Héloïse DANNA
Septembre 2017
INTRODUCTION ................................................................................................................................ 5
RACONTER ET FAIRE EXISTER .......................................................................................................... 8
Stratégies narratives, stratégies créatrices ................................................................................. 8
Maîtrise du récit et de l’histoire ................................................................................................. 8
Exceptionnel et ordinaire ......................................................................................................... 14
Nommer pour identifier ............................................................................................................. 17
Un nom pour chaque chose ? ................................................................................................... 18
Champs lexicaux et identité ..................................................................................................... 22
Mythes et réalités........................................................................................................................ 27
Réalité et littéralité du merveilleux .......................................................................................... 28
Identités mythiques et réelles ................................................................................................... 33
L’IDENTITE EN REPRESENTATION ................................................................................................... 40
Théâtralité et représentation ..................................................................................................... 40
Théâtralité du récit ................................................................................................................... 40
Visibilité et représentation de soi ............................................................................................. 50
Faire croire, faire semblant ....................................................................................................... 51
Imitations et jeux de miroir ...................................................................................................... 52
Le simulacre (make-believe) .................................................................................................... 60
Jeu(x) de rôle(s) .......................................................................................................................... 67
Jouer un rôle, jouer son rôle ..................................................................................................... 67
Autorité des rôles attribués ....................................................................................................... 71
ECHAPPER A L’IDENTITE ................................................................................................................. 79
Naturel et construit .................................................................................................................... 79
Construction des figures parentales.......................................................................................... 79
Construction du langage, langage qui construit ....................................................................... 84
Opposés et identiques ................................................................................................................. 88
De l’humanité à l’animalité ...................................................................................................... 89
De l’humanité à la chosité ........................................................................................................ 93
Entre ambiguïtés et stéréotypes ................................................................................................ 97
Genre et rapports sociaux ......................................................................................................... 98
Représentation de la race et consciences de classe ................................................................ 106
CONCLUSION .................................................................................................................................117
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE ........................................................................................................118
2
TABLE DES ILLUSTRATIONS
3
4
INTRODUCTION
5
milieu d’origine, soit le Neverland merveilleux pour Peter et le Londres réaliste des
enfants. Leur identité sociale se trouve-t-elle renforcée ou bien fragilisée par ce
changement d’espace ? Dans Peter Pan, le lecteur est confronté en même temps que les
personnages à deux espaces sociaux distingués l’un de l’autre par leur nom, leur
appellation, par un gouffre spatial et temporel, mais aussi par des traditions et des pratiques
culturelles. Or, on rattache l’identité d’un individu à des circonstances sociales, culturelles
et économiques qui dépendent de l’espace - social, donc - dans lequel il évolue. Il semble
donc pertinent, pour faire état de la façon dont les personnages voient leur identité être
construite, de les étudier dans leur “milieu naturel”. Ce “milieu naturel” comprend
plusieurs niveaux à analyser. Ce sont d’abord les espaces sociaux décrits plus hauts qui
sont construits par la fiction, mais c’est aussi la fiction elle-même. Nous nous demanderons
ainsi quels sont les mécanismes qui, dans le roman, régissent l’identité des personnages.
Nous verrons d’abord comment les caractéristiques du roman font exister les
personnages et quelles stratégies littéraires permettent de créer et de mettre en orme leur
identité. Mais un personnage n’existe pas en soi, pour lui-même uniquement ; il existe à
l’intérieur du système de représentations que constituent le texte et l’histoire que le texte
raconte. Les liens entre identité et représentation composent donc notre second point
d’étude. Enfin, les personnages, bien déterminés à la fois par l’auteur et par nos
commentaires, nous verrons s’ils peuvent se soustraire à leur identité, et quels mécanismes
narratifs peuvent les y pousser. L’enjeu ici est de montrer si le microcosme décrit dans
Peter and Wendy se plie aux mêmes règles que celles de la société occidentale, dans la
culture de laquelle il s’inscrit, et notamment en terme de représentation des personnages ou
si, au contraire, le cadre du récit d’aventure et du roman merveilleux permet d’esquisser le
rêve et la possibilité d’une alternative.
6
7
RACONTER ET FAIRE EXISTER
En terme de recherche sur l’identité des personnages dans l’univers de Peter Pan, la
psychologie et la psychanalyse nous ont déjà renseigné, notamment sur le sujet de Peter et
la mort ou de l’ambiguïté oedipienne de la relation entre Peter et Wendy. Les personnages
deviennent alors des archétypes, modèles ou exemples qui permettent d’illustrer un
problème spécifique que l’on rencontre régulièrement dans la psyche de l’homme. Nous
parlerons plus tard de l’approche sociologique qu’il est aussi possible d’avoir pour
appréhender les personnages et leur vie à Londres et à Neverland. Mais il faut d’abord
revenir sur la nature de l’oeuvre que nous étudions : c’est un texte littéraire, avec ses
avantages mais aussi ses contraintes, et un texte de fiction. C’est ce cadre qui permet de
faire exister les personnages que nous nous plaisons à côtoyer ou à critiquer, les espaces
qui nous font rêver, et il semble donc impossible de passer à côté d’une étude du texte
comme objet littéraire. D’une part, parce que les stratégies narratives employées par
l’auteur sont porteuses de sens et créent une dynamique dans le récit qui illustre un
mécanisme important au sein de l’histoire. D’autre part, parce que le langage même utilisé
pour raconter l’histoire vient nuancer l’idée commune qu’un nom permet d’identifier une
chose. Enfin, le texte est parsemé de références inter et auto textuelles qui laissent peu de
doutes quant au statut de l’auteur au sein de l’oeuvre.
Le lecteur quelque peu attentif se rend rapidement compte - dès les premières pages
du roman - de l’omniprésence du narrateur dans l’histoire. Dans Peter Pan, le narrateur a
une grande emprise sur l’histoire, mais il est aussi construit comme une figure auctoriale
qui aurait une forme d’autorité sur le récit. Le contrôle dont jouit le narrateur sur le récit et
sur l’histoire fait écho à ce qu’on pourra qualifier de politique interventionniste des adultes
dans l’histoire, et peut être illustré par de nombreux exemples dans le texte. Il est clair dès
le chapitre I que le narrateur de notre histoire est un narrateur omniscient. Il sait ce qu’il se
passe au moment et à l’endroit où l’histoire se déroule (dans la nursery quand les enfants
s’envolent, sur Neverland pendant qu’ils y vivent), mais il connaît aussi le passé des
personnages (“The way Mr. Darling won [Mrs. Darling] was this” 5), leur futur
(l’anticipation dans le récit est motrice de l’histoire), mais aussi ce qu’il se passe
8
simultanément à d’autres endroits (“Instead of watching the ship, however, we must now
return to that desolate home from which three of our characters had taken heartless flight
so long ago”, par exemple, 135), ainsi que la vie intérieure des personnages. Ce narrateur
n’est jamais discret, et nombreuses sont ses interventions dans le texte. A la page 5, le
narrateur apparaît déjà au travers d’un commentaire sur l’apparence de la jeune Wendy (“I
suppose she must have looked rather delightful”). L’utilisation d’un auxiliaire modal
permet à l’auteur de sortir d’une narration qui ne serait qu’un enchaînement de faits en
faisant transparaître le narrateur, qui est rendu cette fois parfaitement visible grâce à
l’expression “I suppose”. Celle-ci est employée quatre fois (5, 69, 82) dans le texte par le
narrateur, de même que les formules “I think it must have been the light” (12) ou bien “I
think” sous forme d’insertion dans des phrases comme “They had to do, I think, with the
riddle of his existence” (110, 128, 129, 132). Le narrateur donne donc accès à ses propres
pensées, son opinion en plus de celles des personnages. Ces informations ne font pas
forcément avancer l’histoire ; elles donnent plutôt des renseignements sur des aspects de la
personnalité des personnages et surtout, en tant que commentaires sur les faits relatés par le
récit, elles montrent que la subjectivité du narrateur rivalise d’importance avec celle des
personnages
9
lagoon has won. This almost makes one wish that the gulch or the cake or Tink's leaf had
won. Of course I could do it again, and make it best out of three; however, perhaps fairest
to stick to the lagoon.” 72). Il met alors en scène dans l’histoire sa propre subjectivité. Le
narrateur se voit aussi octroyer le droit de vie ou de mort sur les personnages (“Let us now
kill a pirate” 50), et en cela il ressemble beaucoup à un auteur qui peut décider de faire
avancer l’histoire à l’aide de ressorts narratifs comme la mort d’un personnage. Il a aussi sa
propre opinion sur les personnages, n’hésite pas à la signifier et à en changer (“I find I
won't be able to say nasty things about her after all. If she was too fond of her rubbishy
children she couldn't help it.” 137). Le narrateur peut aller jusqu’à adopter de nouveaux
mots en prétendant qu’ils sont issus de l’histoire, alors même que c’est lui qui incarne le
processus de raconter cette histoire : “[...] the Neverland had again woke into life. We
ought to use the pluperfect and say wakened, but woke is better and was always used by
Peter” (47).
10
s’échapper vers un autre monde (dans le chapitre suivant, les enfants prennent la décision
de rentrer chez eux). Le récit contient aussi des éléments qui font penser à de l’ironie
dramatique : le narrateur sait à l’avance ce qu’il va se passer dans l’histoire, le laisse
entendre au lecteur mais ne révèle pas tout de suite l’intrigue, ce qui crée de l’attente chez
le lecteur. Par exemple, avant de décrire le départ des enfants à proprement parler, le
lecteur a accès, sous la forme d’une sorte de prolepse, aux réactions des personnages restés
à Londres (Mr et Mrs Darling et Nana, 15). L’exemple de la scène de danse dans la
maison souterraine est aussi probant : le lecteur sait, à mesure que la scène se déroule,
qu’elle sera bientôt terminée pour toujours, mais il n’a pas encore d’informations sur les
raisons qui font qu’elle se terminera. Les événements relatés dans les pages suivantes
seront donc forcément interprétés comme ceux qui vont provoquer la fin de la routine
heureuse des enfants sur l’île. Cependant, l’action se déroulant très rapidement dans Peter
Pan, cette ironie dramatique ne crée pas de suspense dans l’histoire mais plutôt une forme
de connivence entre le lecteur et le narrateur.
Mastered by his better self he would have returned reluctantly up the tree,
but for one thing. [...] The open mouth, the drooping arm, the arched knee:
they were such a personification of cockiness as, taken together, will never
again one may hope be presented to eyes so sensitive to their offensiveness.
They steeled Hook’s heart.” (111).
Si Peter adopte une telle position alors qu’il dort, il n’y peut rien, ce n’est pas de sa faute.
Et Hook ne peut rien y faire non plus. Si Peter, pendant un combat, adopte une posture
loyale ou déloyale, Hook ne peut rien y faire non plus. L’enfant en face de lui est libre
11
(“gay and innocent and heartless”) et ne peut pas être contrôlé. Pour remédier à cela, à la
difficulté d’effectuer un contrôle direct sur le comportement des enfants, le narrateur nous
décrit “the nightly custom of every good mother” (8) : Mrs. Darling s’emploie chaque soir
à nettoyer l’esprit de ses enfants. Cela a pour effet de mettre les enfants dans une bonne
disposition pour le matin, et d’empêcher les pensées négatives ou incongrues de prendre
trop de place (“When you wake in the morning, the naughtinesses and evil passions with
which you went to bed have been folded up small and placed at the bottom of your mind,
and on the top, beautifully aired, are spread out your prettier thoughts, ready for you to put
on” 8). Peter, par exemple, a longtemps consisté en une pensée de taille moyenne dans
l’esprit des enfants Darling, avant de prendre de plus en plus de place. L’expression utilisée
pour décrire cette pratique de la mère sur les enfants, “tidy up their minds”, pourrait être
prise au sens figuré pour désigner la façon dont les parents et les éducateurs, qui peuvent
réagir de manière négative aux comportements et aux idées et pensées inhabituels que
peuvent avoir les enfants, s’immiscent dans la vie intérieure des enfants pour tenter d’en
maîtriser le contenu. L’auteur ne place pas le narrateur dans une position claire par rapport
à cette pratique : il est dit que c’est ce qu’une “bonne” mère est censée faire, mais cela
pourrait être une remarque ironique puisqu’à la fin du roman, le narrateur reproche à Mrs.
Darling d’être incapable de penser par elle-même (136). La position du narrateur n’est plus
seulement subjective, elle se double d’une certaine distance par rapport aux personnages
avec lesquels il interagit et d’une ironie qui laissent la place au lecteur de se faire sa propre
opinion. Le narrateur reste cependant, à travers toutes ses interventions notamment, dans
une position de contrôle sur l’histoire mais aussi, malgré cette distance et grâce à son
pouvoir sur le récit, sur le lecteur, qui n’est pas sans rappeler la position de Mrs. Darling.
C’est pourtant Peter, et pas un personnage adulte, qui démontre le plus souvent
d’un besoin de tout contrôler. Le nom Pan renvoie d’ailleurs à une idée de totalité. La
maîtrise de Peter sur ses camarades insulaires semble toujours tomber sous le sens, dans
une dynamique qu’on pourrait souvent qualifier de maltraitante. Peter donne régulièrement
des ordres (“Curly”, said Peter in his most captainy voice, “see that these boys help in the
building of the house” 60) et se place toujours dans la position du chef (de l’équipe de
garçons, de tribu après le sauvetage de Tiger Lily, de famille, de convoi pendant le trajet
jusqu’à l’île). La réaction des enfants à qui Peter ordonne ou laisse entendre quelque chose
nous éclaire quant à son habitude de tout contrôler: “Peter must be obeyed” (61), même
lorsque cela est impossible, “all they could do was to stand ready to obey” (75), “he
12
continued, in the short sharp voice of one accustomed to be obeyed” (99), “They are
forbidden by Peter to look in the least like him” (47). Le modal “must” implique l’idée
d’un devoir inévitable, “all they could do” dénote l’impuissance des enfants face à Peter, et
“accustomed to be obeyed” montre bien qu’il est tout à fait normal pour Peter d’exercer
une telle pression sur les enfants (c’est une question d’habitude pour lui). En cela, et vu son
âge éternel, on a du mal à savoir s’il a en réalité le même comportement qu’un adulte, qui
s’attend systématiquement à être obéi uniquement au motif qu’il est un adulte et que ce
statut social lui confère une autorité de droit sur les enfants ; ou si son comportement est
celui d’un enfant gâté tout simplement. Il est aussi sous-entendu que Peter tue par principe
les enfants perdus qui grandissent (“The boys on the island vary, of course, in numbers,
[...] and when they seem to be growing up, which is against the rules, Peter thins them out”
45) et ainsi, les garçons doivent se cacher lorsqu’ils deviennent trop gros pour leur arbre
(qui fait figure de porte pour la maison et qui n’est adapté qu’à la taille d’un enfant plutôt
menu), de peur d’être “thinned out”. Cette habitude de Peter semble remettre en question
l’idée que ce sont uniquement les adultes qui font preuve d’interventionnisme sur les
enfants (ranger l’esprit des enfants ou les tailler à la bonne dimension, des processus
figurés que le roman merveilleux littéralise). Mais Peter est régulièrement construit en
miroir des personnages adultes (notamment Hook mais aussi Mr. Darling, qui sont
traditionnellement joués par le même acteur) plutôt que des enfants. On peut alors imaginer
qu’il incarnerait ou personnifierait le besoin de contrôle des adultes sur les récits intérieurs
des enfants de manière radicale et grotesque, puisque sous les traits d’un enfant nonchalant
(voire un bébé), ou de manière absolue à travers son absence d’âge.
13
autre. L’opposition entre l’exceptionnel et l’ordinaire est très présente dans le roman, et les
deux notions finissent par se mélanger pour brouiller les pistes de la normalité.
Exceptionnel et ordinaire
14
opposer, en l’occurrence la possibilité pour Mr. Darling de se mettre en colère (17), puis
“unluckily” lorsque Nana fonce sur Mr. Darling, qui introduit l’influence du hasard sur la
situation. Ce sont les détails de la scène du départ des enfants sur lesquels il faut fixer son
attention, même s’ils ne semblent rien avoir de particulier à première vue : le refus de
Michael de prendre son médicament qui entraîne la boutade de Mr. Darling avec Nana, et
sa mauvaise humeur qu’il l’empêche de reconnaître sa bêtise et le pousse à éloigner Nana
des enfants, qui ne pourront alors pas être sauvés par leur dévouée gardienne de la tentation
que représentent Peter et la fenêtre ouverte.
15
way back, the Neverland had again woke into life. [...] In his absence things are usually
quiet on the island.” 47). Sans lui, l’île est extraordinaire parce qu’elle est merveilleuse et
remarquable par rapport au monde normal et réel représenté par Londres et la maison
Darling, mais il ne se passe rien d’exceptionnel pour ce milieu lui-même exceptionnel.
On voit ainsi que dans Peter Pan, l’ordinaire peut devenir exceptionnel (ne rien
faire, s’ennuyer), et l’exceptionnel peut devenir ordinaire (constamment avoir des
aventures). C’est une question d’habitudes, et les habitudes découlent de l’environnement
dans lequel évoluent les personnages : ce qui est ordinaire à Londres est extraordinaire sur
Neverland, et inversement. Pourtant, peu importe le milieu dans lequel ils sont situés, les
personnages sont souvent présentés comme exceptionnels - Peter le premier, bien entendu.
Le chapitre I inclut déjà le nom de Peter (“Peter breaks through”). Pourtant, il introduit
principalement la famille Darling et fait son historique. Le titre du chapitre ne renvoie donc
pas au contenu général, thématique du chapitre, mais plutôt à l’action la plus frappante, qui
intervient à la toute fin du passage. L’accent qui est mis sur cette action se réfère
probablement aux origines théâtrales de l’histoire. La première phrase du chapitre concerne
aussi Peter : “All children, except one, grow up” (5). On sait après avoir lu l'histoire ou en
connaissant vaguement l'identité de Peter que cette exception, écrite ici comme telle, fait
référence à Peter. Peter donc est d'emblée présenté comme une exception, pas en tant que
hors du groupe “children” (“adult” par exemple) mais à l'intérieur même du groupe. Il est
défini par “children” + “exception”. Cette phrase qui commence par “All children”, une
référence à l’universalité de la règle sur les enfants qui est qu’il faut grandir, se poursuit
avec une généralité sur les enfants (“they”), qui fait le pont avec l'individuel, Wendy. Le
récit de l’histoire spécifique à Wendy et Peter va donc permettre d’illustrer un propos
universalisant : tous font ceci (grandir), voyons comment cet individu en particulier a
procédé. Wendy est donc aussi une exception, mais seulement en terme de narration (“One
day”) : l’exception n’est pas présentée comme un caractère essentiel chez elle.
En étudiant la façon dont Wendy a découvert qu'elle allait grandir (et donc qu'elle
était mortelle - “Two is the beginning of the end”), on rencontre aussi Mrs. Darling. Le tout
premier paragraphe permet déjà de se faire une idée de qui est Mrs. Darling. Le second la
caractérise plus précisément. La première image d'une femme que nous avons dans le
roman est une image plutôt stéréotypée, “normale”, penchant du côté de l'exemplarité (on
16
commence à peine, au début du XXème siècle à s'éloigner du modèle victorien de “Angel
in the house”). La description de Mrs. D laisse espérer une certaine complexité en terme de
développement du personnage : “Her romantic mind was like the tiny boxes, one within
the other, that come from the puzzling East, however many you discover there is always
one more; and her sweet mocking mouth had one kiss on it that Wendy could never get,
though there it was, perfectly conspicuous in the right-hand corner” (5). Pourtant, elle est
toujours décrite comme une femme parfaite, douce, romantique. Elle est donc ordinaire en
cela qu’elle ne diffère pas de la norme imposée aux femmes à l’époque de l’écriture du
roman, mais aussi extraordinaire dans le sens où elle concentre toutes ces caractéristiques
et donc symbolise, exemplarise parfaitement ce type de femme. Le narrateur revient
ensuite sur sa rencontre avec Mr. Darling. Il est dit de lui qu'il la gagnât (« the way [he]
won her »), ce qui implique, d'une certaine manière, qu'elle était mieux que lui
(suffisamment pour être le prix d'une compétition), et qu'elle lui appartient en tant que sa
femme (ce qui ne l'empêchera pas d'être plutôt respectueux de sa personne). On apprend
que c'est le côté pragmatique de Mr. Darling qui lui a permit d'épouser Mary, dans un
épisode assez drôle où on l'imagine facilement doubler les coureurs grâce à son taxi. Lui
aussi est défini par l'exception (« the many gentlemen […] all ran […] except Mr. Darling
») à l'intérieur du groupe “men”, sur le même modèle syntaxique que pour Peter dans la
première phrase. L'impression que Mr. Darling possède Mrs. Darling est renforcée par
l'expression “He got all of her”, mais quelques choses lui échappent cependant : “the
innermost box and the kiss”. Les particularités de Mrs. Darling, qui la rendent unique,
semblent donc encore n'appartenir qu'à elle-même. Un nouveau moment de légèreté est
apporté grâce à Wendy et au narrateur qui montrent à quel point les particularités de Mrs.
Darling sont exceptionnelles : même un si grand conquérant n’aurait pu les posséder
(“Wendy thought Napoleon could have got it, but I can picture him trying, and then going
off in a passion, slamming the door.” 5). Cette première page nous informe donc que
chacun des personnages est donc unique à sa façon, ce qui justifie l'intérêt que le roman
leur porte. Ils sont uniques même avant de rencontrer Peter ; ce n'est pas cette
(més)aventure qui leur confère leur caractère unique, spécial, exceptionnel, puisqu'ils le
sont en amont, même s’ils ne font partie que du monde ordinaire.
17
Les stratégies narratives utilisées dans le roman, comme la création de liens entre le
narrateur et le lecteur ou les références auto-textuelles, permettent à l’auteur de construire
son narrateur comme une figure d’autorité sur l’histoire et le récit. Cette autorité se
retrouve aussi cependant chez les personnages notamment adultes et en particulier chez
notre personnage éponyme, Peter. Le narrateur introduit Peter comme un personnage
unique, exceptionnel, qui pourrait permettre au lecteur de voir une forme de justification
ou d’explication pour son comportement irascible, ainsi que les autres personnages comme
une famille ordinaire. Pourtant chacun fait montre de certaines particularités. Cette façon
de construire les personnages illustre en fait l’idée que, dans le roman, la limite entre ce qui
est ordinaire et ce qui ne l’est pas, et donc potentiellement entre ce qui est familier et ce qui
est étrange, n’est pas aussi nette que l’on pourrait le croire. Cette ambiguïté représente un
premier aspect du merveilleux qui est mis en place dans Peter Pan.
Mais l’identité (leur construction et leur existence) des personnages dans le roman
repose aussi sur ce qui est dit d’eux : nommer les choses, nommer les personnes, peut
permettre de les faire exister et de les identifier. Nous allons voir que les termes utilisés
pour parler des personnages renforcent régulièrement l’impression d’exceptionnalité
étudiée plus haut, mais qu’ils reflètent aussi les relations entre les personnages et pas
seulement les relations qu’entretient le narrateur avec les personnages.
On rattache traditionnellement l’identité des personnes, mais aussi celle des choses,
à leur nom. Des sons et des graphèmes arbitraires (signifiants) permettent de désigner des
choses en particulier (signifiés), et, a priori, les signifiants ne sont pas interchangeables, ni
les signifiés. Le choix d’un nom pour désigner une personne n’est donc pas anodin, de
même que les autres mots qui seront associés à ce nom pour le qualifier, le préciser auront
une importance. Ce que l’on peut remarquer à cet égard dans un premier temps, c’est que
dans Peter Pan, tous les personnages ne sont pas désignés par un nom propre, un
patronyme qui permette de les identifier rapidement et sans confusion. C’est le cas d’une
grande partie des créatures de l’île (les sirènes, les fées à part Tinker Bell, la plupart des
animaux), mais aussi des nurses mentionnées dans le premier chapitre. Une petite partie
des pirates n’est pas présentée non plus, et la majeure partie de la tribu des Picaninny reste
anonyme. L’auteur n’a donc pas jugé nécessaire d’individualiser les membres de cette tribu
en leur accordant un nom. Le lecteur ne peut pas identifier facilement ces personnages, à
18
part Tiger Lily et Great Big Little Panther. Les Redskins apparaissent certes peu dans
l’histoire, mais les passages dont ils font partie sont importants au point de vue narratif : le
sauvetage de Tiger Lily permet une nouvelle alliance entre sa tribu et le groupe de Peter, et
c’est la présence amicale des Redskins autour de la maison de Peter qui va mener les
enfants à leur perte. Si l’histoire n’a pas besoin de singulariser les membres de la tribu pour
avancer, le manque d’individualisation de ces personnages renforce l’impression qu’ils
sont tous similaires, exactement les mêmes, et donc renforce les stéréotypes liés aux Native
Americans dans l’imaginaire commun : le tomtom, les fautes d’anglais, les scalps. Au
contraire, lorsque les pirates sont présentés au lecteur (49), le narrateur fait part d’une
certaine diversité au sein d’un groupe plutôt stéréotypé. Les descriptions n’échappent pas
aux clichés (“A more villainous-looking lot never hung in a row on Execution dock.”),
mais chaque pirate a sa particularité (“the handsome Italian Cecco”, “Bill Jukes, every inch
of him tattooed”, “Gentleman Starkey, once an usher in a public school and still dainty in
his ways of killing”, “the Irish bo'sun Smee, an oddly genial man”, “Noodler, whose hands
were fixed on backwards”) et une légende associée. La mythologie associée aux pirates est
plus développée dans le roman que la réalité d’un peuple. L’auteur n’a donc pas rendu
disponible de noms ou de descriptions pour la tribu Picaninny - à part cette dénomination
offensive même au début du XXème siècle. Cette caricature permet probablement à
l’auteur de montrer à quelle point l’île est exotique et sauvage, puisque ceux qui en sont
natifs le sont, et elle illustre certainement que le début du XXème siècle n’échappe pas à la
fierté colonialiste qui s’était développée pendant l’époque victorienne.
Le nom des enfants que le lecteur côtoie sur l’île a aussi son importance. Le
groupe, d’abord, est appelé “the lost boys” en anglais, régulièrement traduit en français pas
“les enfants perdus”. “Les enfants” est un terme plus générique, qui n’est employé qu’une
fois que Wendy fait partie des habitants de l’île (96, lorsqu’elle raconte l’histoire des
enfants Darling) alors que d’habitude, il ne semble n’y avoir que des garçons qui
accompagnent Peter. Ces garçons défilent sous les yeux du lecteur juste avant la
présentation des pirates, quasiment en miroir (dans l’édition Penguin, la page 48 concentre
les descriptions des garçons, et la 49, en face, celles des pirates). Le nom de ces enfants
n’est jamais un vrai prénom, mais plutôt un surnom. On imagine alors, logiquement et en
se basant sur le sens commun de ces surnoms, que les garçons perdus sont plutôt petits,
menus, fluets ou graciles : “Tootles” renvoie à quelque chose de doux, tranquille, “Nibs” à
la pointe d’un crayon ou à un éclat, une pépite, “Slightly” peut se traduire en français par
19
“légèrement” ou “un peu”, et “Curly”, frisé, fait référence à une boucle, un morceau de
quelque chose qui se referme sur soi. Pourtant, on sait qu’ils n’ont pas du tout l’air de
“petits bouts” (“They are forbidden by Peter to look in the least like him, and they wear the
skins of bears slain by themselves, in which they are so round and furry that when they fall
they roll.” 47), et même que Slightly atteint quasiment la taille d’un homme adulte (“Hook
had surprised his secret, which was this, that no boy so blown out could use a tree wherein
an average man need stick. [...] Madly addicted to the drinking of water when he was hot,
he had swelled in consequence to his present girth, and instead of reducing himself to fit
his tree he had, unknown to the others, whittled his tree to make it fit him.” 109). Quant
aux jumeaux, qui n’ont de toute façon pas de nom attribué à chacun, ils doivent faire
attention à ne pas être trop dissociables au risque de fâcher Peter. Les surnoms des enfants,
qui permettent de les désigner et donc de les identifier dans l’histoire et dans le récit, les
réduisent à l’état de petites choses, contrairement à Peter qui lui profite d’un nom complet,
en tant que personnage principal et chef du groupe. Leurs petits prénoms ne faisaient donc
pas référence à des caractéristiques physiques mais sont probablement un moyen de plus
pour Peter de les maintenir à une taille “convenable” et de les réduire (“thin them out”)
pour qu’ils restent enfants à jamais sans avoir à les tuer.
Ainsi tronquée, l’identité des garçons perdus s’efface pour faire place à la
personnalité de chef (“captainy”) de Peter, dont le prénom s’affiche en grand dans l’esprit
des enfants à Londres (“The name stood out in bolder letters than any other words, and as
Mrs. Darling gazed she felt that it had an oddly cocky appearance” 10). Les idées et les
pensées des enfants que Mrs. Darling organise chaque soir sont figurées par des mots et
pas par des images ; les mots conditionnent donc la pensée même des enfants, puisque,
dans ce système de représentation, ne saurait être figurée une chose qui n'a pas de nom. Il y
a la chose, le mot qui la désigne, et l'apparence du mot (le signifié et le signifiant).
L'apparence du mot semble liée à celle de la chose – le mot Peter « had an oddly cocky
appearance » et d'après Wendy Peter « is rather cocky ». Comment Peter, qui ne sait ni lire
ni écrire, fait-il alors pour penser ? Ne pense-t-il donc pas ? Malgré tout, face à Wendy
Moira Angela Darling (24), les trois syllabes qui composent son patronyme ne font pas le
poids et révèlent un fort contraste entre les deux enfants, socialisés différemment. Peter
Pan, un nom amplement suffisant sur Neverland est “shortish” à Londres. On peut penser
20
que l’identité de Peter, voire son existence même si l’on considère qu’elle est garantie par
le fait qu’il puisse être désigné par un mot, est intrinsèquement liée à l’île, et qu’une fois
dans le monde réel, son identité est amoindrie, à l’image de la découpe entre son corps et
son ombre. De même, il est difficile de séparer l’identité de Tinker Bell de l’île, car la
façon dont elle est désignée dépend de l’existence même des fées, qui semblent être
originaires de l’île et ne pas vraiment évoluer dans le monde réel, même si celui-ci a une
influence cruciale sur elles puisque les enfants qui grandissent sont ceux qui provoquent
leur mort (28). Le langage des fées est décrit comme “The loveliest tinkle as of golden
bells” (24). Le nom de Tinker Bells, tel qu’il est retranscrit en anglais, reprend les mêmes
mots (bells) et les mêmes sons (tink) que son propre langage. Il est dit que les enfants
ordinaires ne peuvent pas l’entendre, ce qui caractérise une nouvelle fois Neverland
comme un lieu extraordinaire. Peter donne ensuite l’origine de son nom, qui n’a rien à voir
avec nos suppositions liées au langage des fées (“she is called Tinker Bell because she
mends the pots and kettles” 29). “Tinker” pouvait en effet désigner, au début du XXème
siècle, une personne qui réparait des ustensiles en aluminium, bien que ce terme soit
aujourd’hui peu usité. Le nom de la fée renvoie donc à son langage et à son métier, c’est-à-
dire les aspects pratiques, presque administratifs de son identité, alors qu’on la sait plus
complexe que cela (elle vit dans une corniche aménagée comme un boudoir dans la maison
souterraine, par exemple) : son identité est tronquée par son nom. C’est bien le principe
d’un nom, qui conceptualise une chose et donc cherche à aller à l’essentiel, en mettant de
côté tout attribut complémentaire.
21
L’identité du personnage est clairement liée à son crochet. Hook est réduit à son crochet, et
un principe d’identité, d’égalité s’installe entre les deux, jusqu’à ce que Hook utilise lui-
même son crochet (“my hook”) pour se désigner et se rendre plus terrifiant, et pas Hook en
tant que patronyme qui pourrait être désémantisé: “'My hook thinks you did,' said Hook,
crossing to him. 'I wonder if it would not be advisable, Starkey, to humour the hook?'”
(126). On comprend bien ici, qu’il est impossible que Starkey agace le véritable crochet
(impossible car il n’a pas été pré-établi au sein des règles du merveilleux dans l’histoire
que le crochet a une vie intérieure personnelle), et que “my hook” représente Hook lui-
même. Au contraire, le nom de famille, si on peut l’appeler ainsi, de Peter, est “Pan”, qui,
comme on l’a déjà mentionné plus haut, signifie “tout” en grec. Peter Pan n’est partie de
rien, il est entier, complet en lui-même, sans avoir besoin d’autre chose pour exister, à part
peut-être ce récit.
Nous avons vu que, dans le système de pensée attribué aux personnages de Peter
Pan, pour qu’une chose soit conçue et concevable, il faut qu’elle puisse être nommée.
Donner un nom permet de donner une image claire de la chose, ainsi que de la rendre
visible. Ainsi, par exemple, le décalage entre « the Wendy » et « Wendy » - la première
expression avec l’article défini fait penser à une espèce d’animal alors que la seconde est le
prénom d’une petite fille – créé par le manque de connaissances des garçons et la jalousie
de Tink manque de la tuer (« I remember, there are birds called Wendies » et « Peter wants
you to shoot the Wendy » 56). Le nom d’une chose en garantit les caractéristiques
essentielles, et en cela régit en partie le rapport des autres choses ou personnages avec elle.
En même temps, cela réduit donc la diversité des échanges et des représentations de
chaque chose possibles. L’identité de chaque personnage n’est cependant pas établie, dans
le texte, que par leur nom, et l’étude des autres termes qui leur sont associé pourrait venir
nuancer le constat que le lecteur produit à la seule vue du nom.
22
l’environnement familier des Darling, comme lorsque Mrs. Darling tombe sur le mot Peter
dans la tête de Wendy (« the most perplexing was the word Peter » 10) ou que Tink
apparaît pour la première fois dans la chambre des enfants (« There was another light in the
room now, a thousand times brighter than the night-lights […] It was not really a light; it
made this light by flashing about so quickly, but when it came to rest for a second you saw
it was a fairy […]” 23). Peter peut être régulièrement classé dans la catégorie des absolus,
car, d’après le narrateur, « there never was a cockier boy» (26). D’ailleurs, “no one could
ever look quite so merry as Peter, and the loveliest of gurgles was his laugh” (28) : il n’y a
aucun point de comparaison valable pour Peter tant il est différent et absolu. La plupart des
personnages du roman sont eux aussi présentés en étant associés à une caractéristique
particulière qui, grâce à l’utilisation du superlatif, semble n’appartenir qu’à eux et faire
leur spécificité. Wendy est présentée comme une petite fille modèle qui met un point
d’honneur à respecter les conventions sociales et à faire ce qu’elle a appris être parfait,
exact (« she who loved everything to be just so ! » 113, qui fait écho à la page 7 « Mrs.
Darling loved to have everything just so »), et elle se montre particulièrement à la hauteur
de ces conventions dès sa rencontre avec Peter (« she sprang in the most dignified way into
bed » 26). Tootles, le premier compagnon de Peter à être présenté, est considéré comme
“not the least brave but the most unfortunate of all that gallant band” et “the most easily
tricked of the boys.” (48). De même, Slightly “is the most conceited of the boys” (48).
Quant à Tiger Lily, “[she] is the most beautiful of dusky Dianas […] there is not a brave
who would not have the wayward thing to wife” (50). Alors que Peter et Wendy sont
présentés comme supérieurs par rapport à tout ou à tous (en rapport avec rien d’autre, en
fait), donc comme des personnages qui représenteraient une forme d’absolu, de perfection,
les autres personnages restent cantonnés à un seul groupe (les garçons perdus pour Slightly
et Tootles, la tribu indienne pour Tiger Lily en dehors de laquelle l’auteur ne l’imagine
vraisemblablement pas se marier1, les lampes pour Tink). Malgré tout ce qu’ils ont de
singulier, il y a une sorte de hiérarchie entre les personnages, qui permet de mettre
particulièrement en valeur les deux personnages principaux, Peter et Wendy. Certains
personnages sont même à peine décrits, comme Nibs, Curly et les jumeaux, ou même John
et Michael, qui sont peu très peu visibles au cours de la lecture.
1
“brave” désigne tout au long du texte les guerriers Indiens
23
Qu’en est-il du méchant de l’histoire, de notre anti-héros James Hook ? Lui profite
aussi d’une identification par amplification qui devient quasiment hyperbolique. La
première rencontre du lecteur avec le Capitaine du Jolly Rogers consiste en un long
paragraphe descriptif suivi de quelques phrases isolées qui expliquent la façon dont il gère
son équipage : sans merci.
In the midst of [the pirates], the blackest and largest jewel in that dark
setting, reclined James Hook, or as he wrote himself, Jas. Hook, of whom it is
said he was the only man that the Sea-Cook feared. He lay at his ease in a
rough chariot drawn and propelled by his men, and instead of a right hand he
had the iron hook with which ever and anon he encouraged them to increase
their pace. As dogs this terrible man treated and addressed them, and as dogs
they obeyed him. In person he was cadaverous and blackavized, and his hair
was dressed in long curls, which at a little distance looked like black candles,
and gave a singularly threatening expression to his handsome countenance.
His eyes were of the blue of the forget-me-not, and of a profound melancholy,
save when he was plunging his hook into you, at which time two red spots
appeared in them and lit them up horribly. In manner, something of the grand
seigneur still clung to him, so that he even ripped you up with an air, and I
have been told that he was a raconteur of repute. He was never more sinister
than when he was most polite, which is probably the truest test of breeding;
and the elegance of his diction, even when he was swearing, no less than the
distinction of his demeanour, showed him one of a different caste from his
crew. A man of indomitable courage, it was said of him that the only thing he
shied at was the sight of his own blood, which was thick and of an unusual
colour. In dress he somewhat aped the attire associated with the name of
Charles II., having heard it said in some earlier period of his career that he
bore a strange resemblance to the ill-fated Stuarts; and in his mouth he had a
holder of his own contrivance which enabled him to smoke two cigars at once.
But undoubtedly the grimmest part of him was his iron claw.
Let us now kill a pirate, to show Hook's method. Skylights will do. As they
pass, Skylights lurches clumsily against him, ruffling his lace collar; the hook
shoots forth, there is a tearing sound and one screech, then the body is kicked
aside, and the pirates pass on. He has not even taken the cigars from his
mouth. (49-50)
24
Le texte est rempli de références à la singularité de Hook : en tant que pirate mais aussi en
tant que personne, puisqu’apparemment son ancien statut social lui confère une certaine
stature, même si cette particularité n’a vraiment d’effet que dans le cadre de la mythologie
pirate et dans l’espace de l’île, puisqu’ils lui permettent d’être contrastée et donc visible.
« the blackest and largest jewel », « the only man », « a singularly threatening
expression », “never more sinister than when he was most polite”, “an unusual colour”, the
grimmest part of him”… Il serait difficile de peindre un portrait plus sombre de Hook que
celui-ci. A chaque fois qu’il est fait référence à Hook dans le roman, c’est dans des termes
similaires, qui rappellent systématiquement le lecteur à cette esthétique de la vilenie, ce
mélange des ténèbres et de la prestance qu’incarne le pirate. La syntaxe et le style se font
aussi plus complexes (points virgules, questions rhétoriques, alternance entre des phrases
simples et courtes et des phrases longues, vocabulaire riche…) lorsque le narrateur se
rapproche de la pensée de Hook pour la transmettre – par exemple, dans le chapitre The
Pirate Ship :
Hook trod the deck in thought. O man unfathomable. It was his hour of
triumph. Peter had been removed for ever from his path, and all the other boys
were on the brig, about to walk the plank. It was his grimmest deed since the
days when he had brought Barbecue to heel; and knowing as we do how vain
a tabernacle is man, could we be surprised had he now paced the deck
unsteadily, bellied out by the winds of his success?
But there was no elation in his gait, which kept pace with the action of his
sombre mind. Hook was profoundly dejected.
He was often thus when communing with himself on board ship in the
quietude of the night. It was because he was so terribly alone. This inscrutable
man never felt more alone than when surrounded by his dogs. They were
socially so inferior to him. (116-117)
Le champ lexical de la noirceur et de la terreur est donc mis en valeur lorsqu’il s’agit de
parler de Hook, et la forme du texte prend elle-même la forme que pourrait lui donner un
tel personnage, éduqué et lettré avec un sens du spectacle et de la beauté altérés (ou
améliorés) par l’obscurité et la violence de la piraterie. Le narrateur emploie des mots
(« unfathomable », « inscrutable ») que Hook pourrait employer lui-même et qu’il voudrait
probablement entendre être employés pour le décrire. Et même si le narrateur s’accorde
25
une certaine empathie pour Hook au moment de sa mort (« He had one last triumph, which
I think we need not grudge him » 132), l’exagération dans la description de Hook (« O man
unfathomable ») provoque une forme d’ironie qui prête à rire plutôt qu’à être réellement
terrifié par ce personnage. Hook est en effet capable de se transformer en chimiste
machiavélique et d’empoisonner Peter Pan avec « the most virulent poison in existence »
comme il peut mettre au point des plans qui paraissent ridicules et quasiment ‘cartoonish’,
comme lorsqu’il projette d’assassiner les garçons perdus avec comme outil un gâteau et
l’absence de leur mère.
Cette identité relativement complexe2 qui est conférée à Hook contraste avec la
simplicité apparente des autres personnages, qui sont souvent assez unidimensionnels.
Peter est « cocky », à tel point qu’il est identifiable par son cri (« crow ») de coq (« I can't
help crowing, Wendy, when I'm pleased with myself. » 26), qui peut être interprété au
simple sens de « fanfaronner » jusqu’à l’épisode du bateau pirate, au cours duquel les
pirates pourront entre « his crow » depuis la cabine, ce qui veut dire qu’il émet réellement
un son lorsqu’il est fier de lui. Les garçons perdus ont chacun un trait de caractère (« gay
and debonair » pour Nibs par exemple) et Tiger Lily remplit tous les clichés du sauvage
fier et belliqueux. Quant à Wendy, elle est en grande partie associée à un vocabulaire lié à
la féminité, et ses relations avec les personnages sont toujours décrites comme
maternantes, éventuellement amoureuses avec Peter, et toujours en fonction d’un homme –
Peter – avec les autres figures féminines sur l’île. Au début du roman, alors que le narrateur
se concentre plutôt sur la famille Darling, elle est montrée comme une enfant, mais on voit
vite que les liens qu’elle entretient avec sa mère, par exemple, reposent principalement sur
la féminité (« [Mrs. Darling] had dressed early because Wendy so loved to see her in her
evening-gown, with the necklace George had given her. She was wearing Wendy's bracelet
on her arm; she had asked for the loan of it. Wendy so loved to lend her bracelet to her
mother. » 16, ou, après la naissance de son faux enfant, “Wendy had danced with joy, just
as the real Mrs. Darling must have done” 16). Ainsi, Wendy n’est pas juste un enfant, mais
plutôt une petite fille, une femme en devenir (“Wendy was every inch a woman, though
there were not very many inches” 26). Nous verrons plus loin comment se manifeste ce
devenir probable de Wendy au cours du récit des aventures des enfants, et nous étudierons
2
L’analyse de ce portrait de Hook s’étoffera de l’étude de son rapport à sa classe sociale, qui
s’exprime en partie par ses pensées mais aussi par le type de vocabulaire employé par le narrateur
pour faire référence aux pensées de Hook, en dernière partie.
26
plus en détail ce que nous savons déjà, c’est-à-dire que Wendy servira de figure maternelle
sur l’île (« 'What we need is just a nice motherly person.' 'Oh dear!' Wendy said, 'you see I
feel that is exactly what I am.'”” 65). Au niveau des qualificatifs employés, Wendy est
toujours plus proche de “nice” et “motherly” que d’adjectifs qui renvoient à des qualités
plutôt masculines comme « brave ». On trouve cependant cet adjectif deux fois dans la
texte pour décrire Wendy : alors qu’elle essaye de bien remplir son rôle de mère en laissant
dormir les garçons malgré le danger dans The Mermaids’ Lagoon 3, et une seconde fois
alors que Peter et elle ont du mal à s’échapper du rocher sur lequel ils sont prisonniers et
qu’elle propose de laisser au hasard celui qui profitera du moyen de transport (le cerf-
volant de Michael) qui s’approche d’eux4. Peter prend alors la décision à sa place, en
mettant en avant son statut de dame, qui lui donne le privilège d’être sauvée. Wendy a donc
beau être aussi courageuse que les garçons perdus, sa bravoure est toujours expliquée par
son rôle de mère (le même courage meut, quelques pages plus loin, la mère Neverbird pour
sauver Peter), ou bien rejetée à cause de son statut de femme.
Mythes et réalités
3
“So, though fear was upon her, and she longed to hear male voices, she would not waken them.
Even when she heard the sound of muffled oars, though her heart was in her mouth, she did not
waken them. She stood over them to let them have their sleep out. Was it not brave of Wendy? » 75
4
« 'Let us draw lots,' Wendy said bravely.'And you a lady; never.' Already he had tied the tail round
her. She clung to him; she refused to go without him; but with a 'Good-bye, Wendy,' he pushed her
from the rock; and in a few minutes she was borne out of his sight. Peter was alone on the lagoon. »
(83)
27
uniquement pour renforcer une forme de caricature du type de personnage que celui-ci
incarne.
Le merveilleux entretient des liens très privilégiés avec le surnaturel. Il est donc au
contraire naturel pour le lecteur d’associer dans un premier temps l’île Neverland, qui
contient tant d’éléments incongrus ou inexplicables, au merveilleux, et la maison Darling
de Londres à un espace normal. Neverland a un statut ambigu dans l’histoire. D’abord un
espace rêvé, modulable par chaque enfant selon ses désirs et ses pensées, il devient un
espace réel à mesure que les enfants en approchent : symboliquement, la nuit lorsque les
enfants s’endorment (« When you play at it by day with the chairs and table-cloth, it is not
in the least alarming, but in the two minutes before you go to sleep it becomes very nearly
real » p9-10), et physiquement, alors que les enfants Darling font route vers l’île.
Neverland devient alors un espace beaucoup plus fixe, sans être immuable toutefois,
puisqu’il rassemble les spécificités de chaque île imaginée par les enfants mais conserve en
même temps ses propres habitants.
'I say, John, I see your flamingo with the broken leg.'
5
Le concept de suspension volontaire de l’incrédulité (willing suspension of disbelief) inventé par
le poète Samuel Taylor Coleridge en 1817 s’applique bien à Peter and Wendy et au merveilleux en
général : le lecteur doit effectuer l’opération mentale qui consiste à prendre pour vraies les
situations qui lui sont décrites. En passant ce contrat de lecture, il accepte de mettre de côté un
scepticisme qui enlèverait à l’œuvre tout intérêt.
28
'Look, Michael, there's your cave.'
'It's a wolf with her whelps. Wendy, I do believe that's your little whelp.'
'That's her, at any rate. I say, John, I see the smoke of the redskin camp.'
'Where? Show me, and I'll tell you by the way the smoke curls whether
they are on the war-path.'
'I see now. Yes, they are on the war-path right enough.'
Peter was a little annoyed with them for knowing so much; but if he
wanted to lord it over them his triumph was at hand, for have I not told you
that anon fear fell upon them?
De sa toponymie à sa cartographie en passant par ses résidents, l’île est visiblement bien
connue des trois frères et sœurs (« the lagoon », « your cave »). Cette connaissance déplaît
d’ailleurs à Peter, mais elle sera bientôt rattrapée par les aspects pratiques de l’île, plus
dangereux et inquiétants, comme le laisse entendre la dernière phrase de la citation. L’île
contient-elle absolument tous les possibles, qui se réalisent en fonction de ses visiteurs
occasionnels, ou bien change-t-elle constamment ? On sait que, à l’état de jeu, chaque
enfant possède sa propre Neverland, qui fait partie d’un ensemble d’îles appelé the
Neverlands : « Of course the Neverlands vary a good deal […] But on the whole the
Neverlands have a family resemblance, and if they stood still in a row ou could say of them
they have each other’s nose, and so forth » (9). Une autre possibilité, c’est que l’île incarne
en fait tous les désirs d’aventure et d’exotisme des enfants, et que tous les enfants ont les
mêmes désirs : se battre contre les pirates, rencontrer des créatures mythologiques, ou vivre
dans des cabanes. L’excitation qu’éprouvent les enfants à la découverte de cette île que
nous avons déjà qualifiée d’exceptionnelle et merveilleuse est mise en valeur par les
29
multiples répliques brèves qui s’enchaînent et qui rappellent les stichomythies au théâtre.
Mais cet enchaînement de remarques illustre aussi le foisonnement et la densité de l’île
mentionnés lorsque le narrateur nous la présentait pour la première fois (9) : « Of all
delectable islands the Neverland is the snuggest and most compact; not large and sprawly,
you know, with tedious distances between one adventure and another, but nicely
crammed ». Ici, le narrateur fait implicitement référence à l’auteur, qui lui a le pouvoir de
décider de la structure de l’île, en tant que créateur réel de l’histoire et du récit (et du
narrateur) : il va de soi qu’une île qui n’aurait pas subi l’intervention de la création
littéraire ne verrait pas tous ces lieux et péripéties soigneusement disposés de sorte à ce que
les événements de l’histoire s’enchaînent facilement.
30
qu’il n’y avait rien d’étrange à cela. Cette littéralité du surnaturel est, selon Todorov, le
propre du merveilleux pur6. Sur Neverland comme à Londres, le merveilleux a une réalité
certaine. D’ailleurs, le quotidien des Darling ne manque pas d’éléments qui, s’ils ne sont
pas surnaturels, nécessitent de ne pas remettre en question leur vraisemblance pour pouvoir
y croire, comme le fait que la nurse des enfants soit Nana, une chienne visiblement plus
vive et intelligente que la moyenne des nurses humaines. Les habitudes de Mrs. Darling
auprès de l’esprit de ses enfants, qui revêtent une valeur symbolique comme nous l’avons
déjà vu, relèvent aussi du surnaturel, puisque le lecteur sait qu’il est parfaitement
impossible de littéralement fouiller dans la tête d’un enfant.
Des gnomes, une famille royale légendaire, une sorcière… se mélangent avec les éléments
qui composent traditionnellement les décors du roman d’aventure, comme un récif de
corail ou des grottes. Le cadre du roman d’aventures rend d’autant plus acceptables les
éléments du merveilleux, qui ne sont que des supports supplémentaires prétextes à de
nouvelles aventures. L’île se compose aussi d’éléments qui relèvent d’une forme de
merveilleux hyperbolique, comme le champignon géant, suffisamment grand pour faire
office de cheminée, sur lequel s’assoit Hook. Il n’a aucune réaction particulière à la vue de
ce champignon, qui semble donc être d’une taille parfaitement normale et acceptable sur
6
« Dans le cas du merveilleux, les éléments surnaturels ne provoquent aucune réaction particulière
ni chez les personnages, ni chez le lecteur implicite. Ce n’est pas une attitude envers les
événements rapportés qui caractérise le merveilleux, mais la nature même de ces événements. »
(Todorov, 59)
31
l’île (« He sat down on a large mushroom » avant d’avoir une conversation sur un sujet
différent avec Smee, 53). C’est le fait que le champignon soit chaud qui éveille les
soupçons de Hook, qui découvre alors l’emplacement de la maison des garçons perdus
(« Since sitting down he had felt curiously warm […] They examined the mushroom,
which was of a size and solidity unknown on the mainland; they tried to pull it up, and it
came away at once in their hands, for it had no root. Stranger still, smoke began at once to
ascend. The pirates looked at each other. 'A chimney!' they both exclaimed » 54). Il y a
donc des limites à quelles formes d’étrange sont acceptables, même sur l’île. Nous avons
cependant déjà vu que l’île est caractérisée par son exceptionnalité et par son aspect
merveilleux qui rassemble tous les possibles. Ce qui est extraordinaire dans l’imaginaire
des enfants ou à Londres ne l’est pas sur l’île ; au contraire, nous savons que les aventures
sont le lot quotidien des habitants et qu’elles sont donc tout à fait ordinaires, au point
parfois de préférer faire semblant de vivre une vie normalisée. Peut-on alors encore dire
que les exemples de merveilleux que l’on trouve dans les récits à propos de l’île, sont
merveilleux ? Il semble donc que le merveilleux dépende malgré tout de la présence d’un
lecteur qui peut repérer la nature merveilleuse d’un récit et d’une histoire, car les éléments
qui lui paraissent merveilleux, s’il doit les accepter comme tels, ne le sont pas forcément en
eux-mêmes à l’intérieur de l’histoire. Le merveilleux ainsi rendu anodin, ainsi domestiqué,
certaines de ses fonctions – notamment celle qui consiste à offrire la possibilité de
transgression et de mise en scène de fantasmes tabous – pourraient bien être effacées.
32
permet aussi de justifier l’aspect parfois caricatural des personnages en faisant apparaître
un arrière-plan plus riche et plus complexe derrière leur personnalité unidimensionnelle.
L’histoire de Peter and Wendy est ponctuée de récits mythologiques qui donnent au
lecteur des informations sur le fonctionnement de l’île, sur les liens entre l’île et le monde
réel, ou encore sur les origines de certains personnages. Le décor physique de l’île, la forêt,
le lagon, les grottes, le camp des Redskins, s’enrichit d’un décor allégorique fantastique
porté par les récits mythologiques. Ces mythes ont donc une fonction explicative qui vient
renforcer les aspects merveilleux de l’histoire en leur donnant plus de profondeur et donc
une impression de légitimité, de réalité plus grande. Nous allons voir que dans Peter and
Wendy, il y a une mythologie interne à l’île, des mythes ou des représentations qui ne sont
pas vérifiables dont les récits se répandent sur l’île, et il y a une mythologie de l’île, dont le
récit se transmet jusqu’au monde réel. Peter le premier fait le pont entre ces deux mondes,
puisqu’il a la capacité de se déplacer de l’un à l’autre facilement. Ce sont d’ailleurs des
mythes qui le poussent à voler entre les deux mondes : il vient à la fenêtre des Darling pour
s’abreuver des histoires que raconte Mary Darling, qui sont apparemment des contes pour
enfants7 qui règnent sur l’imaginaire commun lorsqu’un pense au merveilleux ou au
fantastique. Peter Pan est un mythe, dans un premier temps, parce qu’il est difficile de
croire qu’il est réel – en tous cas pour Mrs. Darling, qui rejette les explications de Wendy.
Il y a pourtant des fondements réels à la croyance de Wendy en Peter, par exemple les
feuilles que Mrs. Darling retrouve sur le sol de la nursery. A ce stade, pour Mrs. Darling,
Peter est un mythe en cela qu’il est une vue de l’esprit, mais elle lui accorde aussi une
valeur allégorique qui est celle du passeur du monde des vivants au monde des morts, sans
pour autant croire qu’il existe réellement dans ce rôle.
At first Mrs. Darling did not know, but after thinking back into her
childhood she just remembered a Peter Pan who was said to live with the
fairies. There were odd stories about him, as that when children died he went
part of the way with them, so that they should not be frightened. She had
believed in him at the time, but now that she was married and full of sense she
quite doubted whether there was any such person. (10)
7
« ‘Which story was it ? / ‘About the prince who couldn’t find the lady who wore a glass slipper’ /
‘Peter, said Wendy excitedly, that was Cinderella, and he found her, and they lived happy every
after’ » (Barrie, 30)
33
La tournure passive “he was said to” et la formule “There were odd stories about him”
illustrent bien l’idée d’un discours autour de Peter Pan qui n’a pas d’origine connue et n’est
véhiculé qu’à l’oral. Peter Pan est alors un mythe populaire dont la fonction dans
l’imaginaire collectif est de rassurer sur le sort des enfants après la mort et donc d’apporter
un sentiment de paix aux personnes concernées par la mort d’un enfant. Et lorsque Wendy
fait connaissance avec Peter et lui pose des questions sur son quotidien, il lui fait part de
l’histoire des garçons perdus, qui semble faire écho aux croyances de Mrs. Darling8. Ce
mythe renvoie directement aux dernières lignes de Peter Pan in Kensington Gardens, où il
est expliqué que Peter, dans un souci d’être plus humain qu’il n’est oiseau, se donne pour
mission de s’occuper des tombes des enfants perdus.
[…] and he digs a grave for the child and erects a little tombstone, and
carves the poor thing's initials on it. He does this at once because he thinks it
is what real boys would do, and you must have noticed the little stones, and
that there are always two together. He puts them in twos because they seem
less lonely. I think that quite the most touching sight in the Gardens is the two
tombstones of Walter Stephen Matthews and Phoebe Phelps. They stand
together at the spot where the parish of Westminster St. Mary's is said to meet
the Parish of Paddingtoii. Here Peter found the two babes, who had fallen
unnoticed from their perambulators, Phoebe aged thirteen months and Walter
probably still younger, for Peter seems to have felt a delicacy about putting
any age on his stone. They lie side by side, and the simple inscriptions read:
W and 13a.
St. M. P.P.
1841
But how strange for parents, when they hurry into the Gardens at the
opening of the gates looking for their lost one, to find the sweetest little
tombstone instead. I do hope that Peter is not too ready with his spade. It is all
rather sad. (225)
8
“‘But where do you live mostly now ?’ ‘With the lost boys.’ ‘Who are they?’ ‘They are the
children who fall out of their perambulators when the nurse is looking the other way. If they are not
claimed in seven days they are sent far away to the Neverland to defray expenses.’” (Barrie, 29)
34
On apprend au passage que c’est Peter qui a pour habitude de porter le coup fatal aux
enfants, qui sont souvent morts de froids dans le parc. Dans les explications que donne
Peter dans Peter and Wendy, les enfants perdus sont comparés à des objets, et Peter semble
vouloir leur redonner une forme d’humanité en leur offrant une sépulture décente. La
nécessité d’une sépulture pour passer dans le monde des morts avec tranquillité nous
renvoie bien entendu à la mythologie grecque, et notamment à Antigone, qui va accomplir
le devoir sacré d’ensevelir les morts pour leur éviter d’errer pour l’éternité. Peter fait donc
bien figure de passeur, puisque c’est lui qui garantit aux enfants morts le repos éternel, et
en cela il s’inscrit dans la mythologie à laquelle Mrs. Darling fait référence. Mais Peter a
une histoire personnelle plus développée que celle qui est perçue par Mrs. Darling,
notamment dans son rapport aux adultes et en particulier aux mères. A deux reprises il en
fait part, quand il rencontre Wendy, puis alors qu’elle raconte l’histoire de la famille
Darling. L’histoire est aussi ponctuée de références aux problèmes de Peter avec les mères,
puisque les garçons perdus n’ont pas le droit de les mentionner. Le récit de l’histoire de
Peter lui confère une dimension allégorique qui permet au lecteur de dépasser l’image qui
en est donnée d’un enfant autoritaire et cruel et au personnage de passer de la caricature au
symbole.
35
quasiment cosmogonique9, puis donne la raison pour laquelle il est accompagné d’enfants
perdus sur l’île. Le narrateur apporte aussi des précisions à ce moment (« no one can fly
unless the fairy dust has been blown on him » 33) et démontre ainsi sa grande connaissance
du surnaturel. Il est aussi capable d’expliquer certains phénomènes physiques en racontant
leur histoire, qui compose la mythologie de Peter Pan, par exemple lorsqu’il fait
références aux étoiles le soir de la disparition des enfants.
Stars are beautiful, but they may not take an active part in anything, they
must just look on for ever. It is a punishment put on them for something they
did so long ago that no star now knows what it was. So the older ones have
become glassy-eyed and seldom speak (winking is the star language), but the
little ones still wonder. They are not really friendly to Peter, who has a
mischievous way of stealing up behind them and trying to blow them out; but
they are so fond of fun that they were on his side to-night, and anxious to get
the grown-ups out of the way. (22)
Ce passage est marqué par des références à l’éternité (“they must just look on for ever”) et
à un passé immémorial (“so long ago that no star now knows what it was”) qui apportent
un aspect universel à cette histoire qui glisse alors dans le mythe. Le thème de la punition
éternelle n’est pas non plus sans rappeler les mythes grecs de Sisyphe, Tantale ou
Prométhée, et cette subtile référence métatextuelle permet de situer d’autant mieux ce récit
explicatif dans le cadre d’une mythologie des origines. A mesure que les enfants Darling
approchent de l’île, le narrateur nous en peint une image plus nette en racontant d’abord le
quotidien de l’île en l’absence de Peter (« The fairies take an hour longer in the morning,
the beasts attend to their young, the redskins feed heavily for six days and nights, and when
pirates and lost boys meet they merely bite their thumbs at each other » page 47), puis il
décrit la répartition des forces « militaires » de l’île (« They were going round and round
the island, but they did not meet because all were going at the same rate » 47). Cela donne
l’occasion au narrateur de parler des protagonistes que le lecteur n’avait pas déjà rencontré,
notamment les garçons perdus et les pirates, mais aussi la tribu Redskin, dont il dresse un
portrait caricatural (voire grotesque quand on imagine « their naked bodies gleam[ing] with
paint and oil », 50) qui, lui, n’est jamais nuancé mais au contraire participe au mythe de
l’île comme un espace dangereux et exotique.
9
« You see, Wendy, when the first baby laughed for the first time, its laugh broke into a thousand
pieces, and they all went skipping about, and that was the beginning of fairies. » (Barrie, 27)
36
La mythologie liée à la piraterie, qui est très présente dans l’histoire, contribue
elle aussi à montrer l’île comme l’espace de l’aventure et du danger, notamment dans
l’imaginaire des personnes restées sur le continent. La première fois que l’on entend parler
des pirates et de leur capitaine, James Hook, ce patronyme est immédiatement identifié par
John, qui ne vit pourtant pas sur l’île :
'Hook,' answered Peter; and his face became very stern as he said that
hated word.
'Jas. Hook?'
'Ay.'
Then indeed Michael began to cry, and even John could speak in gulps
only, for they knew Hook's reputation.
'He was Blackbeard's bo'sun,' John whispered huskily. 'He is the worst of
them all. He is the only man of whom Barbecue was afraid.' (43)
John est même capable d’apporter des détails concernant la légende liée à Hook. Cette
légende se construit en référence à d’autres pirates, historiques (Blackbeard) ou figures
littéraires (Barbecue, le surnom de Long John Silver dans Treasure Island, qui était lui-
même d’après le texte de Stevenson et d’après Hook10 le seul pirate dont le Capitaine Flint
avait peur), dans une démarche intertextuelle claire. Ainsi, l’aspect caricatural des pirates
sombres, immenses, méchants, sadiques, vient s’inscrire dans une tradition de
représentation littéraire du pirate comme tel. En réutilisant ce topos littéraire, tous les
clichés liés à la piraterie qui sont utilisés dans le roman prennent du relief et instaurent une
distance ironique entre le lecteur et les pirates. Le navire de Hook, par exemple, s’appelle
le Jolly Rogers – le nom générique donné au drapeau pirate, alors que le nom d’un navire
est très important, car il permet d’identifier facilement les équipages et contribue à leur
réputation. Le Jolly Rogers peut donc être considéré comme une sorte de bateau pirate
absolu, de symbole ultime de ce que doit être un bateau pirate et la piraterie, et en même
temps, il ne correspond à rien de particulier et perd donc son sens propre. Peter se forge lui
10
“I am the only man whom Barbecue feared,' he urged; 'and Flint himself feared Barbecue.”
(Barrie, 117)
37
aussi une réputation en racontant l’histoire du jour où il a coupé la main de Hook. Il essaye
de se transformer lui-même en capitaine de vaisseau, en chef pirate – et fait même dire à
John « Ay, ay, sir » (44). Il s’inscrit aussi lui-même, à l’aide du narrateur, dans la
mythologie pirate en faisant référence, plus tard, à Barbecue (« As for Peter, he seized his
sword, the same he thought he had slain Barbecue with; and the lust of battle was in his
eye. » 102), alors qu’il est sous-entendu plus tard que c’est peut-être Hook qui l’a tué (« It
was his grimmest deed since the days when he had brought Barbecue to heel” 116). Hook
lui fait très clairement partie de la mythologie pirate (“of whom it is said” 49, il y a donc un
discours à propos de lui qui se transmet) au moins sur l’île, et vraisemblablement dans le
monde de John, et s’est probablement inscrit lui-même dedans (“as he wrote himself Jas.
Hook” 49, le fait d’écrire son nom ainsi lui permet de s’écrire dans l’histoire pirate comme
il l’entend). Sa réputation seule suffit même à protéger son bateau (76). Le doute quant à
l’identité de l’assassin de Barbecue fait lui aussi partie de la mythologie, car on sait qu’il
peut y avoir plusieurs récits d’une même histoire, et plusieurs histoires d’un même concept.
La phrase qui met en scène Peter comme assassin de Barbecue est elle-même ambigüe à
cause de l’incise « he thought » : Peter n’est-il pas sûr que c’était cette épée qu’il avait
utilisé pour le tuer, ou se fourvoyait-il, d’après le narrateur, à imaginer qu’il avait tué
Barbecue avec cette épée ? Cette mythologie, nous le verrons, a une certaine autorité sur
les membres de l’équipage de Hook qui la transmettent à grands coups de « they say »,
« they do say » ou « I’ve heard » (127).
L’identité des personnages dans Peter Pan dépend d’abord des stratégies narratives
qui sont employées. En l’occurrence, l’ambiguïté du statut du narrateur, qui est très proche
du récit et pas seulement de l’histoire, permet de mettre en avant une partie des relations de
pouvoir qui peuvent exister entre les personnages. En tant que personnages d’une histoire,
leur identité dépend au moins en partie des mécanismes qui la font avancer, notamment le
duo exceptionnel – ordinaire. A cheval entre les deux notions, les personnages se veulent
finalement plus exemplaires de stéréotypes qu’entités singulières, comme le montre l’étude
des termes qui leur sont associés lorsqu’il s’agit pour le lecteur de les identifier au sein du
récit. On peut cependant dire que la mise en relation des personnages avec les aspects
merveilleux de l’histoire et l’inscription de ces personnages au sein d’une mythologie de
l’île complexe grâce à ses connections transtextuelles permet de donner du sens et de la
densité à des identités qui restent, à ce stade de notre analyse littéraire, plutôt
unidimensionnelles.
38
39
L’IDENTITE EN REPRESENTATION
L’identité d’un personnage ne peut se résumer à ce qui est décrit comme son essence,
ses caractéristiques principales. L’identité d’une personne dépend en partie de ce qui est
perçu par celles et ceux avec qui elle est en interaction; et cela est valable pour les
personnages du roman aussi. L’identité ainsi visible, on peut considérer que les
personnages sont toujours en représentation, que cela soit conscient ou non : il y a toujours
un public pour observer ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Ce public se compose à la fois des
autres personnages, du lecteur, et même, étant donnée sa position par rapport au récit, du
narrateur. La question de la représentation est d’autant plus pertinente dans le roman Peter
and Wendy que ce dernier est en réalité l’adaptation de la pièce de théâtre Peter or the Boy
Who Wouldn’t Grow Up. Il nous faudra donc étudier les traces que la pièce a laissé sur le
texte romanesque, et éventuellement l’influence que ces traces peuvent avoir sur les
personnages. Il est aussi possible que le texte exploite les codes de la représentation
théâtrale sans pour autant faire référence au texte de théâtre dont il est inspiré. De plus, il
apparaît que l’un des thèmes récurrents dans le roman est celui de l’imitation et du faire
semblant. La reproduction des comportements est motrice de l’histoire et de la construction
de la psychologie des personnages. Il en est de même pour la simulation, qui rappelle en
effet le processus de représentation. Enfin, nous verrons que les rôles attribués aux
personnages et la relation qu’ils entretiennent avec leur rôle en dit long sur la façon dont ils
sont perçus et se perçoivent eux-mêmes.
Théâtralité et représentation
Le texte de théâtre pour la pièce Peter, or the Boy Who Wouldn’t Grow Up, contient
de nombreuses similarités avec le texte romanesque Peter and Wendy. Certains passages du
roman semblent même être directement extraits du texte de la pièce. Cet aspect
romanesque du texte théâtral nous indique que l’auteur, Barrie, était soucieux de faire le
pont entre la tradition de narration d’une histoire, le fait de raconter une histoire, et la
pratique didactique, pédagogique d’un texte et d’une histoire que représente la
performance théâtrale. Nous étudierons dans cette partie les éléments du texte qui se
rapportent au théâtre, puis les types de représentation des personnages dans l’histoire.
Théâtralité du récit
40
La pièce de 1904 a inspiré une très grande partie du récit de 1911. Il serait très long
de recenser exactement tous les passages qui correspondent de près ou de loin aux texte du
roman. On peut cependant citer, en guise de premier exemple, les didascalies qui
présentent Mrs. Darling et son habitude nocturne
“If WENDY and the boys could keep awake they might see her repacking
into their proper places the many articles of the mind that have strayed during
the day, lingering humorously over some of their contents, wondering where
on earth they picked this thing up, making discoveries sweet and not so sweet,
pressing this to her cheek and hurriedly stowing that out of sight. When they
wake in the morning the naughtinesses with which they went to bed are not,
alas, blown away, but they are placed at the bottom of the drawer; and on the
top, beautifully aired, are their prettier thoughts ready forthe new day.” (Peter
or the boy Who Wouldn’t Grow Up, Act I)
If you could keep awake (but of course you can't) you would see your own
mother doing this, and you would find it very interesting to watch her. It is
quite like tidying up drawers. You would see her on her knees, I expect,
lingering humorously over some of your contents, wondering where on earth
you had picked this thing up, making discoveries sweet and not so sweet,
pressing this to her cheek as if it were as nice as a kitten, and hurriedly
stowing that out of sight. When you wake in the morning, the naughtinesses
and evil passions with which you went to bed have been folded up small and
placed at the bottom of your mind; and on the top, beautifully aired, are spread
out your prettier thoughts, ready for you to put on. (Peter and Wendy, 9)
Un changement de point de vue s’opère entre les deux textes, puisque dans le second, le
narrateur s’adresse directement au lecteur. Certaines expressions sont cependant réutilisées
telles quelles, comme “lingering humorously”, “making discoveries sweet and not so
sweet”, ou “and on the top, beautifully aired”. De même, certains dialogues sont
retranscrits dans le roman en utilisant les didascalies comme des incises pour commenter le
ton des personnages :
(He jump up, and crossing to the foot of the bed bows to her in the fairy
way. WENDY, impressed, bows to him from the bed.)
41
PETER. What is your name?
Peter could be exceedingly polite also, having learned the grand manner at
fairy ceremonies, and he rose and bowed to her beautifully. She was much
pleased, and bowed beautifully to him from the bed.
'Wendy Moira Angela Darling,' she replied with some satisfaction. 'What is
your name?'
42
'Peter Pan.'
She was already sure that he must be Peter, but it did seem a comparatively
short name.
'Yes,' he said rather sharply. He felt for the first time that it was a shortish
name.
'Second to the right,' said Peter, 'and then straight on till morning.'
Peter had a sinking. For the first time he felt that perhaps it was a funny
address.
'I mean,' Wendy said nicely, remembering that she was hostess, 'is that
what they put on the letters?'
'Don't have a mother,' he said. Not only had he no mother, but he had not
the slightest desire to have one. He thought them very overrated persons.
Wendy, however, felt at once that she was in the presence of a tragedy.
'O Peter, no wonder you were crying,' she said, and got out of bed and ran
to him. (25)
Le texte du roman donne l’impression d’une pièce qui prend son temps, à laquelle ont
simplement été ajoutés des détails. Les expressions les plus éloquentes ou frappantes
43
semblent être régulièrement recyclées, comme “That not wholly unheroic figure” pour
désigner Hook, “the only Nonconformist” pour présenter Smee, “not the least brave though
the most unfortunate” pour parler de Tootles ou encore “Curly is a pickle”. Tout la
description sinistre de Hook que nous avons étudiée plus haut était d’ailleurs déjà présente
dans les didascalies de la pièce. Les didascalies de la pièce, qui ne sont d’ailleurs pas
toujours destinées à être représentées sur scène, comme pour les précisions sur l’habitude
de Mrs. Darling, constituent donc une partie non négligeable du texte romanesque. Il y a
donc une certaine perméabilité entre les genres littéraires et entre les types de récits pour
Barrie, ce qui se ressent dans les deux textes.
Ce qui frappe dans le roman, c’est la théâtralité en puissance qui est contenue dans le
texte. Nous l’avons vu, certains passages sont repris entièrement dans le texte du roman,
mais il fait aussi référence et utilise certains procédés issus du théâtre pour animer le récit.
Nous avons déjà observé plusieurs exemples de dialogues dans Peter and Wendy. Il est très
rare d’y lire des dialogues qui donnent à lire des répliques longues, développées,
complexes. La plupart des interactions entre les personnages qui sont mises en dialogue
sont assez brèves (cela ne veut pas dire cependant que toutes les interactions entre les
personnages dans l’histoire sont courtes) et vont à l’essentiel. Les répliques s’enchaînent
parfois très rapidement, et sans précisions quant à la façon dont elles sont délivrées, à la
manière de stichomythies. Ce type de dialogue vient contraster les descriptions parfois
longues de certains personnages et de leurs pensées, et apporte de la légèreté et une source
de comédie à des moments cruciaux de l’histoire. Dans The Mermaids’ Lagoon, la
confrontation entre Peter et Hook commence sur un jeu qui contraste avec la tension du
duel qui suit.
Now Peter could never resist a game, and he answered blithely in his own
voice, 'I have.'
'Ay, ay.'
44
'No.'
'Mineral?'
'No.'
'Animal?'
'Yes.'
'Man?'
'Boy?'
'Yes.'
'Ordinary boy?'
'No!'
'Wonderful boy?'
To Wendy's pain the answer that rang out this time was 'Yes.'
'No.'
'Yes.'
[...]
Strangely, it was not in the water that they met. Hook rose to the rock to
breathe, and at the same moment Peter scaled it on the opposite side. The rock
was slippery as a ball, and they had to crawl rather than climb. Neither knew
that the other was coming. Each feeling for a grip met the other's arm: in
surprise they raised their heads; their faces were almost touching; so they
met.” (80-82)
45
Les dialogues dans le roman font déjà référence au théâtre. Le texte du roman
s’inscrit dans un cadre théâtral qu’on ne peut ignorer; d’autant moins si l’on considère que
le récit identifie régulièrement des espaces scéniques définis, à l’intérieur desquels se
jouent des scènes. D’abord, le roman est construit en parallèle des actes qui découpaient la
pièce et qui étaient déjà nommés comme certains chapitres (The NeverLand qui évoque
The Island Come True, The Home Under the Ground, The Mermaids’ Lagoon, The Pirate
Ship). De plus, les lieux mentionnés dans le roman sont utilisés comme les décors d’un
acte. Dans la pièce, les actes assuraient une unité en terme d’espace et de temps; et c’est ce
qui fait la différence majeure avec le roman, qui se permet plus facilement des allers-
retours entre les lieux et les moments, n’ayant pas le soucis pratique de la représentation
sur scène. Par exemple, après un bref changement de point de vue des enfants à Nana qui
court chez les voisins prévenir les parents d’un danger, le narrateur expose : “We now
return to the nursery.” (33). Pourtant, chaque chapitre correspond bien à une unité d’action
(The Return Home, The Children Are Carried Off) ou de lieu (The Mermaids’ Lagoon, The
Home Under the Ground), ou à un moment clé de l’histoire, comme chaque titre l’indique.
A la fin du roman, alors que les enfants sont sur le bateau en route pour Londres, le
narrateur provoque un changement de scène et de décor qui correspond au changement
d’acte dans la pièce (“Instead of watching the ship, however, we must now return to that
desolate home from which three of our characters had taken heartless flight so long ago”
135). Il se pose pourtant à ce moment dans la position du spectateur (“that is all we are,
lookers-on” 136) plutôt que dans celle du metteur en scène. Il y a pourtant des moments où
les actions décrites portent en elles l’impression de la mise en scène, ou en tous cas la
possibilité de suivre le texte romanesque pour mettre en scène la pièce de théâtre. C’est le
cas notamment lors du combat final entre Hook et Peter, qui se tient au début à l’intérieur
d’un cercle (“Thus suddenly Hook found himself face to face with Peter. The others drew
back and formed a ring round them.” 129) formé par les spectateurs restant. Cela fait écho
à la notion d’espace vide de Peter Brook : à partir du moment où il y a une action qui est
observée, on peut parler de représentation11. Ici, l’espace vide du bateau, maintenant rempli
de la représentation est même délimité par les spectateurs eux-mêmes. L’importance
qu’accorde Hook à ce qu’il appelle “good form” pendant le combat nous permet d’insister
sur cette idée que Peter et Hook sont en représentation pendant le combat. Le narrateur
11
« Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet
espace vide pendant que quelqu’un d’autre observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit
amorcé. » Peter Brook, L’Espace vide - Ecrits sur le Théâtre¸1977
46
décrit leur style, qui nous fait plus penser à de l’escrime qu’à un combat de pirate, puis il
utilise des propositions plus courtes dont le sens se concentre autour d’un verbe d’action à
chaque fois (“he sought to close and give the quiets with his iron hook, which all this tie
had been pawing the air; but Peter doubled under it and, lunging fiercely, pierced him in
the ribs [...} the sword fell from Hook’s hand, and he was at Peter’s mercy” 130).
L’accélération du rythme et la description de l’action nous permettent d’imaginer
facilement ce combat mis en scène, alors même que dans le texte théâtral l’auteur ne donne
pas autant de directives quant à ce à quoi ressemble le combat d’un point de vue du
déroulement des différentes actions, et se concentre, dans les didascalies, sur la description
imagée de la façon dont Peter et Hook se battent (“PETER is a rare swordsman, and
parries with dazzling rapidity, sometimes before the other can make his stroke. HOOK, if
not quite so nimble in wrist play, has the advantage of a yard or two in reach” acte V /
“Peter was a superb swordsman, and parried with dazzling rapidity; ever and anon he
followed up a feint with a lunge that got past his foe's defence, but his shorter reach stood
him in ill stead, and he could not drive the steel home. Hook, scarcely his inferior in
brilliancy, but not quite so nimble in wrist play, forced him back by the weight of his onset,
hoping suddenly to end all with a favourite thrust, taught him long ago by Barbecue at
Rio;” 130). Dans les deux cas, description ou action, ce qui différencie réellement les deux
textes c’est le changement de temps, du présent pour l’un au preterit pour l’autre, le temps
du récit le plus usité.
Le genre romanesque n’exclut pas dans Peter and Wendy l’utilisation de procédés
d’habitude réservés au théâtre. Ils permettent de mettre en représentation les personnages
au sein de l’histoire et impliquent donc une dimension performative de l’identité des dits
personnages. Nous savons déjà que l’identité des personnages est construite puisque le
récit et l’histoire relèvent de la fabrication d’un auteur ; nous voyons maintenant qu’elle
dépend aussi de qui l’observe. Il faut maintenant voir si les personnages démontrent d’une
forme de conscience de l’importance de la représentation de soi en étudiant les situations
où les personnages sont les plus visibles, les plus exposés dans l’histoire et dans le récit.
47
On peut dire de certaines scènes de Peter and Wendy qu’elles sont théâtrales
puisqu’elles reprennent les codes de la pièce dont l’œuvre est tirée et du théâtre en général,
mais on constate que certaines scènes peuvent être qualifiées de théâtrales car elles
présentent les personnages dans des situations où une partie de leur identité est exagérée
pour être mieux rendue visible. Le côté maternel de Mrs. Darling est mis en valeur par la
façon dont ses réactions à certains événements sont décrites. Les quelques éclats de voix de
cette femme calme et discrète correspondent systématiquement à la manifestation de son
rôle de mère. Alors qu’il n’est pas certain que le couple puisse avoir un enfant (« 'Of course
we can, George,' she cried. But she was prejudiced in Wendy's favour”) ou lorsque Peter
s’introduit dans les rêves de Wendy, menaçant le lien entre la mère et la fille (“'My child,'
the mother cried, 'why did you not tell me of this before?'”), elle s’exclame. Si on
comprend “cry”, utilisé en incise pour préciser la réaction d’un personnage, dans son sens
d’élever la voix pour signifier une émotion relativement forte, ce verbe garde en lui le
sème de la tristesse, de pleurer, ce qui ajoute un sentiment dramatique aux répliques de
Mrs. Darling (ce même verbe est utilisé lorsque Michael refuse de prendre son bain, et ses
exclamations ressemblent aussi à des plaintes – « ‘Won’t, won’t !’, Michael cried
naughtily »). Et devant sa toute jeune première née, ces cris s’accompagnent d’un geste
(« I suppose she must have looked rather delightful, for Mrs. Darling put her hand to her
heart and cried, 'Oh, why can't you remain like this for ever!”) qui met l’accent sur
l’émotion que ressent Mrs. Darling et la rend donc plus visible. Et lorsque la vie de ses
enfants et de Peter est en danger, le volume monte : « Mrs. Darling screamed, and, as if in
answer to a bell, the door opened, and Nana entered, returned from her evening out. She
growled and sprang at the boy, who leapt lightly through the window. Again Mrs. Darling
screamed, this time in distress for him, for she thought he was killed, and she ran down
into the street to look for his little body”. “scream” connote un son effectivement plus fort,
plus bruyant et donc plus visible – dans la mesure où un son peut l’être – que « cry », ou
bien entendu que « whisper », qui décrit les remarques inquiètes de Mrs. Darling à son
mari à propos de Peter. En comparaison, les moments d’excitation associés à Wendy
correspondent à une plus grande variété de type d’événements et une plus large gamme
d’émotions : l’indignation (« But for the moment Wendy was shocked. 'You conceit,' she
exclaimed, with frightful sarcasm; 'of course I did nothing!'”), l’envie d’aventure (“'I'll
teach you how to jump on the wind's back, and then away we go.' 'Oo!' she exclaimed
rapturously.”), la joie (“'How sweet!' cried Wendy”), ou encore la surprise et la culpabilité
(“'Oh dear!' exclaimed Wendy, with her first real twinge of remorse, 'it was quite time we
48
came back.'”) ; mais aussi, comme sa mère, les sentiments liés à la maternité et au statut de
mère (« When she sat down to a basketful of their stockings, every heel with a hole in it,
she would fling up her arms and exclaim, 'Oh dear, I am sure I sometimes think spinsters
are to be envied.' Her face beamed when she exclaimed this.”). Ses exclamations sont
d’ailleurs souvent requalifiées, mieux précisées et donc plus complexes comme nous
pouvons le voir dans les citations précédentes. Il semble donc que l’auteur ait voulu mettre
en valeur le statut de mère de Mrs. Darling en le représentant à travers les émotions qu’elle
laisse transparaître.
Wendy est beaucoup plus expressive que sa mère et se voit proposer, en tant que
personnage principal, une plus grande variété de situations auxquelles réagir. Cependant,
c’est la facette maternelle de sa personnalité qui est la plus souvent mise en valeur. Comme
nous l’avons déjà vu, l’adjectif « brave » qui connote plutôt, dans l’inconscient collectif, de
quelque chose lié à des aventures, n’est associé à Wendy que pour souligner ses
caractéristiques maternelles. Son rôle de mère est surexposé par rapport à tous les autres
possibles que contiennent les exclamations variées dont nous avons parlé plus haut. Wendy
a été invitée sur l’île par Peter pour remplir un rôle de mère pour les garçons perdus, et son
séjour sur l’île ne peut donc se faire que sous ces conditions. Ainsi, la visite de Wendy sur
l’île sert de répétition à ce qu’elle sera quelques années plus tard, de manière bien plus
réaliste que les jeux auxquels s’adonnent d’habitude les enfants, qui sont illustrés par John
et Wendy au chapitre II (voir II3). Wendy arrive sur l’île par les cieux, comparée à une
créature ailée (un oiseau, a Wendy). Ainsi visible et sans defense, elle est arrachée à l’air
par la flèche de Tootles, qui regrette bien vite de s’être laissé piéger par Tink : 'When ladies
used to come to me in dreams, I said, "Pretty mother, pretty mother." But when at last she
really came, I shot her.' (TLH) Tootles associe directement les femmes à la maternité, et
Wendy n’échappe pas à cette connexion. Peter n’avait jusque-là pas explicitement accordé
à Wendy le statut de mère pour les garçons perdus. Le lien avait été établi à travers les
histoires (« O Wendy, your mother was telling you such a lovely story.' […] ‘Oh, the
stories I could tell to the boys!' she cried”) qu’une mère raconte à ses enfants. Alors qu’il
revient sur l’île, Peter annonce aux garçons leur avoir trouvé une mère ('Great news, boys,'
he cried, 'I have brought at last a mother for you all.'). Wendy, qui à ce moment et pendant
toute la scène qui suit est vivante mais inconsciente, est donc exposée à l’identité et le
statut que les garçons perdus et Peter en particulier lui attribuent : celui de mère. Comme
nous le verrons plus loin (II3), Wendy n’hésite pas non plus à elle-même s’attribuer ce rôle,
49
mais on peut se demander, au vu de la grande variété de réactions et de pensées que ce
personnage est visiblement capable d’avoir, si cela n’est pas réducteur. Identifiée comme
mère exclusivement et surexposée en ce sens, ce rôle la cantonne dans le récit à l’espace
privé de la maison, qui est littéralement invisible puisqu’elle se situe sous terre et que sa
localisation exacte n’est connue que des garçons perdus. Il est clairement dit qu’elle reste
parfois enfermée sous terre afin de s’adonner aux corvées qui lui permettent de maintenir
la tanière en ordre – un ange véritable, descendue du ciel, dans la maison :
Le narrateur donne beaucoup moins de détails quant aux aventures auxquelles elle prend
part. Nous savons qu’il y en a car cela est mentionné en relation à celles de Peter
(« Sometimes [Peter] came home with his head bandaged, and then Wendy cooed over him
and bathed it in lukewarm water, while he told a dazzling tale. But she was never quite
sure, you know. There were, however, many adventures which she knew to be true because
she was in them herself, and there were still more that were at least partly true, for the
other boys were in them and said they were wholly true.”), mais encore une fois les
précisions liées à Wendy concernent son role de mère, qui est de prendre soin de lui.
Les rôles attribués dans l’histoire à chaque personnage par les autres et par eux-
mêmes sont, de manière générale dans Peter and Wendy, très important et font l’objet
d’une partie spécifique dans notre étude. Ils jouent notamment sur la façon dont les
personnages se perçoivent. Et leur perception d’eux-mêmes n’évolue pas toujours dans un
rapport de cohérence avec la réalité, avec ce qu’ils sont réellement. Wendy se perçoit
comme une maman dans une société qui n’attribue que ce rôle aux femmes même jeunes –
50
il y a donc un fondement réel ou réaliste à la représentation de Wendy et à ce que Wendy se
représente comme une mère de substitution pour les garçons perdus. Mais la façon dont le
couple Darling se représente (à eux-mêmes et aux autres) semble détachée de toute réalité.
Dès le début du roman, le lecteur sait que les Darling ont peu d’argent grâce à la scène
dans laquelle Mr. Darling additionne des chiffres qui ne correspondent pas à grand-chose
afin de vérifier que le couple a les moyens d’élever un enfant, puis deux, puis trois (6). Un
peu plus loin, deux phrases résument toute la situation : « Mrs. Darling loved to have
everything just so, and Mr. Darling had a passion for being exactly like his neighbours; so,
of course, they had a nurse. As they were poor, owing to the amount of milk the children
drank, this nurse was a prim Newfoundland dog, called Nana, who had belonged to no one
in particular until the Darlings engaged her.” (6). La famille est pauvre, à cause des enfants
et pour une raison comique d’après le narrateur, mais le couple était déjà pauvre avant
d’avoir un enfant. Pour autant, Mr. et Mrs. Darling accordent une importance particulière à
ce que pensent leurs voisins ; c’est ainsi que Mrs. Darling placera l’ombre de Peter dans un
tiroir, l’obligeant à entrer dans la chambre des enfants, plutôt que devant la fenêtre comme
Nana l’avait conseillé : « But unfortunately Mrs. Darling could not leave it hanging out at
the window; it looked so like the washing and lowered the whole tone of the house » (14).
L’apparence de la maison est un élément visible de l’identité des Darling et se doit donc
d’être parfaite afin de les représenter correctement. Le modal « could » implique
l’impératif de cette pratique - il n’est pas possible pour Mrs. Darling de faire autrement – et
« unfortunately » l’idée d’une fatalité, d’une chose qui ne peut être remise en question
puisqu’elle est de l’ordre de la chance, du hasard, et pas de l’action humaine. La famille
Darling ne se contente cependant par de se représenter comme plus riche et socialement
mieux placée qu’elle ne l’est auprès de ses voisins ; la performance d’une classe sociale
plus élevée se poursuit au sein de la maison, où il faut aussi se tenir convenablement, sans
faire de débordements : « 'George,' Mrs. Darling entreated him, 'not so loud; the servants
will hear you.' Somehow they had got into the way of calling Liza the servants” (20). Le
regard des autres s’incarne aussi chez l’individu de classe sociale encore inférieure à la leur
; tout spectateur de cette représentation de la richesse et de la bonne conduite en société
peut en valider la conformité et contribuer à la reconnaissance de cette performance
comme une réalité.
51
La théâtralité de Peter and Wendy n’annule pas la qualité de roman de l’œuvre mais
vient ajouter une dimension supplémentaire aux personnages que l’on peut alors considérer
en constante représentation : en représentation pour le lecteur, grâce aux caractéristiques du
théâtre comme genre littéraire qui sont réexploitées dans le roman, mais aussi en
représentation face aux autres personnages, dont la perception varie en fonction du type de
représentation certes, mais a aussi une influence sur la façon dont les personnages sont
représentés dans le récit.
Si les personnages sont représentés par le narrateur, le narrateur peut aussi les faire
représenter d’autres personnages, à travers un jeu de miroirs et d’imitations et en faisant
référence à ce qui est appelé dans le roman « make-believe ». La place de la simulation et
du simulacre dans la représentation de l’identité des personnages dans le roman est
d’autant plus importante qu’elle anticipe la valeur des jeux de rôle au sein de l’histoire et
de la construction et socialisation des personnages.
'Ay, James Hook,' came the stern answer, 'it is all my doing.'
52
'Proud and insolent youth,' said Hook, 'prepare to meet thy doom.'
Ici la jeunesse s’oppose à l’âge adulte, ainsi que les caractéristiques que chacun attribue à
l’autre. Pourtant, même à ce moment où le contraste entre les deux personnages semble
fort12, les liens entre la personnalité de Peter et de Hook sont indéniables. Cependant, ce ne
sont pas les autres personnages qui les établissent, mais plutôt le narrateur – et le lecteur
s’il le veut bien. La fierté est un sentiment qui apparaît à plusieurs reprises dans le texte, en
particulier associée aux hommes, bien que Tiger Lily y soit, elle aussi, sujette. Lors de la
première rencontre de Peter et Hook dans le roman, il est dit que « [Hook’s] proud spirit
broke » (79). Peter, quant à lui, n’est pas exempt de côtés sombres, qui se rapportent
notamment à ses relations avec les enfants perdus et avec le concept de mère (« Their first
thought was that if Peter was not going he had probably changed his mind about letting
them go. But he was far too proud for that. 'If you find your mothers,' he said darkly, 'I
hope you will like them.' The awful cynicism of this made an uncomfortable impression,
and most of them began to look rather doubtful” 101). La construction du dialogue assez
symétrique met l’accent sur la ressemblance entre les deux personnages en même temps
qu’elle les oppose. Il en est de même lors du combat dans le lagon : tous deux grimpent sur
le rocher sans savoir que l’autre et en face en train de réaliser les mêmes gestes, puis ils se
rencontrent (81). « each », les deux protagonistes bien distincts et séparés, se transforme en
« they » au sein de la même phrase. Autre correspondance, tous deux sont capitaines de
leur propre équipage et reconnaissent l’autre comme tel. Il reste cependant des différences
fondamentales entre eux, qui reposent principalement sur l’opposition entre « youth » et
« man ». Lorsqu’ils se rencontrent sur le rocher, Peter choisit de se battre à a loyale alors
que Hook n’hésite pas à briser les codes du combat (82) – ce qui est surprenant lorsqu’on
considère son sentiment vis-à-vis de l’importance de ce qu’il appelle « good form ». Juste
avant cette rencontre décevante pour le jeune Peter, qui est trahi par l’homme Hook, il
l’avait justement imité afin de secourir Tiger Lily. L’imitation le narrateur qualifie de
« marvellous » (76) ; et si l’équipage de Hook lui a obéi, c’est qu’elle était suffisamment
authentique pour faire autorité. Peter utilise des phrases qui pourraient être attribuées à
n’importe quel pirate pour se rendre crédible (« ‘Odds, bobs, hammer and tongs, I hear
you’ » 79), et il lui suffit de s’identifier comme Hook (« ‘I am James Hook’, replied the
12
Voir l’illustration à la page suivante
53
This man is Mine, F. D. Bedford, 1911
54
voice, ‘captain of the Jolly Roger’ » 79), qui incarne une sorte d’archétype du pirate et
dont l’état civil, pour ainsi dire, est lié au nom de son bateau. Il ne reste pas longtemps
cependant dans la peau de ce personnage, dont il s’éloigne à mesure qu’il entre dans le jeu
(« the guessing game », 80) de Hook. Avant le jeu, Peter avait revêtu l’identité de Hook,
sans pour autant abandonner la sienne, qui ressurgissait lorsque l’équipage de Hook ne
prêtait plus attention à lui. Pendant le jeu, il avait deux identités (« ‘Hook,’ he called,
« have you another voice ?’ Now Peter could never resist a game, and he answered blithely
in his own voice, « I have »), celle de Hook qui était perçue par Hook lui-même ainsi que
Smee et Starkey, et la sienne. Enfin, en disant son nom, Peter décline son identité aux
autres personnages et permet à Hook de récupérer la sienne (« Pan ! In a moment Hook
was himself again » p80-81). S’il est impossible de confondre Peter et Hook, Peter
ressemble plus à son ennemi qu’il ne l’imagine. Peter offre une image de Hook qui n’est
déformée que par la primauté de sa jeunesse, et la représentation que Peter donne de Hook
renforce l’identité de ce dernier en tant que pirate caricatural et qu’homme sinistre. Mais à
force de faire semblant d’être Hook, Peter risque bien de le devenir : il prend
symboliquement sa place à bord du navire et ses vêtements après l’avoir défait, sur la route
qui mène les enfants Darling à Londres.
Ce n’est pas la première fois qu’il prend une place qui ne devrait pas être la sienne
mais celle d’un homme adulte. En effet, tout le long du roman, il se construit comme une
figure paternelle au sein du foyer qu’il compose avec les garçons perdus à l’arrivée de
Wendy. C’est John, le frère de Wendy, qui lui apprend ce qu’un père est censé être. Jusqu’à
l’arrivée de Peter dans sa vie, c’était lui qui tenait ce rôle dans les jeux entre les enfants
dans la nursery. Peter semble donc usurper ce trône, à John qui a plus de pratique et de
connaissances de ce rôle (« 'May I sit in Peter's chair, as he is not here?' 'Sit in father's
chair, John!' Wendy was scandalised. 'Certainly not.' 'He is not really our father,' John
answered. 'He didn't even know how a father does till I showed him.'” 89), et en cela qu’il
ne veut même pas être père de toute façon. L’autre figure de père du roman – et la seule qui
l’est officiellement – Mr. Darling, présente une caractéristique commune avec Peter à la fin
de l’histoire. Lorsque les enfants sont tous adoptés par la famille Darling, et alors que
l’argent manque, Mr. Darling pense avoir trouvé une solution : « [he] said he would find
space for them all in the drawing-room if they fitted in. ‘We’ll fit in, sir’, they assured him.
‘Then follow the leader’, he cried gaily. ‘Mind you, I am not sure that we have a drawing-
room, but we pretend we have, and it’s all the same. Hoop la!” (143). La même expression,
55
qui fait référence au jeu populaire auprès des enfants qui consiste à imiter un chef de file,
est utilisée pour parler de Peter : « When playing Follow my Leader, Peter would fly close
to the water and touch each shark's tail in passing, just as in the street you may run your
finger along an iron railing. They could not follow him in this with much success, so
perhaps it was rather like showing off, especially as he kept looking behind to see how
many tails they missed.” (38) puis “but you simply had to follow his lead » (69). Et à
plusieurs reprises dans le texte et comme nous le verrons plus bas, il est fait référence au
faire semblant, “pretend”, qui remplace souvent la réalité physique. Mais si Peter a réussi à
prendre la place du capitaine Hook, il n’a aucun désir de prendre celle de Mr. Darling, et a
au contraire besoin que Wendy le rassure quant à sa place véritable au sein du foyer. Sur
l’île comme à Londres, il suffit de faire semblant pour que les choses paraissent vraies. La
limite entre imiter et devenir ce qu’on imite est donc très fine, et mérite d’être clarifiée,
comme Peter le fait en rappelant à Wendy qu’il est, pour elle, « a devoted son » (92).
Quant à Wendy, nous savons qu’elle reproduit sur l’île les comportements d’une mère,
mais nous avons peu d’indications qui montrent qu’elle agit ainsi comme le reflet de
l’autre figure maternelle du roman, sa mère. Il y a cependant une expression qui n’est
utilisée dans le récit que deux fois, une fois pour décrire Mrs. Darling et une seconde pour
décrire Wendy : « Mrs. Darling loved to have everything just so » (7) puis « Wendy bound,
and on the pirate ship ; she who loved everything to be just so ! » (113). L’une fait écho à
l’autre de manière évidente malgré le changement de perspective qu’implique le
déplacement de « everything » ainsi que le passage de « have » à « be », puisque Mrs.
Darling semble être responsable elle-même du fait que les choses soient parfaites alors que
Wendy s’attend à ce que les choses le soient naturellement. Ces deux remarques sont
attribuées au narrateur, bien que la seconde se rapproche particulièrement de la pensée de
Peter, ce qui nous permet de dire qu’ici Wendy ne cherche pas à imiter sa mère
volontairement, mais qu’elle reproduit un schéma plus général, et ce naturellement. Elle
fait semblant d’être la mère des enfants perdus en imitant le comportement de ce qu’elle
pense doit être une mère, et risque ainsi de devenir réellement leur mère (« ‘Then you are
not really our mother, Wendy ?’ asked Michael, who was surely sleepy » alors qu’ils
retrouvent Mrs. Darling, 140). La remarque endormie de Michael donne l’impression que
tout ce qui s’est passé sur l’île relevait du rêve, pourtant cet entraînement a une valeur bien
réelle pour une petite fille comme Wendy. Selon les personnages et selon leur genre, les
jeux de rôle n’ont pas le même impact sur la réalité et sur la construction de leur identité.
56
Nous verrons plus loin que le genre des personnages a une influence sur les
comportements qui leur sont attribués, mais nous pouvons d’abord observer que leur
apparence – la première chose visible de leurs représentations – peut être construite comme
un miroir de la personnalité qui en transparaît. La description physique des personnages
peut correspondre à leurs traits de caractère et refléter une partie de leur identité. L’idée
que l’apparence et en particulier le visage d’un personnage doit refléter ce qu’il est « à
l’intérieur » n’est pas nouvelle. Au Moyen-Âge, on pense le visage comme « le siège de
l’expression morale13 » ; ainsi, les méchants doivent être vilains, déformés, afin de refléter
leur caractère monstrueux, alors que les héros doivent être beaux, resplendissants, à
l’image de Dieu. Au-delà du beau et du laid, on sait que l’apparence d’une personne est le
siège des a priori, des premiers jugements des autres. C’est pour cette raison que la
question de la représentation des Redskins dans le texte, que nous avons abordée plus haut,
paraît aujourd’hui aussi importante : non seulement elle est caricaturale, mais elle s’inscrit
dans une tradition qui, systématiquement, rend visible ce groupe de personne uniquement à
travers une apparence simpliste d’abord et bien souvent dégradante. Ces aspects de la
personnalité des personnages du roman ainsi mis en avant, identifiables au premier regard,
on peut imaginer que le corps miroir de l’identité fasse aussi office de prison : l’identité
d’un personnage sera toujours enfermée dans ce corps et cette apparence, qui correspond
de manière plus ou moins injuste à son essence ; prisonnière de la perception des autres et
des attributs que les autres associent à ce corps. On peut se rapprocher ici de la sociologie
pour comprendre ce phénomène, et sortir d’une identité uniquement littéraire et
psychologique pour parler d’identité sociale. Selon Erving Goffman, l’identité sociale
renvoie à plusieurs caractéristiques (telles que le genre, l’âge, les traits de caractères…) qui
sont attribuées à un individu. Elle est composée d’une part d’attributs catégoriels (le genre,
la race, la classe sociale, l’origine…) qui ont la particularité de placer les individus dans
des catégories fixes. D’autre part, l’identité sociale est composée d’attributs personnels
(comme la générosité, la gentillesse…). Selon Goffman, un individu classe les personnes
qu’il rencontre selon différentes catégories. Ainsi, la classification des personnes peut
varier en fonction du “catégoriseur”. Mais il faut aussi prendre en compte que les attributs
divers qui composent ces catégories sont considérés comme ordinaires voire naturels dans
13
Carine Bouillot, « Aux antipodes du beau geste, le geste laid et incovenant dans la littérature des
XIIème et XIIIème siècles », dans Le Beau et le Laid au Moyen-Âge (2014), p27
57
le système de pensée traditionnel d’une société patriarcale, classiste et raciste. Il faut
également préciser que l’identité sociale est un processus, et de cette façon une identité
n’est jamais figée. Le texte littéraire, lui, prétend figer les relations sociales entre les
personnages et donc les attributs que l’auteur fixe sur chacun. Selon Goffman, lorsque nous
faisons la rencontre d’un individu, nous lui assignons d’abord une identité sociale virtuelle,
en puissance. L’identité sociale virtuelle désigne les caractéristiques que nous prêtons en
puissance à une catégorie d’individus tandis que l’identité sociale réelle renvoie à la
catégorie et aux attributs de l’individu.
Nous voyons avec la sociologie que l’identité sociale d’un individu peut dépendre
de la perception des autres individus. Dans l’oeuvre littéraire, dans la fiction, les
personnages sont construits par l’auteur. La perception que l’on a des personnages en terme
d’identité sociale est donc partiellement contrôlée par l’auteur : c’est lui qui détermine le
genre de ses personnages, leur classe sociale, leur race… mais aussi leur comportement par
rapport à leurs propres déterminants sociaux et à ceux des autres. L’auteur ne maîtrise
cependant pas entièrement la perception que ses lecteurs pourront avoir des personnages,
notamment en terme d’attributs personnels, puisqu’il ne connaît pas leurs propres attributs
catégoriels (le genre, la classe, l’origine, l’âge, pourront être des facteurs de changement de
perception des personnages et du récit de leurs aventures) – d’où l’importance pour
l’auteur de fixer au mieux ses personnages, de les décrire suffisamment précisément pour
que les lecteurs s’en donnent une image, s’en fassent une représentation qui correspondent
au type de personnage que l’auteur avait anticipé. Il faut aussi dire que le choix de l’auteur
d’attribuer tel ou tel déterminant social (attribut catégoriel) et telle ou telle qualité (attribut
personnel) à tel personnage dépend probablement de ses propres attributs et de la manière
dont lui perçoit ce que devrait être tel type de personnage (l’identité virtuelle d’un type de
personnage). Par exemple, Mrs. Darling, la mère, est une femme blanche (il n’est jamais
dit explicitement qu’elle est blanche, cependant la précision sur la couleur de peau des
Redskins comparée au manque d’informations pour les autres personnages nous laisse
penser que le reste des personnages correspond à la norme en terme de race, c’est-à-dire
blanche) dont l’origine et la classe sociale sont un peu obscure mais tendent vers la classe
moyenne ou bourgeoise. Elle est douce, gentille et généreuse. Si elle est douce, gentille et
généreuse, c’est parce que le type de personnage “mère de famille” ne peut pas,
normalement ou par rapport à la norme, correspondre à d’autres attributs personnels que
ceux-ci. Et si elle est blanche, de classe moyenne, et peu âgée, c’est parce que,
58
normalement, le type de personnage “mère de famille” ne peut correspondre à d’autres
attributs catégoriels que ceux-ci. On peut donc considérer Mrs. Darling, qui rassemble ces
attributs personnels et catégoriels, comme un stéréotype du personnage de la mère. En ce
sens, le texte Peter and Wendy met en scène la normalisation de ses personnages, dans
laquelle ses lecteurs pourraient se retrouver. Le fait qu’il n’y ait pas d’autre alternative
pour certains personnages que de se conformer à leur destinée sociale (notamment pour
Wendy), que cette identité dans laquelle ils sont déjà enfermés, peut être perçu comme une
critique du poids de ces rôles, qui s’insinue jusque dans le texte littéraire merveilleux qui
est pourtant le lieu de tous les possibles, mais peut aussi être vu comme un manque de
volonté de transgresser de l’auteur les limites habituelles de la construciton des
personnages, dans cet espace du merveilleux qui s’y prête pourtant bien.
Les autres personnages, dont certains ont déjà été décrits comme unidimensionnels ou
caricaturaux, ne sont pas en reste en ce qui concerne une apparence, une description qui les
enfermerait dans un seul type de représentation possible. C’est le cas de Hook : nous avons
vu que les termes dans lesquels il est décrit sont issus d’un champ lexical de la noirceur.
Son apparence elle aussi connote l’obscurité de ce personnage. La première fois qu’il est
donné au lecteur de l’observer (49), il est décrit comme « cadaverous and blackavized », et
ses yeux bleus se parent de « two red spots » qui les éclairent « horribly ». Cet homme qui
a tout de même « a handsome countenance » et que l’on sait avoir une personnalité
complexe à partir du moment où le narrateur nous donne accès à ses pensées, notamment
lorsqu’il visite la maison sous la terre ou alors qu’il a enlevé les enfants perdus, ressemble
en tous points à un méchant archétypique. Pourtant, on sait que Hook a une relation
conflictuelle avec son propre égo, ou bien qu’il est sensible au manque d’affection des
enfants ; c’est un méchant tourmenté par son statut de méchant. S’il est attrayant, c’est à
travers une esthétique sinistre uniquement. D’après la description du narrateur, son corps et
son visage sont émaciés et la couleur de sa peau d’un noir surnaturel. Le corps de Hook
rappelle donc la mort au premier coup d’œil, ce qui permet de tout de suite l’identifier
comme le méchant, le contrepoint du héros, qui s’incarne ici bien sûr dans Peter Pan.
Malgré tous les défauts de Peter, il est décrit en des termes qui au contraire, renvoient à une
forme de pureté qui le fait immédiatement passer pour un héros : « He was a lovely boy,
clad in skeleton leaves and the juices that ooze out of trees; but the most entrancing thing
about him was that he had all his first teeth. When he saw she was a grown-up, he gnashed
the little pearls at her.” (12). La première description de Peter l’associe à la nature et à un
59
état d’innocence inégalable, puisqu’il est encore quasiment un bébé (si l’on considère
seulement cette information sur les dents, il devrait avoir entre deux et six ans). Les
illustrations d’Arthur Rackham pour Peter in Kensington Gardens le présentent
effectivement comme un enfant d’environ deux ans14, et sur celles de Peter and Wendy il
semble plus proche de l’âge de Michael, qui tient le rôle du bébé au sein du foyer, que de
Wendy. On voit aussi que Peter, dont le corps ne grandit pas, reste petit à d’autres égards.
S’il n’est pas inconcevable que des jeunes enfants aient une sexualité, Peter, lui, ne
comprend pas l’intérêt que lui portent Wendy, Tinker Bell et Tiger Lily, qui sont déçues de
voir leur relation avec lui rester amicales ou maternelles alors qu’elles pourraient
s’engouffrer dans le monde des relations amoureuses et/ou charnelles (« 'You are so queer,'
he said, frankly puzzled, 'and Tiger Lily is just the same. There is something she wants to
be to me, but she says it is not my mother.'” 92). Prisonnier pour toujours d’un corps jeune
qui fixe à jamais son identité, Peter en est cependant satisfait. Il a au moins l’avantage de
rendre visible au premier coup d’œil son statut de héros dans l’histoire, mais l’empêche
d’accéder à des sentiments plus divers que ceux qu’il peut déjà ressentir dans le roman. De
la même manière, Tinker Bell est incapable de ressentir plusieurs choses en même temps ;
ses interventions sont donc assez radicales puisqu’elles correspondent à un seul sentiment,
qui est tout ce que peut contenir son corps de fée : « Tink was not all bad: or, rather, she
was all bad just now, but, on the other hand, sometimes she was all good. Fairies have to be
one thing or the other, because being so small they unfortunately have room for one feeling
only at a time. They are, however, allowed to change, only it must be a complete change.”
(46). Son caractère irascible, parfois presque violent, dépend donc de sa nature physique.
Ces exemples montrent des personnages dont l’identité décrite est essentialisée, rendue
normale et nécessaire à l’exemplification de chaque type de personnage.
Le simulacre (make-believe)
14
Voir illustration à la page suivante
60
Peter meets Solomon Caw, Arthur Rackham, 1906
61
personnages, de leurs gestes et de leurs pratiques, de ce qu’ils font en lien avec ce qu’ils
sont. La simulation et le simulacre, entre faire croire et faire semblant, plantent
régulièrement le décor dans lequel les personnages évoluent.
'Ah, old lady,' Peter said aside to Wendy, warming himself by the fire and
looking down at her as she sat turning a heel, 'there is nothing more pleasant,
of an evening for you and me when the day's toil is over than to rest by the fire
with the little ones near by.'
'It is sweet, Peter, isn't it?' Wendy said, frightfully gratified. 'Peter, I think
Curly has your nose.'
62
'Dear Peter,' she said, 'with such a large family, of course, I have now
passed my best, but you don't want to change me, do you?'
'No, Wendy.'
'I was just thinking,' he said, a little scared. 'It is only make-believe, isn't it,
that I am their father?'
'Not if you don't wish it,' she replied; and she distinctly heard his sigh of
relief. (92)
63
pour que Wendy s’occupe à faire la vaisselle et à les préparer ; le simulacre prend ainsi le
pas sur la réalité, alors que dans d’autres situations, qui lexicalement correspondent plutôt
à l’emploi de « pretend » dans le texte, la différence entre le réel et l’imaginaire reste
claire, notamment grâce aux interventions du narrateur. Jean Baudrillard montre bien les
implications de chacune de ces deux notions dans Simulacres et Simulation :
Bien souvent, ce que les enfants simulent sur l’île, ce sont des éléments de la vie
quotidienne, et principalement les repas – pourtant ils disposent de nourriture sur l’île, ce
qui indique que Peter, ne faisant pas la différence entre nourriture réelle et fictive et n’en
ayant visiblement pas besoin, leur interdit de manger.
[…] but you never exactly knew whether there would be a real meal or just
a make-believe, it all depended upon Peter's whim. He could eat, really eat, if
15
Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 12
64
it was part of a game, but he could not stodge just to feel stodgy, which is what
most children like better than anything else; the next best thing being to talk
about it. Make-believe was so real to him that during a meal of it you could
see him getting rounder. Of course it was trying, but you simply had to follow
his lead, and if you could prove to him that you were getting loose for your
tree he let you stodge. (69)
Tout est assimilé à un jeu dans la réalité de Peter, et ainsi, même les actes les plus anodins
dans la réalité normale-normalisée des enfants perdus peuvent devenir des aventures à
partir du moment où ils sont simulés, représentés au sein d’un jeu.
“Adventures, of course, as we shall see, were of daily occurrence; but about this time Peter
invented, with Wendy's help, a new game that fascinated him enormously, until he
suddenly had no more interest in it, which, as you have been told, was what always
happened with his games. It consisted in pretending not to have adventures, in doing the
sort of thing John and Michael had been doing all their lives: sitting on stools flinging balls
in the air, pushing each other, going out for walks and coming back without having killed
so much as a grizzly. To see Peter doing nothing on a stool was a great sight; he could not
help looking solemn at such times, to sit still seemed to him such a comic thing to do. He
boasted that he had gone a walk for the good of his health. For several suns these were the
most novel of all adventures to him; and John and Michael had to pretend to be delighted
also; otherwise he would have treated them severely.” (pages 70-71)
Les frontières du réel ainsi troublées, n’importe quelle simulation peut induire une réalité,
tous les simulacres peuvent renvoyer à quelque chose de vrai, malgré l’impossibilité d’une
identité parfaite entre le réel et l’imaginaire. Ainsi, Slightly peut devenir docteur
simplement en faisant semblant d’en être un – en tous cas aux yeux de Peter.
'Ay, ay,' said Slightly at once, and disappeared, scratching his head. But he
knew Peter must be obeyed, and he returned in a moment, wearing John's hat
and looking solemn.
'Please, sir,' said Peter, going to him, 'are you a doctor?' […]
'Yes, my little man,' anxiously replied Slightly, who had chapped knuckles.
65
'Please, sir,' Peter explained, 'a lady lies very ill.'
She was lying at their feet, but Slightly had the sense not to see her.
'I will put a glass thing in her mouth,' said Slightly; and he made-believe to
do it, while Peter waited. It was an anxious moment when the glass thing was
withdrawn.
'I will call again in the evening,' Slightly said; 'give her beef tea out of a
cup with a spout to it'; but after he had returned the hat to John he blew big
breaths, which was his habit on escaping from a difficulty.
Les attributs habituellement associés à l’idée du docteur sont convoqués ici pour la
représenter et la réaliser ; la différence entre une chose telle qu’elle existe et sa
représentation n’est pas visible pour Peter. Il suffit d’annoncer qu’une chose est comme sa
représentation pour qu’elle le soit. Pour le lecteur, qui a accès aux pensées de Slightly
d’une part mais aussi au concept de médecin, à sa réalité et à sa représentation, de manière
plus claire que Peter, il est facile de voir que cette performance de médecin est un faux-
semblant. Il en va de même pour la famille Darling à Londres, qui fait semblant d’être
riche, qui prend l’apparence d’une famille riche, et s’en convainc presque elle-même
(« Somehow they had got into the way of calling Liza the servants” 20). Le lecteur, depuis
sa position privilégiée, voit bien la différence à la fois entre le simulacre, l’apparence de la
richesse et la situation réelle de la famille Darling, qui est pauvre, et entre l’apparence de la
richesse que maintiennent les Darling et ce que serait une famille riche réellement (les
Darling n’ont pas de « drawing-room » par exemple ; une famille riche en aurait). Mais
cette simulation de l’appartenance à une classe sociale plus aisée que celle à laquelle les
Darling appartiennent réellement est contrastée par des éléments qui relèvent de l’absurde,
qui rendent leur simulacre social grotesque et les rappelle ainsi à la réalité ; notamment la
66
présence de la nurse Nana, plus efficace et attentionnée qu’une nurse humaine mais dont
les qualités ne s’incarnent en réalité pas à ce point dans un chien, et, à la fin du roman, la
lubie de Mr. Darling de se confiner dans la niche du chien et de se déplacer avec. Le
narrateur insiste sur la dimension donquichottesque de cette situation (137), et c’est
finalement la non-simulation, la réalité dans toute son absurdité et son sens obscur qui
permet aux Darling d’accéder à une certaine notoriété sociale.
Jeu(x) de rôle(s)
Ces jeux de simulation ont, pour les personnages, une fonction de construction de
l’identité, puisqu’ils essayent de comprendre qui ils sont en faisant semblant de ne pas
l’être, en jouant un rôle. Mais ils fournissent aussi un cadre privilégié pour s’exercer aux
rôles qui sont attribués aux personnages en fonction de plusieurs paramètres, et en
particulier celui du genre.
Sur l’île, les enfants passent une partie de leur temps à jouer à la vie quotidienne
d’une famille ordinaire, telle que celle que représente la famille Darling à Londres dans le
tableau du début de l’histoire. La simulation de la vie quotidienne réelle sur l’île censée
être imaginaire a deux fonctions : elle permet d’une part de s’amuser, pour un temps
seulement cependant, puisque ne pas avoir d’aventures fait beaucoup rire Peter et sa
troupe, mais elle permet aussi de maintenir une forme de normalité au sein d’un
environnement particulièrement anormal (extraordinaire et merveilleux, mais aussi isolé et
violent). Wendy a de toute façon été dépêchée sur l’île à cet effet uniquement : servir de
mère dans un foyer désordonné par l’absence de figures parentales, qui détiennent un
savoir immense par rapport aux enfants, qui est celui des histoires. Mais on trouve un
67
exemple de jeu de rôle qui réutilise les éléments de la vie quotidienne réelle avant même
que les enfants n’atterrissent sur l’île. Alors que Mr. et Mrs. Darling se préparent pour
assister à la soirée à laquelle ils sont invités la nuit de la rencontre entre Peter, Wendy, John
et Michael, les enfants jouent aux parents, et les leurs en particulier (16). Bien entendu, ils
respectent les rôles alloués à chaque genre – alors que dans le cadre du jeu, on pourrait
imaginer que chacun se travestisse en l’autre ou que les stéréotypes de genre soient
inversés – et John tient le rôle de Mr. Darling et Wendy celui de Mrs. Darling. Dans ce
passage, les références à la réalité rappellent la notion de représentation, d’image ou de
copie de quelque chose dont l’existence serait plus valable ou réelle :
‘I am happy to inform you, Mrs. Darling, that you are now a mother,’ in
just such a tone as Mr. Darling himself may have used on the real occasion.
Wendy had dances with joy, just as the real Mrs. Darling must have done.
L’action de simulation des enfants est, elle, bien réelle, mais relève de l’imitation, donc ne
peut être absolument fidèle à la réalité. Ce n’est de toute façon pas ce que l’on attend
d’enfants qui font semblant d’être une famille ; le jeu de rôle (pretend play) se distingue de
la vie quotidienne réelle en cela qu’il ne correspond pas à une nécessité, à une action dont
on a besoin pour survivre, mais s’assimile au contraire à quelque chose de créatif et
amusant en même temps qu’il permet à l’enfant de développer certaines compétences. Or,
sur Neverland, le jeu de rôle peut correspondre à une nécessité, en particulier à cause de
Peter, dont les règles menacent à tout moment la survie des enfants perdus, comme nous
l’avons vu avec l’exemple de Slightly qui joue le rôle d’un médecin lorsque Wendy a perdu
connaissance. C’est aussi le cas de John et Michael, auxquels Peter prête peu d’attention
dans l’histoire alors que ce sont eux et leurs habitudes qui tiennent Peter occupé pendant
un moment (“For several suns these were the most novel of all adventures to him; and John
and Michael had to pretend to be delighted also; otherwise he would have treated them
severely” 71). Dans ce cas, John et Michael doivent jouer le rôle de deux garçons qui
prennent plaisir à jouer leur propre rôle. Ils n’ont pas le choix ; le jeu de rôle ici remplit
une fonction nécessaire à leur survie et n’a rien de créatif.
Nous savons déjà qu’il est difficile pour Peter de faire la différence entre « real » et
« make-believe », le simulacre se substituant au réel pour lui dans la plupart des situations
notamment celles qui renvoient à des éléments nécessaires à la survie des enfants, comme
68
les repas. Il est pourtant capable de jouer un rôle lui aussi, comme nous l’avons vu avec la
scène du lagon où il imite Hook. A plusieurs reprises, il est aussi dit qu’il fait semblant
(« pretend ») de faire des choses ; il a donc conscience de la différence entre le réel et la
simulation du réel et peut distinguer les deux, par exemple lors de sa première rencontre
avec Wendy (« To induce her to look up he pretended to be going away, and when this
failed he sat on the end of the bed and tapped her gently with his foot. » 26, on voit bien ici
la notion d’intention introduite dès le début de la phrase par la préposition). Mais les jeux
auxquels s’adonnent les enfants à Londres – faire semblant d’être des parents, ou faire
semblant d’être des pirates – prennent une dimension bien réelle pour Peter, sur l’île. Alors
que les enfants voguent vers Londres à bord du Jolly Rogers, Peter ne joue pas au pirate, il
prend sa place, et les autres doivent le suivre – follow his lead.
By two bells that morning they were all stirring their stumps; for there was
a big sea running; and Tootles, the bo'sun, was among them, with a rope's end
in his hand and chewing tobacco. They all donned pirate clothes cut off at the
knee, shaved smartly, and tumbled up, with the true nautical roll and hitching
their trousers.
It need not be said who was the captain. Nibs and John were first and
second mate. There was a woman aboard. The rest were tars before the mast,
and lived in the fo'c'sle. Peter had already lashed himself to the wheel; but he
piped all hands and delivered a short address to them; said he hoped they
would do their duty like gallant hearties, but that he knew they were the scum
of Rio and the Gold Coast, and if they snapped at him he would tear them. His
bluff strident words struck the note sailors understand, and they cheered him
lustily. Then a few sharp orders were given, and they turned the ship round,
and nosed her for the mainland.
Captain Pan calculated, after consulting the ship's chart, that if this weather
lasted they should strike the Azores about the 21st of June, after which it
would save time to fly.
69
Wendy's suspicions, but that there might be a change when the new suit was
ready, which, against her will, she was making for him out of some of Hook's
wickedest garments. It was afterwards whispered among them that on the first
night he wore this suit he sat long in the cabin with Hook's cigar-holder in his
mouth and one hand clenched, all but the forefinger, which he bent and held
threateningly aloft like a hook. (135)
Du type de lexique employé aux vêtements, en passant par la relation à ses subordonnés
(« the captain treated them as dogs », une expression déjà employée pour parler de
l’équipage de Hook), Peter, qui n’est pas un véritable pirate et au contraire en a fait ses
ennemis jurés dans notre histoire, prend la place de Hook. On voit donc que sur l’île, le jeu
de rôle ne sert pas à construire ou développer certaines capacités cognitives et créatives
(imaginer, faire la différence entre ce qui est réel ou non…) ou des capacités sociales
(explorer les rôles et les statuts des adultes, s’adapter aux relations avec les autres…). Il est
au contraire vidé de cette fonction et devient alors soit jeu pur, sans autre utilité que le
divertissement (Peter qui joue à s’ennuyer), soit facteur de survie (pour John et Michael),
soit identique, en fait, à la réalité du personnage qui s’y adonne (Peter qui prend la place de
Hook).
Pour que les situations de « pretend play » reprennent un sens, revêtent une
fonction, il faut donc qu’elles entretiennent un rapport quelconque avec le monde réel
plutôt que d’être isolées sur Neverland. Elles participent alors de la construction de
l’identité sociale du personnage puisqu’elles mettent en évidence les qualités propres à cet
individu en devenir. Ces qualités peuvent être personnelles ou catégorielles, comme nous
l’avons déjà mentionné, et les premières peuvent dépendre des secondes. Dans ce cas, nous
pouvons dire que le personnage joue son rôle, le rôle qui est attendu du personnage d’après
les caractéristiques catégorielles qui lui ont été attribuées. En ce sens, on peut dire que
Wendy, qui joue le rôle de la mère pour les enfants perdus, joue son rôle ; c’est-à-dire
qu’elle fait ce qui semble normal pour une femme en puissance (contenue dans la petite
fille qu’elle est pour le moment), au début du XXème siècle, dans une famille qui
s’imagine appartenir à une classe sociale élevée – devenir mère. Le jeu de rôle est alors
une répétition pour elle, un premier essai pour s’entraîner à être une bonne mère. Si le
« pretend play » de la vie quotidienne est vidé de ce sens pour Peter et, probablement, les
autres garçons perdus, il ramène au contraire Wendy à la réalité du statut de son genre au
sein de sa (pseudo) classe sociale. La plupart du temps, Wendy est reléguée à l’espace
70
privé de la maison (« Really there were whole weeks when, except perhaps with a stocking
in the evening, she was never above ground.”), par exemple. Même si elle en sort pour
vivre une partie des aventures sur l’île avec les garçons perdus, elle est, comme nous
l’avons vu, systématiquement renvoyée à son statut de femme et de mère, même par les
pirates (« 'They are [to die],' [Hook] snarled. 'Silence all,' he called gloatingly, 'for a
mother's last words to her children.'”). Wendy est perçue comme une mère et, comme nous
le verrons plus loin, elle se perçoit comme telle. Ainsi, même si elle est consciente du
décalage entre la réalité de la maternité (incarnée par Mrs. Darling restée à Londres) et sa
propre situation, qui est censée n’être qu’une fiction de maternité, la ressemblance est très
forte. A force de jouer ce rôle, et la représentation étant tellement adéquate, Wendy accède
au statut de mère aux yeux des autres, et il ne reste plus grand-chose pour la différencier de
ce que Wendy appelle, en s’adressant aux garçons perdus qui se préparent à être jetés à la
mer, « your real mothers » (121).
Malgré la notion de jeu qui apparaît ici, « make-believe » et « pretend play » ont
une dimension très sérieuse pour certains personnages, dont la survie peut dépendre ou qui
contribuent à constituer leur identité. Les rôles attribués aux personnages font d’ailleurs
autorité sur au moins une partie de leur identité ; à la manière du corps miroir et prison
étudié plus haut, il semble qu’il soit difficile pour les personnages de se représenter soi-
même et les autres autrement qu’en fonction des rôles qu’ils jouent, qu’ils s’autorisent à
jouer.
Même enfant, Wendy se voit déjà identifiée comme appartenant au genre féminin
(« 'Wendy,' he continued, in a voice that no woman has ever yet been able to resist, 'Wendy,
one girl is more use than twenty boys.' Now Wendy was every inch a woman, though there
were not very many inches, and she peeped out of the bedclothes” 26) ; et en tant que telle,
le traitement qui lui est réservé par les autres personnages est bien spécifique. D’abord, les
liens qui l’unissent avec sa mère au début du roman ne sont pas seulement ceux d’une mère
et de son enfant, mais ceux d’une mère et de sa fille. Leur complicité – en tous cas, celle
que l’on peut constater dans les premiers chapitres – repose sur la féminité, qui s’incarne
dans des artefacts qu’elles s’échangent, notamment un bijou, c’est-à-dire un objet qui est
traditionnellement plutôt associé aux femmes qu’aux hommes (« Then Mrs. Darling had
come in, wearing her white evening-gown. She had dressed early because Wendy so loved
71
to see her in her evening-gown, with the necklace George had given her. She was wearing
Wendy's bracelet on her arm; she had asked for the loan of it. Wendy so loved to lend her
bracelet to her mother.” 16). Quelques lignes plus loin, il nous est confirmé, si l’on en
doutait, que la façon dont les jeunes garçons et les jeunes filles sont élevés est différenciée
en fonction de leur genre; puisque dès la naissance, les célébrations ne sont pas les mêmes
(« Then John was born, with the extra pomp that he conceived due to the birth of a
male […] » 16). Nous pouvons supposer que cette éducation sexuée produit des habitus
sexués qui s’expriment dans le comportement de Wendy sur l’île – celui d’une mère, et
éventuellement d’une épouse avec Peter. Ces habitus sexués finissent par prendre
l’apparence d’une préférence spontanée ; ainsi, ni Wendy, ni le narrateur, ni les autres
personnages, ne s’étonnent de la préférence de la petite fille pour le rôle de mère plutôt que
pour un autre, et après tout, c’est bien pour cette raison qu’elle est venue sur l’île.
Then all went on their knees, and holding out their arms cried, 'O Wendy
lady, be our mother.'
'Ought I?' Wendy said, all shining. 'Of course it's frightfully fascinating, but
you see I am only a little girl. I have no real experience.'
'That doesn't matter,' said Peter, as if he were the only person present who
knew all about it, though he was really the one who knew least. 'What we need
is just a nice motherly person.'
'Oh dear!' Wendy said, 'you see I feel that is exactly what I am.' (65)
72
Secretly Wendy sympathised with them a little, but she was far too loyal a
housewife to listen to any complaints against father. 'Father knows best,' she
always said, whatever her private opinion must be. Her private opinion was
that the redskins should not call her a squaw. (89)
De même que la représentation qu’ont les personnages de ce que devrait être une
fille comme Wendy, l’idée de ce que devrait être un groupe de personnes a une certaine
emprise sur eux. Sur l’île, plutôt que les faits, ce sont les légendes, les récits autour des
personnages qui règnent sur la représentation du réel. Cela est particulièrement clair si l’on
s’intéresse à la légende pirate. La mythologie autour des pirates est l’une des plus
développée dans le roman. Héritière des romans d’aventure précédents, et notamment de
L’île au Trésor, cet ensemble de récits sur des pirates plus ou moins illustres contribue à
une forme de caricature, d’image un peu stéréotypée de ces personnages, mais aussi à les
fixer dans l’imaginaire collectif et à créer des liens intertextuels auprès du lecteur. Mais
cette représentation des pirates pèse aussi sur eux, notamment au moment critique de
l’arrivée de Peter Pan sur le bateau :
73
All pirates are superstitious; and Cookson cried, 'They do say the surest
sign a ship's accurst is when there's one on board more than can be accounted
for.'
'I've heard,' muttered Mullins, 'he always boards the pirate craft at last. Had
he a tail, captain?'
'They say,' said another, looking viciously at Hook, 'that when he comes it's
in the likeness of the wickedest man aboard.'
'Had he a hook, captain?' asked Cookson insolently; and one after another
took up the cry, 'The ship's doomed.' At this the children could not resist
raising a cheer. Hook had well-nigh forgotten his prisoners, but as he swung
round on them now his face lit up again.” (127)
Les éléments de langage que les pirates utilisent dans leur discours comme
« They do say » et « I’ve heard » montrent que leurs peurs trouvent leur
origine dans des rumeurs qui n’ont pas de sources, des légendes transmises
dans le milieu de la piraterie.
“'Lads,' he said, ready to cajole or strike as need be, but never quailing for
an instant, 'I've thought it out. There's a Jonah abroad.'
'No, lads, no, it's the girl. Never was luck on a pirate ship wi' a woman on
board. We'll right the ship when she's gone.'
Some of them remembered that this had been a saying of Flint's. 'It's worth
trying,' they said doubtfully.” (128)
Et lorsque les mythes ont une origine identifiable, la source se trouve être
un personnage fictif, le Capitaine Flint de L’Île au Trésor dont les personnages
apparaissent régulièrement dans la légende pirate dans l’histoire. Hook semble
avoir conscience de l’autorité de la légende pirate sur son équipage et y fait
référence à son avantage ; ici pour calmer les envies de mutinerie des pirates.
Plus tôt, la légende qui entoure Hook en particulier permettait de s’assurer de
la sécurité du navire. Ainsi, les pirates sont construits par le récit en fonction
de la représentation habituelle que le lecteur peut se faire d’un pirate, et leur
identité au sein de l’histoire est fortement conditionnée par des légendes
74
nautiques réelles et par des légendes qui n’ont comme réalité que la fiction.
Leur comportement dépend des mythes qui ont façonné leur perception de ce
que doit être un pirate, et ce faisant, ces personnages renforcent ces mêmes
mythes et contribuent à perpétuer les discours mythologiques sur la piraterie.
Seul Hook, qui semble avoir une conscience plus aigüe de son appartenance à
l’esthétique pirate, parvient à rompre avec les comportements traditionnels
qu’imposent les rôles attribués à chaque personne ou groupe de personnes.
C’est ce qu’il fait pour gagner la bataille avec les redskins ; et son manque de
respect pour la tradition, bien qu’efficace, consiste en un grave affront dans le
système de pensée de l’île :
The pirate attack had been a complete surprise: a sure proof that the
unscrupulous Hook had conducted it improperly, for to surprise redskins fairly
is beyond the wit of the white man.
By all the unwritten laws of savage warfare it is always the redskin who
attacks, and with the wiliness of his race he does it just before the dawn, at
which time he knows the courage of the whites to be at its lowest ebb. […]
That this was the usual procedure was so well known to Hook that in
disregarding it he cannot be excused on the plea of ignorance.
The Piccaninnies, on their part, trusted implicitly to his honour, and their
whole action of the night stands out in marked contrast to his. They left
nothing undone that was consistent with the reputation of their tribe. […]
Les lois orales (« unwritten », « implicitly »), certes, mais néanmoins formelles, qui
attribuent les rôles en fonction de la catégorie des individus, sont bafouées par Hook qui
pourtant les connaît bien. Il est le seul à transgresser l’autorité de la tradition collective de
75
Neverland ; peut-être parce qu’il est l’un des rares personnages à avoir transgressé,
volontairement ou pas, l’autorité de son rôle dans le monde réel. Les informations dont
nous disposons sur Hook nous renseignent une origine sociale élevée, qui laisse sa marque
sur son attitude et son air, mais aussi sur le combat final contre Peter. Rejoindre la piraterie
et l’immoralité qui lui est propre, c’est probablement l’une des pires insubordinations pour
un ancien aristocrate. Avec Mr. Darling qui, obsédé par le besoin de rester dans la niche à
la place de Nana après le départ des enfants, a lui aussi remis en question les codes sociaux
qui régissaient auparavant son identité, c’est le seul personnage qui interroge la validité des
habitudes légendaires et des rôles qu’elles attribuent – pour leur propre compte cependant,
et pas pour le plaisir de déconstruire les traditions auxquelles ils sont soumis.
Chez les autres personnages, en particulier les pirates comme nous l’avons vu mais
aussi les enfants perdus, la rumeur, l’histoire, surpasse le fait, ou plutôt prend la place du
fait. L’histoire que Wendy raconte rassure les enfants sur la possibilité d’un retour dans le
monde réel, mais ce discours, qui est sans cesse répété, prend la place de ce qu’il s’est
réellement passé et constitue, à force, une vérité pour les enfants qui pourrait ne pas
correspondre à la réalité. Le lecteur sait que l’histoire que raconte Wendy (p95-96) est en
fait très proche de l’histoire qu’il est lui-même en train de lire, mais pour les enfants
perdus, l’apport d’une autre histoire pourrait bien bousculer leur perception de la réalité.
C’est ce que provoque l’histoire de Peter.
'Long ago,' he said, 'I thought like you that my mother would always keep
the window open for me; so I stayed away for moons and moons and moons,
and then flew back; but the window was barred, for mother had forgotten all
about me, and there was another little boy sleeping in my bed.'
I am not sure that this was true, but Peter thought it was true; and it scared
them.
'Yes.'
Vraie ou fausse, cette histoire et le fait qu’elle soit racontée par Peter font autorité et
poussent les enfants à rentrer chez eux. Ils ne contestent pas une seule seconde la
76
possibilité que cette histoire soit inventée, ou partielle, mais considèrent qu’elle est
finalement la vraie représentation de la réalité. Peter, dans son rôle de chef, apporte une
source de savoir qui n’a aucune origine véritable, et pourtant elle fait autorité. L’autorité de
la légende sur le réel dépend donc aussi au moins en partie de son origine présumée : Peter
ou Flint ont plus de crédibilité que Wendy, qui est pourtant plus proche de la réalité que de
l’imaginaire ou de la fiction.
L’identité des personnages du roman est sans cesse représentée dans le récit, par
eux-mêmes, par les autres personnages ou par le narrateur ; sans compter les
représentations que s’en font l’auteur et le lecteur et les représentations de l’histoire qui ont
été faites au théâtre, au cinéma ou ailleurs. Représentation-image ou représentation-
performance constituent-elle des identités en puissance pour les personnages, ou leur
identité réelle ? Il faut aussi prendre en compte l’environnement des personnages, le
contexte idéologique dans lequel ils s’inscrivent, qui semblent avoir une influence sur la
façon dont ils se perçoivent, sont perçus, et donc se comportent. Chacun a un rôle bien
déterminé, et les possibilités d’interchangeabilité sont limitées.
77
78
ECHAPPER A L’IDENTITE
La caractérisation des personnages passe donc par des procédés qui ont tendance à
les rendre plutôt unidimensionnels et à les enfermer d’une une identité tronquée par la
perception des autres personnages et auto-définie comme telle. Il reste à voir si ces mono-
identités, qui sont certes fixées à jamais par le texte, contiennent certaines failles, ou si, au
contraire, il est impossible pour les personnages de leur échapper. Dans cette partie, nous
ferons plutôt référence à l’identité sociale des personnages, et nous étudierons les
contrastes au sein de cette identité en fonction de plusieurs dichotomies : naturel et
construit, opposé et identique et ambiguïté et stéréotype.
Naturel et construit
Nous avons vu que les personnages peuvent être enfermés dans un rôle, une identité
fixée par sa propre représentation. Il reste à voir si les caractéristiques liées à cette identité
sont censées être naturels – c’est-à-dire que le personnage ne pourrait pas être autrement à
cause de ce qu’il est – ou plutôt construits – c’est-à-dire que le personnage est ce qu’il est à
cause de déterminants sociaux et pas d’une nature supposée. Dans le cas de Wendy, il
apparaît assez clairement que son rôle de mère lui est attribué de manière automatique et
systématique ; on peut donc imaginer que cette fonction maternelle lui est propre, mais est-
ce parce qu’elle est Wendy, un individu qui se trouve être intéressé par ce rôle, ou est-ce
parce que Wendy est une femme et qu’il semble alors naturel qu’elle remplisse cette
fonction ? On trouve de nombreuses illustrations du lien essentiel entre le fait d’être une
femme et la maternité.
Michael had nearly cried. 'Nobody wants me,' he said, and of course the
lady in evening-dress could not stand that.
Ici, Mrs. Darling, dont nous avons vu que la tenue créait un lien fondé sur la féminité avec
sa fille Wendy, ressent un besoin impérieux illustré par l’utilisation du modal « could »
(plutôt que « would » par exemple, qui connoterait une volonté propre) de venir au secours
de son plus jeune fils en faisant irruption dans le jeu des enfants. Il lui est impossible de
faire autrement, comme c’est le cas pour le Neverbird (“I rather wonder at the bird, for
79
though he had been nice to her, he had also sometimes tormented her. I can suppose only
that, like Mrs. Darling and the rest of them, she was melted because he had all his first
teeth” 85). Les dents de lait de Peter rappellent ce personnage animal mais néanmoins
féminin à sa condition de mère (elle vogue sur son nid et couve ses oeufs) qui l’oblige à
prêter main forte à un enfant en danger. Quant à l’expression « and the rest of them », elle
reste suffisamment ambigüe pour qu’il soit difficile de dire si elle désigne les mères, qui en
tant que telles, posséderaient un instinct protecteur mais aussi s’attendriraient toujours pour
les enfants. Leur statut de mère leur conférerait donc un comportement qui y serait
naturellement lié et pas construit en fonction de normes sociales ou de nécessités, l’instinct
maternel. La référence à l’animal renforce cette impression d’instinct naturel, alors que
dans l’univers de Peter Pan et notamment dans Kensington Gardens, les oiseaux sont
organisés en une société à part entière. Mais cette expression pourrait aussi désigner toutes
les femmes, à qui on prêterait alors une naturel maternelle ou maternante. Dans les deux
cas, ces exemples dénotent une forme d’essentialisation de ce que sont les femmes ou bien
les mères. D’après le narrateur, il y a peu de différences visibles au sein du groupe social
que constituent les femmes (“Michael should have used it also; but Wendy would have a
baby, and he was the littlest, and you know what women are, and the short and the long of
it is that he was hung up in a basket.” 68). La nature des femmes, qui est plutôt d’endosser
la responsabilité de mère dès que possible, s’enrichit d’autres types de sentiments tels que
la jalousie avec l’exemple de Tink (“Still she would not look up, though she was listening
eagerly. 'Wendy,' he continued, in a voice that no woman has ever yet been able to resist,
'Wendy, one girl is more use than twenty boys.'” 26) ou une forme d’égocentrisme avec
l’exemple de Wendy (“She did not yet know that Tink hated her with the fierce hatred of a
very woman” 46), mais ces caractéristiques ne sont pas mises en valeur, au contraire.
Lorsque Wendy se laisse flatter par Peter et lui propose un baiser, il est dit que “she made
herself rather cheap” (26), et Tink est décrite par Wendy de manière à la rabaisser alors
qu’elle refuse d’expliquer à Peter la nature de ses propres sentiments pour lui (« 'Oh yes,
Tinker Bell will tell you,' Wendy retorted scornfully. 'She is an abandoned little creature. »
93). Le terme « abandoned » peut faire référence à une sexualité active en dehors du cadre
du mariage, et rappelle en tous cas que Tink ne se conduit pas dignement d’après ce que
Wendy considère être propre à « a lady » - elle n’est d’ailleurs que « [a] little creature » à
ses yeux.
80
On voit donc que la fonction maternelle, le statut de mère, est essentialisé dans les
femmes du monde réel (chez Wendy et Mrs. Darling), comme s’il appartenait à leur nature
de devenir mère, alors même que nous savons le genre être une construction sociale. En
sociologie du genre, le genre désigne un processus social et historique qui construit les
catégories sexuées « homme » et « femme » et les hiérarchise. Selon Colette Guillaumin -
qui a largement développé l'idéologie naturaliste dans ses travaux16 - les caractéristiques
dites naturelles attribuées à un genre ou un autre sont le produit des rapports sociaux de
sexe et permettent de légitimer l'appropriation (du temps, des produits du corps, de l'usage
physique du corps) de « la classe des femmes » par « la classe des hommes ». En ce sens,
l'idée de nature est l'effet idéologique des rapports de pouvoir fondée sur l'appropriation, et
permet de justifier et légitimer ces rapports de pouvoir. Au contraire des femmes-mères, la
fonction de père est ouvertement décrite comme quelque chose qui s’acquiert, qui relève de
la construction de l’identité et pas forcément d’une essence qui dépendrait du genre de la
personne ; et elle n’est jamais décrite comme quelque chose d’inhérent, de naturel aux
hommes. Ainsi, Peter apprend à simuler la paternité grâce à John qui lui explique comment
faire (89), d’après ce qu’il a remarqué chez son père, alors que le sens de la maternité
semble inné chez Wendy. De même, les hommes du monde réel ne sont pas exclusivement
associés à leur statut de père effectif ou potentiel, mais ont d’autres attributs – qui
paraissent certes peu reluisant par rapport à leurs aventures passées :
All the boys were grown up and done for by this time; so it is scarcely
worth while saying anything more about them. You may see the twins and
Nibs and Curly any day going to an office, each carrying a little bag and an
umbrella. Michael is an engine-driver. Slightly married a lady of title, and so
he became a lord. You see that judge in a wig coming out at the iron door?
That used to be Tootles. The bearded man who doesn't know any story to tell
his children was once John. (146-7)
Alors même que le narrateur ne souhaite pas s’attarder sur leur cas, en très peu de temps le
lecteur prend connaissance du statut de chacun des garçons, et il n’est jamais seulement
mentionné leur situation familiale mais d’autres attributs. Nous verrons que ces attributs
ont leur rôle à jouer dans la nouvelle identité de ces personnages. Si le narrateur consacre
plus de temps à Wendy, il se concentre cependant uniquement sur sa situation familiale et,
16
Guillaumin Colette, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) Le discours de la Nature »,
Questions Féministes, No. 3, natur-elle-ment (mai 1978), pp. 5-28
81
plus tard, sur sa relation avec Peter, comme si elle n’avait pas d’autre existence, d’autres
façon d’exister.
Wendy was married in white with a pink sash. It is strange to think that
Peter did not alight in the church and forbid the banns.
Years rolled on again, and Wendy had a daughter. This ought not to be
written in ink but in a golden splash. (147)
A ce moment, nous n’avons pas directement accès aux pensées de Wendy mais à un
compte-rendu du narrateur, qui se veut encourageant quant à la satisfaction que ressent
Wendy dans sa situation. Elle devient mère “in a golden splash”, une expression qui fait
écho à “married in white with a pink sash” grâce à la rime et à l’utilisation de l’adjectif de
couleur avant le nom, et qui permet d’associer le tout de sa situation d’épouse (à un mari
anonyme, qui n’existe que par ce « splash », mais peut-être par là justement au-dessus
d’elle17) et de mère à quelque chose de positif, voire d’exceptionnel. Mrs. Darling s’était
elle aussi mariée en blanc, et la naissance de ses enfants avait été une aussi grande
réjouissance. Il est également fait plusieurs fois référence à Wendy en tant que femme et
plus en tant que petite fille en relation à son statut d’épouse et de mère (« […] when they
met again Wendy was a married woman » 146, « 'I couldn't help it. I am a married woman,
Peter.' 'No, you're not.' 'Yes, and the little girl in the bed is my baby.' 'No, she's not.'”, 151).
On peut cependant noter qu’il est concevable qu’une femme n’ait pas d’enfants, dans
l’histoire. D’abord, les personnages féminins de l’île ne sont jamais définis en fonction de
ce statut, mais incarnent d’autres formes de féminité dont nous parlerons plus loin. Mais
même dans l’espace réel de Londres, certaines femmes n’ont pas d’enfants, et cela ne
semble poser de problème ni au narrateur ni à Mrs. Darling :
While she slept she had a dream. She dreamt that the Neverland had come
too near and that a strange boy had broken through from it. He did not alarm
her, for she thought she had seen him before in the faces of many women who
17
Anonyme certes, ou en tous cas caché, mais potentiellement divin et tout-puissant, si l’on
considère que l’auteur fait ici référence au mythe de Danaé, qui mit au monde Persée après avoir
été visitée par Zeus sous la forme d’une pluie d’or. Le mari de Wendy n’a pas besoin d’exister dans
le récit pour avoir un rôle dans l’histoire, et ce rôle s’apparente à celui d’un dieu, qui surpasse les
mortels et leurs considérations sans intérêt comme les enfants mais qui, malgré cette position
privilégiée et condescendante, reste perçu comme un pilier apprécié dans la société, nécessaire et
bénéfique au maintien de l’ordre.
82
have no children. Perhaps he is to be found in the faces of some mothers also.
(12)
Nous savons que Peter tient un rôle de passeur pour les enfants décédés dans les légendes
que connaît Mrs. Darling. On peut donc supposer que c’est l’idée que contient cette
dernière phrase, qui suit une nouvelle information sur les liens entre Peter et le monde réel.
Peter semble hanter l’identité des femmes qui n’ont pas d’enfants ou les ont perdus,
apparaître en transparence dans leur visage, qui est, comme nous l’avons vu, bien souvent
considéré comme le siège de l’identité d’une personne. Mais Peter entretient aussi un lien
avec Mrs. Darling, en cela qu’il ressemble à ce qu’elle a d’insaisissable (« If you or I or
Wendy had been there we should have seen that he was very like Mrs. Darling's kiss » 12).
Cet enfant a un lien potentiel avec toutes les femmes du monde réel d’après les
informations dont nous disposons. Il semble donc que le fait d’être mère, pour les femmes
de l’histoire, ne soit pas la seule option possible, même si elles maintiennent toutes un lien
fort avec l’idée de maternité à travers le Peter dans leur visage. Cependant, le fait pour les
femmes d’avoir des enfants est moteur dans l’histoire, puisqu’il permet de créer la
dynamique de circularité et de reproduction que l’on retrouve à la fin avec la disparition de
Mrs. Darling et l’apparition de Jane, la fille de Wendy, puis de Margaret, sa petite-fille. Il
reste toutefois un déséquilibre entre ce qui est considéré comme naturel chez une femme –
la maternité et le lien avec l’enfance qui s’incarne dans Peter Pan – et ce qui peut être
construit chez un homme – la paternité, sur un pied d’égalité avec l’exercice de tel ou tel
métier, comme nous l’avons vu avec le défilé des anciens enfants devenus adultes. La
critique du naturalisme menée par Colette Guillaumin nous enseigne également que l’idée
de nature permet de légitimer les rapports sociaux de sexe, puisqu’elle présente les
catégories de sexe avec l’évidence du naturel et le naturel de l’évidence. Cela empêche de
les appréhender comme des construits sociaux : les hommes et les femmes sont ce qu’ils
sont, par nature et par différences biologiques – on retrouve ici l’idée d’essentialisation.
Ainsi, le fait de présenter les personnages féminins comme naturellement destinés à
devenir mères (ou éventuellement non-mères, mais toujours dans un rapport à la maternité)
au contraire des personnages masculins, qui ne sont pas définis uniquement par rapport à
leur paternité contribue au maintien d’un ordre social qui favorise le retrait des femmes des
sphères publiques pour préférer la sphère privée de la maison, du foyer, et donc une
hiérarchie oppressive de la « classe des hommes », qui dispose du pouvoir public et privé
puisqu’ils font toutde même partie des sphères privées, sur la « classe des femmes ».
83
Construction du langage, langage qui construit
En fonction de leur genre, les personnages semblent donc se voir attribuer des
caractéristiques considérées comme plus ou moins naturelles ou construites. Ainsi, il y
aurait une nature, une essence des femmes, alors que les hommes en seraient libres – sans
pour autant échapper à divers déterminants sociaux qui construisent leur identité. Cette
attribution arbitraire de ces caractéristiques reflète une forme d’arbitrarité du langage et de
son utilisation, sur l’île ou dans le monde réel, et il faut voir en quoi cette répartition des
mots par rapport aux choses qu’ils désignent peut avoir une influence sur le réel.
Nous savons que pour qu’une chose soit conçue et concevable, il faut qu’elle puisse
être nommée et ainsi identifiée. Pourtant, dans Peter Pan, le langage et son utilisation ne
sont pas parfaitement stables, et ce manque d’équilibre pourrait bien mettre en danger
l’inflexibilité apparente des identités ainsi que la représentation de la réalité. D’abord,
l’histoire contient différentes langues et langages, ce qui crée parfois des situations de
communication incongrues. Par exemple, le chapitre The Neverbird, consacré au sauvetage
de Peter par l’oiseau du même nom, inclut une scène assez comique malgré la situation très
sérieuse dans laquelle se trouve Peter :
She called out to him what she had come for, and he called out to her what
was she doing there; but of course neither of them understood the other's
language. In fanciful stories people can talk to the birds freely, and I wish for
the moment I could pretend that this was such a story, and say that Peter
replied intelligently to the Never bird; but truth is best, and I want to tell only
what really happened. Well, not only could they not understand each other, but
they forgot their manners.
'What are you quacking about?' Peter answered. 'Why don't you let the nest
drift as usual?'
84
'I—want—you—' the bird said, and repeated it all over.
The Never bird became irritated; they have very short tempers.
'You dunderheaded little jay,' she screamed, 'why don't you do as I tell
you?'
Peter felt that she was calling him names, and at a venture he retorted
hotly:
Then rather curiously they both snapped out the same remark:
'Shut up!'
Le dialogue entre les deux personnages pourra faire sourire le lecteur qui s’est déjà
retrouvé dans une telle situation de communication, et cette scène s’inscrit bien dans la
culture populaire de la rencontre avec l’étranger. Le premier réflexe face à un langage qui
est inconnu des deux personnages n’est pas de trouver d’autres manières de communiquer,
mais plutôt de moduler la façon de transmettre sa propre langue dans l’espoir que l’autre
comprenne mieux, comme si la connaissance d’une langue pouvait être innée. Il semble
donc que la langue que parle chaque personnage lui paraisse naturelle en tant que langue
maternelle, et pourtant, cette scène illustre bien qu’il est impossible que la langue soit
innée. On trouve pourtant des similarités dans le comportement de Peter et de l’oiseau,
notamment leur tentative de parler « as slowly and distinctly as possible » et leur
énervement face à cette impasse. Animal ou humain ou semi-humain), il semble donc
naturel, au moins sur Neverland, d’essayer de communiquer avec les autres, et la façon de
le faire est la même pour tous bien que les signifiants varient en fonction de qui parle.
L’anglais semble toutefois être la langue commune aux êtres humains qui peuplent l’île :
enfants perdus, pirates, et même redskins dans une certaine mesure. La forme du roman
court ainsi que celle de la pièce de théâtre impliquent bien entendu de ne pas faire figurer
une trop grande variété de langues, au risque de perdre l’attention du lecteur ou du
85
spectateur ; on peut considérer que c’est pour cette raison que l’anglais, qui est la langue
du narrateur, est aussi la langue des personnages. Pourtant, il n’y a pas de raison que les
pirates ou les garçons perdus soient tous issus de pays anglophones ou aient appris à parler
anglais. L’anglais paraît donc être la langue naturelle de l’histoire au sens où, à cause du
récit, elle s’impose de manière évidente aux personnages. D’autres langages existent,
notamment celui des redskins (quelques mots apparaissent dans le texte, comme wigwam
ou squaw) ou celui des étoiles (« So the older ones have become glassy-eyed and seldom
speak (winking is the star language), but the little ones still wonder » 22). Mais un autre à
son importance sur l’île et dans notre histoire ; celui des fées, qui est plus particulièrement
décrit lors de la rencontre entre Peter et Wendy (« The loveliest tinkle as of golden bells
answered him. It is the fairy language. You ordinary children can never hear it, but if you
were to hear it you would know that you had heard it once before” 24). Peter est le seul à
comprendre Tink, bien que Wendy finisse par réussir à identifier les insultes à force que
Tinker Bell les répète et Peter les traduise. Peter parle donc les deux langues, et en cela il
se rapproche un peu du narrateur, qui sait lui aussi quelles idées, quelles références à
quelles choses sont contenues dans les tintements qui composent le langage des fées que
parle Tink. Et pourtant, Peter ne sait ni lire, ni écrire (70). S’il est probable qu’il ait pu
apprendre à force de rencontre avec les enfants perdus ou avec les pirates, on sait aussi que
l’anglais est présenté comme inné dans Kensington Gardens : il est parti alors qu’il était
bébé et pourtant sait parler et communiquer avec d’autres personnages qui ne parlent
qu’anglais à notre connaissance, comme les autres enfants. Ici, le récit prend donc le pas
sur l’histoire et la nécessité d’être intelligible pour le lecteur dépasse le souci de réalisme,
forcément relégué au second plan dans le roman merveilleux.
'I think it's perfectly sweet of you,' she declared, 'and I'll get up again'; and
she sat with him on the side of the bed. She also said she would give him a
kiss if he liked, but Peter did not know what she meant, and he held out his
hand expectantly.
86
'Surely you know what a kiss is?' she asked, aghast.
'I shall know when you give it to me,' he replied stiffly; and not to hurt his
feelings she gave him a thimble.
'Now,' said he, 'shall I give you a kiss?' and she replied with a slight
primness, 'If you please.' She made herself rather cheap by inclining her face
toward him, but he merely dropped an acorn button into her hand; so she
slowly returned her face to where it had been before, and said nicely that she
would wear his kiss on the chain round her neck. (26-27).
Plus loin, le mot “thimble” remplace effectivement le mot “kiss” et la chose qui est
habituellement associée à “kiss”, et inversement.
For the moment she had forgotten his ignorance about kisses. 'I thought
you would want it back,' he said a little bitterly, and offered to return her the
thimble.
'Oh dear,' said the nice Wendy, 'I don't mean a kiss, I mean a thimble.'
'What's that?'
'If you wish to,' said Wendy, keeping her head erect this time.
Peter thimbled her, and almost immediately she screeched. 'What is it,
Wendy?' (29-30)
On voit dans ce dialogue le déplacement du mot “thimble” vers la chose désignée par
“kiss”, d’abord dans le discours des deux enfants, puis dans les paroles du narrateur, où
« thimble » devient un verbe. La réalité des choses est intacte, puisque le changement de
mot pour les désigner n’affecte pas ici leur principe, leur essence, ce qu’elles sont censées
être (un baiser qui s’appelle dé à coudre reste un baiser d’après la scène que nous venons
de voir). Cependant, la représentation que l’on se fait de la chose varie. « the kiss » désigne
maintenant « an acorn button » et se retrouve autour du cou de Wendy, ce qui va la sauver
de la flèche de Tootles (« Then Peter knelt beside her and found his button. You remember
87
she had put it on a chain that she wore round her neck. 'See,' he said, 'the arrow struck
against this. It is the kiss I gave her. It has saved her life.' » 59). Ainsi, pour le lecteur qui
lit cette phrase et qui peut en interpréter le sens littéral et métaphorique, la scène se double
d’une notion chevaleresque grâce au remplacement de « acorn button » par « kiss » : c’est
la manifestation de l’amour qui a sauvé Wendy, et pas un simple petit accessoire. Ces
déplacements au niveau du langage se retrouvent aussi dans la réalité physique sur l’île, où
un chapeau peut devenir un moyen de transport comme il peut être une cheminée ou
encore un nid, ou bien permettre de figurer un médecin. Entre ces changements de fonction
et l’omniprésence du « make-believe », tout peut potentiellement être n’importe quoi, et,
en théorie, le langage ne désigne plus des choses fixes, puisque la chose que désigne
« hat » par exemple peut aussi bien être « a chimney » (63) dans le cadre de l’histoire. Le
langage est donc issu de représentations qui varient selon les personnages qui se les
représentent et selon leurs connaissances d’une langue, d’un système langagier de
représentation des choses.
Opposés et identiques
Ce qui relève du naturel d’après la façon dont l’auteur construit ses personnages à
travers le narrateur dépend finalement d’un ordre social arbitraire établit par des traditions
culturelles et par des habitudes de langages. La perception d’une chose comme naturelle,
comme étant naturellement ce qu’elle doit être ou comme étant ce qu’elle doit être
naturellement, dépend de constructions sociales plutôt que d’une essence des choses qui
prévaudrait sur d’autres attributs et qui déterminerait une réalité des choses fixe, immuable
– les femmes sont faites pour être mères, par exemple. Il semble en fait que l’identité des
personnages, lorsqu’elle est effectivement déterminée et qu’il leur est difficile, voire
impossible de sortir de cette détermination, dépend justement des constructions sociales
qui empêchent des formes de perception plus variées d’un objet – les femmes pourraient
aussi être cheffes, comme Peter, mais ne le sont pas et ne peuvent pas l’être dans le
système de pensée de l’auteur qui correspond à celui de Londres au début du XXème
siècle, comme dans l’histoire (nous verrons d’ailleurs plus loin que les personnages
féminins qui revêtent d’autres caractéristiques moins féminines sont exotisées).
La distinction entre naturel et construit n’est donc pas tout à fait claire dans Peter
and Wendy, et d’autres notions apparemment opposées peuvent se mélanger au sein de
l’histoire et même, éventuellement, se trouver placées dans un rapport d’identité les unes
88
avec les autres. Les caractéristiques qui font habituellement l’humanité d’un personnage
peuvent être enrichies de caractéristiques qui relèvent plutôt d’une forme d’animalité qui
vient connoter l’identité des personnages de manière positive ou négative en fonction de la
façon dont ces nouvelles caractéristiques sont exploitées. On trouve aussi plusieurs
exemples qui tendent à rapprocher certains personnages humains d’un statut d’objet, de
chose, dans un processus de déshumanisation dont la fonction est moins évidente qu’il n’y
paraît.
De l’humanité à l’animalité
Tout au long de l’histoire, sur Neverland comme à Londres, les humains et les
animaux cohabitent dans les mêmes espaces. Ces deux types d’individus sont
traditionnellement conçus comme étant très différents, avec une hiérarchie souvent
marquée entre eux qui place les hommes au-dessus des animaux. Dans Peter and Wendy,
les relations entre humains et animaux sont plus ambigües que cette simple hiérarchie et les
liens entre ce qui relève de l’humanité et ce qui relève de l’animalité sont plutôt
équivoques. Alors que le lecteur rencontre la famille Darling, il fait aussi la connaissance
de Nana, membre à part entière du foyer malgré son statut d’employée, puisqu’elle est la
nurse des enfants. Cette nurse est un chien, mais sa description mêle sans distinction du
vocabulaire lié à l'humain et du vocabulaire qui rappelle des caractéristiques plutôt
animales (« [she] made sounds of contempt », « she usually carried an umbrella in her
mouth », « Nana lay on the floor » 7). Dans sa description, le narrateur associe à Nana un
champ lexical lié à la conscience, à la capacité de penser et de raisonner (« She had always
thought children important », « She had a genius for knowing […] », « She believed to her
last day in old-fashioned remedies », « she never once forgot », ou encore « she despised
their light talk » 7) ; c’est-à-dire ce qui habituellement marque la différence entre les
animaux humains et non-humains. Les unes complètent les autres, il ne semble pas y avoir
de hiérarchie spéciste entre son aspect humain et son aspect animal. C'est le fait qu'elle soit
un animal qui lui permet en partie d'avoir des réactions humaines (elle n'a rien de
particulier à faire, donc elle va se plaindre des mauvaises nurses à leurs maîtresses, par
exemple). Les nurses humaines la considèrent quand même comme un individu inférieur à
elles sur l'échelle de la société (7), mais, grâce au cadre du merveilleux, le fait qu’un chien
puisse avoir un travail humain n’est jamais remis en question. Nana est considérée par le
narrateur comme supérieure à certains humains, puisque d’après lui et Mr. Darling, « no
89
nursery could possibly have been conducted more correctly » (8). Pour autant, Nana reste
un chien. Ce fait n'inquiète pas Mr. Darling, c'est l'idée que les voisins puissent trouver leur
comportement bizarre qui l'ennuie, car cela pourrait remettre en question « his position in
the city ». Au contraire, lui la perçoit plutôt comme un individu à part entière, avec son
libre arbitre et ses sentiments, et il se demande même si elle l'admire. Il semble que
l'admiration de Nana soit un sujet important pour George, et l'utilisation du modal
« would » dans la réponse de Mrs. Darling indique d’ailleurs que cette crainte est
récurrente. Nana prouve aussi avoir plus de sens commun et peut-être plus d'instinct
protecteur que Mrs. Darling. Nous avons vu que la fonction de mère est essentialisée chez
les femmes à Londres dans l’histoire, et pourtant le conditionnement social de Mrs.
Darling l'empêche d'adopter un comportement « animal » qui lui permettrait de protéger
ses enfants et l'empêche de faire la chose la plus pratique et censée – laisser l’ombre dehors
même si cela dégrade l’apparence de la maison (14) lorsque Mrs. Darling trouve l’ombre
de Peter.
La hiérarchie entre les humains et les animaux est d’emblée bouleversée par
l’existence du personnage de Nana, pas « it » mais « she », chienne douée de raison et aux
qualités anthropomorphiques, pour ainsi dire. De même, le crocodile qui angoisse tant
Hook n’est pas désigné par le pronom « it » mais d’abord « she » puis « he ». Et pour
certains personnages humains, l’animalité devient même une caractéristique de premier
plan dans leur définition. C’est notamment le cas des enfants, qui sont souvent comparés à
des oiseaux. Nous avons déjà vu que Wendy arrive sur l’île sous la forme (perçue) d’un
oiseau. Elle et ses deux frères ont déjà été qualifiés ainsi lorsqu’ils ont quitté la nursery à
travers l’expression « the birds [are] flown » (36), métaphore de leur disparition littéralisée
par leur nouvelle capacité à voler, obtenue grâce à Peter. La référence aux oiseaux évoque
bien entendu la légèreté, la liberté supposée d’êtres qui se déplacent sans entrave à travers
le monde et, dans Peter and Wendy, à travers les mondes. Dans l’univers de Peter Pan, les
oiseaux, ce sont aussi ceux de Kensington Gardens, cet espace qui conserve l’innocence
des enfants à jamais dans la mort. Cet état s’incarne comme nous l’avons déjà vu dans le
personnage de Peter, qui est directement comparé à un moineau (« a lion in a cage into
which a sparrow had come », 106). Moins explicite, la référence à ses ressemblances à des
créatures ailées se retrouve aussi dans le cri qui lui est attribué (« his crow ») et à l’adjectif
« cocky » qui le désigne régulièrement. Peter émet en effet un son lorsqu’il fanfaronne –
crow – et ce son est facilement identifiable et ressemble probablement au cri d’un animal.
90
Peter se distingue donc en partie grâce à cette proximité avec les animaux, et il se définit
lui-même comme tel lors de son duel verbal avec Hook (« 'Animal?' 'Yes.' 'Man?' 'No!'
This answer rang out scornfully. 'Boy?' 'Yes.'”, 80). Peter se place donc lui-même à la
croisée du royaume animal et du royaume de l’humain. Il a effectivement des
caractéristiques animales, comme on le voit lorsqu’il se déplace sur l’île pour rejoindre le
bateau pirate (« Peter reached the shore without mishap, and went straight on; his legs
encountering the water as if quite unaware that they had entered a new element. Thus many
animals pass from land to water, but no other human of whom I know.”, 123). L’un des
termes qui le qualifie à plusieurs reprises et de manière distincte des autres personnages
mais aussi des autres idées ou concepts, c’est celui de “cocky” (« The name stood out in
bolder letters than any of the other words, and as Mrs. Darling gazed she felt that it had an
oddly cocky appearance. » 10 / « To put it with brutal frankness, there never was a cockier
boy.” 26 / There is no beating about the bush, for we know quite well what it was, and have
got to tell. It was Peter's cockiness. 106 / The open mouth, the drooping arm, the arched
knee: they were such a personification of cockiness as, taken together, will never again one
may hope be presented to eyes so sensitive to their offensiveness. 111). La racine de
« cocky » et « cockiness rappelle de manière évidente « cockatoo », un perroquet, ainsi que
« cock » au sens de « rooster », un coq – deux oiseaux qui contribuent à fixer l’image
aujourd’hui commune de Peter, l’enfant doué de la capacité de voler, de s’élever au-dessus
du sol auquel sont rattachés les humains normaux. Mais l’étymologie de « cock » dépasse
la seule origine animal. Le terme aurait aussi été utilisé comme euphémisme pour
« God »18, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée d’omniprésence que l’on trouvait déjà dans
« Pan », « tout », et de supériorité autoritaire par rapport aux autres personnages. Quant à
l’usage commun du mot pour désigner un pénis, on peut dire qu’il contraste avec
l’asexualité apparente de Peter, insensible au charme des personnages féminins qui
l’entourent et visiblement lassé de ses compagnons masculins ; mais aussi qu’il contraste
avec l’idée d’innocence et de pureté apportée par la comparaison régulière des enfants à
des oiseaux. Il est clair cependant qu’une forme d’animalité s’incarne dans ces
personnages jeunes qui, n’ayant pas tout à fait terminé leur apprentissage des codes de la
société, n’ont peut-être pas encore tout à fait atteint le statut d’humain, d’individu à part
18
Le mot “cock” serait aussi une corruption de “God”, un euphémisme pour éviter de l’utiliser (on
le trouve chez Shakespeare par exemple). Ainsi, « to be cocksure » ferait référence à une trop
grande confiance en soi – ce qui est le cas de Peter.
91
entière. On sait que les animaux se voient accorder peu de droits dans notre société, et, si
les enfants ont le droit d’être protégés, ils jouissent de la même manière d’une liberté très
limitée, notamment par les décisions des adultes qui en sont responsables.
Les enfants ne sont cependant pas les seuls à se doter de caractéristiques animales.
Les membres de l’équipage de Hook sont souvent traités « as dogs » par leur capitaine, et
le narrateur les désigne plus souvent comme « his dogs » dans le texte que comme, par
exemple « his crew » ; ce qui une fois de plus rapproche le narrateur d’un personnage de
l’histoire. Ces hommes ne contestent d’ailleurs pas ce statut qui leur est attribué : « As
dogs this terrible man treated and addressed them, and as dogs they obeyed him » (49). Le
contraste entre l’équipage de Hook, requalifié en tant qu’animaux, et ce que nous savons
de Nana, donne l’impression d’une forme d’interchangeabilité entre l’humanité et
l’animalité. Ces deux notions souvent considérées comme opposées se confondent ici, mais
la différence frappante entre l’équipage un peu sot (un peu ‘bête’, pourrait-on dire) de
Hook et l’intelligence de Nana montre qu’il pourrait y avoir, plutôt qu’une hiérarchie entre
hommes et animaux, une hiérarchie au sein du royaume animal, humains et non-humains
confondus, qui serait fondée sur la capacité à s’apparenter ou à s’approcher d’une forme
d’humanité développée. Ainsi, ce qui prenait l’apparence d’une remise en question de la
pertinence des différences entre animaux et humains se trouverait être au contraire une
manière de renforcer la supériorité supposée des humains sur les animaux. D’ailleurs,
lorsque Mr. Darling prend la place de son chien littéralement – il vit dans sa niche, et la fait
transporter partout pour se punir de ne pas avoir écouté Nana et d’avoir laissé filer les
enfants (137) – il ne la prend pas symboliquement. Il n’adopte pas un comportement de
chien mais garde ses habitudes humaines, comme aller au travail tous les jours, et ainsi n’a
pas le statut d’un chien dans la société (moindre que celui d’un humain, et en particulier
d’un homme), mais au contraire accède à une forme de reconnaissance non pas de ses pairs
mais de la bonne société, intriguée par l’absurdité et la beauté (« It may have been
quixotic, but it was magnificient. », 137) de sa démarche. Cette décision – prendre la place
du chien – ne peut être prise que par un humain, ou plutôt par un individu conscient de son
échec et de sa honte, une caractéristique perçue comme humaine. Bien que Mr. Darling se
contextualise dans le dernier chapitre comme un chien en se plaçant dans l’environnement
du chien, l’accès à l’animalité met finalement en lumière sa plus grande humanité, pour
laquelle il est récompensé en devenant étonnamment populaire, ce qu’il a toujours désiré.
92
De l’humanité à la chosité
Nous avons déjà vu que dans Peter and Wendy, les mots pouvant désigner plusieurs
choses ou pouvant être déplacés d’une chose à une autre, il n’est pas rare qu’à une chose
soit assignées plusieurs fonctions qui lui correspondent plus ou moins bien. Par exemple, le
chapeau de John change plusieurs fois de fonction selon les usages qu’en font les
personnages. Il est d’abord chapeau sur la tête de John (« 'Pirates,' cried John, seizing his
Sunday hat, 'let us go at once.'”, 34), et pas n’importe quel chapeau puisque c’est celui du
dimanche. C’est un accessoire qui marque une volonté – ou la nécessité, si l’on doit
respecter la convention sociale qui impose que les hommes portent un chapeau pour bien
présenter – de se montrer particulièrement apprêté, et qui n’a donc a priori pas d’utilité sur
une île pleine de bêtes sauvages et de pirates. C’est pourtant la seule chose que John
emporte avec lui à Neverland. Cet accessoire est représentatif de la tenue règlementaire des
hommes dans la société et est utilisé pour démontrer d’une certaine politesse et donc de la
bonne connaissance des règles sociales. Le chapeau tient un rôle important dans le système
des règles de courtoisie, qui sont censés permettre à ceux qui s’y soumettent de reconnaître
facilement leurs semblables. Il est utilisé lorsque les garçons perdus rencontrent Wendy et
veulent faire bonne impression (« The door opened and a lady came out. It was Wendy.
They all whipped off their hats” 65) puis de même avec Mrs. Darling alors qu’ils
93
aimeraient être adoptés (« They stood in a row in front of Mrs. Darling, with their hats
off,” 142), mais aussi par Hook qui, on le sait, a une maîtrise parfaite de ces règles et les
exploite à son avantage (« With ironical politeness Hook raised his hat to her, and, offering
her his arm, escorted her to the spot where the others were being gagged. », 108), ou
encore par Mr. Darling, tellement docile lorsqu’il s’agit de respecter les conventions
sociales que le salut au chapeau intervient même alors qu’il vit dans la niche de Nana
(“Inwardly [Mr. Darling] must have suffered torture; but he preserved a calm exterior even
when the young criticised his little home, and he always lifted his hat courteously to any
lady who looked inside.”, 137). Le chapeau se trouve désacralisé avant même son arrivée
sur l’île à proprement parler. Il devient en effet un moyen de transport pour Tink qui doit
dissimuler la lumière qu’elle émet alors que les enfants sont encore en vol à l’approche de
Neverland (« [Peter] had a happy idea. John's hat! Tink agreed to travel by hat if it was
carried in the hand. John carried it, though she had hoped to be carried by Peter.”, 45).
C’est ensuite une cheminée, sur une idée de John lui-même mais certainement pas à son
initiative (« 'It certainly does need a chimney,' said John importantly. This gave Peter an
idea. He snatched the hat off John's head, knocked out the bottom, and put the hat on the
roof.”, 63). Cette reconversion d’un objet traditionnellement fortement associé à l’aspect
social et culturel de l’être humain en des choses qui ne sont que pratiques, utiles, montre
encore une fois l’arbitrarité des conventions sociales et de ses artefacts.
Et puisque les objets peuvent être convertis ou reconvertis en d’autres objets, il n’y
a pas de raison pour que, dans le cadre du roman merveilleux notamment, ils ne se
soumettent pas parfois à des processus de personnalisation, de ‘sujéification’ pour ainsi
dire, au contraire de la réification, de la chosification que certains sujets humains subissent,
comme nous allons le voir, dans le roman. Il y a d’abord les choses qui acquièrent des
caractéristiques humaines qui ne peuvent être prêtées à des objets de manière réaliste. C’est
la cas de la maison que construisent les garçons perdus pour Wendy alors qu’elle est encore
évanouie : “The little house was so pleased to have such a capital chimney that, as if to say
thank you, smoke immediately began to come out of the hat.” (63) La cheminée est créée à
partir du chapeau de John, ce qui lui confère une certaine dignité par rapport à une
cheminée classique vue sa qualité exceptionnelle. La structure en « as if to say » crée une
comparaison entre la maison et un individu capable au moins de communiquer son
contentement à travers une forme ou une autre de langage, mais c’est la forme active « it
was so pleased » qui permet de positionner la maison comme un sujet qui n’est pas
94
seulement grammatical mais aussi littéral, réel. La petite maison faite de bric et de broc
réagit à son environnement, ce qui est déjà, en soi, une caractéristique rare pour un tel
objet, mais elle est en plus douée d’une volonté propre qui ressemble à celle d’habitude
attribuée aux humains et qui s’exprime à travers un moyen propre à son statut d’objet (les
signifiants ne sont pas des mots mais prennent d’autres formes, comme ici la fumée). Plus
loin, alors que Hook kidnappe les enfants et Wendy, la maison se manifeste une fois de
plus et elle est gratifiée, par métonymie, de l’adjectif « brave » : « […] but as the little
house disappeared in the forest, a brave though tiny jet of smoke issued from its chimney
as if defying Hook » (109). Cette caractéristique humaine est aussi allouée à un territoire,
à l’île elle-même, dans sa globalité et en même temps son unicité : « [the children] drew
near the Neverland; […] they had been going pretty straight all the time, not perhaps so
much owing to the guidance of Peter or Tink as because the island was out looking for
them” (40). De même, l’île est bien un sujet actif dans le déroulement de l’histoire et pas
seulement un sujet grammatical, ce qui la rapproche d’un comportement humain. De l’état
de chose inanimée, de simples objets peuvent passer au statut de sujet humanisé. De même,
les sujets humanisés peuvent se voir rétrogradés à un statut d’objet, comme c’est le cas de
Tink. La fée est d’abord présentée sous la forme d’une lumière vive (« It was not really a
light; it made this light by flashing about so quickly, but when it came to rest for a second
you saw it was a fairy”, 23), désignée par « it », avant d’être humanisée lorsque le
narrateur lui confère un genre et un nom (“It was a girl called Tinker Bell”, 23). En vol,
Tink est de nouveau réduite à son état de lumière et est alors désignée comme une chose
(« For a moment the circle of light was broken, and something gave Peter a loving little
pinch », 44). Son statut, en tant que fée, apparaît donc comme quelque peu ambigu, à mi-
chemin entre humanité et chosité – bien que son statut en tant que personnages féminin soit
lui particulièrement clair, comme nous le verrons plus loin. Ce statut entre humain et chose
ne permet cependant pas de la définir comme en deçà des personnages humains
« complets », qui ne sont qu’humains, mais la situe à la frontière entre l’étrange et le
familier, le merveilleux et le normal, ce qui est concevable et ce qui est incroyable. Tinker
Bell renforce donc en ce sens l’impression que tout est possible dans le cadre du roman
merveilleux, même d’être une petite créature humanoïde qui sait voler.
95
chosité est différent. Relégués au rang de personnages secondaires dans l’histoire, ils
semblent moins dignes d’intérêt que les personnages qui font preuve de formes d’humanité
spectaculaires (visibles et extraordinaires, comme Nana par exemple) ou évidentes (comme
Wendy, qui réalise sa destinée sociale de femme en devenant mère). Ce sont les garçons
perdus et John et Michael qui montrent que les individus peuvent être accessoires ;
accessoires au sens de secondaires, pas toujours nécessaires, mais aussi accessoires au sens
d’objets qui en agrémentent un autre plus conséquent. Peter explique à Wendy qui sont les
enfants perdus lors de leur première rencontre dans la nursery, et on voit tout de suite que
ces enfants perdus le sont littéralement : « They are the children who fall out their
perambulators when the nurse is looking the other way. If they are not claimed in seven
days they are sent far away to the Neverland to defray expenses » (29). Comme des objets
perdus, les garçons sont renvoyés à l’état de chose dont la seule valeur est économique,
matérielle. Ils n’ont pas d’autre importance que celle qu’on accorderait à des objets qui
disparaissent pendant un moment d’inattention et qu’on oublie d’aller récupérer avant
qu’ils ne soient détruits par manque de moyens pour les préserver. Et sur l’île, où ils ont la
chance de faire partie de la bande de Peter Pan, où tout est possible et où tout est
merveilleux, leur identité est atrophiée par le contrôle étouffant de Peter sur celle-ci et la
peur de se voir supprimé si l’on cherche à y échapper. D’accessoires au sens d’objets, les
garçons perdus deviennent accessoires aux aventures de Peter et à sa vie sur l’île, des
personnages secondaires dont il peut disposer selon son bon vouloir et l’intérêt qu’ils
ajoutent à son histoire. Quant à John et Michael, ils ne font partie du décor que grâce à
Wendy. Peter les remarque à peine lorsqu’ils arrivent sur l’île (60). John ne laisse pas de
trace sur l’île à part une technique de jeu (74) et son chapeau. Michael, le plus jeune frère,
n’a aucune influence sur le déroulement de l’histoire, et on peut effectivement dire qu’il est
considéré comme un accessoire par sa grande sœur, qui le force à jouer le rôle du bébé
dans son berceau dans un souci esthétique (« ‘I must have somebody in a cradle’, she said
almost tartly, ‘and you are the littlest. A cradle is such a nice homely thing to have about a
house’ » 90). Les deux frères font tout au plus office de bagage pour Wendy, et sont une
fois de plus chosifiés alors qu’elle décide de rentrer à Londres (« In the meantime the boys
were gazing very forlornly at Wendy, now equipped with John and Michael for the
journey » 100). Equipements ou accessoires alors enfants, les garçons perdus et les deux
frères semblent ne pas réussir à acquérir une identité humaine plus tranchée au fil de leur
vie, puisqu’une fois adulte, ils sont une fois de plus identifiés par leur rapport aux choses
(ce qu’ils transportent pour aller au travail, les accessoires qui permettent de les situer
96
socialement…). Ce rapport montre à la fois qu’ils s’inscrivent sans broncher dans un
système qui accorde une valeur aux choses matérielles en terme de réussite sociale, mais
aussi qu’ils sont eux-mêmes réduits à l’états de choses dont ce même système peut
disposer. Le passage qui décrit les garçons une fois adulte amorce une critique du fait
d’être adulte (adulthood, par opposition à childhood) comme le gain de possessions
matérielles et la perte de ce qui animait les enfants et les rendait particulièrement humains
– la capacité à imaginer, raconter, s’aventurer.
All the boys were grown up and done for by this time ; so it is scarcely
worth saying anything more about them. You may see the twins and Nibs and
Curly any day going to an office, each carrying a little bag and an umbrella.
Michael is an engine-driver. Slightly married a lady of title, and so he became
a lord. You see that judge in a wig coming out at the iron door? That used to
be Tootles. The bearded man who doesn’t know any story to tell his children
was once John. (147)
La chosité crée donc une hiérarchie supplémentaire entre les individus en venant
discréditer les caractéristiques humaines des personnages comme une façade, une façon
d’être qui leur serait attribuée par défaut alors qu’ils n’en sont pas dignes, alors qu’ils ne
sont pas animés du souffle qui rend une chose humaine. Ce ne sont pas forcément les
personnages associés au méchant, à Hook, à la piraterie, qui sont déshumanisés par la
chosité, mais au contraire des personnages apparemment bons, normaux. Puisque la chosité
s’incarne justement plutôt dans des personnages secondaires sympathiques mais un peu
effacés, un peu trop mesurés ou moyens, on peut finalement se demander si elle ne fait pas
partie de l’humanité ordinaire qui s’incarne chez la plupart des gens, d’une humanité réelle
ou réaliste parfois inintéressante et indigne du roman merveilleux, indigne de l’aventure et
qui pourtant, reste humaine ; trop humaine.
97
s’effacent derrière les personnages qui sont plus humains qu’on pouvait le penser. Cette
classification entre les types d’identité apparaît pourtant brouillée dans un premier temps
par le cadre du roman merveilleux, qui laisse penser que, puisque tout est potentiellement
possible, elle pourrait être modifiée, voire qu’il y aurait une interchangeabilité des
caractéristiques humaines, animales et choses qui perturberait l’ordre social en remettant
tous les individus sur un même plan. Finalement, on s’aperçoit que si la nature humaine,
animale ou chose d’un personnage ou d’un objet n’a pas d’importance pour le placer sur
l’échelle sociale, ce sont les attributs humains, animaux ou choses qui reproduisent la
hiérarchie entre les individus. Cela montre d’une part que cette hiérarchie relève de la
construction sociale, et d’autre part que le roman merveilleux, s’il contient tous les
possibles, ne met pas forcément en scène les possibles les plus subversifs mais, dans le cas
de Peter and Wendy, reproduit plutôt la pensée de son époque sous la forme d’une
aventure, d’un fantasme.
Ce dernier point est d’autant plus visible si l’on prend le temps d’observer les
rapports sociaux entre les personnages sous l’angle du genre, de la classe sociale, et de la
représentation de la race. Nous avons déjà vu que certains personnages sont enfermés dans
une identité tronquée par la perception des autres, et que certains personnages ne se
doublent d’une personnalité complexe que discrètement, à travers le jeu ou une forme de
théâtralité. Nous allons voir que l’appartenance d’un personnage à une de ces catégories
objectives d’attributs pose des limites à la construction que fait l’auteur de leur identité,
entre ambiguïté et stéréotypes.
Nous avons déjà établi qu’il existe dans Peter and Wendy une différence de
traitement entre les personnages féminins et les personnages masculins, dont les
caractéristiques dites naturelles (mais en réalité socialement construites) sont visiblement
éloignées, en particulier lorsqu’on considère la façon dont le statut des parents est
appréhendé dans le roman. Mais la différenciation des personnages en fonction du genre se
fait avant cela ; dès la naissance des enfants. La joie des parents à l’arrivée d’un enfant
peut être amplifiée dans le cas où le nouveau-né est un garçon, comme on l’apprend alors
que John et Wendy jouent à Mr. et Mrs. Darling : « Then John was born, with the extra
pomp that he conceived due to the birth of a male » (16). Le narrateur propose ici le point
de vue de John sur l’importance d’un héritier mâle en ajoutant « that he conceived ». Il
98
semblerait donc que la différence de perception sociale entre les filles et les garçons soit
bien construite et non naturelle – elle s’imagine, se conçoit, plutôt qu’elle s’impose. On
sait que John est un petit garçon plutôt attaché aux traditions (il emporte son chapeau du
dimanche sur l’île), qui a déjà bien intégré une partie des normes sociales liées à son genre
(il explique à Peter comment faire pour faire semblant d’être père). On peut ainsi voir la
réaction de John face à la naissance de son pseudo-héritier (qui est en fait lui-même dans la
réalité) comme représentative d’une certaine vision du genre comme quelque chose de
binaire, d’abord, et de hiérarchisé, entre femme et homme. Les rôles attribués à chaque
genre sont ensuite fixes : les femmes deviennent mères et épouses et s’occupent du foyer et
de la sphère privée, tandis que les hommes deviennent pères, chefs de famille et évoluent
dans la sphère publique, notamment pour aller travailler et subvenir aux besoins du foyer.
Ce modèle que l’on trouve dans le roman illustre évidemment le système en place dans les
familles de classes sociales suffisamment élevées pour se permettre de ne pas faire
travailler femme et enfants19. Il n’y a pas d’exemples, dans Peter and Wendy, qui
montreraient la possibilité d’inverser les rôles ou de les équilibrer au sein d’un foyer de
classe moyenne normalement constitué.
On trouve cependant un autre type de femme dans le roman que celle que Wendy et
Mrs. Darling incarnent. Contre la femme au foyer vient s’opposer la femme fatale, que l’on
ne trouve que sur l’île, dans le domaine du rêve devenu réalité. Le premier personnage
féminin issu de Neverland que le lecteur rencontre, en même temps que Wendy, illustre
déjà la femme fatale telle qu’elle est traditionnellement représentée – belle et dangereuse,
charnelle et mortelle. Tinker Bell est d’abord présentée sous l’angle de la chose, de l’objet,
et en référence à la lumière. En tant que « it », Tink était « bright » et « quick » (23), des
adjectifs qui ne sont pas connotés et sont ici, associés à « it », neutres. Alors que le genre
de Tink est défini comme féminin, la description qui est faite de la fée passe de ce qu’elle
est capable de faire à ce à quoi elle ressemble : « It was a girl called Tinker Bell exquisitely
19
Ce sont les intersections entre les problématiques liées au genre et à la classe sociale qui
provoquent le développement du travail des femmes. Si la famille Darling n’est pas réellement
riche, elle fait tout de même partie de la classe moyenne, qui a le pouvoir d’employer une
domestique et de garder Mrs. Darling au foyer. Tant que l’ordre conventionnel du foyer – une
épouse et un mari avec leurs enfants – est maintenu, Mrs. Darling n’a pas besoin de travailler,
contrairement à des femmes de classes moyennes qui seraient veuves ou célibataires, c’est-à-dire
en dehors de cet ordre habituel des choses. Même dans le cas où les femmes travaillaient, elles
restaient les principales concernées par la vie du foyer et étaient globalement exclues des sphères
publiques et politiques (source : « Women’s Work in Victorian Britain », Pat Hudson, via
bbc.co.uk).
99
gowned in a skeleton leaf, cut low and square, through which her figure could be seen to
the best advantage. She was slightly inclined to embonpoint » (23). L’abondance de
participes passés ainsi que la voie passive qui décrit sa silhouette donnent l’impression
d’un commentaire du narrateur sur l’objet ‘corps de Tink’ plutôt que d’une auto mise en
scène du sujet Tink dans une telle position. D’ailleurs, dans la première phrase, le sujet
grammatical reste « it », et le glissement entre l’objet et le sujet ne s’opère qu’avec
l’adjectif possessif « her » - pas ce que Tink est, mais ce qu’elle a. Ainsi renvoyée à son
corps dévoilé et désirable, Tink remplit la première condition pour être une femme fatale ;
celle d’être attirante. La deuxième – celle d’être mortelle – est traditionnellement plutôt
liée au destin des hommes. Des sorcières d’Homère aux danseuses bibliques, le danger
qu’incarne la femme fatale concerne plutôt le genre masculin, si prône à tomber dans les
filets de ces diablesses qui utilisent leurs formes féminines pour les corrompre. Dans le cas
de Tinker Bell, la violence est plutôt dirigée vers Wendy, qui, toute femme au foyer qu’elle
est, vient justement mettre en danger la position privilégiée de Tink par rapport à Peter.
Tink tire les cheveux de Wendy, la pince, et enfin commandite son meurtre à force de ruse
en utilisant la confiance aveugle qu’ont Wendy puis Tootles en Peter et, par extension, en
son acolyte Tinker Bell. En retour, Wendy ne lui porte d’attention que lorsqu’elle y est
obligée, et ne s’embarrasse qu’à peine des politesses de rigueur dans les relations avec les
autres. Elle considère Tink comme « an abandoned little creature » (93), ce qui, d’après
Tink, est quelque chose à valoriser, dont elle tire une certaine fierté (« She says she glories
in being abandoned »), alors que Wendy considère cela comme la marque de son
infériorité. Nous avons déjà mentionné la connotation du terme « abandoned », qui renvoie
à une sexualité affranchie du contrat du mariage et, éventuellement, à des rapports sexuels
encadrés par un contrat financier20. Dangereuse pour Wendy et dangereuse pour l’ordre
social, Tinker Bell représente un premier contrepoint aux femmes au foyer parfaites de
Londres.
On trouve d’autres créatures féminines sur l’île, en particulier les sirènes, dont
l’historique des représentations et des fonctions dans les récits est bien connu. Aquatiques
ici (mermaids et pas sirens, mais le français ne fait pas la distinction), les sirènes se font
particulièrement inquiétantes à la tombée de la nuit alors que leur sinistre chant (« strange
wailing cries ») résonne à travers le lagon (73). Les sirènes sont décrites d’après le regard
de Wendy, qui, fascinée par ces créatures merveilleuses, tente de s’en approcher mais se
20
Maria Luddy (1997) “Abandoned women and bad characters”: prostitution in nineteenth-century
Ireland, Women's History Review, 6:4, 485-504
100
trouve systématiquement rejetée. Il semble que les sirènes s’opposent, dans leur
comportement, à Wendy. Elles n’ont en effet pas les mêmes occupations et préoccupations
qu’elle, qui doit agir en accord avec son rôle de mère. Elles peuvent profiter de la journée,
et s’accordent le loisir de paresser (« they loved to bask, combing out their hair in a lazy
way that quite irritated her ») alors que les sorties de Wendy consistent à surveiller ses
enfants et s’inquiéter de leur sommeil. Les sirènes sont donc décrites en fonction de leurs
attributs merveilleux d’une part (« splashing her with their tails »), de leurs attributs
féminins d’autre part (les cheveux, leur voix dont la légende dit qu’elle mène les hommes à
leur perte), et enfin de Wendy, contre le modèle que la petite fille offre et apporte sur l’île.
Mortelles pour les hommes mais aussi pour Wendy, qui manque de tomber du rocher sur
lequel elle se réfugie alors que la marée monte à cause d’une sirène qui l’attrape par le
pied, elles donnent aussi à représenter une image de la femme fatale. Mais le personnage
féminin indéniablement le plus dangereux dans Peter and Wendy, c’est Tiger Lily,
guerrière et fille du chef des Picaninnies. Elle n’est pas uniquement renvoyée à son corps
ou à des attributs féminins lors de la première description que l’on rencontre d’elle. Tiger
Lily est « coquettish », « amorous », mais aussi « cold », « wayward », et le seul
personnage féminin dont on est sûre qu’elle ait déjà réellement tué quelqu’un – au combat,
à la guerre, mais aussi probablement certains de ses prétendants (50). On pourrait ainsi
penser que ce personnage brouille les pistes en matière de représentation du genre
féminin ; mais elle correspond en fait bien au stéréotype de la femme fatale, notamment en
cela qu’elle est exotisée, présentée comme une sauvage qui n’est pas civilisée par rapport
aux femmes du continent, de Londres, que représente Wendy et qui, elles, ont bien intégré
leur rôle dans la société et la fonction sociale de ce corps que les femmes fatales utilisent à
leurs propres fins. En cela, elle a un statut inférieur, en tant que femme, à celui de Wendy,
et elle est d’ailleurs réduite plusieurs fois à l’appellation « lovely creature » (88), alors
qu’il aurait été si simple de remplacer « creature » par un terme qui renvoie à qui elle est
vraiment dans l’histoire – warrior, princess, woman – et « lovely » par un adjectif qui
décrit son attitude réelle – fierce, determined, proud. On voit donc se former une
opposition claire et hiérarchisée des personnages féminins du roman, avec les femmes au
foyer d’un côté et les femmes fatales de l’autres. Ces deux expressions illustrent bien les
stéréotypes qui composent la représentation des femmes dans Peter and Wendy (il ne
faudrait pas cependant imaginer que cette pauvreté de la variété des représentations n’est
propre qu’à ce roman). Wendy et Mrs. Darling, d’une part, sont limitées à l’espace du
foyer, de la maison, et n’en sortent que pour accompagner leur mari fictif ou réel dans
101
l’espace public : Wendy a des aventures à l’extérieur de la maison souterraine avec Peter,
Mrs. Darling veille normalement auprès de ses enfants et ne sort de la chambre, dans
l’histoire, que pour aller à une soirée avec Mr. Darling. Au contraire, les femmes fatales
sont libres d’évoluer dans tous les espaces – intérieurs ou extérieurs, privés ou publics –
mais au prix d’une réputation ou d’un statut social dégradés.
Comme cela est souvent le cas dans la culture populaire, les personnages masculins
jouissent eux d’une plus grande variété dans les types de représentations qui en sont
proposés. Alors que les femmes sont essentialisées (elles sont censées avoir des
caractéristiques communes comme le fait de vouloir être mère ou d’aimer avoir le contrôle
sur leur foyer, on peut ici rapporter un élément de langage du narrateur « you know what
women are »), le masculin semble être plus facilement perçu comme construit et en cela
contient quelques nuances, quelques ambiguïtés qui font sortir les personnages masculins
du stéréotype pour les faire entrer dans une représentation individualisée qui ne dépend pas
seulement de leur genre et de leurs attributs catégoriels mais d’autres paramètres et
notamment d’attributs personnels. A ce fameux « you know what women are » (68)
s’opposent alors « How exactly like a boy! » (25) et l’expression “boylike”. Alors que la
petite fille Wendy est déjà présentée comme naturellement femme et maternelle, les
garçons perdus et Peter, eux, sont comme des garçons, ont des attitudes masculines, des
comportements qui relèvent du masculin. Les deux occurrences de « boylike » donnent
toutefois des indications sur ce qui est considéré comme normal pour un garçon ;
notamment le manque d’intérêt pour les apparences (« 'Perhaps I should have ironed it,'
Wendy said thoughtfully; but Peter, boylike, was indifferent to appearances, and he was
now jumping about in the wildest glee. » 26), contrairement aux personnages féminins du
roman, et la joie face aux situations imprévues (« They chuckled, boylike, because they
would be late for bed; and it was all mother Wendy's fault!” 82), à l’opposé du besoin de
contrôle et d’ordre sur le foyer que Wendy éprouve. Et lorsqu’un personnage féminin faillit
à correspondre à ce qu’elle devrait être, comme c’est le cas de Tiner Bell, elle est dénigrée,
alors que si des personnages masculins s’écartent de ce qui permet de démontrer leur
masculinité, rien ne se passe (comme lorsque les garçons se préparent à mourir, « the eyes
of all [boys] were on the plank: that last little walk they were about to take. They were no
longer able to hope that they would walk it manfully, for the capacity to think had gone
from them; they could stare and shiver only », 121). La proximité des hommes avec le
masculin plutôt que l’identité naturelle entre hommes et masculin laisse ainsi la place à une
part de féminin, comme c’est le cas pour Hook. Le capitaine du Jolly Rogers, que nous
102
savons être un homme (« Dark and sinister man »), particulièrement terrifiant qui plus est,
n’est pas décrédibilisé par la présence du féminin au sein de son identité – au contraire :
« In his dark nature there was a touch of the feminine, as in all the great pirates, and it
sometimes gave him intuitions » (80). La couleur de ses yeux est comparée au myosotis
(« His eyes were of the blue of the forget-me-not » 49), il a de longs cheveux bouclés et est
toujours maniéré. Sa sensibilité pour les belles choses (« The man was not wholly evil; he
loved flowers (I have been told) and sweet music (he was himself no mean performer on
the harpsichord); and, let it be frankly admitted, the idyllic nature of the scene stirred him
profoundly. » 111), que l’on peut associer à la figure du poète, de l’esthète ou du dandy qui
elles-mêmes se composent souvent d’une sorte d’ambivalence entre le masculin et le
féminin, vient compenser son aspect redoutable et son image négative. Les attributs plutôt
féminins que Hook adorne ne remettent cependant pas en question sa masculinité, et le
rendent au contraire plus complexe en tant que pirate et plus abominable et effrayant en
tant que méchant d’une part, et plus ambigu en tant qu’homme et plus riche en tant
qu’individu d’autre part. Si les personnages féminins sont privés de l’accès à une
masculinité qui pourrait modifier leur statut dans l’histoire et dans la société, les
personnages masculins eux semblent plus libres d’évoluer sur le spectre du genre.
Lorsque le narrateur s’exclame « How exactly like a boy ! », c’est à travers les yeux
de Wendy, ce qui montre bien qu’elle a non seulement intégré les normes sociales liées à
son propre genre mais aussi celles des garçons et qu’elle a conscience de la différence entre
les deux, sans pour autant la remettre en question. Au contraire, la binarité du genre est
fondamentale dans les rapports sociaux de sexe entre les personnages, et en particulier
lorsqu’on en vient à parler de relations potentiellement romantiques ou physiques. Il est
d’ailleurs difficilement concevable pour les personnages du roman qu’il puisse exister
autre chose que des femmes et des hommes, comme on le voit lorsque Wendy fait part de
ses connaissances sur la naissance des fées : « They live in nests on the tops of trees; and
the mauve ones are boys and the white ones are girls, and the blue ones are just little sillies
who are not sure what they are.' » (144). Le cadre du merveilleux introduit la possibilité
d’une non-binarité du genre à travers les créatures fantastiques que sont les fées, mais la
socialisation de Wendy l’oblige à réduire (« just ») cette possibilité à une idée un peu
idiote, comme les fées qui n’auraient pas de genre (« little sillies »), et qui ne serait donc
pas applicables à la réalité. Les manifestations de l’amour romantique ou physique sont
toujours hétéronormées, centrées autour d’un couple homme-femme. Puisque le couple est
directement lié à la famille, il serait dangereux, dans une société qui place l’institution
103
familiale au centre de son système moral et qui n’imagine pas qu’elle puisse être fondée
par deux personnes du même sexe, de donner des exemples d’autres possibilités – au
moins dans le monde réel. Le merveilleux pourrait permettre de traiter cette problématique
en contournant la censure implicite21 de l’idée d’une alternative à des couples binaires,
mais même sur l’île, ce sont toujours les personnages féminins qui montrent un intérêt
romantique pour Peter :
'You are so queer,' he said, frankly puzzled, 'and Tiger Lily is just the same.
There is something she wants to be to me, but she says it is not my mother.'
[…]
Ce que Wendy ne peut pas exprimer, parce qu’elle est une femme, c’est la nature de la
relation qu’elle aimerait connaître avec Peter, qui dépasse le jeu de rôle auquel ils
s’adonnent et les sentiments platoniques de Peter envers Wendy. Tiger Lily et Tink
ressentent visiblement la même chose pour lui, qui incarne une des rares figures d’homme
masculin au sens traditionnel – chef de famille, toujours victorieux, respectueux des
femmes en tant que mères, fort et débrouillard, fier et avec un grand sens de l’honneur.
Pourtant le corps de Peter n’est jamais sexualisé, au contraire de celui des personnages
féminins, et, si l’on se fie aux illustrations, il est même quasiment asexué : aucun attribut
masculin n’est apparent, et il ressemble bien à un enfant, un petit garçon, et pas à un
adolescent par exemple. Le manque d’intérêt de Peter pour les femmes autour de lui (mais
aussi pour les hommes) laissent plutôt penser à une forme d’asexualité ; c’est-à-dire qu’il
21
C’est, d’après Todorov, l’une des fonctions de la littérature fantastique. En déplaçant le sujet dans
un cadre incroyable, différent de la réalité, il paraît plus acceptable de le traiter puisqu’il relève
ainsi, de toute façon, de l’imaginé ou de l’imaginaire et de l’impossible. La précédente remarque de
Wendy sur les fées semble avoir cette fonction.
104
n’a pas l’air de ressentir d’attirance sexuelle pour qui que ce soit, au contraire de Wendy
par exemple, qui lui propose de l’embrasser, ce qui pourrait être anodin sans le
commentaire du narrateur qui la qualifie alors de « rather cheap », laissant entendre que ce
baiser était indigne d’une dame et plus proche de l’attitude de Tinker Bell, par exemple…
La sexualité des personnages n’est jamais rendue explicite. C’est un sujet tabou qui
n’apparaît que pour déprécier les personnages, comme on vient de le mentionner, mais qui
transparaît néanmoins (Mrs. Darling, mariée en blanc, a bien du avoir des rapports sexuels
avec Mr. Darling pour faire des enfants, Wendy propose un baiser à Peter…), même
derrière le voile de la pudeur du début du XXème siècle, notamment pour rappeler que la
sexualité (et l’amour) n’est envisageable que dans un rapport hétéronormé. Peter, qui
semble rejeter toute forme de sexualité, vient d’ailleurs révéler aux personnages féminins
qui le désirent leur identité (hétéro)sexuelle, même si l’expression de cette identité est
réprimée par le manque d’intérêt de Peter pour la sexualité et par l’invisibilité
traditionnelle de la sexualité des femmes dans une société à peine sortie de
l’époque Victorienne22. L’asexualité de Peter ou l’ambiguïté de Hook23 (qui lui aussi
d’ailleurs ne manifeste d’intérêt pour Wendy qu’en tant que mère), si elles apportent de la
complexité et de la profondeur au rapport des personnages au genre, ne viennent cependant
pas remettre cela en question, puisque tous deux considèrent tout de même que la
composition d’un foyer ou d’un couple doit être un homme et une femme.
Le genre (binaire) est très visible dans Peter and Wendy, de même que les rôles qui
sont attribués aux hommes et aux femmes. Les relations entre les personnages sont
toujours explicitement hétéronormées, bien qu’il ne soit que fait allusion à leur sexualité –
ou leur absence de sexualité – même s’il est supposé que la sexualité fasse partie de ces
relations hétéronormées. On peut d’ailleurs mentionner que c’est l’un des seuls modes de
22
Voir à ce sujet Morse, MK. “The Kiss: Female Sexuality and Power in J.M. Barrie’s Peter Pan.”
In J.M. Barrie’s Peter Pan in and out of Time: a Children’s Classic at 100. (2006), 281-302 et
Blackford, Holly, “Childhood and Greek Love: Dorian Gray and Peter Pan” in Children’s
Literature Association Quarterly. 38. (2013) pp.177-198
23
Alfonso Muñoz Corcuera, dans son chapitre sur l’identité véritable de Jas. Hook (Barrie, Hook
and Peter Pan, Studies in Contemporary Myth), fait le lien entre Peter et Hook non seulement, mais
aussi entre Peter/Hook et Barrie, qui n’aurait lui non plus jamais eu de sexualité malgré son
mariage avec une femme. Cet élément biographique pourrait expliquer la plus grande richesse dans
la description des personnages masculins et de leur masculinité par rapport aux types de féminités
auxquelles il est fait référence dans le roman.
105
relation qui est envisagé dans l’histoire. En effet, à part la relation parents-enfants, qui
relève quasiment du schéma narratif (les enfants se rendent compte que l’amour de leurs
parents n’est peut-être pas aussi inconditionnel qu’il y paraît et décident de rentrer à
Londres) et pas tellement du développement psychologique des personnages, on a du mal à
trouver d’autres exemples de types de relation. Il n’y a pas d’amitié entre les personnages
féminins, uniquement de la jalousie et un rapport de compétition par rapport à Peter, les
liens fraternels entre John, Michael et Wendy sont diminués par le rôle de mère que Wendy
joue sur l’île, et les garçons perdus ne semblent pas non plus développer de liens entre eux
et la cohésion (relative, et certainement pas sereine au vu du comportement de Peter) de ce
groupe ne dépend que de la présence de leur chef. Ce manque d’options dans les modes de
relation proposés aux personnages renforce l’impression qu’ils sont enfermés dans un seul
type de représentation qui dépend en grande partie de leur genre.
Nous savons déjà que dans Peter and Wendy, un groupe ethnique en particulier est
représenté, celui auquel le narrateur fait référence avec le terme « Redskins » et que
l’auteur a choisi de nommer plus précisément « Picaninnies ». La description qui est faite
de cette tribu reprend de nombreux éléments qui sont censés évoquer directement les
« Indiens » ; en réalité les Native Americans. Il n’est pas dit si cette tribu est native de l’île
ou si, comme les garçons perdus et les pirates, elle a émigré sur l’île à un moment à partir
d’un autre territoire. Les clichés liés à la représentation des Natives sont en tous cas les
106
mêmes que ceux utilisés pour décrire la tribu de l’île. Armes primitives, nudité, scalps…
La première rencontre du lecteur avec les Piccaninnies n’a rien de subtil :
On the trail of the pirates, stealing noiselessly down the warparth, which is
not visible to inexperienced eyes, come the redskins, every one of them with
his eyes peeled. They carry tomahawks and knives, and their naked bodies
gleam with paint and oil. Strung around them are scalps, of boys as well as of
pirates, for these are the Piccaninny tribe, and not to be confused with the
softer-hearted Delawares or the Hurons. (50)
107
Le nom du premier redskin (et l’un des rares que l’on connaît), Great Big Little
Panther, consiste en un oxymore qui démontre d’une mauvaise utilisation de l’anglais
(plutôt que d’une utilisation non conventionnelle, comme Peter peut le faire des participes
passés, et qui est bien acceptée par le narrateur). Après que Peter a sauvé Tiger Lily des
pirates, les quelques interactions entre lui et la tribu montrent qu’elle ne maîtrise pas bien
l’anglais et a un accent : « Me Tiger Lily », « Peter Pan save me, me his velly nice friend.
Me no let pirates hurt him » (88). A ce moment, la tribu s’est centralisée autour de la
maison de Peter et Wendy, et elle veille sur les garçons perdus en signe de reconnaissance
pour ce que Peter a fait pour la princesse. Cet épisode n’est pas sans rappeler le fantasme
du « white savior »24, la figure colonialiste de l’homme blanc qui apporterait son aide et sa
bienveillance à des peuples moins civilisés, encore sauvages. Les talents guerriers des
Redskins, s’ils sont estimés par le narrateur, ne suffisent pas à leur donner accès au rang de
peuple civilisé, puisqu’au contraire ils font « the marvel and despair of civilised
peoples » (104). La reconnaissance de la tribu ne s’arrête pas à l’échange de bons procédés
mais se manifeste physiquement dans leur comportement envers Peter, renommé Great
White Father pour l’occasion, alors qu’il n’est ni grand, ni père. Peter se réjouit de cette
position (« he liked it tremendoysly », 88), ce statut dont il a toujours profité au sein de son
foyer mais qui est désormais officiel et visible de tous. Il apparaît alors comme un colon
supérieur, dans la manière dont il se perçoit, que l’on peut voir grâce à sa façon de
s’adresser à la tribu (il parle de lui à la troisième personne, « in a very lordly manner »,
« condescendingly », 88), mais aussi dans la manière dont la tribu se comporte par rapport
à lui : « prostrating themselves before him », « they grovelled at his feet », « [Tiger Lily]
was far too pretty to cringe in this way ». La tribu se place dans une position physiquement
inférieure à Peter, et la légitimité de cette hiérarchie ne semble pas remise en question par
le narrateur, qui commente « they accepted it humbly », ni par les garçons perdus, qui sont
au contraire déçus du manque d’intérêt que leur portent la tribu et Peter (« [the redskins]
were by no means so respectful to the other boys […] and what annoyed the boys was that
Peter seemed to think this all right », 88). Seuls les commentaires ironiques ou négatifs du
24
Le trope du « sauveur blanc » est récurrent dans la culture populaire et consiste à mettre en scène
un personnage blanc qui viendrait aider des personnages racisés à se sortir d’une situation pour son
propre intérêt. Apparemment bienveillant et altruiste, ce personnage incarne en fait le privilège que
sa couleur de peau lui accorde de spolier la parole et la visibilité des personnages racisés. Dans le
cas de Peter, il est très clair qu’il sauve Tiger Lily sans autre arrière-pensée que sa propre fierté,
mais il jouit d’une reconnaissance exagérée et sans borne de la part de la tribu qui montre qu’il
accepte cette position de « sauveur ».
108
narrateur sur l’attitude de Peter (« lordly manner », « condescendingly », « Peter thought it
his due », l’insertion ici de « thought it » apporte le critère de subjectivité et enlève le
caractère potentiellement absolu de la hiérarchie entre Peter et la tribu) permettent
d’apporter une distance critique non pas sur la hiérarchie établie mais sur Peter lui-même.
Puisque Peter incarne ici une figure de colon, on peut imaginer que cette distance a pour
but de tourner en dérision ce type de personnage paternaliste et, au fond, raciste. C’est l’un
des éléments qui permet à Clay Kinchen Smith de dire que la représentation des Redskins
par Barrie dans le texte n’est pas raciste, et qu’elle est au contraire plutôt critique des
représentations racistes des Natives25 puisqu’elle exagère tellement le trait qu’elle rend
visible l’aspect construit de la catégorie de la race. Il est clair que la hiérarchie entre Peter
et la tribu, la représentation de la tribu comme supérieure aux Blancs seulement dans ses
aspects non-civilisés et l’exotisation de Tiger Lily en tant que femme fatale masculine
(« proudly erect », 50), renvoient à une idée colonialiste de la relation entre les races et les
peuples – que Barrie y adhère ou non.
Les différences dans l’utilisation du langage que l’on a mentionné plus haut
marquent aussi une différence de statut social. La maîtrise conventionnelle d’une langue
n’est pas donnée à tout le monde et permet de conférer à un personnage une certaine
supériorité en terme d’origine sociale. L’anglais approximatif des Natives montre un effort
de leur part pour communiquer avec le groupe de Peter et en même temps les maintient
dans un rôle de sauvages en passe d’être civilisés, surtout par contraste avec Peter, qui fait
une utilisation ‘correcte’ ou conventionnelle de la grammaire, et s’approprie les termes que
les Natives utilisent dans leur propre langage (« wigwam » pour son habitation, qui ne
ressemble probablement pas vraiment à ce que désignerait wigwam dans la langue de la
tribu) – alors qu’on ne voit jamais les Piccaninnies utiliser ce langage eux-mêmes. Le
narrateur semble pourtant avoir des connaissances illimitées sur les personnages, sur l’île
et son fonctionnement… et on sait qu’il est parfaitement capable de retranscrire dans un
anglais parfait les remarques de Tink ou celles du Neverbird. Et à force de traiter avec eux,
Peter pourrait aussi bien parler leur langue, comme il comprend celle des fées. Il semble
25
« By making racial categories so manifestly prominent and “over-charged” (to use his term),
Barrie emphasies their constructedness in order to deconstruct them. His specific productions and
his pointed use of the term “Piccaninny” collapse categories of racial, spatial, and national
difference (red/black/African American/Aboriginal peoples) as well as the larger productions of
such categories. In short, he makes race (and class and gender) sites of struggle as part of an
extensive pedagogical effort that he exerted throughout his career.” Clay Kinchen Smith, “How
J.M. Barrie Uses Graphemes to Counter Racism in Peter Pan”, (109)
109
donc qu’il soit plus aisé de faire correspondre l’anglais à des langages inventés, issus du
merveilleux, qu’avec la langue réaliste d’une tribu qui pourrait tout à fait exister. Cela
contribue à l’exotisation de la tribu, perçue comme autre – exotikos, alien, étranger. Le
décalage avec Peter peut sembler ironique, étant donné que Peter, s’il est présenté dans
cette scène comme un patriarche mieux éduqué que la tribu, n’a en réalité que peu de
connaissances de manière générale. Il ne sait ni lire, ni écrire (« [Peter] was the only boy
on the island who could neither write nor spell; not the smallest word. He was above all
that sort of thing”, 70), oublie tout, et s’agace de voir que Wendy, John et Michael en
savent plus que lui (“Peter was a little annoyed with them for knowing so much”, 40).
Peter a donc à la fois conscience du fait que leurs connaissances donnent un avantage aux
autres, et en même temps, considère qu’il est au-dessus d’eux. En effet, l’élitisme
qu’incarnent Wendy, John et Michael, qui reçoivent une éducation chez eux, n’a pas lieu
d’être sur l’île. Il n’a pas de fonction sociale, puisque le système social mis en place au
sein du groupe des enfants perdus et à Neverland est différent de celui de Londres. On voit
pourtant que c’est à travers le langage que Peter assoit son pouvoir sur les Piccaninnies ; et
en cela il reproduit sur l’île les mêmes schémas d’oppression et de domination que ceux
que l’on trouve dans la société réelle traditionnelle, en utilisant le même type d’outils (le
langage certes dans cet exemple, mais on peut aussi mentionner la répartition des tâches au
sein du foyer avec Wendy).
De même, Hook, grande figure de la piraterie au passé trouble d’aristocrate déchu,
est systématiquement associé (dans les dialogues qui le mettent en scène ou dans des
descriptions) à un niveau de langue plutôt soutenu, qui présuppose qu’il a eu accès à une
éducation d’un niveau supérieur à un homme de classe moyenne, comme Mr. Darling par
exemple, ou à un homme issu d’une classe précaire, comme une partie de son équipage. La
phrase du narrateur qui met en mots la façon d’être de Hook semble d’ailleurs refléter le
niveau de langue qu’il utilise lui-même : “and the elegance of his diction, even when he
was swearing, no less than the distinction of his demeanour, showed him one of a different
caste from his crew.” (50). Les allitérations en [w] et en [d] viennent rythmer la phrase et
mimer « his diction ». « His diction » est associée à « elegance » dans une structure plus
élaborée que le simple adjectif « elegant » associé au nom « diction » et qui est reprise
avec « his demeanour » et « distinction ». Le manque de simplicité de cette structure, le
vocabulaire employé et les allitérations illustrent la capacité supérieure par rapport aux
autres personnages de Hook à produire des énoncés complexes non seulement en terme de
forme et de style mais aussi en terme de contenu – un peu à la manière d’un narrateur,
110
auquel il est d’ailleurs comparé puisqu’il est dit que Hook est un « raconteur » (50), en
français dans le texte. Les éléments dont nous disposons pour identifier Hook en tant
qu’ancien aristocrate se trouvent pour la plupart au chapitre « The Pirate Ship », alors que
le capitaine du Jolly Rogers se perd dans ses pensées, retranscrites par le narrateur qui en
profite pour apporter au lecteur quelques détails sur la vie précédente de Hook :
Hook was not his true name. To reveal who he really was would even at
this date set the country in a blaze; but as those who read between the lines
must already have guessed, he had been at a famous public school; and its
traditions still clung to him like garments, with which indeed they are largely
concerned. Thus it was offensive to him even now to board a ship in the same
dress in which he grappled her; and he still adhered in his walk to the school's
distinguished slouch. But above all he retained the passion for good form.
(116-117)
Il ne fait pas de doute, à la lecture de cette description, que Hook appartenait auparavant à
une classe sociale très élevée dont le poids politique et culturel sur le reste de la société est
important. L’école qui est mentionnée est probablement Eton, et nous indique assez
clairement l’origine sociale de Hook. Son identité réelle n’est pas révélée, et le lecteur ne
peut que supposer qui se trouve derrière ce mystérieux personnage aux apparences royales
(« he bore a strange resemblance to the ill-fated Stuarts », « [his blood] was thick and of an
unusual colour », 50, il se pourrait que le narrateur fasse ici référence au sang bleu des
grandes familles aristocratiques). On n’a cependant pas d’informations sur les raisons qui
ont poussé Hook à se tourner vers Neverland et la piraterie et hors du continent et de ces
règles contraignantes auxquelles il se soumet pourtant encore, volontairement (« he
retained the passion », « he still adhered ») ou non (« its tradition still clung to him »). Cet
héritage élitiste prend forme dans le niveau de langage qu’il utilise et qui est utilisé pour le
décrire par le narrateur, nous l’avons vu, mais il se concentre aussi dans une forme de
classisme. Contrairement aux membres de son équipage, Hook a conscience d’appartenir à
une classe sociale élevée (« This inscrutable man never felt more alone than when
surrounded by his dogs. They were socially so inferior to him », 117) ; un « fardeau » qui
l’isole et lui impose la responsabilité de continuellement tenir son rang, maintenir son
image, au risque de voir ses « chiens » lui désobéir. En effet, l’équipage de Hook est
plusieurs fois mis sur la piste de la supercherie qu’est la supériorité de Hook – puisqu’elle
réside dans la construction d’un personnage qui se distingue par sa grande maîtrise de
111
codes sociaux apparemment hors de portée des membres de l’équipage et par son aspect
terrifiant de confiance en soi, que lui confère son appartenance à l’aristocratie.
'Have we been captained all this time by a codfish!' they muttered. 'It is
lowering to our pride.'
They were his dogs snapping at him, but, tragic figure though he had
become, he scarcely heeded them. Against such fearful evidence it was not
their belief in him that he needed, it was his own. He felt his ego slipping from
him. 'Don't desert me, bully,' he whispered hoarsely to it. (79-80)
To the pirates it was a voice crying that all the boys lay slain in the cabin;
and they were panic-stricken. Hook tried to hearten them; but like the dogs he
had made them they showed him their fangs, and he knew that if he took his
eyes off them now they would leap at him. (128)
Hook est un capitaine légitime tant qu’il maintient l’illusion de sa supériorité, mais dès
qu’elle est ébranlée, il court le risque de perdre l’adhésion de son équipage à son identité
de capitaine. L’autorité que lui accorde son sang sur les autres classes sociales dans le
monde réel ne s’applique pas à la piraterie, mais les pirates sont encore loin de prendre
conscience de leur propre appartenance à un groupe social contrôlé et oppressé par le
capitaine, qui réussit à chaque fois à récupérer leur confiance et leur attention en
manipulant leur manque de connaissances (Hook utilise les superstitions des pirates pour
rejeter l’origine du chaos qui règne sur le bateau à l’arrivée de Peter sur la présence de
Wendy plutôt que sur ses propres erreurs de gestion). La relation de Hook avec son origine
sociale est cependant conflictuelle, comme on le voit pendant son combat avec Peter
(« 'Now!' cried all the boys; but with a magnificent gesture Peter invited his opponent to
pick up his sword. Hook did so instantly, but with a tragic feeling that Peter was showing
good form”, 130). Une voix commente constamment les actions et attitudes de Hook, qui
devraient toutes correspondre à un idéal qu’il appelle « good form », mais qu’il ne peut
atteindre puisque la plus haute forme de cet idéal consisterait à ne pas savoir qu’on
l’incarne :
If Smee was lovable, what was it that made him so? A terrible answer
suddenly presented itself: 'Good form?'
112
Had the bo'sun good form without knowing it, which is the best form of
all?
He remembered that you have to prove you don't know you have it before
you are eligible for Pop.
With a cry of rage he raised his iron hand over Smee's head; but he did not
tear. What arrested him was this reflection:
'To claw a man because he is good form, what would that be?'
La notion de « good form » elle-même est complexe, voire absurde (“Peter did not know in
the least who or what he was, which is the very pinnacle of good form”, 130) puisqu’elle
conditionne le comportement des individus qui savent la reconnaître, et par cela même les
empêche d’envisager l’atteindre un jour. A travers la relation de Hook avec son équipage et
son obsession pour cet idéal inatteignable, l’auteur fait état d’une classe sociale dont
l’existence repose sur le maintien de traditions illogiques et fondées sur une différenciation
sociale arbitraire : il faut d’abord appartenir à la classe sociale concernée pour avoir accès
à la notion qui la définit (« good form »), bien que dans l’absolu il soit possible de
correspondre à l’idéal de cette classe sociale sans en avoir conscience, comme c’est le cas
de Smee ou Peter. Et si Hook ne parvient pas à prendre une autonomie totale par rapport à
cet idéal qui sert de norme à la classe sociale dont il est originaire, il s’oppose quand même
clairement au système qui autorise le maintien du système qui a produit cette classe
sociale, en faisant de « Down with the King ! » (120) le cri de ralliement des nouvelles
recrues pirates. Moins révolutionnaires, les garçons perdus pourtant attirés par la piraterie
(« there was at least some glamour in the pirate calling », 120) refusent de renier leur patrie
d’origine et son gouvernement, sous l’impulsion de Jonh, que l’on sait respectueux des
conventions sociales. Wendy, symbole de toutes les mères du continent, encourage ensuite
les garçons : « We hope our sons will die like English gentlemen » 121. Si elle ne donne
pas de précisions quant à ce en quoi consiste le fait d’être « English gentlemen », on voit
bien que l’appartenance à un pays, à une société, et donc l’adhésion à un système de
valeurs censé être représentatif de l’identité des citoyens de ce pays, revêt une importance
particulière pour ces enfants issus des classes moyennes de l’Angleterre du début du
XXème siècle. Au contraire, l’identité sociale de Hook sur l’île s’est construite en conflit
113
avec son identité sociale dans le monde réel, et il a peu d’intérêt à adhérer à un système qui
l’a conditionné à l’idéal absurde de « good form » que l’on a mentionné et qui l’empêche
de se libérer d’une norme qui lui permettrait enfin de venir à bout de son ennemi Peter ; et
d’autant moins qu’il pourrait bien être issu d’une lignée de sang royale que l’histoire
(history) a rendue sans-le-trône.
Parmi l’équipage du Jolly Rogers se trouvent de manière générale des scélérats de
carrière, à part l’un de membres, Starkey. Starkey se rapproche du monde réel en cela qu’il
était « usher in a private school» (49) avant de devenir pirate. Son rapport au monde de
l’éducation n’est pas rendu visible au cours de l’histoire, mais a le mérite de rappeler sur
l’île l’existence d’une classe sociale composée de travailleurs qui aspirent (ou plutôt, qui
ont les moyens d’aspirer) à se hisser sur l’échelle sociale et sortir de leur précédente
condition. C’est le cas de Mr. Darling, qui, avec sa femme, fournit de nombreux efforts
pour représenter sa famille comme appartenant à une classe sociale supérieure à celle à
laquelle il semble appartenir puisque, comme nous l’avons déjà dit, les Darling sont en
réalité pauvres. Cette pauvreté est relative, puisqu’elle ne les plonge pas dans la misère
économique et sociale, et correspond bien à cette classe moyenne qui émerge avec
l’industrialisation de l’économie : ils peuvent s’offrir les services d’une domestique, bien
qu’ils prétendent en avoir plus, et Mrs. Darling ou ses enfants n’ont pas à travailler pour
vivre. Mais les Darling sont coincés entre le désir de faire partie de la haute société et le
manque de moyens dont ils disposent pour y arriver, et cela conditionne leur
comportement, comme on le voit lorsque Mrs. Darling décide de ne pas pendre l’ombre de
Peter comme du linge à l’extérieur de la maison, ou toutes les fois où Mr. Darling se
demande ce que peuvent bien penser les voisins de leur chienne. Ce que l’on sait de la
position dans la société de Mr. Darling, c’est qu’il a reçu une forme d’éducation classique
(« ‘I am responsible for it all. I, George Darling, di dit. Mea Culpa, mea culpa.’ He has had
a classical education », 15) suffisante pour qu’il obtienne un emploi dans un bureau (« ‘I
can cut off my coffee at the office’ », 6), sans qu’on sache dans quel domaine il travaille
exactement. Il n’est en tous cas pas propriétaire de sa propre entreprise, et se rend au
bureau tous les jours. D’après le narrateur, “He was one of those deep ones who know
about stocks and shares. Of course no one really knows, but he quite seemed to know, and
he often said stocks were up and shares were down in a way that would have made any
woman respect him” (6). On peut donc voir Mr. Darling comme un personnage qui se
positionne comme rouage de la société capitaliste, puisqu’il est obligé de vendre sa force
de travail, quelle qu’elle soit, pour vivre. Finalement, l’aristocratie – Hook – est défaite par
114
sa propre absurdité, c’est-à-dire son besoin de se prouver supérieure aux autres quitte à
courir à sa perte – Peter et son indifférence totale pour les conventions sociales, alors que
la classe moyenne gagne en visibilité grâce à l’absurdité de la condition de ses membres,
qui peuvent encore faire ce qui est juste, moral et nécessaire (se punir de ne pas avoir fait
confiance à Nana, donner un toit aux enfants perdus) parce qu’ils n’obéissent pas aux
codes et aux exigences des classes sociales supérieures, dont ils aimeraient pourtant faire
partie. Dans le cas de Mr. Darling, c’est justement le fait qu’il se saisisse de sa condition
d’homme humble, au sens moral et au sens économique du terme, en se mettant à la place
de Nana, qui lui fait accéder à un statut social plus élevé. Si on peut être tenté d’y voir le
triomphe de la classe moyenne sur l’aristocratie et son mépris de classe, l’insistance de
l’auteur sur le besoin de Mr. Darling de se conformer à ses voisins (« he had a passion for
being exactly like his neighbours », 7) qui le rend médiocre par rapport à ses exploits
précédents (obtenir la main de Mrs. Darling en adoptant une méthode différente des autres
prétendants) ou futurs (être reconnu socialement grâce à ses voyages en niche) peut aussi
se traduire par une forme de refus de la modernité en tant que machine qui compresse les
individualités26 : Mr. Darling est récompensé pour ses excentricités par la reconnaissance
sociale (mariage et succès) qu’il brigue alors qu’il est puni pour son conformisme excessif
qui le pousse à ne pas faire confiance à Nana et à quitter la maison pour une fête en voyant
ses enfants lui échapper dès qu’on leur propose la possibilité d’une vie exceptionnelle.
Alors qu’on pouvait s’attendre à rencontrer, sur l’île, dans l’espace merveilleux et
grâce à celui-ci, des personnages décrits à travers un système de représentation différent de
celui qui conditionne l’identité des individus dans la réalité (pas seulement à Londres dans
la partie réaliste de l’histoire), il se trouve que ces personnages restent dépendants de ce
système, mis en place par l’auteur. Les correspondances entre des éléments apparemment
complètement différents, comme l’humanité et l’animalité par exemple, amorcent toutefois
la possibilité d’associer des attributs à des personnages de manière plus diverse que ce
système ne le permet habituellement. Pourtant, la plupart du temps dans Peter and Wendy,
26
Voir à ce sujet l’article « Dorian Gray, Dracula, Peter Pan : trois refus de la modernité » d’Isabelle
Cani via https://belphegor.revues.org/393. Le refus du temps qu’incarne Peter et sa jeunesse
éternelle pourrait bien être un refus du temps historique, du temps de l’auteur, et des modifications
que ce moment apporte à la société, dont les membres oscillent entre un individualisme excessif et
le conformisme d’un homme comme Mr. Darling.
115
ces associations alternatives renforcent en fait les hiérarchies déjà existantes entre les
notions que l’auteur semblait vouloir explorer de manière novatrice et déconstructiviste.
Les relations d’identité et d’opposition entre ces notions (ce qui est naturel et ce qui est
construit, l’humain, la chose et l’animal) ainsi que l’exploitation parfois équivoque des
stéréotypes liés au genre, à la race et à la classe sociale que fait l’auteur dans sa
construction des rapports entre les personnages et de leur identité ont le mérite de montrer
du doigt cet aspect justement construit des caractéristiques sociales et psychologiques (des
attributs catégoriels et personnels) qui sont attribuées à chaque personnage.
116
CONCLUSION
Les mécanismes qui régissent l’identité des personnages sont variés mais tous issus
de constructions arbitraires qui, malgré ce que l’histoire aime laisser à penser, ne peuvent
faire correspondre l’identité à quelque chose de naturel, mais qui reflète plutôt les codes
sociaux habituels – langage, stéréotypes de genre ou caricatures racistes, conventions
littéraires. Les personnages sont construits par l’auteur et façonnés par le narrateur comme
des êtres dont les caractéristiques auraient une origine naturelle et seront donc essentielles
à leur identité, alors que seuls l’aspect théâtral du roman et le statut ambigu du narrateur
garantissent que les caractéristiques supposées naturelles d’un personnages coïncident avec
la représentation de ce personnage. Le genre merveilleux met cependant en valeur les
manquements au respect des conventions sociales qui s’acharnent à vouloir illustrer une
idée erronée du naturel. Cela permet de remettre en question, dans une certaine mesure,
leur légitimité et de mettre en exergue leur absurdité. Si l’identité est construite comme un
donné naturel dans Peter and Wendy, les troubles à cet ordre naturel ne sont pas dénigrés
pour autant, voire même ils sont célébrés. Pourtant, l’anarchie de Hook reste confinée sur
l’île, la tribu des Piccaninny montre au lecteur blanc l’aspect raciste de ses représentations
mais n’accède pas au rang de peuple civilisé, et si Wendy permet au merveilleux de l’île de
faire des incursions dans sa vie, elle finit par grandir avec plaisir et à devenir mère et
épouse. Les formes de transgression des normes et des processus de normalisation n’ont
donc une présence légitime dans Peter and Wendy que tant qu’ils servent l’histoire ou
ajoutent au merveilleux et que les piliers fondamentaux de la société patriarcale blanche ne
sont pas mis en danger par la menace de personnages trop subversifs.
117
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Sources primaires
James Matthew Barrie, Peter, or The Boy Who Wouldn’t Grow Up (1904-1928), via guten-
berg.net.au (dernier accès le 05/06/17)
James Matthew Barrie, Peter in Kensington Gardens (1906), in Peter Pan, Penguin Books
2004
James Matthew Barrie, Peter and Wendy (1911), in Peter Pan, Penguin Books 2004
Sources secondaires
Bold Valentina et Nash Andrew. Gateway to the Modern: Resituating J. M. Barrie. Asso-
ciation for Scottish Literary Studies, 2014. 202p
Brookins Amelia. “Peter Pan and the Edwardians” via academia.edu (dernier accès le
12/06/2017)
Brunel Pierre. Dictionnaire des Mythes Littéraires. Edition du Rocher, Monaco, 1994.
1504p
Bugajska Anna. “Dream space vs. fantastic space in Peter Pan universe”, Jagiellonian
University, Cracow via academia.edu (dernier accès le 12/06/2017)
Budajska Anna. “Of Neverland and Young Adult Spaces in Contemporary Dystopias”,
Tischner European University, Cracow via academia.edu (dernier accès le 12/06/2017)
Chassagnol Monique. Peter Pan, Figure mythique. Paris : Editions Autrement, 2010
Frevert Ute et al. Learning How to Feel, Children’s Literature and Emotional Socializa-
tion, 1870-1970. Oxford University Press,
Dines, Gail et Humez, Jean M. Gender. Race, and Class in Media: A Text-Reader (2ème
éd.). SAGE, 2003
118
Goffman Erving. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), traduit de l'anglais
par Alain Kihm, coll. « Le Sens commun », Éditions de Minuit, 1975.
Kavey Allison B et Friedman Lester D. Second Star to the Right, Peter Pan in the Popular
Imagination. Rutgers Universit Press, New Brunswick, New Jersey, London, 2008. 292p
Kelley-Lainé Kathleen. Peter Pan ou l’Enfant Triste. Calmann-Lévy, 1992 (éd. 2005)
Lauer Camille Wolf-Fédida Mareike. « La figure de Peter Pan ou le refus du corps vécu :
de la clinique du vide dans la mélancolie », Champ psy 2014/2 (n° 66), p. 103-120.
Muñoz Corcuera Alfonso et Di Biase Elisa T. Barrie, Hook and Peter Pan: Studies in
Contemporary Myth; Estudios sobre un Mito Contemporaneo. Cambridge Scholars Pub-
lishing, 2012
Newton Michael. “Loitering in Neverland: the Strangeness of Peter Pan” (2011). via
theguardian.com (dernier accès le 12/06/2017)
Prusko Rachel. “Queering the Reading in Peter and Wendy” in Jeunesse : Young People,
Texts, Cultures, Vol. 4, Numéro 2, 2012, p. 107-126.
Rose Jacqueline. The Case of Peter Pan, or the Impossibility of Children’s Fiction. Uni-
versity of Pennsylvania Press, 1984. 181p
Shipley Heather E. “Fairies, Mermaids, Mothers, and Princesses: Sexual Difference and
Gender Roles in Peter Pan” in Studies in Gender & Sexuality, Apr-Jun 2012, Vol. 13 Issue
2, p145-159.
Stevenson Robert Louis. Pan’s Pipes. Roughton Mifflin Company, Boston, New York,
1878 (éd. 1910)
119
des enfants au cours du visionnage des longs métrages d'animation de Walt Disney », in
Myriam de Leonardis et al., L'enfant dans le lien social, ERES « Petite enfance et
parentalité », 2003, p. 125-131.
White Donna R. et Tarr Anita C. J.M. Barrie’s Peter Pan In and Out of Time : A Chil-
dren’s Classic at 100. Rowman & Littlefield, 2006. 339p
Wullschläger Jackie. Enfances rêvées, Alice, Peter Pan… nos nostalgies et nos tabous.
Paris : Editions Autrement, 1997 (traduction française)
120