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Langages

Le discours de philosophie systématique. Expériences de lecture et


recherches de structure
Joseph Gauvin

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Gauvin Joseph. Le discours de philosophie systématique. Expériences de lecture et recherches de structure. In: Langages, 6ᵉ
année, n°21, 1971. Philosophie du language. pp. 88-121;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1971.2080

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1971_num_6_21_2080

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J. GAUVIN

LE DISCOURS DE PHILOSOPHIE SYSTÉMATIQUE


EXPÉRŒNCES DE LECTURE
ET RECHERCHES DE STRUCTURE

Le philosophe doit opérer une conversion pour s'intéresser au


langage de la philosophie plutôt qu'à la philosophie du langage. Mais, pour
justifiée qu'elle puisse être par tout un processus de réflexion, cette
conversion ne métamorphose pas le philosophe en linguiste de métier. Elle aiguise
plutôt en lui la conscience de ses ignorances : s'il peut tenter de faire
siennes les perspectives des linguistes, s'il peut s'essayer à leurs démarches,
il ne doit avoir d'autre ambition que de susciter un dialogue. Tel est le
but de la présente étude, et c'est pourquoi elle ne se risquera à formuler
des considérations théoriques qu'après avoir présenté ses bases
pragmatiques. Aussi bien, puisqu'il s'agit d'une conversion, elle en présentera,
quelque peu schématisées, les étapes, qui correspondent à trois problèmes :
celui du déchiffrement du discours philosophique, celui de l'exactitude
de ce déchiffrement, celui des limites de l'exactitude du déchiffrement.

I. — Le problème du déchiffrement du discours de philosophie


systématique.

1) Le « guide » et son rôle.


Qu'il me soit permis, pour traiter de ce problème, de recourir à des
procédés quelque peu descriptifs, quels que soient les problèmes que puisse
soulever le recours à une description non scientifique. Mais c'est tout
d'abord une expérience que j'invoque comme matière première de mes
réflexions. Et cette expérience n'est pas celle de la lecture que j'ai moi-
même opérée de divers discours philosophiques : elle est celle du « guide »
que j'ai été, d'un « guide » qui a dirigé pendant quelque quinze ans la
lecture de La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (une centaine de
lecteurs), pendant quatre ou cinq ans celle des trois Critiques de Kant
(une quinzaine de lecteurs), avec quelques réalisations portant sur
L'Encyclopédie des Sciences philosophiques et La Science de la logique de Hegel,
divers auteurs médiévaux et L'Éthique de Spinoza. Le lecteur que j'évoque,
ce sont les lecteurs multiples et divers que j'ai vu lire et à qui j'ai tenté
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d'apprendre à bien lire, en me refusant quelque évasion que ce soit hors


de cette opération élémentaire.
Rien n'est assurément plus difficile à définir que l'élémentaire. Mais
la pratique contraint à sérier les questions, sinon à les résoudre. Du même
coup, la tâche initiale du « guide » se trouve déterminée : elle est d'aider
l'étudiant à réaliser une progression de la première page du livre à la
dernière, mais une progression qui doit être en même temps un procès
de communication entre l'auteur du livre et son lecteur, sous peine de voir
la progression s'interrompre dans le désespoir de « n'y rien comprendre ».
« N'y rien comprendre » : telle est, en effet, l'expression souvent
employée par les débutants au cours d'un processus de lecture dont ils
constatent avec surprise qu'il se situe presque constamment sous le signe
du « tout ou rien », c'est-à-dire d'une perpétuelle remise en question du
succès du déchiffrement déjà effectué et de la possibilité de sa poursuite.
Quoi de plus normal, pourtant, si l'on veut bien tenir présente à l'esprit
la définition que Kant a donnée du système?

Par système, j'entends l'unité de diverses connaissances sous une idée.


Cette idée est le concept rationnel de la forme d'un tout, en tant que c'est
en lui que sont déterminées a priori la sphère des éléments divers et la
position respective des parties. Le concept rationnel scientifique contient,
par conséquent, la fin et la forme du tout qui concorde avec elle x.

Partout présente dans le livre dont elle maintient l'unité à travers


la progression, Г « idée » peut échapper sans cesse à travers la diversité
des « connaissances » que la progression parcourt; mais, du même coup,
entre l'auteur et le lecteur, le livre n'est plus moyen de communication
puisque celle-ci doit être transmission de Г « idée ». Le « guide » doit donc
rétablir la communication pour que Г « idée » soit finalement transmise
par le texte. Car c'est du texte qu'il s'agit. Le « guide », assurément, a lu
et relu l'œuvre en question pour son propre compte. Il prétend la
comprendre, ce qui revient à dire qu'il pourrait, en tant que professeur,
en présenter dans un cours une interprétation d'ensemble que l'analyse
de quelques textes choisis pourrait au besoin illustrer. Mais peu importe,
pour l'heure, cette interprétation et les textes qu'elle peut invoquer :
c'est de tout le texte qu'il s'agit, mais comme d'un texte à parcourir.
L'expérience philosophique que le « guide » a faite ne présente plus
d'intérêt que dans la mesure où elle lui permet d'écarter les obstacles qui
peuvent arrêter le mouvement qu'un autre doit accomplir par lui-même.
Ou, pour mieux dire, c'est une expérience nouvelle et spécifique que le
philosophe va faire en devenant « guide » : le texte qu'il connaît dans son
intégralité va toujours décider de tout entre lui et celui qu'il guide, mais
selon une progression fondée sur la successivité linéaire des lignes et
des pages, une progression qui autorise des retours en arrière mais interdit
la discontinuité d'un brusque saut en avant. Telle est, du moins, la règle
que je me suis toujours imposée : ne jamais recourir à un exposé
d'ensemble sur le livre pour « résoudre » les difficultés que pose le texte précis
où en est parvenue la lecture et ne reconnaître, corrélativement, comme

1. Kant, Critique de la Raison pure, tr. A. Tremessaygues et B. Pacaud, Paris,


1944, p. 558.
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pertinentes que les questions qui portent sur le passage du livre


immédiatement en cause ou sur ceux qui ont déjà été lus.
2) Le lecteur et la typologie des discours.
Ce qui s'offre, en premier lieu, à la lecture, dans un ouvrage
philosophique, c'est, dans la plupart des cas, une préface ou une introduction
qui donne une certaine perspective générale de l'ouvrage. Ce fait semble
limiter la portée de la détermination que nous avons donnée du rôle
du « guide »; aussi devrons-nous rechercher quelle importance il convient
de lui attribuer dans le processus du déchiffrement du livre. Mais il est
un autre aspect de ce même fait qui doit également retenir l'attention :
dans sa Préface ou son Introduction, l'auteur du livre prend d'ordinaire
position par rapport à l'actualité — ou la tradition — philosophique. Il
a conscience de l'immersion de son œuvre dans une histoire dans laquelle
elle doit se situer. Ce qui paraît bien indiquer qu'il n'est pas possible
d'aborder la lecture d'un ouvrage philosophique sans être préalablement en
possession d'une culture philosophique plus ou moins étendue. Avant
d'assumer sa tâche, le guide doit, en tout cas, jouer un rôle de conseiller
appréciant les chances de mener à bien son entreprise que possède chaque
lecteur éventuel de chaque livre déterminé.
Abstraction faite des données psychologiques, ce rôle se révèle
singulièrement malaisé, du fait de la variété des types de systèmes que
l'histoire de la philosophie a progressivement élaborés.
Sans doute, quel que soit le type de système abordé, le lecteur devra
s'efforcer de saisir le système comme système et l'intelligence qu'il en aura
sera en fin de compte toujours conceptuelle, lorsqu'il saisira les diverses
<( connaissances » déployées par le système comme réduites à une unité
autour de laquelle leur déploiement ne cesse de graviter, une unité que
leur gravitation ne cesse de décrire. Pour le lecteur comme pour l'auteur,
le « sens » d'un système est ce type unitaire de référence à tout ce dont
traite le système, que le système engendre par l'exposition ordonnée de
tout ce dont il traite, comme constituant, précisément, ил tout. En
d'autres termes, le discours systématique comme tel entend faire prévaloir
sa référence propre et totale à la substance du contenu qu'il exprime, sur
toute expression particulière — qu'il doit pourtant réaliser — d'un élément
ou d'un aspect de cette même substance du contenu. La différence n'en
demeure pas moins grande entre le discours directement ontologique qui
oppose globalement et initialement le « savoir » qu'il entend fournir aux
« opinions » et « représentations » qu'on peut avoir par ailleurs et le
discours indirectement ontologique qui entend amener progressivement son
lecteur à une révision, qui sera d'ailleurs totale, des « savoirs » qu'il
croyait posséder jusque-là. Le discours indirectement ontologique invoque
des éléments d'expérience et les admet comme tels afin de les interpréter,
alors que le discours directement ontologique, traitant par principe
directement de « tout », et «éminement», n'invoque jamais l'expérience comme
telle et entend, au contraire, l'évoquer à travers son propre déploiement,
mais toujours comme interprétée. Du début à la fin, le discours ontologique
est directement conceptuel, c'est-à-dire qu'il se maintient dans un type
de référence unitaire à ce dont il traite, alors que le discours indirectement
ontologique, bien qu'il doive, en fin de compte, être objet d'intelligence
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conceptuelle, coordonne, en vue de ce type de référence unitaire, des types


de référence autres, correspondant à l'invocation des diverses expériences
qu'il entend interpréter. Une est donc la visée intentionnelle du lecteur
du discours directement ontologique, tandis que celle du lecteur du
discours indirectement ontologique doit être une et multiple à la fois,
multiple pour se plier à la diversité des expériences invoquées, une dans la
tentative de saisir leur jeu de coordination, afin que dans le discours,
enfin constitué comme totalité mémorielle, cette coordination se révèle
être, en fait, une intégration.
Ces distinctions fondamentales ne s'appliquent, évidemment, qu'à
la philosophie hégélienne et pré-hégélienne. Si une situation nouvelle a pu
naître, après Hegel, avec des essais de discours ontologiques à base
phénoménologique ou des discours non ontologiques revendiquant la valeur
de « philosophie première » qui était jadis réservée à l'ontologie, c'est,
pour une bonne part, parce que Hegel a successivement élaboré un discours
indirectement ontologique — La Phénoménologie de l'Esprit — et un
discours directement ontologique — l'Encyclopédie des Sciences
philosophiques — et affirmé que ces deux discours avaient, sous deux formes,
le même contenu. Mais, quoi qu'il en soit de cette affirmation et des
conséquences qu'elle a pu entraîner dans la philosophie ultérieure, le fait
essentiel pour notre propos est que cette élaboration par Hegel de discours
de deux types procédait de la constatation d'une difficulté fondamentale :
le discours directement ontologique n'est pas immédiatement abordable
par le lecteur non philosophe. « Ce serait, selon une expression célèbre,
lui demander de marcher sur la tête que de le lui présenter. » Le discours
indirectement ontologique hégélien se présente donc comme une
introduction au discours directement ontologique que la tradition philosophique
antérieure, quand elle était systématique, croyait pouvoir aborder
directement.
Il faudrait donc, en principe, conseiller à tout lecteur éventuel
d'ouvrages philosophiques de commencer par La Phénoménologie de l'Esprit
— le seul ouvrage qui s'adresse à la « conscience naturelle », c'est-à-dire
à un homme quelconque. Mais, en fait, la lecture de cet ouvrage est si
ardue qu'elle ne constitue pas une lecture à recommander comme lecture
initiale.
Pour mon compte personnel, j'estime que la lecture la moins difficile
d'une œuvre intégrale que puisse entreprendre un débutant est celle des
trois Critiques de Kant, discours indirectement ontologique s'il en fût,
puisque Kant récuse la possibilité de le traduire dans un discours
directement ontologique 2, mais qui n'en présente pas moins une théorie
systématique d'une même ampleur qu'un tel discours. Car c'est la question
d'ampleur — ce n'est pas celle, toute philosophique, de la possibilité ou
de l'impossibilité d'une ontologie — , qui m'a amené à présenter cette
typologie élémentaire du discours de philosophie systématique. Celle-ci
peut paraître superflue pour deux raisons. La première est qu'il n'existe,
à ma connaissance, abstraction faite de ce « mixte » qu'est Le Discours
de la Méthode, que deux discours systématiques qui soient indirectement
2. Les Principes métaphysiques de la Science de la Nature et La Métaphysique des
Mœurs ne sont pas, à proprement parler, une » traduction » mais plutôt une
application des Critiques.
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ontologiques dans la tradition philosophique jusqu'à Hegel inclus : les


trois Critiques de Kant, précisément, et La Phénoménologie de l'Esprit.
Mais on ne niera pas l'importance de ces discours. La seconde est que
tout philosophe sait bien que chaque système philosophique constitue un
cas singulier. Mais la pédagogie, aussi bien que la réflexion sur le discours
de philosophie systématique, imposent d'analyser cette proposition exacte
mais un peu trop générale. Chaque discours directement ontologique
exprime bien une conception ontologique singulière et celle-ci commande
bien un mode singulier de développement du discours; mais c'est le
caractère spécifique du discours directement ontologique que cette
correspondance immédiate entre conception ontologique et mode de
développement : le lecteur doit se situer d'emblée au sein d'un processus qui expose
de lui-même sa propre diversité comme totalité grâce à une sorte d'auto-
engendrement dans lequel création conceptuelle et expression linguistique
se répondent sans décalage. Le discours indirectement ontologique doit,
par contre, tout en se développant, conjuguer unité et diversité par un
jeu de retraduction incessante de Г apparemment hétérogène dans le
fondamentalement homogène; Г « idée », pourtant immanente au discours,
semble s'y dissimuler au lecteur à travers un divers sur lequel le discours
n'offre initialement d'autre prise que l'indication de procédés de
totalisation qui permettront d'échapper au disparate : théorie préliminaire de
l'expérience fournissant un protocole général de progression dans
l'introduction à La Phénoménologie de Hegel ou référence à des totalisations
antérieures dans les Critiques de Kant. Trop étroite dans le discours
directement ontologique pour se laisser facilement appréhender, la liaison
entre idée et discours est, dans le discours indirectement ontologique,
laborieuse à découvrir. Pour employer une terminologie linguistique, je
dirais que le discours directement ontologique coïncide trop avec son
code pour que la communication s'établisse sans mal et que le discours
indirectement ontologique semble présenter une pluralité de codes dont
le maniement, trop difficile pour ne pas laisser place à l'erreur, risque
d'interrompre le contact avec l'auteur. Mais ce qui importe, c'est que le
lecteur connaisse grosso modo, ou pressente, le genre de difficulté qu'il
va rencontrer avec chaque type de discours, afin de mieux surmonter la
difficulté fondamentale qui est intrinsèquement liée à la nature
systématique du discours et à la singularité de chaque discours.

3) Les procédés de déchiffrement du discours.


Les considérations que j'ai faites sur la tâche du guide et sur le
choix des lecteurs semblent poser en principe que la communication entre
l'auteur et le lecteur est parfaite ou qu'elle n'est pas. L'expérience montre
cependant que, tout en se présentant comme situé sous le signe du « tout
ou rien », le déchiffrement du discours de philosophie systématique laisse
place à une croissance dans l'intelligence du système, dont le lecteur a
conscience. Il a l'impression d'« entrer » dans l'intelligence du système et
d'y « entrer » plus ou moins totalement. Ce fait demeurerait sans doute
incompréhensible si l'on oubliait que le lecteur d'un ouvrage de
philosophie systématique n'est pas seulement le destinataire du message que
constitue ce discours; il est également partie intégrante de la substance
du contenu qu'exprime ce message. C'est de lui-même qu'il est parlé à
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lui-même, un « lui-même » qui, d'ailleurs, en tant qu'exprimé par le


message, ne se distingue pas de celui de l'auteur qui s'exprime. Aussi le
lecteur est-il juge non seulement de l'existence mais encore de la qualité
de la communication, en tant que celle-ci est le résultat d'une
transformation qu'il subit et exerce sur lui-même par l'effort qu'il opère pour
déchiffrer le message conformément à la singularité — qu'il lui faut découvrir
— de ce message. Ce juge est-il infaillible? Le problème de l'exactitude
du déchiffrement du message n'est pas résolu par le seul fait de l'évidence
que peut avoir le lecteur d'une certaine coïncidence entre l'auteur et lui-
même; mais ce problème ne se pose pas si le lecteur n'est pas parvenu en
quelque degré à cette évidence, celle de « comprendre ».
Mais comment y parvenir?
L'expérience montre que, pour le déchiffrement d'un même discours,
il est des difficultés propres à chaque lecteur, qui doit découvrir le rythme
de progression qui lui convient et surtout apprendre à réaliser les retours
en arrière qui, plus ou moins nombreux pour chacun, s'imposent à tous.
Elle montre également que, pour un discours déterminé, il est des
difficultés communes à tous les lecteurs et qu'aux mêmes passages se jouent
pour tous des combats qui décident de la progression dans le
déchiffrement et parfois même de la qualité de l'intelligence du système. C'est de
cette double constatation que procède l'essai, que je vais présenter, d'une
thématisation des procédés de déchiffrement du discours, dont le
schématisme, trop rigide sans doute, sera illustré et corrigé peut-être par
l'évocation de quelques exemples portant surtout sur les Critiques de Kant —
exemple de discours indirectement ontologique — et L'Éthique de
Spinoza — exemple de discours directement ontologique.
1) Le premier type de déchiffrement est analogique, car d'instinct,
le lecteur tente de référer l'inconnu — le discours à déchiffrer — au
connu. Mais le discours à déchiffrer n'est jamais totalement inconnu,
précisément parce que l'auteur, d'une manière quelconque et avec plus
ou moins de précision, en indique toujours le thème. L'Éthique de Spinoza
ne comporte ni Préface ni Introduction, mais je sais, par le titre même,
qu'elle est divisée en cinq parties et je sais ce dont traite chaque partie.
L'Introduction à la Critique de la Raison pure me donne, de même, une
« idée de la philosophie transcendantale » et finit par m'en proposer les
« divisions » qui constituent un aperçu très général de la table des matières
du livre. Mais l'expression de « table des matières » permet déjà de
pressentir l'ambiguïté du déchiffrement analogique. Cette table est bien, par
renonciation qu'elle en opère, une indication des « matières » dont il est
traité dans le livre, « matières » que le lecteur a pu voir traiter par ailleurs,
et elle est également, par son ordonnance, une indication sur la manière
dont le discours traite de ces matières, manière différente de celle dont il
en est traité par ailleurs. En référant sans cesse l'inconnu au connu, le
déchiffrement analogique risque d'être une perpétuelle dissociation de
l'œuvre en un jeu d'interrogations, à base de comparaisons, portant sur
les « matières » dont elle semble traiter et les « problématiques » selon
lesquelles elle semble en traiter : mouvement centrifuge qui est
radicalement opposé à la nature du « comprendre » tel que l'entend la philosophie
systématique, pour qui un système n'a qu'une idée.
Le cas n'est pas chimérique, malheureusement, d'étudiants — pour
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ne parler que des étudiants — qui peuvent faire des dissertations


très brillantes, voire fort erudites, sur des livres qu'ils n'ont pas
véritablement lus, c'est-à-dire qu'ils n'ont guère déchiffré que par un
déchiffrement analogique. Un jeu réitéré de corrections, portant tout à la fois
sur la connaissance qu'on a de l'œuvre par la connaissance initiale de son
thème et sur les déchiffrements approximatifs qu'on a déjà réalisés de
divers segments par référence à ce que l'on savait déjà sur ce dont ils
traitent, permet, en effet, de procéder à un déchiffrement de l'ensemble
du message que la (relative) cohérence de ces segments entre eux et la
conformité générale du message ainsi « déchiffré » avec son thème
permettent de considérer comme (relativement) satisfaisant. Le livre, en
tout cas, a été « déchiffré » de la première ligne à la dernière. Et le lecteur
a l'« évidence » d'avoir « compris » ou, à tout le moins, si on lui pose la
question, celle d'avoir « appris »; et, s'il veut bien répondre sincèrement
à cette dernière question indiscrète, l'évidence d'être — toute question
d'apprendre mise à part — resté tel, pendant et après la lecture, qu'il
était avant de l'entreprendre : l'optique de l'auteur n'est jamais devenue
sienne, mais il a réduit celle de l'auteur à la sienne. Comprendre, pour lui,
c'est apprendre. Et, de fait, il a, par sa lecture, obtenu une détermination
du thème du message plus précise que celle qu'il possédait initialement.
Mais un discours de philosophie systématique n'est pas un exercice de
rhétorique sur un thème plus ou moins neuf ou subtil. Il n'est donc pas
difficile de manifester au lecteur la fragilité de son « évidence » : il suffit
de le renvoyer au texte en lui demandant d'en expliquer un passage tant
soit peu ardu. L'explication qu'on obtiendra sera une déclaration sur ce
que le texte « doit vouloir dire », étant donné la « position » de l'auteur;
ce qui revient à projeter sur un texte une lumière qu'il devrait rayonner
de lui-même. A un tel lecteur, qui lit le plus souvent très vite, il faut faire
constater qu'il « n'y comprend rien »; car il risque fort, n'ayant jamais
connu le désespoir de « n'y rien comprendre », de ne connaître jamais la
joie de comprendre. Mais cette constatation ne suffit pas : il faut encore
obtenir de lui qu'il se remette à lire le texte, plutôt que d'en chercher
l'explication dans une « littérature » qu'il est utile, assurément, de
consulter, pourvu toutefois qu'on sache lire par soi-même.
Mais peut-être, à travers son premier déchiffrement, qui est et demeure
pré-philosophique, le lecteur a-t-il pressenti que la table des matières de
l'œuvre n'est que la projection de l'intelligibilité intrinsèque d'un
message destiné tout à la fois à exprimer la substance du contenu dont il
traite et à signifier l'organisation de cette substance. Le déchiffrement
logique s'offre alors à lui.
2) Tout déchiffrement d'un discours de philosophie systématique est,
de soi, une opération logique, puisqu'un tel discours est une chaîne de
raisonnements. Le déchiffrement analogique ne nie pas cette vérité
élémentaire. Il essaie, simplement, de ne pas perdre pied dans un flux où
l'on risque, il est vrai, de ne plus reconnaître ce dont il s'agit,
n'identifiant plus ce sur quoi portent des raisonnements qui deviennent
inintelligibles parce que sans objet. Mieux vaut peut-être sauter de lumière en
lumière par-dessus des zones d'ombre que de sombrer dans une obscurité
totale! Mais, si ces « lumières » sont les seuls passages de l'œuvre dans
lesquels s'établit un rapport entre ce que l'on sait d'une matière dont traite
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l'œuvre et ce que l'on sait de son thème, le savoir ira s'enrichissant d'une
manière en quelque sorte rectiligne et homogène dans la reconnaissance
d'une nouveauté de l'œuvre qui demeure toute relative. L'œuvre se révèle
bien traiter d'objets dont d'autres discours ont traité, mais, à travers ces
objets, c'est son objet propre qui échappe. Pour tenter de le découvrir,
il faut accepter de procéder non seulement du connu au connu mais du
connu à l'inconnu. Et c'est cette activité de raisonnement tendue vers
une saisie de l'œuvre comme neuve et inconnue qui caractérise le
déchiffrement logique. Le déchiffrement analogique ignore l'ordre conceptuel
ou le pressent tout juste; le déchiffrement logique vise, par contre, le
contenu conceptuel de l'œuvre, c'est-à-dire la substance du contenu que
cette œuvre entend signifier comme organisée selon un mode que nul
discours antérieur n'avait jamais signifié, mais il le vise; il sait que les
énoncés de l'œuvre expriment divers éléments ou aspects de la substance
du contenu conformément à une intention générale de signifier cette
substance comme organisée et il sait également que l'organisation du
message est expression de cette intention; mais, s'il connaît cette
intention, il ignore comment l'œuvre la réalise. C'est cette ignorance, dont il a
conscience, qu'il entend surmonter.
Thème du discours et table des matières apparaissent, dès lors, sous
un jour nouveau : ce sont de simples indications qui orientent un
mouvement à effectuer à la recherche du sens de l'œuvre. Ce sens, en soi, n'est
rien d'autre que le thème, mais ayant perdu toute situation d'extériorité
par rapport à un déploiement que la table des matières présente sous
forme de cadre statique de classification hiérarchisée de séquences
d'énoncés, alors qu'il est, en fait, fonction dynamique de définition de ce qui
était donné initialement comme thème. C'est, précisément, cette situation
d'extériorité qu'il faut surmonter, mais en sachant qu'on vise de
l'extérieur ce que le message conjoint intrinsèquement : en soi absolument
corrélatifs, le contenu indiqué par le thème et la forme indiquée par la
table des matières sont à con joindre progressivement par des jeux de
coordination eux-mêmes coordonnés.
Il peut sembler paradoxal d'aller chercher dans une table des
matières une indication sur une forme. Nous avons pourtant déjà signalé,
à propos du déchiffrement analogique, que, par son ordonnance, une telle
table donne des indications sur les « problématiques » selon lesquelles il
est traité des « matières » qu'elle énonce. Que L'Éthique, par exemple,
traite d'abord- de Dieu, puis de la nature et de l'origine de l'esprit, puis
de la nature et de l'origine des sentiments, puis de la servitude humaine
ou des forces des sentiments, pour traiter finalement de la puissance de
l'entendement ou de la liberté humaine, cette ordonnance m'indique que
l'ordre de l'Éthique est plus proche de l'ordre de la théologie scolastique —
Dieu, création, chute, rédemption — que de l'ordre cartésien. Que je lise
maintenant la première définition de la première partie, celle de la causa
sui, et je verrai tout de suite que Spinoza ne va pas traiter de Dieu dans
les perspectives de la scolastique aristotélicienne, mais dans celles de
l'argument ontologique. Cependant, plutôt que toutes ces «
problématiques », l'essentiel est, pour un déchiffrement logique, qu'il s'agisse d'une
« éthique », doctrine du vivre dans ou vers le Bien, doctrine qui s'élabore
à partir d'une connaissance de Dieu, comme me l'indique maintenant la
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division du livre, connaissance d'où procède la connaissance de l'homme,


être de sentiments mais aussi, je puis du moins le supposer, être
d'entendement, capable de liberté, sans doute dans sa référence à Dieu par
l'entendement. L'ordonnance est ainsi lue comme le chiffre d'un dynamisme
par lequel l'« idée » se signifie en principe. Ce dynamisme sera — le titre
me le dit — « géométrique », mais, je le sais déjà, d'une géométrie «
théologique », qu'il me faut tenter de saisir en cherchant ce que chaque partie
de L'Éthique me dit et de Dieu et de l'homme, soit de Dieu, soit de
l'homme, dans la connaissance de la relation qu'entretiennent en principe
ces deux connaissances d'après l'ordre de L'Ethique.
Par sa présentation graphique, avec sa division en parties qui
comportent toutes des définitions, des axiomes, des propositions
numérotées dont la démonstration renvoie soit à des définitions, soit à des
axiomes, soit à des propositions déjà démontrées dans la partie présente
ou dans une partie antérieure, L'Éthique indique comment doit procéder
le lecteur dans un déchiffrement logique, à condition toutefois qu'on ne
se borne pas à enregistrer, pour chaque démonstration, ce qu'elle invoque
à titre de preuve, mais qu'on laisse refluer en quelque sorte vers le principe
la connaissance nouvelle qu'on en a acquise par la connaissance de ses
conséquences et de l'ordre selon lequel celles-ci en ont été tirées : il faut
que l'on vise conceptuellement le sens de l'ouvrage dans ce travail de
perpétuelle référence au sein d'une progression qui doit sans cesse
chercher à préciser, tout à la fois et l'un par l'autre, le contenu et la forme.
Ce déchiffrement est, du même coup, œuvre de mémorisation, d'une
mémorisation qui procède, toujours poursuivie et toujours base de
corrections à effectuer sans cesse, du présent à ce qui le précède et de ce qui
précède au présent.
Il en va ainsi, que l'ouvrage à déchiffrer se réclame ou non d'un
mode de démonstration géométrique. Ainsi, dans la Critique de la Raison
pure, le discours, en se développant, ne cesse de remodeler YOrganon
d'Aristote auquel il se réfère pour se totaliser comme lui, mais selon les
perspectives nouvelles de la philosophie transcendantale, en théorie
du « savoir ». Il est bon, sans doute, que, se souvenant de l'édifice
aristotélicien, le lecteur constate, en cours de lecture, que celui-ci subit un jeu
de transmutation tel que, par exemple, la théorie du syllogisme — objet,
chez Aristote, des Analytiques — figure chez Kant sous le titre de
« Dialectique », alors que les Analytiques kantiens traitent des concepts
et du jugement, qui faisaient, chez Aristote, l'objet du traité des Catégories
et du traité Péri Hermeneias. Mais l'essentiel n'est pas la mutation que
YOrganon subit; c'est la théorie du « savoir » qui se substitue à lui.
Comment la découvrir, sinon en essayant, par exemple, de déterminer
ce qu'est l'esthétique transcendantale, en elle-même certes, mais aussi
comme « première partie » de la « théorie transcendantale des éléments »,
mise comme telle sur le même pied que la deuxième partie, « La logique
transcendantale », avec ses deux divisions en « Analytique » et «
Dialectique », elles-mêmes objets de subdivisions? Moins lisible que celle de
L'Éthique, la table des matières de la Critique indique, en effet, des
divisions qui se correspondent en tant que divisions, et des subdivisions
hiérarchisées en tant que portant sur des divisions inégales de rang. La
nature intrinsèque de ce jeu de divisions n'apparaît pas à première vue.
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II faut donc, mais c'est la même démarche que dans L'Éthique, tenter de
comprendre le contenu du message en saisissant la forme du message et
tenter de comprendre la forme du message en saisissant son contenu.
Toute la différence tient au fait que, pour guider le lecteur en cette
démarche, Spinoza et Kant ne donnent pas les mêmes indications sur le
même mode.
3) Le déchiffrement logique engendre une certaine « évidence » : au
cours de sa laborieuse poursuite, le lecteur « sent » qu'il entre dans
l'intelligence du système, que l'optique de l'auteur se découvre à lui. Mais
ce déchiffrement engendre également une autre évidence : celle de ne
pas éliminer complètement la situation d'extériorité qu'il se proposait
de surmonter. Le lecteur continue à s'interroger sur le « sens » de l'œuvre.
Tout ce qu'il a saisi de son économie gravite, il le constate, autour de son
thème; mais c'est encore un thème qui est centre de gravitation. L' « idée »
échappe encore. Pour la saisir, il faut passer au déchiffrement intégralement
philosophique, pour autant qu'on peut le réaliser.
Assurément, le déchiffrement logique est vraiment philosophique
parce que c'est dans la connaissance même qu'il a de la disproportion
entre ses ressources initiales et le but à poursuivre qu'il cherche, à travers
le message, le moyen de parvenir à ce but. Mais ce but lui échappe de par
la nécessité où il est d'opérer une distinction entre « contenu » et « forme »
dans le discours. Sans doute cette distinction est fondée dans le message
lui-même, dans la mesure où le discours se déroule selon une successivité
organisée de séquences hiérarchisées d'énoncés. Et c'est pourquoi le
déchiffrement logique parvient à saisir cette successivité comme
signifiante; mais elle ne lui indique, comme telle, qu'une règle selon laquelle
il doit viser la substance du contenu à travers les diverses expressions
que les différentes séquences d'énoncés réalisent de ses divers éléments
ou aspects. Ces éléments ou aspects — le « contenu » — paraissent ainsi
préexister à la « forme », et le discours, de ce fait, n'est saisi que comme
une systématique interprétant ce contenu préexistant, une systématique
qui a besoin d'être elle-même interprétée. D'où les interrogations sur le
« sens » du discours qui subsistent quand la successivité s'est terminée
dans un chapitre final ou une conclusion qui fait écho au thème initial.
Le discours est bien saisi dans sa nouveauté; il ne l'est pas dans sa
singularité absolue de système.
Pour qu'il le soit, il faudrait que, par un jeu de réciprocité parfaite,
le mouvement qui, dans le déchiffrement logique, va uniquement du
message au sens, puisse aller aussi bien du message au sens que du sens
au message, afin que la systématique soit saisie comme celle d'une « idée »
qui, par l'intermédiaire du message, se pose elle-même comme principe
unique de toute définition, « fin et forme » d'une combinatoire tout à la
fois interprétante et interprétée. Mais sur quelle base le déchiffrement
intégralement philosophique peut-il prendre appui pour opérer la négation
du processus de coordination d'un déchiffrement logique qui peut toujours
être repris et amélioré?
Le déchiffrement logique aspire lui-même à cette négation, trop
conscient de n'être qu'une imparfaite négation du déchiffrement
analogique, et il peut paraître paradoxal de lui refuser de parvenir à satisfaire
son aspiration, alors que nous avons dit, à propos de VÊthique, que ce
98

déchiffrement se conformait strictement aux indications fournies par le


mode de démonstration géométrique de l'ouvrage. L'évidence
géométrique n'en doit-elle pas être le résultat immédiat, aussi radicale que
Spinoza la revendique : « Je ne prétends pas avoir rencontré la meilleure
des philosophies, mais je sais que je comprends la vraie philosophie. Si
vous me demandez comment je puis savoir cela, je dirai que c'est de la
même manière que vous savez que les trois angles d'un triangle sont
égaux à deux droits : et personne ne dira que cela ne suffît pas, s'il a le
cerveau sain... : le vrai, en effet, est la marque et du vrai et du faux 3? »
A cette objection, on pourrait facilement répondre en commentateur
de Spinoza, rappelant que, dans son achèvement, L'Éthique se désigne
elle-même comme une « voie très ardue », qu' « on peut cependant trouver ».
Paradoxe d'une « géométrie » difficile, mais qui est difficile parce que
« théologique ». Je dirais volontiers que l'aspect géométrique en tant
que tel — qui correspond précisément au déchiffrement logique — répond
à cet effort de « réforme de l'entendement » dont Spinoza n'a cessé
d'affirmer la nécessité. Reste que cette géométrie est « théologique » et que
Г « évidence » qu'elle déclare sienne se situe à ce niveau. Tout le problème
est de savoir comment la « géométrie » spinoziste qui, de soi, est «
théologique » peut le devenir pour le lecteur en tant que lecteur (car c'est de
cela qu'il s'agit, quelles que puissent être, par ailleurs, les positions
philosophiques ou religieuses de ce lecteur). Mais n'est-ce pas le problème de la
correction décisive qui, par un saut qualitatif, transforme la mémorisation
poursuivie par le déchiffrement logique en unité mémorielle constituée
comme telle, dans laquelle tout s'éclaire parce qu'en elle le lecteur est,
comme lecteur, devenu clair à lui-même?
Il est assurément difficile de parler du passage à une certaine «
intuition » au sein de la discursivité; mais il ne suffit pas de dire qu'il s'agit
d'une « intuition », il faut tenter de déterminer comment peut s'effectuer
ce passage, non point tant comme phénomène subjectif dépendant des
dispositions de chaque individu que comme fondé dans un comportement
par rapport au message déjà déchiffré par le déchiffrement logique. Il
nous faut donc parler de ces passages de l'œuvre dont nous avons dit
qu'ils étaient particulièrement ardus. Ce sont, on le pense bien, ceux qui
décident, pour tous les lecteurs, de la qualité de leur lecture. Le « guide »
l'apprend d'abord par expérience, avant de tenter d'en saisir, par réflexion,
la cause. Pourquoi les treize premières propositions de la deuxième partie
de L'Éthique sont-elles d'une lecture particulièrement ardue et,
finalement, d'importance décisive? N'est-ce pas que, dans la démonstration
qu'elles donnent de la nature de l'esprit humain et du corps de l'homme
à partir de ce que sont en Dieu les attributs de pensée et d'étendue,
ce qui est en cause, c'est la possibilité même de comprendre cette « liberté
humaine » dont traitera la cinquième partie, liberté dont, au début de
la première partie, la septième définition me disait qu' « est libre la chose
qui existe d'après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi
seule à agir ». Ou, si l'on veut, en ce point où il s'agit pour l'homme de
se concevoir à partir de Dieu, c'est de toute Г « évidence » du discours qu'il

3. Spinoza, Œuvres complètes, tr. Roland Gaillois, Madeleine Frances et Robert


Misrahi, Paris, 1954, p. 1346.
99

s'agit, de son évidence géométriquement théologique, sub specie aeternita-


tis, sous la lumière d'une éternité que posait, au début du discours, la
huitième définition de la première partie. Ici se joue la possibilité de
saisir la circularité « idéale » du discours telle qu'elle ne cesse de se signifier
à travers son message. L'intelligence que l'on avait du discours subira
une mutation radicale, quand ce sera à la lumière de ces textes obscurs
que les autres textes déjà lus seront enfin compris.
Il est trop facile de constater, à partir de la simple indication de leur
contenu, que les textes de L'Éthique évoqués ci-dessus sont importants
pour qu'on ne soit pas tenté de récuser leur valeur d'exemple. On pourrait,
d'ailleurs, pour expliquer la difficulté que présente leur lecture, rappeler
l'usage qui y est fait d'expressions, comme « l'être formel de l'idée »,
que seules permettent de comprendre des références historiques : le
déchiffrement analogique renvoie toujours à des difficultés de ce genre. Il faut
cependant remarquer que l'importance particulière de ces textes n'est
signalée par aucun système particulier d'indication, pas même, je le crois
sans pouvoir l'affirmer absolument, par la fréquence plus élevée de leur
rappel à titre de preuve dans la suite de l'œuvre : le déchiffrement logique,
en tant que tel, ne connaît, ou ne veut connaître, que des textes également
faciles ou également difficiles à lire. Il faut au lecteur une sorte d'instinct
philosophique pour pressentir que les séquences d'énoncés qui lui
paraissent les plus obscures seront celles qui lui fourniront la lumière sur
celles dont la lecture se présente comme plus aisée : savoir discerner
exactement ce qu'on ne comprend pas, le traiter comme un centre que
le reste doit éclairer et qui doit éclairer le reste, est, sans nul doute, la
meilleure préparation au « comprendre ».
Mais si un discours directement ontologique comme L'Éthique est
tel par nature que l'explication qu'on donne de l'importance d'un texte
apparaisse immédiatement, alors même qu'on n'a pas éprouvé la difficulté
de sa lecture, la situation n'est pas la même dans le cas d'un discours
indirectement ontologique : l'explication, pour pertinente qu'elle soit, ne
manifeste pas le rapport du texte ardu, dont la compréhension est
décisive, avec Г « évidence » que son intelligence engendre. Si la « déduction
transcendantale des concepts purs de l'entendement », dans la Critique
de la Raison pure, est si difficile à lire, c'est, tout d'abord, à cause de sa
nouveauté, mais c'est également, je le constaterai quand je lirai «
l'appendice à la dialectique transcendantale », parce que j'ai dû, pour tenter de
comprendre ce que Kant me disait de la synthèse opérée par
l'entendement et en faire l'expérience, prendre appui sur des exemples que je n'ai
pu me formuler qu'en usant de concepts empiriques dont la théorie alors
exposée ne m'indiquait pas la condition de possibilité. Mais, connaissant
maintenant cette difficulté, arriverai-je pour autant à dépasser le niveau
du déchiffrement logique qui me l'indique, pour pénétrer positivement
dans ce que l'on ne peut guère désigner que comme la conception
kantienne d'un esprit fini? Au-delà de la Critique de la Raison pure, Kant
s'est trouvé en quelque sorte poussé à développer et à refermer sur lui-
même son horizon jusqu'à l'élaboration de cette Critique du Jugement
dont l'introduction reprend le problème des concepts empiriques, après
m'avoir exposé que cette dernière Critique allait unir en totalité les deux
parties — théorétique et pratique — dont avaient traité les Critiques
100

précédentes, dont chacune traite d'un ordre spécifique d'expérience. Le


schéma analytique-dialectique, élaboré dans la Critique de la Raison pure,
soutient, je le constaterai sans peine, le développement de la troisième
Critique comme celui de la deuxième. Mais ce qu'il me faudrait, c'est,
au-delà de ce scheme, retrouver comme lumière unique — et non comme
simple thème — l'idée dont l'intelligence constitue la difficulté
fondamentale de la « déduction des concepts purs » : ce que j'ai évoqué en parlant
du problème du concept empirique et ce que M. Éric Weil désigne fort
justement comme « Sens et Fait 4 ». Alors, les trois Critiques
constitueront bien pour moi une « totalité », tout à la fois intelligible et mémorielle.
Intelligible parce que déjà mémorielle. Mais la mémorisation d'un message
aussi long ne saurait être parfaite. Seule la compréhension, enfin acquise,
du plus obscur en fixe l'intelligence comme totalité, dans la mesure même
où, à partir d'elle, s'indique un mouvement à travers toute l'œuvre qui
en définit le point de départ comme identique à la conclusion. Le
déchiffrement logique éprouvait constamment une difficulté qu'il ne pouvait
saisir : la force de Г « idée » s'exerçait contre lui en lui manifestant comme
inégalement efficaces les coordinations qu'il opérait, coordinations toutes
indispensables, certes, mais en vertu d'une nécessité qu'il ne parvenait
pas à découvrir et sur laquelle il ne pouvait s'interroger sans risquer de
sombrer dans le désespoir. Maintenant, il va pouvoir se poursuivre, et
avec lui la mémorisation qu'il opère, mais plus aisé et enfin sûr de lui-
même, au moins en principe, parce qu'il s'exercera au sein d'un
déchiffrement intrinsèquement philosophique auquel il sera désormais subordonné.
Le lecteur progressera ainsi dans l'intelligence d'une œuvre qu'il aura
Г « évidence » d'avoir comprise, à tout le moins pour Г « essentiel ».

II. — Le problème de l'exactitude du déchiffrement.


Bien qu'elle puisse être indéfiniment prolongée parce que réitérée,
toute lecture a une fin. Même pour le « guide », qui bénéficie de
l'avantage inestimable de redécouvrir en quelque sorte la même œuvre comme
nouvelle parce que lue par des yeux nouveaux. Il ne peut s'en tenir
toujours à son rôle initial. L'œuvre a été lue et le lecteur a une certaine
« évidence » de l'avoir comprise. Au « guide » d'apprécier le bien-fondé
de cette évidence. Il croyait comprendre l'œuvre; un autre maintenant
croit la comprendre. L'accord n'est pas nécessairement parfait entre eux.
Il ne suffit pas que l'un et l'autre s'en remettent chacun à sa bonne foi.
Le « guide », qui doit remplir le rôle de juge, doit tout d'abord rechercher
à quelles conditions il pourra le mieux l'exercer; il devra également
rechercher quelles normes peuvent et doivent le guider dans son jugement,
et il se trouvera entraîné, par le fait, dans une réflexion qui l'acheminera
vers des considérations linguistiques.
1) L 'exercice du jugement.
Dans le jugement que le « guide » devra exercer, c'est encore du texte
qu'il s'agit, un texte auquel le juge est soumis tout autant que le lecteur.
Il ne doit sa situation qu'à une fréquentation plus prolongée du texte,

4. Éric Weil, Problèmes kantiens, Paris, 1963, p. 59-107.


101

qui lui en assure une connaissance plus familière. Mais celle-ci n'implique
pas nécessairement une compréhension plus exacte et plus profonde. Le
juge doit donc être prêt à remettre en cause l'intelligence qu'il croyait
en avoir si le texte que le lecteur invoque donne à celui-ci l'avantage.
Cependant, entre le « guide » et le lecteur qui en a achevé la lecture,
le texte, comme totalité mémorisée par chacun, ne saurait jouer le rôle
d'arbitre qui lui revient si on ne demandait au lecteur d'en traduire le
sens dans une composition dont l'ampleur ne doit pas être excessive mais
dont la fidélité doit pouvoir être contrôlée par le juge et par le lecteur
lui-même : « Le sens d'un signe, déclarent les linguistes, est un autre
signe par lequel il peut être traduit. » Comment, cependant, ce contrôle
pourra-t-il être exercé en l'absence de l'auteur qui seul pourrait, semble-
t-il, émettre un avis décisif? Pour que le rapport entre texte et
traduction puisse être, autant que possible, objet de vérification, la composition
demandée au lecteur doit être, à mon avis, un commentaire, le meilleur
qu'il puisse réaliser, d'une partie plus ou moins étendue de l'œuvre.
Mais qu'est-ce au juste qu'un « bon » commentaire? La « définition »
toute pragmatique que je m'en suis donnée est celle-ci :par«bon
commentaire », j'entends celui qui rend compte du texte pris en sa littéralité,
sans contredire rien de ce que l'auteur dit en ce texte — comme il va de
soi — , et sans contredire non plus — ce qui est beaucoup plus difficile —
rien de ce que l'auteur dit de ce texte, soit directement par les allusions
qu'il y fait dans d'autres passages de l'œuvre, soit indirectement par ce
qu'il déclare de la subdivision ou division à laquelle il appartient. On
reconnaîtra dans ces conditions — qui sont des conditions sine qua non
— la reconnaissance des droits du « déchiffrement logique ». Mais un
commentaire, tout en étant bon, peut être meilleur ou moins bon qu'un
autre : l'art du commentateur — qui relève cette fois du déchiffrement
intégralement philosophique — est de manifester comment dans ce
microcosme qu'est le texte commenté se reflète le macrocosme qu'est l'œuvre
entière. Mais que l'on remarque bien qu'il s'agit du commentaire d'un
texte très défini et limité dans l'œuvre, le seul qui soit à la mesure des
forces du lecteur et le seul également qui ne pose pas les problèmes de
passage à la limite que poserait le commentaire de [l'œuvre entière.
Est-il besoin d'ajouter que le commentateur, quand il déploie son « art »,
doit toujours s'en tenir à une référence étroite et précise au message qu'est
l'œuvre — c'est-à-dire au texte même qu'il commente et aux autres
textes avec lesquels celui-ci entretient une relation étroite dans l'œuvre — ,
sans jamais prendre son texte comme thème de dissertation, sans jamais
recourir à des comparaisons avec d'autres œuvres, à moins que le texte
lui-même ne l'y invite expressément? Le contrôle n'est possible que si
l'on reste toujours en contact avec l'élémentaire.
Les caractéristiques du commentaire à réaliser apparaissent le plus
clairement quand il doit être celui d'une « figure » de La Phénoménologie
de l'Esprit. Si je n'ai pas emprunté d'exemples de la lecture de cette
œuvre quand je traitais des divers procédés de déchiffrement, c'est qu'elle
ne semble guère laisser au lecteur le choix entre différentes démarches
qu'il pourrait effectuer : le déchiffrement analogique y a peu de succès,
car il tend à saisir des différences positives; or c'est « le chemin du doute
ou à proprement parler, du désespoir » que le lecteur doit parcourir,
102

voyant chaque certitude qu'il possédait et l'objet de cette certitude


s'écrouler dans une expérience et, par cet écroulement même, engendrer
une autre certitude grâce à une transition dont la nécessité est exposée
« pour nous », lecteurs, par l'auteur, alors que la conscience dont le lecteur
fait siennes la certitude et l'expérience ne voit pas le lien entre ces
expériences : la position de la « vérité » de chaque expérience comme certitude
nouvelle portant sur un nouvel objet, position que l'expérience doit,
à nouveau, éprouver. Muni de ces indications que l'Introduction lui
donne, le lecteur sait donc que l'œuvre qu'il va lire est présentation
ordonnée des expériences et conjoint à un aspect descriptif de l'expérience
un aspect d'explication et de coordination qui est le fait de l'auteur. Il
sait, du même coup, qu'il lui importe de distinguer les textes qui sont
position de l'expérience même et ceux qui sont soit une introduction à
la position de cette expérience, soit une conclusion de cette expérience
posée et l'amorce, par le fait, de la transition à une nouvelle expérience :
c'est l'ensemble de ces textes qui constitue une « figure ». S'il est vrai,
par ailleurs, que toute expérience met en cause corrélativement l'objet
du savoir, le savoir de l'objet et l'unité de mesure — immanente à la
conscience — de leur adéquation, tout texte d'introduction à une
expérience doit nécessairement indiquer quel est l'objet, quelle est la
conscience qui connaît l'objet, et quelle est, enfin, la règle du comportement
vérificateur de la conscience envers l'objet. Le lecteur n'a qu'à discerner
ces indications de divers ordres et à les mettre à profit, en cheminant
d'expérience en expérience. Il parviendra ainsi, l'Introduction le lui laisse
espérer, au terme de l'itinéraire, qui ne saurait être autre que la
coïncidence atteinte, dans et par l'expérience, entre certitude et vérité. Tout
aussi fermement que l'Éthique de Spinoza, La Phénoménologie, dans son
Introduction, indique que le déchiffrement de l'œuvre doit être logique
et comment il doit l'être.
Est-ce à dire que l'Introduction laisse clairement entrevoir comment
« le système total de la conscience » ainsi découvert sera également « le
royaume total de la vérité de l'esprit 5 »? Non certes, car elle ne déclare
même pas clairement que La Phénoménologie vise toujours la phénomé-
nalité tout entière. A plus forte raison n'indique-t-elle pas la structure
positive du mouvement par l'œuvre, mais se contente de déclarer que le
résultat de chaque expérience, étant négation déterminée, est forme
nouvelle de l'expérience. On peut donc regretter que Hegel n'ait nulle
part donné dans son texte même les précisions qui figurent dans la brève
présentation qu'il fit de son œuvre lors de sa parution :

« Elle embrasse les diverses figures de l'esprit comme étapes du chemin


à travers lequel il devient pur savoir ou esprit absolu. Les principales
sections de cette science, qui sont elles-mêmes subdivisées en plusieurs autres,
considèrent donc en leurs différentes formes la conscience, la conscience de
soi, la raison observante et agissante, l'esprit lui-même comme éthique,
cultivé et moral, et enfin comme religieux. Les phénomènes de l'esprit,
dans cette richesse qui les fait apparaître à première vue comme un chaos,
s'y trouvent scientifiquement ordonnés et, par conséquent, présentés dans

5. Phénoménologie de l'Esprit, tr. Jean Hyppolite, Paris, 1939 et 1941, I. p. 77.


103

leur nécessité, les moins parfaits s'y dissolvant et résolvant en de plus hauts
qui sont leur plus proche vérité. C'est dans la religion tout d'abord, puis
dans la science comme résultat du tout, qu'ils trouvent leur vérité
dernière 6. »

Au principe énoncé dans l'Introduction d'une suite, toujours


destructrice, des figures de la conscience, s'ajoute ainsi le principe, non moins
fondamental, d'une intégration progressive et discontinue de ces figures
selon des sections, dont il devient désormais possible de discerner, à
travers une table des matières auparavant indéchiffrable, les relations
complexes.
La Phénoménologie se présente donc comme un discours linéaire,
conj oignant la notation de ce que chaque expérience a d'unique et la
notation de ce qui l'apparente à celle qui la précède et à celle qui la suit,
pour qu'il y ait, précisément, succession. Mais ce discours linéaire est, en
même temps, un discours cohérent, qui soumet sa linéarité à des conditions
qui en rendent les éléments compatibles entre eux au sein de l'ensemble
que La Phénoménologie constitue comme « science de l'expérience de la
conscience ». Cependant, si successivité et intégration se conjuguent en
elle, c'est en vue de la manifestation d'un sens unitaire en vertu duquel
l'œuvre est nommée « Phénoménologie ». A la succession selon laquelle
les phénomènes de l'esprit se suivent mais en se dissolvant et résolvant
en de plus hauts, un terme est assigné : le lecteur qui a parcouru tout le
champ de l'expérience dans toute sa diversité comprend pour reprendre
des expressions de Hegel, que « la profondeur du connaître » est devenue
« la substance » de ce qu'il a examiné 7 et que Г « élément du savoir » a
intégralement assumé en soi Г «élément de l'être-là immédiat de
l'esprit 8 ». Le chapitre final de l'œuvre, « Le Savoir absolu », le manifeste
en se référant à certaines figures déjà vues, dont il montre maintenant
qu'elles sont remarquables, et en réinterprétant une dernière fois les
relations entre les sections de l'œuvre. Dès lors, le lecteur doit comprendre
que tout ce qui a été dit dans l'œuvre peut être redit sous une forme
nouvelle — celle du discours directement ontologique — dans
l'Encyclopédie des Sciences philosophiques; il est désormais capable de le saisir
dans son unité radicale. Du même coup, le discours qu'est La
Phénoménologie doit lui apparaître également dans sa radicale unité de discours
qui comprend, tout en la présentant scientifiquement, la phénoménalité
comme phénoménalité du « Savoir »
Le « bon » commentaire sera celui qui présentera correctement une
« figure » selon son protocole d'exposition. Et il sera d'autant meilleur
qu'il manifestera mieux dans cette figure les niveaux d'intégration qu'elle
réalise déjà et ceux qu'elle prépare. D'un mot, le commentateur doit, à
travers l'exposition d'un texte précis, montrer qu'il a acquis le pouvoir
vivant de comprendre l'œuvre dans son unité et sa complexité de discours
linéaire et de discours cohérent ayant un sens unitaire. C'est dire qu'ayant

6. On trouvera ce texte dans l'édition de Johannes Hoffmeister; Phunomenologie


des Geistes, Hamburg, 1952, p. xxxvn et xxxvrn.
7. Phén., II, p. 209.
8. Phén., I, p. 31.
104

compris l'œuvre, il doit être capable tout à la fois de revivifier dans sa


mémoire le souvenir de toutes les expériences une à une et de dégager
l'écheveau de leurs relations, — tâche de soi presque illimitée, mais que
le texte précis à commenter vient déterminer en se présentant lui-même
dans la détermination de ses formules et de ses mots comme la consonance
particulière d'une multitude de consonances. Tel mot, en effet, évoque
le souvenir de telle expérience et tel autre, celui d'une autre; telle formule
a déjà été rencontrée dans telle section et resurgira dans telle autre.
C'est précisément pourquoi il est difficile de juger un commentaire : une
intelligence réelle du texte s'y fait jour souvent par des voies que le
« guide » n'avait jamais soupçonnées auparavant, à travers des
rapprochements qui lui paraissent audacieux ou insolites. Comment le texte
tranchera-t-il toutes ces interrogations que le commentaire ne manque pas
de susciter 9?

2) Les normes du jugement


J'ai parlé jusqu'ici du message qu'est le discours de philosophie
systématique sans prendre en considération le matériel lexical qu'il
utilise. Seule retenait mon attention la structure du message dans ses
relations avec les intentions significatives de l'œuvre — thème et sens —,
et j'ai fait tout juste allusion au fait que cette œuvre, tout en voulant
signifier comme organisée la substance du contenu dont elle traite, doit
exprimer les divers éléments ou aspects de cette substance. Le problème
examiné était celui de l'intelligence conceptuelle de l'œuvre comme telle
sans que soit jamais posé le problème des relations qu'entretiennent
éléments lexicaux et concepts à l'intérieur de l'œuvre. C'est que ce dernier
problème est d'une difficulté telle qu'on ne peut l'aborder avant que
l'attention ait, tout d'abord, été attirée sur quelques traits originaux
que présentent ces éléments lexicaux au sein du discours de philosophie
systématique.
Le jugement à porter sur le commentaire que le lecteur a réalisé
d'un passage de l'œuvre joue, à cet égard, un rôle de révélateur, pour la
raison très simple que le commentaire utilise à ses propres fins une partie
des ressources lexicales que l'œuvre avait utilisées et qu'une certaine
norme de jugement est donnée par la comparaison qu'il est possible
d'instituer entre ces deux sortes d'usages. C'est là un procédé auquel le
« guide » a recours d'instinct en face de commentaires imprévus mais
plausibles, dont il lui faut discerner l'exactitude : sa mémoire lui rappelle
globalement une certaine règle d'utilisation d'une lexie simple ou complexe
qu'il a saisie au cours de ses lectures réitérées de l'œuvre et elle lui permet
d'apprécier si l'usage que fait le commentaire de cette lexie est conforme
ou non à cette règle. En cas de non-conformité, sentie plus que saisie,
le guide peut réfléchir et tenter de retrouver, grâce aux occurrences, dont
il se souvient, de cette lexie dans l'œuvre, l'articulation qui a été mal
discernée ou incorrectement interprétée. Le commentateur peut alors
discerner dans le texte même son erreur, sans savoir nécessairement ce

9. Je me suis efforcé de présenter un exemple de déchiffrement d'une figure,


celle de « Plaisir et Nécessité » dans deux articles parus dans les Archives de Philosophie,
XXVIII (1965), p. 483-509 et XXIX (1966), p. 237-267.
105

qui a alerté et orienté son guide dans le travail d'appréciation du


commentaire. Mais le guide lui-même est-il capable d'analyser comment sa
mémoire le dirige et d'exprimer ce qu'il entend au juste par cette règle
d'utilisation d'une lexie dont il connaît les occurences? Une expérience
très simple devait m'engager à tenter de répondre à ces questions.
Désireux d'élucider quelque peu ce qu'on pourrait appeler le «
vocabulaire de l'aliénation » dans La Phénoménologie, j'ai relevé, d'une manière
que j'espère exhaustive, les emplois de Entfremdung et Entáusserung
que les traducteurs rendent parfois indifféremment par « aliénation » et
que les commentateurs eux-mêmes posent parfois comme synonymes.
Désireux, de plus, de connaître l'influence que peut exercer en chaque
terme la racine qui est sienne — alors que tous les deux ont un préfixe
commun —, j'ai également relevé les emplois des termes de même famille.
J'ai obtenu le tableau suivant, dans lequel chaque chiffre indique un
nombre d'emplois dans une grande division ou subdivision de l'œuvre :

E e A s û A a d à d / d E e
n n e i и e и a и a г a n n
t t и с s и s s s s e s t /
<i a s h s s s s m î /
и и s e s e A e A d F r г
s s e a г e r e г e г e e
s s r и n r и l и e m m
e e и s l s i s m d d
r г n s i s с s d и e
и n g e с e h e e n n
n г h r r g
g n к e l
e i
i с
t h
e
PRÉFACE 1 1 5 1 17 3 1 3 1
INTRODUCTION 1 1
CONSCIENCE 13 9 6 1 2
CONSCIENCE DE SOI 1 4 2 1 13 5
RAISON 1 4 1
observante 2 1 12 1 16 21 61 5 1 2 3
s'actualisant 1 1 7 3 i 1
individualité 2 1 4
ESPRIT 1
vrai 3 1 7 3 2
étranger à soi 14 7 3 1 6 2 7 1 14 7 27 31
moralité 5 1 1 1 6 1 2 3 2
RELIGION 1
naturelle 2 1 3 4 1 2
esthétique 2 2 1 1 1 2 2 1 6 9 4
révélée 15 11 1 2 6 1 3 5 2 2
SAVOIR ABSOLU 17 11 1 3 3 [1] 1
57 34 33 11 2 22 57 72 54 5 76 37 35 39

II est facile de constater — exception faite du cas du verbe et du


substantif qui se correspondent — que les répartitions d'emplois pour
106

les différents termes ne répondent pas à leur parenté étymologique — pas


même dans le cas des adjectifs (ou adverbes) àusser et ausserlich,
auxquels il est pourtant difficile de donner en français des traductions
différentes. Il est également facile de constater que les répartitions de Entfrem-
dung et Entausserung ne sont pas semblables, même si les deux termes
sont abondamment employés dans la subdivision de « l'Esprit devenu
étranger à soi-même ». Mais ces répartitions — pour celui qui connaît
La Phénoménologie — ont une signification plus prégnante, dans la
mesure où il constate qu'un terme est toujours employé dans un certain
genre de contexte. Ce ne sont pas les occurrences comme telles qui lui
parlent, ce sont les récurrences dans des contextes qualitativement
apparentés. (Aussi bien, pour que le tableau présenté soit vraiment significatif,
il faudrait qu'il localise beaucoup moins grossièrement les emplois des
termes à étudier.) Mais qu'est-ce à dire, sinon que la « qualité » des
contextes joue le rôle d'un « thème » auquel le terme récurrent aurait
afîérence? Saisir « la règle d'utilisation » d'un terme, c'est donc saisir
le thème de son emploi et être du même coup sensible à tout emploi de ce
terme qui ne relèverait pas de ce thème.
Cependant, ces thèmes se révèlent extrêmement hétérogènes, dès
qu'on tente de les énoncer. Ainsi, pour les termes que j'ai étudiés, je
dirais que Entausserung relève du thème du Savoir absolu, parce que ses
emplois autres que ceux qu'en fait le dernier chapitre apparaissent dans
des figures que ce dernier chapitre signale comme remarquables; alors
que Entfremdung relève du thème de « l'esprit devenu étranger à soi-
même », parce que ses emplois concernent directement ou indirectement
cette figure. Aeusserung, par contre, me semble relever du thème de la
« force », non point considérée comme objet propre de la figure « Force
et Entendement », mais comme mode de réalité qui comporte,
précisément, une « extériorisation » positive. Ce qui veut dire que les
récurrences ď Aeusserung n'ont pas de relation manifeste avec les figures dont
le mouvement est analogue à celui de « Force et Entendement ». Aeus-
serlichkeit apparaît, inversement, dans les dialectiques dont le mouvement
est de conj oindre ou de surmonter une dualité d'aspects dans l'être qu'on
considère. Fremd, enfin, relève plutôt d'un procédé récapitulatif
exprimant qu'a été surmonté un obstacle précédemment envisagé dans sa
détermination précise.
Peu importe pour notre propos l'exactitude d'une analyse dont les
résultats seuls nous intéressent dans la mesure où s'y manifeste une
certaine intelligence de la manière dont le terme étudié est significatif
dans l'œuvre, sans que l'on puisse pour autant donner une définition
adéquate de cette manière : les différents thèmes paraissent relever eux-
mêmes de thèmes plus généraux — « figure », ou « section », ou « mode
de réalité », mouvement caractéristique », « procédé récapitulatif » —
qu'il serait à nouveau malaisé de définir avec exactitude. Cependant
cette analyse comporte un avantage, celui de présenter pour chaque
terme une « définition » et une seule, sans laisser sa signification se
morceler en une pluralité de significations que relierait au mieux une
certaine analogie. Je pourrais ainsi dire que Entausserung signifie le
mouvement de se poser dans l'extériorité ou, plus radicalement, de poser
l'extériorité par une sorte d'arrachement de soi à soi. C'est une analogie
107

que j'exprimerais alors, par exemple, entre le mouvement par lequel la


« conscience malheureuse » se convertit en quelque sorte en objet et
celui par lequel l'histoire nie l'extériorité de la nature en se posant elle-
même comme une extériorité qui se nie. Mais j'aurais tout d'abord employé
le mot « extériorité » sans me conformer à sa règle d'emploi dans La
Phénoménologie, et l'analogie exprimée demeurerait énigmatique pour
celui qui n'a pas saisi le rapport qu'il y a entre la figure de la Conscience
malheureuse et le Savoir absolu. Pour insatisfaisante qu'elle demeure,
la formule qui réfère Entàusserung au Savoir absolu comme à son thème
indique un mode fonctionnel de signification qui renvoie à l'intelligence
déjà acquise de l'œuvre.
Si cette intelligence n'arrive pas à s'exprimer adéquatement à travers
de telles formules, c'est que leur structure est, dans l'ordre sémantique,
celle du déchiffrement logique. Elles visent le rapport d'une unité
signifiante à l'œuvre tout entière, elle-même considérée comme unité
signifiante dans sa relation comme totalité à la substance du contenu, relation
qui a pour signifié le sens unitaire de l'œuvre, mais elles ne parviennent
pas à fixer ce rapport : dans les thèmes généraux qu'elles utilisent
réapparaît la coordination, qui reste toujours à coordonner, entre « forme »
et « contenu ».
Quant aux formules qui expriment une analogie, mais qui l'expriment
comme étant celle d'un signifié, nul ne saurait contester la valeur qu'elles
possèdent pour donner une certaine indication — ce dont le commentateur
ne peut se dispenser —, mais ces indications préalables ont besoin d'être
sans cesse rectifiées, précisées. D'ailleurs, si le terme Entàusserung est
le fil conducteur d'un commentaire portant sur un passage de La
Phénoménologie, le terme Aeusserlichkeit ne peut jouer dans le même
commentaire du même passage un rôle de fil conducteur, parce que le
terme « extériorité » qui traduit Aeusserlichkeit figure, employé selon un
mode qui n'est pas hégélien, dans l'explication qui a été donnée du terme
Entàusserung. Si le commentaire d'un simple texte doit répondre à de
telles contraintes, le commentaire de l'œuvre entière devrait répondre
à de bien plus grandes — à la limite aux contraintes mêmes auxquelles
est soumis le discours de philosophie systématique.

3) Réflexions linguistiques.
Avant de tenter de déceler les propriétés linguistiques du discours
de philosophie systématique, il est sans doute nécessaire de constater
quelle extraordinaire performance linguistique il réalise. Assurément,
tous les énoncés de ce discours doivent être déchiffrés comme étant
rédigés dans la langue naturelle de la communauté linguistique à laquelle
l'auteur appartient — ce qui lui ouvre, en principe, le vaste trésor des
ressources lexicales de cette langue et la variété des procédés
linguistiques qu'elle autorise. En fait, cette liberté va se trouver singulièrement
restreinte si on veut bien tenir compte des nécessités auxquelles le
discours doit se plier.
Celles-ci apparaissent tout particulièrement dans le cas de La
Phénoménologie de l'Esprit et elles peuvent y être manifestées plus facilement
qu'en tout autre discours grâce au relevé systématique que P.-J. Labar-
rière a entrepris des parallèles explicitement énoncés par Hegel entre les
108

différentes parties de cette œuvre 10. Il suffit de réfléchir sur ces indications
que Hegel a données afin de faciliter le déchiffrement de son discours, et
on verra à quelles conditions la réalité linguistique a dû satisfaire en ce
discours pour qu'il puisse être réalisé tel qu'il est.
Mais il ne suffit pas de relever les parallèles marqués par Hegel, il
faut encore les classer. Et P.-J. Labarrière nous invite tout d'abord à
discerner les « faux parallèles » qui, dit-il selon une terminologie qui
correspond à celle que j'ai employée, « expriment ce qui ressort à la
linéarité du discours ». Ils sont nombreux et de types divers. On notera
particulièrement, parmi eux, la notation de « tout ce qui permet de
" reverser " le contenu antérieur dans la figure nouvelle, en ne laissant
échapper aucun des éléments acquis ». Ils signalent, en effet, une
opération que La Phénoménologie doit réitérer sans cesse et dont on peut
brièvement décrire ainsi le mécanisme : l'unité de structure du
mouvement négateur que fut l'expérience de la figure passée surgit, dans
l'introduction à la figure nouvelle, comme principe médiat qui permet
de saisir dans sa complexité interne ce qui fut nié précédemment comme
contenu de l'expérience et de le retrouver au besoin comme contenu
nouveau immédiat, pour autant que le contenu antérieur avait été posé
comme immédiat. Le vocabulaire propre à la figure antérieure se trouve,
du même coup, traduit dans le vocabulaire propre à la figure nouvelle.
Encore faut-il, pour que la transition d'un vocabulaire à l'autre puisse
s'effectuer d'une manière suffisamment claire, que les éléments lexicaux
qui servent à définir les termes de ces vocabulaires se prêtent à ces
opérations de traduction, ce qui restreint considérablement la facilité du
jeu métalinguistique grâce auquel on définit sous forme d'énoncés les
termes qu'on utilise.
On n'oubliera pas que les « figures », en se succédant, parcourent
tous les champs de l'expérience humaine, même historique. C'est
d'ailleurs pourquoi la contrainte de traductibilité successive que nous venons
de noter n'est pas la seule à laquelle est soumis le vocabulaire. D'autres
apparaissent à travers les « parallélismes de structure » dans lesquels
il s'agit d'une circularité statique du discours « autrement dit des
correspondances qui existent entre des totalités déjà constituées comme telles ».
Elles relèvent donc de cet aspect de La Phénoménologie selon lequel elle
est, comme je l'ai dit, un discours cohérent. De fait, si chaque figure de
La Phénoménologie met à l'épreuve une définition concrète que l'homme
pose corrélativement de lui-même et du monde, c'est, à travers ces
figures, une définition plus générale de l'homme et du monde qui est
mise à l'épreuve dans chaque section. De section en section, c'est la
même réalité totale qui est visée, mais selon une optique plus ou moins
adéquate, selon la complexité plus ou moins grande de l'intégration
réalisée, complexité que les « parallélismes de structure » impliquent.
Cependant, l'identité de la réalité visée doit pouvoir être déchiffrée d'un
bout à l'autre du discours, quelle que soit la complexité des intégrations
diverses à travers lesquelles elle apparaît. A une contrainte de traduc-

1 0. Pierre- Jean Labarrière, Structure et Mouvement dialectique dans « La


Phénoménologie de l'Esprit » de Hegel, Paris, 1968. Je me réfère à la « typologie des parallèles »
p. 56-63.
109

tibilité successive et en quelque sorte horizontale s'ajoute ainsi une


contrainte de traductibilité discontinue et en quelque sorte verticale.
La discontinuité est manifeste et on pourrait la croire absolue : une
même unité signifiante peut ainsi recevoir dans l'œuvre plusieurs
définitions différentes sous forme d'énoncés immédiatement irréductibles les
uns aux autres. Mais il ne faut pas oublier que ces définitions différentes
sont données dans des contextes différents et qu'un mouvement unit
ces contextes pour que La Phénoménologie ne soit pas seulement un
discours cohérent mais qu'elle ait, comme discours cohérent, un sens
unitaire. Il est donc des « parallélismes de mouvement » qui visent « la
circularité dynamique, autrement dit la résurgence de l'unique mouvement
qui anime et relie les totalités, dans leur constitution interne et dans
leurs relations réciproques. » Tout particulièrement importants sont, à
cet égard, ceux que P.-J. Labarrière nomme des « jauges » intérieures.
Il s'agit d'une « évocation de figures remarquables ». Et on sait que
l'ultime chapitre, le « Savoir absolu » est, pour la plus grande partie,
constitué d'évocations de la sorte. Ce qui veut dire qu'un mouvement
rétroactif y réinterprète les textes passés — et donc leur vocabulaire — ,
pour signifier que déjà la successivité du discours s'y niait ou y amorçait
sa négation. Sans cesse employé dans ce dernier chapitre, le terme Entàus-
serung est l'indicatif direct de ce jeu de réinterprétation à effectuer et
est, par le fait, expressif de l'économie du système. Aussi bien, c'est en
usant de ce terme que La Phénoménologie détermine finalement ses
relations avec le Savoir auquel elle a introduit, en réussissant à se
présenter elle-même du point de vue de ce Savoir. On comprend qu'il était
difficile de « définir » la signification ď Entàusserung autrement qu'en
référant ce terme au « Savoir absolu » comme à son thème.
Mais peut-être, après avoir vu comment Hegel indique le
mouvement dans son œuvre, pouvons-nous mieux comprendre la difficulté que
nous éprouvions à « définir » les quelques termes dont l'étude nous avait
retenus. La structure de ces définitions demeurait, disais-je, celle du
déchiffrement logique. Mais c'est que l'œuvre elle-même n'indique son
mouvement qu'en indiquant divers mouvements à effectuer et ces
indications renvoient à des totalités relatives — divisions ou subdivisions de
l'œuvre — •, en qui sont conjoints contenu et forme. Le mouvement, comme
mouvement total, n'existe que dans l'intelligence enfin acquise de l'œuvre
et ce mouvement est l'œuvre même comme totalité mémorielle. De même,
les occurrences d'un terme ne deviennent des récurrences que dans et
par la mémoire. Les « définitions » visent la signification d'un terme dans
l'œuvre enfin comprise : leur formulation ne peut être plus parfaite que
ces indications que donne l'auteur. Celles-ci s'adressent au lecteur pour
que, ayant lu, il comprenne. Tout, dans l'œuvre, est formulé en fonction
d'un processus de lecture qui, pourtant, n'est intéressant que comme
achevé et se niant comme processus dans son achèvement. Aussi bien, les
conditions de traductibilité « horizontale » et « verticale » auxquelles est
soumis le matériel lexical de l'œuvre sont des conditions réelles, mais
purement intelligibles, parce qu'elles concernent l'œuvre comme totalité;
mais l'œuvre elle-même ne présente jamais que des séquences d'énoncés
groupées en ensembles et sous-ensembles selon la présentation graphique
du message et, au sein de ces séquences elles-mêmes, des indications qui
110

renvoient à d'autres séquences : la communication qui doit s'établir entre


l'auteur et le lecteur au niveau de l'œuvre comme totalité se présente ainsi
comme un jeu indéfini de traduction et de retraduction à effectuer et
réefïectuer sans trêve. Le message est le champ total d'un jeu de contexture
variable de contextes partiels et il fournit en lui-même, par la mobilité
de ce jeu, les axes de combinaison et de substitution des unités signifiantes,
qui relèvent, dans les communications ordinaires, l'un du code, l'autre
du message. C'est que, dans une telle œuvre, le message se crée lui-même
son propre code par le fait que la constitution continue de ce message en
séquences d'énoncés qui se succèdent et dont chacune constitue le cadre
d'interprétation des unités signifiantes qui y font occurrence est
identiquement la constitution de ces séquences en unités discrètes, susceptibles
de réévaluations, pour lesquelles la récurrence des unités signifiantes
peut fournir une règle d'interprétation. La présentation graphique du
message est donc le support de la mémorisation de ce message en vue de
la confrontation, continue et discontinue, de ses éléments. Mais ce jeu
de confrontation, aussi bien que la mémorisation du message, demeurent
imparfaits. Le discours apparaît ainsi parfaitement défini en principe et,
en même temps, objet d'études indéfiniment perfectibles.
Comment pourrait-il en être autrement? De par la nature même du
signifié : le système, dont il doit être le signifiant, le discours de philosophie
systématique est intrinsèquement un message centré sur lui-même, à
ce point que destinateur et destinataire du message sont englobés eux-
mêmes, au titre général de « connaissant » et de « connu », dans les
« connaissances » que le système réduit à l'unité. Peut-être La
Phénoménologie de l'Esprit le manifeste-t-elle plus explicitement que tout autre
discours systématique en posant une distinction entre la conscience
observée — à laquelle le lecteur doit s'identifier — et l'auteur et le
lecteur qui l'observent, distinction qui doit se supprimer dans l'œuvre.
Mais cette suppression ne doit pas être ambiguë, elle doit être
manifestation du « sens ». Or, on Га justement fait remarquer, « l'ambiguïté est
une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui-
même u ». Alors que, aux yeux du philosophe, l'ambiguïté est le propre
des « connaissances » ordinaires et du langage qui les exprime. C'est
contre cette dernière ambiguïté que le philosophe entend lutter, dans
cette ambiguïté même. De là son discours — combinatoire interprétante
et interprétée tout à la fois — qui, par un jeu ordonné d'ambiguïté,
veut lever l'ambiguïté, usant du langage ordinaire, mais avec l'ambition
que Mallarmé exprimait comme étant celle du poète : « Niant d'un trait
souverain le hasard demeuré aux termes », il « refait un mot total, neuf,
étranger à la langue ». Ce mot est son discours, ce trait souverain est
l'économie de son discours. Mais ce trait est-il bien souverain? Qui en
décidera? Si l'auteur a fini de rédiger son livre, et déclare, par le fait,
s'en contenter, aucun de ses lecteurs ne pourra jamais dire qu'il en a fait
la lecture définitive.
L'apparence d'ambiguïté est inaliénable, serait tenté de dire le
philosophe, pour qui la « raison » est, pour user d'un langage architectural,

11. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, tr. Nicolas Ruwet, Paris
1963, p. 238.
Ill

un « parti » sur toute chose, un « parti » qui se propose mais qui ne saurait
s'imposer. Pourtant cette déclaration ne saurait satisfaire le linguiste.
Et le philosophe ne peut, non plus, s'en contenter : s'il est capable de
déceler une faute de lecture, ne peut-il, faisant converger ses voies avec
celles du linguiste, généraliser son expérience et tirer profit des réflexions
linguistiques qu'elle lui inspire? Le problème du passage à la limite se
pose alors à lui.

III. — Le problème des limites de l'exactitude du déchiffrement.


Il est difficile de parler d'une expérience qui est loin d'être achevée.
Toujours est-il que l'étude que j'avais entreprise de quelques mots de
La Phénoménologie devait m'engager à tenter de constituer un lexique
complet de cette œuvre. Mais ce passage à la limite ne pouvait s'effectuer
sans réflexions et recherches nouvelles. S'agit-il, à vrai dire, d'un passage
à la limite de l'exactitude du déchiffrement? Le problème se pose plutôt
comme celui d'un instrument-limite, si j'ose dire, offrant une possibilité
de vérification pour tout déchiffrement effectué et les indications
adéquates pour tout déchiffrement possible, à condition qu'il s'agisse bien
d'un déchiffrement et non d'une lecture critique qui cherche moins à
comprendre ce que l'auteur a dit qu'à s'y opposer.
A moins toutefois que la critique ne porte sur la cohérence de l'œuvre
et ne tente d'en manifester l'incohérence. S'il est, en effet, de bonne
méthode, pour comprendre une œuvre, de faire confiance à l'auteur et
de préjuger de la cohérence de son discours, il ne saurait être absolument
exclu que sa réalisation soit moins parfaitement systématique qu'il veut
bien le dire et que le lecteur ne soit, en fait, contraint de « deviner » ce qui
n'a pas été vraiment exprimé. Telle était, précisément, l'interrogation
qui s'imposait à nous : si auteur et lecteurs peuvent être mis en cause,
qui décidera, et pourra jamais décider, si on ne parle pas d'une « idée
régulatrice », au sens kantien du terme, en traitant du discours de philosophie
systématique, alors qu'aucun discours parfaitement tel n'existe peut-être
en réalité?
La linguistique peut venir peut-être au secours de la philosophie :
si le caractère systématique de l'œuvre entraîne certaines propriétés
linguistiques dans le discours, son caractère systématique pourra être
vérifié, pourvu que ces propriétés soient exprimées d'une manière telle
qu'elles prêtent à vérification.
Il me fallait donc réfléchir sur la nature de mon entreprise, c'est-
à-dire préciser la nature du lexique envisagé. Il me fallait de plus
réfléchir sur le choix de l'œuvre — La Phénoménologie — sur laquelle devait
porter mon entreprise. Ceci fait, je pouvais espérer que se dégageraient
les grandes lignes d'organisation de mon projet.
1) La nature du lexique.
Un lexique philosophique entend fournir au philosophe un
instrument de travail. Mais quel besoin le philosophe a-t-il d'un tel instrument?
Les réponses à ces questions sont sans doute aussi nombreuses que les
types de lexiques sont variés. Mais cette variété même fait problème,
un problème qui, fondamentalement, n'est autre, sans doute, que celui
112

de la mémorisation qu'exige l'intelligence des œuvres philosophiques :


quelles sont, en effet, les relations entre les données sémantiques fournies
par le lexique sur un terme à propos duquel le philosophe le consulte et
les connaissances que le philosophe a déjà acquises, ou doit encore acquérir,
sur ce terme pour comprendre l'ouvrage philosophique dont il a entrepris
l'étude?
Je ne parlerai pas des vocabulaires très généraux, comme le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie publié par Lalande, et m'en
tiendrai à l'examen d'un lexique très spécialisé. Ceci suffira sans doute
pour montrer combien il est difficile de satisfaire les philosophes. Mais quel
utilisateur de l'Index Aristotelicus n'a-t-il pas regretté parfois que Bonitz
ne lui ait pas signalé tous les « lieux » dans lesquels apparaissent les
termes retenus par cet Index? Il voudrait, procédant des textes au sens,
être sûr de n'omettre la lecture d'aucun texte dans lequel figure le terme
qui l'intéresse parce qu'il fournit le thème de son étude. Mais, par un
mouvement inverse, procédant du sens aux textes, l'utilisateur regrette
parfois de ne pouvoir facilement trouver les diverses expressions qu'Aris-
tote a données de concepts très proches, ces concepts se trouvant figurer
comme titre de subdivisions dans les divers articles consacrés aux termes
différents.
En présentant les résultats de ses relevés lexicographiques et de leur
analyse, Bonitz a eu recours à ce qui lui a paru la solution la meilleure :

« Indicis... brevitas hoc videtur requirere, ut non tam interpretando,


quam apto et coniungendi locos et disiungendi ordine varietas usus signi псе-
tur », déclare -t-il dans sa Préface.

Avec beaucoup de modestie, aux termes de ses « cinq lustres » de


travail, il s'excusait de l'imperfection de son index. Mais une œuvre plus
parfaite était-elle pratiquement concevable et le débat théorique ne doit-il
pas rester toujours ouvert entre partisans du pur relevé lexicographique,
au besoin tempéré par l'indication d'un certain contexte, et les partisans
d'un index d'idées?
Les moyens mécanographiques actuels rendent relativement aisé le
tri alphabétique de tous les mots-graphie d'une œuvre. Mais le résultat
obtenu est une masse de documents dont l'intérêt est très inégal, et
l'utilisateur se trouve contraint d'opérer le travail de regroupement des lexies
complexes que le tri a dissocié avant de se livrer, à un travail analogue à
celui que Bonitz avait opéré. Il est vrai qu'il l'opère librement, alors que
l'utilisateur de l'Index Aristotelicus tente souvent de refaire en quelque
sorte, mais plus finement, ce que Bonitz avait fait, guidé par le travail
déjà fait, tout en le remettant en cause, mais gêné par ce fait que les
seuls « lieux » qui lui sont indiqués sont « les plus caractéristiques ». On
peut donc estimer qu'il est préférable que la part de subjectivité
qu'entraîne toute analyse conceptuelle relève du seul utilisateur, à condition
que celui-ci dispose d'une énorme « mémoire » matérielle comme matière
sur laquelle l'exercer.
En fait, l'utilisateur de relevés lexicographiques ne refait pas
exactement le travail de Bonitz, car son attention n'est pas tournée vers les
seuls concepts qui correspondent aux termes; elle prend également en
из

considération les concepts qui sont impliqués par leurs relations au sein
de l'énoncé. Les partisans des index d'idées le savent bien, qui entendent
offrir à l'utilisateur toute la richesse sémantique de l'œuvre qui ne se
révèle qu'à l'analyse. Encore faut-il que cette richesse soit présentée sous
une forme telle qu'on puisse l'utiliser. Ce qui revient à dire qu'on doit
pouvoir étudier les relations entre les concepts, désignés de la manière la
plus claire possible, que l'analyse dégage. Or le nombre de ces relations
est énorme. De là l'idée brillamment mise en œuvre par les auteurs de
l'Analyse conceptuelle du « Coran » de consigner les résultats de leur
analyse sur des cartes perforées correspondant à des notions élémentaires
associables entre elles. Ce qui exige la constitution d'un code qui ne
contient pas seulement la liste de ces notions, mais encore les règles de
leur association, leur « syntaxe ». La constitution du fichier est ainsi une
sorte de traduction de l'œuvre dans un système expressif nouveau,
équivalent à une mémorisation systématique de tout le contenu sémantique
de l'œuvre.
Mais le Coran n'est pas un discours de philosophie systématique. Et
pourrait-on, si on le voulait, constituer un système expressif qui permette
de « traduire » ainsi un discours de philosophie systématique en vue d'une
analyse combinatoire des concepts qu'on en peut dégager?
Une telle question peut surprendre. Elle correspond, pourtant, à une
difficulté certaine de l'analyse : le texte à analyser doit être découpé en
« séquences » assez longues pour que des notions qui sont, en fait, associées
dans le texte ne soient pas dissociées par ce découpage, assez courtes
cependant pour qu'on ne soit pas contraint de multiplier les règles
d'association entre les notions. On comprend donc que les difficultés du «
découpage » et, corrélativement, celles de la constitution du système expressif
varient selon la nature du texte à analyser. Les auteurs de Y Analyse
conceptuelle du « Coran » envisagent même un cas extrême :

A la limite, si le texte envisagé suit d'un bout à l'autre un


enchaînement logique parfaitement continu, l'on sera dans l'impossibilité de le
couper où que ce soit, chaque proposition, chaque phrase étant liées aux
unités adjacentes par une « combinaison » que l'analyse sémantique ne
saurait passer sous silence, sous peine de perdre une partie de l'information
contenue dans le texte; et l'on se trouvera devant ce paradoxe, que la seule
unité de référence raisonnable est alors le texte lui-même, pris dans sa
totalité, tandis que le « code » tend à se confondre, du point de vue
grammatical, avec l'ensemble des procédés syntaxiques (subordination, ponctuation,
conjonctions, etc.) utilisés par l'auteur même pour traduire le fil de sa
pensée 12.

Mais ce cas-limite n'est-il pas celui qu'un discours de philosophie


systématique, considéré comme systématique et saisi en tant que tel
comme unité mémorielle, entend précisément réaliser? Ce qui revient à
dire qu'un système philosophique constitue, pour toutes les unités
signifiantes qu'il utilise, un contexte total qui les définit souverainement, et

12. Analyse conceptuelle du « Coran » sur caries perforées, par Michel Allard, S.J.,
May Elzière, Jean-Claude Gardin, Francis Hours, S.J.; Paris, 1963, II, Commentaire,
p. 38-39.
114

qu'il est lui-même le système combinatoire recherché, étant, sur le plan


conceptuel, « lexique » et « syntaxe » totaux et corrélatifs; si bien que,
dans le cas d'un tel discours, relevés lexicographiques et index d'idées
coïncident nécessairement, à condition toutefois que les occurrences des
unités signifiantes soient données selon un contexte dont on indique la
valeur combinatoire et que « l'index des idées » vise à déterminer quelle
fonction une unité signifiante joue dans la constitution du système comme
significatif de l'idée unique qui lui confère son unité.
Il ne faut pas sous-estimer le caractère paradoxal de ce que les
auteurs de l'Analyse du « Coran » considéraient eux-mêmes comme un
cas-limite. Sans doute avions-nous vu que les relations entre séquences
d'énoncés surdéterminaient sémantiquement dans une œuvre les unités
signifiantes qui y font occurrence; sans doute entrevoyions-nous, à travers
l'étude de quelques termes, que l'unité du discours déterminait la
signification de ces unités signifiantes d'une manière radicale, mais qu'il fallait,
pour saisir cette signification radicalement déterminée, examiner le
rapport de ces unités signifiantes à l'œuvre considérée elle-même comme une
seule unité signifiante; l'affirmation n'en paraîtra pas moins étrange que
la valeur sémantique des unités signifiantes d'une œuvre est mieux saisie
de cette manière que si l'on s'attache à déterminer quel est leur signifié.
Et toute la rigueur de cette affirmation se révèle lorsqu'on passe au cas-
limite du lexique total d'une œuvre. La langue de ce discours
philosophique est ainsi posée comme une langue technique, totale et singulière,
et le système expressif qui la traite comme telle — le lexique — doit
nécessairement faire abstraction totale de la signification référentielle que
les unités lexicales possèdent dans la langue naturelle dans laquelle le
discours est rédigé. C'est une vision nouvelle et insolite qui est ainsi
donnée de l'œuvre : les unités lexicales se trouvent regroupées selon une
affinité nouvelle, purement conceptuelle. Corrélativement, l'économie de
l'œuvre se trouve arrachée au jeu d'indications qui en facilitait
l'intelligence pour un processus de lecture : elle se trouve, au sens le plus
étymologique, « formalisée » et passe du même coup à l'état de combinatoire qui
a désormais besoin d'être interprétée. C'est dire qu'il sera besoin d'un
léger apprentissage pour interroger habilement ce lexique, comme il en
faut un pour utiliser l'Analyse conceptuelle du « Coran ».
Mais, pour bien en comprendre l'utilité, il faut sans doute saisir ce
qu'est la valeur purement conceptuelle des unités lexicales. L'examen de
La Phénoménologie va le préciser.
2) La nature de « La Phénoménologie ».
Les auteurs de Y Analyse conceptuelle du « Coran » n'envisageaient que
des procédés grammaticaux comme créateurs de liaisons dans le discours
qu'ils considéraient comme un cas-limite. Une terminologie grammaticale
ne peut être utilisée qu'en un sens métaphorique quand il s'agit d'un
discours philosophique : les liaisons sont des liaisons entre séquences
d'énoncés. Son emploi peut cependant être utile pour exprimer comment
le discours se présente à l'analyse.
J'ai déjà dit que La Phénoménologie de l'Esprit était un discours
indirectement ontologique et donc indirectement conceptuel; ce qu'il nous
faut préciser maintenant. A cela, il faut ajouter que le but propre de
115

l'œuvre est de faire accéder son lecteur à l'ordre directement conceptuel


parce que directement ontologique, ceci par une succession ordonnée
d'expériences appartenant à l'expérience humaine non philosophique,
expériences qui sont évoquées à travers le discours sous forme de « figures »
qui en constituent, si l'on veut, les « phrases ». Le sens de ces phrases
paraît donc purement référentiel, car c'est une expérience ordinaire
qu'elles désignent ou, si l'on préfère, qu'elles définissent; nous verrons
comment. Et le but du discours n'est atteint qu'à son terme. Il y a donc
une connexion étroite entre la nature de l'œuvre étudiée et les problèmes
que pose la conception du lexique que j'en veux faire, une connexion si
étroite que j'ai préféré recourir à d'autres exemples qu'à ceux que j'aurais
pu tirer de cette œuvre pour traiter du déchiffrement du discours
philosophique, afin de mieux manifester le caractère général de leur thématisa-
tion.
Le paradoxe de La Phénoménologie est en effet d'être un discours
philosophique qui exige du lecteur qui le déchiffre qu'il ne « fasse pas de
philosophie » : les « phrases » qui s'y succèdent n'ont pas de relation
directe et immédiate au sens unitaire du discours, dont elles livreraient
un aspect, en affirmant ou niant quelque prédicat universel de l'objet,
lui-même universel du discours. C'est dire que l'attention du lecteur ne
peut viser l'expérience humaine, qui est la substance du discours, à
travers un cadre qui permettrait dès l'abord d'en traiter « en général »
— uberhaupt, ce mot si cher à Kant — parce qu'à l'extension de la visée
il associerait originellement l'intention vers un sens unitaire, en indiquant
déjà les coordonnées selon lesquelles s'ordonnent les « phrases » du
discours. Alors que le temps et l'espace, comme « formes de l'intuition
sensible », nous renvoient, dès le début de la Critique de la Raison pure, à la
division de l'œuvre en « esthétique » et « logique » dans sa partie qui traite
de la « théorie des éléments », espace et temps sont considérés par Hegel,
au début de La Phénoménologie, comme « la double figure de l'être du
ceci » (81/13) et, rabattus en quelque sorte à l'« ici » et au « maintenant »,
ils cessent d'être vecteurs universels de sens. D'ailleurs, ce qu'il faut
évoquer, ce n'est pas l'« ici » ou le « maintenant » en général : c'est ce
« maintenant-ci » qui, de « jour » est devenu « nuit »; c'est ce « ici » qui
était « arbre » et qui est devenu « maison », un « ici » et un « maintenant »
qui, comme tels, ne renvoient à rien mais laissent la certitude sensible en
face de leur disparition. Corrélativement, l'affirmation qu'on peut faire
porter sur le « ceci », qu'il est « singulier », n'est pas l'attribution d'un
prédicat universel dont nous connaîtrions déjà le mode d'articulation avec
d'autres prédicats universels. Le rapport d'exclusion entre « singulier » et
« universel » tel qu'il est présent dans la figure de la Certitude sensible est,
au contraire, caractéristique de cette figure : elle est fonction de la
structure unitaire qui coordonne ou subordonne entre elles de multiples
propositions constituant une seule « phrase » qui traite, entre autres éléments,
du « ceci ». Le titre de cette figure qu'est la « Certitude sensible », figure
qui constitue en quelque sorte une phrase de La Phénoménologie, conjoint,
en effet, indissolublement le « ceci » et la « visée du ceci » : das Dièse und
das Meinen. Et l'unité d'une phrase telle qu'est une figure de La Phénomé-

13. Phén., I, p. 83.


116

nologie est toujours relation de plusieurs propositions, toutes particulières,


dont cette position-ci du « moi », cette manifestation-ci du « monde »,
cette attitude-ci qui les relie constituent les sujets que des termes concrets
désignent et entre lesquels des termes abstraits établissent une liaison
plus ou moins complexe.
J'ai parlé de termes concrets et de termes abstraits. On voit, en
effet, que chaque « phrase » de La Phénoménologie procède, à la manière
des mots croisés, à des « définitions obliques », mais de termes dont elle
dit qu'ils sont les définis, termes qui désignent un élément d'expérience
ordinaire, de telle sorte que le sens de la phrase apparaît comme référen-
tiel. Le lecteur sait « ce dont il s'agit », mais son savoir s'arrête là, car il ne
peut préciser ce qui a été dit dans la « phrase », étant incapable d'en
exprimer le contenu sous forme d'une proposition simple affirmative.
Termes de la définition et termes définis sont entraînés corrélativement
dans un mouvement qui prend son point de départ dans la figure de la
« Certitude sensible », c'est-à-dire dans l'échec de toute tentative de
pouvoir dire ce que l'on désigne simplement et, en même temps, de
considérer le langage comme pure désignation. Le discours s'indique ainsi
comme sa propre énigme, une énigme dont on sait seulement qu'il ne
pourra la résoudre qu'en progressant. Mais cette énigme est identiquement
celle des termes qu'il utilise. Ils sont assurément intelligibles, sans que
leur intelligibilité puisse être cernée pour autant. C'est précidément pour-
quoi elle n'est pas d'ordre conceptuel dans toute la force du terme ou,
si l'on préfère, l'ordre conceptuel y est aussi enveloppé en eux que dans
le langage ordinaire, qui peut bien définir les termes qu'il utilise grâce
à un métalangage, mais qui ne peut parvenir — les termes du métalan-
gage ayant besoin eux-mêmes d'être définis — à lever toute
indétermination dans la définition qu'il donne.
Ce serait une erreur de croire que, dans La Phénoménologie,
l'indétermination des termes d'une « phrase » soit levée tant soit peu par le
passage à la « phrase » suivante : coordination et subordination des
propositions dans une « phrase » aboutit tout juste à la position d'une
nouvelle règle de coordination et de subordination entre des propositions
qui auront de nouveaux sujets. Le passage même de section à section se
présente comme la position de règles générales syntaxiques nouvelles et
plus complexes, sans qu'on puisse réfléchir directement sur cette syntaxe,
car ses règles déterminent simplement un nouveau champ d'expérience en
posant les caractéristiques fondamentales des sujets qui seront ceux des
propositions que de nouvelles « phrases » articuleront chacune selon sa
règle syntaxique particulière. Sans doute peut-on soupçonner que le
discours ne s'interrompt ainsi que pour se réitérer toujours sur de
nouvelles bases; rien de définitif, cependant, n'apparaît avant la
réinterprétation finale qu'opère le dernier chapitre du « Savoir absolu ».
Le lecteur qui est parvenu au terme de l'œuvre et qui est désormais
capable, en principe, de lire l'Encyclopédie des Sciences philosophiques
constatera immédiatement que la forme systématique de celle-ci
coordonne immédiatement définition des concepts et déroulement du discours :
le lien y est immédiat entre lexique et syntaxe. Aussi les unités
signifiantes de ce discours appartiennent sans doute fondamentalement à trois
classes : les unes signifiant un contenu conceptuel plus ou moins général,
117

les autres signifiant un ordre entre les rapports qu'ont entre eux ces
différents contenus (qui sont eux-mêmes des rapports), les dernières signifient
le mouvement qui s'établit entre les précédentes. Ce qui ne veut pas dire
que le déroulement du discours soit linéaire : en se déroulant, le discours
s'enroule sur lui-même, et c'est précisément pourquoi il est lui-même défini
en définissant tout en lui-même.
Mais si La Phénoménologie exprime le même « sens » que
l'Encyclopédie, La Phénoménologie n'est-elle pas, elle aussi, définie, et tout ne se
trouve-t-il pas également défini en elle? Les différentes règles syntaxiques
qu'on y peut déceler ne seraient-elles pas liées entre elles par une règle
syntaxique ou, plus exactement, par une loi unique de composition du
discours, diffractant en quelque sorte régulièrement la règle syntaxique
unique de Y Encyclopédie? Et les unités signifiantes — termes « abstraits »
ou « concrets » — n'y seraient-elles pas également définies, chacune
subissant en quelque sorte une stylisation des multiples contenus
intelligibles qu'il possède dans la langue allemande pour son adaptation
cohérente aux différentes lois syntaxiques de La Phénoménologie selon la
loi de composition de ce discours, subissant toutes une stylisation commune
qui adapte la stylisation que chacune subit à celle qui affecte toutes les
autres? N'était-ce pas cela même que nous « sentions » quand nous
étudions quelques termes de La Phénoménologie, découvrant en fait la
règle de conceptualisation de leur signification à travers leurs
récurrences? N'était-ce pas, en effet, « éprouver » que La Phénoménologie définit
parfaitement ses unités signifiantes — au moins quelques-unes —, mais
par un jeu de définition qu'on pourrait dire « différentiel », c'est-à-dire en
procédant selon des axes multiples, dont chacun constitue un système
partiel de définition auquel son entrecroisement avec un ou plusieurs
autres ajoute une précision, qui, pour chaque défini, diffère aussi bien
selon la nature propre de chaque axe qui intervient dans sa définition que
selon la forme de l'entrecroisement de ces divers axes?
Cependant, si tous ces axes et tous leurs entrecroisements sont
commandés par la loi unique de construction du discours, le lien dans
ce discours, entre lexique et syntaxe, pour ne pas être immédiat, n'en
doit pas moins être réel pour autant. Les récurrences des divers termes
doivent donc relever d'un certain nombre, déterminé, de types de
récurrence, exprimant eux-mêmes les catégories fondamentales auxquelles
appartiennent les unités signifiantes. Celles-ci ne sauraient être
simplement trois, comme dans V Encyclopédie : les unes signifient les « entités »
(objet, sujet, attitude), c'est-à-dire qu'elles manifestent à des niveaux
divers l'unique « réalité » dont traite le discours. Mais ce sont d'autres
— des « prédicats » — qui les mettent en relation à chaque niveau et
de niveau à niveau. Par ailleurs, l'ordre des relationsdoit s'indiquer aussi;
de même que le <c mouvement ». Enfin, les discours, indiquant la clôture
du « sens » à travers la diffraction qu'il en opère, doit indiquer sous forme
positive les « manques » que suscite cette diffraction.
On voit quelle serait l'utilité d'un lexique dont la conception peut
paraître de prime abord étrange : il manifesterait, grâce à leur classement
ordonné, comment le sens du discours se signifie a travers ses unités
signifiantes, comme il s'indique, sous une autre forme, par sa loi de
construction.
118

3) Perspectives de travail.
Les théories linguistiques doivent être vérifiées et la vérification de
celles-ci ne peut être que la constitution du lexique dont j'ai déjà dit
le principe fondamental : que le vocabulaire du discours et sa loi de
construction sont, du point de vue du lexique à réaliser, deux formes
différentes, mais corrélatives, de manifestation de son sens, le type de
récurrence des unités signifiantes étant précisément la corrélation réalisée
entre ces deux formes.
Il s'agit donc d'obtenir, moyennant ces types de récurrence, une
confrontation entre les occurrences des unités signifiantes dans le texte
et la loi de construction du discours, le succès de la confrontation
indiquant tout à la fois le caractère systématique de l'œuvre et l'exactitude
de la détermination faite de sa règle de construction et des catégories
dans lesquelles se rangent ses unités signifiantes. C'est dans cette acception
qu'on peut parler des limites de l'exactitude d'un déchiffrement tout à
la fois radical et élémentaire : pariant sur la véracité des dires de l'auteur,
le lexicographe parie sur l'exactitude de l'analyse qu'il a faite de l'œuvre
en tant que philosophe « converti » à des perspectives linguistiques et
assisté — est-il besoin de le dire? — par des amis incomparablement
plus experts que lui dans ce genre de recherches u.
Je ne saurais, en effet, prétendre qu'il soit facile d'expliciter les
rapports entre séquences d'énoncés que distinguent dans le message les
divisions en paragraphes, chapitres et subdivisions de chapitres et de les
expliciter d'une manière telle que toutes leurs corrélations au sein de
l'œuvre soient parfaitement déterminées. Il faut que le logicien dise ce
que le philosophe « sent », le philosophe s'efforçant de prendre les
perspectives du logicien et ne parvenant guère qu'à dégager des schemes, le
logicien s'efforçant de comprendre assez le philosophe pour pouvoir
interpréter ses propos et tirer profit de la maladresse même de ses démarches.
Ce qu'il faut constituer, c'est un fichier « topologique », indiquant d'une
manière formalisée quelles sont, pour les différentes séquences d'énoncés,
leurs caractéristiques contextuelles, ceci du point de vue de l'œuvre prise
comme totalité. Et c'est, par ailleurs, un fichier « sémantique » qu'il faut
constituer, indiquant les relations que, du point de vue de la langue
naturelle, entretiennent au sein des énoncés les mots-graphie qui y
figurent : travail de « pré-édition » du texte, qui doit être effectué selon
des normes parfaitement déterminées et assez simples pour être efficaces.
Cela fait, il ne restera qu'à confronter les deux fichiers, opération
qu'il est plus facile d'énoncer que de réaliser en fait... Alors les unités
signifiantes de La Phénoménologie devraient apparaître comme unités
signifiantes de la langue technique que le discours se crée.
Toutefois, avant l'obtention de ce résultat final, une première étape
s'impose : celle de la constitution d'un Index complet de La
Phénoménologie, qui indique pour tous les « mots » (en entendant par là les mots-
graphie 15; ce qui laisse entier le problème des homographes et celui des

14. Que M. Philippe Наоцг, qui, dès leur début, a conduit ces recherches, que
MM. Jean-Claude Gandilhon et Roger Lenain, qui assurent la réalisation technique
de leur première étape, trouvent ici une expression de ma reconnaissance!
15. J'entends par « mot-graphie » tout ensemble d'un ou plusieurs caractères
119

unités signifiantes complexes) quelles sont, dans tous les « lieux » de


l'œuvre, toutes leurs occurrences. Un tri alphabétique complet a déjà
été réalisé à titre exploratoire, en vue de rechercher la configuration qui
paraît la plus souhaitable pour la publication (prévue pour 1971) de
cet Index, compte tenu des visées sémantiques de toute l'entreprise.
Mais ce tri, à lui seul, à défaut d'analyse plus complète, livre déjà
des données sur le matériel lexical utilisé par Hegel dans La
Phénoménologie. C'est ainsi qu'il apparaît que les substantifs et formes substantivées
(en allemand, tout « mot » dont la majuscule initiale n'est pas entraînée
par un signe de ponctuation) sont proportionnellement beaucoup plus
nombreux que ne le donneraient à penser les affirmations de ceux qui,
voyant dans Hegel le philosophe du mouvement, insistent sur
l'importance, chez lui, des verbes. Qu'on veuille bien ne pas accorder aux chiffres
qui suivent une valeur absolue : le tri a été effectué sur des données qui
demandent encore vérification et correction. Mais s'il est vrai que La
Phénoménologie comporte environ 204.215 « mots », si l'on soustrait de
ceux-ci les quelque 26.895 signes divers de ponctuation, le total des non-
substantifs est à peu près de 141.727 pour 37.593 substantifs, soit
seulement une proportion de 3,7 pour 1. Ceci dans des phrases qui comportent
en moyenne près de 37 mots réels de point à point, et plus de 24 mots
pleins de point à point virgule (ou inversement); et qui contiennent, par
le fait, un nombre important d'indicatifs de coordination et de
subordination.
Si l'on s'en tient, par ailleurs, aux résultats de ce tri — mais ils sont,
sur ce point, assez approximatifs, parce que le tri n'a pas été réalisé en
tenant compte de tous les caractères, souvent fort nombreux, de tous les
mots, mais seulement sur les 7 premiers — , les non-substantifs
s'ordonnent en près de 4.000 formes différentes, les substantifs en près de 3.000.
Or on notera que l'allemand multiplie les formes par déclinaison, et que
Hegel multiplie quelquefois les formes (v.g. Baums, Baumes) par souci,
sans doute, d'euphonie. Ceci dit, la moyenne des occurrences serait
d'environ 12,6 pour les substantifs et de 35,5 pour les non-substantifs.
Évidemment, ces chiffres ne sauraient dispenser d'une étude totale des
répartitions par fréquence, qui devra être effectuée. On peut, du moins,
remarquer que les арах sont assez nombreux et plus spécialement, comme
il est normal, dans la Préface et l'Introduction (1.250 pour les substantifs,
dont 390 dans la Préface et l'Introduction; 1.560, dont 319 dans la Préface
et l'Introduction, pour les autres termes). Mais il s'agit là, faut-il le
rappeler, d'apax orthographiques; ce qui revient à dire qu'un « mot » qui
n'intervient qu'une fois dans le discours peut très bien être une certaine
forme fléchie d'un terme qui intervient ou peut intervenir sous une ou
plusieurs autres formes fléchies dans ce même discours. Tel semble être
le cas pour 770 des 1. 560 арах non substantifs et pour 282 des 1.250 арах
substantifs.
En présentant l'état actuel des travaux du Hegel-Archiv et en
annonçant ses projets, M. Otto Pôggeler rappelait récemment qu'aucun travail
philologique n'avait été consacré par les générations précédentes aux
délimité à droite et à gauche soit par un blanc soit pas un signe de ponctuation. Les
signes de ponctuation sont donc des mots-graphie. La suite du texte les opposera
aux mots réels (i.e. qui ne sont pas signes de ponctuation).
120

grands philosophes classiques allemands 16. Les quelques remarques que


je viens de faire perdent assurément de leur valeur indicative par le fait
qu'elles ne sont référées à aucun terme de comparaison. Un état ultérieur
des travaux permettra sans nul doute des rapprochements entre les
résultats acquis et les précieuses données fournies par le Kantindex de
M. Gottfried Martin 17. Mais, si l'étude du langage de la philosophie ne
doit pas négliger les études quantitatives 18, il n'en demeure pas moins
vrai que les visées de mon travail sont sémantiques. Aussi bien, à ce qu'il
me semble, c'est dans le domaine de la sémantique que philosophes et
linguistes peuvent collaborer le plus utilement. Et il serait, bien sûr,
parfaitement vain de chercher, dans les quelques constatations faites, une
justification de la théorie que j'ai essayé d'élaborer des propriétés
linguistiques du discours de philosophie systématique 19.
On peut, du moins, en tirer la conclusion que cette théorie est
plausible dans la mesure où elle implique que, soumis à beaucoup de contraintes
— celles que j'ai soulignées comme étant des contraintes de « traductibi-
lité » des termes — , le discours philosophique tend à utiliser un matériel
lexical relativement réduit. M. Gottfried Martin le faisait remarquer à
propos de la Critique de la Raison pure : ce discours qui comprend
environ 180.000 mots (mais j'ignore si les signes de ponctuation sont compris
dans ce chiffre) utilise à peu près 6.000 mots en 10.000 formes fléchies
environ. Le vocabulaire total de Kant ne doit guère dépasser 10.000 mots.
Alors que de bons connaisseurs de la langue du xvnie siècle avaient
estimé, avant cette étude, qu'il en comporterait de 25 à 30.000 20. Le
trésor lexical de La Phénoménologie, discours dont la longueur est
comparable à celui de la Critique de la Raison pure, ne paraît guère plus riche.
Et il est même probablement plus réduit, étant donné que l'Index kantien,
ne tenant pas compte des majuscules, considère comme identiques des
formes que le tri effectué sur La Phénoménologie distingue comme subs-
tantivées et non substantivées. Précisément, ce recours fréquent de Hegel
à la substantivisation relève sans doute de la contrainte par lui ressentie
de faire court et de faire clair, par là de ne pas multiplier les mots mis en
œuvre. Et, pour autant qu'on en peut juger après une analyse trop
rapide, les арах jouent en quelque sorte le rôle d'une « bande sonore » qui

16. Zwischen Philosophie und Philologie, in Jahrbuch 1970 der Rhuhr-Universitàt


Bochum. Le tiré-à-part auquel je me réfère ne comporte pas de pagination.
17. Des deux volumes du Wortindex (Berlin, 1967), le Père François Marty a rendu
compte avec toute la compétence d'un chercheur qui utilise, depuis longtemps, les
données fournies par les équipes de Bonn (Archives de Philosophie XXXII, 1969,
p. 144-146).
18. On notera, en particulier, les études réalisées dans le cadre du Kantindex
par M. Dieter Krallman (« Stastitische Methoden in der stilistischen Textanalyse... »,
Bonn, 1966). Cf. François Marty, « État actuel des travaux de l'index kantien de Bonn »,
in Archives de Philosophie, XXX, 1967, p. 569-577.
19. On en trouvera une formulation beaucoup plus synthétique dans une « Note
sur les propriétés linguistiques du discours philosophique » que j'ai publiée dans les
Archives de Philosophie, XXVIII, 1965, p. 362-375. La liste des erreurs qui se sont
introduites dans l'impression du texte est donnée dans un numéro suivant des Archives,
XXIX, 1966, p. 241, note 4.
20. Je me réfère aux données que M. Gottfried Martin a fournies dans l'exposé
de ses travaux : « L'élaboration par méthodes électroniques d'un index complet de
Kant » (Archives de Philosophie, XXVIII, 1956, p. 23-36).
121

vient donner un peu de couleur locale à la monotonie habituelle des


termes qui n'évoquent guère la variété des « figures » que parcourt
la dialectique 21...
Il serait téméraire d'en dire plus. En attendant la constitution du
Lexique, seule l'étude de quelques mots ou locutions permet d'éprouver,
sous forme d'expérience nouvelle, la validité des réflexions théoriques
qu'avaient initialement suscitées les expériences de lecture 22. La mémoire
y contrôle ses souvenirs, trop souvent lacunaires; l'intelligence y vérifie
ses inferences, trop souvent fondées sur la valorisation unilatérale d'un
texte parmi d'autres qui le complètent ou qui le nuancent. Lent travaill
Mais le philosophe ne doit-il pas s'y astreindre, s'il est vrai, comme je
le pense, que le discours philosophique constitue l'état le plus pur d'une
communication de type « graphique », dans laquelle la mémorisation du
message en vue d'une confrontation de ses éléments n'importe pas moins
pour l'intelligence de ce message que la mémorisation de la langue naturelle
dans laquelle il est rédigé importe pour son déchiffrement? Si cette
communication est de type « conceptuel », n'est-ce point que la
mémorisation des propriétés que le discours attribue aux objets qu'il désigne y
importe plus que la mémorisation de la désignation que la langue naturelle
qu'il emploie opère de ces objets? La philosophie du langage aurait
avantage, sans doute, à étudier le langage de la philosophie. Et le linguiste,
peut-être, pourrait trouver intérêt à ce type si particulier de discours.

Le Directeur : Henri Didier.

21. C'est le Père Charles Bailly qui, avec une inlassable patience, a bien voulu
effectuer les laborieux pointages sur les арах de La Phénoménologie.
22. Je me permets de renvoyer, à titre d'exemple, à l'étude que j'ai faite des
emplois de la locution fur uns dans La Phénoménologie, Archives de Philosophie,
XXXIV, 1970. Numéro consacré à la commémoration du deuxième centenaire de la
naissance de Hegel.

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