Vous êtes sur la page 1sur 18

Elhadj BENMOUMEN

Enseignant-chercheur
elbenmoumen@gmail.com
Site personnel: https://sites.google.com/site/elhadjbenmoumen/

Aménagement terminologique:
état de l'Art

(Article paru dan la revue : Turjuman, vol. 7, n°2, octobre 1998)

0 - Prologue

Il est un tantinet présomptueux de prétendre dresser un bilan exhaustif des


investigations relevant d'un quelconque domaine du savoir, et ce, pour au moins, deux
raisons : la première est d'ordre matériel et technique, quant à la deuxième, elle a trait au
public concerné:
1) dresser l'état de l'Art ou l'état de la Question, comme il est de coutume d'appeler cette
entreprise dans le jargon consacré, implique (n'est-ce pas là une Lapalissade?) que
l'entrepreneur soit au fait des dernières percées de l'Art en question, avec tout ce que cela
suppose comme moyens, matériels et surtout techniques, pour pouvoir satisfaire les
interrogations suivantes:
- existe-t-il un site Internet concernant le domaine d'investigation en question? Si oui,
quels sont les types de documents recensés: primaires, secondaires? Les données
répondent-t-elles aux attentes? Si non, quelles sont les possibilités d'exploitation des bases
et/ou banques de données1 conventionnelles pour combler les lacunes?
- comment repérer et évaluer ce fonds documentaire. La couverture du domaine est-elle
exhaustive? Procède-t-on aux mises à jour périodiques?
- quelles sont les possibilités d'accès à toute la documentation pertinente concernant l'objet
de recherche?
- peut-on accéder aux différentes langues véhiculant ce savoir? En effet, malgré la
proéminence de l'anglais, la traduction des données à partir d'autres langues comme
l'allemand, le russe, l'espagnol, etc., s'avère indispensable, particulièrement, lorsqu'on
prétend situer le niveau de la recherche dans un domaine donné à travers la planète.
A supposer que toutes ces conditions soient remplies, il s'agira ensuite, délicate
entreprise, d'élaborer la forme et le contenu du discours que l'on veut véhiculer et de
l'adapter au profil du public récepteur;
2) à qui s'adresse en fait ce discours? Certainement pas aux spécialistes, puisque chacun
d'entre eux est (censé être) au fait des derniers développements de sa discipline;
assurément pas à un large public puisque la nature même du media, qui doit véhiculer le
discours, exclut cette éventualité. Il reste un public intermédiaire qui est celui des
étudiants, et de certains spécialistes de domaines connexes (traduction, communication,

1
Nous faisons la distinction entre les bases de données qui recensent les références bibliographiques et/ou les
sommaires des revues ou monographies, et les banques de données qui offrent de l'information directement
exploitable (articles de revues, communications, exposés, etc.)
sciences de l'information, etc.), et c'est là que réside toute la difficulté de l'entreprise,
puisque le discours à adopter doit être spécifique, tant dans son contenu que dans son style.
C'est-à-dire ni trop élaboré, pour permettre la consolidation de certains acquis de base et
l'accès à un certain nombre de concepts nouveaux, ni trop lâche, pour éviter de tomber
dans le style: leçons de choses.

1- Du dirigisme linguistique

Lorsque les conditions requises sont réunies, la langue, en tant qu'instrument de


conceptualisation, de communication et surtout de transfert de connaissances, peut
favoriser un développement socio-économique harmonieux. La langue en question doit
alors faire l'objet de recherches approfondies pour permettre de consolider et d'améliorer
chez les locuteurs les aptitudes de représentation, de description et dénomination des
notions et objets faisant partie de leur univers ambiant. Nous nous plaçons ici,
évidemment, sur le plan socio-terminologique (Gambier 1987, 1993; Boulanger 1991 et
1995; Gaudin 1993a et 1993 b) qui doit être suffisamment élaboré pour constituer un
vecteur fiable de communication scientifique et technique. La diffusion de ce type de
connaissances suppose l'existence d'une base élargie de locuteurs natifs parfaitement
réceptifs au message. L'aménagement de la langue d'enseignement et d'alphabétisation
fonctionnelle (Maiga 1991) revêt alors une valeur considérable, à côté d'autres champs
d'action comme celui des activités de recherche et de production ou encore dans l'exercice
quotidien des tâches administratives au sein des institutions étatiques.
Plus que les textes de lois, c'est l'usage quotidien de la langue qui lui assure un
développement constant. De là résulte l'importance d'instaurer une politique linguistique
clairement énoncée dans le but de définir les contours d'un aménagement raisonné de la
langue à même de s'intégrer dans un plan global de développement social et économique.
C'est ainsi que de nombreux langagiers-aménagistes tentent de mettre en exergue, avec
plus ou moins de bonheur selon le degré de spécialisation de chacun, la corrélation existant
entre développement économique et développement linguistique, et, plus particulièrement,
son volet terminologique. Il se dégage de ces propositions une volonté d'aménager les
langues pour mieux les adapter à l'expression de la modernité scientifique et technique. Cet
ambitieux projet doit contribuer à satisfaire les besoins pressants de développement
terminologique consécutifs au renouvellement des connaissances technoscientifiques
engendrant une foultitude de dénominations nouvelles. L'aménagement linguistique
apparaît alors comme un moyen approprié de rationalisation des tâches à entreprendre en
vue d'accompagner le développement socio-économique de choix linguistiques conciliant
le respect des valeurs culturelles autochtones et les exigences des mutations du monde
moderne.

1.1-Le besoin d'aménagement linguistique

Etant donné les fonctions multiples que la langue remplit au sein de la société,
l'intention d'aménagement a de tout temps été présente dans l'esprit de l'homme. Le
réajustement linguistique dont il est question ici, prend en considération l'ensemble des
choix concernant aussi bien le statut social de la langue que ses structures internes. Nous
ne faisons que rappeler, à cet effet, la distinction apportée par Fishman (1974) entre, d'une
part, l'aménagement du statut de la langue, qui détermine les conditions d'utilisation d'une
ou de plusieurs langues sur une aire géographique donnée, et, d'autre part, l'aménagement
du corpus, qui a pour objectif d'améliorer la créativité terminologique de la langue en la
dotant de moyens adéquats pour un meilleur transfert des connaissances. Le cadre exigu de
cet exposé ne permettant pas de procéder aux développements qu'exige l'intervention
humaine sur ces deux aspects de la langue, nous essayerons toutefois, en compagnie du
lecteur, de revisiter certains concepts propres à la littérature spécialisée en aménagement
linguistique.
La nécessité de planification linguistique se fait sentir dans toute société où coexistent
deux niveaux d'une seule et même langue (diglossie) et/ou lorsque deux ou plusieurs
langues (bilinguisme ou multilinguisme) cohabitent au sein de la même communauté.
L'instauration d'une politique d'aménagement linguistique se justifie également par
l'existence d'une interaction entre dialectes et langues et par les phénomènes multiples de
variations perceptibles dans une langue donnée sur le plan diachronique ou synchronique.
Lorsque nous évoquons ce concept de variation linguistique, ou sociolinguistique selon
Toussignant (1987), nous le plaçons dans le contexte d'aménagement linguistique tel que
perçu et pratiqué par l'école québécoise, c'est-à-dire: "étudier les phénomènes liés à l'évolution
des situations de multilinguismes et de variation linguistique, d'autre part, construire une théorie propre à
rendre compte des faits, dont on pourrait tirer une méthodologie du changement linguistique planifié."
(CORBEIL 1987: 566).
Une autre délimitation sociolinguistique de la notion d'aménagement, opérée par Garmadi
(1981:185) répond, également, à nos préoccupations:
"C'est la somme des efforts faits pour changer délibérément la forme d'une langue et son usage, le
discours. C'est parfaire une langue exprimant une individualité nationale. (...) c'est mettre le lexique
d'une langue en adéquation avec le développement économique, social, technique ou culturel d'un
pays (...)"
Nous ajouterons simplement que toute entreprise de cette nature doit être pensée selon
un plan souple qui oriente l'évolution de la société sans heurts, en faisant appel à son
adhésion et sa participation.

1.2- Préalables à un aménagement adéquat

Tout projet d'aménagement du statut des langues impose quelques préalables


comme, par exemple, une description rigoureuse et sans a priori de la situation linguistique
existante. En effet, à ce stade, il ne s'agit pas pour les intervenants (ici principalement des
spécialistes) de faire des projections sur l'état futur du paysage linguistique auquel ils
aspirent, mais on cherchera essentiellement à dresser la carte actuelle et détaillée de ce
paysage. Le problème fondamental est celui de déterminer le statut des langues en contact,
dans la mesure ou il existe un amalgame entre le cadre juridique qui régit la cohabitation
de ces langues et l'usage effectif et quotidien de chacune d'elle, tant au niveau de l'oral qu'à
celui de l'écrit, et ce, principalement lors des communications à caractère institutionnel. En
effet, Il peut exister une grande disparité entre les dispositions législatives concernant les
langues et la réalité vécue. Ce n'est qu'une fois cette étape de description franchie que les
décideurs politiques, forts du diagnostic établi par les spécialistes, pourront fixer les
objectifs à atteindre et les stratégies et moyens à utiliser pour les réaliser, définir les cadres
administratifs et juridiques de cette intervention, et enfin soumettre le projet à leurs
concitoyens pour approbation. De cette concertation devraient se dessiner les contours des
réponses aux vraies questions qui ne manqueront pas de surgir lors de ces débats:
- Comment résorber le décalage terminologique existant entre les langues étrangères
véhiculant science et technique et les langues autochtones principalement réceptrices de ce
flot de connaissances et de leurs dénominations?
- Comment concevoir, concilier et gérer de façon harmonieuse, cet état de bilinguisme ou
de multilinguisme -qui risque de durer encore longtemps- et l'aspiration à la modernité et
au développement économique, sans porter atteinte à l'identité culturelle du pays?
- Comment alors délimiter l'aire d'usage qui sera réservée à chacune de ces langues en
contact?

1.3 - Cohérence linguistique, identité culturelle et développement

La notion d'identité culturelle n'est pas aisée à définir étant donné qu'elle comporte
de multiples facettes. Elle est universelle, dans la mesure ou elle est revendiquée par tout
groupement humain (tribu, ethnie, population, nation, etc.) se considérant comme formant
un ensemble original et donc distinct soit par des aspects linguistiques, de race, de religion,
ou, plus généralement, de traits culturels communs (Abou, 1981). Certaines de ces
caractéristiques culturelles comportent une charge émotive plus forte, en particulier celles
relatives à la langue et à la religion, qui sont parfois utilisées à des fins idéologiques allant
jusqu'à cultiver chez les autochtones un sentiment intense de surestimation de leurs traits
culturels, entraînant autarcie et exclusion de l'autre. Cependant, à l'ère cybernétique, il est
illusoire de chercher à protéger son identité culturelle. Cette dernière n'étant pas un
concept iconique, figé dans une description sémique immuable, elle doit alors, pour
s'épanouir, assimiler certaines composantes inhérentes au développement économique.
Parmi ces dernières, nous pensons particulièrement à celles qui consistent à exprimer les
nouveaux concepts et inventions du monde moderne, au moyen d'un modèle de
communication intégrant des outils linguistiques aptes à transmettre le message.
L'efficacité de la communication, et, partant, de la transmission des connaissances, est
tributaire d'une certaine cohérence linguistique dont l'objectif est de réduire, voire de
supprimer, les trop nombreuses variations. On sait, par contre, que la différenciation des
activités humaines, leurs spécialisations, l'évolution des sciences et des techniques sont
source d'abondance et souvent de redondance linguistique. Comment arriver alors à
concilier l'indispensable gestion des langues et la variété des usages? C'est là un dilemme
socio-culturel qui ne manque pas d'avoir des répercussions fâcheuses sur le cheminement
cognitif des usagers. Ces conséquences déplorables, caractéristiques des contacts
linguistiques et révélées au grand jour par les études sociolinguistiques, transparaissent
dans les discours des locuteurs qui ont recours à l'alternance ou au mélange de codes,
synonyme évident de leur embarras et difficulté à exprimer leurs idées à l'intérieur d'un
seul code linguistique. Dans le même ordre d'idées, il est significatif de relever que les
études terminologiques classiques, dont nous allons donner un bref aperçu, sont restées
longtemps confinées dans l'immuable équation "une dénomination - une notion" en
occultant la composante sociale. Cette recherche d'idéalisation du discours scientifique et
technique a atteint ses limites parce que, justement, elle ne tenait pas compte de la
réinsertion et de l'observation des termes dans leur environnement naturel, c'est-à-dire dans
des contextes discursifs actualisés. Les réalités de la pratique viendront rappeler, que toute
terminologie naît du social et qu'elle doit y retourner (Boulanger 1995:197). Il devenait
impératif pour la terminologie de procéder à la révision de ces principes et méthodes, sous
peine de dévier de son objectif premier qui reste celui de répondre aux desiderata des
usagers.
Il reviendra à l'équipe de Rouen, au début des années 1990, sous la férule du regretté Louis
Guespin, de procéder aux réajustements nécessaires en donnant suffisamment de
consistance conceptuelle au terme de Socio-terminologie2, afin d'adapter les instruments
terminologiques aux attentes sociales.

2 - Rudiments historiques en terminologie

Les prémisses de la terminologie actuelle remontent probablement à l’année 1837,


avec la publication des résultats d’une recherche intitulée histoire des sciences inductives,
de l’épistémologue et moraliste anglais William Whewell. Ce dernier donne au mot
terminologie la définition suivante: " système de termes employés dans la description des
objets de l’histoire naturelle ".

2.1 - Les travaux terminologiques en Europe de l'Est

Dans les pays de l’Europe de l’Est, des essais de systématisation de la terminologie


voient le jour au 18ème siècle déjà, d’abord par quelques actions isolées de savants russes,
puis au 19ème siècle par la Société Technique Russe. Bien plus tard, au début des années
trente, sous la houlette de D.S. Lotte, le Comité de Normalisation Terminologique entame
de véritables travaux terminologiques pensés selon une contrainte logique. Membre de
l'Académie des Sciences de l'ex URSS Lotte est considéré comme le premier chercheur
universitaire à professer la terminologie. Il découvrira dans les écrits d'Eugen Wüster (v.
infra) nombre de solutions à ses attentes. Cependant, la différence est quand même notable
entre les deux approches. Contrairement à la démarche philosophique de leurs
homologues germano-autrichiens, les terminologues russes accordent plus de crédit à
l'approche linguistique. Au lieu de la démarche onomasiologique, ils arrêtent
préalablement un ensemble d'items linguistiques conçus comme signifiants scientifiques et
techniques, avant de remonter aux notions. Il convient de signaler le nom d'autres pionniers
comme S.A. Caplygin et E.K. Drezen pour leur contribution en matière de développement
de postulats, méthodes et normalisation terminologique. Nous pouvons dire que la
terminologie, en tant que discipline scientifique a vu le jour en URSS alors que l'Autriche
peut revendiquer à juste titre la paternité des méthodes de traitement des données
terminologiques.

2.2 - Les travaux terminologiques en Europe de l'Ouest

En Europe de l’Ouest, Il faut attendre les débuts de ce siècle pour assister, au


lancement, par la Commission électronique internationale (CEI), des premières études
terminologiques telles que nous les connaissons actuellement. La systématisation de la
2
Le terme apparaît pour la première fois sous la plume de Boulanger en 1981 dans Terminogramme (nos 7-8);
quant à Gambier (1987) il l'écrira avec un trait d'union: socio-terminologie.
terminologie prend son essor sous l’impulsion des travaux de chercheurs allemands et
autrichiens. Le pionnier en la matière, Eugen Wüster, ingénieur et industriel, songera tout
d’abord à dessiner les contours d’une méthode de traitement des données terminologiques
avant de jeter les bases d’une théorie générale. Il conçoit la terminologie comme un
instrument dont l’utilisation rationnelle pourrait agir de façon plus efficace contre les effets
déplorables de l’ambiguïté dans les communications scientifiques et techniques.
En France, les préoccupations terminologiques sont beaucoup plus récentes, exception
faite des travaux des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Louis Guilbert peut, à bon endroit,
être considéré comme le pionnier en matière de recherche terminologique dans l'Hexagone.
Son approche est à caractère linguistique et social. Il nous a légué la conception,
malheureusement inachevée, d'une théorie terminologique dans laquelle nous pouvons
néanmoins appréhender les contours d'un système cohérent. Il a, par ailleurs, jeté les bases
d'une théorie de la dérivation lexicale et contribué amplement aux études sur la néologie. Il
faut également mentionner les travaux d'Alain Rey, empreints de philosophie des sciences
et de lexicologie.

2.3 - Les travaux canado-québécois

Au Canada, l’intérêt pour les études terminologiques, sous forme de réflexion


méthodologique, prend forme à partir des années soixante seulement. Pour faire face à des
problèmes pratiques pressants. Les terminologues québécois, généralement d’obédience
wustérienne, ont préféré accorder la priorité aux préoccupations pragmatiques:
développement de méthodologie et formation de terminologues au détriment de la réflexion
théorique. Nous devons signaler ici la vitalité des chercheurs canado-québécois, vitalité qui
transparaît à travers les nombreux séminaires et colloques qu'ils ont organisés, tant à
l'échelon national qu'international, et au cours desquels différents aspects de la
terminologie furent débattus. Il faut retenir également l'intérêt accordé par les universités à
la formation de terminologues participant ainsi aux efforts consentis par le corps des
professionnels québécois, en vue de développer les activités de traduction et de favoriser
l'implantation du français comme langue de travail, grâce à l'approche sociolinguistique.

2.4 - La terminologie dans le monde arabe: quelques repères

Dans le monde arabe, des instances terminologiques ont vu le jour avec pour but
l'instauration d'une politique d'arabisation afin de substituer progressivement la langue
arabe aux langues étrangères, principalement l'anglais et le français. Nous ne retiendrons
ici de cette politique que l'aspect qui touche la mise au point d'une terminologie
scientifique et technique.
A la suite d'un ensemble de pressions culturelles exercées par le monde occidental,
particulièrement avec le déversement d'un flot ininterrompu de termes scientifiques et
techniques sur le monde arabe, ce dernier s'est trouvé obligé de procéder, entre autres
réformes, à l'étoffement de son lexique spécialisé, pour permettre à ses chercheurs
d'accéder au savoir qui a permis aux sociétés occidentales de tirer profit des retombées de
la civilisation industrielle. Ainsi à partir de la fin du XVIIIe siècle, un courant moderniste
et empreint d'influences occidentales, alimenté principalement par des Syriens, des
Libanais et des Egyptiens, s'attelle à cette tâche énorme, celle de doter la langue arabe
d'une terminologie scientifique et technique aussi cohérente que précise. Cet élan favorisa
par la suite la création de différentes académies à travers le monde arabe (Damas 1919, Le
Caire 1932, Bagdad 1945, Amman 1976, etc.) Le rôle dévolu à ces institutions était de
veiller à la sauvegarde de l'intégrité de la langue arabe et à son adaptation aux besoins de la
vie moderne.
Deux courants cohabitent actuellement en matière de terminologie: le premier d'entre
eux se propose d'élaborer une théorie de la dénomination dont le but est de produire une
néologie pertinente pour la communication. Toutefois cette tendance néglige
ostensiblement les desiderata de l'usager dans la mesure ou, aucune enquête auprès des
utilisateurs des termes n'est effectuée, ni avant l'élaboration des différentes terminologies,
pour tenir compte de leurs doléances, ni après leur lancement pour recueillir et étudier leur
réaction à l'égard des termes proposés. Le deuxième courant, par contre, réserve une place
de choix aux comportements et attitudes des usagers vis-à-vis des produits
terminologiques. En ce qui concerne le monde arabe, nous pouvons avancer sans trop de
risques de nous tromper que les vocabulaires spécialisés et autres nomenclatures élaborés
au sein des commissions qui président à l'arabisation des terminologies étrangères, sont
produits, dans leur majorité, selon une méthodologie qui se réclame de la première
tendance.
En outre, les faits de synonymie, d'homonymie, de polyréférentialité et autres champs
terminologiques perturbés ne retiennent guère l'attention souhaitée. Ces variations ne
revêtent pas seulement un caractère national ou régional, mais s'étendent bien au-delà, en
raison de l'étendue de l'espace géographique du monde arabe, des spécificités socio-
culturelles des groupements de population, et des deux principales langues sources que
sont l'anglais et le français en usage dans les pays arabes.

3.- Quelques concepts majeurs en terminologie

3.1- La dénomination en tant que processus intellectuel.

On a souvent dit que la dénomination des choses accompagne nécessairement leur


invention. Cette assertion quelque peu vieillie n'en est pas moins actuelle car elle sous-tend
des données fondamentales. Le langage est à ce point essentiel pour l'homme qu'il permet
tout simplement de nommer, c'est-à-dire de donner un sens aux choses, donc de les
perpétuer. En d'autres termes, le langage favorise la mémorisation, et partant, la
connaissance et le développement du savoir. Le besoin de nommer est un important
processus intellectuel. L'acte terminologique est un acte de dénomination qui permet à
l'homme de représenter le réel et par là même de pouvoir mettre à contribution la faculté
qui lui est inhérente, celle de symboliser. La dénomination est la désignation d'une notion
par un terme. La notion est identifiée, classée, nommée. La dénomination est donc
identificatrice et catégorisatrice
Dans nos échanges verbaux ou écrits, nous avons l'habitude d'accorder une attention
démesurée aux mots que nous manipulons au détriment de leur signification qui reste
souvent assez diffuse dans notre esprit. Les exemples abondent dans ce sens. Il n'y a qu'à
prêter attention aux conversations que nous tenons sur un quelconque sujet d'actualité, par
exemple celui concernant les moyens automatisés d'information. Ces centres d'intérêt sont
riches en mots, locutions ou sigles dont l'acception doit être claire dans notre esprit:
réseau, serveur, noeud, mémoire virtuelle, initialiser, BUS, naviguer ou surfer etc. Pour
savoir avec précision ce que ces dénominations signifient, il faudrait être en mesure d'en
donner une définition rigoureuse et ne pas se contenter d'en avoir une idée approximative.

3.2- Onomasiologie, systémique et réalité sociale.

Etymologiquement, le sens du mot terminologie signifie "théorie des termes", mais


l’étymologie n’est pas très importante pour nous, car, il ne s’agit pas ici d’extraire le sens
d’une entité linguistique mais plutôt d’attribuer, à un concept rigoureusement défini, une
étiquette linguistique susceptible de le représenter. Il n’est pas toujours évident de
déterminer ce qu’il convient de placer sous la dénomination terminologie, puisque, si nous
poussons le raisonnement à l’extrême, tout est terminologie. Il s’agit alors d’affiner un tant
soit peu les déterminations, et à cet effet, nous pouvons dire, à la suite d’André Clas
(1990:6-7), qu’il existe au moins trois différents types de terminologies:
- les terminologies qui décrivent l’observation de la réalité, par exemple les terminologies
techniques;
- les terminologies qui n’ont de valeur qu’à l’intérieur d’un système, par exemple la
terminologie de la philosophie;
- les terminologies qui proviennent de décisions politiques ou administratives, par exemple
le droit
Toutes les définitions qu’il nous a été donné d’étudier font état, avec des spécifications
diverses, des concepts que renferme le mot terminologie. Nous pouvons retenir en
substance que la terminologie est une activité scientifique, c’est-à-dire objective,
systématique et vérifiable, qui emploie une démarche onomasiologique procédant de la
notion vers le signe. Les éléments pertinents contenus dans le mot terminologie sont, à
notre sens les suivants:
Etude systématique de la dénomination des notions.
Elaboration d’une théorie générale.
Elaboration d’une méthodologie.
Nous pouvons dire, en substance, que la terminologie a pour objet de dénommer les
différences qui ne sont pas discernables par la seule expérience professionnelle du
terminologue mais par observation scientifique, c’est-à-dire qu’on ne peut prétendre
connaître les termes si on ne connaît pas les champs du savoir auxquels ils s’appliquent. Le
terme scientifique et technique se définit par rapport à un ensemble d'autres termes
appartenant au même domaine. Il ne peut donc être considéré isolément, il devrait être relié
à un réseau sémantique du domaine spécialisé considéré. Nous donnons ci-après un
exemple, parmi tant d'autres, pour illustrer cette organisation terminologique répondant à
des contraintes systémique:
- le terme "mémoire" en informatique appartient tantôt à une suite de termes à noyau
identique:

‫ذاكرة خارجية‬ mémoire externe

‫ذاكرة فقاعية‬ mémoire à bulles

‫ذاكرة ارتباطية‬ mémoire associative


‫ذاكرة تتابعية الوصول‬ mémoire à accès séquentiel

‫ذاكرة انتقائية الوصول‬ mémoire à accès sélectif

- tantôt à une série de termes ayant les mêmes déterminations:

‫حاسب ذو ذاكرة‬ calculateur à mémoire

‫خلية الذاكرة‬ cellule de mémoire

‫اسلوب تقني للتعامل مع الذاكرة‬ méthode technique de traitement de


la mémoire
‫وصول مباشر للذاكرة‬ accès direct à la mémoire

Il faut cependant nuancer cette contrainte logique et dire que les terminologies ne sont
pas toutes intentionnellement organisées et hiérarchisées (exemple: chimie, botanique), et
elles ne sont surtout pas établies de façon invariable et définitive.

4.- Langue commune (Lc) vs langues de spécialité (Lsp)

4.1- Discours profane et discours ésotérique

La terminologie procède au dépouillement des textes scientifiques et techniques pour en


tirer la substance servant à la définition et à la classification des unités terminologiques et à
leur traitement dictionnairique. L'analyse de cette littérature spécialisée s'est constituée en
champ de recherche appelé "linguistique de spécialité" (Drozd et Seibicke 1973, Kocourek
1991).
Nous allons examiner à présent quelques tentatives de délimitation de cette notion de
langue de spécialité, particulièrement celles opposant la langue commune à la langue de
spécialité
Dans le jargon terminologique, on parle, pour une langue donnée, de langues de
spécialité (Lsp) ou langages spécialisés par opposition à la langue commune (Lc). Ces
deux appellations ne sont pas dénuées d’ambiguïté. Il est très difficile de cerner la notion
de Lc. En effet, au gré des auteurs, d’autres synonymes sont adoptés: langue courante,
langue générale, ou encore langue usuelle. On pourrait parler de langue utilisée par tous,
c’est-à-dire le noyau commun, mais cela ne lève guère l’équivoque, car, théoriquement, on
peut mesurer la performance des locuteurs, non leur compétence. Faute de pouvoir définir
avec précision cette notion de Lc, on supposera sa "réalité" admise et l’on reprendra à
notre compte la constatation de R. Lagane (1969:11) à propos du français commun:"...c’est
la somme de larges aptitudes à l’intercompréhension (...) Sa réalité est prouvée par les faits, mais il est
vain d’espérer en définir les contours avec précision".
Pour communiquer en situation spécialisée, les scientifiques et les techniciens,
emploient un registre de langage assez distinct de l’usage commun. Les Lsp doivent leur
existence à la nécessité de nommer des objets ou des notions qui n’ont pas de
dénomination dans la Lc, elles sont donc un moyen de communication traitant d’un
domaine spécialisé par des spécialistes du domaine. De façon très générale, nous pouvons
affirmer que la Lc est la langue de tous et de tous les jours alors que les Lsp ne s’emploient
que dans des circonstances de communication liées à des activités particulières. Cela dit, la
réalité n’est pas aussi tranchée, et nous devons garder à l’esprit la problématique de
l’interpénétration des niveaux de discours. Je pense ici à la banalisation des vocabulaires
scientifiques et techniques qui alimentent le jargon quotidien par un nombre considérable
de termes dont la valeur scientifique et technique s’étiole peu à peu. C'est ainsi que des
termes comme: nucléaire, enzyme, quartz, interface, satellite, pour n'en citer que quelques
uns, sont devenus des mots ordinaires.
En, effet, les développements des sciences et des techniques ont largement influencé
l’évolution de la langue quotidienne. Il y a donc un mouvement de renouvellement du
fonds lexical, avec la pénétration de nouveaux mots et aussi de nouvelles dénominations
scientifiques et techniques dans le vocabulaire usuel. A l'inverse, quantité de termes sont
empruntés par les Lsp à la langue courante: dans la terminologie de l'atome par exemple
nous trouvons les termes suivants: "vache à radio-éléments", "poison consommable", "pile
couveuse", "déchets radioactifs", etc.

4.2 - Faut-il aménager un enseignement des Lsp?

Hier encore, à l'avènement de la vague d'indépendance, vers la fin des années 50, la
nécessité d'introduire un enseignement des Lsp au sein des programmes scolaires ou
universitaires ne se faisait pas sentir, tant il est vrai que ces pays, encore sous l'emprise
d'une civilisation à caractère agricole et artisanal, sortaient à grande peine de la situation de
léthargie dans laquelle ils végétaient. Progressivement, avec l'apparition des problèmes de
reconstruc-tion et de développement, ces sociétés furent alors confrontées, sans
ménagement, à un environnement industriel dont les pays occidentaux promoteurs
pouvaient déjà se prévaloir de posséder les terminologies scientifiques et techniques fort
élaborées.
La terminologie n'est certes pas un fait récent puisqu'il semble bien qu'à l'origine, la
raison d'être de toute langue humaine naturelle ait été de servir d'outil de nomination et de
moyen de communication (Roman 1990). Ce qui est nouveau par contre, et qu'on peut
considérer comme un phénomène socio-économique et culturel inhérent à notre époque,
c'est le foisonnement de concepts scientifiques et d'inventions techniques véhiculant
d'innombrables dénominations que nos pays sont amenés à maîtriser et à employer de
façon rigoureuse afin d'assurer l'intercompréhension entre partenaires et de réussir le
transfert des connaissances et l'exploitation du savoir-faire.

4.3 - Dimension didactique de l'aménagement terminologique

Les pays les moins avancés ont jusqu'à présent importé différents produits de
consommation et sollicité des pays industrialisés le transfert de leur maîtrise technologique
ainsi que la formation sur place de personnel qualifié et de cadres performants. Les
innovations qui ont vu le jour dans des espaces géographiques de cultures et de langues
différentes, véhiculent des terminologies qui reflètent un découpage particulier de la
réalité. Etant donné que notre langue et notre culture diffèrent de celles des pays
exportateurs de technologie, les problèmes sociolinguistiques que cet apport massif de
terminologies étrangères ne manquent pas de poser, doivent faire l'objet de considération
soutenue de notre part. C'est pourquoi, l'aménagement d'un enseignement de la science
terminologique, adapté à la spécificité d'une situation de langues en contact, apparaît plus
que jamais indispensable. Nous rappelons ici, brièvement, quelques objectifs
fondamentaux visés par ce type d'enseignement:
1) élaborer un cycle de formation de spécialistes en terminologie capables d'assimiler les
aspects théoriques (approche conceptuelle, réseau notionnel, démarche onomasiologique,
etc.) et de mettre en oeuvre une méthodologie de traitement des Lsp;
2) sensibiliser et initier les spécialistes et enseignants des disciplines scientifiques et
techniques aux objectifs et méthodes de la terminologie;
3) instaurer un cursus de formation de formateurs ayant pour but la constitution d'un corps
de personnes-ressources en didactique terminologique capable de prendre en charge
l'encadrement des terminologues et des spécialistes et/ou enseignants, chacun dans sa
discipline.

4.4 - Terminologies en contact

Le développement des disciplines scientifiques et techniques donne naissance à de


nouveaux concepts et débouche sur d'innombrables inventions charriant une pléthore de
dénominations nouvelles. L'importance accrue que revêtent ces mêmes disciplines rend
nécessaire la normalisation et la codification de leur terminologie, ainsi que la mise au
point de manuels, lexiques et autres ouvrages de référence, de façon à bannir toute forme
d'ambiguïté ou source d'incompréhension, assurant ainsi une efficacité optimale de toute
communication, aussi bien orale qu'écrite. Il est regrettable de relever que beaucoup de ces
vocabulaires scientifiques et techniques sont élaborés à partir d'une simple analyse
morphologique et étymologique des termes étrangers en négligeant l'aspect notionnel. Or,
la dénomination dans la langue source n'est qu'un support graphique ou sonore, et une pâle
représentation de l'objet ou du concept qu'elle dénomme. Il s'agit de faire prendre
conscience de la primauté des notions.
La maîtrise d'une ou de plusieurs langues étrangères lors des échanges scientifiques et
techniques, administratifs ou autres, s'avère indispensable, aussi bien à l'échelon interne
qu'externe. L'usage de ces langues, selon l'aire géographique d'influence, est rarement
remis en question, tant il est vrai que l'anglais, par exemple, et à un degré moindre le
français, s'imposent comme instruments incontournables de transfert des connaissances. Ils
disposent en tant que tels de terminologies suffisamment élaborées pour désigner toutes les
innovations (concrètes et abstraites) du monde actuel. Cette situation consacre la
marginalisation de la langue arabe, et confine cette dernière dans des tâches principalement
administratives ou hiératiques. Nous comprenons aisément, dans ces conditions, les
réactions de certains de nos jeunes intellectuels, férus d'occidentalisme. Subjugués par tant
d'innovations technologiques étrangères, et par la foultitude de terminologies spécifiques
les accompagnant. Ces jeunes, certainement peu au fait des sciences du langage, vont
jusqu'à remettre en cause l'utilité du courant de traduction des nomenclatures scientifiques
et techniques étrangères vers l'arabe, et demeurent sceptiques devant les efforts fournis
actuellement, par les différentes instances arabes, pour l'élaboration d'une terminologie
moderne sous forme de lexiques, dictionnaires spécialisés et autres bases de données.
Nul ne peut contester l'avantage réel que l'on peut tirer de l'usage de l'anglais et/ou du
français, particulièrement en matière d'acquisition de connaissances et d'élargissement de
l'horizon des échanges avec les pays détenteurs de potentialités technologiques; mais ce
serait faire preuve d'obscurantisme, que de dénier aux autres langues cette capacité
intrinsèque, universelle et scientifiquement établie, de pouvoir dénommer les réalités,
concrètes et/ou abstraites, du monde moderne. Est-il besoin de rappeler que les
dénominations des notions et des inventions matérielles ne sont en fait que des symboles,
des repères, des étiquettes conventionnelles et arbitraires, et que chaque langue dispose de
potentialités lexicales et syntaxiques capables de satisfaire ses besoins terminologiques?

4.5 - "Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement." (Boileau)

Dans un contexte d'aménagement linguistique, l'élaboration d'un projet d'enseignement


des Lsp doit être conçu comme un programme-interface, permettant de jeter une passerelle
conviviale, à partir de la langue étrangère véhiculant le savoir scientifique et/ou technique,
vers la langue à promouvoir. Il s'agit de réussir un transfert efficace des données en
réduisant au maximum les risques de mauvaise communication. La langue étant
l'instrument de communication par excellence, cet enseignement doit tendre vers une
parfaite maîtrise des règles gouvernant la formation des unités terminologiques, simples ou
complexes. Ceci permettra de rendre, de la façon la plus fidèle possible, et dans les plus
infimes détails, le contenu des définitions des termes scientifiques et techniques étrangers,
en vue d'une exploitation efficiente des transferts de connaissance. Il ne s'agit pas, comme
c'est le cas actuellement dans certaines de nos facultés, de programmer, l'espace d'une
séance par semaine, quelques leçons de traduction des dénominations scientifique et
techniques, le plus souvent selon la démarche dite du mot-à-mot. Nous ne pouvons faire
l'économie d'une formation complète en terminologie -avec tout ce que cela suppose
comme aspects théoriques et méthodologiques- seule à même de fournir aux étudiants les
instruments adéquats pour appréhender le message émis et aiguiser leur sens de créativité
terminologique.
Etant donné que les préalables au développement imposent aux différentes sociétés
partenaires un contact de langues issues de cultures et de types de civilisations
particulières, et par conséquent n'opérant pas les mêmes découpages des champs
sémantiques, seule une démarche onomasiologique contrastive peut aider à rendre
fidèlement, dans la langue locale, les signifiés des unités terminologiques étrangères.

5 - Emergence d’une terminologie à coloration sociale: la Socio-terminologie

5.1- Idéalisation du discours scientifique et adéquation au réel.

L'approche théorique Wüsterienne aura gouverné les études terminologiques jusqu'à


la fin des années 1980 où l'élargissement des cadres de ce domaine d'investigation devenait
impératif. Malgré certaines réserves (Gaudin 1995:230) émises à propos du degré
d'élaboration des fondements théoriques et méthodologiques que doit atteindre tout
branche du savoir avant d'être reconnue en tant que corps constitué, on ne peut contester le
fait que les nombreux travaux de recherche terminologique menés, au moins depuis les
années 30 et jusqu'à nos jours, auront permis à cette discipline de se frayer
progressivement un chemin pour s'affirmer aujourd'hui en tant corps scientifique
autonome.
La circulation et l'interpénétration des différents savoirs est telle aujourd’hui qu’il est
pratiquement impossible de délimiter de façon claire un domaine de connaissance. Malgré
le degré de spécialisation très poussé de certaines disciplines, le développement de la
recherche fait appel à l’interdisciplinarité, particulièrement, pour répondre à des impératifs
d’application. Nous soulevons ici le problème du domaine. C'est là un des postulats, parmi
d'autres que nous verrons plus loin, sur lesquels la Socio-terminologie prend ses distances
par rapport à l'école Wüsterienne. En effet, Yves Gambier a développé là-dessus sa théorie
nodale qui réfute celle de l'étanchéité des domaines:" Une science, une technique, réfère à
d'autres sciences, d'autres techniques, elles-mêmes branchées sur d'autres. [...] il n'y a pas
de "domaine" sans "domaines" connexes: un "domaine" revient alors à un noeud de
connexions." (Gambier 1991:37). François Gaudin abonde dans le même sens, et de façon
on ne peut plus argumentée à propos des notions de langues de spécialités et de domaines:
"L'examen critique de la notion de langue de spécialité révèle l'ignorance des différentes logiques
linguistiques, fondées sur des oppositions culturelles , donc historiques, qui caractérisent les
disciplines. Aujourd'hui, les nouvelles sciences doivent être envisagées non comme des domaines, mais
plutôt comme des réseaux de noeuds, les échanges primant sur les particularismes." (Gaudin
1995:229)
Une illustration, parmi tant d’autres, nous est donnée par les investigations menées en
biologie. Ces dernières ne peuvent être menées sans l'apport de certaines disciplines
connexes (chimie, génétique, etc.). C’est le cas également d’autres secteurs d’investigation
comme celui des sciences relatives à la protection de l’environnement où la recherche
scientifique fait appel à plusieurs spécialités: la géologie, la biologie, la chimie, les
mathématiques, le droit, la météo, etc.

5.2 -Terminologie et phénomènes de société

Le commun des mortels n'est pas insensible aux éventuelles retombées des
investigations scientifiques, particulièrement celles touchant les domaines de la santé, de
l'environnement ou encore ceux ayant trait aux valeurs morales. En effet, les découvertes
génétiques et les problèmes qui en découlent, comme ceux touchant la reproduction des
espèces, les manipulations génétiques, l'insémination artificielle, interpellent certainement
la composante sociale car plusieurs acquis et certitudes sont ébranlés chez l'homme de la
rue. Ces découvertes suscitent beaucoup de préoccupations et alimentent considérablement
les discours publics. Source intarissable de dissertation pour les media, la science
écologique n'est plus confinée dans les laboratoires; elle investit la chaussée et devient
préoccupation de société. Nous n'en voulons pour preuve que les nombreux débats publics
mêlés d'arguties juridiques pour définir, par exemple, les normes de sécurité et les moyens
de protection des populations.
L’étude des discours scientifiques issus de ces champs sémantiques, en perpétuel
devenir, est de nature à révéler les imbrications entre les données terminologiques et les
phénomènes de société. Nous assistons donc à l’émergence et à la diffusion d’un savoir
scientifique et technique -véhiculé par une terminologie spécifique- qui prend racine dans
des préoccupations collectives et destiné à faire diminuer le taux d’incertitude chez les
citoyens et à améliorer la qualité de leur quotidien. C'est là que transparaît le bien-fondé
d'une approche sociale de la terminologie permettant d'étudier les conditions qui
gouvernent la production, le choix, la diffusion, le rejet ou l'adoption des unités
terminologiques. Pour être opérationnelle, la science terminologique doit avoir prise sur le
réel et a besoin, plus que jamais, de rétablir ses liens avec la société. Elle a, pendant
longtemps, porté aux nues des postulats comme ceux:
- de la monosémie (chaque terme ne devrait avoir qu’un sens, dans un domaine donné)
- de la biunivocité (à l’intérieur d’une langue, à une notion devrait correspondre un seul
terme et à un terme donné devrait correspondre une seule notion)
Le terme scientifique et technique est ici idéalisé, c’est-à-dire motivé, systématique, source
de dérivation, etc.
Sans rejeter en totalité ces outils conceptuels, qui ont été exagérément magnifiées, et en
privilégiant l’adéquation au réel, une nouvelle terminologie à visage social a vu le jour: la
Socio-terminologie. C’est un conglomérat de réflexions théoriques et de réalités pratiques.
Elle cherche à cerner les divers facteurs interactifs, à les comprendre et à en mesurer les
effets. En tant que discipline de recherche, la Socio-terminologie s’est frayé un chemin
parmi les ordres du savoir, à travers les travaux académiques, les articles de revues et les
communications lors de congrès, séminaires ou autres journées scientifiques. Elle fait
siennes les concepts et démarches de la sociolinguistique. Longtemps brimées, confinées
dans des ensembles lexicaux ou dictionnairiques, coupés de toute réalité ambiante, les
unités terminologiques sont maintenant retrempées dans des environnements discursifs et
textuels qui sont leur vrai milieu naturel. En privilégiant l'étude des termes en contexte, en
instaurant une procédure d'enquêtes et de suivi des termes au sein de leur vivier, c'est-à-
dire chez les acteurs sociaux, la socio-terminologie a donc opéré une mutation de son pôle
d'intérêt par rapport à l'approche terminologique traditionnelle qui focalisait les études sur
les seuls termes.

6 - Aménagement terminologique et vécu populaire

L'approche socio-terminologique doit être appréhendée dans le cadre d'une perspective


de développement. Les postulats suivants pourraient guider notre démarche:
- dans une stratégie de développement, les recherches entreprises en vue de la fixation, de
l'épanouissement et de la transmission des faits de culture, représentent un enjeu
considérable. En effet, l'étude du vécu et des pratiques de la société à partir d'une "veille
linguistique" et dans une optique éducationnelle et d'alphabétisation dépasse le niveau
perceptible (gestuelle, usage d'outils et de techniques). Ces pratiques font référence à des
schèmes beaucoup plus profonds, à des processus logiques et à des structures mentales
méconnues, qu'il est indispensable d'appréhender
- en matière d'acquisition des connaissances et dans le domaine de l'éducation, les champs
du savoir explorés auront de meilleures chances d'être appréhendés par le destinataire, s'ils
correspondent aux réalités du milieu.

Les problèmes de communication sont souvent à l'origine de l'échec de plusieurs projets


de développement destinés à des couches de population, pour la plupart analphabètes,
appartenant particulièrement au monde rural. Toute stratégie de progrès doit
impérativement prendre en compte l'usage des langues locales pour faire aboutir certaines
interventions ponctuelles de communication de masse. Il est certain qu'au niveau
linguistique, toute implantation de nouveaux concepts, auprès des populations cibles, doit
tenir compte de leurs compétences de locuteurs natifs, afin que l'expression de ces notions
se fasse en accord avec les mécanismes de créativité lexicale.

6.1 – Socio-terminologie et alphabétisation fonctionnelle.

Dans le domaine de l'alphabétisation fonctionnelle, par exemple, qui vise, non seulement à
inculquer au sujet illettré les rudiments de lecture et d'écriture mais aussi à le faire
participer à l'effort de développement, l'intervention terminologique se situera,
particulièrement, au niveau de la confection des documents de référence (manuels
pédagogiques, vocabulaires techniques élémentaires, etc.) La nomenclature contenue dans
ces ouvrages sera puisée dans un environnement coutumier à l'apprenant, ce qui ne
manquera pas d'exciter chez lui le désir d'apprendre et l'initier à l'expression des notions
scientifiques et techniques, aboutissant, à plus ou moins brève échéance, à une
participation effective au développement.
Une action linguistique appropriée au niveau des schèmes de pensée, accompagnée
d'analyses psychologiques, anthropologiques, économiques, etc., facilitera, assurément,
l'intégration des nouveaux concepts et l'assimilation des techniques modernes que chaque
sujet aura à appliquer, dans son domaine d'activité, pour un rendement meilleur.

6.2 - Socio-terminologie et incidences didactiques.

L'action terminologique, au niveau scolaire, visera à améliorer sensiblement la


communication entre les différents intervenants. L'indifférence manifeste envers les
problèmes de niveaux de langue, l'élaboration de manuels pédagogiques occultant les
langues locales, l'absence de toute action terminologique raisonnée, constituent autant de
barrières qui empêchent l'intégration de l'école au milieu ambiant.
L'implication de la Socio-terminologie à des fins pédagogiques, est plus que jamais
sollicitée pour faciliter un usage du discours en harmonie avec le contexte didactique. Dans
ce domaine également, la créativité lexicale, en symbiose avec la perception du monde par
l'enfant, permettra de générer des désignations claires et univoques pour nommer les
nouveaux concepts.

7 - Epilogue

Parmi les avenues les plus prometteuses en Socio-terminologie figure celle qui a pour
objet d'étude les nouvelles relations entre science technique et production. Cette nouvelle
approche se place dans le cadre de la remise en question de la conception terminologique
classique, et désormais dépassée, de la compartimentation du savoir en domaines. Elle
s'élève contre la notion de pureté du discours scientifique et technique, que l'on voudrait
exempt de toute ambiguïté, et prône le recours à la sociolinguistique pour réhabiliter cette
perception de continuum et d'interactions entre, ce que l'on considère comme, des champs
de connaissances étanches. En observant la métamorphose des relations entre science
technique et production, Louis Guespin réagit par une question pertinente:
"[...] la hiérarchie traditionnelle du "savant" à l' "ingénieur" puis à l' "entrepreneur" est compromise
tant dans l'imagerie populaire que dans la pratique sociale: qui est désormais à l'initiative dans tel
projet mettant en oeuvre à la fois des savoirs, des savoir-faire et un dispositif de production?"
(Guespin ,1995:206)

Jusqu'au siècle dernier, on sublimait la science, et une idée de dégénérescence était


alors accolée à l'évocation de tout ce qui était technique. Il existe encore aujourd'hui des
relents de cette dichotomie traduite - et ce n'est là qu'un exemple - par la différenciation
entre les statuts de chercheur et celui d'ingénieur Les choses ont cependant
considérablement évolué depuis la fin du 19ème siècle et de nouvelles relations
méthodiques semblent gouverner la cohabitation entre sciences et techniques. En plus de
son apport théorique, la science agit également dans le sens d'une amélioration des
performances de la technique, et lors de cette évolution, ponctuée par les transformations
successives des diverses techniques, sciences fondamentales et sciences de l'ingénieur
s'imbriquent de plus en plus. Dans cette nouvelle dynamique, la science, assume
pleinement son rôle en tant qu'élément fondamental dans les dispositifs de production.
Quant à la terminologie, si elle longtemps en tourné le dos aux réalités sociales, elle ne
peut, aujourd'hui, manquer le rendez-vous qui lui est proposé par cette nouvelle situation
issue des interactions récentes entre science, technique et production.

Elhadj Benmoumen
Références bibliographiques

BAUDET, J.-C. (1995): « Editologie: une sociolinguistique de la science », Meta, XL, 2,


pp. 216-223
BEACCO, Jean-Claude (1992): "Ethnolinguistique de l'écrit, Langages, Paris, Larousse,
n°105, 127p.
BENMOUMEN, Elhadj (1995): "Les matrices terminogéniques en langues de spécialité
(Lsp): le cas de l'arabe", Turjuman, vol.4, n°1, pp.85-130
BENMOUMEN, Elhadj (1997): "Rapports syntagmatiques et paradigmatiques en langues de
spécialité", Colloque international Langues Situées, Technologie et Communication, Rabat,
vol.2, octobre 1997, pp. 81-119
BOULANGER, Jean-Claude (1991): "Une lecture socioculturelle de la terminologie",
cahiers de linguistique sociale, n°18, juin, pp.13-30
BOULANGER, Jean-Claude (1995): « Présentation: images et parcours de la Socio-
terminologie », Meta, XL, 2, pp. 194-205
BOURDIEU, Pierre (1994): Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Le Seuil.
CLAS André (1990): Séminaire de terminologie: théorie et pratique, Université de
Montréal, 105p.
CORBEIL, Jean-Claude (1987): Vers un aménagement linguistique comparé, Politique et
aménagement linguistique, Québec, CILF, 572p.
DERRIDA, Jacques (1987): Des tours de Babel , Psyché. Inventions de l'autre, Paris,
Galilée.
DROZD, L. et SEIBICKE, W. (1973): Deutche Fach-und Wissenschafts sprache-
Bestandsaufnahme -Theorie-Geschischte (Langues de spécialité allemandes -état de la
question- théorie- histoire), Wiesbaden, Oscar Brandstetter Verlag KG.
FISHMAN, Joshua A. (1974): "Language planning, and Language planning research:the
state of Art". Advances in Language planning, Ed. Joshua Fishman, Mouton, pp. 15-27
FRIEDRICH, P. (1995): « Review, Anna Wierzbicka: Semantics, Culture and Cognition:
Universal Human Concepts in Culture-Specific Configurations », Oxford and New-York,
Oxford University Press, Language in Society, 24, pp. 111-113.
GAMBIER, Yves (1993): « Vers une histoire sociale de la terminologie », Le Langage et
l’homme, vol.28, n°4, pp.233-246
GARMADI, Juliette (1981): La sociolinguistique, Paris, P.U.F
GAUDIN, François (1993a): Pour une Socio-terminologie. Des problèmes sémantiques aux
pratiques institutionnelles,coll."publications de l'Université de Rouen", n°182, Rouen, 255p.
GAUDIN, François (1993b): « Socio-terminologie: propos et propositions épistémologiques,
Le Langage et l’homme, vol.28, n°4, pp.247-257
AU IER, Yvon (1991): De la logique interne, Paris, Vrin,
GUESPIN, Louis (1995): « La Circulation terminologique et les rapports entre science,
technique et production », Meta, XL, 2, pp. 206-215
HEIBRON, Johan (1995): " The Rise of Social Theory ", translated by Sheila Gogol,
Contradictions of Modernity, vol.1, Minneapolis, University of Minnesota Press.
KOCOURECK, Rotislav (1991): La Langue française de la technique et de la science. Vers
une linguistique de la langue savante, 2e éd., (1re éd. 1982) Paris, La Documentation
française, Wiesbaden, Brandstetter Verlag KG, 327p.
KOURILOVA, M. (1993): « Epistemic Modality in Written S cientific Discourse »,
ALSED-LSP NEWSLETTER, 15-2.
LAGANE, René (1969): "Le Français commun, mythe ou réalité?", Le français dans le
monde, 69, pp. 6-11.
LERAT, Pierre (1995): Les Langues spécialisées, Paris, PUF, coll. " Linguistique nouvelle",
202p.
MAIGA, Amidou (1991): "La Place de la terminologie dans l'alphabétisation fonctionnelle",
Terminologies nouvelles, n°6, décembre, pp.15-20.
MORTUREUX, Marie Françoise (1994): " L’Analyse du discours de la
vulagarisation scientifique", D. Candel (Dir.), Français scientifique et technique et
dictionnaire de langue, Paris, Didier Erudition, pp. 63-75
POLI, Marie-Sylvie (1991): "Textes de spécialité: le concept de la lecture par double
hélice", Contrastes, pp. 53-61.
RIGGS, F. (1986):"Lexical lucidity: The Intelligibility of Tenchnical Communication ",T.
Bungarten(dir.), Wissenschaftsprache und Gesselschaft, Hambourg, Akademion
ROMAN, André ( 1990 ): Grammaire de la langue arabe, Paris, PUF, Que sais-je? 127p.
SEARL, John R. (1992): The Rediscovry of Mind, MIT Press.
SIMEONI, Daniel (1988): " Language processes and the Metalinguistic puzzle ", M. Diani
(Ed.), Designing the immaterial Society, Design Issues, IV, 1&2, pp.116-130
SUOMELA-SALMI, Eija (192): "Some aspects of the pragmatic oraganization of academic
discourse", Lindberg Anne-Charlotte et al. (ed.), Nordic Research on text and Discourse,
Abo Akademi Press, pp. 251-261
TOUSSIGNANT, Claude (1987): La variation sociolinguistique, Modèle québecois et
méthode d'analyse, Sillery, Presses de l'Université du Québec.
UMBERTO Eco (1988): Sémiotique et philosophie du langage, trad. par M. Bouzaher,
Paris, PUF.

Vous aimerez peut-être aussi