soufi
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imaginaire-soufi/
March 22,
2006
Certains symboles sont des symboles que l’on peut appeler universels. Ils existent dans
toutes les religions, qu’elles soient « révélées » ou « archaïques », et ils sont retrouvés à
toutes les époques, des plus anciennes jusqu’à nos jours. Ce sont les symboles de la
nature que l’homme, que ce soit l’homme de Néanderthal ou l’homo sapiens, a toujours
trouvé devant lui et qui l’ont fasciné depuis les origines : tels le soleil, la lune, la mer, le
rocher, l’arbre, la montagne, le désert et la caverne, qui figure dans les mythes d’origine,
de renaissance et d’initiation de nombreux peuples.
Depuis la grotte de Lascaux, à la caverne de Platon et celle d’Ali Baba, la grotte ou la
caverne a représenté tantôt un lieu de rencontre avec le surnaturel, le divin, le sacré,
tantôt une image du monde, et tantôt un lieu secret et plein de richesses. De la grotte de
la Nativité à la grotte de Hîra’, en passant par la caverne des dormants, elle représente
un lieu de naissance ou de résurrection, un lieu protégé, un lieu de manifestation du
sacré, un centre, un point axial dans le temps et l’espace, et par là hors du temps et de
l’espace. [1]
Nous voulons esquisser ici une comparaison entre la caverne dans l’imaginaire
universel : traditionnel, psychologique et même littéraire et la caverne dans l’imaginaire
soufi, en décelant les points de rapprochement mais aussi en montrant la spécificité de
l’approche soufie quant aux symboles.
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Pour Guénon, la caverne est le centre, l’origine, le point de départ, indivisible, l’image de
l’unité primordiale. [2] De la Grèce antique (Platon) à l’Extrême-Orient, elle est conçue
comme l’image du monde, le lieu de la naissance et de l’initiation, parfois aussi
symbolisant le cœur [3]. En tant que lieu et centre, la caverne est considérée tantôt
comme un réceptacle d’énergie tellurique [4], ceci pour la caverne souterraine, tantôt
comme un lieu illuminé par rapport aux ténèbres de l’extérieur, car une initiation y a lieu
et l’initiation, la seconde naissance, est une illumination [5]. En effet, la caverne qui serait
en même temps lieu de mort initiatique et un lieu de seconde naissance, donne accès à
la fois aux niveaux souterrains et aux niveaux supra terrestres. Là s’effectue la
communication avec les états supérieurs et inférieurs : elle devient donc centre du
monde, tous les états s’y reflétant. [6]
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« rideau naturel » [13]. Notons qu’elle représente aussi le lieu idéal de refuge non
seulement pour les poètes et écrivains mais aussi pour beaucoup de combattants, qu’ils
soient résistants ou terroristes.
Néanmoins, chez tous les exégètes orthodoxes traditionnels, la caverne des dormants
signifie le lieu de résurrection. Paolo D’all Oglio, qui rapporte les interprétations de la
sourate chez ces auteurs en soulignant son caractère éducationnel pour les musulmans
du premier temps, la nomme la sourate de l’Espérance [21]. Tandis que Massignon, qui a
effectué un vaste recherche quant aux interprétations orthodoxes traditionelles, soufies,
chiites et ismaéliennes, souligne le caractère eschatologique de la sourate et l’appelle
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l’Apocalypse de l’Islam. Généralisant parfois, il mentionne entre autres que la caverne est
essentiellement le Refuge où le Mahdi attend en secret le retour de Jésus (idée que l’on
retrouve chez Qashâni) [22] et que, selon l’islam, la caverne d’Éphèse serait le lieu où
retentirait le premier appel du Jugement dernier [23]. Elle est donc, selon cette lecture,
étroitement liée à la fin des temps et à la résurrection.
Massignon rapporte aussi que dans la pensée ésotérique chiite, la Caverne symbolise ‘Ali
(selon Tabarâni) [24] et dans la pensée ismaélienne elle représente le tâli : Muhammad
ou Ali (selon Ja’far ibn Mansûr al Yaman) [25]. Dans ces deux exemples, nous voyons que
la caverne est non plus un lieu mais une personne qui représente en soi le sens de
l’histoire et de la création. Or lieu et personne sont du niveau du concret, alors que,
comme nous le verrons plus loin, chez certains soufis il existe une transcendance du
concret vers la topographie spirituelle, et même une transcendance de la topographie
spirituelle vers l’Amour pur.
Sa parole, exalté soit-Il : « Penses-tu que les gens de la Caverne et d’al-Raqîm ont
constitué une chose extraordinaire d’entre nos prodiges ? » [18 :9]. Al Husayn [Ibn
Mansûr al Hallâj] a dit : Les gens de la caverne sont au sein de la véritable
connaissance originelle, Il ne les éloigne en aucun état, et c’est pour cela qu’Il a
rendu leurs traces invisibles au monde [30].
Ici par contre, Hallâj donne une autre symbolique à la caverne : c’est pour lui le lieu de
l’hospitalité divine, de la proximité, et de la connaissance originelle, par opposition à la
connaissance accidentelle dans le monde temporel. C’est donc un lieu, mental, spirituel,
qui porte quand même des traces de la symbolique universelle : centre du monde, lieu
en dehors du temps et de l’espace, car la connaissance originelle appartient au monde
prééternel, au monde sacré.
Chez Ibn Atâ’, l’on retrouve les thèmes de l’hospitalité divine, du refuge et de la sécurité
[33] , connotation que l’on retrouve en littérature. Mais l’on retrouve surtout ici les thèmes
Ibn ‘Ata dit : « tous deux se trouvaient dans une grotte dans l’emplacement de la
proximité (mahall al qurb) dans la caverne des lumières, dans la prééternité » [34]
Même symbolisme que le cas précédant : proximité et lumière prééternelle qui pourrait
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signifier la connaissance prééternelle et originelle mentionnée par Hallâj, car la
connaissance est lumière.
Fâres [35]dit : tous deux se trouvaient dans une grotte : Ce qui les avait fait sortir
vers la grotte, c’est la jalousie (ghîra) sur la religion, causée par tout ce qu’ils
voyaient comme désobéissance au vrai, donc cette jalousie les a fait sortir et
arriver vers la grotte (ghâr), et la jalousie de Dieu (ghâra) fit qu’Il les couvrit par
rapport aux yeux de toutes les créatures. Car ils étaient dans Sa contemplation, Il
les contemplait et eux Le contemplaient. Ne vois-tu pas comment le Prophète dit à
Abu Bakr : “que penses-tu de deux ayant Dieu pour troisième” dans le fait qu’Il les
contemple, les assitste et les rend vainqueurs [36].
Fâres rejoint ainsi Ibn ‘Atâ’, car après un jeu de mots sur ghâr (grotte) et ghîra (jalousie), il
présente la caverne comme un lieu de contemplation du divin, donc aussi de
connaissance, car la véritable connaissance pour le soufi passe par la contemplation.
Remarquons que pour beaucoup de soufis des premiers siècles, les soufis prudents qui
se démarquent de Hallâj, la contemplation de Dieu est l’achèvement du chemin de
l’amour, ces derniers n’osant pas demander l’union mystique, comme le feront les soufis
des siècles ultérieurs.
Nous retrouvons ici les mêmes thèmes : hospitalité divine accompagnée de bienveillance
et d’attention de la part de Dieu accordés aux saints, tout comme nous retrouvons le
thème d’extinction-surexistence (fanā’/ baqā’), puisqu’ Il se lève en eux à leur place.
La caverne symbolise ainsi pour lui la demeure spirituelle du dépouillement (tajrîd) qui
précède et entraîne l’extinction (fanā’). Or le dépouillement vient toujours chez les soufis
avec l’esseulement (tafrîd).
Pour ce, il continue :
« Et quand vous vous serez séparés d’eux et de ce qu’ils adorent en dehors d’Allah,
réfugiez-vous donc dans la caverne : votre Seigneur répandra de Sa miséricorde sur vous
et disposera pour vous un adoucissement à votre sort » [16]. L’isolement par rapport aux
autres entraîne nécessairement l’union (wasla) à Dieu. En fait, l’union à Dieu ne peut
avoir lieu qu’à la suite d’un isolement par rapport à tout ce qui n’est pas Dieu. On dit que
lorsqu’ils s’isolèrent de tout ce qui est adoré outre Dieu, Dieu les a fait entrer au sein de
Sa bienveillance (ri’âya), et leur a preparé une demeure dans la caverne de Sa sollicitude
(‘inâya) [39]
Ainsi, il introduit ici une nouvelle connotation de la caverne : l’isolement, la réclusion par
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rapport au monde, la demeure du tafrîd, pour accéder à l’union et non seulement
s’arrêter à la contemplation.
En ce qui concerne la grotte, il la connote avec l’idée de refuge, mentionnée chez Ibn ‘Atâ’
et en littérature :
On dit : Les grottes ne sont pas toutes des refuges pour les serpents, certaines
sont des refuges pour les bien-aimés [40].
Or il nous montre clairement ici que l’endroit ou le symbole aurait pu être autre sans
pour autant changer le sens. Il ne s’arrête ni à l’histoire, ni au lieu, ni au symbole, car
dans sa philosophie de l’équivocité (iltibâs), Dieu peut se manifester en tout. Dieu peut
créer ce qu’Il veut là où Il veut. Ici, la caverne est le lieu choisi par le divin pour
représenter le monde de la sainteté, mais ça aurait pu être n’importe quel autre lieu.
Pour Ruzbahân, les lieux et les choses ne comptent que s’ils sont choisis par Dieu pour
une manifestation quelconque. Et si la manifestation a lieu, Ruzbahân ne s’arrête pas à
l’endroit mais uniquement à l’expérience.
« Tu aurais vu le soleil à son lever obliquer à droite, et les laisser à son coucher sur
la droite de la caverne » [17]. L’allusion en vérité est qu’Il les a cachés dans la
caverne des secrets, les a fait asseoir dans l’étendue des lumières, leur a montré
les visions de la Beauté, leur a donné refuge dans la splendeur de la beauté et les a
protégés des assauts de la lumière du soleil de la puissance, de la grandeur et de la
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magnificence qui se lève à l’orient de la prééternité et se couche à l’occident de la
postéternité, pour qu’ils ne brûlent pas dans les lumières de l’essence de la
divinité, ne s’annihilent pas dans la puissance du rayonnement de la gloire de la
Magnificence, et ne regardent pas les trésors du mystère (ghuyûb) de la
surexistence (baqā’) ][44].
Si nous comparons ceci avec le Journal Spirituel de Ruzbahân intitulé Le Dévoilement des
Secrets, nous remarquons que ce qu’il décrit ici découle de sa propre expérience dans le
monde spirituel, le monde imaginal, ses propres visions ainsi que la force de l’émotion
ressentie lors de l’approche de la contemplation de l’Essence divine (dans lequel cas il se
compare à Moïse). Or Ruzbahân a vécu ses dévoilement depuis l’âge de trois ans, sans
choix aucun de sa part mais par pure élection divine. Pour ce, il appelle la caverne- qu’il
utilise ici comme support à ses propres visions- « la caverne des secrets », soulignant par
là le thème de l’élection. Cette caverne n’est pas ouverte à tous, seulement à ceux que
Dieu décide d’y faire pénétrer. Et ceux là, les saints, sont protégés, non seulement dans
le monde terrestre, mais aussi dans le monde spirituel, ainsi que du monde spirituel (le
monde des mystères) lui-même.
Autre caractéristique chez Ruzbahân : les dormants ne sont ni dans le fanā’ ni dans le
baqā’ : ils ne sont pas ‘extincts’ car ils contemplent, et ne sont pas dans la surexistence
car ils en sont protégés. Sont-ils dans un entre-deux ou sont-ils au-delà de cette
distinction centrale pour les soufis ?
Ils sont dans une cavité ou partie spacieuse de l’union. Le soleil de la superbe
s’écarte de la caverne de leur proximité du côté droit, la prééternité, et du côté
gauche, la postéternité, et ils sont dans une cavité : celle de l’ininterruption (wisâl)
de la comtemplation de la Beauté et de la Majesté, gardés et protégés de la rigeur
(qahr) de la puissance de l’Essence pure prééternelle, qui fait les mondes
s’évanouir dans les premiers déserts de Sa resplendissance. Quel signe est plus
grand que celui-ci : ils sont au milieu des feux de la superbe et ne s’y brûlent pas.
Ils sont restés en vérité/ en Dieu avec Dieu, heureux de cette compagnie
(musta’nisîn) par Dieu pour Dieu, avec l’attribut de la perte de la sensation à la
station
[45] de la familiarité (isti’nâs), absents à eux-mêmes, témoins de Dieu sur Dieu.
En fait, ils sont à la station de l’ininterruption de l’union. Ils sont au centre de la caverne,
en union complète, ininterrompus par la sensation d’eux-mêmes tout en étant à la fois
témoins-contemplateurs.
Nous décelons chez Rûmi, comme chez Ruzbahân, le thème de l’élection, car l’Ami
recherché s’y cache. La différence entre les deux est que Ruzbahân a été enlevé et Dieu
s’est dévoilé à lui, tandis que Rûmi est totalement épris mais est toujours en epectase,
en attente d’atteindre la cîme.
Cependant, l’importance de Rûmi pour notre thème de la Caverne est que chez lui la
caverne ou la grotte n’est même plus un lieu spirituel, une demeure, une station, ou un
topos dans la géographie céleste. Ce n’est même plus un état (hâl) comme chez Hallâj,
mais c’est carrément l’Amour. On Le recherche et on Le retrouve dans l’Amour. Et
probablement l’Amour ici est non pas le nôtre mais le Sien, qui englobe le monde entier
comme une matrice d’où la connotation avec la caverne ou la grotte dont une des
symboliques universelles est celle de la matrice.
« Tiendras-tu » [9], une indication au Prophète, c’est-à dire : au cas où tu tiens les états
des compagnons de la caverne et de l’épitaphe d’entre Nos signes, c’est-à dire entre les
signes de Notre bonté envers le serviteur, pour un prodige, sache que dans ta
communauté il existe ceux dont l’état est plus prodigieux que le leur, car il y a parmi eux
les gens des réclusions, pour lesquels la caverne dans laquelle ils se retirent est la
maison de reclusion et leur Raqîm c’est leurs cœurs qui sont marqués (marqûm) par la
marque (raqm) de l’Amour, ce sont Mes amoureux et ceux que J’aime, et les tablettes de
leurs cœurs sont marquées par les sciences divines (‘ulûm ladunniyya) [48].
C’est donc une apologie de la reclusion, règle centrale de la Kubrawiyya, mais aussi de la
haute station des saints. N’empêche que là, nous avons une symbolique directe de la
caverne : lieu de réclusion, mais aussi lieu de rencontre avec le divin (comme nous le
verrons dans l’extrait suivant), retrouvant par là l’un des thèmes de la symbolique
universelle.
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Et si les gens de la caverne se sont réfugiés dans la caverne par peur de Diqyanus
(Dèce), le fuyant, ceux-là sont entrés dans la caverne de la réclusion par désir
ardent de Me rencontrer et en fuite vers Moi [49].
Ici par contre nous retrouvons la caverne dans son sens négatif, comme la caverne de
Platon.
La caverne est donc mise en parallèle avec le lieu de reclusion et avec le shaykh, le guide
spirituel, le chef de la tarîqa. Il est donc clair que le commentaire de Kubra et de Daya est
adressé aux disciples de leur tarîqa ou à de futurs disciples [52].
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Il se rapproche de la symbolique universelle dans le fait qu’il pose les jalons pour
l’ascension sprirituelle individuelle et la purification intérieure. Il ne parle pas pour
exprimer l’amour mais pour produire un enseignement didactique, comme Kubra et
Dâya, mais cette fois en dehors de toute organisation mystique ou religieuse. Et même
s’il parle de pôle dans la première citation, il est clair que le chemin auquel il appelle est
celui des exercices spirituels, de l’abstention et du dépouillement, sans l’assistance d’un
guide, mais plutôt avec l’assistance divine donnée à tous les croyants qui suivent le
chemin de Dieu. Qashâni dans son interprétation est bien loin du concept de l’éléction.
La sainteté semble pour lui ouverte à tout homme et femme car elle ne demande qu’une
volonté de purification intérieure et n’a besoin d’aucune assistance externe, ni lieu ni
personne. Elle n’a besoin que de ce que tout le monde possède : un corps. Ainsi, pour
Qashâni, le lieu sacré n’est plus la caverne mais le corps humain et les facultés de tout
individu.
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CONCLUSION
Nous avons pu remarquer, dans les passages précédents, les différences entre les
auteurs soufis, entre leurs goûts personnels, ainsi que la variété de leurs expériences et
de leurs discours. Nous retrouvons cependant une homogénéité, que cela soit chez les
auteurs soufis entre eux, ou bien entre les conceptions de ces auteurs et la symbolique
humaine universelle. Il semble que tous perçoivent la caverne comme symbole de
transformation, qu’elle soit lieu physique concret, lieu mental spirituel, ou lieu
métaphorique. Et cette transformation peut être une initiation, une mort et une
renaissance, une résurrection, un passage du fanā’ au baqā’, un passage de la souillure
du monde vers la purification, un passage du monde qui fait peur à la protection divine,
ou bien un passage de l’ignorance à la connaissance, de l’éloignement de Dieu vers la
proximité, de l’obscurité à la lumière, ou bien finalement une transformation provoquée
par l’amour.
N’empêche que l’on décèle une différence chez les mystiques ici étudiés dans leur
relation à l’espace. Si chez Qushayri le lieu est important, nous remarquons que les
autres montrent indirectement que ce n’est pas le lieu qui transforme la personne, qui la
sanctifie, mais que c’est ou bien la personne elle-même qui se purifie, se sanctifie,
sacralisant par là l’espace, ou bien, ce qui est plus dans la thématique soufie : c’est Dieu
qui sanctifie la personne, en l’enlevant à elle même et la plaçant dans ce topos spirituel
symbolique. Car en fin de compte, pour la pensée soufie, toutes les créatures, qu’elles
soient humaines ou rocheuses (ou autres), n’existent que par Lui et ne dépendent ni
d’elles-mêmes ni des autres, ni des lieux ni des temps, mais uniquement de Lui.
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