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cahiers libres
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Sous la direction de
Didier Fassin, Alain Morice
et Catherine Quiminal

Les lois
d e l'inhospitalité

Les politiques de l'immigration


à l'épreuve des sans-papiers

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE
9 bis, rue Abel-Hovelacque
PARIS X I I I

1997
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Catalogage Électre-Bibliographie

Les lois de l'inhospitalité : les politiques de l'immigration à l'épreuve des sans-papiers /


éd. sous la dir. de Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal, - Paris : La Découverte,
1997. - (Cahiers libres)
Rameau : Étrangers (droit) : France.
Émigration et immigration : politique gouvernementale : France.
Immigrés clandestins : France : conditions sociales : 1990-....
Dewey : 305-8 : Structure de la société. Groupes sociaux définis par leurs pratiques
religieuses, leur langue, des caractères ethniques, raciaux ou nationaux.
323 : Droits civils et politiques.
Public concerné : Tout public.

Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit d'envoyer
vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous
recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte.

© Éditions La Découverte et Syros, Paris, 1997.


ISBN 2-7071-2743-4
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Présentation

Les politiques migratoires menées par les gouvernements


successifs depuis 1974 ont été un échec, au moins par rap-
port à leurs objectifs affichés. Malgré la multiplication des
circulaires, des lois et des accords internationaux, les entrées
de migrants se poursuivent tandis que les retours n'attirent
guère de candidats. Les processus d'intégration sont entravés
par d'incessantes discriminations et, plus que tout, par une
montée de la xénophobie et du racisme.
Le mouvement des sans-papiers et, avant lui, celui des
familles immigrées pour le droit à un logement décent ont
rendu manifeste cet échec ainsi que les situations d'inégalité
et d'illégalité engendrées par ces politiques.
Tel est le point de départ de ce livre. Il regroupe les contri-
butions d'auteurs de disciplines différentes, mais qui ont en
commun la préoccupation d'allier leurs exigences de cher-
cheurs désireux de proposer une analyse rigoureuse des faits
et de citoyens aspirant à une société solidaire, ouverte et
vigilante face à toute forme de xénophobie.
Le débat de société à propos des immigrés est toujours
fortement marqué du sceau des choix idéologiques de cha-
cun. Mais, depuis de nombreuses années, c'est principale-
ment sous l'angle du droit qu'est posée la question : volonté
de réformer la législation pour rendre plus efficaces les poli-
tiques de contrôle de l'entrée et du séjour pour les uns,
dénonciation d'un nouvel arsenal juridique de plus en plus
restrictif et producteur d'irrégularité comme de racisme, pour
les autres. Toutefois, il nous paraît indispensable de dépasser
une approche étroitement juridique.
Afin de comprendre les significations et les enjeux actuels
du débat sur l'immigration, nous nous interrogerons en
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premier lieu sur l'ancrage historique de ce rapport à l'étran-


ger. Deux événements sont tenus pour décisifs : la Révolu-
tion française, qui exalte les droits de l'homme tout en fonc-
tionnant sur la ségrégation à partir de la nationalité, et, plus
récemment, la constitution d'un espace européen qui lie la
libre circulation des uns au renforcement des mesures de
contrôle pour les autres. Nous évoquerons également
l'obsession déjà ancienne de traiter juridiquement la ques-
tion de l'immigration. Ce faisant, nous soulignerons les
apories du droit et les raisons d'une telle focalisation du
débat. La référence insistante à la loi ne vise-t-elle pas, aussi,
à marginaliser ceux qui la critiquent, mauvais citoyens, hors-
la-loi en quelque sorte ?
Si les législations ont à l'évidence « force de loi », ce n'est
•pourtant pas seulement par leurs effets administratifs et judi-
ciaires (limitation du droit d'asile, entraves au regroupement
familial, menaces sur le renouvellement des cartes de séjour,
délivrance de titres provisoires, reconduites à la frontière,
interdictions de séjour). Elles ont également des effets
sociaux, symboliques et matériels, qui créent au quotidien,
et pas seulement dans les préfectures, les commissariats et
les tribunaux, une fragilisation des étrangers. Ce processus
les concerne tous à un degré variable, et même les immigrés
devenus français qui ont, par ricochet, à prouver leur légi-
timité et à déjouer les suspicions. Le point de vue des
immigrés eux-mêmes est à cet égard fondamental. Une
approche anthropologique, plus proche des réalités vécues,
tentera ici de montrer les conséquences d'une telle fragili-
sation, chez les jeunes, dans les familles, au sein des collec-
tivités immigrées. La vulnérabilisation frappe ces popula-
tions jusque dans leur corps en leur refusant le droit à la
santé. Nous chercherons aussi à décrire les processus d'inté-
gration, les obstacles qu'ils rencontrent, mais également les
dynamiques mises en œuvre pour surmonter ces difficultés.
Que l'immigration soit érigée aujourd'hui en question,
encore une fois dans une période de crise, invite évidem-
ment à refuser de l'isoler du contexte historique dans lequel
elle s'inscrit, et singulièrement des logiques économiques
qui la sous-tendent. Il est en effet impossible de comprendre
la multiplication des mesures tant pratiques que symboliques
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à l'encontre des étrangers et des immigrés en dehors des


transformations du marché et des rapports entre pays du
Nord et du Sud. Plus qu'un débat sur les avantages comparés
des mains-d'œuvre immigrée et autochtone ou sur le coût
des unes et des autres, il s'agit de révéler les logiques pro-
fondes de la constitution d'un salariat «bridé », d'apprécier
l'évolution de la place des étrangers dans l'économie natio-
nale, de voir comment l'irrégularité s'inscrit dans un schéma
de précarisation généralisée, et enfin de relever les ambi-
guïtés des politiques de coopération.
Dépasser les discours tenus au nom de la loi, c'est aussi
désigner des enjeux politiques cachés. C'est faire apparaître
que, par-delà le sort des étrangers et des immigrés, le présent
et l'avenir des sociétés européennes sont en jeu. Les idéo-
logies de la protection, de la fermeture des frontières
communes sous-tendent le durcissement des politiques
européennes et relèvent d'une vision sélective et anachro-
nique de la citoyenneté. Les progrès de l'inhospitalité, la
production de nouvelles exclusions par les lois et les pra-
tiques qui les entourent font dès lors peser sur la société
des menaces lourdes de conséquences pour la démocratie.
Dans cet ouvrage, la limite entre le travail du chercheur
et l'engagement du citoyen est souvent remise en cause. Si,
nous appuyant sur des recherches en cours, nous voulons
proposer une rigueur d'analyse là où le débat public en
manque parfois, nous ne croyons pas qu'il soit possible de
traiter de l'immigration, comme de n'importe quelle autre
question sociale d'ailleurs, en dissociant complètement
l'étude scientifique des choix politiques. C'est là une option
commune. Nous vivons dans la cité et, lorsque est en jeu la
manière dont les hommes et les femmes peuvent vivre
ensemble, nous sommes, plus encore qu'en toute autre cir-
constance de notre activité, pris par une exigence d'enga-
gement qui soit à la fois conforme à nos responsabilités et
à nos convictions.

Depuis que ce livre a été écrit, le gouvernement français


issu des élections du 1 juin 1997 a pris deux décisions qui
pourraient remettre en cause, même partiellement, ce que
nous avons appelé les «lois de l'inhospitalité ». La première
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est la régularisation sous conditions de certaines catégories


d'étrangers en situation irrégulière ; la portée de cette
mesure, qui inspire un sentiment de soulagement, mais ne
résout qu'une partie des problèmes discutés ici, restera à
évaiuer dans la durée. La seconde est une refonte de
l'actuelle législation sur les étrangers, dont on peut espérer
qu 'elle corresponde à une politique plus cohérente que ne
l'ont été les précédentes et qui rouvre par conséquent le
débat public sur l'immigration ; sans préjuger de ce qu'il sera,
les textes présentés ici souhaitent y apporter leur contribu-
tion. Dans ce contexte nouveau, les analyses qui suivent
n'en sont donc que plus d'actualité, en invitant chacun à la
vigilance pour que redevienne possible une politique de
l'hospitalité.

Paris, le 14 juillet 1997,


Didier Fassin, Alain Morice, Catherine Quiminal.
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Le droit au regard de l'histoire


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L'hospitalité et la Révolution française


p a r Sophie Wahnich*

Alors q u e l'on a assisté depuis plusieurs années à la déné-


gation de l'hospitalité républicaine, q u e les lois mises e n
place par des ministres qui s'autorisent pourtant du c a m p
républicain sont v e n u e s porter le s o u p ç o n sur tout acte privé
d'hospitalité, le détour par l'histoire des fondements p e u t se
révéler éclairant. Qu'est-ce, e n effet, q u e cette hospitalité
républicaine dont se réclament les détracteurs du n o u v e a u
c o d e de la nationalité, les détracteurs des lois Pasqua et
Debré ? Quel p e u t être, a contrario, le f o n d e m e n t théorique
d e pratiques à la fois républicaines et inhospitalières ? C'est
p o u r tenter d e r é p o n d r e à ces questions que nous revisitons
le corpus des discours révolutionnaires d'assemblées qui ont
mis e n œ u v r e des politiques d'hospitalité et d'inhospitalité
au c œ u r d e l'épisode révolutionnaire.
Lorsque Saint-Just déclare à la Convention, le 26 germinal
a n II (15 avril 1794), « il faut q u e vous fassiez u n e cité », il
choisit de d o n n e r à cette cité u n e réserve d e sens empirique
qui met e n valeur u n triptyque a p p a r e m m e n t inhabituel : les
citoyens doivent être « amis, hospitaliers et frères ». Ce qui
détermine le citoyen d e la cité révolutionnée sont des qua-
lités d u c œ u r ressortissant aujourd'hui à la sphère privée
mais qui fondent alors la possibilité d ' u n e « confiance civile »,
d ' u n e « morale publique ». Or, si l'hospitalité, au m ê m e titre
q u e l'amitié et la fraternité, était bien u n e valeur publique
normative qui donnait accès au sentiment d'humanité et à
la réciprocité des relations entre peuples, elle était aussi
historiquement u n terme diplomatique et juridique inscrit
dans les traités bilatéraux passés entre g o u v e r n e m e n t s

* Chargée de recherche au CNRS, CURAPP (Amiens).


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étrangers. Les gouvernements s'accordaient réciproquement


l'hospitalité publique, ce qui conduisait à mettre les
étrangers ressortissants du pays concerné sous la protection
des lois. Éloignée d'une conception où l'hospitalité publique
serait la résultante de qualités individuelles, éventuellement
privatisables, une telle hospitalité publique ne présageait pas
de l'accueil réservé pratiquement aux étrangers. Mais lors-
que Saint-Just s'adresse aux conventionnels pour les inciter
à fonder des institutions civiles capables de réparer les
crimes des factions, lorsqu'il remet à l'honneur ces valeurs
qui associent normes publiques et normes privées, il
s'adresse à une assemblée qui a, depuis août 1793, décidé
de suspendre l'hospitalité publique. S'agissait-il alors d'un
retournement de principes ? Si l'examen du processus qui a
pu conduire à cette remise en question des pratiques d'hos-
pitalité permet d'en douter, il n'empêche que, entre espace
public et espace privé, toucher à la question pratique de
l'hospitalité n'est pas sans effets sociaux et politiques qu'il
convient d'examiner pour tenter de comprendre ce qui se
joue dans l'inhospitalité de la période révolutionnaire.

Le p r o c e s s u s d e r e n o n c e m e n t
à l'hospitalité publique

Lorsque le débat s'engage à l'assemblée législative sur


l'opportunité de faire la guerre, la dimension d'asile politique
de l'hospitalité révolutionnaire permet de distinguer la
guerre révolutionnaire de la guerre tyrannique.

L'hospitalité publique, une valeur pratique


de la guerre révolutionnaire

Dès le 29 décembre 1791, Condorcet proclame, dans une


adresse qui doit être envoyée aux peuples étrangers, que le
principe d'hospitalité ne sera pas remis en question par la
guerre : «L'asile que [la France] ouvre aux étrangers ne sera
point fermé aux habitants des contrées dont les princes
l'auront forcée à les attaquer, et ils trouveront dans son sein
un refuge assuré. Fidèle aux engagements pris en son nom,
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elle se hâtera de les remplir avec une généreuse exactitude.


Mais aucun danger ne pourra lui faire oublier que le sol de
la France appartient tout entier à la liberté, et que la loi de
l'égalité y doit être universelle. Elle présentera au monde le
spectacle nouveau d'une nation vraiment libre soumise aux
règles de la justice, au milieu des orages de la guerre, et
respectant partout, en tout temps à l'égard de tous les
hommes les droits qui sont les mêmes pour tous » [Archives
parlementaires, t. 36, p. 618].
Admis dans les légions dès le 29 avril 1792, les étrangers
déserteurs sont censés incarner l'universalité de la Révolu-
tion française, peuvent acquérir, au bout de trois ans, la
citoyenneté française et peuvent obtenir une assistance pour
leurs femmes et leurs enfants. L'accueil des déserteurs
étrangers est définitivement établi le 2 août 1792. Quinze
articles de dispositions suivent des considérants qui mettent
en valeur l'universalité de la cause de la liberté et les déser-
teurs se voient dotés de pensions, de statuts et de sollici-
tudes, qu'ils acceptent de servir pour la cause française ou
non. « Ils seront accueillis avec amitié et fraternité et rece-
vront d'abord comme signe d'adoption la cocarde tricolore.
Il leur sera indiqué les villes où ils trouveront des interprètes,
et où ils pourront, s'ils le veulent, fixer leur résidence. [...]
L'Assemblée nationale recommande à la sollicitude de tous
les fonctionnaires publics, et à la fraternité des officiers et
soldats des armées françaises, les officiers et soldats
étrangers qui se réuniront à eux pour servir et défendre la
cause des peuples et de la liberté »[ t. 13, p. 312].
Les trois couleurs sont l'expression de l'adoption des
étrangers nés en pays ennemis et qui ont choisi le refuge
français. La générosité apparaît sans limite. Dès le 1 mai
1792, le législateur Charles Duval s'était préoccupé des
garanties légales des étrangers en matière de jugement, et
avait démontré que l'attention aux droits des étrangers était
une manière exemplaire de conduire une guerre juste : «Au
moment où la guerre, ce fléau des peuples, lorsqu'ils la font
pour leur roi, mais qui devient leur salut lorsqu'ils la font
pour eux-mêmes ; au moment où la guerre va nous forcer
de repousser, de poursuivre ceux que des agitateurs cou-
ronnés tiennent en état de révolte ouverte contre notre
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liberté, c'est à ce moment qu'il faut prouver à tous les


peuples que nous sommes leurs amis et leurs frères, que
partout chez eux et chez nous ils auront toujours de nous
secours et consolation » [Le Moniteur, t. 12, p. 270]. Le fon-
dement théorique de l'argumentaire de Charles Duval est,
d'une part, l'« égalité politique » des hommes, français ou
étrangers, et, d'autre part, une conception de la loi nationale
comme garantie de l'« affection fraternelle qui doit lier tous
les peuples ». C'est sans aucun doute la spécificité de l'idéo-
logie universaliste qui, sous la Législative, préside à l'accueil
des étrangers. Les citoyens sont avant tout des hommes, la
loi nationale n'est pas faite pour nommer la frontière mais
pour garantir la loi universelle, l'illimité.
Le 1 février 1793, lorsque les conventionnels déclarent
la guerre à l'Angleterre, ils ne souhaitent toujours pas renon-
cer à l'hospitalité. Suite au rapport de Brissot lu au nom du
Comité de défense générale, un débat s'engage sur la nature
de la guerre : guerre contre le gouvernement anglais ou
guerre contre la nation anglaise. À cette occasion, Fabre
d'Églantine propose de prévenir l'incompréhension du peu-
ple anglais face à la déclaration de guerre française, en main-
tenant, entre autres, les règles de l'hospitalité. « Je demande
qu'indépendamment de la publication de la correspondance
ministérielle avec la cour de Londres, et des discours de
Brissot et de Ducos, vous fassiez une adresse directe au
peuple anglais, au nom de la nation française, et que vous
décrétiez que les Anglais et les Hollandais qui se trouvent
en France sont sous la protection de la loi » [Archives parle-
mentaires, t. 58, p. 120]. Boyer Fonfrède appuie la proposi-
tion de Fabre sur ce point et Barère la développe : « J'appuie
la proposition de Fabre d'Églantine tendant à conserver
l'hospitalité et la protection de nos lois, non seulement à
ceux des Anglais et Bataves qui sont en ce moment sur le
territoire de la République mais encore à tous ceux qui vou-
draient y venir profiter des avantages d'un gouvernement
libre. Que vous différerez en cela, citoyens, de vos ennemis !
Comme elle sera sentie cette différence de la conduite d'un
peuple libre, avec celle d'un gouvernement despotique,
lorsqu'on vous verra généreux et hospitaliers, au moment
où vos ennemis se rendent envers vos concitoyens tyran-
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niques et barbares, lorsqu'à côté de votre décret on pourra


lire le Bill que le gouvernement anglais vient de porter contre
les étrangers!» [Archives parlementaires, t. 58, p. 121.]
Barère, comme les autres intervenants de ce débat, refuse
le mimétisme avec l'ennemi, et c'est donc au cœur de la
guerre qu'il est possible de démontrer que l'hospitalité répu-
blicaine est une valeur fondatrice, et non une manière pas-
sagère de considérer les étrangers. Cependant, cette concep-
tion de l'hospitalité comme valeur forte qui induit une
pratique n'est déjà plus partagée par tous. Birotteau craint
déjà que des espions abusent de la générosité française. Des
murmures de désapprobation accueillent alors ses propos
qui s'opposent à la doxa de l'assemblée.
Enfin, lors du débat constitutionnel, Saint-Just, dans son
Essai de Constitution présenté le 23 avril 1793, avait encore
éclairé ces règles de l'hospitalité liées au droit des gens : «Le
peuple français se déclare l'ami de tous les peuples ; il res-
pectera religieusement les traités et les pavillons ; il offre
asile dans ses ports à tous les vaisseaux du monde ; il offre
un asile aux grands hommes aux vertus malheureuses de
tous pays ; ses vaisseaux protégeront en mer les vaisseaux
étrangers contre les tempêtes. Les étrangers et leurs usages
seront respectés dans son sein. Le Français établi en pays
étranger, l'étranger établi en France peuvent hériter et acqué-
rir mais ils ne peuvent point aliéner » [1984]. Si l'étranger ne
doit pas se comporter en conquérant en transformant le pays
étranger en place commerciale aux dépens de l'hôte accueil-
lant, il mérite le plus grand respect et la plus grande sollici-
tude dans toutes les situations de désarroi.

Suspendre l'hospitalité publique,


une mesure de salut public

Cependant, en août 1793, Garnier de Saintes présente un


rapport qui vise à la suspension de cette hospitalité univer-
saliste, prépare un décret d'expulsion des étrangers nés dans
les pays avec lesquels la France est en guerre, et de restric-
tion de l'hospitalité pour les autres. Les énoncés de ce rap-
port permettent d'entendre le sens de ce qui pourrait bien
apparaître comme un retournement de principes. «Aujour-
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d'hui qu'ils [les étrangers] deviennent les instruments avilis


de ces rois oppresseurs, et qu'ils partagent les crimes de
leurs maîtres, en trahissant la nation hospitalière qui les pro-
tège et leur tend une main amicale, certes l'intérêt de la patrie
nous commande des mesures de sûreté que de lâches per-
fidies rendent nécessaires. [...] La philosophie prépare la
liberté mais ce n'est point à elle à la consolider ; profitons
des leçons des tyrans, non pour asservir, mais pour délivrer
la terre. [...] Entourés de leurs espions et de leurs assassins,
les rois veulent nous forcer à la politique, eh bien nous
l'emploierons, et réduits à lutter contre leurs forfaits, nous
chercherons notre défense dans les droits sacrés de la
nature » [Archives parlementaires, t. 70, p. 183].
La référence aux principes n'est pas un artifice rhétorique
et les actes prônés par le texte de loi peuvent acquérir une
légitimité parce qu'ils répondent à une agression. Si les droits
sacrés de la nature n'autorisent pas à faire usage de la vio-
lence en tant qu'agresseur, il existerait un droit de légitime
défense pour l'humanité. Les droits de la nature fonderaient
donc la légitimité d'un abandon momentané des principes
qui régulent ordinairement les rapports entre les hommes.
En temps ordinaire, les principes permettent d'accorder hos-
pitalité et bienveillance à autrui, ils sont assimilables à des
règles de droit. Lorsque le temps est «hors de ses gonds »
[Loraux, 1993], ils offrent un horizon d'attente mais sont
subordonnés à la politique. Nommée comme nécessité pra-
tique, la politique serait alors décevante mais juste. Les règles
ne sont plus celles du droit, elles semblent consister à pou-
voir faire usage de tous les moyens pour viser à rétablir le
droit. La suspension de l'hospitalité ne serait pas un retour-
nement de principes mais la condition pragmatique de lui
donner un avenir, en protégeant contre l'agression le pays,
la nation fondés sur le respect scrupuleux de ces principes.
L'opposition entre temps révolutionnaire et temps constitu-
tionnel trouve ici une première application, avant même que
ne soit complètement théorisée la notion de gouvernement
révolutionnaire. Le rapport doit donc montrer où se situe
l'agression, montrer que ces agressions remettent en ques-
tion le droit et qu'il y a donc lieu de devenir politique,
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c'est-à-dire de mimer les tyrans p o u r assurer le salut public


et pouvoir bientôt rétablir le droit p o u r l'humanité.
Les considérants du projet de décret mettent en évidence
cette nécessité politique : « La Convention nationale, consi-
dérant q u e les puissances ennemies de la République violent
les droits des gens et d e la guerre, se servent des h o m m e s
m ê m e s e n faveur de qui la nation française exerce journel-
lement des actes de bienfaisance et d'hospitalité p o u r les
diriger contre elle, et q u e le salut public lui c o m m a n d e des
mesures de sûreté q u e ses principes d ' u n i o n et d e fraternité
avaient jusqu'ici rejetées, décrète ce qui suit... » [Archives
parlementaires, t. 70, p. 183].
Les droits de la nature surgiraient q u a n d le droit des gens,
qui règle justement dans la réciprocité les formes d e l'hos-
pitalité publique, les relations entre les nations dans tous les
pays où sont présents des commerçants étrangers, n'est plus
respecté par les ennemis. « A Londres, à Vienne, à Madrid,
u n g o u v e r n e m e n t défiant et tyrannique avait chassé d e s o n
sein des Français paisibles dont les propriétés et l'établisse-
ment garantissaient la fidélité. Et nous, avec la confiance d e
la vertu, nous accueillons c o m m e amis les h o m m e s d e ces
différentes nations qui repoussent nos bienfaits et notre fra-
ternité, par une guerre inique et féroce » [Archives p a r l e m e n -
taires, t. 70, p. 183]. Le respect des principes dans la situation
décrite creuserait les écarts entre les agressés et les agres-
seurs et donnerait à ces derniers la possibilité de détruire
toute liberté sur la terre. Le salut public consiste à r e t o u r n e r
l'agression des rois.
Le risque mimétique d ' u n tel p r o c é d é est perçu, c'est celui
de la confusion, d e l'impossible différenciation des h o m m e s
libres et des autres, des h o m m e s loyaux et des autres.
« C e p e n d a n t soit q u e le p e u p l e français ait des traîtres dans
s o n sein à punir, ou des espions s o u d o y é s à chasser, géné-
reux dans sa politique et juste dans la rigueur d e ses mesures,
il ne confondra point l ' h o m m e égaré qui revient avec le
conspirateur qui se masque, ou l'étranger paisible qui aime
nos lois avec celui qui, intrigant et hypocrite, e n parle avec
respect p o u r les trahir avec succès » [Archives p a r l e m e n -
taires, t. 70, p. 183]. Cette dernière déclaration d e principes
é n o n c é e p a r Garnier d e Saintes est fondamentale. Elle
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réaffirme les différences constitutives qui opposent les tyrans


et les patriotes libres. Elle n'est pas seulement inscrite dans
les buts de l'action menée mais dans une pensée des limites
à concevoir dans l'exercice de la loi pour que la loi appliquée
ne soit pas injuste. La justice et la générosité restent des
principes régulateurs de l'action.
L'étranger qui est visé par la loi est associé à la contre-
révolution extérieure sous la figure de l'espion, à la contre-
révolution intérieure sous celle du traître. Sont ainsi associés
dans un même sentiment de peur tous les dangers courus.
On ne différencie pas vraiment les griefs, les dangers et les
procédures qui doivent circonscrire ou anéantir tous les
ennemis. Les mesures prévues contre les étrangers sont les
premières à s'exercer mais elles sont présentées comme un
prologue au combat qui doit être mené aussi bien à l'exté-
rieur qu'à l'intérieur du territoire. La figure que le rapport
cherche à cerner est donc moins celle de l'étranger que celle
du contre-révolutionnaire, cet homme qui se sépare du peu-
ple et refuse de s'engager pleinement en faveur de la Révo-
lution et qui, de ce fait, la trahit pour ne pas savoir l'aimer.
La thématisation de la trahison permet alors d'inventer la
figure de l'étranger au sein de la commune humanité.
L'étranger est ainsi par définition celui qui, ne sachant être
libre, agissant toujours pour des maîtres qu'il sert, fait scan-
dale dans le nouvel ordre social révolutionnaire qui, lui,
repose sur la liberté du consentement à la loi. C'est donc
l'amour des lois qui permet à l'étranger de ne plus être
confondu avec «cette classe d'hommes » qu'il s'agit d'expul-
ser du territoire où s'exerce la loi.

Sûreté publique et souveraineté


face à l'hospitalité

Cependant, le décret qui est proposé à la suite de ce


rapport formalise les lois de l'inhospitalité publique et fonde
finalement l'hospitalité privée comme ressource civique.
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Les lois de l'inhospitalité publique

«Les étrangers nés dans le territoire des puissances avec


lesquelles la République française est en guerre seront
détenus en état d'arrestation dans les maisons de sûreté
jusqu'à ce que par l'Assemblée nationale il en soit autrement
ordonné, et les scellés seront apposés sur leurs papiers »
[Le Moniteur, t. 17, p. 594]. On avait pensé également à
«ramener à la frontière » les étrangers suspects. Au niveau
local, à Lille et à Douai, cette pratique avait pris place face
à des étrangers soupçonnés d'être des mercenaires enrôlés
pour les armées émigrées. Le directoire du département du
Nord avait proposé à la séance du 17 décembre 1791 de
«faire sortir de la ville, dans les vingt-quatre heures, les
étrangers inconnus qui s'y étaient introduits, et de les faire
conduire sur la frontière » [Archives parlementaires, t. 36,
p. 260]. Mais une telle mesure apparaît désormais dange-
reuse face à des étrangers regardés comme des espions.
Dans le très court débat qui suit immédiatement le rapport
de Garnier de Saintes, Bréard s'oppose aux expulsions et
plaide en faveur des arrestations. Il justifie ainsi cette entorse
à la justice préalablement déclarée nécessaire : «Je crois que
les étrangers doivent être mis en état d'arrestation : car, ou
ces étrangers sont bien intentionnés, ou bien ils ne le sont
pas ; dans le premier cas ils ne trouveront pas mauvais que
vous preniez à leur égard une mesure que demande la sûreté
de la nation. Si ce sont des espions, quels ménagements
avons-nous à garder avec eux ? » [Archives parlementaires,
t. 70, p. 184]. On retrouve, le 7 septembre 1793, un raison-
nement analogue chez Danton : «Une des ruses les plus
adroites de nos ennemis, et celle qui, jusqu'à présent, leur
a le mieux réussi, grâce à l'abus de nos principes politiques,
ça a été l'envoi d'une partie de leurs agents, sous le titre
d'opprimés du gouvernement qu'ils paraissent fuir. Sans
doute, il est de véritables patriotes parmi les réfugiés, et
ceux-là doivent se tenir heureux de souffrir pour la cause
de la liberté, mais la prudence et les circonstances ne nous
permettent de faire aucune exception » [Archives parlemen-
taires, t. 73, p. 505]. Le droit d'asile ne résiste donc pas à la
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suspicion car il repose effectivement sur la confiance qu'on


accorde aux dires du réfugié. Il n'est plus désormais de cir-
constance, les sentiments des étrangers amis de la révolution
se doivent d'être sublimes.
On prend également des mesures de séquestre des biens
des étrangers comme les places étrangères l'avaient déjà fait
à l'égard des ressortissants français. Enfin, ceux qui sont
convaincus d'espionnage étaient punis de mort et leurs biens
déclarés appartenir à la République.
Cependant, ceux à qui l'on accorde l'hospitalité publique
subissent malgré tout les conséquences d'un temps de sus-
picion. La proposition de décret affirme que les étrangers
qui «obtiendront un certificat d'hospitalité seront tenus de
porter au bras gauche un ruban tricolore sur lequel seront
tracés le mot hospitalité et le nom de la nation chez laquelle
ils sont nés » [Archives parlementaires, t. 70, p. 184]. On
retrouve avec ce ruban tricolore quelque chose qui s'appa-
rente aux honneurs de la cocarde donnée aux déserteurs de
1792. Il s'agirait de signifier à la fois la valeur de l'étranger
et celle de la nation qui lui accorde l'hospitalité. Mais, non
seulement le signe est stigmatisant, mais il est de fait falsi-
fiable. Le décret définitif ne le conserve pas sans que pour
autant l'hospitalité accordée à certains étrangers leur donne
un statut égal à celui des citoyens français. L'hospitalité reste
signifiée par des signes qui permettent de distinguer entre
les étrangers et entre étrangers et Français. Les étrangers
admis à l'hospitalité doivent constamment être munis de leur
« certificat d'hospitalité ». «Ils ne pourront sortir ou se trans-
porter nulle part sans être munis de certificats d'hospitalité
qu'ils seront tenus de produire toutes les fois qu'ils en seront
requis par les autorités constituées, et ceux qui enfreindront
cette disposition seront mis en état d'arrestation comme sus-
pects » (article VII). «Ceux qui, après la huitaine de la publi-
cation de la présente loi, ne se seront point présentés devant
leur municipalité ou section pour obtenir leur certificat
d'hospitalité seront punis de dix années de fers, à moins
qu'ils ne justifient qu'ils en ont été empêchés pour cause de
maladie » (article X). Une liste de ces étrangers répertoriés
doit être affichée dans la maison commune car il revient aux
municipalités de veiller à l'exercice exact de cette loi. Quant
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aux cartes de sûreté délivrées par la police, elles sont rouges


pour les étrangers et blanches pour les citoyens français.

L'hospitalité, une fonction civique

Pour obtenir ces certificats d'hospitalité, les étrangers doi-


vent soit être nés sur le territoire de puissances qui ne sont
pas en guerre avec la France révolutionnaire, soit être
«artistes », «ouvriers », «employés dans des ateliers ou manu-
factures ». Dans tous les cas, ils ont à charge de « se faire
attester par deux citoyens de leur commune d'un patriotisme
reconnu » (article II). Sont également exceptés des mesures
coercitives «ceux qui n'étant ni ouvriers, ni artistes ont
depuis leur séjour en France donné des preuves de civisme
et d'attachement à la Révolution française »(article III). L'hos-
pitalité publique suppose désormais une forme d'hospitalité
que l'on pourrait qualifier de civique. Des patriotes prennent
la responsabilité de se porter garants des étrangers, et l'iden-
tité de papier de ces derniers doit mettre en forme une
qualité reconnue dans l'échange social quotidien. On
retrouve ici des pratiques communautaires qui avaient déjà
été sollicitées pour penser la place des étrangers dans la cité.
En 1791, Sieyès considérait que les étrangers deviendraient
français en se faisant adopter par une commune française :
«Ou il faut renoncer à croire aux progrès de l'esprit humain,
ou il faut espérer qu'il deviendra très aisé à un étranger
connu de se faire adopter dans une commune française.
Cette adoption prouvera le domicile. Elle remplacera les
lettres de naturalisation, et vaudra mieux qu'elles. Une fois
adopté dans une commune, on sera citoyen français, et si
l'on veut établir son domicile dans une autre cité, la nouvelle
adoption ne sera qu'une simple formalité » [Sieyès, 1985]. Il
montrait ainsi que la nation française comme nation souve-
raine ne pouvait s'élargir sans tenir compte du niveau local,
de la communauté d'appartenance locale. Le lien social le
plus concret était ainsi primordial. Devenir français, c'était
donc s'intégrer aux pratiques sociales quotidiennes des
Français avant de se reconnaître dans l'identité politique
française. Les municipalités, les communautés d'habitants
auraient disposé du droit extraordinaire de faire des
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Français, elles auraient eu la faculté de constituer de la


manière la plus disséminée le souverain français. Même s'il
ne s'agit plus de faire des Français mais d'accorder le crédit
qui donne à l'étranger l'accès à l'hospitalité, on retrouve en
1793 la même logique. Carnot, en mars 1793, réclame que
les vagabonds et étrangers soient désarmés. Pour circons-
crire l'aspect arbitraire de la mesure considérée comme vexa-
toire par ses détracteurs, il met en avant le caractère hospi-
talier des Parisiens : « [...] je propose [...] que le port d'armes
leur soit interdit dans le cas où ils ne pourraient pas se faire
cautionner par deux citoyens actifs. Et quel est donc le
citoyen non suspect qui, dans une ville aussi hospitalière
que Paris, ne trouvera pas deux répondants ? » [Le Moniteur,
t. 12, p. 424.]
Si l'hospitalité devient un acte civique qui doit permettre
à la République de ne pas se confondre avec la tyrannie,
son localisme ne permet plus de protéger les étrangers
nomades, ceux qui, cosmopolites ou ouvriers se déplaçant
de ville en ville, n'auraient pas tissé ce lien social quotidien
qui est devenu la seule garantie politique de l'étranger, la
seule manière qu'il aurait d'exprimer son adhésion à la loi.
L'hospitalité civique devient alors un code de la relation
inégale. Pour les sédentaires eux-mêmes, ceux qui sont
intégrés à une sociabilité locale, la demande d'attestation
élabore symboliquement un écart puisque l'ami français se
retrouve brutalement, du fait de la loi, dans une position de
toute-puissance vis-à-vis de son ami étranger. L'hospitalité,
lorsqu'elle est une valeur publique nationale, est suffisam-
ment abstraite pour ne pas induire cette inégalité. Si l'étran-
ger réfugié est redevable, ce n'est pas à des individus mais
à une nation. Sa reconnaissance s'exprime par l'adhésion
aux valeurs révolutionnaires et par des actes d'engagement.
Lorsque l'hospitalité devient une valeur civique locale, la
reconnaissance ne peut plus être simplement une adhésion
à des valeurs (voire une conformité à des valeurs) mais une
obéissance à des hommes qui ont tout pouvoir de vous
dénoncer. L'hôte accueilli est à la merci de ses hôtes accueil-
lants. Et ce d'autant que le bon vouloir de ces derniers peut
se heurter à la suspicion de citoyens qui, de par la loi, ont
le «droit d'opposer contre les uns et les autres les faits
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parvenus à leur connaissance, qui élèveraient quelques


soupçons sur la pureté de leurs principes », et «si ces faits
se trouvent réels et constatent contre eux de justes causes
de suspicion, ils [les étrangers suspects] seront mis en état
d'arrestation » (article V). En mars 1793 les comités de sur-
veillance révolutionnaire (ou comités de surveillance des
étrangers) sont prédisposés à cet exercice de la suspicion.
Les hôteliers et les cabaretiers doivent tenir le registre des
entrées et sorties de leurs établissements. On a beaucoup
débattu pour savoir s'il fallait les tenir pour responsables de
la qualité de leurs hôtes. Mais, alors que le projet de décret
prévoyait que les logeurs d'étrangers en contravention
encourraient les peines prononcées contre ceux qui logent
des émigrés, le décret définitif laisse cette question en
suspens et rend les autorités constituées entièrement respon-
sables de l'application de la loi.

Hospitalité et souveraineté

Cette suspicion à l'égard des étrangers assimilés à des


ennemis politiques ou à des traîtres en puissance qu'il s'agit
de contrôler ou d'intimider pour mieux s'en préserver mine
sans aucun doute les valeurs d'amitié, d'égalité, de liberté,
de fraternité et d'hospitalité. C'est pourquoi, le 26 germinal
an II, il convient de les refonder ou de les restaurer. Mais,
au-delà, les règles de l'hospitalité d'un temps de suspicion
produisent de fait une frontière sociale et politique entre
habitants citoyens français et étrangers, fussent-ils admis à
l'hospitalité.
De 1789 à 1792, l'hospitalité socio-économique sélection-
nait les notables et excluait les plus démunis. Le curé de
Chaillot pouvait déclarer le 15 avril 1791 : « [La] foule de
malheureux [parisiens] est encore augmentée par une mul-
titude de mendiants étrangers enhardis par leur nombre. [...]
Il est juste que la ville ne soit pas grevée de cette surcharge,
que les pauvres des autres villes soient rendus à leur muni-
cipalité et les étrangers à leur patrie » [Archives parlemen-
taires, t. 13, p. 67]. Au même moment, des étrangers entre-
preneurs devenaient membres de la garde nationale ou des
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municipalités, puis étaient naturalisés dans le cadre de la


Constitution de 1791.
De 1792 à 1794, ce processus d'inclusion aisée dans la
cité politique a cessé. Les clubs d'étrangers, les bataillons de
volontaires étrangers, la participation des étrangers aux
assemblées de section ou de sociétés populaires sont
devenus suspects. On a dissous les institutions étrangères
spécifiques et on a interdit aux étrangers de participer à
l'espace public politique garant de la souveraineté de la
volonté générale. Dans la grande loi de police générale pré-
sentée par Saint-Just le 26 germinal an II, l'article 15 stipule
que les «ci-devant nobles et étrangers ne pourront être admis
dans les sociétés populaires et comités de surveillance, ni
dans les assemblées de commune ou de section ». Nombre
d'étrangers installés en France depuis longtemps ont envoyé
des pétitions pour réclamer des éclaircissements. Étaient-ils
vraiment concernés par ce décret ? Pour prouver leur patrio-
tisme, ils racontent les faits et gestes de leur vie pendant la
Révolution. Cependant, on considère désormais qu'il faut
vingt ans d'installation en France pour qu'un étranger puisse
devenir citoyen français, soit une acculturation historique de
longue haleine. Plus que l'adhésion rationnelle en termes de
valeurs et d'idées, ce sont les pratiques sociales qui doivent
déplacer l'identité nationale et politique de l'étranger, le ren-
dre partie prenante de la souveraineté française. L'hôte n'a
plus vocation à devenir spontanément citoyen. On lui doit
respect et amitié fraternelle mais, dans la conception cos-
mopolitique d'une société des nations, les rapports réci-
proques de souveraineté le rendent politiquement respon-
sable devant sa nation d'origine et non devant sa nation
d'accueil que l'on dira adoptive si l'étranger s'y installait
réellement. En aucun cas, il n'est envisagé de double
citoyenneté. Tout individu doit être politiquement respon-
sable face à un seul peuple souverain et l'universalité n'est
envisagée que comme résultante des rapports réciproques
de souveraineté.

L'inhospitalité révolutionnaire est une pratique d'un temps


de guerre et de suspicion généralisée. Elle n'est pas un prin-
cipe fondateur mais l'expression politique des rapports de
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force qui opposent les puissances coalisées et la France révo-


lutionnaire. En effet, l'hospitalité peut être violée par ceux
mêmes qui en bénéficient, les hôtes dangereux sont ceux
qui se comportent en conquérants soit par des pratiques
commerciales spoliatrices, soit par des pratiques de corrup-
tion et d'espionnage politique. C'est donc au nom des prin-
cipes du droit des gens et du droit naturel qu'il convient de
refuser l'hospitalité au nom même du respect de ses règles.
Cependant, les pratiques d'inhospitalité déplacent de fait les
représentations de l'étranger : il devient un ennemi en puis-
sance. La place qui lui était dévolue dans la cité change. Il
n'est plus un emblème de l'universalité, protégé par ce carac-
tère symbolique enviable. Avec l'avènement de la suspicion,
l'étranger se doit d'être inséré dans un réseau de relations
sociales locales qui seules lui garantissent un droit à l'exis-
tence, accordé à l'ouvrier sédentaire mais interdit au cosmo-
polite nomade. Cependant, ce droit à l'existence n'est plus
un droit à l'existence politique en France. L'hospitalité don-
née à l'étranger ne l'autorise pas juridiquement à participer
de la sociabilité politique, il est exclu des sociétés populaires,
des municipalités et autres comités de citoyens. De fait, l'hos-
pitalité, même rétablie, n'est plus un prélude à la naturali-
sation. Elle est, d'une part, le signe de la qualité des relations
réciproques entretenues par des peuples souverains qui par-
tagent les mêmes principes et, d'autre part, le signe retrouvé
d'une confiance civile qui reposerait sur les qualités morales
du peuple français.
L'inhospitalité telle qu'elle peut aujourd'hui se déployer
en France, et plus généralement dans les pays riches dans
le cadre d'une guerre économique généralisée, peut-elle
avoir partie liée avec cette expérience de la période révolu-
tionnaire ? Sur le plan des principes, force est de reconnaître
qu'on est aux antipodes de l'idéal cosmopolitique des
Lumières. Loin de mettre en cause l'étranger qui conquiert,
grâce à ses capitaux, l'espace économique garant de la sou-
veraineté nationale, on considère comme incontournables
les processus de mondialisation promoteurs d'empires à la
fois économiques et politiques. Loin de critiquer l'avidité des
nouveaux conquérants, on stigmatise l'incapacité supposée
des migrants à connaître les limites de l'hospitalité accordée.
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Cependant, si le temps présent nous donne ainsi à observer


un retournement de principes, il réinvestit les énoncés de
l'argumentaire républicain en les détournant de leur sens
initial.
La reconnaissance de frontières entre peuples distincts et
de règles précises à donner à la geste hospitalière permettait
de garantir l'humaniste de visées conquérantes, coloniales
ou impériales des peuples puissants. Aujourd'hui, reconnaî-
tre que le monde n'est pas une vaste république universelle
autorise à légitimer une inhospitalité qui, loin de protéger
l'intégrité des peuples et leur bon voisinage, est négatrice
du sentiment universel d'humanité. Ce faisant, c'est bien la
confiance civile qui est atteinte, incapable de faire face aux
sentiments ordinaires de xénophobie qui peuvent se
déployer sans rencontrer de freins symboliques efficaces.
L'hospitalité publique ne pouvant plus s'inscrire dans un
discours politique cohérent, celui de la réciprocité de la sou-
veraineté, elle n'est plus un mode politique de vivre la ren-
contre avec l'étranger, elle est devenue un acte de charité
publique. On rompt ainsi toute possibilité de fonder des
rapports entre nationaux et étrangers qui soient des rapports
entre égaux. L'hospitalité privée non seulement ne peut don-
ner accès à l'hospitalité publique, mais de plus n'est plus
protégée par la frontière public/privé, l'hôte étant lui-même
devenu un suspect, voire un coupable en puissance. S'agis-
sant des effets pratiques de cette politique d'inhospitalité,
qui pourrait nier aujourd'hui qu'ils n'en finissent pas de stig-
matiser l'étranger éternel suspect ?

Bibliographie

Archives parlementaires, de 1787 à 1860, recueil complet


des débats législatifs et politiques des chambres fran-
çaises, 1867-1913 ; 1966-1995.
KANT E. (1991), Vers la p a i x perpétuelle (1795), traduction
française, Garnier-Flammarion, Paris.
LORAUX N. (1993), «Éloge de l'anachronisme en histoire », Le
Genre humain. L'ancien et le nouveau, Seuil, Paris,
p. 24-39.
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pour séjour irrégulier, placé en rétention et reconduit à la


frontière. Comme beaucoup de sans-papiers travaillent à
domicile, la loi donne à la police la possibilité de les sur-
prendre chez eux : ils sont ainsi privés de cet ultime refuge.
Centre de rétention : à vrai dire, la loi n'utilise même pas
ce terme, puisqu'elle parle simplement de « locaux ne rele-
vant pas de l'administration pénitentiaire » (ordonnance du
2 novembre 1945, article 35 bis) ; de fait, il n'est qu'un de
ces euphémismes dont les pouvoirs publics français ont le
secret pour masquer certaines réalités inavouables ; en
l'occurrence, il désigne à proprement parler un centre
d'internement administratif. Interpellé lors d'un contrôle, le
sans-papiers est d'abord placé pour vingt-quatre ou
quarante-huit heures en garde à vue. Il peut faire prévenir
une personne de son choix et recevoir au bout de la ving-
tième heure la visite d'un avocat, qui est tenu au secret sur
ce qu'il entend. À la fin de la garde à vue, les policiers
notifient au sans-papiers un arrêté préfectoral de reconduite
à la frontière (APRF) et le conduisent dans un centre de
rétention.
La rétention est placée sous le double signe de l'arbitraire
et du secret. Comme les visites sont autorisées, je me suis
rendu à plusieurs reprises dans les centres de Vincennes, de
Nanterre et de Versailles afin d'y rencontrer des retenus, et
j'ai demandé à consulter le règlement pour savoir quels
étaient mes droits - en vain. De fait, la durée et les conditions
de la visite varient du tout au tout d'un centre à l'autre, voire,
dans un même centre, d'une semaine à une autre. Une seule
constante peut être notée : l'identité du visiteur est soigneu-
sement enregistrée. Quant au secret, il suffira de rappeler
que les locaux de rétention proprement dits - cellules, réfec-
toires, sanitaires - sont inaccessibles. Seuls les représentants
de la Cimade (service oecuménique d'entraide) y sont admis ;
ni les avocats ni les journalistes ne peuvent en franchir le
seuil.
On ne s'étonnera donc pas que, de temps en temps, un
scandale éclate. On se souvient des conditions indignes dans
lesquelles les sans-papiers étaient retenus au dépôt des
étrangers de la préfecture de Police de Paris, jusqu'à sa fer-
meture en avril 1995. Plus récemment, le Journal du diman-
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che du 1 décembre 1996 a révélé l'existence d'un centre de


rétention annexe installé dans les locaux de la brigade
canine des Hauts-de-Seine, sur le port de Gennevilliers.
Décrit comme une «porcherie »par les responsables du Syn-
dicat général de la police eux-mêmes, ce centre accueillait
des «retenus » qui avaient épuisé leurs recours et qui ne
recevaient donc plus de visite de leurs avocats. Ni la préfec-
ture ni le procureur de la République n'avaient trouvé cho-
quant d'interner des hommes et des femmes dans des locaux
destinés à des chiens.
Justice : toutes les déclarations des droits de l'homme
s'accordent pour prescrire un contrôle du pouvoir judiciaire
sur la détention des individus. Toute personne incarcérée
doit être présentée dans les meilleurs délais à un magistrat
qui statuera sur son maintien en prison ou sa remise en
liberté. Soucieuse de sauver les apparences et de faire bonne
figure aux yeux des juristes, la France a institué une double
procédure à l'intention des sans-papiers. D'une part, le sans-
papiers auquel un arrêté de reconduite a été notifié dispose
d'un délai de vingt-quatre heures pour déposer contre
celui-ci un recours auprès du tribunal administratif, qui se
prononce alors sur le fond (article 22 bis de l'ordonnance
du 2 novembre 1945). D'autre part, le sans-papiers placé en
rétention est présenté dans les vingt-quatre heures à un juge
délégué par le tribunal de grande instance. Ce magistrat ne
peut choisir qu'entre deux décisions : confirmer la rétention
ou assigner le sans-papiers à résidence, à condition que
celui-ci remette son passeport aux représentants de la pré-
fecture et dispose de «garanties de représentation » suffi-
santes (article 35 bis de l'ordonnance précitée). Au surplus,
investi du rôle de gardien des libertés individuelles par la
Cour de cassation, le juge peut toujours casser la procédure
pour irrégularité ou vice de forme, et remettre le retenu en
liberté, ce qui n'annule pas l'arrêté de reconduite dont il est
l'objet. Au total, cependant, le sans-papiers retenu dispose,
au moins en théorie, de garanties substantielles.
Il en va autrement dans la pratique. Tout d'abord, beau-
coup de sans-papiers ne comprennent pas le français, ou
tout au moins ne peuvent ni le lire ni l'écrire. Même lorsque
le concours d'un interprète est sollicité, il ne saurait agir en
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lieu et place des intéressés. Or le recours au tribunal admi-


nistratif doit être dûment motivé ; livré à lui-même, le sans-
papiers n'est pas d'ordinaire en mesure de le rédiger ; seuls
y parviennent ceux qui bénéficient de l'assistance d'un avo-
cat ou d'une association ; encore faut-il que ceux-ci soient
alertés à temps, car le recours doit arriver au greffe du tri-
bunal administratif avant l'expiration du délai de vingt-
quatre heures. Dans ces conditions, beaucoup de sans-
papiers ne font pas usage de leur droit de recours et nombre
de recours déposés sont rejetés comme «hors délais ».
Par ailleurs, le tribunal confirme la plupart des arrêtés qui
lui sont déférés ; sans être exceptionnelle, l'annulation n'est
prononcée que dans une petite minorité de cas. Parmi les
motifs les plus souvent invoqués pour l'obtenir figure le
respect de la vie familiale prescrit par l'article 8 de la Conven-
tion européenne des droits de l'homme. Mais, au cas où un
sans-papiers expulsé laisserait en France une femme et des
enfants également sans papiers, le juge considère en règle
générale que l'article 8 n'est pas violé par la mesure d'expul-
sion, puisque l'expulsé aurait fort bien pu de son propre gré
remmener sa famille avec lui. De plus, si le sans-papiers s'est
auparavant vu refuser le droit d'asile politique par l'OFPRA
(Office français pour la protection des réfugiés et des apa-
trides), il ne lui sert à rien d'évoquer les persécutions dont
il sera victime s'il est renvoyé dans son pays d'origine, car,
aux yeux de beaucoup de juges, les décisions de l'OFPRA,
dont on sait qu'elles sont dans leur immense majorité néga-
tives, ont l'autorité de la chose jugée.
Quant aux audiences prévues par l'article 35 bis, dites
«audiences du 35 bis » ou encore «audiences du juge délé-
gué », elles se tiennent le plus souvent dans de telles condi-
tions qu'elles ne sont alors que des simulacres de justice.
Conditions de lieu tout d'abord. En théorie, ces audiences
sont publiques : or, à Paris, elles se tiennent dans une salle
qui compte quinze places ; à Nanterre, selon les cas, de cinq
à onze places sont disponibles ; à Versailles, l'audience se
tient dans le cabinet du magistrat ; le public dispose de trois
sièges, dont deux sont occupés par les gendarmes. À la cour
d'appel du «35 bis »à Paris, il n'y a plus qu'une seule chaise ;
trois ou quatre personnes supplémentaires peuvent se tenir
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debout derrière elle, si le juge leur en donne la permission.


Bref, le principe de publicité est manifestement violé.
Conditions de temps ensuite. Les «audiences du 35 bis»
sont un superbe exemple de «justice à la chaîne ». À Paris,
j'ai vu un magistrat se prononcer sur trente cas le matin et
vingt-sept l'après-midi, à raison de six minutes en moyenne
par cas. L'avocat de permanence découvre les dossiers en
même temps que les retenus, et il ne dispose lui aussi que
de quelques minutes pour les examiner et s'entretenir avec
son «client ». Justice à la sauvette, justice bâclée, telle est
souvent la justice française en particulier lorsqu'elle est
confrontée à des étrangers.
Mais il y a plus grave encore. Aux termes mêmes de la
loi, le juge délégué ne se prononce que sur la rétention, et
n'est pas compétent pour trancher au fond. Il est donc en
droit d'écarter comme non pertinents tous les arguments que
l'avocat s'efforce de tirer de la biographie du retenu, de sa
situation familiale, des dangers qui l'attendent dans son pays
s'il est renvoyé. «Vous direz tout cela au tribunal adminis-
tratif », s'entend répondre le défenseur. Le défaut de passe-
port entraîne presque automatiquement le maintien en
rétention ; quant aux «garanties de représentation », elles ne
font l'objet d'aucune définition objective et sont laissées à
l'appréciation personnelle du juge ; comme beaucoup de
sans-papiers habitent chez des parents ou des proches, il est
facile pour le juge de contester l'authenticité des documents
présentés. Il faut enfin signaler les questions pièges : «Ac-
ceptez-vous de retourner dans votre pays ? » interroge le
magistrat ; le sans-papiers, qui demeure en France depuis
des années, souvent avec femme et enfants, répond spon-
tanément : « Non ! » Erreur fatale ! Aussitôt, le représentant
de la préfecture se dresse pour proclamer : «Vous voyez bien
qu'il faut le maintenir en rétention, puisqu'il ne veut pas se
plier à l'arrêté de reconduite qui le frappe ! »
C'est qu'en réalité le jeu n'est pas égal. En théorie, le juge
devrait être un arbitre impartial entre deux parties antago-
nistes : d'un côté, le représentant de la préfecture, qui
demande uniformément et en toutes circonstances le main-
tien en rétention ; de l'autre, le retenu et son avocat, qui
tentent d'obtenir l'assignation à résidence ou l'annulation de
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la procédure. Le plus souvent, la pratique est bien différente.


Les représentants de la préfecture sont peu nombreux et se
relaient à intervalles rapprochés ; il se crée donc entre eux
et les magistrats un climat de familiarité propice aux ententes
silencieuses et aux complicités tacites. Bien plus, les repré-
sentants de la préfecture sont, à l'égal des magistrats, des
représentants de l'État ; à l'audience, ils occupent la place
du procureur ; en conséquence, ils sont, en règle générale,
crus sur parole et ne sont nullement sommés de prouver ce
qu'ils prétendent. Que pèsent, en regard, les déclarations
maladroites et confuses d'un sans-papiers hâve, mal rasé,
mal vêtu, qui va disparaître dans cinq minutes pour ne plus
jamais revenir ?
Je veux, pour ma part, être équitable : j'ai vu siéger à Paris
et à Bobigny des magistrats - je dois à l'exactitude de dire
qu'il s'agissait de magistrates - qui s'efforçaient de résister à
ce climat et à ces pressions, et qui faisaient leur travail avec
autant d'intelligence et d'humanité que le permettaient le
cadre légal et les conditions matérielles de comparution. C'est
grâce à de tels juges que le pouvoir judiciaire remplit effecti-
vement son rôle de gardien des libertés face à l'arbitraire de
l'administration ; mais la vérité m'oblige aussi à constater
qu'ils ne sont pas nombreux. À l'autre extrémité de l'échan-
tillon, je pourrais citer telle juge de Versailles ou telle conseil-
lère à la cour d'appel de Paris qui se croient tenues d'abreuver
de conseils moralisateurs, de sarcasmes et d'insultes les mal-
heureux qui comparaissent devant elles. Enfin, entre ces deux
pôles, voici la cohorte des routiniers, des blasés et des
résignés qui trouvent le temps long, interrompent constam-
ment l'avocat pour lui demander s'il a fini, et prononcent dans
neuf cas sur dix le maintien en rétention, exprimant à l'occa-
sion de fugitifs états d'âme. Au total, les avocats qui fréquen-
tent les «audiences du 35 bis » peuvent prédire très exacte-
ment leurs chances de succès sitôt qu'ils connaissent l'identité
du magistrat qui siège. Mais une procédure dont l'issue
dépend à ce point de la personnalité du juge et un dispositif
qui exige de celui-ci tant de vertu ne sauraient être regardés
comme satisfaisants au regard des principes de la justice.
Je me suis attardé sur la justice parce que sa perversion
est la plus grave des atteintes qui puissent être infligées à
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l'État de droit. Le chapitre suivant sera plus expéditif, de


même que le processus qu'il évoque, celui de l'expulsion.
Lorsque le sans-papiers a épuisé ses voies de recours, il
est conduit devant le consul de son pays qui doit lui délivrer
un laissez-passer. À la vérité, certains pays sont moins
dociles que d'autres aux injonctions de la police française,
et c'est pour le sans-papiers une ultime chance d'échapper
au sort qui lui est assigné. Puis vient l'embarquement pro-
prement dit ; s'il s'agit d'un «charter », une escorte suffisam-
ment importante veille à prévenir toute résistance. Lorsque
le sans-papiers est embarqué sur un avion de ligne, il faut
l'empêcher de troubler par ses protestations la quiétude des
passagers et de l'équipage. À l'occasion d'une récente expul-
sion en direction de Bamako, en janvier 1997, chacun a pu
connaître les moyens que la police française mettait en
œuvre à cette fin : les cinq expulsés furent menottés,
scotchés à leur siège et enfin chloroformés. Seuls deux
d'entre eux purent se débattre et durent être débarqués sur
l'ordre du commandant de bord (Libération, 11-12 janvier
1997). Il faut ici rappeler que le refus d'embarquement est
un délit passible d'une peine de trois ans de prison et de dix
ans d'interdiction du territoire (article 27 de l'ordonnance du
2 novembre 1945).
Je voudrais insister sur un dernier aspect souvent
méconnu. Les sans-papiers expulsés ont en théorie droit à
vingt kilos de bagages, mais il leur est interdit d'aller cher-
cher leurs affaires ; ils partent donc avec ce qu'ils portent
sur eux et avec ce que leurs proches ont pu, le cas échéant,
leur apporter. Malheur à eux si, durant leur séjour sur notre
sol, ils ont pu acquérir quelques meubles ou quelque équi-
pement ménager : le déménagement sera à leur charge et il
leur faudra l'organiser à partir du centre de rétention, tâche
évidemment impossible. Les plus chanceux trouveront des
amis qui s'en occuperont ; quant aux autres, ils perdront
tout. Ainsi, l'État ne se contente pas de chasser les sans-
papiers ; il agit aussi de telle sorte que la plupart d'entre eux
se retrouvent en même temps dépouillés de leurs maigres
biens.
Il faut maintenant mesurer les effets de la politique mise
en œuvre par le gouvernement d'Alain Juppé, ainsi que son
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«coût » humain. Je m'y efforcerai par le biais d'une explica-


tion de texte, qui nous permettra au surplus d'apprécier
l'écart entre les discours et la pratique, et de faire la part du
mensonge dans les proclamations gouvernementales.
Dans son allocution du 22 août 1996, à la veille de l'expul-
sion des sans-papiers de l'église Saint-Bernard, le Premier
ministre déclare : «Jamais il ne nous est venu à l'esprit
d'expulser quelqu'un qui est gravement malade. »Voilà pour
les paroles. Voici les faits : «Le 26 novembre [1996], Abdel-
ratim Zeraï, infecté du VIH et suivi à l'hôpital Cochin, a été
expulsé vers le Maroc. Il vivait avec une Française et leur
fils de treize ans, français» (Libération, 18-19 janvier 1997).
«Ali Bouajouaja, un Tunisien de trente-neuf ans, atteint du
sida, a été expulsé hier vers Tunis. En France depuis 1972,
il était sous le coup d'un arrêté d'expulsion datant de 1984.
Traité par trithérapie, Ali Bouajouaja était autorisé par le
ministère de la Santé à rester en France jusqu'au 4 juin 1997,
car les médicaments nécessaires à son traitement ne sont pas
disponibles en Tunisie » (Libération, 8-9 février 1997).
Dans la même allocution, Alain Juppé poursuit : "Jamais
il ne nous est venu à l'esprit de séparer une mère de ses
enfants ou de casser un couple. » Or, c'est par dizaines que
des sans-papiers ont été expulsés vers leur pays d'origine,
laissant sur notre territoire une femme et des enfants sans
ressources. Et si les réquisitions de l'administration préfec-
torale étaient toutes suivies par la justice, ce sont des cen-
taines, voire des milliers qui seraient dans cette situation, car
cette administration réclame systématiquement l'expulsion
des sans-papiers, quelles que soient leurs charges familiales.
Quant aux mères de famille, il en va de même : le 24 janvier
1997, j'ai moi-même entendu un représentant de la préfec-
ture des Hauts-de-Seine demander le maintien en rétention
- en vue de son expulsion - d'une mère de famille de deux
enfants, âgés respectivement de quatre et un ans. Fort heu-
reusement, le juge a refusé de satisfaire cette exigence ; mais
c'est justement pour prévenir de tels refus que la loi Debré
a voulu retarder l'intervention des magistrats et soumettre
leurs décisions à un appel suspensif.
Il faut parler aussi des enfants. Les 1 et 2 octobre 1996,
cinq couples de sans-papiers asiatiques se présentent d'eux-
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mêmes à la préfecture de Bobigny ; une rumeur leur a fait


croire que des possibilités de régularisation existaient. Au
guichet, les fonctionnaires de service leur demandent d'aller
chercher leurs enfants ; ils s'exécutent et, à leur retour, tous
- hommes, femmes et enfants - sont aussitôt placés en réten-
tion. Ainsi seront retenus dix enfants au total, âgés de... un
mois à treize ans ! Bien entendu, la rétention des enfants est
totalement illégale : en effet, la rétention n'est autorisée que
pour préparer l'expulsion ; or, les mineurs ne sont pas expul-
sables. Lorsque, deux semaines plus tard, nous protesterons
contre cette illégalité auprès du représentant du préfet, il
nous sera répondu que, à partir du moment où les parents
étaient arrêtés, il était « plus humain » d'arrêter aussi les
enfants pour ne pas séparer les familles : les termes mêmes
dont Laval et Bousquet se servirent en 1942 pour «justifier »
l'arrestation et la déportation des enfants juifs.
Pour tourner la protection que la loi accorde aux mineurs,
l'administration place les parents sans papiers qu'elle
expulse devant l'alternative suivante : ou bien vous remme-
nez volontairement vos enfants avec vous, ou bien nous les
plaçons à la DDASS. Le pire est que certains parents ont
choisi le second terme de l'alternative : c'est pour assurer un
avenir meilleur à leurs enfants qu'ils ont accepté la dure
existence de sans-papiers ; mais aux termes de la loi Pasqua,
l'enfant ne peut choisir la nationalité française qu'entre seize
et vingt et un ans, s'il est né en France et s'il a séjourné
depuis au moins cinq ans sur le sol français. Le remmener,
ce serait donc rendre vains tous les sacrifices consentis.
Contrôle au faciès, internement administratif, justice expé-
ditive, expulsion des malades, dislocation des familles, pla-
cement en rétention des enfants : ces pratiques sont, pour
le moment, le triste apanage des sans-papiers. Mais la zone
de non-droit dans laquelle ceux-ci sont enfermés agit à la
manière d'un cancer ; elle produit des métastases qui atta-
quent des parties de plus en plus éloignées de l'organisme
social. Ici encore, je m'en tiendrai à quelques exemples.
Le droit de se marier et de choisir librement son conjoint
étant un droit constitutionnel, l'étranger candidat au mariage
ne peut se voir opposer l'irrégularité de son séjour. Mais
lorsque les maires redoutent - à partir de Dieu sait quels
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indices - l'éventualité d'un «mariage blanc », ils peuvent


signaler le cas au procureur de la République, qui est alors
en droit de faire opposition au mariage ou d'en retarder la
date afin d'ouvrir une enquête. Par ailleurs, pour beaucoup
de couples déjà mariés, la seule façon pour le conjoint étran-
ger d'être régularisé est de repartir de gré ou de force dans
son pays pour y chercher un visa qu'il n'a aucune garantie
d'obtenir ; en tout état de cause, cela impose au couple une
séparation souvent longue et parfois définitive. Enfin, avant
son mariage et pendant un an après celui-ci, le conjoint en
situation irrégulière peut à tout moment être expulsé, tandis
que son conjoint français sera poursuivi pour «aide au séjour
irregulier ». En pareil cas, ce ne sont donc pas seulement les
droits du conjoint étranger qui sont violés, ce sont aussi les
droits du conjoint français, tels qu'ils lui sont garantis aussi
bien par la Constitution que par la Convention européenne
des droits de l'homme. En d'autres termes, tous les citoyens
français qui se proposent d'épouser des étrangers doivent
savoir qu'ils s'engagent sur un chemin long, semé
d'embûches, qui les expose à toutes sortes d'humiliations et
de brimades.
En deuxième lieu, les citoyens français qui sont nés à
l'étranger ou dans les anciennes colonies françaises, ou
encore ceux qui ont le malheur de porter un nom à conso-
nance étrangère savent combien il est difficile d'obtenir un
certificat de nationalité française, et à quelles conditions
absurdes la délivrance de celui-ci est soumise (production
des certificats de nationalité des parents, grands-parents,
etc.). Déjà, ils ne sont plus que des Français douteux, objet
d'une surveillance particulière.
En troisième lieu, tous les sans-papiers peuvent raconter
à quel point la délation est devenue une pratique courante
dans certaines administrations : à La Poste, aux caisses de
Sécurité sociale, dans les bureaux de l'état civil des mairies,
etc. Cependant, jusqu'à présent, ces comportements procé-
daient davantage d'un zèle encouragé que d'instructions for-
melles. Mais voici qu'à l'occasion d'une discussion récente
entre les caisses d'assurance maladie et le ministère de l'Inté-
rieur celui-ci a cru devoir rappeler que «le code de procé-
dure pénale fait obligation à tout fonctionnaire qui constate
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un délit dans l'exercice de ses fonctions d'en informer le


procureur de la République, et le séjour irrégulier d'un étran-
ger est un délit »(Le Monde, 4 janvier 1997). Si l'on poursuit
sur cette voie, c'est bientôt toute la fonction publique qui se
verra imposer par M. Debré un «devoir de délation » que
même Vichy n'avait pas osé imaginer...
Enfin, je n'évoquerai que pour mémoire les diverses inno-
vations de la loi Debré ; pour être confiés aux préfets, le
fichage des hébergeants et celui des hébergés n'en sont pas
moins des fichages.
En ce qui concerne les immigrés en situation régulière, la
loi soumet le renouvellement des cartes de résident -
jusqu'alors automatique - à une condition d'ordre public ;
compte tenu du caractère vague de la notion d'ordre public,
voici un nouveau champ qui s'ouvre à l'arbitraire de l'admi-
nistration, et c'est désormais toute l'immigration régulière
qui se trouve ainsi rejetée dans l'incertitude et l'insécurité.
Quant aux sans-papiers, la loi Debré consiste à faire reculer
le pouvoir du juge au profit de celui du préfet. Dans tous
les cas, on le voit, l'État de droit recule devant les empiéte-
ments du pouvoir, de l'administration et de la police.
La lutte contre l'immigration dite «clandestine » sert ainsi
de prétexte et de camouflage à une entreprise d'une tout
autre nature ; si elle devait aboutir, elle se traduirait par une
dégradation substantielle des libertés de tous. Ce que nous
voyons peu à peu resurgir sous nos yeux, c'est le visage
hideux qui était celui de la France au temps de Vichy ou des
heures sombres de la guerre d'Algérie : le visage de la xéno-
phobie, de la haine et de l'enfermement sur soi. Dès lors, le
devoir d'aujourd'hui s'énonce dans les mêmes termes que
celui d'hier. Il y a vingt ans, une journaliste allemande, dont
les faits et gestes furent âprement controversés, mais qui sut
au moins payer de sa personne, proposa une distinction qui
me paraît plus pertinente que jamais : «La protestation, c'est
quand je dis que ceci ou cela ne me convient pas. La résis-
tance, c'est quand je fais en sorte que ce qui ne me convient
pas ne se reproduise plus. La protestation, c'est quand je dis
que je ne participe plus. La résistance, c'est quand je fais en
sorte que les autres non plus ne participent plus. » Il faut
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nous demander aujourd'hui si le moment n'est pas venu de


passer de la protestation à la résistance.
Le changement de la situation politique en France marque
un arrêt de ce processus. L'avenir dira s'il s'agit d'une pause
ou d'une interruption définitive.
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Conclusion

Pour une politique de l'hospitalité


p a r Didier Fassin, Alain Morice et Catherine Quiminal

L'image employée par le ministre de l'Intérieur, lors d'une


réunion électorale le 28 avril 1997, pour évoquer le thème
de l'immigration, désignant la France comme «notre mai-
son » et décrivant les étrangers comme ceux qui «viennent
chez vous, s'y installent, ouvrent votre Frigidaire et se ser-
vent », est significative de la dérive du débat public sur
l'immigration vers le thème de l'inhospitalité au cours
des dernières décennies. En présentant ainsi, au mépris de
l'histoire, une caricature de l'étranger sous les traits d'un
parasite indélicat, on justifie le durcissement de la législation
en flattant les tendances xénophobes d'une partie de la
société française. C'est parce qu'ils se rendent indésirables,
explique-t-on, que les immigrés devraient être mal accueillis.
Retournement classique de la logique de l'inhospitalité qui,
à toutes les époques, et notamment dans les périodes les
plus sombres, fait porter aux victimes la responsabilité des
mauvais traitements qui leur sont réservés. Aussi est-ce au
prix de constants procédés de falsification et d'occultation
que les politiques de contrôle de l'immigration cherchent à
se légitimer dans l'opinion. Dévoiler ces procédés afin de
révéler les ressorts de la mauvaise foi et de restaurer une
lecture fondée sur des faits, tel est le défi lancé à ceux qui
s'efforcent aujourd'hui de penser la question des étrangers
dans la société française. Tel était le projet de ce livre.
Le problème de la vérité et de sa manipulation est en effet
aujourd'hui au cœur du débat sur l'immigration. Les événe-
ments survenus en 1996 et 1997 l'auront clairement démon-
tré, de l'occupation de l'église Saint-Ambroise au débat
autour de la loi Debré. Au-delà de la préoccupation immé-
diate de résoudre des situations inextricables et inhumaines,
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on peut considérer que c'est pour rétablir leur vérité sur les
conditions de production de l'irrégularité, sur les contradic-
tions des textes de loi, sur les dérèglements de l'État de droit,
sur leurs histoires réelles, en un mot, pour dire qu'ils
n'étaient pas des « clandestins », que les sans-papiers ont
mené avec autant de constance et de fermeté leur action,
leurs grèves de la faim, leurs manifestations de rue. Aux
manœuvres visant à dissimuler ou à travestir cette réalité
pour justifier des pratiques répressives, manœuvres d'autant
plus efficaces qu'elles s'appuient sur des jugements de sens
commun largement partagés et qu'elles obtiennent rarement
des démentis dans le monde politique, il faut opposer plus
de rigueur en proposant une autre lecture des choses.
Mais dévoiler les mécanismes par lesquels la fragilisation,
voire l'exclusion, des étrangers est à la fois produite par la
loi et occultée par le pouvoir ne suffit pas. Par-delà la dimen-
sion juridique, clairement en cause avec les sans-papiers, il
faut prendre la mesure sociologique des phénomènes de
xénophobie et de racialisation qui traversent la société fran-
çaise. Là où la bataille sur les textes législatifs laisse penser
que l'ennemi vient du dehors, puisque l'on ne parle que
d'immigration à réduire et à contrôler, il faut s'interroger sur
la constitution de frontières intérieures durcissant et natura-
lisant les différences, faisant disparaître le social derrière le
culturel et le racial. Cette réalité dépasse les problèmes de
rejet des immigrés et d'exclusion des étrangers, puisqu'elle
peut aussi concerner des Français d'origine étrangère ou
descendants d'immigrés. Émerge alors le principe d'une obli-
gation d'hospitalité comme fondement du contrat social.

L e s p o l i t i q u e s d e la m a u v a i s e f o i

Dans un contexte où plus de la moitié des Français peu-


vent être qualifiés de «racistes convaincus » ou «tentés par
le racisme »(selon le rapport annuel de la Commission natio-
nale consultative des droits de l'homme) et où près du tiers
d'entre eux se déclarent «très proches »ou « plutôt proches »
des idées du Front national en matière d'immigration
(d'après un sondage IPSOS de février 1997), il est de bonne
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stratégie, pour un gouvernement qui entend durcir sa poli-


tique dans ce domaine afin de satisfaire les attentes sup-
posées de son électorat, d'essayer de réaliser un large
consensus autour de ses projets. Cette stratégie d'élargisse-
ment de l'adhésion repose sur deux discours qui se renfor-
cent mutuellement. Le premier consiste à rassurer sur ses
bonnes intentions. Le second vise à discréditer les futures
victimes de la répression.
Rassurer, c'est ce que font les pouvoirs publics en affir-
mant qu'ils veulent à la fois favoriser l'intégration des
étrangers en situation régulière et empêcher la présence des
immigrés sans titre de séjour. Une générosité raisonnable
envers les légitimes vient ainsi compenser une sévérité
accrue à l'encontre des illégaux. L'expulsion de quelques
milliers d'indésirables serait dès lors le prix à payer pour
permettre à ceux que l'on tolère de trouver leur place dans
la société française. D'où cette substitution de mots d'ordre
à laquelle on a assisté récemment. Alors qu'au début des
années quatre-vingt-dix, et notamment lors du vote des lois
Pasqua, on prônait une « immigration zéro », le leitmotiv de
la fin de la décennie, tel qu'il a été scandé pendant le débat
autour de la loi Debré, est devenu «immigration clandestine
zéro ». Slogan efficace puisqu'il rallie aujourd'hui à peu près
l'ensemble du monde politique. Cette efficacité se mesure
d'ailleurs à un double niveau. D'une part, il se trouve peu
de candidats à la défense d'une pratique illégale : par leur
action contre la loi, les étrangers s'introduisant clandestine-
ment sur le territoire français se condamnent en quelque
sorte eux-mêmes. D'autre part, l'énoncé ainsi formulé ne
laisse aucune place à la réalité de la production de l'irrégu-
larité : les effets des dispositions législatives et des pratiques
administratives sont soustraits à l'analyse qui ne porte que
sur la question de l'entrée illégale.
Ainsi a-t-on vu, au moment où le mouvement des sans-
papiers s'est développé, se multiplier dans les médias les
faits divers concernant des immigrants, généralement afri-
cains, découverts dans des cales de navires accostant dans
des ports français, et les interventions policières dans des
ateliers clandestins où se trouvait exploitée une main-
d'œuvre sans titre de séjour, le plus souvent asiatique.
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Convergence qui ne pouvait pas manquer de construire les


amalgames - entre irréguliers et clandestins, entre étrangers
sans titre de séjour et travailleurs au noir - dont avaient
besoin les pouvoirs publics pour argumenter le bien-fondé
de leur politique. « Il ne suffit pas d'acheter un billet d'avion
à destination de la France pour pouvoir exiger ensuite son
intégration à la société française », pouvait dès lors déclarer
le ministre de l'Intérieur, sans crainte évidemment d'être
contredit sur ce terrain.
Discréditer, telle est l'autre facette de la rhétorique de
légitimation d'une politique dure. Humain, trop humain,
l'étranger pourrait susciter la sympathie. Au plus fort de la
tension autour de l'occupation de l'église Saint-Bernard, un
sondage révélait qu'un Français sur deux avait de la sympa-
thie pour les sans-papiers impliqués dans ce mouvement.
Pour que des mesures plus sévères à leur encontre appa-
raissent comme justifiées, il est devenu par conséquent
impératif de les disqualifier. Une série d'assimilations hâtives
et de confusions volontaires a d'ailleurs, de longue date,
préparé l'opinion à la défiance à l'égard des étrangers en
général.
L'association avec la délinquance, démontée par l'analyse
fine des statistiques judiciaires, permet de faire apparaître
les immigrés et, au-delà d'eux, leurs enfants comme la prin-
cipale composante des classes dangereuses, notamment
dans les banlieues. À la suite des attentats perpétrés par des
intégristes musulmans, l'instauration d'un dispositif policier,
et même militaire, a permis de réaliser à grande échelle le
contrôle des identités et de faire apparaître comme un succès
de cette entreprise, par ailleurs sans effet sur le terrorisme,
l'identification de milliers d'étrangers en situation irrégulière.
Le rapprochement avec le travail au noir est d'autant plus
facile qu'il est possible de jouer abusivement sur la polysé-
mie du mot «clandestin » et, dès lors, peu importe que les
chiffres montrent que seule une très faible partie du travail
dissimulé concerne les étrangers sans titre de séjour. D'ail-
leurs, à un moment où le chômage est considéré par beau-
coup comme le principal fléau dont souffre la société fran-
çaise, c'est plus globalement la présence des immigrés
qui devient problématique puisque, s'ils travaillent, on les
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accusera de prendre des emplois à des nationaux et, s'ils


sont chômeurs, on s'indignera de ce qu'ils perçoivent des
allocations ou des aides sociales. D 'une manière générale,
la suspicion systématique à l'encontre des étrangers dans
tous les registres de la vie sociale - s'ils demandent l'asile
politique, s'ils veulent faire des études, s'ils ont un enfant en
France, s'ils décident de se marier avec un Français - tend
ainsi à définir leur image en négatif, ce qui permet au bout
du compte de susciter une large adhésion aux politiques
répressives.
Le dévoilement de cette double logique d'anesthésie de
l'opinion par l'invocation de la générosité française et la
disqualification des victimes étrangères est aujourd'hui une
tâche urgente. L'opposition entre bons et mauvais immigrés,
les bons qu'il s'agirait d'intégrer et les mauvais qu'il faudrait
expulser, relève d'une dialectique aussi fallacieuse que per-
nicieuse. Elle ne résiste pas à l'analyse puisque les dispositifs
législatifs et les pratiques administratives conduisent à des
situations d'irrégularité toujours plus fréquentes. Celui qui
se croyait protégé par un titre de séjour en règle et qui
paraissait bien intégré par ses activités et ses relations
sociales peut se voir opposer la situation de l'emploi ou un
échec à ses examens. Celui qui commet un délit peut perdre
son droit au renouvellement de son titre de séjour, voire à
l'obtention de la nationalité française. Toujours plus nom-
breuses, les situations de ceux qui, poussés dans l'irrégula-
rité, ne quitteront à l'évidence pas le territoire français,
compte tenu des attaches qu'ils y ont et de l'absence d'autre
choix, offrent un démenti au discours d'intégration. Dans le
contexte d'un constant changement des règles du jeu, le
sacrifice demandé est toujours plus grand et l'insertion effec-
tive sans cesse plus fragile. La rhétorique de l'intégration
semble ainsi avoir de plus en plus pour fonction de faire
passer pour tolérables les pratiques d'exclusion qui se géné-
ralisent. Il est à cet égard remarquable qu'elle se développe
dans un contexte où, précisément, le véritable enjeu est de
se débarrasser des étrangers considérés comme surnumé-
raires. Aujourd'hui, l'intégration est de moins en moins ce
qui fonde la politique de l'immigration. Elle tend en revan-
che à n'être plus que l'alibi de son volet répressif.
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Le slogan de l'« immigration clandestine zéro »repose dans


ces conditions sur une mystification. Outre que, par défini-
tion, une immigration clandestine ne se compte ni se
contrôle, puisqu'elle échappe à l'emprise des pouvoirs
publics, on peut s'étonner de voir proposer, comme réponse
à un problème, la politique qui contribue précisément à le
créer. Plus la loi est dure, en effet, plus elle tend à produire
de l'irrégularité et à favoriser l'immigration illégale : toute
l'histoire récente le prouve. D'un côté, une législation plus
sévère exclut un nombre croissant de personnes du droit
d'obtenir ou de renouveler leur titre de séjour, les faisant
ainsi basculer dans l'irrégularité. De l'autre, un dispositif plus
restrictif d'entrée sur le territoire conduit à une multiplication
des venues illégales, pour raisons familiales notamment.
Ainsi, l'« immigration clandestine zéro » n'est qu'une illusion,
dernier et surprenant avatar des discours démagogiques sur
le sujet. À examiner de près les textes législatifs et les débats
parlementaires, lors de la discussion des lois sur l'immigra-
tion et sur le travail clandestin notamment, on se prend
d'ailleurs à douter de l'existence d'une volonté réelle des
pouvoirs publics de contrôler les filières qui approvisionnent
les employeurs en main-d'œuvre étrangère illégale.

L e s f r o n t i è r e s i n t é r i e u r e s d e la d é m o c r a t i e

À force de se concentrer sur la question de la loi, on risque


de surcroît de passer à côté de phénomènes plus structurels
qui traversent toute la société française et concernent
d'autres frontières que celles sur lesquelles discutent juristes
et politiques. Certes, la loi est la référence ultime du droit.
Sa valeur est à la fois pratique et symbolique, comme l'a
rappelé la lutte des sans-papiers. La mise hors la loi crée
l'irrégularité et, pour tous les étrangers sans titre de séjour,
la loi est l'obstacle principal à une vie normale. Il y aurait
donc beaucoup d'inconséquence et de cynisme à ne pas s'en
préoccuper.
Pour autant, la loi ne fait qu'enregistrer l'esprit du temps.
La mise en place d'un appareil législatif répressif s'inscrit
dans un contexte de montée de l'intolérance et de la xéno-
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phobie. C'est pourquoi la lutte contre les dérives de l'État de


droit que manifestent les lois Pasqua, Méhaignerie et Debré
n'a de sens que si on les rapproche des conditions qui ren-
dent possibles ces reculs successifs de la démocratie. À cet
égard, le commentaire raciste de l'agent des services préfec-
toraux à l'encontre de l'immigré venu chercher son titre de
séjour ou la dénonciation par l'employé de mairie de l'étran-
ger en situation irrégulière désireux d'inscrire son enfant à
l'école sont plus graves et plus révélateurs. Chacun sait d'ail-
leurs qu'en 1993, avant même la révision des textes légis-
latifs, le simple changement de gouvernement, avec l'arrivée
au pouvoir de ministres réputés pour leur discours hostile
aux immigrés, avait suffi à permettre des comportements
plus durs, dans les commissariats et les administrations, à
l'égard des étrangers.
La question de l'immigration ne se pose donc plus seule-
ment, comme les pouvoirs publics s'efforcent de le faire
croire, en termes de frontières extérieures. De plus en plus
s'impose la référence à des frontières intérieures tracées
entre des catégories sociales non plus nécessairement
définies selon la nationalité ou l'origine, mais en fonction
d'une appartenance ethnique, culturelle ou religieuse sup-
posée. Lorsqu'un adolescent marseillais tue un autre adoles-
cent marseillais, certains n'hésitent pas à dénoncer un crime
raciste anti-Français, alors même que le meurtrier est lui-
même français, et cela simplement à cause de l'origine maro-
caine de ses parents. La lutte contre l'immigration clandes-
tine, voire contre l'immigration tout court, devient ainsi une
lutte contre les immigrés, contre leurs enfants en réalité :
contre tous ceux qui, par leur apparence, évoquent la dif-
férence et l'altérité. Dans la préface de Si c'est un homme,
Primo Levi mettait en garde ses lecteurs : «Beaucoup d'entre
nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée,
consciente ou inconsciente, que "l'étranger, c'est l'ennemi". »
Dans son esprit, l'étranger pouvait être à l'intérieur.
Certes, on rétorquera que la situation n'est pas si préoc-
cupante, que les actes racistes sont le fait de minorités
extrémistes, que les cohabitations peuvent se faire sans
heurts. Ce serait pourtant sous-estimer une multitude d'élé-
ments convergents et significatifs de ces glissements de la
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démocratie. Contentons-nous d'en évoquer un, parmi les


plus manifestes. Les contrôles d'identité dits « au faciès »,
lorsqu'ils avaient été instaurés au milieu de la décennie
quatre-vingt, avaient été dénoncés et, finalement, sup-
primés officiellement. Depuis quelques années, et plus pré-
cisément depuis la mise en place du plan Vigipirate, ils ont
été discrètement rétablis, sans que l'opinion s'en émeuve
Il suffit aujourd'hui de déambuler dans le métro ou de
circuler dans les banlieues pour constater que les contrôles
ne se font plus que sur l'apparence de la personne. L'idéo-
logie nationaliste débouche, au quotidien, sur une pratique
raciale. Pour elle, le péril ne vient pas seulement du dehors,
il est en la demeure.
Traçant la généalogie de ce qu'il appelait la «guerre des
races », Michel Foucault notait déjà, dans son cours au Col-
lège de France de 1976, que « l'autre race, au fond, ce n'est
pas celle qui est venue d'ailleurs, mais c'est celle qui, en
permanence et sans cesse, s'infiltre dans le corps social et à
partir de lui ». Fantasme récurrent des sociétés que réactivent
les temps de crise, cette menace perçue comme venant du
dedans est d'autant plus sourde et troublante. La période
contemporaine - et l'on pourrait sans peine, dans un passé
proche, en retrouver d'inquiétants précédents - est celle de
la reconstruction, ou de la consolidation, de frontières inté-
rieures. En laissant se mettre en place ces divisions internes,
desquelles naissent autant de violences physiques et sym-
boliques au quotidien, en encourageant ou en justifiant les
pratiques différentielles au sein des administrations, en ne
condamnant pas les amalgames entre délinquance, terro-
risme, travail au noir et immigration, en favorisant le déve-
loppement d'une suspicion systématique à l'égard des
étrangers, les pouvoirs publics prennent la lourde respon-
sabilité de contribuer à dissoudre le lien social là où il est
déjà le plus fragile, c'est-à-dire dans les milieux populaires
et dans les quartiers défavorisés où se concentre la majeure
partie des immigrés et de leurs descendants. Les lois, ou
plutôt faudrait-il dire en donnant une signification plus géné-
rale à ce mot, la loi de l'inhospitalité érigée en principe de
gouvernement est le ferment d'humiliations, de frustrations
et de haines dont la société française, et notamment ses
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segments les plus vulnérables, ne peuvent manquer de faire


les frais.
Une fois établi ce constat, sans alarmisme ni fatalisme,
quelles propositions opposer aux politiques actuelles et, au-
delà, à la montée de la xénophobie ? Une remarque préala-
ble s'impose. S'il est possible - et nécessaire - de penser
autrement l'immigration, il faut néanmoins refuser de laisser
s'enfermer le débat public autour de cette seule question,
comme si elle était à la racine des difficultés économiques
et sociales que connaît aujourd'hui la France. L'instrumen-
talisation des étrangers qui, en temps de crise, apparaissent
comme le plus grand commun dénominateur d'une possible
réconciliation des nationaux est un procédé qui n'est spéci-
fique ni de ce temps ni de notre pays. Elle ne se limite
d'ailleurs pas aux étrangers, on l'a vu, puisque, par une série
de glissements, c'est aussi l'altérité de l'intérieur qui tend à
s'imposer comme le problème central de la société française.
À la polarisation du débat politique autour de la «question
immigrée » - comme on a pu, en d'autres temps, parler de
la «question juive » -, il faut donc opposer une analyse
globale des évolutions économiques et sociales, et montrer
les logiques réelles dont procèdent les phénomènes de
précarisation qui touchent une fraction croissante de la
population.

R o u v r i r le d é b a t

À partir du constat de faillite et d'injustice des politiques


d'immigration qui ont été menées en France et en Europe
depuis un quart de siècle, que peut-on imaginer? Nous
n'avons certes pas vocation à nous substituer au décideur
ou au législateur et ne souhaitons pas nous laisser enfermer
dans la logique des choix alternatifs. Mais, chercheurs, nous
sommes aussi des citoyens dont la réflexion prend place
dans l'espace public. Il s'agit donc pour nous de savoir s'il
est possible de dépasser une position critique face aux
dérives que nous avons dénoncées et d'afficher des convic-
tions opposées, sans pour autant verser dans l'idéalisme ou
l'irresponsabilité.
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Les analyses qui ont été proposées dans cet ouvrage


n'offrent pas à cet égard une ligne unique de pensée. Elles
formulent en fait un constat critique sur deux dimensions
distinctes, mais étroitement liées, des politiques migratoires
telles qu'elles ont été pratiquées à partir de 1974 : la gestion
des flux, et singulièrement la suspension de l'immigration ;
la gestion des personnes, et plus particulièrement la priva-
tion de citoyenneté pour les immigrés. Selon la perspective
adoptée, l'accent peut en effet être mis sur la libre circulation
des hommes, position qui tient sa force de la critique des
effets pervers de lois destinées à réglementer les mouve-
ments de population, ou sur l'égalité des droits, position qui
revendique la reconnaissance d'un statut véritablement
citoyen pour les étrangers, y compris dans le cadre de res-
trictions des flux. Dans les deux cas, le principe politique
qui est mis en avant est celui de l'hospitalité, en opposition
à celui, inverse, qui a prévalu au cours des dernières
décennies. Dans les deux cas aussi, l'appréciation des rap-
ports de force nationaux et internationaux, et la nécessité
de lier la question de l'immigration à celle du choix de
société marquent les limites de toute proposition en la
matière. C'est dire que le chemin est aussi étroit que l'horizon
est large. Nous nous y engageons pourtant afin d'interroger,
jusqu'à leurs frontières extrêmes, les différentes propositions
qui ont nourri le débat public récent. Loin de vouloir le clore
en imposant une doctrine, nous prétendons ici l'ouvrir de la
manière la plus large.
Après vingt-cinq ans de fermeture officielle des frontières,
à laquelle les esprits se sont progressivement habitués
comme à une chose naturelle, la libre circulation des
hommes n'est aujourd'hui plus complètement un tabou. À
la faveur du mouvement des sans-papiers, le débat autour
de ce thème s'est développé, de facon certes marginale, au
sein de la société civile, comme conséquence logique de la
demande de régularisation pour tous. Comment l'ouverture
des frontières peut-elle être défendue ? Tout d'abord, pour
une question de principes. D'une part, elle se conforme à
un idéal universaliste des relations entre les peuples. Il n'y
a aucune raison de renoncer a priori à une hospitalité qui
a été, notamment dans les périodes les plus sombres, une
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des dernières exigences d'humanité. D'autre part, elle


s'appuie sur la conscience des responsabilités historiques
des sociétés. L'immigration est le produit d'un double déficit,
de démocratie et de développement, dans les pays d'origine,
déficit dans lequel nos propres pays ont une part détermi-
nante. Ensuite, pour une question de réalisme. Manifeste-
ment, les mesures de contrôle de l'immigration, qui ont été
presque constamment renforcées depuis le début des années
soixante-dix, n'ont fait qu'aggraver les problèmes qu'elles
prétendaient résoudre. Accepter d'ouvrir les frontières, ce
serait donc reconnaître officiellement qu'elles n'ont jamais
été fermées dans la pratique, tout simplement parce que
aucun dispositif policier n'est capable d'arrêter les flux
migratoires : à cet égard, l'exemple de la frontière entre les
États-Unis et le Mexique doit être médité, puisque tous les
observateurs constatent l'inefficacité des murs, barbelés et
miradors qui y ont été disposés sous haute surveillance. Et
ce serait aussi en finir avec les trafics, très lucratifs et de plus
en plus organisés sur une grande échelle, qui sont la consé-
quence inévitable des politiques de fermeture, et, du même
coup, en finir avec l'inutile fragilisation des immigrés dits
«clandestins ».
Le principal argument avancé contre la libre circulation
des personnes est d'ordre démographique. Une telle politi-
que entraînerait, pense-t-on généralement, un déferlement
de populations du tiers monde vers les pays riches. Cette
conception alarmiste procède cependant plus d'un fantasme
récurrent d'invasion que d'une démonstration effective,
qu'aujourd'hui personne n'est sérieusement en mesure de
faire. Il est certes raisonnable de penser que l'annonce d'une
ouverture des frontières provoquerait un accroissement des
flux, de la même manière que la publicité autour de leur
fermeture a pu avoir des effets dissuasifs à l'égard de can-
didats à l'émigration. Néanmoins, des exemples récents en
divers points du monde, et singulièrement en Afrique, mon-
trent que, même en cas de guerre ou de famine, les mou-
vements massifs de populations se sont surtout produits
régionalement et que les conséquences démographiques
pour les pays riches en ont été minimes. De plus, quand
bien même des migrations ont eu lieu, notamment d'Europe
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de l'Est, leur absorption a posé beaucoup moins de pro-


blèmes qu'on ne l'avait redouté.
Si les conséquences prévisibles d'une ouverture des fron-
tières méritent donc une plus grande rigueur d'analyse, cet
examen n'a toutefois de sens qu'au niveau international, et
plus particulièrement européen, où se définissent de plus
en plus les politiques en matière d'immigration depuis les
accords de Schengen. On ne saurait pour autant accepter
l'argument consistant à invoquer les engagements de la
France à l'égard de ses partenaires pour refuser toute remise
en cause de la situation actuelle. On ne peut en effet oublier
que les politiques européennes se construisent dans des
rapports de force entre les États et qu'en matière d'immigra-
tion le gouvernement français a joué lui-même un rôle
important dans l'établissement de normes plus restrictives.
Il n'est pas honnête d'invoquer des barrières que l'on a soi-
même contribué à mettre en place. La responsabilité des
autorités devrait être au contraire de renverser les tendances
internationales en combattant la tentation malthusienne de
ses voisins, ce qui entraînerait inévitablement une rupture
avec la politique suivie par les institutions de Bretton Woods.
En réalité, le principal problème auquel est confrontée la
proposition de libre circulation des personnes est qu'elle
s'inscrit dans un contexte à la fois de recul du droit du travail,
de menace sur la protection sociale et d'accroissement de la
xénophobie. L'immigration a toujours servi de volant de
main-d'œuvre plus facile à gérer aux marges de la législation
que ne l'est la main-d'œuvre autochtone : l'emploi illégal est
la forme la plus accomplie de cette logique économique.
Ces pratiques favoriseraient la concurrence avec les natio-
naux sur le marché du travail et, plus largement, de la redis-
tribution des richesses, devenant ainsi la source de préjugés
à l'encontre des étrangers. C'est ainsi que l'on entend sou-
vent dire que c'est l'immigration elle-même qui alimente la
xénophobie. L'argument n'est pas recevable tel quel. Il faut
en effet rappeler, d'une part, que la complaisance des pou-
voirs publics à l'égard de cette rhétorique a largement contri-
bué à la légitimer dans l'opinion et, d'autre part, que, dans
la perspective d'une ouverture des frontières, il ne saurait
être question de laisser se développer les mécanismes
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actuels de dérégulation et de précarisation de l'emploi. De


manière plus générale, nous pensons qu'il est impossible de
concevoir les politiques en matière d'immigration sans exer-
cer une vigilance accrue quant à l'application des lois du
travail aujourd'hui mises en cause et sans agir en même
temps dans le sens d'une refonte radicale des politiques
économiques et sociales.
Les contraintes sociopolitiques et socio-économiques que
nous venons d'évoquer doivent être prises au sérieux, mais
ce ne sont pas des contraintes inéluctables. Elles tirent leur
force et leur apparent caractère fatal d'une situation politi-
que, économique et idéologique qu'il s'agit de changer : c'est
aussi pour cela que nous croyons qu'il n'y a pas de «question
immigrée » en soi. À défaut de proposer par conséquent une
politique alternative à court terme, nous affirmons que la
concrétisation d'une idée dépend d'un travail durable et
continu sur les esprits et sur les institutions : là est notre rôle.
Aucun démocrate n'est hostile au principe de la liberté des
déplacements humains : les objections portent sur un
contexte qui ne serait pas mûr pour un tel principe. Pourtant,
dans l'histoire, nombre d'utopies - et qui ont bien été vécues
comme telles par leurs contemporains - ont acquis valeur
de faits, souvent irréversibles. Sans remonter à l'abolition des
trois ordres par la Révolution, plus près de nous, la semaine
de quarante heures, les congés payés, les assurances
sociales, le vote des femmes et, dans certains pays, celui des
immigrés ont en leur temps fait figure de projets que seuls
des illuminés pouvaient proposer. Il est possible de défen-
dre, à propos de l'immigration, une utopie semblable, même
si des choix indiscutés depuis longtemps la font paraître
irréaliste : heureux qui peut prédire ce que sera la politique
migratoire de la France dans vingt ou cinquante ans !
En décidant, le 18 mars 1996, d'occuper l'église parisienne
de Saint-Ambroise, les trois cents personnes qui sont à l'ori-
gine du mouvement des sans-papiers n'allaient toutefois pas
aussi loin. Il s'agissait pour elles de mettre fin, tous les
recours ayant été épuisés, à des situations aussi inhumaines
qu'absurdes. Nombre d'entre elles avaient été auparavant en
situation régulière et ne l'étaient plus à cause des lois.
D'autres s'étaient vu refuser l'asile, non parce que leur
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demande était illégitime, mais parce que les critères étaient


devenus plus sévères. D'autres encore faisaient l'objet d'une
mesure de reconduite à la frontière mais étaient, toujours de
par la loi, protégées de l'expulsion par leurs liens familiaux
en France. Enfin, il y avait les enfants, qui ne connaissaient
que ce pays et n'avaient pas la moindre attache avec celui
de leurs parents. L'ancienneté de la présence sur le territoire
et la bonne insertion professionnelle des adultes ne comp-
taient plus pour rien aux yeux d'une administration de plus
en plus déterminée à bloquer les demandes individuelles de
titres de séjour. Pour fermer encore un peu plus l'impasse,
l'accès à la nationalité tendait à devenir une illusion. «Sans-
papiers, mais non pas clandestins » : telle a été la première
façon pour les irréguliers de rappeler aux autorités qu'ils
demandaient avant tout une reconnaissance et que, s'ils res-
taient dans l'ombre, c'est parce que la loi les y obligeait. En
prenant de l'ampleur, le mouvement a fait surgir de nou-
veaux mots d'ordre, plus directement politiques, et les reven-
dications ont peu à peu pris forme autour de deux objectifs :
« régularisation pour tous » et «abrogation des lois Pasqua »
(puis Debré).
La première de ces revendications, concernant la régula-
risation des sans-papiers, ne résout certes pas tout. Elle ne
dit rien de précis sur le sort qui serait réservé aux immigrants
à venir, une fois réglée favorablement la situation des actuels
sans-papiers, dans l'hypothèse où l'État continuerait à pra-
tiquer une fermeture officielle de ses frontières. Elle engen-
dre également parfois quelques illusions - et donc des
désenchantements - car, depuis les régularisations de
1981-1982, et au moins jusqu'au début de 1997, les papiers
que les préfectures ont octroyés (avec une parcimonie crois-
sante) aux individus jugés dignes d'intérêt ont été essentiel-
lement des titres d'un an, qui n'ouvraient pas automatique-
ment le droit à travailler : l'irrégularité des bénéficiaires n'a
donc pas été supprimée, mais reportée à une échéance pro-
che. Cependant, cette revendication, dont le principe ne
devrait pas être contesté, a eu l'irremplaçable avantage
d'obliger la société civile à s'interroger sur le bien-fondé d'un
régime de citoyenneté excluante. Certes, chercher à imposer
des critères, comme ceux proposés par le Collège des média-
teurs et la Commission nationale consultative des droits d e
l'homme, c'est accepter implicitement q u e certains cas, se
situant e n deçà d e ces critères, méritent d'être rejetés. Pour-
tant, dans la conjoncture actuelle, et plus particulièrement
lorsque se met e n place u n e d y n a m i q u e d e lutte, cet objectif
est plus subversif qu'il n'y paraît. L'intransigeance de l'État
au cours d e l'année qui a suivi l'occupation d e Saint-
Ambroise et la hâte avec laquelle il a mis en chantier u n e
nouvelle et é n i è m e réforme de l'ordonnance du 2 n o v e m b r e
1945 montrent qu'il n e s'y est pas trompé. Plus q u e le
c o n t e n u d e l'interpellation, c'est son principe qui importe :
faire reconnaître le droit d e vivre en famille par exemple,
c'est o p p o s e r u n enjeu démocratique à u n enjeu policier, et
p a r c o n s é q u e n t p r e n d r e l'État à contre-pied sur sa p r é t e n d u e
politique d'intégration.
La s e c o n d e revendication, qui n'était pas n o n plus pré-
sente à l'origine d u m o u v e m e n t des sans-papiers, porte sur
l'abrogation des lois qui, depuis 1993, ont rendu encore plus
difficiles les conditions d'entrée et de séjour des étrangers.
U n e ambiguïté existe toutefois, là encore, dans la mesure où
les lois antérieures, et singulièrement l'ordonnance d e 1945,
qui a été c o n ç u e dans u n e p é r i o d e où la reconstruction de
la France passait p a r u n e immigration massive de main-
d ' œ u v r e , n e constituent vraiment pas u n e référence perti-
nente, ni m ê m e souhaitable. Le texte d e 1945 était d ' u n e
inspiration nettement répressive et, s'il a été a p p l i q u é avec
laxisme durant les « trente glorieuses », c'est e n raison des
impératifs é c o n o m i q u e s . L'abrogation des lois les plus
récentes n e suffirait pas à r é s o u d r e la question essentielle,
à savoir celle d ' u n e gestion policière d e l'immigration. Elle
conduit d o n c à p r o p o s e r u n e nouvelle législation qui garan-
tirait davantage les droits d e la p e r s o n n e : publicité des
motifs d e rejet d ' u n dossier, réelles possibilités d e recours,
primat d e l'autorité judiciaire sur l'autorité administrative,
automaticité d u r e g r o u p e m e n t familial, notamment. Dans le
contexte du maintien d ' u n e restriction des flux, o n conçoit
toutefois qu'il serait difficile, p o u r u n q u e l c o n q u e gouver-
nement, e n pratique, d e m a n œ u v r e r durablement à travers
ces libertés retrouvées.
L'aspect symbolique est pourtant ici fondamental. Reven-

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