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Gauvin Joseph. Le discours de philosophie systématique. Expériences de lecture et recherches de structure. In: Langages, 6ᵉ
année, n°21, 1971. Philosophie du language. pp. 88-121;
doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1971.2080
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1971_num_6_21_2080
l'œuvre et ce que l'on sait de son thème, le savoir ira s'enrichissant d'une
manière en quelque sorte rectiligne et homogène dans la reconnaissance
d'une nouveauté de l'œuvre qui demeure toute relative. L'œuvre se révèle
bien traiter d'objets dont d'autres discours ont traité, mais, à travers ces
objets, c'est son objet propre qui échappe. Pour tenter de le découvrir,
il faut accepter de procéder non seulement du connu au connu mais du
connu à l'inconnu. Et c'est cette activité de raisonnement tendue vers
une saisie de l'œuvre comme neuve et inconnue qui caractérise le
déchiffrement logique. Le déchiffrement analogique ignore l'ordre conceptuel
ou le pressent tout juste; le déchiffrement logique vise, par contre, le
contenu conceptuel de l'œuvre, c'est-à-dire la substance du contenu que
cette œuvre entend signifier comme organisée selon un mode que nul
discours antérieur n'avait jamais signifié, mais il le vise; il sait que les
énoncés de l'œuvre expriment divers éléments ou aspects de la substance
du contenu conformément à une intention générale de signifier cette
substance comme organisée et il sait également que l'organisation du
message est expression de cette intention; mais, s'il connaît cette
intention, il ignore comment l'œuvre la réalise. C'est cette ignorance, dont il a
conscience, qu'il entend surmonter.
Thème du discours et table des matières apparaissent, dès lors, sous
un jour nouveau : ce sont de simples indications qui orientent un
mouvement à effectuer à la recherche du sens de l'œuvre. Ce sens, en soi, n'est
rien d'autre que le thème, mais ayant perdu toute situation d'extériorité
par rapport à un déploiement que la table des matières présente sous
forme de cadre statique de classification hiérarchisée de séquences
d'énoncés, alors qu'il est, en fait, fonction dynamique de définition de ce qui
était donné initialement comme thème. C'est, précisément, cette situation
d'extériorité qu'il faut surmonter, mais en sachant qu'on vise de
l'extérieur ce que le message conjoint intrinsèquement : en soi absolument
corrélatifs, le contenu indiqué par le thème et la forme indiquée par la
table des matières sont à con joindre progressivement par des jeux de
coordination eux-mêmes coordonnés.
Il peut sembler paradoxal d'aller chercher dans une table des
matières une indication sur une forme. Nous avons pourtant déjà signalé,
à propos du déchiffrement analogique, que, par son ordonnance, une telle
table donne des indications sur les « problématiques » selon lesquelles il
est traité des « matières » qu'elle énonce. Que L'Éthique, par exemple,
traite d'abord- de Dieu, puis de la nature et de l'origine de l'esprit, puis
de la nature et de l'origine des sentiments, puis de la servitude humaine
ou des forces des sentiments, pour traiter finalement de la puissance de
l'entendement ou de la liberté humaine, cette ordonnance m'indique que
l'ordre de l'Éthique est plus proche de l'ordre de la théologie scolastique —
Dieu, création, chute, rédemption — que de l'ordre cartésien. Que je lise
maintenant la première définition de la première partie, celle de la causa
sui, et je verrai tout de suite que Spinoza ne va pas traiter de Dieu dans
les perspectives de la scolastique aristotélicienne, mais dans celles de
l'argument ontologique. Cependant, plutôt que toutes ces «
problématiques », l'essentiel est, pour un déchiffrement logique, qu'il s'agisse d'une
« éthique », doctrine du vivre dans ou vers le Bien, doctrine qui s'élabore
à partir d'une connaissance de Dieu, comme me l'indique maintenant la
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II faut donc, mais c'est la même démarche que dans L'Éthique, tenter de
comprendre le contenu du message en saisissant la forme du message et
tenter de comprendre la forme du message en saisissant son contenu.
Toute la différence tient au fait que, pour guider le lecteur en cette
démarche, Spinoza et Kant ne donnent pas les mêmes indications sur le
même mode.
3) Le déchiffrement logique engendre une certaine « évidence » : au
cours de sa laborieuse poursuite, le lecteur « sent » qu'il entre dans
l'intelligence du système, que l'optique de l'auteur se découvre à lui. Mais
ce déchiffrement engendre également une autre évidence : celle de ne
pas éliminer complètement la situation d'extériorité qu'il se proposait
de surmonter. Le lecteur continue à s'interroger sur le « sens » de l'œuvre.
Tout ce qu'il a saisi de son économie gravite, il le constate, autour de son
thème; mais c'est encore un thème qui est centre de gravitation. L' « idée »
échappe encore. Pour la saisir, il faut passer au déchiffrement intégralement
philosophique, pour autant qu'on peut le réaliser.
Assurément, le déchiffrement logique est vraiment philosophique
parce que c'est dans la connaissance même qu'il a de la disproportion
entre ses ressources initiales et le but à poursuivre qu'il cherche, à travers
le message, le moyen de parvenir à ce but. Mais ce but lui échappe de par
la nécessité où il est d'opérer une distinction entre « contenu » et « forme »
dans le discours. Sans doute cette distinction est fondée dans le message
lui-même, dans la mesure où le discours se déroule selon une successivité
organisée de séquences hiérarchisées d'énoncés. Et c'est pourquoi le
déchiffrement logique parvient à saisir cette successivité comme
signifiante; mais elle ne lui indique, comme telle, qu'une règle selon laquelle
il doit viser la substance du contenu à travers les diverses expressions
que les différentes séquences d'énoncés réalisent de ses divers éléments
ou aspects. Ces éléments ou aspects — le « contenu » — paraissent ainsi
préexister à la « forme », et le discours, de ce fait, n'est saisi que comme
une systématique interprétant ce contenu préexistant, une systématique
qui a besoin d'être elle-même interprétée. D'où les interrogations sur le
« sens » du discours qui subsistent quand la successivité s'est terminée
dans un chapitre final ou une conclusion qui fait écho au thème initial.
Le discours est bien saisi dans sa nouveauté; il ne l'est pas dans sa
singularité absolue de système.
Pour qu'il le soit, il faudrait que, par un jeu de réciprocité parfaite,
le mouvement qui, dans le déchiffrement logique, va uniquement du
message au sens, puisse aller aussi bien du message au sens que du sens
au message, afin que la systématique soit saisie comme celle d'une « idée »
qui, par l'intermédiaire du message, se pose elle-même comme principe
unique de toute définition, « fin et forme » d'une combinatoire tout à la
fois interprétante et interprétée. Mais sur quelle base le déchiffrement
intégralement philosophique peut-il prendre appui pour opérer la négation
du processus de coordination d'un déchiffrement logique qui peut toujours
être repris et amélioré?
Le déchiffrement logique aspire lui-même à cette négation, trop
conscient de n'être qu'une imparfaite négation du déchiffrement
analogique, et il peut paraître paradoxal de lui refuser de parvenir à satisfaire
son aspiration, alors que nous avons dit, à propos de VÊthique, que ce
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qui lui en assure une connaissance plus familière. Mais celle-ci n'implique
pas nécessairement une compréhension plus exacte et plus profonde. Le
juge doit donc être prêt à remettre en cause l'intelligence qu'il croyait
en avoir si le texte que le lecteur invoque donne à celui-ci l'avantage.
Cependant, entre le « guide » et le lecteur qui en a achevé la lecture,
le texte, comme totalité mémorisée par chacun, ne saurait jouer le rôle
d'arbitre qui lui revient si on ne demandait au lecteur d'en traduire le
sens dans une composition dont l'ampleur ne doit pas être excessive mais
dont la fidélité doit pouvoir être contrôlée par le juge et par le lecteur
lui-même : « Le sens d'un signe, déclarent les linguistes, est un autre
signe par lequel il peut être traduit. » Comment, cependant, ce contrôle
pourra-t-il être exercé en l'absence de l'auteur qui seul pourrait, semble-
t-il, émettre un avis décisif? Pour que le rapport entre texte et
traduction puisse être, autant que possible, objet de vérification, la composition
demandée au lecteur doit être, à mon avis, un commentaire, le meilleur
qu'il puisse réaliser, d'une partie plus ou moins étendue de l'œuvre.
Mais qu'est-ce au juste qu'un « bon » commentaire? La « définition »
toute pragmatique que je m'en suis donnée est celle-ci :par«bon
commentaire », j'entends celui qui rend compte du texte pris en sa littéralité,
sans contredire rien de ce que l'auteur dit en ce texte — comme il va de
soi — , et sans contredire non plus — ce qui est beaucoup plus difficile —
rien de ce que l'auteur dit de ce texte, soit directement par les allusions
qu'il y fait dans d'autres passages de l'œuvre, soit indirectement par ce
qu'il déclare de la subdivision ou division à laquelle il appartient. On
reconnaîtra dans ces conditions — qui sont des conditions sine qua non
— la reconnaissance des droits du « déchiffrement logique ». Mais un
commentaire, tout en étant bon, peut être meilleur ou moins bon qu'un
autre : l'art du commentateur — qui relève cette fois du déchiffrement
intégralement philosophique — est de manifester comment dans ce
microcosme qu'est le texte commenté se reflète le macrocosme qu'est l'œuvre
entière. Mais que l'on remarque bien qu'il s'agit du commentaire d'un
texte très défini et limité dans l'œuvre, le seul qui soit à la mesure des
forces du lecteur et le seul également qui ne pose pas les problèmes de
passage à la limite que poserait le commentaire de [l'œuvre entière.
Est-il besoin d'ajouter que le commentateur, quand il déploie son « art »,
doit toujours s'en tenir à une référence étroite et précise au message qu'est
l'œuvre — c'est-à-dire au texte même qu'il commente et aux autres
textes avec lesquels celui-ci entretient une relation étroite dans l'œuvre — ,
sans jamais prendre son texte comme thème de dissertation, sans jamais
recourir à des comparaisons avec d'autres œuvres, à moins que le texte
lui-même ne l'y invite expressément? Le contrôle n'est possible que si
l'on reste toujours en contact avec l'élémentaire.
Les caractéristiques du commentaire à réaliser apparaissent le plus
clairement quand il doit être celui d'une « figure » de La Phénoménologie
de l'Esprit. Si je n'ai pas emprunté d'exemples de la lecture de cette
œuvre quand je traitais des divers procédés de déchiffrement, c'est qu'elle
ne semble guère laisser au lecteur le choix entre différentes démarches
qu'il pourrait effectuer : le déchiffrement analogique y a peu de succès,
car il tend à saisir des différences positives; or c'est « le chemin du doute
ou à proprement parler, du désespoir » que le lecteur doit parcourir,
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leur nécessité, les moins parfaits s'y dissolvant et résolvant en de plus hauts
qui sont leur plus proche vérité. C'est dans la religion tout d'abord, puis
dans la science comme résultat du tout, qu'ils trouvent leur vérité
dernière 6. »
E e A s û A a d à d / d E e
n n e i и e и a и a г a n n
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e
PRÉFACE 1 1 5 1 17 3 1 3 1
INTRODUCTION 1 1
CONSCIENCE 13 9 6 1 2
CONSCIENCE DE SOI 1 4 2 1 13 5
RAISON 1 4 1
observante 2 1 12 1 16 21 61 5 1 2 3
s'actualisant 1 1 7 3 i 1
individualité 2 1 4
ESPRIT 1
vrai 3 1 7 3 2
étranger à soi 14 7 3 1 6 2 7 1 14 7 27 31
moralité 5 1 1 1 6 1 2 3 2
RELIGION 1
naturelle 2 1 3 4 1 2
esthétique 2 2 1 1 1 2 2 1 6 9 4
révélée 15 11 1 2 6 1 3 5 2 2
SAVOIR ABSOLU 17 11 1 3 3 [1] 1
57 34 33 11 2 22 57 72 54 5 76 37 35 39
3) Réflexions linguistiques.
Avant de tenter de déceler les propriétés linguistiques du discours
de philosophie systématique, il est sans doute nécessaire de constater
quelle extraordinaire performance linguistique il réalise. Assurément,
tous les énoncés de ce discours doivent être déchiffrés comme étant
rédigés dans la langue naturelle de la communauté linguistique à laquelle
l'auteur appartient — ce qui lui ouvre, en principe, le vaste trésor des
ressources lexicales de cette langue et la variété des procédés
linguistiques qu'elle autorise. En fait, cette liberté va se trouver singulièrement
restreinte si on veut bien tenir compte des nécessités auxquelles le
discours doit se plier.
Celles-ci apparaissent tout particulièrement dans le cas de La
Phénoménologie de l'Esprit et elles peuvent y être manifestées plus facilement
qu'en tout autre discours grâce au relevé systématique que P.-J. Labar-
rière a entrepris des parallèles explicitement énoncés par Hegel entre les
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différentes parties de cette œuvre 10. Il suffit de réfléchir sur ces indications
que Hegel a données afin de faciliter le déchiffrement de son discours, et
on verra à quelles conditions la réalité linguistique a dû satisfaire en ce
discours pour qu'il puisse être réalisé tel qu'il est.
Mais il ne suffit pas de relever les parallèles marqués par Hegel, il
faut encore les classer. Et P.-J. Labarrière nous invite tout d'abord à
discerner les « faux parallèles » qui, dit-il selon une terminologie qui
correspond à celle que j'ai employée, « expriment ce qui ressort à la
linéarité du discours ». Ils sont nombreux et de types divers. On notera
particulièrement, parmi eux, la notation de « tout ce qui permet de
" reverser " le contenu antérieur dans la figure nouvelle, en ne laissant
échapper aucun des éléments acquis ». Ils signalent, en effet, une
opération que La Phénoménologie doit réitérer sans cesse et dont on peut
brièvement décrire ainsi le mécanisme : l'unité de structure du
mouvement négateur que fut l'expérience de la figure passée surgit, dans
l'introduction à la figure nouvelle, comme principe médiat qui permet
de saisir dans sa complexité interne ce qui fut nié précédemment comme
contenu de l'expérience et de le retrouver au besoin comme contenu
nouveau immédiat, pour autant que le contenu antérieur avait été posé
comme immédiat. Le vocabulaire propre à la figure antérieure se trouve,
du même coup, traduit dans le vocabulaire propre à la figure nouvelle.
Encore faut-il, pour que la transition d'un vocabulaire à l'autre puisse
s'effectuer d'une manière suffisamment claire, que les éléments lexicaux
qui servent à définir les termes de ces vocabulaires se prêtent à ces
opérations de traduction, ce qui restreint considérablement la facilité du
jeu métalinguistique grâce auquel on définit sous forme d'énoncés les
termes qu'on utilise.
On n'oubliera pas que les « figures », en se succédant, parcourent
tous les champs de l'expérience humaine, même historique. C'est
d'ailleurs pourquoi la contrainte de traductibilité successive que nous venons
de noter n'est pas la seule à laquelle est soumis le vocabulaire. D'autres
apparaissent à travers les « parallélismes de structure » dans lesquels
il s'agit d'une circularité statique du discours « autrement dit des
correspondances qui existent entre des totalités déjà constituées comme telles ».
Elles relèvent donc de cet aspect de La Phénoménologie selon lequel elle
est, comme je l'ai dit, un discours cohérent. De fait, si chaque figure de
La Phénoménologie met à l'épreuve une définition concrète que l'homme
pose corrélativement de lui-même et du monde, c'est, à travers ces
figures, une définition plus générale de l'homme et du monde qui est
mise à l'épreuve dans chaque section. De section en section, c'est la
même réalité totale qui est visée, mais selon une optique plus ou moins
adéquate, selon la complexité plus ou moins grande de l'intégration
réalisée, complexité que les « parallélismes de structure » impliquent.
Cependant, l'identité de la réalité visée doit pouvoir être déchiffrée d'un
bout à l'autre du discours, quelle que soit la complexité des intégrations
diverses à travers lesquelles elle apparaît. A une contrainte de traduc-
11. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, tr. Nicolas Ruwet, Paris
1963, p. 238.
Ill
un « parti » sur toute chose, un « parti » qui se propose mais qui ne saurait
s'imposer. Pourtant cette déclaration ne saurait satisfaire le linguiste.
Et le philosophe ne peut, non plus, s'en contenter : s'il est capable de
déceler une faute de lecture, ne peut-il, faisant converger ses voies avec
celles du linguiste, généraliser son expérience et tirer profit des réflexions
linguistiques qu'elle lui inspire? Le problème du passage à la limite se
pose alors à lui.
considération les concepts qui sont impliqués par leurs relations au sein
de l'énoncé. Les partisans des index d'idées le savent bien, qui entendent
offrir à l'utilisateur toute la richesse sémantique de l'œuvre qui ne se
révèle qu'à l'analyse. Encore faut-il que cette richesse soit présentée sous
une forme telle qu'on puisse l'utiliser. Ce qui revient à dire qu'on doit
pouvoir étudier les relations entre les concepts, désignés de la manière la
plus claire possible, que l'analyse dégage. Or le nombre de ces relations
est énorme. De là l'idée brillamment mise en œuvre par les auteurs de
l'Analyse conceptuelle du « Coran » de consigner les résultats de leur
analyse sur des cartes perforées correspondant à des notions élémentaires
associables entre elles. Ce qui exige la constitution d'un code qui ne
contient pas seulement la liste de ces notions, mais encore les règles de
leur association, leur « syntaxe ». La constitution du fichier est ainsi une
sorte de traduction de l'œuvre dans un système expressif nouveau,
équivalent à une mémorisation systématique de tout le contenu sémantique
de l'œuvre.
Mais le Coran n'est pas un discours de philosophie systématique. Et
pourrait-on, si on le voulait, constituer un système expressif qui permette
de « traduire » ainsi un discours de philosophie systématique en vue d'une
analyse combinatoire des concepts qu'on en peut dégager?
Une telle question peut surprendre. Elle correspond, pourtant, à une
difficulté certaine de l'analyse : le texte à analyser doit être découpé en
« séquences » assez longues pour que des notions qui sont, en fait, associées
dans le texte ne soient pas dissociées par ce découpage, assez courtes
cependant pour qu'on ne soit pas contraint de multiplier les règles
d'association entre les notions. On comprend donc que les difficultés du «
découpage » et, corrélativement, celles de la constitution du système expressif
varient selon la nature du texte à analyser. Les auteurs de Y Analyse
conceptuelle du « Coran » envisagent même un cas extrême :
12. Analyse conceptuelle du « Coran » sur caries perforées, par Michel Allard, S.J.,
May Elzière, Jean-Claude Gardin, Francis Hours, S.J.; Paris, 1963, II, Commentaire,
p. 38-39.
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les autres signifiant un ordre entre les rapports qu'ont entre eux ces
différents contenus (qui sont eux-mêmes des rapports), les dernières signifient
le mouvement qui s'établit entre les précédentes. Ce qui ne veut pas dire
que le déroulement du discours soit linéaire : en se déroulant, le discours
s'enroule sur lui-même, et c'est précisément pourquoi il est lui-même défini
en définissant tout en lui-même.
Mais si La Phénoménologie exprime le même « sens » que
l'Encyclopédie, La Phénoménologie n'est-elle pas, elle aussi, définie, et tout ne se
trouve-t-il pas également défini en elle? Les différentes règles syntaxiques
qu'on y peut déceler ne seraient-elles pas liées entre elles par une règle
syntaxique ou, plus exactement, par une loi unique de composition du
discours, diffractant en quelque sorte régulièrement la règle syntaxique
unique de Y Encyclopédie? Et les unités signifiantes — termes « abstraits »
ou « concrets » — n'y seraient-elles pas également définies, chacune
subissant en quelque sorte une stylisation des multiples contenus
intelligibles qu'il possède dans la langue allemande pour son adaptation
cohérente aux différentes lois syntaxiques de La Phénoménologie selon la
loi de composition de ce discours, subissant toutes une stylisation commune
qui adapte la stylisation que chacune subit à celle qui affecte toutes les
autres? N'était-ce pas cela même que nous « sentions » quand nous
étudions quelques termes de La Phénoménologie, découvrant en fait la
règle de conceptualisation de leur signification à travers leurs
récurrences? N'était-ce pas, en effet, « éprouver » que La Phénoménologie définit
parfaitement ses unités signifiantes — au moins quelques-unes —, mais
par un jeu de définition qu'on pourrait dire « différentiel », c'est-à-dire en
procédant selon des axes multiples, dont chacun constitue un système
partiel de définition auquel son entrecroisement avec un ou plusieurs
autres ajoute une précision, qui, pour chaque défini, diffère aussi bien
selon la nature propre de chaque axe qui intervient dans sa définition que
selon la forme de l'entrecroisement de ces divers axes?
Cependant, si tous ces axes et tous leurs entrecroisements sont
commandés par la loi unique de construction du discours, le lien dans
ce discours, entre lexique et syntaxe, pour ne pas être immédiat, n'en
doit pas moins être réel pour autant. Les récurrences des divers termes
doivent donc relever d'un certain nombre, déterminé, de types de
récurrence, exprimant eux-mêmes les catégories fondamentales auxquelles
appartiennent les unités signifiantes. Celles-ci ne sauraient être
simplement trois, comme dans V Encyclopédie : les unes signifient les « entités »
(objet, sujet, attitude), c'est-à-dire qu'elles manifestent à des niveaux
divers l'unique « réalité » dont traite le discours. Mais ce sont d'autres
— des « prédicats » — qui les mettent en relation à chaque niveau et
de niveau à niveau. Par ailleurs, l'ordre des relationsdoit s'indiquer aussi;
de même que le <c mouvement ». Enfin, les discours, indiquant la clôture
du « sens » à travers la diffraction qu'il en opère, doit indiquer sous forme
positive les « manques » que suscite cette diffraction.
On voit quelle serait l'utilité d'un lexique dont la conception peut
paraître de prime abord étrange : il manifesterait, grâce à leur classement
ordonné, comment le sens du discours se signifie a travers ses unités
signifiantes, comme il s'indique, sous une autre forme, par sa loi de
construction.
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3) Perspectives de travail.
Les théories linguistiques doivent être vérifiées et la vérification de
celles-ci ne peut être que la constitution du lexique dont j'ai déjà dit
le principe fondamental : que le vocabulaire du discours et sa loi de
construction sont, du point de vue du lexique à réaliser, deux formes
différentes, mais corrélatives, de manifestation de son sens, le type de
récurrence des unités signifiantes étant précisément la corrélation réalisée
entre ces deux formes.
Il s'agit donc d'obtenir, moyennant ces types de récurrence, une
confrontation entre les occurrences des unités signifiantes dans le texte
et la loi de construction du discours, le succès de la confrontation
indiquant tout à la fois le caractère systématique de l'œuvre et l'exactitude
de la détermination faite de sa règle de construction et des catégories
dans lesquelles se rangent ses unités signifiantes. C'est dans cette acception
qu'on peut parler des limites de l'exactitude d'un déchiffrement tout à
la fois radical et élémentaire : pariant sur la véracité des dires de l'auteur,
le lexicographe parie sur l'exactitude de l'analyse qu'il a faite de l'œuvre
en tant que philosophe « converti » à des perspectives linguistiques et
assisté — est-il besoin de le dire? — par des amis incomparablement
plus experts que lui dans ce genre de recherches u.
Je ne saurais, en effet, prétendre qu'il soit facile d'expliciter les
rapports entre séquences d'énoncés que distinguent dans le message les
divisions en paragraphes, chapitres et subdivisions de chapitres et de les
expliciter d'une manière telle que toutes leurs corrélations au sein de
l'œuvre soient parfaitement déterminées. Il faut que le logicien dise ce
que le philosophe « sent », le philosophe s'efforçant de prendre les
perspectives du logicien et ne parvenant guère qu'à dégager des schemes, le
logicien s'efforçant de comprendre assez le philosophe pour pouvoir
interpréter ses propos et tirer profit de la maladresse même de ses démarches.
Ce qu'il faut constituer, c'est un fichier « topologique », indiquant d'une
manière formalisée quelles sont, pour les différentes séquences d'énoncés,
leurs caractéristiques contextuelles, ceci du point de vue de l'œuvre prise
comme totalité. Et c'est, par ailleurs, un fichier « sémantique » qu'il faut
constituer, indiquant les relations que, du point de vue de la langue
naturelle, entretiennent au sein des énoncés les mots-graphie qui y
figurent : travail de « pré-édition » du texte, qui doit être effectué selon
des normes parfaitement déterminées et assez simples pour être efficaces.
Cela fait, il ne restera qu'à confronter les deux fichiers, opération
qu'il est plus facile d'énoncer que de réaliser en fait... Alors les unités
signifiantes de La Phénoménologie devraient apparaître comme unités
signifiantes de la langue technique que le discours se crée.
Toutefois, avant l'obtention de ce résultat final, une première étape
s'impose : celle de la constitution d'un Index complet de La
Phénoménologie, qui indique pour tous les « mots » (en entendant par là les mots-
graphie 15; ce qui laisse entier le problème des homographes et celui des
14. Que M. Philippe Наоцг, qui, dès leur début, a conduit ces recherches, que
MM. Jean-Claude Gandilhon et Roger Lenain, qui assurent la réalisation technique
de leur première étape, trouvent ici une expression de ma reconnaissance!
15. J'entends par « mot-graphie » tout ensemble d'un ou plusieurs caractères
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21. C'est le Père Charles Bailly qui, avec une inlassable patience, a bien voulu
effectuer les laborieux pointages sur les арах de La Phénoménologie.
22. Je me permets de renvoyer, à titre d'exemple, à l'étude que j'ai faite des
emplois de la locution fur uns dans La Phénoménologie, Archives de Philosophie,
XXXIV, 1970. Numéro consacré à la commémoration du deuxième centenaire de la
naissance de Hegel.