Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jeanine Hortonéda
ERES | « Empan »
2007/2 n° 66 | pages 26 à 33
ISSN 1152-3336
ISBN 2749207353
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-empan-2007-2-page-26.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Le désert
Dossier
et le labyrinthe
Jeanine Hortonéda
« Le désert croît…
malheur à qui protège le désert ! »
Nietzsche
J.-L. Borgès raconte dans l’Aleph une étrange histoire de deux rois
et de deux labyrinthes : le premier roi de Babylonie fut celui qui fit
construire un labyrinthe si subtil, que nul même parmi les plus
sages ne pouvait en sortir ; bien plus tard, l’autre roi, venu d’Ara-
bie, fut pris au piège et outragé par son hôte, mais avec le secours
de Dieu il put s’échapper. Sa réponse à l’offense fut guerrière, il
conquit le royaume de Babylonie, fit prisonnier le roi et l’emmena
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.235.142.76 - 27/01/2020 22:25 - © ERES
26
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 27
Le désert et le labyrinthe
L’histoire racontée par Borgès est celle d’un roi maillage, de l’imbrication, à même le tissu
qui est fait prisonnier, c’est une histoire de jeux social des mailles du pouvoir 2, pour reprendre,
de pouvoir qui s’inscrivent dans l’espace, l’es- là encore, le titre d’un article de Foucault.
pace presque sans issue du labyrinthe, espace
En effet, l’individu n’est pas simplement une
du dedans, que l’on peut se figurer comme un
donnée sur laquelle s’exerce le pouvoir, mais,
intérieur sans ouvertures, semblable à celui,
au contraire, son identité ne se constitue que
infiniment complexe et proprement infernal, comme le produit des rapports de pouvoir qui
des prisons de Piranèse ; l’autre espace, à l’op- s’exercent sur des corps, des désirs, des forces.
posé, est l’espace du dehors, où tout est telle- Tout se passe comme si le vocabulaire de l’es-
ment ouvert qu’il enferme, cette fois, pace s’imposait dès lorsqu’on choisit de mettre
inexorablement. au centre de la réflexion philosophique, non pas
Quand on est enfermé dedans, on peut toujours la vision classique des rapports entre l’individu
espérer une sortie possible, il y a peut-être quel- et les pouvoirs, ou l’État et les citoyens, mais la
qu’un au dehors qui détient la clé, mais quand je manière dont se trament des rapports de
suis enfermé dehors, quel secours possible ? pouvoirs et des processus de subjectivation
entre assujettissement et résistances.
Dans la plupart des cas, le passage du dedans au
dehors peut être perçu comme une libération, Les remaniements de concepts engagés dans les
alors que, du dehors au dedans, cela peut s’ap- diverses facettes du travail de Foucault ont pour
parenter à un enfermement. Rien de plus fil conducteur l’attention la plus aiguë au
évident, semble-t-il. Ici pourtant, il est question présent, à ce qui se passe de nouveau dans le
d’un enfermement… au dehors ! S’agit-il champ politique. Mais pour appréhender cela,
simplement de s’inquiéter d’une réversibilité nos catégories de pensée doivent être réinterro-
des espaces, dedans-dehors, d’un simple jeu sur gées de telle sorte que : « La pensée s’installe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.235.142.76 - 27/01/2020 22:25 - © ERES
27
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 28
EMPAN N° 66
28
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 29
Le désert et le labyrinthe
rapports qui se trouvent, par eux, désignés, pourrions avoir une nostalgie pour d’anciens
reflétés ou réfléchis. Il faut prendre en compte repères qui peuvent sembler, avec la distance
le fait que « L’espace dans lequel nous vivons, temporelle, plus rassurants. Qu’on se souvienne
par lequel nous sommes attirés hors de nous- des très éclairantes analyses de J.-P. Vernant
mêmes dans lequel se déroule précisément montrant comment se structure l’espace, autour
l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre des figures conjointes et opposées, d’Hestia et
histoire, cet espace qui nous ronge et nous d’Hermès.
ravine est en lui-même aussi un espace hétéro-
gène 8. » Hestia manifeste l’exigence d’un centre, oïkos
– la demeure : il faut qu’il y ait un point fixe, à
Il s’agit d’abord des utopies, espaces irréels, en valeur privilégiée, à partir duquel on puisse
analogie directe ou inversée avec la société qui orienter et définir des directions, toutes diffé-
les crée, mais aussi de ce qu’il appelle « hétéro- rentes qualitativement ; mais l’espace est aussi
topies », des lieux effectifs qui agissent comme Hermès, le messager, toujours en mouvement,
des miroirs de la société qui les a produits : ils ouvrant sans cesse des chemins, ce qui implique
en reconstituent une image virtuelle, tout en une possibilité de passage de n’importe quel
mettant en même temps en évidence l’ensemble point à un autre.
des relations spatiales qui les constituent.
Mais déjà, la philosophie grecque creusera en
« Des lieux qui sont hors de tous les lieux, bien deçà de cette distribution exposée dans les
que pourtant ils soient effectivement locali- textes homériques ou dans les mythes. Derrida,
sables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument dans Foi et savoir, évoque ce qu’il appelle
autres que tous les emplacements qu’ils reflè- « l’épreuve de Khôra », pour mieux cerner l’in-
tent et dont ils parlent, je les appellerai, par quiétante étrangeté en germe dans le change-
opposition aux utopies, les hétérotopies 9 » entre ment de discours, entre mythe et logos.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.235.142.76 - 27/01/2020 22:25 - © ERES
29
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 30
EMPAN N° 66
30
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 31
Le désert et le labyrinthe
compte de ce que l’on appellera le déferlement qui s’annoncent semblent être plus ouverts et
religieux dans son phénomène double et contra- flexibles, assurer une plus grande marge à la
dictoire. Le mot déferlement s’impose à nous liberté individuelle, en même temps qu’ils
pour suggérer ce redoublement d’une vague qui tissent les mailles de plus en plus serrées d’un
s’approprie cela même à quoi s’enroulant elle réseau auquel il deviendra de plus en plus diffi-
semble s’opposer – et simultanément s’em- cile d’échapper : « face aux formes prochaines
porte, parfois dans la terreur et le terrorisme, de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut
contre cela même qui la protège, contre ses que les plus durs enfermements nous paraissent
propres « anticorps ». S’alliant alors avec l’en- appartenir à un passé délicieux et bien-
nemi hospitalier aux antigènes, entraînant veillant 15 ».
l’autre avec soi, le déferlement s’augmente et se Prolongeant en quelque sorte la réflexion inau-
gonfle de la puissance adverse. Depuis le litto- gurée par Foucault, Deleuze revient sur cette
ral de quelle île, on ne sait, voilà le déferlement mutation en cours qu’il constate dès les années
que nous croyons voir venir sans doute, dans 1990. Manola Antonioli commente ainsi la
son gonflement spontané, irrésistiblement auto- rupture de ton que l’on perçoit dans Post-scrip-
matique. Mais nous croyons le voir venir sans tum sur les sociétés de contrôle : « Ce texte
horizon. Nous ne sommes plus sûrs de voir et étonnant contient déjà une définition de ce que
qu’il y ait encore de l’avenir là où l’on voit l’on a appelé par la suite mondialisation : un
venir. L’avenir ne tolère ni la prévision, ni la capitalisme qui relègue la phase de production
providence. C’est donc en lui, plutôt, pris et dans la périphérie du tiers-monde pour acheter
surpris dans ce déferlement, que « nous » des produits tout faits ou monter des pièces
sommes emportés en vérité – et c’est lui que détachées, qui ne veut vendre que des services
nous voudrions penser, si on peut encore se et ne veut acheter que des actions et qui aura tôt
servir de ce mot 14. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.235.142.76 - 27/01/2020 22:25 - © ERES
31
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 32
EMPAN N° 66
32
EMPAN 66 31/08/07 15:17 Page 33
Le désert et le labyrinthe
d’élimination de tout risque mortel, entretien- double origine des îles : il existe des îles conti-
nent paradoxalement toutes les craintes et le nentales, îles accidentelles nées d’une désarti-
sentiment diffus d’insécurité. Une grande partie culation, d’une érosion et d’un engloutissement
des discours contemporains dans des domaines de la terre, et des îles originaires, constituées de
aussi divers que la médecine, le droit, l’infor- coraux ou surgies d’éruptions sous-marines, des
matique ou la stratégie militaire, peut être rame- îles qui apparaissent et disparaissent sans qu’on
née au dénominateur commun d’un paradigme ait le temps de les annexer. Quelles leçons peut-
biologique et médical d’immunité et d’immuni- on tirer d’une telle géographie ?
sation, réponse de protection face à un risque Peut-être celles de M. Antonioli : « Il faudrait
qui menace un organisme (risque de virus et de donc abandonner aussi l’imaginaire d’une entité
nouvelles maladies qui menacent le corps, close et séparée qui se noue autour de “l’îléité”
risque du terrorisme qui menace le corps poli- des concepts d’individu, de corps, d’organisme,
tique ou de l’immigration qui menace l’identité d’arbre enraciné, d’un État-nation séparé des
nationale, risque des virus susceptibles d’atta- autres par des frontières reconnaissables et défi-
quer nos systèmes informatiques, insécurité qui nitivement établies, d’une langue pure, sans
menace nos sociétés et nos villes), menaces hybridation, ou d’une race ou d’une souche sans
innombrables de contagion qui suscitent des métissage. Toutes ces réalités apparem-
réactions de protection qui augmentent face à la ment “isolées” sont en réalité depuis toujours
perception croissante du risque (réel ou imagi- ouvertes sur le dehors et constituant plutôt un
naire). Tous ces mécanismes de protection se (des) archipel(s), une entité fragmentaire dont
fondent sur l’illusion d’une identité close et tous les éléments sont liés, mais de façon chan-
stable, sur la nécessité de tracer des limites geante et imprévisible, non totalisable. La
claires et immuables entre le dedans et le nature discontinue et fragmentée de l’archipel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.235.142.76 - 27/01/2020 22:25 - © ERES
33