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Langages

Auxiliation des noms d'action


MME Anne Daladier

Abstract
In various languages, such as French, which do not have nominal assertions, a specific auxiliation has taken place for nouns,
prepositions, adverbs and adjectives. This auxiliation has « grammaticalized » verbs, nouns and prepositions with aspectual,
causative and « modal » values which are complementary to those of the verbal auxiliation. The grammaticalized elements
involved in this auxiliation do not have a compositional lexical meaning, but a regular grammatical one, as in the verbal
auxiliation. Current linguistic formalisms are unable to represent the distribution properties of the elements entering this rich
auxiliation system. The analysis of its genesis in Indo-European languages makes it possible to understand its syntactic and
semantic role as well as its striking similarities in Romance and Germanic languages.

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Daladier Anne. Auxiliation des noms d'action. In: Langages, 33ᵉ année, n°135, 1999. Les auxiliaires : délimitation,
grammaticalisation et analyse. pp. 87-107 ;

doi : 10.3406/lgge.1999.2205

http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1999_num_33_135_2205

Document généré le 31/05/2016


Anne DALADIER
CNRS, ESA 7023

AUXILIATION DES NOMS D'ACTION

Introduction

Les « locutions verbales », dites aussi constructions à support de temps,


comme : Luc a de la pitié pour Léo, Luc est au désespoir, Cette nouvelle a plongé
Jean dans la consternation (voir les exemples (1), (1'), (2), (3), (8) et (9) de la
section 1 . ) , John gave a laugh, John had a laugh, concernent des milliers de noms .
Pour l'anglais, elles ont été signalées par Jespersen et leur importance mise en
évidence par Z. S. Harris, qui a décrit leur rôle aspectuel particulier dès 1964,
sans toutefois parvenir à une description syntaxique satisfaisante, ni dans son
cadre transformationnel, ni plus tard dans son cadre applicatif (voir Daladier
1996). L'opinion la plus répandue actuellement, à la suite des travaux de M. Gross
(1982), Cattell (1984), et Marantz (1997), est que ces constructions sont des
éléments d'un continuum d'expressions idiomatiques plus ou moins figées. Je
pense au contraire qu'elles constituent un système régulier et complexe d'auxilia-
tion spécifiquement nominale, où des verbes, des noms et des prépositions ont
perdu leur sens et leur structure syntaxique lexicale habituelle, pour grammati-
caliser de très anciennes ainsi que de nouvelles valeurs d'aspects et de « modes
d'action », complémentaires de celles de l'auxiliation verbale. Les constructions à
supports permettent d'asserter à des temps finis des éléments lexicaux prédicatifs
sans flexion de temps, en leur ajoutant leurs valeurs particulières. Au-delà des
valeurs des marques morphologiques de flexion de temps/mode, la grammaticali-
sation d'éléments lexicaux, et les contraintes distributionnelles particulières des
éléments qui entrent dans les deux systèmes d'auxiliation : celui des verbes et
surtout celui des éléments non conjugués du français, expriment une sémantique
plus riche qu'on ne l'admet généralement. La représentation de ces systèmes
d'auxiliation, qui ne peut se faire à partir des catégories d'insertion lexicales, ni à
partir de marques morphologiques, met en cause les formalismes syntaxiques
existants et à fortiori ce qu'il est convenu d'appeller « la » Sémantique Formelle.
L'auxiliation nominale s'est développée à la suite de la disparition de
l'assertion nominale dans les langues indo-européennes archaïques. Son extraordinaire
état d'élaboration, ainsi que son extension dans les langues romanes et
germaniques actuelles, méritent d'être appréhendés à l'intérieur d'une description globale
de l'évolution : des systèmes de conjugaison, des oppositions de voix verbales et
nominales et des propriétés de diathèse verbales et nominales ainsi également qu'à
l'intérieur de l'évolution qui va de l'expression indépendante d'une dizaine de
modes sur des assertions archaïques aux subordinations phrastiques à temps fini
et trois modes sous des milliers de verbes. Les conjugaisons verbales et nominales
d'une langue comme le français ne se réduisent pas à des ensembles de marques

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morphologiques auxquelles on pourrait associer quelques valeurs de temps, mode
et aspect. Derrière les morphologies de conjugaison foisonnantes des différentes
langues, comportant chacune une quantité de ruptures diachroniques et de
renouvellements irréguliers relativement à l'échelle de l'évolution, ce qui aboutit dans la
conjugaison des verbes français à une remarquable improductivité informative
des formes morphologiques, et derrière les systèmes d'auxiliation, se cachent les
opérations sous-jacentes à des formes historiques et typologiques
indoeuropéennes d'assertions. Les deux auxiliations, verbale et nominale,
apparaissent paradoxalement comme des systèmes d'information plus riches et plus régu-
Hers que les flexions de conjugaison. Faute de place, cette analyse ne pourra être
résumée ici que très sommairement. Je présenterai quelques-unes des propriétés
distributionnelles, syntaxiques et sémantiques de l'auxiliation des éléments non
verbaux en français actuel et indiquerai l'inadéquation des formalismes existants
pour l'appréhender.

1. Contraintes distributionnelles et propriétés des constructions auxi-


liant des noms

Dans différentes langues indo-européennes anciennes et actuelles, mais aussi


dans d'autres familles de langues telles que : coréen, japonais, langues dravidien-
nes, malgache, on observe la grammaticah'sation d'éléments lexicaux équivalents,
en particulier des équivalents des verbes : faire, donner, prendre, tenir, porter,
poser, passer, mettre, avoir, être, pousser, aller, venir, qui se construisent dans
certaines conditions avec des noms d'action г, notés V-n, et pour certains, qui se
construisent aussi dans d'autres conditions, avec des formes verbales (participes
ou infinitifs), sans que des phénomènes de contacts puissent être invoqués. Dans
les deux systèmes d'auxiliation, ces verbes sont susceptibles de supporter tout, ou
partie, d'une conjugaison de temps en ajoutant les valeurs aspectuelles qui leur
sont propres, comme dans : Luc (val allait/ #irait 2 1 #est allé) chanter. Luc (s 'est
mis/ se met/ s'était mis/ se mettra) à chanter, ou des valeurs modales d'obligation
ou optative comme dans : Luc a à chanter, Luc allait pour chanter quand. . . ou
encore une valeur causative : Luc a fait chanter Max.
L'auxiliation nominale et verbale implique tout au long de l'évolution la
grammaticalisation d'anciens éléments lexicaux, c'est-à-dire la perte de leurs
structures syntaxiques lexicales et de leurs valeurs lexicales et l'acquisition de

1. Par nom d'action, je désigne de façon générique des noms d'action, de sentiment ou d'événement,
qui ne sont pas nécessairement apparentés morphologiquement à un verbe. Pour la plupart d'entre eux, les
noms d'action peuvent avoir une interprétation de résultat de l'action (i) ou d'action (j) selon le choix
lexical et surtout syntaxique du verbe de niveau supérieur (Daladier (1997)) :
(i) Jean a publié sa démonstration de ce théorème.
(j) Sa démonstration de ce théorème dure depuis deux heures.
Les constructions à support, au sens où elles sont définies dans ce paragraphe et dans le suivant, conjuguent
avec les nuances d'aspect et de mode décrites ci-dessous l'interprétation processive des noms d'action :
(k) Luc a donné une démonstration de ce théorème.
2. L'interprétation d'aller comme auxiliaire de futur est ici impossible mais bien sûr celle d'aller
comme élément lexical de mouvement demeure.

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statuts syntaxiques propres d'opérateurs d'assertion des opérateurs 3 lexicaux.
Les opérateurs lexicaux et les opérateurs d'assertion font intervenir des formes
distinctes de compositionnalité.
En français, les verbes, noms et prépositions de l'auxiliation nominale se
construisent avec des noms mais aussi avec des adverbes, des prépositions et des
adjectifs. Les contraintes particulières des déterminants font partie de
l'information grammaticale de cette auxiliation. Je m'intéresserai ici à cinq types distribu-
tionnels de ces constructions :
(a) Nx V-sup Det V-n П (où Q représente une sélection quelconque d'arguments
du nom d'action et où V-sup est un verbe qui n'a pas de sens lexical indépendant de
V-n dans cette construction).
(1) Luc a fait une promesse à Jean. Luc a pris la décision de venir. Jean a pris
connaissance de cette question. Luc porte un jugement sévère sur cette tentative.
Ceci lui a porté chance. Luc a donné une démonstration de ce théorème. Luc a
poussé un soupir. Luc a posé une question à Jean. Ceci a mis un terme à la guerre.
Luc a mis de l'acharnement contre Max. Luc a passé une engueulade à Max. Luc a
tiré profit de ceci. Luc a prêté assistance à Max. Luc tient des discours étranges sur
cette question.
(a') IV1 V-sup (Det Ng de / Det') N П où Ng G { bout, brin, coup ï et Det' 6^0, le,
departitif '
(1') II a fait un brin de (causette I toilette I lecture). Il a fait un bout de chemin avec Luc.
Il a donné un coup (de balai I de main). Il (a I a pris) un bon coup (d'œill de
fourchette/ de crayon). Il afait (du vélo/ du violon/ de la route/ de la fièvre), II a (la
jaunisse/ de la fièvre).
Ces constructions constituent une variante des constructions de type (a) où ne
figure pas directement un nom d'action mais où l'opération sous-jacente à la
construction du nom élémentaire avec Ng et/ou avec un déterminant contraint
produit une interprétation d'action quantifiée ou d'action qualifiée de la
construction. Coup, bout, brin sont des opérateurs prenant une valeur aspectuelle ou
« modale » dans l'auxiliation des éléments non verbaux. Ils fournissent des noms
composés d'action ou de résultat de l'action à partir de noms élémentaires, les
intégrant alors avec une structure argumentale complète dans le système de
conjugaison des verbes supports. A partir de fourchette on peut former
l'expression nominale : le coup de fourchette de Jean ou l'assertion : Jean a un bon coup
de fourchette.

3. À la suite de Harris (1982), j'emploie la notion d'opérateur, qui ne fait pas intervenir de dissymétrie
entre les arguments à valeur de sujet et d'objet et qui n'est pas associée à une sémantique dénotationnelle,
et non la notion de « prédicat ». Cette notion d'opérateur ne fait pas non plus intervenir de catégories
abstraites auxiliaires. Pour Harris, les opérateurs sont des éléments lexicaux dont le sens dépend de celui
de leur(s) argument(s). Ils expriment un sens distributionnel et non référentiel. Par exemple manger n'a
pas un sens ontologique préexistant à son utilisation linguistique, son sens résulte de toutes ses possibilités
d'occurrence sur un couple d'arguments élémentaires, par exemple Luc mange un gâteau/ La barbe mange
le visage de Luc/ Luc mange ses mots. Les contraintes sur l'ordre des mots sont obtenues par des règles
additionnelles de « linéarisation » sur l'ordre applicatif des opérateurs (voir Daladier 1990). La notion
d'opérateur que j'utilise diffère cependant de celle de Harris, d'une part parce qu'elle s'applique
également à des fonctions grammaticales d'assertion, comme les auxiliations, et d'autre part parce qu'elle
autorise des relations de dépendance entre opérateurs plus complexes.

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(b) N est Prep Det V-n fi où Prep e i à, en, dans, sur, sous f
(2) La maison est en vente. Luc est en déplacement. Luc est dans la terreur qu'on le
dénonce. Luc est sous le choc de cette nouvelle. Luc est sur ses gardes. Luc est sur le
départ.
Le déterminant (0, le, son, un + modifieur selon le choix de la préposition) de ces
constructions est contraint et non figé. L'information grammaticalisée portée par le
déterminant ne peut être dissociée sémantiquement, et donc ici syntaxiquement, de
celle de la préposition. La préposition antéposée à l'opérateur nominal est
l'auxiliaire d'aspect et de mode d'action du nom, le verbe être n'étant ici qu'une copule.
Je reviens plus bas sur ce point et sur le fait plus général que les auxiliaires de noms
ne conjuguent pas ceux-ci, mais auxilient leurs valeurs aspectuelles et parfois aussi
ce que j'appelle le mode d'action. Par ailleurs, ces auxiliaires, lorsqu'ils ont une
morphologie verbale, ont les fonctions assertives de la copule : ils apportent un
temps et un indice de personne qui s'accorde avec le sujet linéaire de l'assertion,
qui n'est pas nécessairement le premier argument du nom dans les constructions (c)
ci-dessous. Dans cette fonction assertive qui les apparente à la copule, les
auxiliaires de noms de forme verbale sont de simples supports de temps. Dans leurs
fonctions aspectuelles et de mode d'action, ils excèdent cette fonction, ou y
échappent totalement, comme dans le cas des prépositions des constructions (b).
Ces prépositions ont d'intéressantes propriétés de diathèse pour certains
noms, dont l'interprétation sémantique est complémentaire de celles des
constructions 0-moyennes et se-moyenne de la conjugaison verbale. La maison s 'est vendue
n'a pas le sens de La maison a été en vente et # La maison se vend n'est pas
assertable hors contexte. On ne peut pas asserter avec un emploi moyen et non
réfléchi Luc se terrorise ou Luc se choque en regard des formes verbales
transitives : Qu'on le dénonce a terrorisé Luc. Cette nouvelle a choqué Luc alors qu'on a :
Luc est sous le choc et Luc est dans une terreur folle.
Dans la présente approche, l'interprétation syntaxique de ces propriétés de
diathèse de formes actives 4 se fait comme pour celles de la conjugaison verbale à
trois niveaux d'analyse (voir Daladier 1998). Les structures argumentâtes des
noms et des verbes, qui sont donc ici également leurs structures syntaxiques,
demeurent inchangées. Les modifications d'ordre des mots sont des propriétés de
linéarisation des structures applicatives sous l'application de certaines réductions
morphologiques. Ces réductions morphologiques sont liées aux opérations d'auxi-
liations. Les différentes valeurs de ces constructions à diathèse inversée, verbales
ou nominales, viennent des opérations grammaticales sous-jacentes aux deux
auxiliations, au sens non morphologique exposé ici. Par exemple, on ne peut pas
coordonner avec ellipse les emplois d'auxiliaires et les emplois lexicaux des mêmes
éléments morphologiques, sauf par jeu : #Luc a pris sa décision et son chapeau.
#Luc a blêmi dans sa colère et dans son fauteuil. #Luc va chanter et à Paris. #Luc
a chanté et un crayon.

4. En revanche, les changements de diathèse entre formes nominales et verbales, actives et passives,
correspondent à des structures distinctes. Les agents en par-passif sont des arguments de l'opérateur
prépositionnel par et non des arguments de l'opérateur verbal ou nominal (voir Daladier 1996).

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(с) N (V-sup/ Vmt) Prep Det V-n fi où PrepGï à, en, dans, sur, sous r et où Vmt
représente des verbes de mouvement à valeur de changement d'état, comme aller,
venir, conduire, se lancer, tomber, tourner, plonger, ou des verbes d'état, comme
rester, demeurer, se voir, se trouver, se tenir, dont certains sont également gram-
maticalisés comme auxiliaires d'infinitifs dans la conjugaison verbale (voir en
particulier Gaatone (1970) et infra).
(3) Luc a mis Marc en colère. Luc a mis Max au chant. Cette nouvelle a mis Luc sous le
choc. Luc tient Max à distance. Luc a donné ceci engage. Luc a pris Jean à témoin.
Luc est passé à l'attaque de la ville. Luc a cette solution en réserve. Ceci prête à
confusion pour nous. Luc tient Jean en grande estime. Luc tient la situation sous son
contrôle. Luc se tient sur ses gardes. Luc est venu à l'aide de Léo. Luc a pris Léo en
pitié. Ceci porte à conséquence pour nous. Luc a porté cette question à la
connaissance de Jean. Luc passe en jugement. Cet événement vient à l'aide de Luc. Cet
événement a tourné au désastre. Luc a tourné son chef en ridicule. Luc est tombé en
admiration devant ceci. Ceci est tombé dans l'oubli. Luc s 'est lancé à la découverte
de ceci. Luc se met à notre disposition. Ceci a plongé Luc dans la consternation.
Ceci a conduit Luc à une décision. Cette période touche à sa fin. Luc (se tient/ se
trouve/ demeure/ se met) à la disposition de Max. Luc s'est vu (en difficulté/ dans
l'obligation de réagir).
Dans ces constructions, on peut considérer que le verbe support auxilie la
préposition qui auxilie le nom d'action. Cette double auxiliation est d'une certaine façon
homologue à l'auxiliation d'être par avoir aux formes composées du passif, qui
produit des valeurs aspecto-temporelles particulières (voir plus bas). Les verbes
supports ne conjuguent 5 pas les noms d'action et ne conjuguent pas plus les
prépositions. Ils apportent l'information de leur propre conjugaison verbale, en
plus des informations combinées d'aspect et de mode d'action qui leur sont
spécifiques, comme auxiliaires de formes non conjuguées. Le fait que les verbes
supports soient conjugués est un élément essentiel de leur fonction assertive, ils
peuvent ainsi par exemple actualiser la relation entre un nom d'action et son
premier argument dans une phrase à verbe support active, mais ce n'est à mon
sens qu'un aspect secondaire de leurs propriétés spécifiques d'auxiliaires. En
revanche, la conjugaison de temps/aspect aux deux voix est une propriété
fondamentale de l'auxiliation verbale. Un temps peut être ajouté aux prépositions des
constructions (b) et donc indirectement au nom opérateur, par l'intermédiaire de
la copule, qui précisément n'est pas un auxiliaire parce qu'elle n'apporte que
l'information de temps. Les verbes supports et prépositions grammaticales des
constructions (c) comportent donc un opérateur syntaxique de plus que dans les
constructions (a) et (b).
Le point commun sémantique des différentes valeurs de ces constructions (c),
qui sont syntaxiquement actives, est le caractère souvent sémantiquement «
passif » de l'opérateur nominal vis-à-vis de l'objet ou d'un récipiendaire de l'action.

5. Dans de nombreuses langues indo-européennes, l'agglutination d'ancêtres des verbes supports à des
noms ou à des adjectifs a permis de constituer des formes conjuguées supplétives c'est-à-dire des verbes
transitifs et intransitifs à certains temps, voir Jasanoff (1978) et Daladier (à par.). Renou (1961) a montré
que sous une influence prakrite, le sanskrit classique a développé dans des textes narratifs l'emploi non
agglutiné de verbes supports avec des noms pour suppléer à la perte de l'aoriste.

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Dans certains cas, l'objet animé du nom est exprimé syntaxiquement comme sujet
actif de la construction : Luc dispose de Marc vs. Marc (se tient I s'est mis) à la
disposition de Luc, ce qui permet des nuances très subtiles sur l'expression des
procès exprimés par les racines lexicales. Marc a une interprétation à la fois
intentionnelle et passive vis-à-vis de l'action de Luc de disposer de lui.
La préposition antéposée à son opérateur nominal peut comme en (b) induire
un changement de diathèse, ce qui est à rapprocher du rôle des préverbes au
Moyen des verbes archaïques, par exemple dans (5) ci-dessous, et dans ce cas un
argument comme agence introduit par un opérateur de niveau supérieur,
prépositionnel ou causatif comme mettre, peut être interprété comme agent du nom
opérateur vente. L'argument à valeur d'agent du nom, s'il est non instancié
directement, peut être identifié anaphoriquement à l'argument d'un opérateur de
niveau supérieur, comme dans le cas des « projections anaphoriques » induites
par les verbes à complétive sur le « sujet » d'un infinitif ou d'un nom opérateur.
Mais comme dans le cas général des projections anaphoriques appliquées à un nom
et non à un infinitif, l'identification anaphorique n'est pas obligatoire, et
l'argument à valeur d'agent n'est pas un argument du prédicat, comme le montre (7) où
vente a deux agents putatifs mais pas d'argument de rang zéro (i.e. de sujet
syntaxique) :
(4) Cette agence vend la maison.
(5) La maison est en 0t vente à cette agence^ . .
(6) Cette agencei a mis la maison en 0{ inf\ }t vente.
I

(7) Luc a mis la maison en 0 ? vente à cette agence.


(d) Det V-n П (a été V-sup/se V-sup/ se Vmt/ V-sup Ng) (Adv / Prep N/ 0)
Ng G i lieu, place f
(8) La description de Luc de ce voyage (a déjà été faite/ s 'est faite en plusieurs étapes/
s 'est tenue ici/ /s 'est déroulée hier I s 'est passée très vite I a eu lieu chez lui I a déjà
pris place). La description de Luc de ce paysage (a eu lieu/ se fera).
Dans ces constructions, les supports auxilient des adverbes ou des opérateurs
prépositionnels (i.e. « circonstanciels ») qui opèrent sur des nominalisations ou
encore font du nom d'action instancié ou du « circonstanciel », préposition ou
adverbe, opérant sur le nom instancié, une assertion. Autrement dit, ils auxilient
la relation argumentale adverbe / nom (ce nom pouvant recevoir une
interprétation d'action ou d'événement ou de résultat de l'action) et non la relation entre le
nom opérateur et ses arguments, comme c'est le cas dans les constructions de type
(a) ou (b) ou (c). Luc a fait une promenade hier est une construction (a), tandis
que : la promenade de Luc s'est déroulée hier est une construction (d).
(e) IV est Prep Ng Det V-n П ou Det V-n П Prep Ng ou N V-sup Prep Ng V-n fi
Ng G i voie, point, lieu, place f
(9) Cette maison est en voie d'achèvement. L'achèvement de cette maison est en bonne
voie. Cette décision a mis l'achèvement de cette maison en bonne voie. Ce théorème
est sur le point d'une démonstration. Cette démonstration est au point. Luc met
cette démonstration au point. La présentation de ce résultat est en place. On a mis
en place la présentation de ce résultat. La présentation de ce résultat a pris place.

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Un certain nombre de verbes et de combinaisons de verbes et prépositions, qui
auxilient des noms d'action, ont d'autres emplois grammaticaux comme
auxiliaires de verbes à l'infinitif ou au participe passé. Par exemple, tenir, aller, venir,
trouver, voir et les combinaisons de avoir, mettre, donner, tenir, prêter avec à :
(10) Luc est tenu de se taire. Luc (est/ s'est vu/ s'est trouvé) accusé d'espionnage. Luc
s 'est vu (mis/ mettre) en cause.
Luc vient de démontrer ce théorème. Luc va démontrer ce théorème.
(11) Cet événement donne à penser. Ceci prête à réfléchir. Luc tient à venir. Luc a à
travailler. Luc en est venu à démontrer ce théorème.
Certaines formes auxilient spécifiquement une forme verbale, comme : Luc a à
travailler mais #Luc a à un travail. D'autres auxilient spécifiquement un nom, ce
qui est le cas le plus fréquent. Un auxiliaire de forme verbale peut aussi très
généralement auxilier une construction à support : Luc (a à/fait/ est tenu de) faire
un travail. D'autres formes peuvent se construire en alternance avec une forme
verbale ou nominale, selon son choix lexical. Les deux emplois grammaticaux
présentent généralement des nuances régulières dans leurs interprétations
sémantiques, qui tiennent aux valeurs aspectuelles des formes verbales ou nominales du
procès :
(12) 11 s 'est mis à décrire ce phénomène. Il s 'est mis à la description de ce phénomène.
Jean a mis Luc à travailler sur cette question. Jean a mis Luc au travail.
(13) II va rencontrer des difficultés. Il va à la rencontre de difficultés.
(14) II a fait réussir Paul. Il a fait la réussite de Paul.
Luc fait (se) désespérer ses parents. Luc fait le désespoir de ses parents.
(15) # Luc s 'est (vu I trouvé) désespéré. Luc s 'est (vu I trouvé) au désespoir.
On retrouve les noms grammaticalisés point, lieu et voie dans des locutions de
l'auxiliation verbale, auxquels on doit associer les déverbaux train (de trainer) et
passe :
(16) Luc est en train de guérir. Luc est sur le point de démontrer ce théorème. Luc est en
passe de guérir. Luc a lieu de croire Jean.
Les expressions à nom grammaticalisé train et point, qu'on pourrait croire
syntaxiquement marginales, suppléent en français de façon régulière à
l'expression aspectuelle de différents « présents » d'usage très courant, alors que cette
expression aspectuelle est intégrée dans la flexion verbale dans d'autres langues,
(comme le présent progressif en is + gérondif anglais). Voie, point, train, lieu,
place ont un rôle syntaxique différent des noms comme coup, bout, brin.
Contrairement à coup, bout, brin, les noms voie, point, train, lieu, place, ne fournissent
pas de nouvelles structures argumentâtes lexicales, on n'a pas #une place de
démonstration hier. Leur rôle opérateur est strictement interne à l'auxiliation. De
la même façon, les prépositions pré-opérateurs des constructions de type (b) ou (c)
n'apparaissent jamais dans les nominalisations. Leur rôle opérateur est localisé à
l'auxiliation nominale.

Les contraintes distributionnelles et propriétés aspectuelles des constructions


de type (a), (a') ont été étudiées à la suite de Harris (1964) notamment par :
Daladier, Giry, G. Gross, M. Gross, Meunier, Vives, celles de type (b) par Négroni
et Danlos, dans différents ouvrages et articles dès la fin des années 70, dont on

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trouvera les références dans le numéro 121, consacré aux supports, de la revue
Langages. Faute d'une représentation predicative non lexicale, ces constructions
n'ont jamais été considérées comme la clef d'un système d'auxiliation spécifique.
La richesse des formes de composition syntaxique de cette auxiliation (formes (a)
à (d)) n'a jamais non plus été examinée.
Voici résumés quelques-uns des arguments montrant que les nominalisations
ne peuvent être considérées comme des variantes réduites de constructions à
supports, ni les supports comme des éléments « légers » n'apportant qu'une
morphologie de conjugaison :
— La valeur aspectuelle ou modale des constructions à supports n'est pas
interne aux noms opérateurs et leur information n'est pas plus réductible que celle
des auxiliaires de la conjugaison verbale.
— Dans la plupart des cas, les constructions à support ne sont pas associées à
des prédications nominales conservant les mêmes éléments (selon les tables
exhaustives de constructions nominales de chacun des principaux verbes supports) :
(17) Luc fait le désespoir de ses parents/ # Son désespoir de ses parents/ Leur désespoir
(18) Cet événement donne du courage à Léo/ #Son courage à Léo/ Son courage
Dans certaines constructions, l'auxiliation nominale ajoute un argument, parfois
deux, à l'assertion par rapport à la structure argumentale des noms. Ceci est
indépendant des arguments introduits par des opérateurs lexicaux
prépositionnels (Daladier 1996).
— Les analyses de l'insertion des nominalisations sous des opérateurs de
niveaux supérieurs à partir d'une relativation ou d'une complétivation, faisant
intervenir une phrase à verbe support réduite, sont formellement incohérentes
(Daladier 1996).
— Les distributions des constructions à support passives et des
nominalisations passives 6 sont disjointes (La décision de partir a été prise par Luc, Un
atterrissage a été fait par Luc. mais : # L'atterrissage par Luc. . . , #La décision de
partir par Luc. . .)
— Des centaines de constructions à supports avec mettre et prendre sont
elles-mêmes nominalisables (La prise du pouvoir par Louis XV. . . La mise en vente
de cette maison. . .). On ne peut supposer que les nominalisations de supports sont
elles-mêmes des formes réduites de constructions à supports, ce qui impliquerait
une régression infinie des réductions.
— L'extraordinaire richesse de la sémantique des supports, et des types
mêmes de constructions à support, est sans doute le point le plus important et le
plus mal expliqué. Cette sémantique combine des valeurs aspectuelles et
différentes valeurs relatives au « mode d'action », comme le caractère affecté ou non d'un

6. Il existe un emploi de par-auteur distinct du par-passif, par exemple : Le portrait d'une aïeule à elle,
par Titien. Le tour de France par deux enfants. Ce par-auteur a un emploi avec des noms ou des verbes
actifs, qui précède diachroniquement l'emploi du par (>per)-passif, comme Ьу (>Ы) en anglais et comme
l'instrumental dans différentes langues indo-européennes. J'analyse cette distinction pour les
nominalisations dans Daladier (1996).

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argument à valeur d'objet ou encore le caractère intentionnel ou non d'un sujet,
dont on peut donner une idée intuitive à partir d'alternances de constructions sur
un même opérateur nominal :
(19) Luc n'a eu qu'un regardpour ce tableau I il a porté son regard sur ce tableau I il a
posé son regard sur ce tableau I il a jeté un regard sur ce tableau/ il a lancé un
regard à (#ce tableau/ Luc).
(20) Le regard de Luc s 'est (porté/ posé/ #jeté) sur ce tableau I Un regard nouveau a été
(posé/ porté/ jeté) sur ce tableau.
(21) Luc (est en retard/ a du retard/ a pris du retard/ ? a mis un certain retard dans sa
réponse/ # a mis un certain retard dans son arrivée).
Pour un même opérateur passion, les constructions à support au moyen ou au
passif permettent d'exprimer des modes et des aspects dans la façon d'éprouver ce
sentiment, que les conjugaisons de se passionner ou d'être passionné n'expriment
pas. Ainsi on ne peut pas « agir » transitivement un sentiment mais on peut le
mettre en action, ou le prendre en charge, de façon plus ou moins volontaire du
point de vue d'un sujet animé :
(22) Luc (s 'est pris/ a été pris) de passion pour le sanskrit.
(23) Luc met de la passion dans l'étude du sanskrit I Luc a la passion du sanskrit I Luc
a une passion pour le sanskrit.
(24) Cette situation a (paniqué /désespéré /inquiété/ passionné) Luc.
Cette situation a mis Luc (au désespoir/ #à la panique/ # à l'inquiétude/ #à la
passion) .
Cette situation a plongé Luc dans (le désespoir I la panique I l'inquiétude/ # la
passion).
La distribution en partie complémentaire de être pris de et de se prendre de fait
une subtile distinction psychologique entre différents sentiments :
(25) Luc a été pris de (colère /désespoir /panique /pitié /compassion /fou-rire/
tremblements /jalousie /haine /sanglots /vertige /regrets /passion) devant cette situation.
(26) # Luc s'est pris de (colère /désespoir /panique /fou-rire /tremblements /jalousie
/sanglots /vertige /regrets) pour Luc.
(27) Luc s'est pris de (pitié/compassion/haine/passion) pour Eve.
Les constructions à supports peuvent intransitiver ou transitiver un procès
nominal par rapport au procès verbal :
(28) Cette voiture est en réparation (on répare cette voiture) ; La crise a mis Luc au
chômage (Luc chôme)
Les procès nominaux peuvent ainsi mettre en jeu de multiples combinaisons
ordonnées d'arguments sous des formes actives, transitives ou moyennes, de
supports :
(29) Luc dispose d'un chauffeur. Un chauffeur (est I se tient I s 'est mis) à la disposition
de Luc. On a mis un chauffeur à la disposition de Luc.
Certaines de ces constructions sont soumises à des contraintes d'a-
intentionnalité :
(30) (Luc/ cette solution) avantage Max (# Luc I cette solution) est à l'avantage de Max
Enfin, parmi les valeurs de mode d'action, F auxiliation à support grammaticalise
des valeurs particulières de possibilité, d'éventuaUté ou d'obligation :
(31) Les étudiants sont tenus à la concision.

95
(32) Luc est porté à la (violence/boisson/avarice/bavardage) Ф Luc peut être
(violent/avare/ bavard).
Les valeurs duratives, statives ou inchoatives peuvent se combiner dans une
expression intransitive ou causative, qui peut être conjuguée :
Luc travaille ^ Luc est au travail I Luc (se metl s 'était mis I s 'est mis/ se mettra) au
travail.
(33) Jean a écarté Luc Ф Jean a (tenu/mis) Luc à l'écart.
(34) Luc a fait connaître ce problème à Jean Ф Luc a porté ce problème à la
connaissance de Jean.
(35) Luc a fait marcher le moteur Ф Luc a (mis I tenu) le moteur en marche.
(36) Luc a fait travailler Jean Ф Luc a (mis I maintenu) Luc au travail.
On trouve également comme un renouvellement de très anciens procédés, certains
emplois des supports en construction avec un adjectif en position adverbiale, ce
qui élargit encore le spectre des valeurs de l'auxiliation des infinitifs et des noms :
(37) Luc a (tenu/ mis) le poulet au chaud /Luc a fait chauffer le poulet/ Luc a mis le
poulet à chauffer

2. Quelques faits indo-européens à propos de la formation d'auxilia-


tions verbales et nominales en plus des flexions de conjugaison

On peut retracer les sens, à l'origine très concrets, des verbes ou autres
éléments qui ont acquis un emploi dans l'auxiliation verbale ou nominale. On
trouve des équivalents de respirer, germer, (s ') asseoir, (se) placer, (se) mouvoir,
être debout, embrasser, porter, naître, tomber, voir. Whitney (1878) fait remonter
le sens primitif de la racine de asti « être » au sens concret de respirer et celui de
bhu à germer, pousser au sens d'une plante. En fonction d'auxiliaire, et dans
différentes langues, certaines formes de bhu viennent s'opposer à certains temps
aux formes de *H1es, par exemple au futur de asti en gâthique ou au passé perfectif
en vieux slave ou encore en latin où. fui est le perfectum correspondant à l'infectum
sum, également en français au passé simple et au subjonctif passé : fut, furent,
fussent.
L'évolution des emplois lexicaux puis grammaticaux de habeo traitée par
Ernout et Meillet (1951) est significative ; d'abord « saisir », « tenir » et « se
tenir », « être tenu », « passer pour » « se porter (bien ou mal) » puis «
posséder », « occuper » et finalement « avoir » dans plusieurs sens grammaticaux.
Whitney (1878) a été le premier à analyser la façon dont se constitue l'emploi
A"1 avoir comme auxiliaire de verbe pour constituer des parfaits actifs et des futurs
actifs à partir de formes d'origine moyenne, dans différentes langues.
L'intégration grammaticalisée d'avoir dans la conjugaison verbale peut se
gloser par : J'ai une pomme de mangée — > J'ai mangé une pomme. Vendryes
(1937) montre que les langues indo-européennes ont grammaticalisé des verbes de
sens différents à l'origine mais qui ont fini par exprimer une idée de possession
dans leurs emplois d'auxiliaires. Le hittite et le sogdien ont créé un emploi
d'auxiliaire à partir de verbes signifiant d'abord « tenir », « saisir » puis «
posséder » dans un sens grammatical : « peu à peu, l'idée de possession a englobé tout
ce qui est relatif au sujet. Celui-ci, grâce au verbe avoir, indique la part qu'il prend

96
au procès ». Le hittite a grammaticalisé le verbe hark « tenir » pour se constituer
un parfait périphrastique à la voix active. Le même élément a été réutilisé dans des
formes d'auxiliation nominale. Benveniste (1962) consacre un chapitre à deux
séries d'emplois du verbe hark. Hark s'emploie avec des valeurs d'imparfait et de
prétérit comme auxiliaire de formes participiales. Pour exprimer un passé
accompli, hark- se construit avec le participe au nominatif-accusatif neutre. Boley
(1984) montre que des constructions similaires à celles de hark- existent pour
d'autres langues indo-européennes archaïques et notamment pour l'avestique, où
elles ont également servi à constituer un parfait dans leurs emplois avec des formes
participiales. Hark se construit avec une valeur durative 7 avec des noms d'action
et des assertions adverbiales. Le hittite a grammaticalisé hark dans des
constructions à double datif, en alternance avec l'occurrence en position attributive du
prédicat nominal (voir plus bas). Le sanskrit a également grammaticalisé un
équivalent de « se tenir », stha, dans cette fonction de support de noms-infinitifs
au datif mais il a utilisé kr « faire » puis asti et bhu « être » , « devenir » pour se
constituer des parfaits périphrastiques actifs, voir Renou (1961).
L'emploi de formes participiales ou nominales avec kr, asti et bhu s'est
considérablement développé, soit pour suppléer à des verbes où ces verbes sont
agglutinés à des noms et deviennent de simples flexions verbales, soit en classique
pour auxilier des noms par rapport auxquels ils conservent une relative
autonomie, et grammaticalisent des valeurs complémentaires de celles de la conjugaison
verbale.

Dans l'auxiliation verbale, la grammaticalisation de valeurs modales s'est


continûment réduite au profit de l'expression du temps, au cours de l'évolution
des langues indo-européennes. L'histoire de verbes conjuguant des noms peut se
retracer dès le sanskrit védique et le hittite, mais cette conjugaison se développe
avec la disparition de l'assertion nominale. On doit lui associer les constructions
archaïques « à double datif » et infinitif déjà répandues en hittite, sanskrit, grec,
langues slaves et baltiques, à une période où les infinitifs sont encore des formes
nominales .
Dans la plupart des langues indo-européennes, il existe une forme productive
de constructions à double datif, que je propose de considérer comme ancêtres de
l'auxiliation nominale dans les constructions de type (b) ou (c). Ces constructions
sont particulièrement productives en latin mais on les trouve aussi en hittite, en
grec et dans les langues slaves et baltiques. Ces constructions ont été étudiées
exhaustivement en védique par Renou (1937) qui les recense notamment après des
verbes exprimant un désir, une aptitude, une requête et où le datif du nom-infinitif
lui donne une valeur finale, ce qui n'est qu'une extension du sens ordinaire de
destinataire du datif. Renou indique aussi des emplois fréquents de double datif
analogues à nos constructions (c) et (d) : dans des positions attributives avec as et

7. Très curieusement, le français a réinventé des emplois grammaticalisés duratifs de tenir,


éventuellement associés morphologiquement à l'idée d'origine de tenir avec la main, notamment en construction
avec des noms : (main)tenir une promesse, (main)tenir une déclaration, (main)tenir un raisonnement,
(main)tenir un contrôle, (main)tenir une correspondance. Cette valeur durative de tenir prévaut aussi
dans l'auxiliation verbale : il tient la tête inclinée.

97
bhu « être » ou sans copule, après des verbes de mouvement et après les verbes
« décolorés » stha « se tenir » et kr« faire ». La valeur finale du nom-infinitif est
conservée avec les verbes de mouvement, on la retrouve aussi en latin et en
français. En position attributive, le nom-infinitif au datif prend une valeur
inchoative ou stative avec une valeur finale plus ou moins marquée, comme en latin
et comme les noms d'action combinés à une préposition à ou en préposée et la
copule en français. Whitney (1879) montre également qu'en position attributive
dans une phrase négative, il prend une valeur modale voisine de on ne peut pas ou
on ne doit pas + nom-infinitif ; fer ajoute une valeur causative, que le français
exprimerait avec mettre ou rendre dans la construction nominale et faire dans sa
construction verbale.
La valeur causative apportée par la « retransitivation » de certaines
constructions (c) rejoint la valeur finale initiale des constructions à double datif du sanskrit
védique et du latin. Mais on peut aussi comparer cette forme de transitivation à
valeur causative dans des constructions actives aux premières formations de
présents transitifs actifs à sens causatif, correspondant à des présents Moyens
dans les langues indo-européennes archaïques.
Les systèmes d'auxiliation reflètent un aspect du sens linguistique qui,
typiquement, n'est pas référentiel. L'expression des informations de temps, aspects,
« modes » ne cessent de refondre à la fois leurs moyens d'expression et leur
contenu d'expression, au cours de l'évolution des langues. Certains éléments
lexicaux se grammaticalisent puis sont perçus comme des marques
morphologiques (par exemple des flexions de conjugaison archaïques contiennent des
éléments pronominaux) qui, à leur tour, cèdent la place à des contraintes syntaxiques
(par exemple l'opposition verbale actif/passif en français n'utilise pas
d'opposition morphologique comme dans l'opposition archaïque Actif/Moyen mais une
opposition d'auxiliaires). Je fais ainsi l'hypothèse qu'en français les oppositions
de voix verbales et nominales, bien qu'elles ne soient plus directement portées par
des marques morphologiques, continuent à jouer un rôle syntaxique et sémantique
fondamental dans la conjugaison verbale mais aussi dans les structures
argumentâtes des noms d'action ainsi que dans l'auxiliation de type (a) et (d). L'auxiliation
de type (b) remonte à un mécanisme très primitif d'expression « oblique » de
structures argumentâtes en hittite, mécanisme précédant l'introduction d'une
opposition de voix Actif/ Moyen, que le sanskrit védique et surtout le latin ont non
seulement conservée mais développée avec des constructions analogues au type
(c), parallèlement au développement de structures argumentales directes.

3. Auxiliaires de noms et de verbes, copule et opérateurs lexicaux


(modaux et aspectuels) : deux hiérarchies distinctes de types
syntaxiques d'opérateurs.

3.1. Opérateurs lexicaux vs auxiliaires


L'auxiliation est soumise à des contraintes syntaxiques. De même que la
conjugaison s'applique en tout ou en partie aux auxiliaires de verbes et aux
auxiliaires de noms, les auxiliaires de verbes auxilient les auxiliaires de noms. Par
exemple :

98
(38) Luc va donner une démonstration, Luc va mettre Max en difficulté, Luc est en
train de donner une démonstration, Luc s 'est mis à donner une démonstration,
Luc s 'est mis à mettre en doute les propos de Max. Luc a fait mettre la maison en
vente.
Les auxiliaires des constructions de type (a), (c), (d), (e) ne s'auxilient pas entre
eux. Les verbes grammaticalisés « causatifs », dans les constructions sur un
infinitif comme faire et donner et sur un nom dans les constructions de type (c),
sont considérés ici comme une variété d'auxiliaires. Ils ont cependant deux
propriétés particulières : (i) ils introduisent leur propre argument élémentaire
par rapport à l'opérateur verbal ou nominal qu'ils auxilient ; (ii) ils peuvent être
auxiliés par différents auxiliaires, qui, si l'on peut dire, les « conjuguent » à
différents aspects ou modes, comme :
(39) Luc (est en train del val s 'est mis à/ a à) faire venir des romans indiens.
(40) Luc (est en train de I va I a à) porter cette information à la connaissance de Max.
Dans l'auxiliation nominale, les prépositions pré-opérateurs des constructions (b)
peuvent porter un temps par l'intermédiaire de la copule ou dans certaines
conditions distributionnelles être elles-mêmes auxiliées par des supports dans les
constructions (c). Dans l'auxiliation des verbes, avoir auxilie être (il a été mangé)
et avoir peut auxilier avoir (quand il a eu fini. . .). L'auxiliation d'un auxiliaire par
un auxiliaire appartenant tous deux au système d'auxiliation nominale ou tous
deux au système d'auxiliation verbale se limite à ces trois situations. Les
combinaisons d'opérateurs lexicaux ne subissent pas ces contraintes.
Les verbes comme pouvoir, devoir, commencer de la table 1 de M. Gross
(1975), qui se construisent avec une infinitive (mais sans complétive associée
contrairement à des verbes comme vouloir ou attendre), et pour beaucoup d'entre
eux avec une nominalisation (Luc a commencé à démontrer ce théorème/ Luc a
commencé la démonstration de ce théorème), dont ils ont obligatoirement le même
agent, sont souvent considérés comme des auxiliaires. Ceci me semble inadéquat 8
du fait de leurs propriétés de constructions syntaxiques et sémantiques avec
l'élément phrastique, qui les distinguent des véritables auxiliaires. Ils apportent
un sens lexical, indépendant de celui du verbe avec lequel ils se construisent.
Contrairement aux emplois d'auxiliaires dans la conjugaison verbale d'être et
d'avoir ainsi qu'aux emplois de support des verbes des constructions de type (a),
(b), (c), (d), ils peuvent se combiner entre eux avec des restrictions de sélection
lexicales ordinaires, avant d'opérer sur l'infinitive (ii commence à pouvoir
envisager de travailler mais : #il a porté d'avoir un regard sur Luc), aux restrictions
de sélection lexicales près (? Il commence à avoir gagné le gros lot). Ces propriétés
combinatoires correspondent au caractère lexical de leur statut d'opérateur : leur
sens lexical opère soit directement sur l'infinitif, soit est combiné au sens d'autres

8. À l'exception de quelques verbes grammaticalisés figurant dans cette table comme : aller dans son
emploi exprimant un futur (Luc va bientôt venir), se mettre à, avoir à... Ces quelques verbes n'ont
justement pas les propriétés combinatoires des verbes lexicaux de la table 1 : Luc doit aller venir, Luc
envisage d'aller venir et sont considérés ici comme de véritables auxiliaires. Lamiroy (1994) analyse
d'intéressants exemples en espagnol de verbes grammaticalisés à sens modal ayant les propriétés
combinatoires lexicales des verbes de la table 1. En français, les valeurs modales de verbes grammaticalisés sont
fréquentes dans l'auxiliation nominale ; quoique rares, elles ne sont cependant pas absentes de
l'auxiliation verbale en français, au sens où l'auxiliation est définie ici.

99
« semi-auxiliaires ». Ces opérateurs lexicaux, dits semi-auxiliaires, sélectionnent
un autre semi-auxiliaire ou une infinitive comme argument. Les auxiliaires ne sont
pas des opérateurs lexicaux mais des opérateurs d'assertion des opérateurs
lexicaux. La copule et les morphèmes de conjugaison entrent dans la composition de
certains de ces opérateurs.
On peut interpréter ce qui rend les semi-auxiliaires particuliers syntaxique-
ment, comme n'étant pas d'induire une propriété de coréférence obligatoire entre
leur « sujet » et celui de l'infinitif, ce qui est aussi le cas de nombreux verbes
comme promettre quand ils opèrent sur un verbe sans temps fini, mais de ne pas
avoir d'argument élémentaire à interprétation d'agent et de lier leur
interprétation à celle du sujet de leur argument. On peut représenter ces verbes comme des
opérateurs lexicaux ayant par ailleurs la propriété d'indexation des opérateurs
assertifs, ce qui les apparente, comme on le verra plus bas et selon la définition qui
leur sera donnée ici, aux auxiliaires. Comme opérateur lexical, ils ont un seul
argument, phrastique, leur « sujet » apparent étant en réalité l'argument de
l'infinitif ou l'argument d'une nominalisation qui, pour des raisons en partie
morphologiques, ne s'exprime pas en construction directe avec lui dans la forme
linéaire de la phrase.
On peut analyser l'exclusion par les semi-auxiliaires d'une complétive dans la
position linéaire de l'infinitive, comme une propriété de linéarisation : le verbe
conjugué d'une complétive doit se construire linéairement avec l'argument à
valeur de sujet du verbe et ce dernier ne peut être instancié deux fois : #Luc peut
qu'il vienne ; #Luc commence à ce qu'il travaille. Ainsi, les semi-auxiliaires
peuvent se construire avec un argument à temps conjugué dans une construction
impersonnelle pour ceux d'entre eux qui admettent un emploi se-moyen :
(41) II se peut que Luc vienne. Il peut s'envisager que Luc vienne.
Dans cette configuration, le contenu lexical modal ou aspectuel de l'opérateur de
niveau supérieur, semi- auxiliaire, n'est pas assumé par le sujet de la complétive et
les exemples (41) et (42), quoique apparentés sémantiquement, ne sont pas
identiques :
(42) Luc (peut/ peut envisager de) venir.
Il existe par ailleurs d'autres verbes, parmi ceux qui entrent dans la double
construction : Qu P V prep N1 et II V prep N1 Qu P, ayant la propriété de se
construire sans argument élémentaire avec un argument phrastique. Ces verbes
sont de véritables impersonnels au sens où ils ne lient pas obligatoirement leur
interprétation à celle du sujet de leur argument et admettent une construction
impersonnelle sans devoir se mettre au moyen :
(43) II (apparaît/ semble/ est advenu/ arrive/ est survenu) que Luc chante.
Certains de ces verbes admettent cependant une « montée » du sujet de leur
argument dans la position linéaire de sujet de l'énoncé, si celui-ci est une infinitive,
avec la propriété des verbes dits semi-auxiliaires, qui se construisent avec une
infinitive mais pas avec une complétive, de Her leur interprétation à celle de leur
argument, donc là aussi avec une parenté de sens qui n'est cependant pas une
identité, entre (43) et (44) :
(44) Luc (semble I paraît/ arrive à) chanter.

100
Comme dans les exemples (41), (42), les exemples (43), (44) font intervenir une
différence de portée de la modalité exprimée par le verbe de niveau supérieur sur
le sujet de la complétive ou sur le sujet de la phrase. Dans : Jean semble chanter,
Jean occupe une position linéaire de sujet mais n'assume pas obligatoirement le
rôle sémantique de sujet de la modalité sembler alors qu'il assume obligatoirement
ce rôle pour chanter. La modalité peut exprimer le point de vue subjectif implicite
du locuteur ou d'une autre personne du contexte, qu'il est possible d'expliciter
par un datif : il (me/ lui) semble que Luc chante. Cependant, (44) admet une
interprétation où Luc participe activement à la modalité en en étant le sujet
intentionnel, il fait semblant de chanter. Dans : II semble que Jean chante, la
modalité n'exprime que le point de vue du locuteur ou d'une tierce personne qui
pourrait figurer obliquement au datif.

3.2. Copule vs auxiliaires

Dans les constructions à préposition pré-opérateur de type (b), être n'est pas
un verbe support (i.e. un auxiliaire) mais la copule. Il apporte une flexion de temps
et une référenciation de l'opérateur lexical nominal à l'assertion, mais aucune
information aspectuelle ou modale sur cet opérateur lexical, qui est apportée par
la préposition pré-opérateur. Les restrictions distributionnelles sur les noms sont
également portées par ces prépositions, comme c'est le cas pour le choix des verbes
supports dans les constructions de type (a) et (a'). La notion d'assertion nominale
ayant disparu en français, « être » copule peut porter un temps ou ne pas
apparaître si figure un verbe support ou un verbe lexicalement plein de niveau
supérieur :
(45) Cette solution (est/ était/ sera) en réserve. Il (met/ tient) cette solution en réserve.
Il a choisi la solution en réserve.
Contrairement à l'argumentation de Couquaux (1979), reprise et développée par
Abeille et Godard (1996), être n'est pas une copule dans les constructions passives,
pas plus que dans les différentes constructions réfléchies, qui sont elles aussi
d'origine syntaxique Moyennes, mais seulement dans les constructions statives.
Trois principaux arguments, illustrés par les exemples que je reprends en (46),
(47), (49), (50), sont invoqués pour conclure à la présence de la copule et non d'un
auxiliaire dans les constructions passives mais les données invoquées font
interférer plusieurs paramètres qui invalident l'argumentation : 1) dans le cas des
constructions copulatives, le groupe verbal se pronominalise en le ce qui ne serait
pas le cas en ce qui concerne les auxiliaires mais le serait dans le cas du passif :
(46) # Paul l'a - aimé sa cousine
(47) Paul Vest - (contre la constitution + aimé par sa cousine)
Mais cette propriété est en réalité également vraie de l'emploi de être comme
auxiliaire actif :
(48) Paul l'est - arrivé
2) dans le cas d'une coordination de groupes verbaux contenant être, la seconde
occurrence pourrait subir une ellipse uniquement dans le cas de deux emplois de
copule :

101
(49) #Jean est venu et aimé par sa voisine
(50) Jean est amoureux de sa cousine et aimé par sa voisine
Mais, contrairement à leurs prédictions, on constate que cette ellipse n'est plus
possible dans :
(51) # L'envie est un péché capital et décrite par Balzac
(52) #Paul est chez sa voisine et aimé par sa cousine
3) L'auxiliation en avoir fournit des parfaits à l'actif comme au passif (La porte a
été ouverte par Luc) mais ce n'est pas parce que être fournit un parfait à l'actif et
un présent au passif, qu'il ne doit pas être considéré comme un auxiliaire de temps
au passif. Bien au contraire, d'une part parce qu'il serait absurde d'exiger de la
notion d'auxiliaire qu'elle soit identique à l'actif et au passif, surtout dans une
langue comme le français où les formes verbales actives et passives ne se
différencient pas morphologiquement (dans les deux conjugaisons, les formes participiales
sont d'origine Moyenne). D'autre part, la valeur temporelle de présent du passif
contraste avec la valeur d'état des opérateurs actualisés par la copule, y compris
les constructions de participes passés à valeur stative. Les exemples (53), où la
copule actualise des opérateurs lexicaux, ont une interprétation stative alors que
(54) est ambiguë et peut s'interpréter : (a) comme un statif (état accompli) ou (b),
comme un passif (présent inaccompli). Le participe joue, selon, un rôle d'adjectif
ou de constituant discontinu du verbe :
(53) La porte est (rouge/ en bois/ fermée)
(54) La porte est fermée .
(55) (a) On ne peut pas entrer, la porte est fermée.
(55) (b) Dans cette scène, Luc passe dans la rue au moment où la porte est fermée par
Jean.
La notion de construction stative coïncide avec celle de construction à copule.
L'interprétation sémantique des constructions statives est modulée par le sens
lexical et le statut morphologique de nom, adjectif, participe, préposition de
l'opérateur actualisé par la copule, la copule n'ayant pas de sens grammatical
propre. Par opposition, le sens grammatical des autres verbes porteurs de temps,
les auxiliaires, est déterminé par leurs contraintes distributionnelles. On
considère souvent que les contraintes distributionnelles sont liées à des contraintes de
sélection lexicale. On doit également les associer à des contraintes d'emplois
grammaticalisées . Par exemple, la distribution des noms selon 14 verbes supports
(et selon leurs constructions prépositionnelles) des constructions de type (a) fait
apparaître des classes sémantiquement naturelles. L'existence de régularités
sémantiques sous-jacentes à la distribution complémentaire des noms selon les
différentes prépositions préposées aux noms d'action reste à étudier mais l'analyse
de Leeman (1995), (1997 : 143), (1998) des distributions complémentaires du
type : être en colère I #être en peur révèle l'existence de telles régularités pour
l'emploi de en et de dans avec des noms d'action.
De la même façon, les auxiliaires de formes verbales ont aussi des contraintes
de distribution : avoir auxilie les formes verbales actives à l'exception des
différentes formes réfléchies et de certains verbes intransitifs. Cette distribution peut
sans doute recevoir un début d'explication si on l'associe à l'opposition
Actif/Moyen des langues indo-européennes archaïques avant que le développe-

102
ment de la conjugaison et la disparition de la phrase nominale ne fasse place à une
opposition actif/passif. Les anciennes valeurs des fonctions grammaticales du
Moyen se sont réparties dans les formes passives et actives des conjugaisons
verbales et aussi, quoique de façon spécifique, dans les formes « actives » et
« passives » des structures argumentales des noms, voir Daladier (1999a).

4. Insuffisance des formalismes syntaxiques actuels

Le caractère idiomatique des expressions comme : casser sa pipe, prendre le


taureau par les cornes ne peut être confondu avec le caractère grammaticalisé de
constructions à supports comme : tourner cette attitude en dérision, prendre une
décision ; il ne peut y avoir de continuum entre elles du point de vue de leurs
structures d'interprétation.
Dans les expressions idiomatiques, le sens des éléments est non compositionnel
parce que l'expression tout entière a un sens conventionnel. Du fait de leur
sémantique, les verbes supports ne justifient pas la conception de l'arbitraire du
sens lexical selon Marantz et la notion de « Merge 9 », dont les conditions
d'application devraient permettre dans une certaine mesure de définir théoriquement les
unités lexicales en grammaire Minimaliste. L'intérêt de Merge tient en partie à sa
compatibilité avec certaines opérations structurales qui s'appliquent aux idiomes,
telle « Raising » comme l'a montré Ruwet (1983), ou certaines recombinaisons
lexicales comme : prendre le taureau de la linguistique par les cornes de la
sémantique. L'utilisation de Merge permet d'éviter les manipulations rhétoriques
de Cattell (1984) sur la conception de constituant dans les grammaires génératives.
Elle est cependant inadéquate parce qu'elle confond deux types de non-
compositionnalité lexicale. Les auxiliaires ont un sens compositionnel
grammaticalisé et non lexical. Les expressions idiomatiques font intervenir des
constituants discontinus d'entités lexicales. Les règles de constructions des verbes,
noms, déterminants et prépositions grammaticalisés, entre eux et avec les noms
d'action, n'obéissent pas à des contraintes lexicales ni à des contraintes de
formation d'entités lexicales au sens des idiomes mais à des contraintes d'auxilia-
rité.
Je distingue syntaxiquement deux niveaux d'opérateurs : celui, lexical, des
expressions assertables, où des entités lexicales peuvent englober des éléments
discontinus (des idiomes en particulier) et celui qui indexe les expressions
assertables aux combinaisons de paramètres de l'assertion et He ces paramètres pour
exprimer différents phénomènes de concordance. Ces paramètres comportent les
voix, les temps, les modes d'action (verbal ou nominal), les aspects, la référencia-
tion anaphorique de certains opérateurs lexicaux au locuteur et aussi la référen-
ciation de pronoms sous-jacents aux différentes formes de subordinations.

9. « Merge » est une fusion d'éléments lexicaux discontinus sous une même catégorie, par exemple
casser sa pipe est un seul élément verbal. « Merge » et « Move » (fusionner et déplacer dans les arbres) sont
les deux opérations auxquelles tente de se réduire la dernière grammaire de Chomsky : la grammaire
minimaliste.

103
Contrairement aux conceptions de la syntaxe les plus répandues, le principal
rôle grammatical des auxiliaires de verbes et des verbes supports de noms ne se
réduit pas à, pour les premiers, porter un temps et, pour les seconds, porter un
temps et assigner un cas accusatif au nom d'action 10 en « empruntant » la
structure argumentale et thématique du nom d'action. Le terme de « light verbs »
vient de ce qu'ils seraient des marqueurs thématiques appauvris de la proposition.
Au contraire de la copule, qui n'est qu'un porteur de temps pour des classes
régulières d'opérateurs lexicaux, indépendamment de leur contenu lexical, les
auxiliaires de noms, et dans une moindre mesure, de verbes (choix d'être ou
d'avoir à l'actif pour certains intransitifs), ne se construisent pas avec eux
indépendamment de leur contenu lexical. G. Gross (1996) tente de réduire
l'interprétation des supports à un petit nombre de constantes aspectuelles ainsi qu'à une
double possibilité d'expression argumentale des noms, comme dans : (i) Ce fait
donne un éclairage nouveau à cet événement/ (j) Cet événement a reçu un
éclairage nouveau. Cependant, cette analyse ne peut rendre compte de la capacité
informative des différentes constructions à supports, en particulier des
constructions de type (c). Ces constructions doivent être définies comme un système
d'auxiliation distinct de l'auxiliation des verbes. Par exemple, les phénomènes de
diathèse des constructions à support ne sont pas de simples répliques de ceux des
verbes, (j) n'est synonyme ni de : Cet événement a été éclairé de façon nouvelle ni
de : Cet événement s'est éclairé de façon nouvelle. De la même façon : Ce fait
éclaire cet événement de façon nouvelle n'est synonyme ni de (i) ni de : Cefait jette
un éclairage nouveau sur cet événement, ni de : Ce fait met cet événement sous un
éclairage nouveau.
Contrairement à l'opinion initialement proposée par M. Gross et reprise par
Marantz, qui voient un continuum entre des expressions comme : prendre le
taureau par les cornes et prendre un bain ou take a break et take five, la
caractéristique des supports est de produire des valeurs complémentaires de celles
de l'auxiliation verbale. Le fait que des constructions, si particulières et en si
grand nombre, fassent justement apparaître les mêmes particularités d'une
langue à l'autre, comme en anglais et en français, doit inciter à y chercher un système

10. Le fait de considérer que les verbes supporte régissent le nom d'action comme objet syntaxique me
semble être un contresens théorique induit par une notion de prédicat qui assimile trop sommairement
dépendance syntaxique et dépendance morphologique. Dans : habeo factum ou habeo virgulam fissam,
l'adjectif verbal est encore à l'accusatif malgré l'intégration ďhabeo dans la conjugaison et la perception
des anciens arguments à valeur de sujet et d'objet ďhabeo comme argumente de l'expression verbale tout
entière. Dans le cadre utilisé ici, décision n'est pas régi syntaxiquement comme objet de prendre en accord
avec l'impossibilité d'asserter : Luc a pris une décision et son cartable autrement que comme une
plaisanterie. L'argument traditionnellement utilisé pour considérer décision comme objet syntaxique de
prendre est la possibilité d'avoir : Qu'a t-il pris ?- une décision et : ill 'a prise hier mais je rappelle que ces
deux critères ne sont pas suffisants, ils s'appliquent notamment à des attributs : Luc est quoi ? -linguiste.
Luc l'est, linguiste et à des infinitives : que veut-il ? -venir. Venir, il le veut vraiment. De façon générale, la
morphologie de la rection casuelle ne peut être considérée que comme un des aspects de la détermination
des hiérarchisations syntaxiques. D'une part, elle ne s'applique pas de la même façon dans la prédication
nominale et verbale. D'autre part, elle exprime des fonctions grammaticales qui varient historiquement. À
un stade archaïque, la rection casuelle définit des appositions adverbiales, même pour les cas dits
« grammaticaux » comme l'accusatif, le génitif et le datif. Des verbes intransitifs Moyens se construisent
régulièrement avec un élément à l'accusatif en grec, en latin et en sanskrit archaïque comme l'ont montré
Conda (1979 : 45, 48, 51, 81), Chantraine (1953 : § 5-56), Ernout et Thomas (1951 : § 1-22). L'accusatif
directionnel correspond syntaxiquement et sémantiquement au latif hittite.

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régulier d'expression de l'information. Si la genèse de cette auxiliation en français
ne peut se comprendre qu'à partir de l'évolution des langues indo-européennes,
son interprétation linguistique me semble également nécessiter une conception
nouvelle de la syntaxe.
Après l'avènement des grammaires transformationnelles dans les années 60,
puis leur abandon dans les années 80 X1, différents programmes minimisant la
syntaxe ont été proposés. Indépendamment de leurs influences institutionnelles
inégales, on peut en distinguer deux sortes : celles qui ramènent les types de phrases
à des dépendances morphologiques associées à l'ordre de concaténation des mots et
celles qui ramènent les types de phrases à des entrées lexicales, plus ou moins riches
de traits de compatibilités sémantiques et morphologiques, indexant des
dépendances syntaxiques : morphologiques et de concaténation. Les premières
correspondent au programme minimaliste de Chomsky. Les secondes ont été développées par
différentes tendances lexicalistes de la grammaire generative et par ailleurs,
indépendamment, par M. Gross. La syntaxe des grammaires locales d'éléments lexicaux
indexant les formes morphologiques de phrases de M. Gross est celle qui a la
capacité generative la plus faible (la classe des langages rationnels). Les différentes
contraintes distributionnelles des constructions à supports, notamment les
constructions (c), (d), (e), présentées dans la section 1., doivent être envisagées comme
l'expression d'un système d'auxiliation dont les valeurs interagissent, comme dans
le système de voix et de conjugaison des verbes. Ainsi le « présent » passif des
verbes n'a pas la valeur aspectuelle de leur présent actif. De plus, l'interaction des
valeurs aspectuelles, intentionnelles, « modales » et causatives de ces constructions
doit être décrite en relation avec la richesse des structures argumentâtes des noms.
Par exemple, bon nombre de verbes transitifs ont des noms correspondants
intransitifs et cette propriété, loin d'être idiomatique, s'avère grammaticaliser plusieurs
valeurs d'agentivité pour les noms, voir Daladier (1998). La description de toutes
ces interactions nécessite une nouvelle conception de la syntaxe, admettant,
contrairement aux tendances actuelles, une extension formelle de sa capacité
descriptive. Cette extension est nécessaire pour décrire les relations de dépendance
lexico-syntaxiques impliquant simultanément trois termes ou plus. Les structures
argumentales de certains éléments lexicaux doivent être représentées comme des
variables de relations, qui ne sont réductibles à des constantes de relation (grâce à
un calcul intentionnel) que dans leur contexte d'assertion. Surtout, les structures
d'interprétation lexicales doivent être elles-mêmes indexées à d'autres variables
d'opérateurs : les paramètres de voix nominales et verbales/ temps/ aspects/ «
modes » de la conjugaison verbale et de l'auxiliation nominale. Un aperçu de la façon
dont cette syntaxe analyse la sémantique de fonctions grammaticales élémentaires
du français est donné dans Daladier (19996).

11. L'œuvre de Z.S. Harris est mal connue. Disciple de Sapir et tenant de sa conception distribution-
nelle, et non référentielle, du sens, il a introduit la notion de transforrmation, qu'il a définie par les
opérations de permutation avec trace, d'adjonction et de réduction, sur des structures morphologiques de
phrases. Il a abandonné ces notions de phrase et de transformation dès la fin des années 70 en associant une
structure applicative aux éléments lexicaux, non strictement dépendante des dépendances morphologiques
et linéaires. La syntaxe devenait principalement une forme de completion lexicale associée à une théorie de
l'ellipse, avec des règles de linéarisation et d'accord additionnelles.

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