éventuel habitant de la galaxie
d’Andromède la définition et la
valeur numérique de chacune des
constantes pour qu’il puisse mettre
en pratique les unités du SI !
Ce système pourra encore évoluer.
En particulier, la seconde pourrait
être à l’avenir redéfinie en se fon-
dant sur des horloges « optiques »
plutôt que sur des horloges à
césium. Mais la 26e Conférence
générale des poids et mesures enté-
rinera un système pérenne pour le
XXIe siècle. n
(1) G. Girard, Metrologia, 31, 317, 1994.
(2) Q. Li et al., Nature, 560, 582, 2018.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 65
fondamentaux

Histoire des sciences

Ce que les horoscopes

nous apprennent du passé
Denis Savoie, Observatoire de Paris
et musée des Arts et Métiers

L’astrologie, aussi ésotérique qu’elle soit, est à la base du développement

de l’astronomie antique. Pour établir des horoscopes, il a fallu inventer
des instruments de calcul et d’observation, mettre au point des méthodes
mathématiques et des éphémérides. Tout ce savoir s’est largement
transmis au fil des siècles, en Orient comme en Occident.

Q
u’est-ce qu’un Comme pour beaucoup de têtes des observations, à l’œil nu, de phé-
horoscope au couronnées ou de nobles, voire nomènes astronomiques (éclipses,
sens astro- d’astronomes, on ne connaît par conjonctions planétaires remar-
nomique du exemple la date de naissance quables), sans aucune mention
terme ? Il s’agit d’Henri II (1519-1559), roi de France du zodiaque. L’astrologie horosco-
d’ u n d o c u - et époux de Catherine de Médicis, pique babylonienne apparaît deux
ment qui fournit la configuration que parce qu’un horoscope a été siècles plus tard, à la fin du Ve siècle
du ciel à un instant et en un lieu établi à sa naissance (voir p. 68). Ce avant J.-C., et les signes du zodiaque
HISTORIEN
DES SCIENCES donnés. On y trouve la position des qui illustre au passage l’importance sont introduits. Il faut entendre par
Denis Savoie est planètes dans le zodiaque, la divi- de ces documents pour les histo- « horoscope » une prédiction de
chercheur associé sion de la voûte céleste en 12 mai- riens et les chronologistes. l’avenir à partir de l’examen, dans les
au laboratoire Syrte sons (domification) et la position Cet horoscope du XVIe siècle est signes du zodiaque, des positions du
de l’Observatoire des signes zodiacaux par rapport l’aboutissement d’une longue évo- Soleil, de la Lune et des cinq planètes
de Paris, dans à l’horizon (ascendant, milieu du lution. Déjà, au VIIe siècle avant connues alors, à l’instant de la nais-
l’équipe Histoire de ciel, descendant). D’après cet état notre ère, chez les Babyloniens, sance (ou de la conception).
l’astronomie, et du ciel, l’astrologue établit une pro- l’idée d’une influence planétaire L’astrologie hellénistique reprend
conseiller scientifique
nostication, laquelle relève d’inter- est présente. Toutefois, les présages cette idée de fonder les prédictions
au musée des Arts et
prétations et de croyances que l’on ne se rapportent qu’au roi ou à la sur des calculs astronomiques et
Métiers.
qualifiera d’« ésotériques ». nation entière. Ils sont fondés sur non plus sur l’observation. Les
horoscopes ont commencé à
concerner une personne particu-
Contexte Les dates de naissance de nombreuses fgures lière en faisant dépendre la confi-
de l’histoire, tels Érasme et Copernic, ne sont connues qu’à travers guration des planètes des signes
les horoscopes qui ont été dressés au moment de leur naissance. zodiacaux. « L’astrologie hellénis-
Ce matériel historique mystique se révèle un précieux auxiliaire tique est l’amalgame d’une doctrine
pour l’historien, mais il permet aussi de comprendre les modèles philosophique séduisante, d’une
cosmiques qui prévalaient à diférentes époques. mythologie absurde et de méthodes
DR

savantes employées à contretemps »,

66 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 résume ainsi le philologue et phi-
losophe André-Jean Festugière
(1898-1982) à propos de l’astrologie
antique, notamment grecque – qui
est pratiquement la même jusqu’à
la Renaissance. C’est l’art de tirer
des présages d’après l’influence
supposée des astres, en se fondant
sur l’unité du cosmos et sur l’inter-
dépendance de toutes les parties de
ce vaste ensemble.
Malgré ces composantes mytho-
logiques, l’astrologie est à la base
de l’astronomie hellénistique et
arabo-perse. Son étude permet
de comprendre la façon dont l’as-
tronomie ancienne s’est trans-
mise au fil des siècles. L’établisse-
ment des horoscopes a contribué
à cette transmission et a stimulé le
développement des tables et des
RMN-GRAND PALAID/FRANCK RAUX - COMSTOCK IMAGES / GETTY IMAGES
Sur le mont Nemrut, en Turquie, l’horoscope du couronnement du roi Antiochos Ier de Commagène est inscrit sur un imposant lion de pierre.
instruments astronomiques, ainsi
que des méthodes mathématiques
(lire l’encadré p. 69).
Un art né à Babylone
La grande majorité des horoscopes
babyloniens et grecs qui nous sont
parvenus ne sont que des résultats
de calcul brut, sans interprétation.
En utilisant des solutions astrono-
miques modernes, qui permettent
de calculer les positions des pla-
nètes dans le passé, il a été possible
de dater précisément les premiers
horoscopes établis.
Le premier horoscope grec n’est
ainsi pas un horoscope de nativité,
mais celui du couronnement d’un
roi, Antiochos Ier de Commagène
(86-38 av. J.-C.). Il se trouve en
Turquie, non loin de la frontière
Horoscope syrienne, sur le mont Nemrut, dans
babylonien établi sous le massif de l’Anti-Taurus. Décou-
le règne de Darius II vert par hasard à la fin du XIXe siècle
sur une tablette par des archéologues, ce sanctuaire
d’argile datée situé au sommet de la montagne
du 13 janvier 409
contient, parmi des sculptures
av. J.-C. C’est l’un des
gigantesques, un lion constellé
plus vieux connus.
avec des inscriptions astrono-
miques, qui montrent notamment
quatre planètes dans le signe du
Lion : la Lune [elle était alors consi-
dérée comme une planète, NDLR] ;
Jupiter, la plus proche de la tête ;
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 67
fondamentaux

Histoire des sciences

Mercure, au centre ; et Mars, la
plus proche de la queue. Peut-on, à
partir de ces indications, retrouver
la date du couronnement ? La seule
solution possible a été déterminée
grâce à la mécanique céleste : il s‘agit
du 7 juillet 62 avant notre ère. En uti-
lisant le même procédé, il a été pos-
sible de dater au 29 avril 410 av. J.-C.
le plus ancien horoscope connu, Uni. Ils ont été découverts à la fin
découvert dans l’immense volume du XIXe siècle, à Oxyrhynque, petite
de tablettes babyloniennes rappor- ville gréco-romaine située au sud
tées par les archéologues occiden- du Caire. Parmi les 200 textes astro-
taux dans les musées européens. nomiques qu’ils contiennent et qui
Une source majeure d’horoscopes datent du Ier au Ve siècles, 80 papy-
antiques provient d’un ensemble rus sont consacrés aux horoscopes.
de 50 000 papyrus grecs conservés à Ces textes ont été édités, analysés
l’université d’Oxford, au Royaume- et publiés en 1999 par l’historien
des sciences américain Alexander
Jones. Leur étude a confirmé l’im-
portance des horoscopes dans la
transmission de la tradition astro-
nomique. Jusque-là, en effet, on
pensait que l’astronomie des pre-
miers siècles de notre ère était
exclusivement dominée par deux
ouvrages majeurs de l’astronome
grec Ptolémée (vers 90-vers 168) :
l’Almageste et les Tables faciles.

Modèles géométriques
L’Almageste est une synthèse de
l’astronomie antique, à fois d’ordre
cosmologique puisqu’il est le fonde-
ment du géocentrisme, mais aussi
mathématique (utilisation de la tri-
gonométrie plane et sphérique) et
astronomique : la théorie du mou-
vement des astres permet de calcu-
ler à l’avance, à l’aide de modèles
géométriques, la position du Soleil,
de la Lune et des planètes. Toutefois,
les tables des mouvements plané-
taires dispersées dans l’Almageste
n’offraient pas aux praticiens un
usage commode en vue d’établir
les coordonnées célestes d’un astre
pour une période et un lieu d’ob-
servation donnés. Ptolémée a com-
posé les Tables faciles pour com-
La forme la plus courante d’un horoscope est le carré astrologique, comme celui-ci, réalisé à la bler ce manque.
naissance du roi de France Henri II. Au centre, on peut lire la date de naissance et le lieu : Parisiis Les possibilités offertes par
sub Elevatione Poli 48.Grad, c’est-à-dire Paris (en réalité Saint-Germain-en-Laye), à la latitude l’Almageste et par les Tables faciles
de 48°. La date est exprimée sous la forme 1519 Martii 30.19.9, qui signifie 30 mars 1519 à en font des outils indispensables
19 h 09 min. L’heure étant comptée depuis midi, Henri II est né le 31 mars 1519 à 7 h 09 min.
pour établir les horoscopes. On
Autour de ce carré, 12 triangles expriment le découpage du ciel en 12 maisons célestes ; dans ces
pensait que leur publication, au
triangles, figurent les symboles des planètes, leur position dans le zodiaque sous forme de
coordonnées célestes (longitude écliptique). On y voit aussi le signe zodiacal « qui se lève » IIe siècle, avait rendu obsolètes les
(ascendant, maison 1), celui « qui se couche » (descendant, maison 7) et celui « qui culmine au anciennes méthodes de calcul,
sud » (milieu du ciel, maison 10). Dans la maison 12, sont notées les positions du Soleil, de la Lune notamment babyloniennes, qui
et de Vénus avec leurs coordonnées célestes et le signe dans lequel elles se situent (ici, le Bélier). avaient culminé au début de l’ère
DR

Tout ceci résulte d’un calcul astronomique, effectué à partir d’une table ou d’une éphéméride. séleucide (312 av. J.-C.), et dominé

68 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541


dans une certaine mesure l’astro-
nomie prédictive pré-ptoléméenne.
Ces méthodes babyloniennes
étaient uniquement fondées sur
des opérations arithmétiques, sans
recours à des modèles géomé-
triques faisant intervenir la trigo-
nométrie. Or l’examen des horos-
copes d’Oxyrhynque montre qu’il y
a eu coexistence de méthodes issues
de l’Almageste et de méthodes baby-
loniennes pratiquement jusqu’à la
fin de l’Antiquité.
La plupart des 130 horoscopes
grecs qui nous sont parvenus pro-
viennent toutefois d’un autre
ouvrage, les Anthologies, écrit par
un astrologue contemporain de
Ptolémée qui vécut comme lui à
Alexandrie, Vettius Valens (120-
175). L’ouvrage de Valens n’a
vraiment été redécouvert qu’au
XXe siècle, lorsqu’on a compris son
En Europe,
l’astrologie atteint
son pic de popularité
et d’influence
à la Renaissance
importance : Valens va et vient libre-
ment entre des méthodes de calcul
d’horoscopes grecques et babylo-
niennes. Il n’utilise d’ailleurs pas
l’Almageste, mais des méthodes
géométriques qui remontent
au moins à Hipparque (vers 190
av. J.-C. - vers 120 av. J.-C.).
Il est difficile d’imaginer l’omni-
présence de l’astrologie dans la
vie civile romaine à cette époque.
Pratiquement tous les empereurs
romains consultent des astrolo-
gues. « [...] Beaucoup de gens ne se
montrent pas en public, ne dînent ni
ne se baignent sans avoir au préa-
LUISA RICCIARINI/LEEMAGE
Les instruments pour
calculer l’horoscope
L’astrolabe planisphérique est l’instrument par excellence
pour établir la position du Soleil et des signes zodiacaux
d’un horoscope en connaissant le lieu, la date et l’heure
de naissance. Inventé par les Grecs et massivement
utilisé par les Arabo-Perses, il ne permet cependant pas
de positionner les planètes dans le zodiaque. Il faut
pour cela avoir recours aux tables astronomiques, et
notamment aux tables alphonsines, qui vont supplanter
L’astrolabe a été au XIVe siècle les tables antérieures.
inventé par les Grecs. Les tables alphonsines, dressées sur ordre d’Alphonse X,
Ici, un instrument arabe roi de Castille, domineront la scène astronomico-
du Xe siècle, en laiton. astrologique jusqu’à la fin du XVIe siècle. Leur utilisation
requiert un haut niveau de technicité et demande des compétences astronomiques
que peu de personnes possèdent. C’est pourquoi, à la fin du XVe siècle,
l’astronome Regiomontanus (1436-1476) publie les premières éphémérides,
qui donnent les positions du Soleil, de la Lune et des planètes, calculées des
années à l’avance, jour par jour. Dès lors, tout le monde peut établir un horoscope.
Autre solution pour calculer la position des planètes dans le ciel : l’équatoire. Il ne
subsiste que de rares exemplaires de cet instrument très perfectionné, en papier
ou en bois, qui permet presque directement de lire, pour une date et une heure
données, la position d’une planète dans le ciel : il s’agit d’une sorte de calculateur.
Mentionnons, pour conclure sur ce point, le summum dans l’établissement d’un
horoscope, à savoir l’astrarium que l’horloger Giovanni Dondi (1330-1388) a
réalisé, en 1380, à Padoue, en Italie. Ce superbe instrument est la première
horloge planétaire mécanique jamais construite : elle donne directement les
coordonnées célestes du Soleil, de la Lune et des cinq planètes connues alors.
propos de l’aristocratie romaine En témoigne le nombre très élevé
l’historien Ammien Marcellin de savants qui se sont livrés à ces
(vers 330-vers 395), à son arrivée à disciplines, y compris dans la par-
Rome, vers 380. On y soigne aussi tie byzantine, très versée dans les
en fonction des astres : Galien (129- horoscopes politiques.
216), l’un des plus grands médecins En Occident, l’astrologie est trans-
de l’Antiquité, a repris une idée mise par le biais de traductions
aux Égyptiens, la iatromathéma- de l’arabe aux XII et XIIIe siècles.
tique, une médecine dirigée sui- Malgré les réticences de l’Église à
vant les opportunités astrales, pra- l’égard de son déterminisme, elle
tique qui sera en vogue jusqu’à la POUR EN est restée présente à la cour des
Renaissance. Malgré cela, très peu SAVOIR PLUS souverains, où elle constitue une
d’horoscopes latins nous sont par- n James Evans, Histoire aide à la prise de décision poli-
venus. L’astrologie est largement et pratique de l’astronomie tique. La Renaissance représente le
commentée dans les ouvrages ancienne, Les Belles Lettres, sommet de sa popularité et de son
latins de l’Antiquité, mais des Paris, 2016. influence en Europe. L’astrologie
horoscopes calculés sont rares. n Jean-Patrice Boudet, est alors présente dans certaines
Sans doute y a-t-il eu des destruc- Entre science et nigromance, universités, chez les médecins sur-
tions ou des pertes du corpus… Publications de la Sorbonne, tout, ou cachée derrière l’enseigne-

lable consulté attentivement l’éphé-
méride, pour savoir, par exemple, où
est le signe de Mercure ou quelle par-
tie du Cancer occupe la Lune dans
sa course à travers le ciel », écrit à
En Orient, l’astrologie et l’astrono-
mie, intimement liées, connaissent
un véritable âge d’or, du VIIIe au
XV e siècles, à Bagdad d’abord,
puis dans tous les pays d’Islam.
Paris, 2006.
n Otto Neugebauer et
Henry Bartlett Van Hoesen,
Greek Horoscopes, American
Philosophical Society, 1987.
ment du quadrivium (arithmétique,
musique, géométrie, astronomie) –
même si certains, tel l’humaniste
Pic de la Mirandole (1463-1494), la
combattent férocement. n

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 69

 LA CHRONIQUE Mathématiques
de Roger Mansuy
Lennon, McCartney ? Des statisticiens
identifient le compositeur d’In My Life
n My Life est une ballade nos-
I talgique des Beatles présente
sur l’album Rubber Soul,
« composée par John Lennon avec l’aide
de Paul McCartney ». Je mets des guille-
mets autour de la citation d’attribution
trouvée sur Wikipédia. En effet, les sou-
venirs divergent entre les deux artistes
sur leur rôle respectif dans l’écriture de
la mélodie – comme pour un autre succès
du groupe, Eleanor Rigby. Longtemps,
des journalistes ont cherché des élé-
ments matériels – partitions, témoi-
gnages de tiers – pour appuyer l’une ou
l’autre des attributions, mais en vain. Une
approche plus scientifique a récemment
été élaborée par un petit groupe de sta-
tisticiens d’Amérique du Nord.
DÉBUT AOÛT lors de la conférence 2018
Joint Statistical Meetings (JSM 2018), à
Vancouver, Mark Glickman, statisticien
à l’université Harvard, aux États-Unis, a
présenté une étude préliminaire, en col-
laboration avec Jason Brown, de l’univer-
sité Dalhousie, au Canada. Leurs travaux
ont consisté à appliquer à la musique des
techniques d’analyse de données habituel-
lement utilisées pour attribuer un texte à
une personne parmi différents auteurs
présumés. L’exemple le plus célèbre de
l’emploi de ce procédé est l’identifica-
tion du terroriste américain Unabomber
comme étant l’ancien mathématicien
Theodore Kaczynski.
La première étape consiste à obtenir un
« profil » des auteurs : on cherche, dans
différents textes de leur plume, la probabi-
lité d’apparition de chaque mot ou expres-
sion (en exceptant les articles, pronoms
et quelques autres mots trop courants).
70 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
Ainsi, on obtient ce que l’on dénomme
des « sacs de mots » pour chaque auteur,
selon le vocabulaire consacré. Ensuite, on
étudie le texte mystère en supposant ini-
tialement qu’il est, avec la même proba-
bilité, de la main de l’un ou de l’autre des
auteurs (la probabilité a priori). On actua-
lise ensuite les probabilités pour qu’il soit
écrit par l’un ou l’autre des auteurs en
fonction des mots qu’il contient (et donc
de leurs probabilités dans les sacs de mots
associés à chaque auteur), via une simple
formule de probabilités appelée formule
L’idée des auteurs
de l’étude a été
de considérer
la mélodie
comme un texte ”
de Bayes. Intuitivement, si on rencontre
un mot rare couramment utilisé par un
auteur et jamais par l’autre, cela va aug-
menter la probabilité que le texte soit écrit
par le premier. À la fin du texte, on obtient
une probabilité (a posteriori) qui répond à
la question initiale d’attribution. Ce prin-
cipe général de classification bayésienne
est par exemple couramment utilisé par
les logiciels qui identifient et filtrent les
courriers électroniques indésirables.
L’idée des statisticiens a été de considérer
la mélodie d’In My Life comme un texte
et de la comparer aux « textes » – c’est-à-
dire aux partitions – correctement attri-
bués à John ou à Paul. Même sans être
grand musicien, vous savez qu’il n’y a pas
réellement de mots dans une mélodie : il
faut donc trouver un équivalent des mots
et expressions. Les statisticiens ont choisi
plusieurs découpages de la partition en
motifs jouant ce rôle (et il y a une part
d’arbitraire dans ces choix) : les accords,
les enchaînements de deux accords,
des assemblages de quatre notes bapti-
sés pour l’occasion « contours »… Avec
chacun de ces découpages, ils affinent
les probabilités d’attribution. Après une
première classification, ils obtiennent
des probabilités, qui servent de valeurs a
priori pour une classification selon le deu-
xième découpage. Ce dernier fournit une
probabilité a priori pour le procédé sur le
troisième découpage, et ainsi de suite.
LE RÉSULTAT de cette étude est sans
appel : John Lennon est, selon toute vrai-
semblance, le compositeur de l’ensemble
de la musique. Les auteurs ont retenté l’ex-
périence non pas sur le morceau entier,
mais sur un groupe de huit mesures, qui
semble davantage être dans le style de
Paul McCartney. La conclusion est iden-
tique. Les probabilités indiquent que la
musique de la chanson sur les souvenirs
de John à Liverpool est… de John. Reste
à savoir pourquoi la mémoire de Paul
concernant cette composition est altérée ;
à mon avis, il faudra davantage convoquer
la chimie, voire la pharmacie, pour obtenir
une réponse claire… Q
Roger Mansuy est professeur au lycée Saint-Louis,
à Paris, et membre de la Commission française
pour l’enseignement des mathématiques (CFEM).
Ce résultat du JSM 2018 a été annoncé
sur la page tinyurl.com/Congres-resultat.
Le site de Mark Glickman : glicko.net
DR
 Neurosciences
Coma : les promesses de
la stimulation cérébrale
Aurore Thibaut, Géraldine Martens, Steven Laureys, Fonds national de la recherche
scientifique, Coma Science Group, Giga-Consciousness, université de Liège
En utilisant la technique de stimulation transcrânienne
à courant continu, les chercheurs du Coma Science Group, à Liège,
sont parvenus à améliorer l’état de conscience de certains patients
sortis d’un coma causé par un traumatisme crânien
ou un arrêt cardiaque. Des résultats encourageants.
epuis l’invention évoluer vers un état de conscience
D
du respirateur altérée : un éveil non répondant
artificiel dans (aussi appelé de façon regrettable
les années 1950, « état végétatif ») ou un état de
les patients vic- conscience minimale. Dans le pre-
times d’un arrêt mier cas, il ouvre les yeux, mais il est
cardiaque prolongé ou d’un grave inconscient de son environnement ;
accident de la route ont une chance dans le second, il présente des com-
de survivre. Cette incroyable avan- portements non réflexes, comme le
cée médicale a révolutionné la fait de suivre quelqu’un du regard
médecine intensive. En contrepar- ou de répondre à des commandes
tie, de nouveaux défis se sont rapi- simples, telles que « bougez le
dement présentés, car les survivants pied » ou « serrez la main ». Ces
d’une lésion cérébrale importante deux états peuvent être transitoires
ne récupèrent pas toujours la tota- ou permanents.
lité de leurs fonctions motrices Dans les deux cas, les patients
et cognitives. Après une période ont besoin de soins. Quels trai-
de coma, un patient peut ainsi tements leur proposer ? L’option
Contexte Des molécules comme l’amantadine ou le zolpidem
peuvent avoir un efet spectaculaire sur l’état de conscience des
patients ayant subi des lésions cérébrales sévères. Mais ces médi-
caments déclenchent souvent des efets secondaires indésirables,
telles des crises d’épilepsie, et ne sont pas efcaces pour tous. Pour
améliorer le niveau de conscience de ces patients, les chercheurs
explorent donc d’autres voies, dont la stimulation cérébrale.
DR
pharmacologique est la plus sou-
vent privilégiée malgré des résultats
cliniques mitigés. Il n’existe en effet
aucun médicament miracle per-
1 2
mettant de « réveiller » ces patients.
En outre, ces traitements ne sont
pas sans risque : on relève de nom-
breux effets secondaires, parmi
lesquels un risque accru de crises 3
d’épilepsie ou une fatigue impor- KINÉSITHÉRAPEUTES
tante. L’amantadine, par exemple, ET NEUROLOGUE
un agent antiviral et dopaminer- Géraldine Martens (1),
gique qui a un effet excitateur sur Aurore Thibaut (2)
et Steven Laureys (3)
nos neurones, est fréquemment uti-
travaillent sur
lisée. Efficace pour environ la moitié
les moyens de
des patients, elle provoque parfois
diagnostiquer plus
des crises d’épilepsie. Le zolpi- finement les états
dem, médicament habituellement altérés de la
prescrit comme sédatif, peut, dans conscience chez
de rares cas, induire un effet para- les patients
doxal spectaculaire sur les capaci- cérébrolésés, et
tés cognitives de patients cérébro- sur les traitements
lésés, avec une récupération de la possibles à mettre
parole, de l’habilité à lire ou à man- en œuvre pour
améliorer leur état et
ger seul. Malheureusement, seuls
leur prise en charge.
5 à 10 % des patients manifestent
ce type d’évolution. La stimulation
cérébrale est une alternative
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 71
fondamentaux

Neurosciences

intéressante à ces traitements.

Elle peut être invasive – c’est le cas
de la stimulation cérébrale pro-
fonde utilisée principalement pour
traiter l’épilepsie ou la maladie de
Parkinson – ou bien non inva-
sive. C’est cette dernière piste que
nous explorons au Coma Science
Group, à l’université de Liège. En
particulier, nous travaillons sur la
stimulation transcrânienne à cou-
rant continu (tDCS pour Transcra-
nial Direct Current Stimulation),
qui consiste à stimuler le cerveau
en appliquant un courant élec-
trique continu de faible intensité
(de l’ordre du milliampère) direc-
tement au niveau du crâne, au
moyen d’électrodes.
En 2006, Friedhelm Hummel et
Leonardo Cohen, neuroscienti- L’équipe du Coma Science Group teste le niveau de conscience des patients atteints d’une lésion
fiques à l’Institut américain de la cérébrale avec divers exercices, comme celui-ci, qui consiste à suivre du regard leur reflet dans un miroir.
santé, ont montré qu’une stimu-
lation de quelques minutes peut Un grand nombre d’études ont déjà Une autre approche est la stimula-
induire des effets sur le cerveau confirmé de nombreux effets posi- tion du nerf vague. En mai 2018, la
plusieurs heures durant (1) . Ces tifs de cette technique, notamment publication d’un premier cas décrit
effets semblent partager des carac- l’amélioration de la motricité – à la une récupération de signes de
téristiques communes avec les phé- suite d’un accident vasculaire céré- conscience chez un patient plongé
nomènes de plasticité neuronale bral – ou de la mémoire – chez des dans un état d’éveil non répondant
– cette capacité qu’a le cerveau de patients souffrant de la maladie d’Al- depuis quinze ans. Cette technique
créer des connexions, par exemple zheimer. Elle a également été utili- doit cependant faire ses preuves
pour acquérir de nouvelles capaci- sée avec succès pour traiter les dou- dans des études contrôlées.

BRUNO STEVENS / COSMOS / COMA SCIENCE GROUP, GIGA-CONSCIOUSNESS, UNIVERSITÉ DE LIÈGE

tés mentales ou motrices. leurs chroniques et la dépression.
COMMENT LA STIMULATION
AGIT SUR LE CERVEAU
En circulant d’une électrode à l’autre, un courant
électrique modifie l’excitabilité corticale, c’est-
à-dire la probabilité de déclencher des poten-
tiels d’action (la production d’influx nerveux
par les neurones) afin d’activer ou d’inhiber
l’activité d’une région cérébrale. Des études de
neuro-imagerie réalisées auprès de sujets sains
semblent montrer que cette technique aug-
mente l’excitabilité et la connectivité cérébrale
de l’ensemble du réseau en question (1) . L’aire
cérébrale est stimulée, ainsi que les régions
cérébrales qui lui sont connectées et qui sont
impliquées dans une même fonction cognitive.
Le courant
électrique (en
jaune) circule entre
les deux électrodes
posées sur le crâne.
Le mécanisme neurophysiologique à l’œuvre
n’est pas entièrement élucidé. Cependant, on
sait que la stimulation facilite le déclenchement
d’un potentiel d’action et modifie l’excitabilité
des récepteurs synaptiques NMDA, situés aux
extrémités des cellules nerveuses, essentiels à
la mémoire et à la plasticité neuronale.
(1) D. Keeser et al., NeuroImage, 55, 644, 2010.
Région préfrontale
Ces résultats nous ont conduits
à étudier, depuis maintenant
huit ans, les bénéfices de la sti-
mulation transcrânienne pour
les états altérés de la conscience.
Notre cible ? La région préfrontale.
Celle-ci sous-tend les fonctions
cognitives, telles que l’attention
ou la mémoire ; elle est également
importante pour la récupération de
la conscience.
Notre premier essai clinique inté-
grait 55 patients en état d’éveil
non répondant ou en état de
conscience minimale. Chacun a
reçu vingt minutes de stimulation
du cortex préfrontal, avec un cou-
rant continu de 2 milliampères (2) .

72 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

Après une session unique, nous
avons observé des effets positifs
chez près de la moitié des patients
en état de conscience minimale.
En nous appuyant sur des échelles
internationales (lire l’encadré
ci-dessous), nous avons mesuré
chez eux une récupération de la
réponse à la commande (serrer la
main, regarder vers le bas), de la
capacité à suivre des yeux une cible
en mouvement, ou de la reconnais-
sance d’objets. Cinq d’entre eux, qui
Aucun effet
secondaire néfaste,
signes de douleur
ou crises d’épilepsie,
n’a été observé
étaient pourtant dans un état de
conscience minimale depuis plus
d’un an, ont montré une amélio-
ration, ce qui suggère que la tDCS
reste efficace même après de lon-
gues périodes. Autre point à relever :
nous n’avons observé aucun effet
secondaire néfaste, qu’il s’agisse de
signes de douleur, de crises d’épi-
lepsie ou d’irritation de la peau en
dessous des électrodes.
Après ces résultats encoura-
geants, nous avons tenté de com-
prendre pourquoi certains patients
répondaient à la stimulation et
d’autres non. Nous avons utilisé
la neuro-imagerie pour comparer
l’atrophie de la matière grise (les
neurones) et le métabolisme céré-
bral de patients répondant à la sti-
mulation avec ceux de patients
qui ne montraient aucune amé-
lioration. Résultat : il semble que
l’amélioration de la conscience
nécessite une préservation rela-
tive du volume cortical et de l’ac-
tivité métabolique de la zone sti-
mulée – en l’occurrence, le cortex
préfrontal –, mais aussi d’autres
aires corticales ou profondes éloi-
gnées (le thalamus et le précuneus)
impliquées dans l’attention et la
mémoire de travail (3) .
Comment augmenter les béné-
fices de la stimulation transcrâ-
nienne et faire en sorte qu’elle
soit efficace pour davantage de
patients ? Afin de répondre à ces
questions, nous avons décidé de
stimuler une autre région cruciale
dans les processus de récupération
de la conscience : le précuneus (4) .
Cette structure sous-corticale est
impliquée dans ce qu’on appelle
« la conscience interne », c’est-à-
dire la conscience de soi. On sait
que cette région est très active chez
50 % des sujets sains et inactive chez
des patients inconscients, en éveil
non répondant. Nous avons donc
placé l’électrode stimulatrice sur
le cortex pariétal, une région pos-
DES PATIENTS térieure de la tête, chez 33 patients
en état de en état de conscience minimale
conscience minimale depuis plus de trois mois. Seules
répondent de très faibles améliorations ont été
à la stimulation enregistrées et les effets n’ont pas
transcrânienne à duré lorsque nous les avons rééva-
courant continu et lués une semaine plus tard.
montrent des signes Plusieurs explications peuvent en
d’amélioration. rendre compte. Tout d’abord, le
précuneus se situe à plusieurs cen-
timètres sous le crâne. Aussi est-il
probable qu’une partie du cou-
rant électrique n’ait pas atteint la
région ciblée. En outre, la distance
séparant les deux électrodes dans
cette expérience était plus grande
English
que dans la précédente impliquant
version le cortex préfrontal. De fait, la sti-
mulation du précuneus impose
Cet article, de séparer les électrodes d’une
traduit en anglais, distance de 10 à 15 cm, contre
est à lire sur 6 à 7 cm dans la stimulation du
researchinfrance.com cortex préfrontal. La densité

DES MÉTHODES POUR DÉTERMINER LA GRAVITÉ DU COMA

Q Il existe plusieurs échelles internationales
de « récupération du coma ». L’échelle de
coma de Glasgow est l’évaluation clinique
la plus répandue. Simple et rapide à mettre
en œuvre, elle évalue les réponses verbales,
motrices, ainsi que l’ouverture des yeux.
Elle permet de déterminer la gravité du
coma et s’échelonne de 3 (coma profond/
mort) à 15 (conscience normale). Si son
usage est principalement indiqué pour les
situations aiguës ou d’urgence, juste après
l’accident, elle n’est toutefois pas adaptée
pour diférencier les patients sortis du coma.
Pour ces derniers, l’échelle la plus adaptée
et la plus sensible est la Coma Recovery
Scale-Revised (CRS-R), qui interroge les
fonctions auditives, visuelles, motrices
et verbales, de communication et d’éveil
sur un total de 23 critères hiérarchisés, du
simple réfexe aux comportements cogni-
tifs plus élevés.
Q La neuro-imagerie nécessite un matériel
lourd et coûteux, mais permet d’analyser
les aspects structurels et fonctionnels du
cerveau, notamment lorsque les signes
de conscience comportementaux sont
insufsants ou ambigus. Avec l’imagerie
par résonance magnétique (IRM), on peut
voir l’intégrité structurelle du cerveau ou
son fonctionnement. Il est ainsi possible
d’observer l’activation de régions cérébrales
bien distinctes lorsque le patient est au
repos ou lorsqu’on lui demande d’imaginer
un mouvement. La fonction cérébrale peut
également être mesurée par un autre scan-
ner de tomographie à émission de positons
(TEP ou, en anglais, PET scan). L’injection
de sucre radioactif (fuorodéoxyglucose),
consommé majoritairement par le cerveau,
sert à mesurer le métabolisme cérébral
du patient au repos et à le comparer à un
groupe de sujets sains, afn de quantifer
la diminution du métabolisme global et
de localiser les zones les plus atteintes
– consommant le moins de sucre.

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 73

fondamentaux
Neurosciences
du courant est par consé-
quent moindre et la stimulation
pourrait être d’autant moins effi-
cace. En 2017, nous avons mené
un essai clinique pour évaluer les
potentiels effets à long terme de la
stimulation transcrânienne. Nous
Les différents états
de la conscience
Après un coma, l’activité cérébrale des
patients peut être plus ou moins altérée.
Le PET scan permet de la mesurer.
Q L’éveil non répondant
(anciennement appelé
état végétatif). Même si
le patient est éveillé, il
n’a aucune interaction
avec l’environnement, ni
le moindre comportement
volontaire.
Q L’état de conscience
minimale. On observe
la survenue fluctuante
de certains signes de
conscience, tels qu’une
réponse à la commande,
une poursuite visuelle ou
une manipulation d’objets.
Q L’émergence de l’état
de conscience minimale.
Chez ces patients, on
enregistre la reprise
d’une communication
fonctionnelle ou d’un usage
adéquat des objets.
Q La conscience non altérée.
Il s’agit de l’activité
cérébrale d’un sujet sain.
Activité
maximale
Activité
minimale
74 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
avons stimulé spécifiquement
la région préfrontale gauche de
16 patients en état de conscience
altérée, trois mois à trente ans
après la lésion cérébrale. Chaque
patient a reçu des stimulations
quotidiennes de vingt minutes
pendant cinq jours. Les effets à
moyen terme, c’est-à-dire une
semaine après la fin des stimu-
lations, ont été évalués avec
« l’échelle de récupération du
coma », appliquée au début de
l’étude, puis immédiatement après
cinq jours de stimulation et, enfin,
une semaine plus tard.
Ce protocole nous a permis de
mettre en évidence une amélio-
ration des signes de conscience
après les cinq jours de stimulation,
et le maintien de ces effets com-
portementaux une semaine plus
tard chez la moitié des patients (5) .
Concrètement, ils ont récupéré des
comportements variés, tels que des
réponses à la commande repro-
ductible, une capacité à localiser,
à manipuler des objets, ou encore
à suivre du regard leur reflet dans
un miroir. Deux patients qui, avant
la stimulation, étaient capables
de communiquer de manière
non fonctionnelle (ils pouvaient
répondre « oui ou non » à certaines
questions sans que la réponse soit
nécessairement cohérente) ont
retrouvé une communication fonc-
tionnelle, c’est-à-dire qu’ils ont pu
répondre correctement à 6 ques-
tions posées sur 6.
Ces résultats sont extrêmement
prometteurs pour une future appli-
cation clinique, dans les centres de
rééducation, les maisons de repos
ou les foyers, en complément des
traitements de kinésithérapie
ou d’ergothérapie. Nous venons
à ce propos de publier les résul-
tats d’une étude évaluant si la
tDCS pouvait être utilisée directe-
ment par les soignants ou par les
proches des patients dans leurs
lieux de vie et non dans un centre
de recherche, comme c’était le cas
jusqu’à maintenant. Les patients
intégrés dans cette étude, dans
un état de conscience minimale
depuis plus de trois mois, devaient
recevoir 20 sessions de stimulation
échelonnées sur quatre semaines.
Les effets ont été évalués jusqu’à
huit semaines après la fin des sti-
mulations chez 27 patients. Nous
avons noté une amélioration signi-
ficative de l’état de conscience uni-
quement chez ceux ayant reçu au
minimum 16 sessions de stimula-
tion sur les 20 programmées (6) .
Application personnalisée
Nous avons désormais le recul
nécessaire à la fois sur l’efficacité
de la stimulation (50 % de patients
y sont sensibles), mais aussi sur son
innocuité à moyen terme. Reste à
évaluer les effets à très long terme,
lorsque la stimulation est appli-
quée pendant plusieurs semaines. Il
faut donc poursuivre les études cli-
niques et s’assurer que l’utilisation
prolongée est sûre, tout en évaluant
la pérennité des bénéfices.
Une autre étape essentielle à son
développement est l’application
personnalisée de la stimulation,
car les patients ont des lésions
cérébrales très hétérogènes qui
doivent être prises en compte. De
fait, il est possible que l’application
de la stimulation sur le cortex pré-
COMA SCIENCE GROUP, GIGA-CONSCIOUSNESS, UNIVERSITÉ DE LIÈGE
frontal gauche ne soit pas la straté-
gie la plus efficace pour tous. Des
études combinant la stimulation
à la neuro-imagerie, afin de locali-
ser les lésions, doivent être menées
afin de cibler la meilleure région à
stimuler au cas par cas. Q
(1) F. C. Hummel et L. G. Cohen, Lancet
Neurol., 5, 708, 2006.
(2) A. Thibaut et al., Neurology, 82, 1112, 2014.
(3) A. Thibaut et al., Brain Stimul., 8(6), 1116, 2015.
(4) W. Huang et al., Brain Stimul., 10(3), 718, 2017.
(5) A. Thibaut et al., Brain Inj., 31, 466, 2017.
(6) G. Martens et al., Brain Stimul., 11, 985, 2018.
 LA CHRONIQUE Neurosciences
de Mariana Alonso
Vers un cerveau
immortel
mmortalité et jeunesse éternelle
I sont des thèmes récurrents
dans les cultures humaines.
Mais notre espèce a beau avoir repoussé
les limites de sa longévité, elle se heurte
toujours à sa finitude. Conséquence inévi-
table de la vie, le vieillissement se traduit
par un déclin progressif des tissus, de la
fonction des organes et un risque accru de
mortalité. Mais pourquoi vieillit-on ? Nos
connaissances du processus biologique
sous-jacent sont encore loin de pouvoir
accomplir les rêves de vie perpétuelle.
Un modèle élaboré en 2015 propose que
le vieillissement fonctionne en quatre
niveaux, de l’échelle moléculaire à l’orga-
nisme dans son ensemble, en passant par
l’échelle cellulaire et les systèmes de régu-
lation physiologique (1) . Les dysfonction-
nements au sein de chaque couche et de
leurs interconnexions expliqueraient les
traits de l’âge et la susceptibilité à la mala-
die. À un niveau moléculaire, le vieillis-
sement est ainsi associé à des altérations
génétiques et épigénétiques (qui modifient
l’expression des gènes sans en changer le
code). Les modifications génétiques sont
parfois accompagnées d’altérations de la
fonction des cellules, provoquant leur mort
ou leur prolifération.
À UNE ÉCHELLE plus large, les dysfonc-
tionnements liés au vieillissement peuvent
augmenter le risque de développer une
inflammation chronique, une dérégulation
du métabolisme ou un dérèglement du sys-
tème endocrinien. L’organisme dans son
ensemble peut alors subir un déclin fonc-
tionnel, et développer des cancers, des
maladies cardio-vasculaires, métaboliques
et neurodégénératives. Nous savons ainsi
DR
que le vieillissement normal du cerveau est
lié à des altérations relativement subtiles au
niveau des synapses – les points de contact
entre les neurones – dans des régions
comme l’hippocampe et le cortex préfron-
tal (2) . Des études menées chez l’animal
ont permis d’identifier dans ces structures
cérébrales des changements cellulaires et
synaptiques au cours du vieillissement
et qui seraient directement liés au déclin
cognitif. Nous savons aussi qu’un vieillisse-
ment « réussi » est en partie déterminé par
des facteurs associés au mode de vie et à la
Un régime moins
riche contribue
au renforcement
des contacts
synaptiques ”
culture – la restriction calorique et l’exer-
cice physique notamment ont des actions
neuroprotectrices dont nous commen-
çons à comprendre les mécanismes. Selon
des travaux récents, il existe une relation
bidirectionnelle entre la consommation
d’énergie et la fonction des cellules ner-
veuses. Un régime peu calorique contri-
bue au renforcement durable des contacts
synaptiques, un mécanisme potentielle-
ment fondamental dans l’apprentissage
et la mémoire. Il peut aussi avoir un effet
sur la production de nouveaux neurones.
Au contraire, une consommation alimen-
taire excessive met en péril ces processus et
accélère le vieillissement cérébral, comme
dans les cas de diabète ou d’obésité. Mais
la façon de mettre en œuvre cette straté-
gie reste à étudier, car elle dépend de nom-
breux facteurs. Il ne s’agit pas de se priver
de nourriture pour mieux vieillir ! Par ail-
leurs, les activités physiques et mentales
contribuent aussi à protéger les neurones
contre les dysfonctionnements liés à l’âge
par une variété de mécanismes, tels que
l’augmentation des facteurs neurotro-
phiques – de petites protéines qui parti-
cipent au développement et au remodelage
des circuits neuronaux –, l’amélioration de
la plasticité synaptique et la stimulation de
la production de neurones.
D’AUTRES STRATÉGIES thérapeutiques
offrent des pistes intéressantes. Ainsi, une
molécule antidiabétique, la metformine, a
des effets protecteurs sur le cerveau et agit
en limitant la quantité de glucose métabo-
lisée. Également, une expérience de « para-
biose », mettant en commun la circulation
du sang de deux souris – l’une âgée, l’autre
jeune – a permis d’identifier le GDF11,
molécule neuroprotectrice présente chez
les souris jeunes (3) . Si une application chez
l’homme reste très lointaine, ces travaux
suggèrent que, sans forcément devenir
éternels, nous pourrions limiter les consé-
quences du vieillissement sur la mémoire
et la cognition, et identifier de potentielles
cibles pour le traitement et la prévention
des maladies neurodégénératives. n
(1) R. Zhang et al., Cell Systems, 1, 180, 2015.
(2) J. H. Morrison et al., Nat. Rev. Neurosci., 13, 240, 2012.
(3) S. A. Villeda et al., Nat. Med., 20, 659, 2014 ;
L. Katsimpardi et al., Science, 344, 630, 2014.
Mariana Alonso est neuroscientifique au laboratoire
perception et mémoire de l’Institut Pasteur.
➔Cette chronique est proposée en alternance avec celle
d’Adrien Peyrache, de l’université McGill, au Canada.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 75
fondamentaux

Société

« La réflexion bioéthique
ne saurait être figée »
Entretien avec Jean-François Delfraissy,
président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE)

Recherche sur l’embryon et sur les cellules souches embryonnaires,

médecine génomique et examens génétiques, place du numérique
dans le système de soins : Jean-François Delfraissy revient
sur ces thématiques au cœur de la contribution du Comité consultatif
national d’éthique à la prochaine révision de la loi de bioéthique.

La Recherche Comment de l’autonomie de la personne et de doit aussi trouver un point d’équi-

définiriez-vous la réflexion sa dignité, la bienfaisance, l’équité.
bioéthique ? Pour autant, elle n’est pas et ne
Jean-François Delfraissy La peut pas être figée, car son corpus
réflexion bioéthique tente de change. La notion de corps est un
trouver le point d’équilibre entre bon exemple. Car qu’est-ce que le
les avancées de la science et de corps, en ce début de XXIe siècle ? Il
la technologie, et les évolutions y a bien sûr le corps physique et ses
sociétales. Cet équilibre est délicat organes, mais aussi notre ADN et
car les sources de progrès médical nos données de santé, quand bien
peuvent ne pas être toutes bonnes même celles-ci se trouvent dans
à prendre à un moment donné, de
même que les avancées sociétales
des bases de données. Le corps
humain ne se résume plus au corps
65 000
se produisent à des vitesses qui matériel : chacun de nous a désor-
ne sont pas forcément celles des mais un nouveau corps immatériel,
avancées scientifiques et médi- façonné à partir du séquençage et CONTRIBUTIONS
cales. Cette réflexion à l’interface du big data. La réflexion bioéthique ont été postées sur
entre progrès et société s’exerce en doit tenir compte de ces change- le site web des États
s’appuyant sur des valeurs intan- ments et évoluer en conséquence. généraux de
gibles : la non-nuisance, le respect Enfin, et peut-être surtout, elle la bioéthique, entre
le 12 février
et le 30 avril 2018.
Contexte Après cinq mois de consultation du grand public,
des associations et des sociétés savantes, le Comité consultatif na-
tional d’éthique a rendu son avis, fin septembre, sur la révision de
la loi de bioéthique. Des recommandations attendues, alors que le
gouvernement doit bientôt présenter un projet de loi sur le sujet.
libre entre les désirs individuels
qui relèvent, du point de vue bioé-
thique, du principe d’autonomie,
et une pensée collective elle aussi
indispensable pour éviter que la
société soit réduite à la juxtaposi-
tion de points de vue individuels.
Préalablement à son travail de
réflexion, le CCNE était chargé
d’organiser les États généraux
de la bioéthique. Quels sont
les principaux enseignements
que vous en retirez ?
Les États généraux ont eu un succès
certain. Plus de 22 000 personnes
ont participé aux débats menés
dans les espaces éthiques régio-
naux, 150 associations ou socié-
tés savantes ont été auditionnées
et près de 65 000 contributions ont
été postées sur le site internet dédié.
Certes, il faut relativiser : un match
de football réunit 70 000 specta-
teurs ! Reste que la conjugaison des
différents outils a fait émerger trois
éléments particulièrement inté-
ressants. D’abord, une thématique

76 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 JEAN-FRANÇOIS DELFRAISSY
MÉDECIN HOSPITALIER, IMMUNOLOGISTE, il est l’un des pionniers
français de la lutte contre le VIH. Il a dirigé l’Agence nationale Qu’est-ce que la recherche sur l’em-
de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) de 2005 bryon ? C’est une recherche menée
à fin 2016. Il préside le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) sur des embryons surnuméraires,
depuis décembre 2016. c’est-à-dire conçus initialement
dans le cadre d’une fécondation
que nous n’avions pas mise sur la business dans la recherche et de in vitro (FIV), parvenus in vitro au
table : la place du citoyen dans le business dans la santé. Tout ce que stade blastocyste (*) , mais qui ne
système de soins, avec une méde- nous avons entendu lors de ces sont finalement pas utilisés et ne
cine du futur très différente de l’ac- États généraux, de même que nos font plus l’objet d’un projet paren-
tuelle. Puis un questionnement avis antérieurs, nous a ensuite servi tal. Il y en a des dizaines de milliers
sur la notion de progrès, sur le fait pour construire notre réflexion et en France. Donc, oui, nous disons
qu’une avancée scientifique ou rédiger notre avis (1) . que l’on peut faire de la recherche
(*) Le blastocyste
médicale n’est pas forcément un Depuis une loi d’août 2013, est le stade du avec eux, à la condition expresse
progrès pour les patients, en parti- l’interdiction de principe de la développement d’un qu’ils ne soient pas implantés.
culier si les plus fragiles (de par leur recherche sur les cellules embryon qui coïncide avec Cela inclut la modification de leur
âge, leur situation de vie, un handi- souches embryonnaires et sur les premières divisions de la génome avec les nouvelles tech-
cellule-œuf (entre le 5e et le
cap ou leur éloignement des tech- l’embryon a été remplacée par niques de ciseaux moléculaires
7e jour après la fécondation).
nologies) n’y ont pas accès. Le der- un régime d’autorisations, pour, par exemple, mieux com-
nier point, c’est l’émergence d’une encadrées par l’Agence de la prendre comment ce génome s’or-
défiance vis-à-vis des médecins et biomédecine. Pourquoi ganise. On peut aussi les étudier
NICOLAS TAVERNIER/REA

des scientifiques, par rapport à la
question des liens d’intérêts par
exemple. Nos concitoyens réalisent
que l’on est, bien plus qu’avant,
dans une atmosphère générale de
préconisez-vous de dissocier sans les modifier, pour identifier les
la régulation de ces deux paramètres du milieu de culture qui
types de recherches ? favorisent leur bon développement.
Parce que ce sont des recherches dif- Cela serait très utile pour améliorer
férentes, avec des enjeux différents. le taux de réussite des FIV qui,

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 77

fondamentaux
Société
globalement, n’est que de 50 %.
En revanche, nous considérons que
la création d’embryons à des fins
de recherche doit demeurer inter-
dite. La France a d’ailleurs signé,
en 1997, la convention d’Oviedo,
sur les droits de l’homme et la bio-
médecine, qui précise que la consti-
tution d’embryons humains aux
fins de recherche est interdite (2) .
Sur ce thème, la loi actuelle doit
donc être clarifiée.
Et concernant les cellules
souches embryonnaires ?
Notre réflexion a porté à la fois sur
l’utilisation des lignées de cellules
souches embryonnaires déjà éta-
blies, actuellement soumise au
régime d’autorisation évoqué plus
haut, et sur l’utilisation des cel-
lules iPS : ce sont des cellules elles
aussi pluripotentes, mais obtenues
par reprogrammation de cellules
adultes, et pour lesquelles aucun
encadrement spécifique n’existe.
Or, de notre point de vue, l’ori-
gine de toutes ces cellules compte
moins que ce que l’on veut en faire.
Ce n’est pas du tout la même chose
de les faire se différencier en cellules
cardiaques ou rétiniennes, et de les
faire se différencier en gamètes !
Nous proposons que les recherches
L’essor de la médecine génomique suscite des questions sur l’utilisation des données collectées.
78 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
avec ces cellules soient menées
dans le cadre d’un régime déclara-
tif, plus léger que le régime d’autori-
sation. Mais, en parallèle, nous sou-
haitons que soit établi un nouveau
corpus juridique pour les encadrer.
Les avancées technologiques
dans le domaine des examens
génétiques et de la médecine
génomique sont nombreuses
et récentes. Qu’est-ce qui a
été le plus discuté ?
On pourrait imaginer que ce sont
les possibilités offertes par les
Nous considérons que
la création d’embryons à des fins de
recherche doit demeurer interdite ”
techniques de ciseaux molécu-
laires. Mais nous en avons peu
parlé (sauf pour l’embryon), car
les enjeux rattachés à leur utilisa-
tion, pour majeurs qu’ils soient,
ont une portée moins immédiate
que d’autres techniques. Dans le
contexte de la révision de la loi de
bioéthique, c’est l’accès aux tests
génétiques, leur encadrement et le
devenir des données qui a le plus
attiré notre attention. Nous nous
plaçons en cela dans la droite ligne
des États généraux, qui ont fait res-
sortir un besoin d’information sur
ce que sont les examens génétiques,
sur leur portée et plus généralement
sur la médecine génomique.
Que recommandez-vous pour
les tests génétiques de
diagnostic ou de dépistage ?
Aujourd’hui, des tests génétiques
peuvent être proposés dans le cadre
d’un dépistage préconceptionnel
chez les parents, d’un diagnostic
préimplantatoire de l’embryon lors
d’une FIV ou d’un diagnostic préna-
tal pendant la grossesse, lorsqu’un
risque de transmission d’une patho-
logie à la descendance est docu-
menté. Nous pensons que l’on peut
élargir les tests de dépistage précon-
ceptionnel à toutes les personnes
ayant un projet parental avec, tou-
jours, en amont et en aval, une
consultation en génétique. Au-delà
se pose la question des dépistages
génétiques dans la population
générale, hors d’un risque connu,
pour repérer les mutations corré-
lées avec telle ou telle maladie. Là,
le système français est incohérent.
Ce dépistage est aujourd’hui inter-
dit par la loi. De même, il est inter-
dit de commander via Internet le
séquençage de son génome à des
entreprises étrangères à laquelle
on envoie un échantillon de salive.
Toutefois, en pratique, cet interdit
n’est pas respecté, et les personnes
qui recourent à ces tests reçoivent
les résultats sans aucune explica-
tion ou soutien médical, tandis que
leurs données sont stockées dans
les bases de données de ces entre-
prises. Face à cette réalité, nous pro-
posons que soit mise en place une
étude pilote de recherche opéra-
tionnelle d’extension du dépistage
génétique à la population générale,
INSERM/PATRICE LATRON
avec une consultation génétique
d’accompagnement, et d’en éva-
luer les conséquences en termes de
santé publique, de retentissement
psychologique et de coût.
 AU-DELÀ DE LA SCIENCE, DES SUJETS À DOMINANTE SOCIÉTALE
L’assistance médicale à la procréation
(AMP) fut une innovation technoscien-
tifque et médicale. Aujourd’hui comme
hier, elle suscite des questionnements
éthiques, à cela près qu’ils ont évolué, les
demandes d’AMP n’étant plus uniquement
médicales, mais sociétales. Ces dernières
se défnissent, rappelle l’avis du CCNE,
« par la possibilité d’utilisation des tech-
niques d’AMP à d’autres fins que celle de
pallier l’infertilité pathologique d’un couple
hétérosexuel, ou d’éviter la transmission à
l’enfant ou à un membre du couple d’une
maladie d’une particulière gravité ». Pour-
suivant la réfexion qu’il avait engagée
dans son avis n° 126, paru le 15 juin 2017,
le CCNE demeure favorable à l’ouverture
de l’AMP pour les couples de femmes et
les femmes seules, et au maintien de
Le CCNE se dit favorable à un accès élargi
à l’assistance médicale à la procréation.
l’interdiction de la gestation pour autrui.
En revanche, il a évolué concernant l’auto-
conservation des ovocytes : il est désormais
« favorable à la possibilité de proposer,
sans l’encourager, une autoconservation
de précaution à toutes les femmes qui le
souhaitent, après avis médical ».
Autre sujet clivant, la fn de vie revient
régulièrement dans la réfexion du CCNE.
Dans la perspective de la révision de la loi
de bioéthique, le CCNE recommande de ne
pas modifer la loi Claeys-Leonetti de 2016
sur la fn de vie (*) , insiste sur « l’impérieuse
nécessité que cette loi soit mieux connue,
mieux appliquée et mieux respectée » et
émet le souhait qu’un nouveau plan gou-
vernemental de développement des soins
palliatifs soit engagé, avec un fnancement
à la hauteur des besoins.
(*) La loi Claeys-Leonetti, qui vise à renforcer les droits
des patients en fin de vie, instaure par exemple
un droit à la « sédation profonde et continue »
jusqu’au décès pour les malades en phase terminale.

Avec ce développement de la
médecine génomique et
l’extension du numérique dans
le système de soins, les
données nous décrivant sont
de plus en plus nombreuses.
Chaque citoyen est-il encore
propriétaire de son corps ?
La question du consentement
quant à l’utilisation de nos don-
nées est un fil conducteur de l’avis
rendu par le CCNE. Jusqu’à pré-
sent, il y avait une distinction très
claire entre un patient inclus dans
un projet de recherche clinique,
par exemple dans une cohorte
d’étude de tel ou tel médicament,
et un patient recevant des soins
courants. Mais cette distinction est
en train de s’estomper : quand un
patient entre dans le soin courant,
ses données entrent dans une base
de données et donc, possiblement,
dans de la recherche effectuée à
partir de cette base de données.
BURGER/PHANIE
pas encore totalement compris, ni
par nos médecins, ni par nos cher-
cheurs, ni par nos décideurs. Du
coup, il faut construire de nouvelles
modalités de recueil du consente-
ment du patient et qu’il ait aussi la
possibilité de se rétracter.
Tout n’est pas dans nos gènes,
et vous proposez d’ailleurs
que le champ thématique
Santé et environnement soit
inscrit dans le périmètre de la
loi de bioéthique…
Effectivement, notre devenir ne
dépend pas seulement de nos
gènes, et je veux insister sur l’im-
portance éthique majeure qu’il y a,
pour les scientifiques, à faire pas-
ser ce message. Certes, nous nous
dirigeons vers une médecine qui,
par certains aspects, sera prédic-
tive. Mais par certains aspects seu-
lement. Car, excepté pour quelques
maladies purement génétiques,
la réalisation de la « prédiction »
POUR EN
SAVOIR PLUS
netatsgenerauxdela
bioethique.fr
Le site des États généraux
de la bioéthique.
nbit.ly/2zP0Vww
Sur le site de Légifrance, la loi
de bioéthique du 8 juillet 2011.
nbit.ly/2zPMk3M
Sur le site de Légifrance, la
loi du 6 août 2013, autorisant
sous certaines conditions
la recherche sur l’embryon
et les cellules souches
embryonnaires.
que nous ne le faisons aujourd’hui,
d’interroger la santé humaine par
le prisme de l’environnement et de
s’en soucier très concrètement. Y
compris en modifiant l’objet social
des entreprises pour y inscrire les
enjeux de santé environnementale
inhérents à leur activité.
Face à l’avancée rapide des
connaissances, le modèle
français d’une révision de la
loi de bioéthique tous les cinq
à sept ans tient-il la route ?
Oui, à condition qu’il favorise un
débat global dans la société (lire
p. 98). Pour cela, il faudrait que
le processus de débat public soit
conduit très en amont des États
généraux et qu’il soit continu
entre chaque révision. Cela per-
mettrait d’intensifier la partici-
pation de la société civile et de la
sensibiliser aux enjeux des décou-
vertes dans le champ de la santé. n
Propos recueillis

Sans qu’il en soit informé… Il est dépend beaucoup de notre envi- par Cécile Klingler
vraiment important de mettre ce ronnement. À notre avis, il est (1) tinyurl.com/avis-129-ccne
sujet sur la table, parce que ce n’est absolument nécessaire, bien plus (2) tinyurl.com/convention-oviedo-1997

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 79

 livres
Comment réformer
la psychiatrie ?
Le secteur de la santé mentale traverse une crise profonde. Si les sciences sociales
offrent de bons outils pour en comprendre les ressorts (voir l’ouvrage coordonné par
Isabelle Coutant et Simeng Wang), quelles réformes engager pour la surmonter ?
Mi-septembre, l’État s’est engagé à créer un fonds d’innovation (on parle de 10 M€
de dotation), à mieux former les médecins et infirmiers, et à mener des actions pour
faire changer le regard sur les troubles psychiques. Des mesures dont la concrétisation
sera suivie de près par les professionnels, très mobilisés – en témoignent le livre de
Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, et les grèves de soignants ces derniers mois. Q

Entretien avec Marion Leboyer

Les maladies mentales

ont le droit à l’innovation ”
Parmi les urgences de la psychiatrie française, Marion Leboyer pointe en termes de prévalence. Il l’est aussi en
le sous-financement de la recherche. Elle plaide pour plus de moyens, termes économiques, car c’est la première
et la mise en place de partenariats public-privé. Elle réclame aussi la cause d’arrêts maladie et la première cause
création d’un organisme de pilotage, sur le modèle de l’Institut de dépenses de santé – un chiffre mainte-
national du cancer, afin de mener une vraie politique de recherche. nant validé par la Caisse nationale d’assu-
rance maladie et par la Cour des comptes,
qui ont confirmé l’étude que nous avions
La Recherche Quelles sont, selon Peut-être d’ailleurs faut-il rappeler ce que publiée en 2012 (1) .
vous, les urgences les plus pressantes sont les maladies mentales, qui restent très Quelles sont les deux autres urgences ?
concernant la psychiatrie en France ? mal connues du grand public, très stigma- La deuxième concerne l’organisation
Marion Leboyer J’en vois trois. Tout tisées, très stigmatisantes, et font l’objet du système de soins, qui a besoin d’être
d’abord, il y a une vraie urgence de santé de fausses représentations et de préjugés. réformé, rénové en profondeur. Et la
publique, dont on voudrait que le grand Elles regroupent un ensemble de patho- troisième touche à la formation et à la
public s’empare et soit conscient. Nous logies diverses, qui vont des dépressions recherche. La recherche est un enjeu abso-
expliquons dans le livre que 20 % des Fran- à la schizophrénie, en passant par les lument majeur : les maladies mentales ont
çais, soit un Français sur cinq, sont, chaque troubles anxieux, l’autisme, etc. Ce chiffre droit, comme c’est le cas pour les autres
année, atteints par une maladie mentale. de 20 % est donc extrêmement important maladies, que l’innovation soit la règle.

80 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 Or, aujourd’hui, la psychiatrie ne reçoit que
2 à 4 % du budget de la recherche biomédi-
cale. C’est dérisoire, en particulier eu égard
au nombre de personnes touchées. C’est MARION LEBOYER
désolant parce qu’il existe, en France, des PSYCHIATRE, elle est responsable du
équipes formidables et une série d’indus- pôle de psychiatrie et d’addictologie
triels qui permettraient de mettre le pays des hôpitaux universitaires Henri-
à un niveau d’innovation tout à fait impor- Mondor, à Créteil. Elle est aussi
tant. Il y a donc vraiment urgence à investir. directrice de la fondation
Ce d’autant que les études montrent que le FondaMental, dédiée à la recherche
retour sur investissement, quand on met de contre les maladies mentales. Elle a
l’argent dans la recherche en psychiatrie, est coécrit Psychiatrie : l’état d’urgence
plus important que pour toutes les autres avec Pierre-Michel Llorca, psychiatre
spécialités médicales. et chef de service au CHU de
Certains, comme la contrôleuse Clermont-Ferrand, et directeur des
générale des lieux de privation de soins de la fondation FondaMental.
liberté, Adeline Hazan, ont aussi tiré
la sonnette d’alarme sur le recours explique les grèves – et en particulier les profondeur, que ce soit humainement,
de plus en plus fréquent à grèves de la faim – des soignants ces der- socialement ou économiquement. Cette
l’hospitalisation sous contrainte. niers mois. Tous, si vous prêtez attention réforme, nous la réclamons depuis des
Partagez-vous leur préoccupation ? à leurs revendications, ne réclament pas années, et encore plus en ce moment,
Adeline Hazan est dans son rôle. Mais des seulement des moyens supplémentaires, parce que le système craque de toutes
contrôles sont effectués très régulière- mais aussi et surtout de pouvoir travailler parts. La ministre des Solidarités et de la
ment dans les hôpitaux – dans mon ser- de manière à prodiguer aux patients des Santé, Agnès Buzyn, avait l’air d’accord,
vice, au sein des hôpitaux universitaires soins de qualité. L’histoire de la contention puisque, en janvier dernier, elle a dit que
Henri-Mondor, à Créteil, nous en avons forcée illustre aussi le manque de moyens la psychiatrie était « le parent pauvre » de la
eu un au printemps dernier – et il y a très auquel nous devons faire face. médecine et que ça ne devrait plus être le
peu d’abus, car cette mesure fait l’objet Comment jugez-vous, sur ce point, cas. Nous attendons donc avec beaucoup
d’un encadrement rigoureux et très précis. l’attitude des pouvoirs publics d’impatience le plan qui doit être précisé et
Ceci dit, qu’on ait recours de plus en plus à vis-à-vis de la psychiatrie ? détaillé, à la suite des mesures qui ont été
l’hospitalisation sous contrainte témoigne L’écriture de ce livre est un moyen de les annoncées en juin dans la feuille de route
du fait que les patients arrivent aux soins alerter, de leur demander d’avoir le cou- « Santé mentale et psychiatrie ». Cette
souvent très tard, que l’on n’a pas suffisam- rage de s’emparer du sujet de la psychia- feuille de route, je dois le dire, a le mérite
ment de personnel pour pouvoir dispenser trie, parce qu’ils ont – et nous avons tous d’exister ; elle fait un certain nombre de
des soins de qualité, etc. C’est aussi ce qui aussi – tout à gagner d’une réforme en propositions concrètes qui vont dans le
même sens que celles que nous faisons
dans le livre, même s’il y a des manques.
Lesquels ?
Psychiatrie : l’état d’urgence Le premier d’entre eux concerne le pilo-
La vie avec une maladie psychiatrie en France, grâce à tage. Nous faisons un parallèle entre la
psychiatrique n’est pas une un gros travail de synthèse et situation du cancer il y a une quinzaine
fatalité ; du moins, elle ne aux nombreux témoignages d’années et la situation de la psychia-
devrait pas l’être et, pour cela, recueillis auprès d’usagers et trie aujourd’hui. Je pense qu’on a déjà
il est urgent de réformer d’acteurs du secteur. oublié que, dans les années 1990, la prise
la psychiatrie. C’est sur cet Il formule également en charge du cancer était aussi en piteux
appel que se conclut ce livre. 25 propositions pour sortir état, avec des pathologies et des patients
Marion Leboyer et L’ouvrage dresse un état de la crise. Une contribution très stigmatisés – on ne prononçait pas
Pierre-Michel Llorca,
Fayard, septembre 2018, des lieux documenté, solide à un débat qui, hélas, le mot de cancer –, avec des parcours de
432 p., 24 €. vivant et accablant de la peine à mobiliser. V. G. soins aussi éclatés et aussi inégaux que ce
DR

qui existe aujourd’hui en psychiatrie,

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 81

livres Comment réformer la psychiatrie ?
avec une loterie des traitements et sur-
tout avec une recherche qui était peu sou-
tenue et peu coordonnée. Or on voit que,
grâce à la création de l’Institut national
du cancer (INCa), la tendance s’est totale-
ment inversée puisque, en un peu moins
de quinze ans, on a réussi à faire en sorte
que deux cancers sur trois guérissent.
Nous réclamons exactement la même
chose en psychiatrie : qu’il y ait un insti-
tut, une agence, ou un opérateur pour pilo-
ter un plan psychiatrie. Pour le moment,
c’est resté lettre morte. Secundo, il n’y a pas
de calendrier, pas de priorisation, pas de
chiffrage des mesures. Et puis il y a zéro
message sur la recherche. Rien. Alors qu’on
n’améliorera pas la situation si on n’inves-
tit pas d’argent dans la recherche et dans
les partenariats public-privé. De multi-
ples rapports – du Sénat, de la Cour des
comptes ou encore, récemment, de l’Ins-
pection générale des affaires sociales – font
pourtant le même constat que nous (2) …
Quelles devraient être les missions
de l’organisme de pilotage que vous
réclamez ?
L’INCa, depuis sa création, a piloté les poli-
tiques de prévention, la refonte des par-
cours de soins, l’amélioration de la qualité
des soins, l’organisation du financement
de la recherche, etc. Nous demandons
que la même chose soit faite aujourd’hui
pour la psychiatrie, avec un opérateur qui
aurait pour mission de piloter une vision
Nous réclamons
un pilote pour un
plan psychiatrie
stratégique de l’organisation de la psychia-
trie en France, qui serait également respon-
sable d’une stratégie d’information et de
communication, du développement d’ou-
tils et de référentiels cliniques communs,
de la création de portails d’information
pour aider les usagers – patients, familles
ou médecins généralistes – à se retrou-
ver dans le dédale de l’organisation de la
82 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
Des soignants ont manifesté devant l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, en septembre : ils
réclamaient davantage de moyens et de pouvoir dispenser des soins de qualité aux patients.
psychiatrie, de la cartographie de l’offre
de soins, de l’évaluation des stratégies cli-
niques. Il serait bien, par exemple, que cet
organisme puisse coordonner un certain
nombre de réseaux qui existent en France,
comme la Maison des adolescents (struc-
ture d’accueil et de soins dédiée aux jeunes)
ou les centres experts que nous avons déve-
loppés au sein de la fondation FondaMen-
tal et qui sont des lieux spécialisés par
pathologie, avec des équipes multidisci-
plinaires capables de porter un diagnostic,
de faire un bilan et des recommandations
thérapeutiques personnalisées. On aime-
rait aussi qu’il pilote la recherche dans
toutes ses dimensions : qu’il définisse des
priorités, qu’il lance des appels d’offres, les
finance, les évalue et transmette les résul-
tats à la communauté des soignants et des
malades, et aussi aux décideurs.
Vous affirmez que la recherche sera
« à l’origine de la prochaine révolution
de la psychiatrie ». Quels sont les
grands défis à relever ?
Le défi principal, c’est de dire que les mala-
dies psychiatriques ont le droit à l’innova-
tion comme les autres ; or, selon moi, ce
n’est ni soutenu ni expliqué aujourd’hui.
Ensuite, quels sont les grands défis de la
recherche ? Premièrement, on a besoin de
mieux comprendre les mécanismes étio-
pathogéniques à l’origine de ces maladies.
Aujourd’hui, les maladies mentales sont
encore diagnostiquées essentiellement
par des critères diagnostiques cliniques,
empiriques. Or, ces dernières années,
il y a eu des découvertes énormes ; elles
montrent que, comme toutes les mala-
dies chroniques, les maladies mentales
sont expliquées par une interaction entre
des facteurs de vulnérabilité génétiques
et immunogénétiques – qui sont nom-
breux et complexes – et des facteurs de
risques environnementaux (stress, fac-
teurs physiques, polluants, etc.). On est
donc à la recherche de biomarqueurs
qui permettent de porter un diagnostic
de pathologie et d’en identifier la forme
clinique – parce que ces pathologies sont
hétérogènes – ; on cherche aussi à iden-
tifier des biomarqueurs de pronostic et
des biomarqueurs de la réponse théra-
peutique. Ces biomarqueurs peuvent être
de différents ordres : sanguins ou identi-
PHILIPPE LOPEZ / AFP
fiés par l’imagerie cérébrale ; il peut aussi
s’agir de marqueurs que l’on peut mesu-
rer à partir des outils numériques. Pour
tout cela, nous sommes proches du but,
mais le financement fait défaut. C’est une
étape absolument décisive, pour l’amé-
lioration des capacités de diagnostic, que
l’on puisse avoir recours à des biomar-
queurs relativement simples qui complé-
teraient l’évaluation diagnostique faite
en psychiatrie.
Et au-delà de ces aspects
mécanistiques et diagnostiques ?
L’autre grand enjeu est thérapeutique. Là,
les espoirs se situent à plusieurs niveaux.
Le premier, ce sont les thérapies psychoso-
ciales. Actuellement, on observe un essor
des stratégies thérapeutiques, notamment
cognitivo-comportementales, à suivre sur
son ordinateur. Mon équipe fait ainsi partie
d’un programme européen qui a démon-
tré, dans le cas de la dépression, que c’est
tout à fait efficace. Déployé à grande
échelle, cela permettrait de donner accès à
beaucoup de patients – encadrés, bien sûr,
par un psychologue ou un psychiatre – à
toutes les stratégies thérapeutiques, qu’ils
pourraient refaire chez eux, ce qui aurait
pour effet de démultiplier leur efficacité.
Le deuxième espoir concerne les nou-
veaux médicaments, dans le domaine de
l’immuno-inflammation par exemple. En
effet, des études montrent l’implication des
processus immuno-inflammatoires dans
certaines pathologies mentales comme la
dépression, et suggèrent que l’inflamma-
tion pourrait participer à la résistance aux
traitements antidépresseurs standards. On
attend donc avec beaucoup d’espérance le
développement de médicaments qui pour-
raient contrôler cette inflammation avec
différentes cibles. Et puis, pour les patients
très résistants et très sérieusement handi-
capés, les espoirs sont à chercher du côté
de la stimulation cérébrale et de la stimu-
lation des nerfs périphériques. Q
Propos recueillis par Vincent Glavieux
(1) K. Chevreul et al., Eur. Neuropsychopharm., 8, 879,
2012 ; Cour des comptes, « L’organisation des soins
psychiatriques : les effets du plan Psychiatrie et santé
mentale (2005-2010) », 2011.
(2) Alain Lopez et Gaëlle Turan-Pelletier,
Organisation et fonctionnement du dispositif de soins
psychiatriques, 60 ans après la circulaire
du 15 mars 1960, Igas, 2017.
Extraits du livre dirigé par
Isabelle Coutant et Simeng Wang
Santé mentale et
souffrance psychique
Organisation de l’institution psychiatrique, place
des médicaments et de l’industrie pharmaceutique,
espoirs suscités par les neurosciences… :
les sciences sociales, comme le démontre
cet ouvrage collectif publié chez CNRS Éditions,
sont un outil essentiel pour une réflexion globale
sur l’écosystème de la psychiatrie.
Dans le climat quasi une démarche de psychothérapie ins-
révolutionnaire de la titutionnelle, celui-ci doit, second élé-
Libération, une géné- ment, développer une analyse « socio-
ration de jeunes médecins des hôpitaux logique », selon les termes même des
psychiatriques met à profit les réseaux psychiatres, de la vie de l’établissement.
de la Résistance médicale pour s’impo- […] Enfin, troisième élément, sur la base
ser à la tête de leur profession et engager de ce diagnostic, le psychiatre peut lancer
une réflexion approfondie sur leur ins- des actions qui permettront la création
titution. Alors que les années de guerre d’une nouvelle atmosphère, proposant ici
laissent les hôpitaux psychiatriques une activité sociale, se servant là de l’in-
– comme l’ensemble de la société fran- troduction d’une nouvelle technique thé-
çaise – exsangues, et que la perspective rapeutique, encourageant partout les ini-
de voir une nouvelle législation ou des tiatives et la participation de l’ensemble
moyens financiers supplémentaires leur des professionnels et malades. […]
redonner un souffle paraît lointaine, le Dès le début des années 1950, la psycho-
défi auquel font face ces psychiatres se thérapie institutionnelle suscite dans la
résume à une question : comment, sans psychiatrie française un engouement
aide extérieure, faire advenir le change- que même la découverte des neuro-
ment qui s’impose dans des institutions leptiques, en 1952, n’égale pas. Des
psychiatriques en crise ? […] établissements comme l’hôpital de
[La solution qu’ils élaborent] repose sur Saint-Alban en Lozère, qui a été l’un des
trois éléments clefs. Le premier est le rôle foyers des premières expériences dès
d’une figure charismatique qui sera en la fin de la guerre, plus tard la clinique
mesure d’instiller le changement et de de La Borde, animée par Jean Oury et
guider son accomplissement. Le méde- Félix Guattari, ou l’association de santé
cin chef, à l’hôpital, joue naturellement mentale du XIIIe arrondissement de Paris
ce rôle. Au moment de mettre en œuvre deviennent des lieux de passage et
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 83
livres Comment réformer la psychiatrie ?
de formation pour des générations
entières de professionnels et, plus large-
ment, d’intellectuels et de sociologues.
[…] Dans la plupart des établissements,
la mise en œuvre de la psychothérapie
institutionnelle se traduit concrètement
par l’introduction de nouvelles activités à
destination des patients : ergothérapie, loi-
sirs, journaux, sorties collectives ou club
thérapeutique. Surtout, un regard nou-
veau sur la relation avec le malade se dif-
fuse : celui-ci n’est plus seulement objet de
surveillance, mais il devient le sujet d’une
relation qu’il s’agit de rendre thérapeu-
tique […] » Q Nicolas Henckes
La seconde vague
d’élargissement de
la consommation
d’antidépresseurs, après celle des
années 1960, a suscité de multiples cri-
tiques quant à l’extension du domaine
de la prescription. La plupart des auteurs
ont insisté sur la constitution d’une dyna-
mique de consommation artificielle car
reposant sur la transformation de la tris-
tesse ordinaire en pathologie justiciable
d’une réponse médicamenteuse ; ces
auteurs ont souligné le rôle moteur de l’in-
dustrie dans son avènement (1) . […]
Là encore, ce qui est pointé est une trans-
formation qui n’est pas propre aux psy-
chotropes mais une donnée générale de
la révolution thérapeutique, en l’occur-
rence la transformation du screening, au
sens étroit comme méthode de criblage
moléculaire, en screening élargi, c’est-à-
dire une stratégie d’innovation et de créa-
tion de marché impliquant l’ensemble du
pipeline de recherche (développement par
les essais cliniques et marketing scienti-
fique auprès des praticiens). La spécificité
des psychotropes est de révéler avec une
acuité toute particulière la relation problé-
matique que cette stratégie a établie entre
valeur économique et utilité thérapeu-
tique, dans la mesure où, dans le cas des
psychotropes, l’objectivation de la patho-
logie était fort discutée et complexe. Explo-
rée à l’aune de ce qu’ont été les activités
84 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
des entreprises, l’émergence du screening
élargi apparaît ainsi comme un processus
de convergence (fragile) d’intérêts entre
industriels, psychiatres, généralistes et
patients plutôt que comme une conspira-
tion entrepreneuriale instrumentalisant
ces derniers au profit des premiers. […]
Jusqu’au début des années 1960, [la société
de produits chimiques et pharmaceu-
tiques suisse Geigy] n’entretenait qu’un
dispositif de collaboration réduit et peu
formalisé avec les professionnels. Au cœur
de son réseau clinique, une poignée de
psychiatres reconnus, récipiendaires pri-
vilégiés des nouvelles molécules et colla-
borateurs de long terme. Les essais étaient
très peu coordonnés, les psychiatres béné-
ficiant d’une grande marge de manœuvre
pour organiser et conduire leurs expéri-
mentations selon leur sensibilité et leur
perception des usages potentiels. […]
L’extension du domaine des essais portée
par les investissements dans la psycho-
pharmacologie, tout autant que la crois-
sance de la firme et de ses opérations ont
toutefois progressivement fait émerger une
Après la Seconde Guerre mondiale, la
psychiatrie a opéré un tournant, accordant
de plus en plus de place aux médicaments.
culture de gestion privilégiant planification
stratégique et formalisation des procédures
de décision que la réforme du départe-
ment lancée en 1966 visait à mettre en
œuvre. Concrètement, il s’agissait de créer
deux nouvelles entités : une unité d’es-
sais précliniques (Medizin I) et une unité
(Medizin II) pilotant des essais cliniques
« contrôlés » qui deviendraient l’unité de
base de la planification de la recherche. […]
[Ceux-ci] devaient reposer sur un protocole
La prescription
d’antidépresseurs
est critiquée
écrit, s’imposant à tous les investigateurs,
impliquant un retour régulier d’informa-
tions standardisées et permettant une série
d’étapes d’évaluation intermédiaire selon
un arbre de décision commun à toutes les
explorations. Afin de renforcer la cohé-
rence, un catalogue général fut mis en place
avec, pour chaque essai, les réponses à un
ensemble commun de questions quant
aux effets sur la pathologie, la tolérance, les
effets secondaires, les dosages, le métabo-
lisme, les associations médicamenteuses et
les relations aux autres thérapies existantes.
Cette internalisation du pilotage et de l’or-
ganisation de la recherche clinique n’aurait
sans doute pas eu tant d’effets sur les cibles
et la définition de l’utilité si elle n’était pas
entrée en résonance avec une autre évolu-
tion interne, de plus long terme, à savoir
le développement du « marketing scien-
tifique ». L’essor du marketing des médi-
caments après la guerre a en effet pro-
fondément modifié la nature de la R & D
pharmaceutique. […]
Comment cette reconfiguration a-t-elle
contribué à changer le statut de la dépres-
sion ? Le meilleur indice en est fourni par
l’organisation des campagnes de promo-
AMELIE-BENOIST/BSIP
tion du Ludiomil, le nouvel antidépresseur
mis sur le marché par Ciba-Geigy en 1971,
et ses liens avec l’émergence de la « dépres-
sion masquée » comme nouvelle indication
 « On s’aperçoit que l’entourage des malades
parle rarement d’une seule voix »
L’enquête d’Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman, publiée dans l’ouvrage Santé mentale
et souffrance psychique, montre la difficulté du travail des professionnels en santé mentale,
soumis à la complexité des relations intrafamiliales et aux propres contraintes de leur métier.

La place des familles
dans le champ de
la santé a beaucoup évolué
depuis le milieu du XXe siècle.
[…] Ces évolutions sont très
sensibles dans le domaine
de la santé mentale [où] les
familles en psychiatrie […]
sont moins systématique-
ment vues comme la princi-
pale source des troubles psy-
chiques, qu’il faudrait écarter
de la prise en charge. […]
Lorsque l’on entre dans la
complexité des logiques
familiales, on s’aperçoit que
l’entourage parle rarement
d’une seule voix. À propos
d’une même personne, ses
proches peuvent avoir des
conceptions très différentes
de ses troubles, mais aussi des
traitements efficaces et des
aides à mettre en place. […]
Or, pour le chercheur comme
pour les professionnels, tous
les points de vue ne sont pas
également accessibles, car
tous les membres de l’entou-
rage n’ont pas la même légi-
timité pour se faire entendre.
[…] Une réflexion méthodo-
logique sur le cheminement
de l’enquêteur est alors pri-
mordiale pour comprendre
la répartition de la parole et
la construction de la légiti-
mité des points de vue dans
ces collectifs de proches. Le
cheminement de l’enquêteur
peut ainsi révéler des lignes
de clivage dans la parenté,
soit parce qu’il a incité les uns
et les autres à exposer leurs
points de vue et à mettre en
scène des divergences, soit
parce que sa circulation a été
limitée et qu’il n’a eu accès
qu’à la version dominante
sur la scène de l’enquête. […]
La question de l’accès à
la parole de la personne
concernée par les troubles
est souvent [aussi] un enjeu
important et spécifique : l’en-
quêteur peut-il la rencon-
trer ? Ne va-t-il pas la fatiguer
ou la stigmatiser ? Est-elle en
mesure de s’exprimer ? Ces
questions et les réponses
qui leur sont données sont
le fruit d’une construction
collective dans le groupe de
proches. […].
Cette réflexion sur les voix
auxquelles on a accès […]
est éclairante pour com-
prendre la vision que les
professionnels peuvent se
faire des entourages. Eux
non plus n’entendent pas
tous les points de vue. Même
s’ils prennent en compte des
relations familiales com-
plexes, entretenant parfois
le dialogue avec plusieurs
personnes, les contraintes
temporelles qui s’exercent
sur leur travail font qu’ils
se concentrent souvent sur
un interlocuteur principal.
Le fonctionnement des ser-
vices, les habitudes de prise
de contact avec les familles,
tendent à accentuer l’identi-
fication d’un unique référent
familial, à entretenir l’usage
de désignations homogénéi-
santes comme « la famille »
ou « l’aidant principal ».
Les professionnels peuvent
pourtant être dans l’embar-
ras lorsqu’ils perçoivent des
désaccords, un conflit, et
doivent malgré tout choisir
le point de vue à prendre en
compte. Ils se positionnent
alors en essayant de décryp-
ter les relations familiales,
de qualifier les attitudes et
les comportements de cha-
cun. Ils s’appuient sur leur
expérience des fonctionne-
ments familiaux, mais aussi
sur leurs propres normes en
matière de relations fami-
liales, sur leurs positions
morales. […] »

stratégique. […] Pour Ciba-Geigy, ressusci-
ter la dépression masquée/larvée était une
manière d’enregistrer la discussion sur la
visibilité croissante de la dépression et son
traitement ambulatoire, qui mettait aux
prises psychiatres et médecins généralistes.
Mais il s’agissait aussi d’un mouvement
proactif, d’une tentative de cadrage de la
prescription prenant appui sur les relations
privilégiées entretenues avec l’élite psychia-
trique pour légitimer une indication élargie
priorisant les deux registres de symptômes
et les deux modes d’action – anxiolytique
et modulateur de l’humeur – du Ludiomil.
[…] » n Jean-Paul Gaudillière
Face à la crise de
l’innovation qui touche
le monde de l’industrie
pharmaceutique, le champ de la psychia-
trie est marqué par le développement de
nouvelles formes d’interventions théra-
peutiques, qui complètent l’arsenal des
molécules chimiques et visent à agir de
manière directe sur le cerveau pour soi-
gner. Il s’agit principalement des techno-
logies de stimulation électrique du cerveau
(ou techniques de « neuromodulation »,
comme la stimulation cérébrale profonde
ou la stimulation magnétique transcrâ-
nienne), qui concentrent les attentes et
espoirs des neurosciences aussi bien sur
le plan thérapeutique que du point de vue
de la recherche. […] Il n’est pas seulement
question de produire du soin, mais aussi
[…] des connaissances en manipulant les
phénomènes par la technique. Ces pra-
tiques deviennent un espace pour observer
l’opérationnalisation du projet neuroscien-
tifique et interroger ses effets […] au niveau
des conceptions du soin en psychiatrie et
de ses liens à la recherche fondamentale,
au niveau de la reconfiguration des catégo-
ries diagnostiques ou des frontières disci-
plinaires, de l’expérience des malades, etc.
Elles permettent aussi de questionner

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 85

livres Comment réformer la psychiatrie ?
SUR LE MÊME THÈME
Histoire de la folie
avant la psychiatrie
« La psychiatrie a des
fondements peu reluisants.
[…] Malgré ses débuts
douteux, [elle] n’a pas à
rougir de ses progrès ni de
ses résultats. » Ouvrage
collectif, qui réunit des
contributions de psychiatres, mais aussi
d’historiens ou de neurologues, Histoire de la
folie avant la psychiatrie relate cette évolution.
Il est question du Moyen-Âge, et l’on apprend
que, contrairement à ce que l’on aurait pu
croire, la folie n’était pas, à l’époque,
considérée de manière monolithique. On
évoque les « stérilisateurs », ces hommes qui,
périodiquement depuis le XIXe siècle,
cherchent à empêcher la procréation des
malades mentaux, relégués au rang de
citoyens de seconde zone. On se souvient de
l’ex-URSS, où les hospitalisations en milieu
psychiatrique étaient utilisées de manière
abusive. Apparaît alors une idée, intéressante,
que le livre résume ainsi : « Le mot “ folie ” […]
désigne un fait comportemental ou verbal qui
nous effraie par son étrangeté, son statut hors
normes. […] L’histoire de la folie avant la
psychiatrie parle de défaillances culturelles
bien plus que des souffrances psychiques. »
Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine (dir.),
Odile Jacob, septembre 2018, 256 p., 23,90 €.
Psychiatrie : l’hospitalisation
contrainte
Le pourcentage
d’hospitalisations sans
consentement en
psychiatrie est en
hausse ces dernières
années, ce qui en fait
l’un des grands enjeux
actuels de la santé
mentale. Depuis deux lois de 2011 et 2013, les
dispositions légales entourant cette pratique
86 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
ont été renforcées, afin de mieux garantir la
santé et la liberté individuelle des personnes
qui en font l’objet. Mais des lacunes subsistent
– quid, par exemple, du rôle de l’avocat et des
modalités de son intervention ? Adeline Hazan,
contrôleuse générale des lieux de privation de
liberté, et Sarah Hatry, docteure en droit
public, les analysent ici, en les replaçant dans
leur contexte historique. Elles reviennent aussi
sur les expériences innovantes de certains
pôles de psychiatrie, en France et à l’étranger
(Italie, Espagne et Danemark), pour favoriser
l’insertion sociale et l’autonomisation des
personnes atteintes de troubles psychiques.
Adeline Hazan et Sarah Hatry,
Dalloz, juin 2018, 136 p., 4 €.
Lieu d’asile. Manifeste pour
une autre psychiatrie
Comment sortir de la
logique d’enfermement
qui préside aux soins en
psychiatrie ? Le livre de
Thierry Najman relate
une expérimentation
que ce chef d’un pôle de
psychiatrie hospitalier a
menée au sein de son service : l’ouverture
totale, et à temps complet (tous les jours de la
semaine, de 7 h 30 à 19 h 30), de l’ensemble
d’une unité d’hospitalisation psychiatrique
– jusque-là, celle-ci était divisée entre une
zone fermée et une zone ouverte. Son récit
montre à quel point ce changement n’a pas
été facile à instaurer – comment, par exemple,
il lui a fallu travailler auprès des soignants, de
sa hiérarchie, etc., afin qu’ils acceptent l’idée,
se l’approprient et la fassent vivre.
Le témoignage lui sert ensuite à élaborer une
réflexion plus globale sur l’écosystème de la
psychiatrie et sur des problématiques mal
appréhendées (la question des fugues par
exemple). Percutant.
Thierry Najman, Odile Jacob, septembre 2015,
240 p., 22,90 €.
les systèmes d’innovation en neuros-
ciences […]. Par exemple, comment l’accès
à ces thérapeutiques expérimentales peut
rester dépendant des systèmes de santé et
de recherche nationaux, de l’engagement
des associations de malades dans leur
promotion, ou encore de la régulation par
l’éthique et donc de conceptions locales des
rapports entre psychiatrie et neurosciences.
Une seconde ligne de recherche en sciences
sociales concerne le développement de
politiques publiques fondées sur les neu-
rosciences. […] Des chercheurs ont notam-
ment analysé les enjeux éthiques et sociaux
entourant la recherche de biomarqueurs
du risque et la construction de catégo-
ries de populations à partir de savoirs ou
concepts neuroscientifiques. Ils ont mon-
tré comment la mobilisation du concept de
« cerveau adolescent » contribue à essen-
tialiser une catégorie de « jeunes adultes
à risque » située dans une zone grise de
conditions entre normalité, pathologie et
déviance […] (2) . D’autres chercheurs ont
discuté comment ces pratiques, concepts
et savoirs, bien qu’incertains, incomplets
et fortement controversés, ont des effets
sur les conceptions du soin, mais plus lar-
gement sur les politiques sociales et sani-
taires qu’ils orientent (3) . […]
Les recherches se déploient à un troisième
niveau, celui de l’expérience des personnes
qui souffrent d’un trouble psychiatrique.
Quelles répercussions ont les savoirs et
pratiques des neurosciences sur la manière
dont les personnes expliquent leur situa-
tion ou bien dont elles définissent leur
identité ? […] Ces mouvements sont inté-
ressants à étudier dans la mesure où ils nous
indiquent la manière dont les explications
scientifiques se diffusent dans la société et
quels sont leurs effets. […] » Q
Baptiste Moutaud
Isabelle Coutant et Simeng Wang (dir.),
CNRS Éditions, octobre 2018, 420 p., 25 €.
(1) Allan Horwitz et Jerome Wakefield, The Loss of
Sadness, Oxford University Press, 2007.
(2) S. Choudhury et S. Moore, AMA J. Ethics, 18, 1199, 2016.
(3) T. Broer et M. Pickersgill, Soc. Sci. Med., 132, 54, 2015 ;
N. Henckes, Évol. Psychiatr., 81, 43, 2016.
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un dossier accablant. majeures Année 2016
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la Terre perd-elle le nord ? Dossier : Neandertal redécouvert.
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des souvenirs enfin décryptée. SP22 : La mémoire
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livres Sélection du mois
Une histoire des civilisations
Sous la direction de Jean-Paul Demoule, Dominique
Garcia et Alain Schnapp
e titre l’annonce sans ambages : Une histoire des
L
civilisations se veut une synthèse du savoir actuel
sur les origines et le développement matériel des
sociétés, des périodes les plus reculées jusqu’à
nos jours. Pour ce faire, le trio constitué de Jean-
Paul Demoule – spécialiste du néolithique et de
l’âge du Fer, ancien président de l’Institut national de recherches
archéologiques préventives (Inrap) –, Dominique Garcia – pré-
sident de l’Inrap et spécialiste des sociétés protohistoriques de
la Méditerranée nord-occidentale au Ier mil-
lénaire – et Alain Schnapp – spécialiste d’ar-
chéologie grecque – a réuni un collectif de
Cet ouvrage
plus de 70 chercheurs en archéologie, en collectif possède
anthropologie, en génétique, etc. du monde
entier. Chacun, dans un article court, didac- une dimension
tique, rythmé par une iconographie riche et
variée, apporte sa pierre à cet ouvrage ambi-
militante inédite
tieux.
Organisé en cinq grandes parties, le livre suit un cheminement
chronologique : hominisation (processus évolutif qui a progres-
sivement transformé des primates en humains) et premières
sociétés de chasseurs-cueilleurs, premières sociétés agricoles,
origine et extension des États centralisés, puis développement
et éclatement des empires jusqu’à la mondialisation actuelle.
La cinquième partie, peut-être la plus originale et sans aucun
88 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
doute la plus technique, se détache de ce plan général pour s’at-
tarder sur les nouveaux champs et méthodes d’étude de l’ar-
chéologie : contribution de la génétique à la compréhension
de l’histoire d’Homo sapiens, développement de l’analyse des
substances naturelles dans les céramiques – pour mieux déter-
miner leur fonction –, explosion de la télédétection et de l’ana-
lyse spatiale…
S’il exécute sa fonction synthétique de manière remarquable,
l’ouvrage vaut également pour les mises en perspective qu’il
offre. La réflexion qu’il engage sur l’archéo-
logie en tant que discipline, les interroga-
tions qu’il soulève sur différents thèmes de
société bien actuels – tels que l’identité, les
migrations ou l’environnement –, ou encore
la place qu’il accorde à des territoires sou-
vent négligés par les archéologues, comme
l’Océanie ou l’Afrique subsaharienne, lui
confèrent une dimension militante inédite. L’occasion – pour
ceux qui en auraient douté – de vérifier que les archéologues
peuvent aussi être des citoyens engagés.
Une histoire des civilisations est donc une somme passion-
nante. Un bouillonnant concentré d’érudition et de pédago-
gie. Le genre de livre auquel on souhaite une belle et longue
carrière en librairie. Vincent Glavieux
La Découverte, 608 p., 49 €.
PHYSIQUE
À la recherche des neutrinos
Au premier abord, les neutrinos ne sont pas les
particules les plus marquantes. Dépourvus de
charge électrique, ils n’interagissent presque pas
avec la matière ordinaire. Ils traversent le cosmos, la
Terre, et même nos corps comme si nous n’existions
pas. Mais, sous leurs apparences furtives, ces
« petits neutres » sont partout : dans la radioactivité
naturelle, les centrales nucléaires, l’atmosphère ou au cœur du Soleil. On
les détecte aujourd’hui avec de véritables « télescopes », dont le
gigantisme est inversement proportionnel à leurs masses (au pluriel, car
il en existe trois familles). Ces masses sont d’ailleurs un mystère : elles
sont faibles, mais on ne connaît pas leurs valeurs, ni leur ordre, de la plus
légère à la plus lourde. La théorie de l’infiniment petit ne permet même
pas de comprendre pourquoi les neutrinos ont une masse ! Autre énigme :
les neutrinos seraient-ils leur propre antiparticule ? Cela serait une
amorce d’explication à la prédominance de la matière sur l’antimatière
dans l’Univers. Les auteurs détaillent l’histoire et la physique de ces
phénomènes. Il faut parfois s’accrocher pour suivre, mais ils signent un
ouvrage complet sur un domaine de recherche en plein essor. S. G.
Antoine Kouchner et Stéphane Lavignac, Dunod, 256 p., 22 €.
ÉTHOLOGIE
Et si on pensait aux animaux ?
« Notre espèce entretient avec le reste du monde
vivant des relations assez complexes », écrit
François Moutou, vétérinaire et épidémiologiste, en
introduction de cet ouvrage proposant d’explorer le
« vivre avec » le monde animal. Membre de la
Société française pour l’étude et la protection des
mammifères, et du comité d’éthique de l’Inserm,
l’auteur rappelle que, quand on dit « j’aime les animaux », le sens diffère
selon que l’animal est un éléphant, une morue… ou son chien, ce qui
interpelle sur la cohérence de notre regard sur le monde animal.
S’arrêtant sur des espèces emblématiques, il souligne les paradoxes que
notre méconnaissance, ou notre indifférence, des animaux induit. Il
explique par exemple que les quotas de pêche à la morue ne prennent
pas en compte les besoins des oiseaux piscivores et mammifères marins
fréquentant les mêmes eaux, mettant en péril de nombreuses espèces.
Rationaliser la pêche sur quelques espèces de poissons permettrait de
protéger les vingt espèces de mammifères marins les plus menacés.
D’autant qu’aujourd’hui, dans certaines zones de pêche et avec certaines
pratiques, les deux tiers de ce qui est pris doit être rejeté à la mer, mort
bien souvent. H. C.
François Moutou, Le Pommier, 252 p., 20 €.
Histoire des sciences
L’Expédition
Lapérouse
« Nous, Louis XVI, en cette année
1785, donnons ordre et instruction
à Monsieur de La Pérouse de mener
à bien une expédition autour du
monde à des fins géographiques,
scientifiques, politiques et com-
merciales. » Ainsi commence une
des plus grandes expéditions
scientifques française, voulue par
le roi lui-même. Le monarque en
défnit même les escales et, siècle
des Lumières oblige, « la conduite
à tenir avec les Naturels des pays
où les deux frégates de Sa Majesté pourraient aborder ». Dans
le splendide ouvrage L’Expédition Lapérouse, Bernard Jime-
nez, historien voyageur et photographe, relate cette épopée
commencée à Brest le 1er août 1785 à bord de deux navires,
L’Astrolabe et La Boussole. Il est difcile d’imaginer ce que re-
présentent, à l’époque, les préparatifs d’une expédition qui doit
durer quatre ans dans des contrées inconnues et lointaines :
1 000 tonnes de provisions et de matériel sont embarquées dans
chaque vaisseau, dont des animaux (canards, cochons, moutons,
vaches…), qui font ofce de provisions vivantes. Des charpen-
tiers, des menuisiers, des ingénieurs, des médecins, des prêtres,
des diplomates sont du voyage, ainsi que les meilleurs savants
du royaume, astronomes, botanistes, physiciens, géographes.
Et, pour rendre compte de l’exploration, des dessinateurs tels
Gaspard Duché de Vancy et François Blondela. Les dessins, dont
les cartes, constituent l’essentiel des illustrations de l’ouvrage, ce
qui permet de suivre avec beaucoup d’intérêt le périple parfois
laborieux de ces 222 hommes à travers le Pacifque.
Le 10 mars 1788, les navires appareilleront de Botany Bay (près
de l’actuelle Sydney) pour disparaître à jamais. Commencera
alors une enquête qui durera plus de deux cents ans, et à la-
quelle prendront part des générations d’explorateurs. L’épave
de L’Astrolabe fnira par être formellement identifée en 1964,
et celle de La Boussole en 2005, à proximité de l’île Vanikoro,
actuellement dans les îles Salomon. Que sont devenus la centaine
de survivants des naufrages, réfugiés sur l’île pour y construire
un petit navire ? Le mystère reste entier, même si l’auteur émet
quelques hypothèses. Un récit passionnant teinté d’aventure,
d’exotisme et de mystère. Hervé Cabibbo
Bernard Jimenez, Glénat, 208 p., 35 €.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 89
livres Sélection du mois
Santé
Lobbytomie
En août, Nicolas Hulot démissionnait de son ministère et la ques-
tion des lobbies ressurgissait. Cet ouvrage, sous-titré Comment
les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, tombe donc
à point nommé. L’enquête, minutieuse et implacable, est le tra-
vail d’une journaliste aguerrie sur le sujet, déjà récompensée
pour sa couverture des « Monsanto papers » pour Le Monde,
comme pour son ouvrage sur les perturbateurs endocriniens
(Intoxication, La Découverte, 2015, lire La Recherche n° 507).
L’auteure raconte à quel point la science est au cœur de la bataille.
Pour contrebalancer les études scientifques qui démontrent
que des produits sont nocifs pour la santé, les frmes font ap-
pel à des ofcines spécialisées qui emploient une armée de
scientifques-consultants capables de publier des études aux
résultats divergents. De redoutables mercenaires diplômés en
science, usant d’un lexique adéquat. Le but : semer le doute
auprès des pouvoirs publics, des instances de régulation et des
cabinets ministériels. Mais aussi discréditer les chercheurs, en
utilisant une terminologie du dénigrement savamment élaborée
par des cabinets de relations publiques. « Les données produites
par les chercheurs universitaires ont toujours été pour nous un
problème majeur dans la défense de nos produits », écrivait en
2001 l’actuel chef de la stratégie pour l’évaluation de la sécurité
des produits chez Monsanto.
Ces pseudo-études scientifques, qui détournent sans mal la bar-
rière de la déclaration de confit d’intérêts, sont un maillon de la
« chaîne de crédibilisation », à l’instar des revues qui les éditent
et des instituts qui les brandissent. Des entités dont les noms
inspirent confance (International Life Science Institute, Fonds
français pour l’alimentation et la santé…), mais fnancés par les
géants de l’industrie. À Bruxelles comme à Washington, le résultat
est à la hauteur de leurs attentes, entre captation de fnancements
et assouplissement des législations. L’auteure n’est d’ailleurs pas
tendre avec l’Autorité européenne
de la sécurité des aliments (Efsa),
qui décide de ce qui passe dans
nos assiettes, « moins célèbre à tra-
vers le monde pour son discerne-
ment face aux stratégies déployées
par l’industrie que pour sa gestion
désastreuse des conflits d’inté-
rêts ». À méditer… Un ouvrage
dense, argumenté et salutaire.
Hervé Cabibbo
Stéphane Horel, La Découverte,
368 p., 21,50 €
90 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
HISTOIRE DES SCIENCES
Du tabac pour le mort
En plein siècle des Lumières, un apothicaire et
échevin de Paris fait disposer, sur les quais de la
Seine, des trousses de secours pour réanimer les
noyés. Celles-ci contenaient une canule pour
insuffler de l’air dans la bouche, une camisole de
laine pour réchauffer la victime, mais également un
clystère pour insuffler de la fumée de tabac par
l’anus… Cette technique nous paraît totalement fantaisiste aujourd’hui.
Cependant, dans ce livre, l’historien Anton Serdeczny, de l’université Aix-
Marseille, montre qu’elle fut promue par des médecins et des
scientifiques, comme René-Antoine Ferchault de Réaumur. Grâce à une
enquête minutieuse dans les traités médicaux, l’iconographie, les
traditions populaires, l’auteur montre comment un tel traitement a pu
être inventé et accepté par l’opinion. L’idée même de réanimation fut le
résultat d’un processus historique assez long, au cours duquel
s’entremêlent les angoisses liées à la mort, la peur d’être enterré vivant,
les réflexions de savants intéressés par les états intermédiaires entre vie
et mort… Une lecture foisonnante, qui rappelle que les progrès de la
science ne se font pas sans balbutiements et erreurs. M. G.
Anton Serdeczny, Champ Vallon, 400 p., 25 €.
SOCIOLOGIE
Happycratie
Il suffit d’entrer dans une librairie pour s’en
convaincre : les rayons pullulent d’ouvrages dédiés
à la « psychologie positive ». Ce livre retrace
comment ce concept est monté en puissance, à la
fin des années 1990, avant de dépasser le cadre
universitaire et d’intéresser de près les décideurs
politiques, les entreprises, y voyant une
justification scientifique à l’idéologie néolibérale. La science du bonheur
promeut en effet une vision individualiste de la société : notre bonheur ne
dépendrait que de nous ! Cette rhétorique qui consiste à rendre les
individus responsables de leur bonheur (ou de leur malheur) dédouane
ainsi les institutions ou les entreprises : si les facteurs économiques,
moraux ou sociaux n’ont pas d’influence sur le bonheur des individus,
alors il n’y a aucune raison de remettre en cause des politiques
inégalitaires. Cela expliquerait l’essor du self help (l’aide à soi-même), du
coaching et autres thérapies positives – par ailleurs, très lucratives. Autre
effet pervers : les individus se détournent de la vie de la cité au lieu de s’y
investir. Un livre intéressant pour son message, mais dommage que les
« faiblesses méthodologiques » imputées à la science du bonheur ne
soient pas davantage détaillées. G. C.
Edgar Cabanas et Eva Illouz, Premier Parallèle, 260 p., 21 €.
Lu d’ailleurs
Buzz
Thor Hanson
À
l’heure où les abeilles subissent un déclin alarmant,
le livre de l’Américain Thor Hanson, biologiste de
la conservation, vient célébrer ces insectes et les
relations uniques que nous entre-
tenons avec eux. Aucune autre petite bête n’est
aussi aimée par les humains, ni aussi essentielle. À
travers notre histoire, nous n’avons cessé d’utiliser
les produits de la ruche. Le miel, dont les premiers
hominidés rafolaient déjà, car c’était la principale
source de sucre – sa consommation aurait d’ailleurs
contribué à l’émergence d’un cerveau exception-
nellement gros chez notre espèce. La cire, sans
laquelle nous n’aurions pas disposé d’une source
d’éclairage aussi efcace. Sans oublier que tout ce
que produit l’abeille, même son venin, a des vertus
médicales. Plus récemment, l’étude des abeilles a
même permis d’éclairer certaines problématiques
humaines : en neurobiologie par exemple, l’intelligence collective
qui émerge de l’organisation d’un essaim est souvent comparée au
fonctionnement des neurones dans notre cerveau. Mais le service
le plus important rendu par les abeilles, au centre du livre, reste
sans conteste la pollinisation de nos cultures. On estime qu’un tiers
de ce que nous mangeons dépend du travail de ces butineuses,
SCIENCES COGNITIVES
L’Erreur est humaine
L’homme est un être doué de rationalité limitée.
Fourmillant d’exemples concrets, ce livre
constitue une bonne première approche de ce
concept : les années 1950, époque où il germe
dans la pensée d’un futur « Prix Nobel d’économie »,
Herbert Simon, spécialiste de l’étude de la
décision ; les années 1970, où il est démontré
expérimentalement à travers la notion de biais
cognitif (distorsion dans le traitement cognitif d’une information) ;
aujourd’hui, où l’on se demande comment tirer parti au mieux de ces
biais, en particulier dans l’élaboration des politiques publiques. V. G.
Vincent Berthet, CNRS éditions, 224 p., 22 €.
dont l’histoire évolutive est intimement liée à celle des plantes à
feurs – les abeilles tirant proft des plantes pour se nourrir et les
plantes des abeilles pour se reproduire. Leur déclin aurait donc
des conséquences catastrophiques pour nous, et
pour tous les écosystèmes en général.
Pour mesurer l’ampleur du problème, Thor Hanson
interviewe biologistes et écologistes. Sur les 20 000
espèces d’abeilles connues, 40 % sont menacées.
Les causes du déclin sont bien connues et l’homme
en est largement responsable : la propagation des
maladies et des parasites, favorisée par la globalisa-
tion du marché des fruits et légumes, et des abeilles
elles-mêmes ; l’interaction, dans leur organisme, de
plusieurs pesticides jamais testés en combinaison,
et le manque de nourriture pour elles, dû à l’agri-
culture intensive et à la perte de biodiversité qui
en résulte. Mais il n’est pas trop tard, selon l’auteur,
pour changer nos habitudes et inverser la tendance. Il se rend
ainsi dans les vergers d’amandiers de Californie. Ici, en plantant
plus de haies et de feurs, scientifques et producteurs ont réussi à
faire revenir les abeilles sauvages qui avaient disparu de la région.
Julien Bourdet, journaliste scientifique
Icon Books, 2018, 304 p., £16.99.
ÉPISTÉMOLOGIE
Méditations sur la physique
La physique veut rendre compte de la nature.
Mais cette activité n’a rien d’évident : comment
saisir cette multitude de phénomènes entremêlés
et sans cesse changeants ? Cet ouvrage
décortique les moyens que la pensée met en
œuvre pour faire ce compte rendu. L’auteur
identifie six étapes à la construction de la
physique mathématique : l’abstraction, la mesure, la conservation, la
loi, l’ordre déductif et la théorie. Ces « méditations philosophiques »
sont écrites dans un langage clair et susciteront la réflexion aussi bien
des étudiants que des curieux et des chercheurs eux-mêmes. S. G.
Cyril Verdet, CNRS Éditions, 288 p., 25 €.
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 91
agenda

le monde qui nous

CORPS ET SPORT entoure : le mètre, le
kilogramme, l’ampère, la
La Cité des sciences et de l’industrie se met au seconde, le kelvin, la mole
sport ! Cette exposition invite le grand public à et la candela. L’exposition
redécouvrir les gestes sportifs et les modifca- permet de découvrir les
tions corporelles et cérébrales qui en découlent. différents instruments
Petits et grands, qu’ils soient athlètes ou sportifs employés pour y parvenir
amateurs, peuvent tester plusieurs ateliers dans (thermomètres,
un vaste espace multisensoriel. Les exercices phy- gyroscopes, horloges,
siques proposés, comme les entraînements fonc- balances, etc.), et leur
tionnels (c’est-à-dire qui font travailler plusieurs évolution au fil du temps.
muscles à la fois) de football, d’escalade ou encore Jusqu’au Paris, Musée des arts
de tennis, permettent de s’essayer aux gestes de 10 mars 2019 et métiers
diférentes disciplines. Associés à des installations vidéo interactives, ces Cyclops, tinyurl.com/monde-7-unites
ateliers encouragent les visiteurs à mettre à l’épreuve leurs capacités de explorateur
réactivité, d’équilibre, de coordination, d’endurance, etc. Les explications de l’océan
scientifques qui accompagnent les dispositifs aident à mieux comprendre Les visiteurs de cette
les mécanismes neurophysiologiques mis en jeu et le lien entre capacité exposition sont conviés à
musculaire et performance. La seconde partie de l’exposition présente le un voyage sensoriel dans
sport sous un angle social. Elle invite le public à réféchir, à l’aide de modules les milieux marins, de la
audiovisuels et d’infographies, sur la place du sport dans la société mais surface aux abysses et
aussi aux limites et dangers de l’efort. En somme, une exposition idéale des pôles aux tropiques.
pour redécouvrir le corps et les bienfaits des activités physiques. Ils peuvent y observer à la
Jusqu’au 5 janvier 2020, Paris, Cité des sciences et de l’industrie loupe les micro-
www.cite-sciences.fr organismes des océans ou
explorer les profondeurs à
l’aide de 30 dispositifs
voir une partie de l’épave d’interventions délicates. interactifs. CONFÉRENCES
EXPOSITIONS d’un voilier de commerce Cette exposition, conçue En bonus, Éric Karsenti,
romain, datée du IIIe siècle par le CEA et l’Inserm, biologiste et fondateur Le 10 novembre
Jusqu’au av. J.-C., découverte dans propose de les découvrir, des expéditions à 14 heures
18 novembre les années 1970 dans le à travers une série scientifiques de Tara, La fabuleuse
Levez l’ancre, golfe de Fos. de photographies et de donnera une conférence, histoire de
hissez les voiles ! Arles (Bouches-du- planches de bande le 27 novembre à 20 h 30. l’Univers
Les techniques de Rhône), Musée dessinée originales, mêlant Rennes (Ille-et-Vilaine), L’histoire de l’Univers,
navigation à l’époque départemental Arles science et science-fiction. Espace des sciences de sa naissance à
romaine sont au cœur de antique Poitiers (Vienne), tinyurl.com/Cyclops-oceans aujourd’hui, fait l’objet de
cette exposition, qui tinyurl.com/levez-l-ancre Espace Mendès France débats et de théories.
présente plus de emf.fr/ec3_event/exposition- Jusqu’au Lors de cette conférence,
70 objets, provenant Jusqu’au science-machina 5 mai 2019 François Vernotte,
notamment de sites 9 décembre Sur mesure, les professeur d’astronomie
archéologiques du Rhône. Science Machina 7 unités du monde et d’astrophysique à
Ancres, plombs de sonde, Le progrès technologique La science ne peut se l’université de Franche-
cordages… de nombreux s’accompagne de passer de mesures. Sont Comté, parlera du modèle
éléments des navires de machines de plus en plus présentées ici les « standard » de la
l’époque sont exposés, fantastiques, comme, par sept unités universelles cosmologie, des
ainsi que tous les outils exemple, le bras robotisé et fondamentales, grâce confrontations qui ont
qui leur sont associés. Les RobOtol, qui aide les auxquelles les conduit à son élaboration
visiteurs pourront aussi chirurgiens lors scientifiques mesurent ainsi que des

92 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

connaissances et limites
actuelles dans l’étude
de l’Univers
et de son évolution.
Besançon (Doubs),
Observatoire
tinyurl.com/Univers-Observatoire
Le 10 novembre,
de 9 heures
à 18 heures
Quels algorithmes
pour comprendre
la nature ?
Les algorithmes sont
omniprésents dans les
sciences contemporaines :
physique des particules,
astrophysique,
neurosciences, etc.
Cette 16e rencontre
Physique et interrogations
fondamentales réunit des
spécialistes de formations
très différentes
(mathématiciens,
physiciens, philosophe,
juriste) pour une série de
conférences sur le sujet.
L’occasion d’en découvrir
plus sur la transformation
algorithmique, qui
concerne non seulement
la science, mais la société
dans son ensemble.
Paris, BnF
François-Mitterrand
www.pif16.fr
Le 14 novembre
à 18 h 30
Les risques
volcaniques
Les volcans ont autrefois
modelé la face de la Terre
lors de catastrophes aux
conséquences parfois
mondiales. Jacques-Marie
Bardintzeff, volcanologue
et professeur à l’université
Paris Sud-Orsay, parlera
des techniques qui
permettent aujourd’hui de
surveiller l’activité des
volcans et d’en estimer les
prochaines éruptions. Une
thématique importante,
car près de 500 millions
de personnes à travers le
monde vivent à proximité
d’un volcan actif.
Toulouse (Haute-
Garonne), Muséum
d’histoire naturelle
tinyurl.com/risques-volcan
Le 14 novembre
à 19 h 45
Darwin et
l’évolution
L’appréhension du monde
vivant a été marquée par
l’ouvrage de Charles
Darwin, De l’Origine des
espèces. Roman Nattier,
systématicien et maître de
conférences au Muséum
national d’histoire
naturelle, évoquera la
sélection naturelle et
l’évolution de la
classification du vivant,
thématiques aujourd’hui
au cœur des recherches
en biologie.
Paris, Cité internationale
universitaire,
Maison du Japon
maisondujapon.org
FESTIVALS
Du 7 au
11 novembre
Salon de
l’écologie
Pour sa 10e édition, ce
salon prend pour
thématique « Biodiversité
et activités en pleine
SPÉCIAL ÉTUDIANTS
CONCOURS
NOUVELLES AVANCÉES
Le concours d’écriture « Nouvelles Avancées » a pour
objectif de rapprocher les sciences et la littérature.
Pour sa dixième édition, et dans le cadre de l’Année
de la chimie de l’école à l’université, il a pour thème
« Alchimie des parfums : le mystère des fragrances ».
Il propose aux participants d’explorer l’univers des
senteurs, de l’Antiquité à aujourd’hui, au travers du
prisme de la chimie, comme ont pu le faire avant eux des auteurs recon-
nus, tels Gustave Flaubert (Salammbô), Charles Baudelaire (Les Fleurs
du mal) ou, plus près de nous, Patrick Süskind (Le Parfum).
Les collégiens, les lycéens et les élèves des centres de formation d’ap-
prentis peuvent s’inscrire à ce concours, co-organisé par l’École nationale
supérieure de techniques avancées (Ensta) ParisTech et l’École poly-
technique. Diférentes fches pédagogiques sont mises à leur disposition
pour les aider à rédiger leur nouvelle en respectant les règles du genre,
par exemple en les guidant dans l’écriture d’une chute.
Novembre 2018 : ouverture des inscriptions ; 31 janvier 2019 :
fin des inscriptions ; mars 2019 : remise des prix
concours-nouvelles.ensta-paristech.fr/2019/sujet
ORIENTATION : PRÉPAREZ VOTRE AVENIR !
Salon de l’étudiant Salon Studyrama
Ce salon invite les futurs étudiants à Grandes Écoles
découvrir les horizons qui s’offrent à Ce salon aide lycéens et étudiants à
eux pour leur poursuite d’étude. trouver la classe préparatoire ou la
Plusieurs conférences, animées par grande école de commerce, de
des spécialistes de l’enseignement management ou d’ingénieur qui leur
supérieur, présenteront le panorama correspond. Les représentants de
des études scientifiques et nombreux établissements
technologiques, les différents choix présenteront leurs formations,
d’université, les diplômes en parleront des concours d’admission et
économie et en commerce ou encore expliqueront le système des banques
la voie à suivre pour devenir communes d’épreuves, souvent
enseignant. Un moment de rencontre utilisées pour le recrutement des
et d’échange où seront également étudiants. Sur inscription, des ateliers
présents les représentants des dédiés à l’orientation vers les écoles
établissements locaux. de commerce sont aussi proposés.
Le 9 et le 10 novembre, Strasbourg Le 10 et le 11 novembre, Paris,
(Bas-Rhin), Palais des Congrès Event Center Hall B
tinyurl.com/salon-de-l-etudiant tinyurl.com/Studyrama-grandes-ecoles
N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 93
agenda

nature ». Professionnels,
étudiants et grand public
se retrouvent lors de trois
temps forts : le congrès
scientifique Ecolo’Tech
sur les innovations
écologiques, le forum des
métiers et des formations
Ecolo’Job et le
Festi’Versité, rassemblant
des conférences, des
débats et des animations
sur l’écologie.
Montpellier (Hérault),
Campus Triolet
de l’université,
parc zoologique
www.salon-ecologie.com
Les 16 et
17 novembre LES UTOPIALES
Futurapolis
Les neurosciences, la Pour sa 19e édition, le festival de science-fction « Les
robotique ou l’intelligence Utopiales » s’intéresse au corps dans tous ses états. Le
artificielle seront au cœur thème sera disséqué par des scientifques, des auteurs
des discussions sur et des artistes, selon quatre axes que l’on retrouve
l’avenir technologique de fréquemment dans les œuvres de science-fction : le
la société, avec des corps physique et anatomique, avec les cyborgs ou les
chercheurs et des hommes augmentés ; le corps psychique et spirituel ; le corps virtuel, avec
entrepreneurs. L’occasion la question de la conscience des machines ; le corps social et ses diférentes
de découvrir des organisations. Comme chaque année, diférents supports seront exploités
innovations nées dans les lors des conférences, des tables rondes et des expositions tout public qui
labos du monde entier. sont prévues : la bande dessinée, la littérature, la danse, le cinéma, les arts
Toulouse (Haute- plastiques ou encore le jeu vidéo. Les intervenants y croiseront leur point
Garonne), de vue sur l’avenir de l’humanité et de la technologie.
Quai des Savoirs Jusqu’au 5 novembre 2018, Nantes (Loire-Atlantique), Cité des congrès
www.futurapolis.com www.utopiales.org

SOLUTIONS DES JEUX DU NUMÉRO 540

Comité des fêtes
Il faut constituer 5 groupes au moins.
• On ne peut pas descendre en dessous
de 5 groupes. En effet, soit par exemple
5 élèves A, B, C, D et E, tels que A déteste
B et C, B déteste C et D, C déteste D et E,
D déteste E et A, E déteste A et B. Deux
quelconques de ces élèves ne peuvent
pas être dans le même groupe.
• On montre que 5 groupes suffisent
par récurrence sur le nombre n d’élèves
du comité.
La calculatrice bizarre
Après un appui, l’écran affichera toujours
un nombre impair.
En partant de 421, il suffit donc de choisir
à chaque étape celui des deux nombres
qui est impair entre (N  1)  2 et (N  1)  2.
Dans l’ordre inverse, ce sera : 211, 105,
53, 27, 13.
Les (cinq) appuis successifs :
J (13 ➞ 27), L (27 ➞ 53), L (53 ➞ 105),
J (105 ➞ 211) et L (211 ➞ 421).
Le « 13 » porte bonheur
L’œuf ou la poule ? Les trois paires
On remarque d’abord que lorsque deux 1  2  3  6  4  5  20
élèves d’opinions identiques sont voisins, 2 5  3  6  4  7  28
ils ne changeront jamais d’opinion. 7  8  6  9  10  11  110
Autour du cercle, à une rotation près,
la configuration est de la forme de suites Cubisme à l’école
(AB)(B)(BA)(A) où chaque séquence entre Les colonnes 2 et 4 sont identiques.
parenthèses se répète un certain nombre À l’aide des cubes du haut de chaque pile, on peut reconstituer le gabarit
de fois (éventuellement 0). du cube et trouver la paire identique.
Après chaque vote, une séquence (AB) ou Une autre méthode consiste à procéder par élimination parmi les
une séquence (BA) se répétera une fois de 15 couples de colonnes. Dès lors qu’une face d’une couleur donnée
moins que précédemment (ou 0 fois si elle se retrouve au même niveau dans une autre colonne en côtoyant des
ne se répétait pas), tandis que les séquences couleurs différentes, ces colonnes ne peuvent pas être identiques.
(A) ou (B) augmentent en conséquence. Ainsi, 1 et 2 ne peuvent être identiques, car la case jaune du milieu
Le maximum de modifications est atteint côtoie une case rose en 1 et pas en 2. De la même façon, on élimine : 1
lorsque, au début, les séquences (AB) ou et 4 (bleu), 1 et 5 (gris), 1 et 6 (rose), 2 et 3 (gris), 2 et 5 (gris), 2 et 6 (rose),
(BA) étaient les plus grandes possible, 3 et 4 (mauve), 3 et 5 (vert), 3 et 6 (vert), 4 et 5 (vert), 5 et 6 (gris). Il reste
ce qui, pour 15 élèves correspond à donc 1 et 3, 2 et 4, 4 et 6.
7 séquences de ce type. On utilise alors le gabarit. En considérant les faces opposées, on peut
Le processus s’arrêtera donc au bout de éliminer 1 et 3 (inversion du bleu et du vert), 4 et 6 (pour une raison
7 votes, soit 7 minutes, au maximum. semblable : à l’opposé de la face grise du milieu de la colonne 4, il y a une
face bleue, alors que celle-ci en 6 est mauve).
Empilement
Il ne reste que 2 et 4.
De haut en bas : Bruno (5 cahiers), Arnaud
(2), Carla (3), Damien (4), Élisa (1).
33 millions
Billes en tête de minois et moi
On peut parvenir au résultat en 6 tours au et moi et moi
41 30 25
506156
16 30 50
+ 50927 Les solutions détaillées
16 60 20 sont accessibles à l’adresse :
+ 32442917
32 60 4 www.larecherche.fr/jeux-
––––––––––––––– mathematiques/solutions-
32 56 8
= 33000000 enigmes-logique-et-
32 48 16
mathematiques-novembre-2018
32 32 32

94 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

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deux2hors-série
hors-série
L’histoire de l’homme a C’est une révolution
Ce numéro spécial vous fait Comment se construit
constamment
découvrir les étécontroverses
remodelée, laconceptuelle qu’Einstein
mémoire ? Comment
au gré des découvertes.
qui ont marqué, ou marquent fonctionne-t-elle ? Dans
propose en 1915. Pourquoi
Un encore,
exemplel’histoire
: la misedes
au jour
sciences. la théorie de
oublie-t-on la relativité
? Notre mémoire
en 2015 d’outils vieux
Certaines d’entre ellesde 3,3
ont générale,
n’est l’espace-temps,
pas unique. Les
millions
opposéd’années, alors qu’on
des scientifques considéré auparavant
neuropsychologues ont
à des institutions
attribuait
groupes
de l’outil à Homo habilis,
ont pris la forme
ou à des
jusque là l’invention
sociaux. D’autres
de
les plus vieux représentants
dont
duels
+
+ identifé
peutla se
diférents
composent
systèmes
comme rigide et immuable,
qui déformer dont
! :
la mémoire de travail, qui
intellectuels entre hommes La Recherche
joue explore
un rôle pivot dans
n’ont que 2,4 millions d’années. cette révolution
de sciences : Newton et Leibniz l’encodage et la récupé-
Dans ce numéro, La Recherche conceptuelle dans son
sur la paternité du calcul ration des informations,
faitdiférentiel
le point sur; ce que l’on
Pasteur sait
et Pouchet Hors-Série sur Einstein.
la mémoire sémantique,
de nos ancêtres.
sur la génération spontanée ; qui recense nos connais-
Kelvin et Darwin sur l’âge sances sur nous-mêmes et
de la Terre. sur le monde et la mémoire
1 AN D’ABONNEMENT
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épisodique, qui nous fait
revivre avec émotion les
(soit 10 nos + 1 no double) ou 60� auscènes
lieu de denotre passé.�(2)
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jeux

ÉNIGMES, LOGIQUE
ET MATHÉMATIQUES
Ces pages proposent un choix d’énigmes et de casse-tête pour solliciter votre esprit
dans de multiples directions, faisant appel à votre bon sens. Aucune connaissance
mathématique n’est nécessaire. Quoique…

Quatre à quatre vers treize Sept lignes et des triangles

Le nombre 13 peut s’obtenir en utilisant Disposées ainsi, sept lignes droites délimitent six triangles
exactement quatre fois le chiffre 4 et les symboles non superposés.
arithmétiques :

13  44/4  4
Trouverez-vous une autre solution ?

Un défaut et des qualités

Homme politique, scientifique, écrivain,
l’Américain Benjamin Franklin était aussi féru
d’arithmétique. Il excellait à remplir des carrés
magiques aussi vite que sa main pouvait écrire
les nombres.
Comment disposer autrement sept lignes pour délimiter
jusqu’à onze triangles non superposés ?
52 61 4 13 20 29 36 45
14 3 62 51 46 35 30 19
Le poids du doute
53 60 5 12 21 28 37 44
Six épiciers de la ville vendent des paquets de 1 gramme
11 6 59 54 43 38 27 22 de safran de haute qualité, chacun dans des emballages
avec sa propre marque.
55 58 7 10 23 26 39 42 Le bureau des fraudes local a remarqué qu’un des épiciers
9 8 57 56 41 40 25 24 emballe son safran systématiquement en paquets plus légers
de 3/10 gramme. Pour tenter de trouver l’identité de l'épicier
50 63 2 15 18 31 34 47 frauduleux, les fonctionnaires disposent d’une bascule
16 1 64 49 48 33 32 17 déterminant l’exact poids d’une charge.

Combien de pesées les fonctionnaires doivent-ils effectuer

Quels sont le défaut et les qualités de ce carré pour savoir qui est l'épicier malhonnête ?
dont il est l’auteur ?

96 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541

 Dans les tranchées Vraiment tout faux ?
Les poilus de 1914-1918 attaquaient les maths Dans un ultime effort pour faire comprendre aux élèves à quel point
aussi courageusement que l’ennemi. La preuve leurs fautes rendent les professeurs amers, un enseignant leur
en est la publication, en 1916 par la librairie propose de résoudre ce problème où chaque lettre représente
militaire Berger-Levrault, de l’opuscule un chiffre de 1 à 9, le 0 étant réservé au U.
Pour s’amuser dans la tranchée, détaillant
seize démonstrations du théorème de Pythagore. F A U T E
+ F A U T E
= A M E R S

Quelle démonstration du théorème s’appuie Pratiquement, comment écrire cette addition avec des chiffres ?
sur le théorème de Thalès ?

Paraphrases Labyrinthe numérique

Lisez deux phrases de même sens en joignant
des lettres horizontalement, verticalement ou DÉPART 1
en diagonale, sans passer par des points noirs.
2
3
R I I R A O
2 2 3 4 2 0 1 1
N E T P I
2 1 1 5 3 3 2 1
N R A T T N
3 0 2 6 0 0 3 4
E S P U A 2 0 3 7 2 2 3 1
R E F F L 4 8 4 0 3 7 7 6
T O U I R I 4 0 4 0 2 2 5 4
D E C R
8 7 3 4 2 8 2 1
0 1 0 2 0 3 4 5
0 3 1 7 0 5 4 3
V O T N A T E
1 9 9 4 1 0 4 1
U S A L H R R 1
N A R E U A ARRIVÉE 1
U E E N P Comment effectuer la traversée en enchaînant des nombres
divisibles par 3, horizontaux ou verticaux, commençant chacun
R E Z S S E R
par le dernier chiffre du précédent ?
P V O P
Pages réalisées
A S A U S Solutions dans par Pierre Berloquin,
le prochain numéro Créalude

N°541 • Novembre 2018 | La Recherche • 97

 LA CHRONIQUE Éthique
de Jean-Gabriel Ganascia
Faut-il réviser les lois bioéthiques,
et à quel rythme ?
es grandes lois de bioéthique de
L 1994, 2004 et 2011 prévoient
toutes, à un terme fixé
– cinq ans pour celles de 1994 et 2004,
sept ans pour celle de 2011 –, un réexamen
devant le Parlement. Ces lois anticipent
donc leur propre sénescence et leur besoin
de jouvence. « Sénescence », « jouvence » :
les termes surprennent ; ils conviennent
assez peu à des lois qui, sauf dans le cas de
lois dites d’exception, établies dans des cir-
constances particulières, en dérogation du
droit commun, devraient être rédigées
pour perdurer. Ils conviennent moins
encore à des règles morales, qu’elles se
fondent sur la tradition, sur une révélation
ou sur le respect de principes car, dans
tous les cas, elles relèvent d’un engage-
ment personnel qui n’a de sens que dans
un horizon temporel indéfini. Qu’en irait-il
d’une loi morale qui s’affirmerait comme
possiblement changeante ? Est-ce à dire
que les lois de bioéthique ont un caractère
exceptionnel, à la fois en tant que lois et en
ce qu’elles prétendent relever de l’éthique ?
Non, car ces lois tiennent à l’évolution de
la technologie, ce qui ne répond ni à des
situations d’urgence, ni à des circons-
tances exceptionnelles, mais à un change-
ment permanent.
LA PRÉOCCUPATION initiale remonte
en partie à la naissance, en 1982, d’Aman-
dine, le premier « bébé éprouvette », qui
marqua fortement les esprits. Il s’ensuivit,
un an plus tard, à l’issue des Assises natio-
nales de la recherche, la mise en place du
Comité consultatif national d’éthique
pour les sciences de la vie et de la santé.
Dix ans plus tard, les progrès dans la géno-
mique laissèrent craindre une forme de
98 • La Recherche | Novembre 2018 • N°541
« brevetabilité », et de commercialisation
du vivant et des caractéristiques géné-
tiques individuelles. Cela conduisit à
trois lois, qui virent le jour en juillet 1994
– la première portant sur le traitement des
données dans le domaine de la santé, les
deux autres ayant trait l’une au respect du
corps humain, l’autre au don et à l’utilisa-
tion de produits du corps humain. Il est
alors indiqué que ces lois devront faire
l’objet d’un nouvel examen par le Parle-
ment dans les cinq ans, après une éva-
luation de leur application par l’Office
Il serait imprudent
d’imposer un
délai plus court
que les sept
années prévues ”
parlementaire d’évaluation des choix
scientifiques et technologiques.
Toutefois, et bien que, en 1997, la brebis
Dolly, premier mammifère reproduit par
clonage, causa un traumatisme majeur
dans l’opinion publique, une nouvelle
loi ne vit le jour que dix ans plus tard, en
2004. Même si cette dernière comportait
les mêmes clauses de révision, il fallut
attendre sept ans pour que la loi suivante
soit adoptée, en 2011, et qu’elle porte à
sept ans le délai maximal de révision. Nous
sommes en 2018 et la révision aurait dû
avoir lieu cette année. Il semble qu’après
une large concertation, la nouvelle version
de la loi passera devant le Parlement au
cours du premier trimestre 2019, avec un
retard d’à peine quelques mois. Au cours
des débats publics qui préludaient à la
nouvelle mouture, il est apparu des voix
pour demander un raccourcissement des
délais de rectification, voire une rectifica-
tion permanente qui prendrait en considé-
ration les incessants progrès scientifiques
et technologiques, dont on nous assure
qu’ils sont fulgurants.
À LA RÉFLEXION, il serait imprudent
d’imposer un délai plus court que les
sept années prévues dans la loi de 2011
car, pour l’instant, seul ce délai aura été
respecté, du moins approximativement. À
édicter des règles trop strictes, dont l’ex-
périence montre qu’elles n’ont jamais été
appliquées, et donc qu’elles sont inappli-
cables, n’encourt-on pas le risque de dis-
créditer la loi ? Faudrait-il, alors, se passer
de délais et envisager des rectifications
au fil de l’eau, en fonction des évolutions
scientifiques et technologiques ?
Soulignons que les délais mentionnés dans
les lois sont des délais maximaux. Rien
n’interdit un remaniement « avant terme »
si l’urgence d’une nouvelle invention l’im-
posait. C’est d’ailleurs ce qui a conduit à
une révision partielle, en 2013, de la loi
de 2011. Ajoutons enfin qu’une réécriture
permanente des lois de bioéthique aurait
des effets pervers, car le débat public ris-
querait d’être confisqué par des « profes-
sionnels », tout entiers dévoués à telle ou
telle cause et qui auraient seuls la disponi-
bilité requise pour défendre, à temps plein,
leurs positions. Q
PIERRE KITMACHER
Jean-Gabriel Ganascia est professeur d’informatique
à Sorbonne Université. Il préside le comité d’éthique du
CNRS (Comets).