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L’esprit de la ruche

Víctor Erice
LIVRET PÉDAGOGIQUE
Éducation au cinéma
européen pour les jeunes
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I – OUVERTURE
SOMMAIRE CINED: UNE COLLECTION DE FILMS,
I – OuVERTURE

I – OUVERTURE
UNE PÉDAGOGIE DU CINÉMA
• CinEd: une collection de films,
une pédagogie du cinéma p. 2 CinEd s’attache à une mission de transmission du 7e art comme objet culturel et support pour penser le monde. Pour ce
• Édito du film p. 3 faire, une pédagogie commune s’est élaborée à partir d’une collection de films issus de productions des pays européens
• Fiche technique p. 3 partenaires du projet. L’approche se veut adaptée à notre époque marquée par une mutation rapide, majeure et continue
• Enjeux cinématographiques dans la façon de voir, recevoir, diffuser et produire les images. Ces dernières sont vues sur une multitude d’écrans : du
autour d’un photogramme p. 5 plus grand – celui des salles – aux plus petits (jusqu’aux smartphones), en passant bien entendu par la télévision, les
• Synopsis p. 5 ordinateurs et tablettes. Le cinéma est un art encore jeune auquel on a déjà prédit plusieurs fois la mort ; force est de
constater qu’il n’en est rien.
II – LE FILM
Ces mutations se répercutent sur le cinéma, sa transmission doit en tenir compte, notamment de la façon de plus en plus
• Contexte et cadre de création p. 6
fragmentée de visionner les films à partir des divers écrans. Les publications CinEd proposent et affirment une péda-
• L’auteur : Víctor Erice, formation et trajectoire d’un
gogie sensible et inductive, interactive et intuitive, délivrant savoirs, outils d’analyse et possibilités de dialogues entre
cinéaste de référence p. 8
les images et les films. Les œuvres sont envisagées à différentes échelles, dans leur ensemble bien sûr, mais aussi par
• Le film dans l’oeuvre. L’esprit de la ruche
fragments et selon différentes temporalités – l’image fixe, le plan, la séquence.
dans la filmographie de Víctor Erice :
l’exploration lyrique du cinéma p. 10 Les livrets pédagogiques invitent à s’emparer des films avec liberté et souplesse ; l’un des enjeux majeurs étant d’entrer
• Filmographie p. 11 en intelligence avec l’image cinématographique selon des biais multiples : la description, étape essentielle de toute dé-
• Réflexions de Victor Erice p. 12 marche analytique, la capacité à extraire et sélectionner les images, à les classer, les comparer, les confronter – celles du
• Réflexions de Teo Escamilla p. 14 film en question et d’autres, mais aussi tous les arts de la représentation et du récit (la photographie, la littérature, la pein-
• Réflexions d'Ana Torrent p. 15 ture, le théâtre, la bande-dessinée...). L’objectif est que les images n’échappent pas mais qu’elles fassent sens ; le cinéma
est à cet égard un art synthétique particulièrement précieux pour construire et affermir les regards des jeunes générations.
III – ANALYSE
• Chapitrage du film p. 16
• Questions de cinéma p. 20
Dossier conçu par A Bao A Qu

IV – CORRESPONDANCES
Jaime Pena Contexte et cadre de création; L’auteur: Victor Erice, formation et trajectoire d’un cinéaste de référence;
• Images–rebonds p. 27
Le film dans l’oeuvre: L’esprit de la ruche dans la filmographie de Víctor Erice: l’exploration lyrique du cinéma; Filmo-
• Dialogues entre films : L’esprit de la ruche,
graphie; Images-rebonds; Dialogues avec les autres arts; Accueil du film: regards croisés
Le sang et Rentrée de classes. Devenir adulte :
entre le monde intérieur et le monde extérieur p. 29
Gonzalo de Lucas Enjeux cinématographiques autour d’un photogramme; Questions de cinéma; Dialogues entre les
• Dialogues avec les autres arts p. 31
films: L’esprit de la ruche, Le sang et Rentrée de classes. Devenir adulte: entre le monde intérieur et le monde extérieur
• Accueil : regards croisés p. 33
Núria Aidelman et Laia Colell Itinéraires pédagogiques
V – ITINÉRAIRES PÉDAGOGIQUES p. 34
Coordination CinEd Espagne: A Bao A Qu
Coordination pédagogique: La Cinémathèque française / Cinéma, cent ans de jeunesse
Coordination générale: Institut français
Copyright: / Institut français / A Bao A Qu

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ÉDITO DU FILM FICHE TECHNIQUE

I – OuVERTURE
L’esprit de la ruche est un des films de référence du cinéma européen et mondial. Il possède un style singulier et s’inscrit Titre original: El espíritu de la colmena
en même temps dans une tradition particulièrement fertile : celle qui conçoit le cinéma comme un moyen de connaître le Anée: 1973
monde. C’est une tradition qui voit le jour, se définit et se développe en Europe et dont les représentants incluent certains Durée: 97'
des grands cinéastes du catalogue CinEd : Ermanno Olmi, Jean-Luc Godard, José Luis Guerin, Pedro Costa. Pays: Espagne

Depuis son plus jeune âge, Erice, qui vivait près de la frontière, fréquentait les cinémas français, ce qui lui permettait
Réalisateur: Víctor Erice
d’accéder à un cinéma absent des salles espagnoles en raison de la dictature franquiste. C’est là un aspect décisif,
Scénario: Víctor Erice, Ángel Fernández-Santos
puisqu’Erice est un cinéaste qui connaît très bien la tradition et qui a grandi avec elle.
Photographie: Luis Cuadrado
L’esprit de la ruche est un film particulièrement intéressant en raison du contexte historique où se déroule l’action : les Producteur exécutif: Elías Querejeta P.C.
années 1940. L’époque immédiatement postérieure à la guerre civile espagnole (1936-1939) et les premières années de Directeur de production: Primitivo Álvaro
la dictature, un destin tristement commun à tant de pays européens, dont la Bulgarie, l’Italie, le Portugal ou la Roumanie Assistant réalisateur: José Luis Ruiz Marcos
(dont certains films du catalogue se font également écho de manière plus ou moins explicite). Second opérateur: Teo Escamilla
Musique: Luis de Pablo
Au-delà du contexte politique et historique, L’esprit de la ruche est avant tout un film universel, un film sur l’enfance, sur
Montage: Pablo G. del Amo
la découverte du monde (intérieur et extérieur), sur les premiers pas vers l’âge adulte, sur les interrogations et les doutes,
Son: Luis Rodríguez, Eduardo Fernández, Luis Castro-Syre
la peur et la capacité à s’émerveiller. Un film sur les émotions intimes de l’enfance (qui survivent d’une certaine manière
Décors: Jaime Chávarri
au fond des jeunes ou des adultes), qui s’expriment justement par le biais d’un cinéma qui se passe de mots pour mon-
Script: Francisco J. Querejeta
trer ce qu’une fillette ne sait pas encore dire, un cinéma qui approfondit grâce aux matières et aux formes : la lumière, la
Costume: Peris Hermanos
couleur, les cadrages, les espaces, les sons et les silences, les visages, la durée, le temps.

Un chant dédié au cinéma et à son pouvoir de fascination, d’évocation et d’émotion. Acteurs: Ana Torrent, Isabel Tellería, Fernando Fernán-
Gómez, Teresa Gimpera, Laly Soldevila, Miguel Picazo,
José Villasante, Juan Margallo, Queti de la Cámara.
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I – OuVERTURE

Cadre Lumière

Temps Intérieurs

Corps
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ENJEUX CINÉMATOGRAPHIQUES AUTOUR D’UN PHOTOGRAMME SYNOPSIS

I – OuVERTURE
LUMIÈRE CORPS Le film se déroule aux environs de 1940, durant les pre-
mières années suivant la fin de la guerre civile espagnole
La lumière chaude qui imprègne les scènes en intérieur Pour Ana, la maison est un grand espace qui renferme
(1936-1939), en pleine dictature franquiste. Dans un petit
du film fait référence à un même monde pictural et émo- une grande partie de son monde  : il s’agit d’un lieu de
village du plateau castillan, un cinéma ambulant vient
tionnel: la lumière écrit les sentiments et façonne les jeux, de cohabitation avec Isabel et ses parents, de rêves.
projeter Frankenstein. Parmi les spectateurs se trouvent
corps. Grâce aux rimes et aux échos visuels des tons Son petit corps traverse ces espaces tellement grands et
deux petites filles, Ana et Isabel, fascinées par la projec-
ocres et ambre (la maison et la ruche), et du bleu de la presque toujours vides (comme toutes ces portes qu’elle
tion. La plus jeune, Ana, est impressionnée par l’histoire,
nuit, le film crée une sensation presque tactile: celle de doit ouvrir le long du couloir), dans un processus d’aven-
par Frankenstein et par la mort de la fillette. Sa grande
la lumière sur les visages et les objets. Les personnages ture, d’exploration et de découverte, tout comme elle le
sœur lui explique que si elle est l’amie du monstre, elle
adultes se retirent ou se protègent à l’intérieur, mais la fera également à l’extérieur, face aux paysages du pla-
peut le faire apparaître en prononçant quelques mots
lumière attire la beauté du monde, présente au-delà des teau castillan. Erice donne à voir l’espace et le monde à
simples : « C’est moi, Ana, c’est moi, Ana ».
fenêtres. Cet aspect si sensible et éthéré confère à la son échelle, depuis le point de vue du petit corps d’Ana
lumière, avec une force renouvelée, son sens de souve- et de ses si grands yeux. Chez Ana et Isabel, les parents passent la plus grande par-
nir, d’évocation d’une époque passée. En même temps, tie du temps seuls et en silence, comme enfermés ou isolés
la lumière (ses nuances, ses ombres) incarne tout l’émer- dans leurs pensées. Le jour, Fernando se consacre à l’api-
CADRE
veillement des puissances cinématographiques face à culture, et lors de longues nuits d’insomnie, il écrit un traité
l’immortalisation du présent et de l’éphémère: le carac- Les compositions visuelles minutieuses du film contiennent sur les ruches  ; la mère, mélancolique, écrit des lettres à
tère fugitif de la lumière et des heures du jour. fréquemment des fenêtres et des portes qui servent de un destinataire dont nous ne connaîtrons jamais l’identité.
passage ou de seuil entre les espaces intérieurs (ou entre
Après l’école, toujours sous le choc causé par Frankens-
l’intérieur et l’extérieur). Erice compose les cadrages en
INTÉRIEURS tein, Isabel et Ana visitent une maisonnette abandonnée.
suggérant le hors champ: ce qui se trouve derrière la porte,
Par la suite, Ana y retournera seule à plusieurs reprises.
La stylisation picturale du film dans sa représentation des dans une autre pièce, à l’extérieur, ce qui ne se voit pas
Les questions, les doutes, les mystères et les décou-
intérieurs domestiques rappelle les œuvres de peintres ou ce qui s’imagine… Les portes ou les seuils marquent
vertes ne cessent de se présenter à elle.
tels que Vermeer ou Hammershoi [voir «Images-re- également les limites du champ de vision et de la connais-
bonds», pp. 27-28]. L’espace se conçoit depuis les tons sance, créant une tension entre ce qui est montré et ce
émotionnels, afin de suggérer les humeurs des person- qui est caché: dans cette scène, Ana arpente le couloir,
nages: la grande maison vide est une projection de la préoccupée après avoir entendu un cri… De cette manière,
sensation de protection, de silence et d’introspection du l’espace intérieur intensifie le désir d’Ana de voir ce qui se
père et de la mère par rapport à eux-mêmes et à la vie trouve au-delà.
extérieure. Parallèlement, la maison constitue égale-
ment un grand décor pour le jeu enfantin et l’imagination
TEMPS
(de longs couloirs, des portes s’ouvrant sur des pièces
sombres, des ombres sur les murs…). Dans le film, tous les éléments de composition (les ca-
drages, la lumière, la couleur, les silhouettes, les décors,
les rythmes, les sons, les mouvements…) fusionnent
pour donner corps aux émotions d’Ana, en captant des
gestes, des regards, des instants de lumière sur les vi-
sages, les espaces et les paysages, dont nous sentons
qu’ils sont uniques et singuliers. C’est ce qui produit cette
sensation si aigüe des heures et du passage des jours,
car tout dans le film fait référence au moment si éphé-
mère et fragile de la fin de l’enfance, de la découverte du
monde adulte.
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II – LE FILM
CONTEXTE ET CADRE DE CRÉATION
II – Le film

L’esprit de la ruche est le premier long métrage de Víctor Erice (Carranza, Vizcaya, Finalement, nous nous trouvons également face à la première génération de cinéastes
1940). Tourné entre février et mars 1973, le film est présenté en septembre de cette ayant pleinement conscience de l’histoire du cinéma : il s’agit de cinéphiles qui ont suivi
même année au festival international du film de Saint-Sébastien, où il remportera le la trajectoire de leurs réalisateurs préférés grâce aux programmations des premières
premier prix de la compétition, la Coquille d’or, devenant ainsi le premier film espagnol cinémathèques et des festivals du cinéma qui commencent à proliférer ; beaucoup sont
à y parvenir. L’impact considérable de ce prix et le rare consensus au sein de la critique d’anciens critiques qui finissent pas se lancer dans la réalisation, à l’image d’Erice.
spécialisée entraînent le lancement immédiat du film dans les salles commerciales le 8
À ses débuts, la formation de cinéphile de Víctor Erice est profondément marquée par la
octobre, huit mois à peine après le début du tournage.
découverte de Nouvelle Vague française, et particulièrement par Hiroshima, mon amour
Comme toutes les productions espagnoles de cette époque, ce film, situé dans « un lieu (Alain Resnais, 1959) et Les 400 coups (François Truffaut, 1959)1. Une fois devenu élève
du plateau castillan vers 1940 », avait dû solliciter l’autorisation ministérielle de tournage de l’École Officielle de Cinéma (EOC) à Madrid, puis critique pour la revue Nuestro Cine
adaptée, après être passé devant le comité de censure correspondant. Le film se déroule au début des années 1960, le jeune Erice délaisse Resnais, Truffaut ou Jean-Luc Go-
au début de la dictature franquiste, peu après la fin de la guerre civile durant laquelle, dard, pour s’intéresser avec enthousiasme aux nouveaux auteurs italiens héritiers du
entre 1936 et 1939, s’étaient affrontées les troupes du gouvernement républicain, établi néoréalisme : Valerio Zurlini, Pier Paolo Pasolini, Francesco Rossi, Ermanno Olmi, etc.
démocratiquement, et les forces soulevées de l’armée, menées par Francisco Franco Ils poursuivaient les œuvres de ceux que l’on considère comme les deux grands maîtres,
et soutenues par l’Italie et l’Allemagne. L’esprit de la ruche est tourné et projeté pour la Luchino Visconti et Michelangelo Antonioni, et étaient à la tête, dans ces années-là,
première fois alors que la dictature touche à sa fin. On peut donc dire qu’il existe un arc d’une révolution stylistique parallèle à celle de la Nouvelle Vague. Les critiques de Nues-
temporel couvrant pratiquement la totalité du franquisme entre le moment où se déroule tro Cine voyaient dans le réalisme critique italien un engagement fort avec son époque
la fiction et celui de l’élaboration du film. historique, contrairement au mouvement français, et vantaient sa capacité à extrapoler
des circonstances individuelles pour présenter une vision intégrale du monde.
Le 20 décembre, peu après la première du film, le président du gouvernement, Luis Car-
rero Blanco, trouvait la mort dans un attentat du groupe terroriste ETA. La santé du chef
de l’État, le dictateur Francisco Franco, était très précaire et le régime vivait ses derniers
jours. Suite au décès du dictateur, en novembre 1975, la chute du régime s’accéléra. Un
an plus tard, sous le règne de Juan Carlos Ier, la loi pour la réforme politique mettant fin
à la dictature fut votée. Et en 1977, les premières élections démocratiques depuis 1936
furent organisées en Espagne. Bien que la production de L’esprit de la ruche s’inscrive
dans le contexte historique de la dictature, le pays commençait déjà à changer, tout
comme les mouvements politiques au sein de l’opposition démocratique. C’est pourquoi
de nombreux auteurs considèrent 1973 comme le début de la transition vers la démo- Hiroshima mon amour À bout de souffle Les 400 coups
cratie. D’autres pays du sud de l’Europe vivent ce même processus simultanément : la (Alain Resnais, 1959) (Jean-Luc Godard, 1960) (François Truffaut, 1959)

Grèce met fin à la brève dictature des colonels en 1974, et la même année, le Portugal
renverse la longue dictature salazariste au cours de la Révolution des œillets.

Bien que L’esprit de la ruche soit le premier long métrage d’Erice, l’auteur avait déjà
fait ses preuves en tant que critique, scénariste et réalisateur de plusieurs courts-mé-
trages. De ce point de vue, il peut être considéré comme le fruit des nouveaux cinémas
des années 1960. À partir de la fin des années 1950, dans toute l’Europe, une nouvelle
génération de cinéastes rejoint l’industrie. Il s’agit du reflet, dans le champ cinématogra-
phique, de cette culture jeune qui s’impose dans d’autres domaines, comme par exemple
de manière très significative dans la musique. Les jeunes cinéastes profitent d’innova-
Accattone L'emploi / ll posto L'avventura
tions technologiques qui facilitent les tournages et les rendent plus abordables  : des (Pier Paolo Pasolini, 1961) (Ermanno Olmi, 1961) (Michelangelo Antonioni, 1960)
caméras plus légères, une pellicule plus sensible qui permet de filmer en extérieur avec
une lumière naturelle, etc. Un style plus immédiat et proche du documentaire fait ainsi 1  Depuis son plus jeune âge Víctor Erice a vécu à Saint-Sébastien. La France et en particulier les
son apparition, recourant souvent à des acteurs non professionnels. cinémas de Biarritz étaient à deux pas de chez lui.
7

II – Le film
C’est ainsi qu’apparut le dénommé Nouveau cinéma espagnol, dont les représentants
les plus significatifs incluent des réalisateurs tels que Carlos Saura, Basilio Martín Patino
ou Antón Eceiza, et des producteurs comme Elías Querejeta. Leurs films sont imprégnés
d’un certain esprit caractéristique de cette jeune modernité qui partait à la conquête du
cinéma européen, malgré les conditions strictes de la censure franquiste auxquelles ils
devaient se confronter. En réalité, il s’agissait plus d’une négociation que d’une confron-
La caza (Carlos Saura, 1965)
tation : le régime devait donner une image d’ouverture au reste du monde et le cinéma
servait ses intérêts. Les films abordent des thèmes comme la guerre civile (La caza,
Carlos Saura, 1965) ou l’exil (Nueve cartas a Berta, Basilio Martín Patino, 1965) en utili-
sant un langage basé sur la métaphore comme principal élément discursif et se plaçant
du côté des perdants de la guerre, un aspect célébré à l’extérieur, mais ces propositions
sont trop absconses pour le grand public local et leur portée réelle est donc limitée.

Dans le même temps, en Catalogne, l’École de Barcelone est fondée avec des cinéastes
Nueve cartas a Berta (Basilio Martín Patino, 1965)
comme Pere Portabella, Jacinto Esteva, Gonzalo Suárez ou Vicente Aranda. En op-
position totale avec leurs contemporains madrilènes et avec une franche vocation de
groupe ou d’école homogène, leurs intérêts se portent principalement sur l’exploration
expressive, en écho aux expérimentations de la Nouvelle Vague ou d’autres mouvements
d’Europe centrale. La dispersion rapide du groupe poussera certains membres (Aranda,
Suárez) à se rapprocher de propositions industrielles plus conventionnelles, et d’autres
(le Portabella de Vampir/Cuadecuc, de 1970, ou d’Umbracle, de 1972) à tourner dans la
clandestinité, sans se soumettre aux conditions du régime, ni bénéficier de ses aides. Ce
mouvement-là débouchera sur un véritable cinéma indépendant, qui fait de l’expérimen-
tation et de la narration elliptique (par exemple, Contactos, de Paulino Viota, en 1970) Vampir/Cuadecuc (Pere Portabella, 1970)
une stratégie permettant de se soustraire à la vigilance du régime. L’histoire de L’esprit
de la ruche doit beaucoup à cette tendance souterraine du cinéma espagnol.

Contactos (Paulino Viota, 1970)


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L’AUTEUR : VÍCTOR ERICE,


FORMATION ET TRAJECTOIRE D’UN CINÉASTE DE RÉFÉRENCE
II – Le film

Víctor Erice est l’un des réalisateurs espagnols les plus connus des amateurs de cinéma Los desafíos (1969), leur deuxième projet commun, est la huitième production de Querejeta,
du monde entier. Après Luis Buñuel, il est probablement aussi le plus renommé, ayant un film à épisodes signé Claudio Guerín Hill, José Luis Egea et Víctor Erice à partir d’un scé-
reçu des hommages et fait l’objet de rétrospectives sur toute la planète, du Japon aux nario de Rafael Azcona. Pour comprendre l’épisode d’Erice, dont l’esthétique est très éloignée
États-Unis, en passant, cela va sans dire, par la majorité des pays européens. Il n’a de ce que semblait présager ses pratiques à l’EOC ou ses écrits, il suffit de s’en remettre à
pourtant réalisé que trois longs métrages en trente ans. Mais c’est peut-être précisément Ángel Fernández-Santos, critique et futur coscénariste de L’esprit de la ruche, qui déclarait
cela, associé à sa réputation de réalisateur exigeant et un tant soit peu réservé, qui a que cette expérience « permit [à Erice] de découvrir ce qu’il ne devait pas faire, en le faisant ».
contribué à en faire un cinéaste mythique et culte. La preuve en est que, lors de l’enquête
menée en 2012 par la revue britannique Sight & Sound auprès des critiques et cinéastes
du monde entier pour désigner les meilleurs films de l’histoire du cinéma, Erice fut, après
Buñuel, le réalisateur espagnol le plus cité, et L’esprit de la ruche se classa à la 81e place
des meilleurs films, devenant la seule production espagnole parmi les 100 premières du
classement. En réalité, bien qu’il n’ait réalisé que trois longs métrages, le travail ciné-
matographique d’Erice est bien plus important puisque sa filmographie inclut également
des courts-métrages et des moyens-métrages, ainsi que son activité comme critique, Episode de Los desafíos (1969) réalisé par Víctor Erice
conférencier et enseignant.
Lorsque, quatre  ans plus tard, le directeur commença le tournage de son premier long
Pour la majorité des cinéastes, les premiers courts-métrages servent d’apprentissage et
métrage, l’Erice que nous connaissions, celui de l’épisode de Los desafíos, mais éga-
en même temps, d’ébauches pour leurs œuvres à venir. Ce ne fut pourtant pas du tout le
lement le critique de Nuestro Cine, avait changé. À tel point que, après avoir assisté à
cas pour Víctor Erice. Les travaux qu’il réalisa dans les années soixante n’ont pas grand-
une rétrospective complète de Jean-Luc Godard à Paris peu avant la production de son
chose à voir avec le cinéaste de 1973 et son impressionnant L’esprit de la ruche. Malgré
premier film, sa vision de l’œuvre du cinéaste franco-suisse, qui lui avait tout d’abord paru
cela, ils sont tout à fait cohérents avec sa trajectoire dans ces années-là, en particulier
formaliste, change radicalement : « Son œuvre contient une interrogation totale, pleine
avec ses collaborations en tant que critique pour la revue Nuestro Cine, entre 1961 et
de déchirements, sur le sens du langage cinématographique », reconnaît Erice.
1965. La critique comme exercice préalable à la réalisation est tout à fait habituelle à
cette époque parmi les jeunes cinéastes européens. Ainsi, nombre des membres de la C’est dans cet esprit qu’il s’attaque au tournage de L’esprit de la ruche, un film qui remet
Nouvelle Vague (François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jacques Rivette en cause un grand nombre des méthodes de représentation que le cinéma espagnol avait
ou Éric Rohmer) collaborèrent à la revue Cahiers du cinéma avant de passer derrière expérimentées autour de la transposition du franquisme sur grand écran, méthodes qui,
la caméra. Erice concilie la critique avec sa formation de réalisateur à l’École Officielle en raison de la censure, avaient dû être tangentielles. Le tournage ne fut pas facile et
de Cinéma, l’institution académique d’État où il réalise ses premiers courts-métrages, Erice dut contourner plusieurs problèmes, de la réduction des jours de tournage à celle
dont Los días perdidos (1963). C’est avec ce dernier, profondément empreint du cinéma de la participation des acteurs adultes, Fernando Fernán-Gómez et Teresa Gimpera,
de Michelangelo Antonioni, qu’il obtiendra son diplôme. L’EOC, anciennement nommée qui ne se rencontrèrent que très peu sur le plateau. Le film connut un grand succès : il
Institut de recherches et d’expériences cinématographiques, continua à proposer entre reçut la Coquille d’or à Saint-Sébastien et les louanges de la critique nationale et inter-
1947 et 1976 des formations dans des disciplines variées (réalisation, production, photo- nationale, et connut un succès surprenant en salle (avec plus de 500 000 spectateurs).
graphie, interprétation, etc.) à plusieurs générations de cinéastes espagnols, plus spécia- Pourtant, Erice mit dix ans à réaliser son deuxième long métrage.
lement encore à ceux qui intégrèrent le dénommé Nouveau cinéma espagnol.
Le sud (El sur, 1983), son deuxième long métrage, est l’adaptation d’un récit d’Adelaida
Cette même année 1963, il participe en tant que coscénariste et assistant réalisateur à García Morales (publié postérieurement au lancement du film, en 1985), qui pourrait
El próximo otoño (1963) d’Antonio Eceiza, une sorte de manifeste générationnel du Nou- être envisagé comme une suite de L’esprit de la ruche. Si ce dernier se déroulait dans
veau cinéma espagnol, où Elías Querejeta est également présent en tant que producteur. les années 1940 avec une petite fille de six ou sept ans dans le rôle principal, Le sud se
Une grande partie des responsables de ce film, producteur, réalisateur et coscénaristes situe dans les années 1950 et son personnage principal est désormais une adolescente.
(Santiago San Miguel, José Luis Egea et Erice), font partie du dénommé «  groupe de Le contexte de la guerre civile est très présent, à l’image du rôle du cinéma comme
Saint-Sébastien ». Il s’agira également de la première collaboration entre Erice et Quere- catalyseur de l’action. Erice développe l’histoire de García Morales, qui tient en moins de
jeta, une relation qui durera vingt ans, jusqu’en 1983. 50 pages, dans un scénario qui en compte près de 400.
9

II – Le film
Il conserve la même structure : une première partie qui se déroule dans le nord de l’Es- Le songe de la lumière est à ce jour le dernier long métrage d’Erice. À partir de 1992 il
pagne, suivie d’une seconde partie située en Andalousie, où convergent tous les mys- s’embarque dans de nombreux projets qui n’aboutissent pas : curieusement une adapta-
tères du passé de la famille de la protagoniste. Pour des raisons encore partiellement tion de Les nuits de shanghaï (El embrujo de Shanghai) de Juan Marsé qui, suite à une
obscures, la production est interrompue après le tournage de la première partie. C’est longue préparation, sera finalement filmée par Fernando Trueba (2002). Il poursuit son
à partir de celle-ci que se monte le film connu sous le nom de Le sud, sélectionné au travail en collaborant à plusieurs projets collectifs  : Lifeline (Alumbramiento), épisode
festival de Cannes en 1983. Le succès critique et populaire ne parviendra jamais à faire de Ten Minutes Older: The Trumpet (2002)  ; Vidrios partidos, épisode de Centro his-
oublier qu’il s’agit d’un projet avorté, dont Erice mettra du temps à se remettre. Sa rela- tórico (2012) et dans les films produits pour une exposition aussi singulière que Erice/
tion professionnelle avec Querejeta en ressort également anéantie. Kiarostami : Correspondences du Centre de Culture Contemporaine de Barcelone. Dans
le cadre de l’exposition, Erice réalise six lettres cinématographiques qui font partie de
sa correspondance vidéo-épistolaire avec le cinéaste iranien et donne naissance à son
moyen-métrage autobiographique La Morte Rouge (2006).

Le sud (1983)

Il faudra attendre encore neuf ans pour que Víctor Erice réapparaisse avec un projet très
différent, le documentaire Le songe de la lumière (El sol del membrillo, 1992) sur le travail
du peintre Antonio López. Il participe à nouveau au festival de Cannes, mais la singularité
du projet en limite la portée, malgré un accueil extrêmement favorable au sein de la cri-
tique et du monde de l’art contemporain. Erice accompagne López tandis que le peintre
tente de reproduire sur la toile un cognassier planté dans son jardin, lors d’un rituel qui
se répète chaque automne. La lumière automnale farouche et changeante rend la tâche
impossible, du moins pour le peintre, vaincu par l’arrivée de l’hiver ; Erice se charge, au
contraire, de souligner la manière dont le cinéma est capable de refléter le passage du
temps. Le songe de la lumière se résume fondamentalement à cela, à un dialogue entre Correspondences (2005-2007)
deux formes artistiques, celle de la lumière (la peinture) et celle du temps (le cinéma).

Vidrios partidos (2012)

Le songe de la lumière (1992)


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LE FILM DANS L’OEUVRE.


L’ESPRIT DE LA RUCHE DANS LA FILMOGRAPHIE DE VÍCTOR ERICE :
II – Le film

L’EXPLORATION LYRIQUE DU CINÉMA


Comme nous l’avons déjà dit, L’esprit de la ruche se déroule au début des années 1940. apparente dans ses souvenirs à des ombres, à peu de choses près : « Parfois, je pense
C’est l’époque où Víctor Erice, né le 30 juin 1940, a grandi. Bien que l’histoire soit purement que pour ceux qui dans leur enfance ont profondément vécu ce vide dont, sous tellement
fictive, elle se nourrit des souvenirs des deux scénaristes, Erice et Fernández-Santos (né en d’aspects basiques, héritent les enfants nés juste après une guerre civile comme la nôtre,
1934). Erice a souhaité revenir sur cette période dans au moins deux de ses films ultérieurs. les adultes étaient souvent cela : un vide, une absence ».
Lifeline se déroule dans un petit village asturien. La couverture d’un journal parle de l’arrivée
des nazis à Hendaye, à la frontière même. Le journal est daté du 28 juin 1940, deux jours
avant la naissance d’Erice. Au contraire, La Morte Rouge est un récit à la première personne
qui permet à Erice d’évoquer ses souvenirs des cinémas de Saint-Sébastien où il se rendait
lorsqu’il était enfant. On trouve parmi ces souvenirs celle du choc causé par le premier film
qu’il se souvient avoir vu, Sherlock Holmes et la griffe sanglante (Roy William Neill, 1944),
film situé dans une ville fictive du Québec, La Morte Rouge.

L’esprit de la ruche (1973)


Lifeline (2002)

Comme s’ils n’étaient rien d’autre que des ombres ou de simples souvenirs désordonnés,
les personnages des parents sont définis par des images uniques ou primordiales. Dans
le cas du père, il s’agit d’un homme qui fume de dos sur un balcon en admirant le crépus-
cule. Dans celui de la mère, c’est une femme qui écrit une lettre. C’est là une structure
qu’Erice a qualifié de « lyrique » et qui pourrait tout aussi bien correspondre à une vision
purement enfantine : ainsi, l’ensemble du film semble être conté depuis le point de vue
d’Ana. Par conséquent, nous n’apprendrons pas grand-chose des parents, de leur iden-
tité, de leurs occupations, de leur positionnement politique exact, et nous ressentirons
La Morte Rouge (2006) certainement les mêmes doutes que la petite fille.

Cette stratégie permettant d’aborder les personnages adultes peut être comparée à celle utilisée
Dans L’esprit de la ruche, le personnage principal de la petite fille, Ana (Ana Torrent), s’initie au
avec les deux petites filles, et qui consiste dans ce cas-là à se baser sur les expériences de jeu-
cinéma lors d’une projection dominicale de Frankenstein (James Whale, 1931). Marquée par
nesse des deux coscénaristes, comme le confirmerait Fernández-Santos des années plus tard :
une image en particulier, celle de la fillette assassinée par le monstre, Ana embarquera pour
une aventure qui l’amènera à découvrir, petit à petit, la signification exacte du mot « mort ». « Le scénario s’est rapidement peuplé de fantômes et d’échos de notre enfance : les échos dans le
puits sont nés du souvenir du suicide du père d’un enfant de mon village tolédan ; Erice a évoqué les
Le cinéma reflète d’autres mondes, parfois pétris de bonheur  ; à l’extérieur de la salle promenades avec son grand-père dans les monts biscaïens de Carranza pour ramasser des champi-
de cinéma se trouve la réalité, triste et crue, de l’après-guerre espagnole. Ce contraste gnons ; j’ai moi-même rassemblé les fragments perdus dans ma mémoire du passage mystérieux d’un
marque de nombreux souvenirs de jeunesse d’Erice et justifie le rôle prépondérant que guérillero maquis dans la grange de la maison de mes parents ; Erice a tiré de sa mémoire le jeu de
Frankenstein des petites filles ; moi, j’ai copié la méthode d’enseignement anatomique maladroite d’un
la salle de cinéma occupe dans ses films, ainsi que sa manière de brosser le portrait
maître de mon village pour créer la séquence de Don José. »1
des adultes, dont les parents incarnés par Fernán-Gómez et Gimpera. Leur représenta-
tion est également conditionnée par une vision enfantine, celle d’Erice lui-même, qui les
1  Ángel Fernández-Santos, « Mirar desde detrás de los ojos », El País, 21 août 1983
11

II – Le film
C’est peut-être pour toutes ces raisons que L’esprit de la ruche est caractérisé par ce récit
qualifié de « lyrique » par Erice, une forme qui conditionne la narration, à tel point qu’il est
difficile de déterminer le nombre de jours durant lesquels l’action se déroule, et même le FILMOGRAPHIE
temps écoulé entre deux scènes. L’abondance de fondus enchaînés semble nous emme-
ner constamment d’un jour à l’autre, mais la plupart du temps il est très compliqué de En la terraza (court-métrage, 1961)
savoir si des heures, des jours ou des semaines séparent deux plans. Ce type d’impréci-
Entre vías (court-métrage, 1962)
sions s’applique même à la formulation ambiguë « aux environs de 1940 ».
Páginas de un diario perdido (court-métrage, 1962)
Cette ambiguïté temporelle fait écho à l’ambiguïté spatiale, en particulier en ce qui
Los días perdidos (court-métrage, 1963)
concerne les coordonnées géographiques du village ou le plan et les dimensions de la
maison de la famille. Le village semble n’être composé que de trois bâtiments : le cinéma, Los desafíos (mediometraje, 1969) Film d’épisodes réalisés par Víctor Erice,
l’école et la maison. Mais rien ne met ces espaces en relation  : ni un plan d’ensemble, Claudio Guerín Hill et José Luis Egea.
ni une séquence dont le mouvement permettrait d’établir les liens spatiaux entre les es- El espíritu de la colmena / L'esprit de la ruche (1973)
paces, leur emplacement respectif, la distance qui les sépare, etc. La maison familiale El sur / Le sud (1983)
fait également l’objet de cette ambiguïté, qui se ressent à de nombreuses reprises et plus
El sol del membrillo / Le songe de la lumière (1992)
particulièrement dans la séquence du petit-déjeuner, suite à l’identification du cadavre du
fugitif par les parents. Les 21 plans qui composent cette séquence sont autant de plans Preguntas al atardecer (court-métrage, 1996)
individuels de Fernando, Teresa, Ana et Isabel, c’est-à-dire les parents et leurs filles. Étant Épisode de Celebrate Cinema 101.
donné l’absence d’un plan de situation, d’un plan d’ensemble qui nous transporterait du Alumbramiento / Lifeline (court-métrage, 2002)
général au particulier, les regards sont les seuls liens entre les quatre personnages : nous Épisode du film collectif Ten Minutes Older: The Trumpet
pouvons ainsi en déduire qu’Ana est assise à gauche de sa sœur, à droite de son père Correspondencias Víctor Erice – Abbas Kiarostami / Erice/Kiarostami :
et en face de sa mère. Les silences s’imposent durant toute la scène jusqu’à l’apparition Correspondences (2005-2007) Les six lettres réalisées par Víctor Erice sont
finale de la montre du fugitif. En réalité, L’esprit de la ruche est un film sur le silence de intitulées El jardín del pintor, Arroyo de la luz, Jose, Sea-Mail, A la deriva,
l’après-guerre la plus immédiate, sur un climat particulier qui, dans l’Espagne rurale, pour- Escrito en el agua
rait s’appliquer à l’ensemble du franquisme. La Morte Rouge (moyen-métrage, 2006)
Ana, tres minutos (court-métrage, 2011)
Épisode du film collectif 3.11 Sense of Home
Vidrios partidos (moyen-métrage, 2012)
Épisode du film collectif Centro Histórico

L’esprit de la ruche (1973)


12

RÉFLEXIONS DE VÍCTOR ERICE


QUELQUES CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES LE SCÉNARIO : ORIGINE, THÈMES, PERSONNAGES
II – Le film

Il ne s’agit en aucun cas d’un film narratif, mais plutôt d’une œuvre dont la structure est Dans un premier moment, les personnages des parents sont apparus comme des es-
fondamentalement lyrique, musicale, et dont les images semblent submergées à l’inté- pèces d’ombres, et c’est ainsi que nous les avons considérés. Nous ne souhaitions pas
rieur même d’une expérience mythique. Il faut se rappeler qu’il s’agit d’un film consacré aussitôt en savoir beaucoup plus sur eux. Nous nous contentions de l’image unique,
au monde de l’enfance et de sa découverte primitive du monde. Et que les enfants, en primordiale, que nous avions perçue d’eux spontanément, inconsciemment : « Un homme
définitive, n’ont pas la même perception du temps que les adultes. […] contemple le crépuscule, une femme écrit une lettre. » Cela explique peut-être pourquoi
le film est, d’une certaine manière, composé de fragments  ;   pourquoi, dès le départ,
Lorsque je réalise un film, j’aimerais pouvoir découvrir à chaque fois un nouvel aspect
étant donné que nous étions dans le royaume des mythes, nous pouvions difficilement
de la vie. Dans ce sens, le cinéma est pour moi, entre autres choses, un instrument de
envisager les personnages strictement d’un point de vue naturaliste. Presque sans nous
travail, et une possibilité d’apprentissage. Un langage qui aspire, en dernier recours, à
en rendre compte, nous tournions déjà autour d’une structure lyrique.
devenir une forme de connaissance absolue. […]
Parfois, je pense que pour ceux qui dans leur enfance ont profondément vécu ce vide
Je me méfie souvent des mots, car ils peuvent limiter le sens de ce que l’on souhaite
dont, sous tellement d’aspects basiques, héritent les enfants nés juste après une guerre
exprimer. Au cinéma, le sens est inséparable de l’image et du son. Et l’expérience du
civile comme la nôtre, les adultes étaient souvent perçus comme cela : un vide, une ab-
cinéaste est, avant tout, une expérience visuelle. Pour toutes ces raisons, je pense que
sence. Ils étaient là (ceux qui étaient là), mais ils n’étaient pas là. Et pourquoi est-ce qu’ils
voir le film est un acte bien plus utile et complet, et moins équivoque.
n’étaient pas là ? Car ils étaient morts, ils étaient partis ou il s’agissait d’êtres renfermés
Réflexions publiées dans Rosa Montero, « Víctor Erice: la conciencia de una generación sur eux-mêmes, radicalement dépourvus de leurs modes d’expression les plus élémen-
marginada (entretien) », Fotogramas nº1304, 12 de octubre de 1973, p. 14-16 taires. Je fais référence, inutile de le dire, aux vaincus ; mais pas seulement à ceux qui le
furent officiellement, sinon à toute la classe des vaincus. Même à ceux qui, indépendam-
ment du camp où ils luttaient, ont vécu le conflit et toutes ses conséquences, sans avoir
L’ORIGINE DU PROJET :
une conscience authentique des raisons de leurs actes, simplement pour des questions
UNE COMMANDE POUR FAIRE UN FILM SUR FRANKENSTEIN
de survie. Exilés intérieurement d’eux-mêmes, leur expérience me semble également
On m’a proposé de faire un film sur Frankenstein, un film de genre. On a commencé à une expérience de vaincus, pathétique au possible. Une fois achevé ce qu’ils vivaient
travailler dans le respect de la tradition des films des années trente, et de Fritz Lang un comme un cauchemar, nombre d’entre eux retournèrent dans leur maison et firent des
peu. À la lecture du synopsis, la production a trouvé le projet trop cher. Sur ma table de enfants, mais ils conservèrent à l’intérieur et pour toujours un aspect profondément mu-
travail, j’avais toujours un photogramme de Frankenstein de James Whale : la rencontre tilé, et c’est ce qui révèle leur absence. Cela explique peut-être un peu le traitement que
de la petite file avec le monstre. Un matin, j’ai pensé que mon film était déjà dans cette nous avons appliqué aux personnages de l’apiculteur et de sa femme.
image, parce que Frankenstein, pour moi, a d’abord été une créature cinématographique
On pourrait dire qu’[Ana] fait un voyage qui la mène de la dépendance absolue à la prise
avant d’être un personnage littéraire. Le film est donc parti de là, et a été très enrichi par
en charge d’une certaine aventure personnelle. Il est possible de parler de cette aventure
la fascination de son interprète, la petite Ana Torrent (c’était avant Cría Cuervos –Carlos
en termes d’initiation, de connaissance et même de renaissance ; même si je crois que,
Saura, 1976) pour le personnage de Frankenstein… le film a été tourné à un moment
à la lumière des évènements ultimes, s’il y a bien quelque chose qui la caractérise c’est
où la censure était très dure. Mais quand les censeurs l’ont vu, ils ont été intrigués, ils
une sorte de mystère ; en fin de compte, quelque chose qui nous échappe peut-être for-
ont senti que le film disait deux ou trois choses en rapport avec l’Histoire et la politique,
cément en tant que spectateurs.
mais sans qu’ils puissent les désigner vraiment et exiger des coupes. L’esprit de la ruche
montre comment un enfant regarde l’Histoire : sans savoir vraiment qui était Franco, ni Dans tous les cas, cette dernière Ana ne pourrait exister sans Isabel, dont le rôle est
les motifs des conflits civils. La seule chose qui demeure pour un enfant, c’est qu’il ne donc très important. Isabel est pathétique dans le sens où elle ne croit pas en l’alphabet
faut pas parler de certaines choses. qu’elle provoque presque à son insu ; pour elle, il s’agit d’un jeu. C’est pourquoi, jusqu’à
un certain point, elle est uniquement capable de simuler, de se déguiser, de jouer la
Réflexions publiées dans en Alain Philippon, «  Víctor Erice. Le détour par l’enfance  »
comédie, de faire peur. Elle ne peut pas faire apparaître le fantôme. Dans la dernière
Cahiers du cinéma nº 405, Le journal des cahiers, 1988, pp. VI-VII
scène où elle apparaît, sa peur des ombres nocturnes n’est pas de la même nature
que celle de sa sœur. Car Ana possède quelque chose qu’Isabel n’a pas : elle croit au
monstre et elle le cherche résolument, jusqu’aux dernières conséquences.
13

LES PERSONNAGES ET LA DIRECTION D’ACTEURS

II – Le film
D’une certaine manière, un peu élémentaire, les trajectoires communes des deux sœurs Le cinéma est pour moi une expérience vitale. Et la relation que j’établis avec les acteurs
reproduisent cette dialectique du mensonge et de la vérité (« on joue pour de vrai ou pour lors du tournage est surtout existentielle. Par exemple, lorsque je tournais L’esprit…, il
de faux  ?  »  : cette expression typique que les enfants utilisent fréquemment entre eux était très important pour moi de faire tourner la caméra en pensant  : quel air va siffler
pour préciser leur manière de participer à un jeu), essentielle à certains processus de Fernando ? Car dans la scène où il écrit de nuit, pendant qu’il se prépare un café, je lui
connaissance. On trouve quelque chose de beau, et peut-être aussi d’autodestructeur, ai demandé de siffler une chanson importante pour lui, sans me dire de quelle chanson
chez Ana : son besoin absolu de savoir. il s’agissait. Alors, une fois la caméra en marche, quand j’ai entendu Fernando siffler le
tango Caminito, j’ai eu la sensation de l’écouter pour la première fois. De la même ma-
Réflexions publiées dans Ángel Fernández-Santos et Víctor Erice, «  El espíritu de la
nière, lorsque Teresa écrit une adresse sur l’enveloppe de sa dernière lettre, elle m’a dit
colmena (guión). Entretien avec Víctor Erice, par Miguel Rubio, Jos Oliver y Manuel Matji »,
en souriant : « Je vais enfin savoir à qui j’écris ! Dis-moi quel nom je dois mettre ». Je lui
Elías Querejeta ediciones, 1976, pp. 139-159
ai dit d’écrire le nom d’une personne qu’elle aimait beaucoup sur l’enveloppe. Et alors elle
a écrit le nom de son fils. On ne le voit pas bien, presque personne ne sait de qui il s’agit,
LE MYTHE DE FRANKENSTEIN mais pour Teresa, à ce moment-là, le montrer à la caméra a pris un sens spécial. […]

De nombreuses années avant de savoir que Frankenstein était un roman écrit par Mary Comment orienter l’interprétation de fillettes de six et sept ans, protagonistes absolues
Shelley, femme du célèbre poète anglais, j’avais eu l’occasion de découvrir, dans une d’un film ? En ce qui concerne cet aspect, il existe sûrement autant de méthodes et de
salle obscure, l’extraordinaire créature inventée par le docteur du même nom. Tiraillé manières de faire que de réalisateurs. Mais ce que j’ai fait dans ce cas, c’est avant tout
entre un sentiment d’attirance irrésistible et de rejet, si caractéristique de l’enfance, j’ai créer une ambiance. Dans la pièce où les filles passaient la majeure partie du temps,
été marqué à tout jamais par cette image cinématographique. C’est pourquoi, lorsque des j’ai imposé le respect d’une série de règles à l’équipe de tournage. Cet espace était
années plus tard j’ai finalement lu le livre de Mary Shelley, l’image du monstre de Fran- toujours imprégné par la lumière artificielle des projecteurs, puisque nous avions créé
kenstein façonnée par le film est entrée en conflit, a mis entre parenthèses, dans mon des chambres noires derrière toutes les fenêtres pour ne pas avoir à dépendre des va-
imagination, cette autre image si différente évoquée par la lecture du texte. Pour moi, le riations de la lumière extérieure. J’ai proposé aux techniciens que, dans ce lieu, tous
monstre de Frankenstein ne pouvait pas avoir une autre apparence que celle de l’acteur nos échanges se fassent sur le même ton que celui adopté par les fillettes dans leurs
qui l’interprétait : Boris Karloff. dialogues, en chuchotant, comme si nous étions à l’église. Nos mouvements devaient
également être discrets, comme si nous avions eu peur de déranger quelqu’un. Ce rituel
Il y a une époque, l’époque des origines, où toute expérience vécue possède un carac-
englobait aussi, comme je l’ai déjà dit, l’effet crucial de la lumière, c’est-à-dire que même
tère extraordinaire, fondateur. L’image du monstre que Mary Shelley avait imaginé était,
de jour, l’intérieur était comparable à la nuit noire. En définitive, cet espace semblait être
sans aucun doute, l’originale. Mais, dans mon cas, comme pour de nombreuses per-
situé hors de la réalité. Les fillettes le percevaient immédiatement. Même après avoir
sonnes, cette image est tout simplement arrivée après.
sautillé dans le jardin, dès qu’elles pénétraient sur le plateau au moment de tourner, elles
Malgré tout cela, il est très difficile, presque impossible, de dépouiller Boris Karloff de percevaient aussitôt l’atmosphère qui y régnait, toutes ces personnes qui se déplaçaient
son rôle d’intrus et de le remplacer par le monstre inventé par Mary Shelley. Après tout, avec une précaution particulière, qui parlaient avec des signes ou en chuchotant, comme
il s’agit d’une personne aux origines obscures et à l’apparence difforme, qui désire à tout si elles avaient peur de réveiller quelqu’un… Mais qui  ? Le fantôme, le monstre, Fran-
prix se faire accepter des autres. Si le monstre souffre, c’est parce qu’il souhaite être kenstein. Et du coup, elles aussi se transformaient immédiatement, influencées par la
comme les autres. Mais la société, qui ne se fie qu’aux apparences, le rejette. C’est de fiction avec toutes ses conséquences, adoptant les mêmes gestes, la même précaution,
là que surgit le conflit. La méchanceté de la créature du célèbre docteur est un corollaire la même peur qui semblait affecter le comportement des adultes. La conséquence de
de sa mésaventure. cette mise en scène est que le monstre guettait et rôdait toujours autour du lieu, pouvant
apparaître à tout moment. C’est pourquoi je n’ai jamais eu à demander à Ana et à Isabel
Víctor Erice, « Literatura y cine », Banda aparte nº 9-10, enero 1998, pp. 117-118
de se mettre en situation. De plus, comment demander à une fillette de six ans de « se
mettre en situation » ?
14

RÉFLEXIONS DE TEO ESCAMILLA


LE TOURNAGE DE LA SÉQUENCE AU CINÉMA
II – Le film

Teo Escamilla, second assistant opérateur sur L’esprit de la ruche


Sur le tournage, la projection du film Frankenstein fut bien réelle : les acteurs et les figu-
rants voyaient les images en direct. C’est la seule séquence tournée avec deux caméras.
Víctor est une personne très introvertie, très renfermée. Mais je me souviens qu’il nous
L’opérateur du film, Teo Escamilla, était responsable de la première caméra, la seule
disait toujours, à Luis [Cuadrado] et à moi, ce qu’il voulait exactement à l’intérieur de
insonorisée par un blimp, et qui servit à tourner les plans d’ensemble. Mais, simultané-
chaque plan. Et il le faisait avec une telle parcimonie que c’était un plaisir de l’écouter. Il
ment, les gros plans des fillettes regardant le film de James Whale furent tournés par Luis
donnait ses explications de manière très précise et il corrigeait mon cadrage en m’expli-
Cuadrado avec une seconde caméra. La veille, Luis m’avait annoncé que pour tourner
quant toujours pourquoi il fallait que je me déplace un peu plus sur ma gauche ou que je
cette séquence il apporterait une Arriflex qu’il possédait, non insonorisée. Il l’utilisa tou-
me mettre un peu plus en hauteur. Il connaissait très bien le sens de chaque composition
jours à la main, pendant que je le guidais de part et d’autre du plateau et que je le situais
et, à travers sa manière de le raconter, il te mettait dans le secret et, peu à peu, tu te
face au personnage qu’il devait cadrer, à la manière d’un tournage de documentaire.
mettais dans sa tête. Sa patience avec Ana Torrent était incroyable : il l’asseyait sur ses
C’est ainsi que Luis capta ce plan extraordinaire d’Ana Torrent au moment, crucial, où
genoux et il lui parlait pendant des heures et des heures. Il lui racontait l’histoire et la
elle découvre le monstre pour la première fois. [voir « Un plan. La découverte du cinéma :
fillette l’écoutait avec la même patience. Inutile de dire que l’équipe qui attendait à côté
capter l’instant sur un visage », p. 24].
n’en avait pas autant. Víctor recommençait inlassablement, jusqu’à trente ou quarante
Réflexions publiées dans Julio Pérez Perucha, «  El espíritu de la colmena… 31 años fois, le même plan de Teresa Gimpera avec la tête sur un oreiller ou avec les yeux
después », Generalitat Valenciana, 2006, pp. 453-465 ouverts. Ensuite, il fallait aller à la projection, à minuit, dans un cinéma du village, pour
voir tous les rushes, les uns après les autres. À un moment, cela devenait vraiment une
C’est probablement l’instant le plus essentiel, le plus important, que j’aie capté en tant que torture et il était impossible de voir la différence entre la prise sept et la prise quinze. En
réalisateur. Paradoxalement, il a été tourné avec une technique complètement documentaire. réalité, personne ne croyait vraiment en ce projet, mais finalement le résultat fut une vraie
C’est le seul plan du film tourné avec la caméra à la main. Je me souviens qu’il a été filmé leçon pour tous. D’un autre côté, le père de Luis Cuadrado était restaurateur de vitraux
par Luis Cuadrado, assis par terre face à Ana, et que je soutenais la caméra dans son dos. Il (il avait d’ailleurs restauré la cathédrale de Burgos). Et c’est lui qui fabriqua ces vitres
a capté précisément le moment où Ana découvre le film, étant donné que la projection était hexagonales en forme de ruche, avec un ton caramel. Luis et moi-même allions à son
réelle, le moment où elle voyait les images de Frankenstein, sa réaction face à la scène de atelier, nous voyions les couleurs et nous parlions beaucoup de tout cela.
rencontre entre le monstre et la fillette. C’est donc un instant unique, qui ne peut, selon moi,
Réflexions publiées dans Carlos F. Heredero, «  El lenguaje de la luz: entrevistas con
faire l’objet d’une mise en scène. Et c’est là l’aspect paradoxal et en même temps extraor-
directores de fotografía del cine español », 24º Festival de Cine de Alcalá de Henares,
dinaire du cinéma. Réfléchissons un peu à ce film, dominé dans les grandes lignes, à mon
1994, pp. 247-248
avis, par une volonté de style très préméditée. Et pourtant, le moment du film que je considère
essentiel est un moment où toute cette préméditation formelle est dépassée. Et je pense que
c’est la brèche par où le côté documentaire du cinéma fait irruption dans la fiction, dans toute
sorte de fiction. […] Encore aujourd’hui, c’est vraiment le moment du film qui m’émeut le plus
et je crois sincèrement que c’est ce que j’ai filmé de mieux dans ma carrière.

Réflexions de Víctor Erice, dans le documentaire télévisé Huellas de un espíritu (Carlos


Rodríguez, 2004)
15

RÉFLEXIONS D'ANA TORRENT

II – Le film
À l’occasion du trentième anniversaire du lancement de L’esprit de la ruche, l’actrice
Ana Torrent a livré ses impressions et souvenirs d’un tournage qui marqua sa vie et sa
carrière. Ella l’a fait à partir d’une série de photogrammes choisis par Virginia Hernández.

« Dans la vraie vie, moi, la fillette Ana, je ressemblais vraiment à la protagoniste du film. « Je me souviens parfaitement de cette scène, la photo est restée accrochée durant des
Nous partagions les mêmes peurs… le monsieur allongé, avec une arme, m’a fait un peu années chez moi. J’ai peur. Cette maison, le puits… je me souviens que j’avais dû courir
peur. Quand j’ai dû me rapprocher de lui, je ne faisais pas la maline. C’était un mystère beaucoup, nous avons fait plusieurs prises de ces scènes et nous étions épuisées. En
de plus que je ne comprenais pas. Ses yeux étaient tellement ouverts… ». regardant le fugitif, j’ai dû avoir un peu peur. J’étais petite et je croyais en Frankenstein.
Et lui c’était le monstre ! »

« J’avais une très bonne relation avec Fernando Fernán-Gómez, et plus tard je l’ai bien « Après je ne sais combien d’heures passées à pleurer et à courir nous avons pu tourner
connu. Mais c’était vraiment cette partie-là du film que je ne comprenais pas. Moi ce que cette scène. Malgré cela, je pense que mon visage reflète à quel point j’ai peur. Et tout
je voulais, c’était voir Frankenstein ! Mon père était une personne étrange. Je me sou- ça parce que j’avais rencontré l’acteur qui ferait le monstre une fois maquillé, déguisé et
viens très bien de la maison, des escaliers, des bruits lorsqu’on marchait… » qu’il me faisait très peur. Je croyais en Frankenstein et… c’était lui ! Le tournage se fit de
nuit et fut très difficile. D’après ce qu’on m’a raconté, il faisait très froid et j’étais à moitié
endormie. Mais j’ai dû prendre confiance et je n’ai jamais fait de cauchemars ».

Réflexions publiées dans Virginia Hernández, «  El espíritu de la colmena. Recuerdos


de Ana Torrent », El Mundo, 24 de enero de 2004
16 III – ANALYSE

CHAPITRAGE DU FILM
III – Analyse

1 – Générique sur des dessins d’enfants. 2 – « Un lieu du plateau castillan vers 1940… ». 3 – Les enfants et les adultes se préparent 4 – Fernando, apiculteur, retire les panneaux
« Il était une fois… ». (0min 30 à 1min 57) Arrivée du cinéma ambulant à Hoyuelos, pendant que les projectionnistes chargent le des ruches. (6min 55 à 8min 07)
acclamé par les enfants. La femme annonce la projecteur 35mm. Début de la projection ;
projection de Frankenstein. (1min 57 à 4min 18) les visages d’Ana et d’Isabel apparaissent parmi
les spectateurs impatients. (4min 18 à 6min 55)

5 – Teresa lit la lettre qu’elle écrit : sur la famille, 6 – Teresa va à la gare à vélo. Le train où elle 7 – Fernando laisse les ruches. Il passe devant la 8 – Ana et Isabel assistent, fascinées, à la
les absences, le manque de nouvelles… déposera sa lettre arrive. Échange de regards salle de projection avant d’arriver chez lui. Le son rencontre entre Mary et le monstre. Teresa
(8min 07 à 9min 17) avec un soldat. (9min 17 à 11min 29) du film entre par le balcon de son bureau. (11min passe devant la salle de projection à vélo. Le film
29 à 17min 22) [voir « Un photogramme. Sur le continue : le père de Mary porte la fillette dans
balcon : composer une humeur », p. 23] ses bras. « Pourquoi il l’a tuée ? » demande Ana
à Isabel. (17min 22 à 20min 57) [voir « Un plan.
La découverte du cinéma : capter l’instant sur
un visage », p. 24]
17

III – Analyse
9 – Ana et Isabel rentrent chez elles en courant. 10 – Dans leurs lits jumeaux, Ana allume une 11 – Fernando dans le bureau : il se prépare un 12 – Teresa se réveille mais elle reste au lit,
La nuit tombe. (20min 57 à 21min 56) bougie et demande à Isabel de lui raconter le café, écoute l’émetteur de morse, écrit, va voir les yeux fermés. Fernando entre et rôde dans
film. Isabel lui dit qu’elle peut faire apparaître ses filles. Le matin il dort sur la table. la chambre. (28min 55 à31min 00)
l’esprit en disant « Je suis Ana ». (24min 29 à 28min 55)
(21min 56 à 24min 29)

13 – Arrivée à l’école. Leçon de science sur le 14 – Ana et Isabel aperçoivent une maisonnette 15 – Ana retourne seule à la maisonnette. Elle 16 – Dans la chambre, Ana et Isabel jouent aux
corps de Don José. Ana y met les yeux : « Don avec un puits au milieu des champs et vont explore le puits, l’intérieur vide et trouve une ombres chinoises tout en parlant de la visite
José peut voir maintenant », dit la maîtresse. l’explorer. On entend la mélodie de Vamos a grande empreinte dans les ornières du chemin. d’Ana à la maisonnette. La présence du père leur
(31min 00 à 35min 17) contar mentiras. (35min 17 à37min 21) (37min 21 à 40min 32) fait éteindre la lumière. (40min 32 à 41min 18)
[voir « Une séquence. La maisonnette : explo-
rer le monde, construire le temps », pp. 25-26]

17 – Dans le petit bois, le père explique à Isabel 18 – Fernando part dans un chariot au lever du 19 – Ana et Isabel attendent que le train passe. 20 – Lecture d’un poème de Rosalía de Castro
et à Ana comment reconnaître les champignons jour. Les fillettes jouent dans leurs lits jusqu’à Ana a du mal à s’éloigner des rails. Le train, avec en classe. (49min 58 à 50min 36)
et les prévient des dangers liés aux champignons ce qu’elles se fassent gronder par Milagros. son bruit agressif, passe juste à côté d’elles.
vénéneux. Il en écrase un. (41min 18 à 45min 12 Elles jouent à se raser. Ana pose des questions (48min 36 à 49min 58)
à Teresa pendant que cette dernière la coiffe.
(45min 12 à 48min 36)
18
III – Analyse

21 – Ana joue à côté du puits. Isabel l’observe 22 – Teresa joue quelques notes de García 23 – Teresa s’éloigne à vélo. Dans la mai- 24 – Dans le bureau, Ana tape à la machine
cachée derrière un mur. (50min 36 à 51min 21) Lorca au piano. Ana regarde un album de son, Ana observe les abeilles. Isabel, dans la quand elle entend un cri d’Isabel. Elle la trouve
famille : des photos des parents, enfants et chambre, serre le cou du chat qui la griffe. Elle par terre, en train de faire la morte. Elle cherche
jeunes (Fernando à côté d’Unamuno et Ortega colore ses lèvres avec le sang. Milagros, en vain. Lorsqu’elle revient, Isabel lui
y Gasset)1. Photo de Teresa dédiée à son (53min 09 à 57min 08) fait peur avec les gants d’apiculteur du père.
« cher misanthrope ». (51min 21 à 53min 09) Isabel rit. (57min 08 à 01h 04min 36)
[voir « Images-rebonds », pp. 27-28]

25 – Isabel et les autres enfants jouent à sauter 26 – Pendant qu’Isabel dort, Ana s’habille et sort 27 – Travelling sur les voies du train. Un homme 28 – Le matin, Ana arrive dans la chambre et
au-dessus du feu de joie. Ana les observe dehors, entre les ombres des arbres. Elle regarde vêtu d’une veste militaire saute du train et part ignore les questions d’Isabel.
d’abord depuis la maison, puis assise sur les la lune briller entre les nuages. (01h 06min 25 à vers la maisonnette du puits. (01h 09min 17 a 01h 10min 39)
ruches vides. Teresa parcourt le village à la tom- 01h 08min 14 (01h 08min 14 à 01h 09min 17)
bée de la nuit. Ana reste face au feu et Milagros
la fait rentrer dans la maison. (01h 04min 36 à
01h 06min 25)

29 – Ana découvre le fugitif dans la maisonnette. 30 – Fernando rend visite aux autorités. Ils vont 31 – Petit-déjeuner en silence des quatre 32 – Ana court à la maisonnette, où elle découvre
Elle lui offre une pomme, puis elle revient avec vers la salle de projection où gît le corps du fugi- personnages dans la maison. Fernando regarde les restes de sang. Fernando l’observe depuis
d’autres aliments et des vêtements de Fernando. tif. Ils lui restituent sa montre, ses chaussures et la montre et la fait sonner. Long échange de le seuil. Elle s’éloigne, ignorant l’appel du père.
Il trouve la montre musicale et la fait disparaître son manteau. (01h 14min 17 à 01h 16min 49) regards entre Ana et le père. (01h 18min 49 à 01h 21min 32)
par un tour de magie. Ana sourit. À la tombée de (01h 16min 49 à 01h 18min 49)
la nuit, éclairs des mitraillettes dans la maison-
nette. (01h 10min 39 à 01h 14min 17)
19

III – Analyse
33 – Teresa et Isabel appellent Ana depuis la 34 – La nuit, recherche d’Ana avec des lanternes 35 – Ana seule dans le bois. Elle observe un 36 – Teresa relit une lettre avant de la jeter dans
terrasse de leur maison et la colline face à la et un chien. (01h 22min 08 à 01h 22min 28) champignon vénéneux et le touche. le feu. (01h 23min 09 à 01h 24min 31)
maisonnette. (01h 21min 32 à 01h 22min 08) (01h 22min 28 à 01h 23min 09)

40 – Isabel entre dans la chambre où son matelas


37 – Ana se rapproche de la rivière. Dans 38 – À l’aube, la battue continue et le chien de 39 – Le médecin tranquillise Teresa et lui a disparu. Elle ouvre les rideaux et regarde Ana.
l’eau, elle regarde le reflet de son visage qui se Fernando trouve le corps d’Ana derrière un mur explique qu’Ana est sous l’effet d’une vision (01h 30min 22 à 01h 32min 10)
transforme en celui de Frankenstein. Lorsque en ruine. Le père la prend dans ses bras. qu’elle oubliera petit à petit. (01h 28min 22 à 01h
le monstre s’agenouille près d’elle et lui touche (01h 27min 13 à 01h 28min 22) 30min 22)
l’épaule, Ana ferme les yeux.
(01h 24min 31 à 01h 27min 13)

1  La référence dans une même séquence à


García Lorca (poète), à Miguel de Unamuno
(romancier et penseur) et à José Ortega y Gasset
(philosophe) est significative. Tous les trois furent
des acteurs notables du mouvement intellectuel
progressiste espagnol. Le premier fut assassiné
par l’armée franquiste  ;  le deuxième (mort en
décembre 1936, cinq mois après le début de la
guerre civile) fut destitué de son poste de recteur
de l’université de Salamanque en octobre 1936
sur ordre de Franco ; le troisième fonda en 1931
l’« Agrupación al Servicio de la República » avec
41 – Nuit. Les vitres jaunes du bureau de 42 – Ana boit de l’eau au lit. Elle se lève et se 43 – Générique de fin. (01h 36min 33 à 01h d’autres intellectuels et est élu député, pour la
Fernando s’illuminent. Sa silhouette va et vient, dirige vers la porte du balcon, baignée par la 38min 06) province de León, à l’Assemblée constituante de
pendant qu’il note ses observations. Isabel ne lumière bleue. Les chiens hurlent. Elle sort la toute récente Seconde République ; il s’exile
peut pas dormir. La lumière bleutée envahit la dehors. « Si tu es son amie tu peux lui parler durant la guerre et ne revient en Espagne qu’en
chambre. Teresa couvre Fernando, endormi, et quand tu veux. Je suis Ana. Je suis Ana. » Ana 1945, bien qu’il lui soit impossible de récupérer
éteint la lampe. (01h 32min 10 à 01h 34min 27) ferme les yeux. On entend le train. son poste de professeur de métaphysique à
(01h 34min 27 à 01h 36min 33) l’université.
20

QUESTIONS DE CINÉMA
III – Analyse

MONTRER CE QUI EST CACHÉ.


À PROPOS DES VISAGES, DES SILENCES, DES ELLIPSES
Le film crée un monde lyrique fait de sensations et d’humeurs en relation avec le réveil du
regard d’Ana sur le monde des adultes : ses parents, qui vivent renfermés, communiquant à
peine ; le fugitif qu’elle trouve dans la maisonnette… Tout en accompagnant le point de vue
d’Ana, sa sensibilisation au monde et aux sentiments familiers, Erice filme une expérience
d’initiation, faite d’émerveillements et d’incertitudes (le premier film, la première fois qu’Ana
voit la maisonnette et le puits, les questionnements sur la mort, son escapade de nuit…).

Tout cela est vu et ressenti grâce aux sensations tracées par le monde (la lumière, la couleur,
les sons, les paysages) sur les corps, en omettant ou en esquissant partiellement de nombreux
aspects narratifs, le contexte historique et politique, l’histoire en elle-même ou les personnages.
Étant donné qu’il s’agit de l’histoire d’Ana, de son point de vue, Erice est parvenu à ce que le
film partage sa sensibilité et son intuition sur les évènements, sans pour autant nous donner des RENCONTRES ET SILENCES
informations qu’elle ignore : ainsi, il n’est jamais question de la dictature ni de la guerre civile, mais
Si face à la séquence du monstre et de la fillette au bord du lac, Ana vit la première de ses
nous sentons son poids traumatique sur les expériences des adultes en observant leurs humeurs.
nombreuses rencontres (avant celles de la maisonnette et du puits, de l’apprentissage
Nous nous trouvons face à un cinéma de nature lyrique, où les images montrent les émotions des champignons, du fugitif), nous sentons que Fernando et Teresa sont renfermés sur
des personnages, tout en cachant ou en ébauchant partiellement de nombreux détails nar- eux-mêmes, dans leur monde intime. Ils ne dialoguent pas entre eux et semblent vivre
ratifs. De cette manière, le spectateur possède une grande marge d’interprétation du monde dans un exil intérieur, un silence émotionnel produit par la guerre. Là, dans « ce coin où
intérieur d’Ana, d’Isabel, de Fernando et de Teresa. C’est pourquoi les visages sont autant Fernando, les filles et moi essayons de survivre », comme l’écrit Teresa dans une lettre,
filmés, car ils débordent de désirs, de beauté, de curiosité, de solitude ou de tristesse, mais la maison représente un espace d’isolement, protégé de l’extérieur par les fenêtres fer-
également de mystères ou de secrets, d’histoires inexplicables… mées, de lumière et de couleur ambre : « Les nouvelles que nous recevons de l’extérieur
sont si rares et si confuses », écrit-elle dans la même lettre.
VISAGES
Cette sensation d’isolement est également suggérée par les scènes extérieures : Hoyuelos
Le thème profond du film est façonné et raconté par les émotions filmées grâce à la est un petit village délimité par la ligne d’horizon, entouré de champs à perte de vue (comme
lumière, à la couleur et aux sons à travers leur passage et leurs effets sur les visages. dans le cas de la maisonnette), et de chemins déserts, comme celui en terre qui serpente
Erice parvient à fusionner et à harmoniser tous les éléments du cinéma pour construire à côté de la maison ou la route goudronnée que Teresa emprunte à vélo. Pour suivre cette
le film comme un ensemble de couches (certaines visibles, d’autres cachées), qui voilent même idée, le train joue un rôle privilégié grâce à la connexion qu’il établit avec le monde
et dévoilent les sentiments d’Ana et d’Isabel, et de leurs parents, Fernando et Teresa. extérieur : Ana et Isabel jouent dangereusement sur les voies en l’attendant, là même où,
plus tard, nous verrons sauter le fugitif ; Teresa va poster une lettre à la gare et observe les
Nous voyons parfois ces émotions poindre dans les yeux si éveillés d’Ana [voir « Un plan.
voyageurs à travers les fenêtres ; le film s’achève sur le visage d’Ana et le bruit du train…
La découverte du cinéma : capter l’instant sur un visage », p. 24] ; à d’autres occasions,
nous sentons, surtout en présence des parents, qu’il s’agit de sentiments intimes qui restent Cependant, si pour les adultes ce lieu est un village isolé et de petite taille, ses paysages
opaques et ne se montrent ni face aux autres personnages, ni face à la caméra. Sous l’his- si vides et étendus contrastent tout autrement avec le petit corps d’Ana. En raison de
toire de chacun d’entre eux se trouve un contexte historique et politique sous-jacent, réduit l’échelle utilisée pour les plans d’ensemble, les lieux lui paraissent immenses : c’est un
au silence et réprimé, tout comme le sont les émotions face à l’impossibilité de dialoguer. monde énorme, plein de mystères où partir à l’aventure.

Le film s’ouvre sur le projectionniste, la femme qui présente le film et les spectateurs du vil-
lage : des plans de visages empreints d’un caractère documentaire. C’est à partir de là que
la fiction naîtra, lorsque nous découvrons les visages des deux fillettes protagonistes (émues
face à Frankenstein) et, en parallèle, le père (enfermé dans sa tenue d’apiculteur) et la mère
(mélancolique, qui écrit et envoie une lettre). Le film sera l’histoire de leurs visages, de leurs
expériences et de ce que nous pouvons deviner de leurs sentiments et de leurs humeurs.
21

ELLIPSE

III – Analyse
Dans la maison, Fernando passe de longues heures dans son bureau, la nuit, à écrire Nombre des évènements qui ont lieu dans le film sont enfouis, voilés et suggérés sous
sur la ruche et les abeilles ou à réfléchir, jusqu’au lever du jour ; le matin, nous voyons les images ou parmi elles, grâce à un procédé d’ellipse [voir «  Une séquence. La mai-
Teresa réveillée dans son lit, sa tête inclinée sur l’oreiller, pendant que Fernando entre sonnette  : explorer le monde, construire le temps  », pp. 25-26]. S’intéressant à l’expé-
dans la chambre (nous l’entendons et nous voyons son ombre sur le visage de sa femme) rience d’initiation au monde des adultes du point de vue d’Ana, une grande partie de
et se couche. Mais Teresa reste immobile, silencieuse, elle ne se tourne pas vers lui et l’histoire se trouve par conséquent dans le domaine de l’incertitude et du mystère, hors
ne dit pas un mot, elle pense intérieurement. Et bien que l’on perçoive l’affection qu’ils champ : nous ne voyons qu’une partie tronquée, fragmentaire, des évènements. Le film,
éprouvent l’un pour l’autre à travers des petits gestes (Teresa qui lance depuis le balcon par exemple, ne nous donne que de minces détails sur le contexte historique, politique et
son chapeau à un Fernando distrait qui l’avait oublié, ou lorsqu’elle le couvre en voyant narratif (l’enveloppe de la lettre nous permet de savoir que Teresa écrit à une personne
qu’il s’est endormi dans son bureau), ils ne sont presque jamais réunis dans le même de la Croix-Rouge de Nice, probablement un exilé) ou de vagues informations (derrière
plan. Quant à Ana, elle arrête progressivement de poser des questions à sa sœur Isabel les silences, on sent la présence sous-jacente des absences, de la guerre, de la dicta-
pour, dans seconde partie du film, plonger à son tour dans le silence, dans la curiosité de ture, à peine évoquées dans les photos de l’album de famille ou dans la lettre). Mais, à
son monde intime, ouvert au rêve et à l’imaginaire, à la fuite de la réalité. qui Teresa écrit-elle et envoie-t-elle des lettres ? Qu’est-ce qui la sépare de Fernando et
les rend si introspectifs ? Qu’est-ce qui leur est arrivé, précédemment, durant la guerre
C’est pour cela que la communication entre les personnages finit par passer par les re-
civile ? Qui est l’homme qui se réfugie dans la maisonnette ? Ce sont des faits qu’Erice ne
gards et les silences, plutôt que par les mots : observez par exemple la scène du petit-dé-
souhaite pas expliquer, peut-être parce que l’expérience que nous partageons est celle
jeuner en famille. Elle se déroule en silence et les quatre personnages sont filmés séparé-
d’Ana et qu’elle non plus ne connaît pas tous ces détails. L’important est la sensibilité
ment. Ce sont les regards qu’ils s’échangent qui nous permettent de comprendre ce qu’ils
de ce monde, la manière dont la fillette le comprend instinctivement, profondément et
se disent. En effet, le père, en sortant sa montre, essaye en quelque sorte d’interroger ses
émotionnellement : tout ce que son visage ressent, contient, connaît, désire, recherche…
filles pour découvrir laquelle des deux s’est retrouvée dans la maisonnette avec le fugitif.
Erice explore ainsi, d’une très belle manière, la façon dont les images montrent et dissi-
mulent en même temps : il filme la mort du fugitif lors d’un seul plan d’ensemble de la mai-
sonnette, de nuit, où les tirs scintillent. Nous verrons ensuite son cadavre face à l’écran
du cinéma (de son corps, nous ne voyons d’ailleurs qu’un pied nu). De la même manière,
dans la scène du petit-déjeuner mentionnée précédemment, exempte de dialogues, Fer-
nando découvre qu’Ana s’est rendue dans la maisonnette lorsqu’il fait sonner la montre
et que la fillette réagit en le regardant fixement, préoccupée certainement par le sort de
l’homme. Nous comprenons et nous voyons tout cela, sans qu’il y ait besoin de mots.
Mais, en réalité, que ressent Ana à ce moment-là ? Comment décrire ce regard ? Quelle
est son émotion ? Nous pouvons voir l’apparence d’un visage, mais que se passe-t-il der-
rière ? Sur cette opacité, sur ce mystère propre au cinéma, les émotions sont comme des
voiles, ou des tons lyriques que nous pouvons interpréter comme une musique, depuis
l’expérience de chaque spectateur.
22
III – Analyse

IMAGES LYRIQUES ET PICTURALES VOIR ET NE PAS VOIR, SAVOIR ET IGNORER : LE CINÉMA

Pour filmer cette sensibilisation du monde à travers le corps d’Ana, les images sont com- Tous ces éléments produisent une tension poétique entre ce que nous voyons et ce que
posées avec une intention plus lyrique et picturale [voir «  Enjeux cinématographiques nous ne voyons pas, entre ce que nous savons et ce que nous ignorons. Et puisque les
autour d’un photogramme » et « Dialogues avec les autres arts », p. 5 et pp. 32-32] que images construisent autant de couches sur les visages, le film finit par s’ouvrir à l’imagi-
narrative : elles créent des rythmes et des sensations du monde (le vent sur le plateau, naire et à l’onirisme, lorsque des ombres se projettent sur Ana la nuit et que sa rencontre
le frôlement de la lumière jaunâtre, le reflet rouge d’un feu de joie, la nuit bleue et froide, imaginaire avec le monstre se produit. Ainsi, du registre documentaire à celui de l’imagi-
les ombres des nuages, celles projetées par des mains sur un mur) qui traduisent l’éphé- naire, Erice traverse toutes les formes et les pouvoirs du cinéma (de la réalité au rêve) et
mère, le passage du temps. Le film s’apparente à un souvenir, à une évocation intense les matérialise sur le visage d’Ana, comme un paysage émotionnel.
de ces jours de l’enfance où a lieu la première initiation au monde des adultes, alors que
tous les sens sont en alerte face à tant de découvertes, exposés à un monde qui semble
immense de par sa taille, de par son horizon…
23

UN PHOTOGRAMME.
SUR LE BALCON : COMPOSER UNE HUMEUR

III – Analyse
[Séq. 7 – TC: 11min 29 à 17min 22]

La scène dont est tiré ce photogramme apparaît quinze minutes après le début du film [Séq.
7]. Fernando, père d’Ana et d’Isabel, rentre chez lui après sa journée de travail (nous avons
vu auparavant qu’il était apiculteur). Il s’assied dans le fauteuil de son bureau pour lire un
magazine, mais les sons lointains du film Frankenstein (à la projection duquel assistent ses
filles) éveillent sa curiosité. Il se lève donc et ouvre la porte du balcon pour sortir.

Le plan dure à peine plus d’une minute et est marqué par une certaine lenteur qui reflète le
temps de repos et de tranquillité après une journée de travail passée à l’extérieur de la maison.

Le plan peut être découpé en trois moments. Dans la première partie, en plan fixe, Fer-
nando se rapproche de la porte et l’ouvre : soudain, d’autres sons nous parviennent de
l’extérieur, le chant des oiseaux. Ensuite, à partir de la silhouette immobile sur le balcon,
un travelling se rapproche lentement d’elle alors que le son de la projection s’intensifie.
Au moment où nous entendons la phrase « réveillez-vous et voyez la réalité », la caméra
s’arrête et le plan se fige avec l’image de la silhouette de Fernando derrière le vitrage
hexagonal, formant le troisième moment.

Dans ce photogramme, Víctor Erice utilise les éléments cinématographiques pour composer
une humeur introspective. La caméra nous rapproche du corps contemplatif de Fernando,
de son point de vue émotionnel. C’est ainsi que l’image devient plus subjective à mesure
que le plan avance : elle devient plus sensible ou elle s’identifie au sentiment et à l’expé- De la même manière, les sons intérieurs de la maison et ceux provenant de l’extérieur (les
rience intérieure de Fernando, qui cristallise dans la dernière partie (avec le personnage de oiseaux) contrastent avec les voix (issues de la fiction) du film, créant ainsi une double
dos, immobile) dans un moment de solitude, de silence, de réflexion et de contemplation. couche sonore. Il s’agit là d’une belle idée : le monde du cinéma, de la fiction, envahit
ou survole, grâce aux sons (comme s’il s’agissait d’un rêve, d’une sensation éthérée ou
Le cadrage divise l’image en deux verticalement : à droite se trouve Fernando, une ombre
insaisissable), l’espace de ce village et de cette maison, de la réalité de l’après-guerre :
aperçue à travers la surface ocre du vitrage translucide ; à gauche apparaissent quelques
le cinéma projette un monde imaginaire, il incarne une fuite pour échapper à la réalité.
maisons du village d’où proviennent les sons de la projection. Ici aussi, Fernando est
spectateur, non pas du film (qui se trouve hors champ), mais de cet instant. Erice filme Dans le fragment de film que nous pouvons entendre, le docteur Frankenstein prononce les
ces types de moments où nous voyons les choses à distance, où nous nous trouvons phrases suivantes : « Vous n’avez jamais cherché à voir au-delà des étoiles ou à découvrir
face à la réalité, comme un paysage. ce qui fait pousser les arbres et changer les ombres ? Mais lorsque l’on parle ainsi on est
traité de fou. Mais si je pouvais découvrir certaines de ces questions. Ce qu’est l’éternité par
L’image contient toute la tension existante entre le monde privé (intérieur, intime) et l’ex-
exemple. Ça ne me dérangerait absolument pas qu’ils disent que je suis fou ».
térieur, l’un des grands thèmes du film. Cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur,
entre le personnage et le monde, passe également par la lumière, la couleur et le son, Avant et après cette scène, nous voyons Frankenstein à travers les yeux des fillettes et
qui permettent de composer le personnage réservé et silencieux de Fernando, enfermé des habitants du village. Cette image nous donne à voir un point de vue différent à travers
dans son monde intérieur, sauf lorsqu’il est avec ses filles. la projection sonore, une perception indirecte de cette expérience, qui traduit la distance,
la séparation, la sensation de solitude caractéristique du personnage de Fernando. Bien
La lumière et la couleur nous indiquent qu’il s’agit de la fin de l’après-midi. L’obscurité
que nous ne voyions presque rien (ni la projection du film, ni le visage de Fernando), nous
intérieure du bureau et la chaleur jaune du vitrage contrastent avec le ciel froid de la soi-
voyons beaucoup intérieurement. L’image de l’acteur n’est qu’une ombre, une silhouette,
rée derrière le village à l’extérieur. Dans une scène précédente, nous avons vu le visage
mais nous sentons pourtant, sans avoir besoin de mots, une expression émotionnelle
de Fernando «  enfermé  » derrière le maillage de sa tenue d’apiculteur, sous la même
transmise par son corps.
couleur jaune de la ruche. Cette rime visuelle entre la ruche et la maison révèle l’espace
intérieur, fermé et tranquille de la maison, en opposition à la réalité extérieure.
24

UN PLAN.
LA DÉCOUVERTE DU CINÉMA : CAPTER L’INSTANT SUR UN VISAGE
[Séq. 8 – TC: 17min 22 à 20min 57]
III – Analyse

L’esprit de la ruche débute avec l’arrivée d’un cinéma ambulant au village d’Hoyuelos, où
la projection de Frankenstein sera vécue comme un évènement extraordinaire. Erice crée
deux grands blocs pour la projection : le début, avec le prologue du film, où il montre les
habitants du village formant le groupe de spectateurs [Séq. 3], puis la scène du monstre
et de la fillette au bord du lac et le moment où le père porte le cadavre de la fillette dans
ses bras [Séq. 8]. C’est dans ce deuxième bloc qu’Erice nous présente les deux fillettes
protagonistes, Ana et Isabel, à travers leurs visages.

« C’est probablement l’instant le plus essentiel, le plus important, que j’aie capté en tant que réalisa-
teur. Paradoxalement, il a été tourné avec une technique complètement documentaire. C’est le seul
plan du film tourné avec la caméra à la main. […] Je pense que c’est la brèche par où le côté docu-
mentaire du cinéma fait irruption dans la fiction, dans toute sorte de fiction. […] Encore aujourd’hui,
c’est vraiment le moment du film qui m’émeut le plus et je crois sincèrement que c’est ce que j’ai filmé
de mieux dans ma carrière ».1

Ce plan nous permet de comprendre que l’expérience du cinéma et de la vie sont insé-
parables : le cinéma est une émotion vécue par les spectateurs, une rencontre. Ana (la
fillette actrice Ana Torrent et en même temps le personnage d’Ana) vit ici une expérience
Les séquences de la projection sont ponctuées de scènes montrant la vie qui se déroule réelle et de transformation, de découverte et d’ouverture à l’inconnu et à l’incompréhen-
au même moment, avec le père et la mère d’Ana et d’Isabel filmés séparément : Fernan- sible (pourquoi il l’a tuée ? demandera-t-elle à sœur ensuite).
do exerçant son métier d’apiculteur, puis chez lui [voir « Un photogramme. Sur le balcon :
Avec ce plan, Erice a filmé une émotion réelle, pas jouée par un personnage pour le film, mais
composer une humeur », p. 23] ; Teresa qui écrit une lettre, part la poster à la gare à vélo,
belle et bien vécue par Ana. C’est l’émotion d’une première fois, de la découverte de cette autre
puis passe devant la salle de cinéma.
réalité que crée le cinéma : dans ce village isolé de l’après-guerre, le cinéma venu de l’extérieur
Le premier bloc contient plusieurs plans successifs des habitants du village lors de la ouvre un espace qui permettra aux petites filles de rêver et d’imaginer, mais également de se
projection, dont Ana et Isabel. Dans le deuxième bloc, Erice montre à nouveau les deux sensibiliser aux mystères de la vie et de la mort et de s’interroger sur leur signification.
sœurs ensemble et le film en contrechamp (la fillette avec le petit chat). Lorsque le
Il s’agit d’un moment unique au cinéma, où le film révèle sa protagoniste à travers son émo-
monstre apparaît à travers les feuillages, on voit à nouveau Ana, légèrement floue, et
tion et son vécu réel, inscrits sur son visage. À partir de cet instant-là, les émotions du film
d’autres fillettes à ses côtés. Le gros plan du monstre est suivi d’un premier plan d’Isabel.
se projetteront sur le visage silencieux et observateur d’Ana. L’idée d’Erice est très belle : le
Et lorsque la fillette offre une fleur au monstre, Erice filme Ana en plan rapproché, les
cinéma peut être vu sur l’écran du visage du spectateur, le visage est un paysage émotionnel.
yeux grands ouverts et levant légèrement la tête. Suite au gros plan des mains et de la
fleur, le même plan d’Ana revient, empreint d’une émotion plus intense : la fillette dirige Dans ce plan, la caméra parvient à trouver et à attraper la vérité et la beauté de cet ins-
son regard vers le haut, lève à nouveau légèrement la tête et ouvre la bouche. C’est ce tant initial, et à le retenir dans sa fugacité. À partir de ce moment, le visage d’Ana, intrigué
plan auquel nous allons nous intéresser. par le mystère, cherchera à voir pour comprendre. Les découvertes et les incompréhen-
sions, et l’expérience de la vie dans l’enfance deviennent les questions essentielles du
Erice parvient à filmer un plan merveilleux sur la profonde émotion créée par la rencontre
film : le monde perçu par les enfants, avec son côté énigmatique et imaginaire.
avec le cinéma. Et cette émotion est également présente dans le plan en lui-même, dans
la manière dont le cinéaste est parvenu à capter cet instant avec la caméra. C’est ainsi
qu’Erice y faisait allusion : 1  Victor Erice, dans le documentaire télévisé Huellas de un espíritu (Carlos Rodríguez, 2004) [voir :
Réflexions de Víctor Erice. Le tournage de la séquence au cinéma » p. 14]
25

UNE SÉQUENCE.
LA MAISONNETTE : EXPLORER LE MONDE, CONSTRUIRE LE TEMPS
[Séq. 14 – TC: 35min 17 à 37min 21]

III – Analyse
La première scène de la visite à la maisonnette à côté du puits est une aventure, un jeu, Dans cette seconde partie de la scène, Erice privilégie le point de vue d’Ana par rapport
une exploration, mais il s’agit également de la première découverte d’Ana du monde à sa sœur  : c’est elle, la plus jeune, qui attend qu’Isabel aille jusqu’au puits [5], avant
adulte. La version instrumentale de la chanson enfantine Vamos a contar mentiras (Ra- d’aller jeter un œil à l’intérieur de la maisonnette. Nous voyons les faits et gestes d’Isabel
contons des mensonges) baigne le plan qui ouvre la séquence d’un ton ludique  : les à travers les yeux d’Ana : Erice filme et monte les plans de son visage et le contrechamp
fillettes face à un paysage du plateau castillan avec une maisonnette à l’horizon [1]. de son regard [6, 7]. Sur les 26  plans qui composent l’ensemble de la scène, 11 nous
montrent le visage d’Ana qui observe. Ce qu’elle voit est aussi important que les effets
produits sur son visage par les images (la maisonnette, le puits, l’empreinte…).

C’est une très belle composition des fillettes en relation avec le temps et l’espace. Elles 5 6 7
courent vers la maisonnette et Erice réalise trois fondus enchaînés pour suivre leur mou-
vement et la fluidité du passage du temps, avec le défilé des nuages et les variations de Après que les fillettes sont sorties en courant, un fondu au noir introduit le troisième bloc
lumière (cette construction du passage du temps et de la lumière avec des fondus en- de la scène  : le même cadrage apparaît et la même musique revient (avec un tempo
chaînés sera reprise dans d’autres scènes du film) [2, 3, 4]. Pour ce qui est de l’espace, plus lent), mais cette fois Ana revient seule et s’approche, décidée, du puits. Cet effet de
le cadrage donne à voir l’un des grands thèmes du film grâce à l’échelle choisie pour le rime ou d’écho, où un même espace revient avec une nuance temporelle, est très carac-
plan d’ensemble : la découverte par la petite Ana de l’immensité du monde (l’étendue si téristique du film  : à travers ce montage, le spectateur relie les moments temporels et
vide du champ et de l’horizon), et sa transition vitale de la contemplation (comme lors de observe le processus de changement, d’apprentissage ou de maturité d’Ana, qui chemine
la projection de Frankenstein) vers son implication active dans de nouveaux espaces qui vers une meilleure connaissance du monde qui l’entoure. Sans besoin de dialogues, le
lui semblent mystérieux, telle cette maisonnette avec le puits. film montre une transformation psychologique chez Ana : son courage et sa curiosité qui
l’amènent à explorer, seule, ce lieu qui auparavant, après que sa sœur lui avait parlé de
« l’esprit » qui y vit, l’impressionnait tellement qu’elle en était restée en retrait. De cette
manière, grâce à la comparaison visuelle et sonore entre les plans, Erice fait une ellipse
très belle des scènes qui se seraient déroulées entre ces deux instants (et durant les-
quelles Ana aurait décidé de retourner seule à la maisonnette) [8, 9, 10].

2 3 4

Dans le plan où les fillettes se retrouvent devant la maisonnette, le bruit du vent remplace la
musique et intensifie l’inquiétude et la sensation de mystère que le lieu évoque à Ana. Nous
n’entendons pas les dialogues entre les deux sœurs (que nous voyons au loin), seulement
le chuchotement d’Ana : « Isabel, Isabel ». Que dit ensuite Isabel à Ana une fois à l’intérieur
8 9 10
de la maisonnette avant qu’elles ne sortent toutes deux en courant ? Dans une scène précé-
dente située dans la chambre, nous avons vu qu’Isabel a raconté à sa sœur que le monstre
était bien vivant car elle l’avait vu dans un lieu qu’elle connaissait et qu’il était un « esprit ».
Mais ici, comme dans tant d’autres scènes de L’esprit de la ruche, ce qu’elle lui dit nous est
caché, élidé, suggéré pour que le spectateur l’imagine ou le complète.
26

À partir de là, le regard d’Ana compose à lui seul la totalité de l’expérience de la scène, Elle se rapproche ensuite du seuil de la maisonnette et elle la parcoure des yeux (à travers
III – Analyse

comme une avancée progressive de sa curiosité et de son incertitude  : elle observera un plan panoramique) jusqu’à la zone qui reste dans l’ombre [18, 19, 20] ; en sortant, elle
quatre espaces vides (le puits [11], l’intérieur de la maisonnette [12], l’empreinte [13], s’attarde sur l’empreinte (suite à deux plans de l’empreinte vide, un troisième nous montre
le paysage [14]). Dans ce vide, s’ouvre l’espace de la spéculation, de la fiction ou des le lent mouvement du pied d’Ana se situant sur l’empreinte) [21, 22, 23] ; et à ce moment-
récits : quelle histoire peut unir l’empreinte de la chaussure au puits, la maisonnette à ce là son regard répond ou unit cette empreinte au lieu, tout en observant le paysage (elle
champ ? C’est l’espace de l’imagination, du conte (activé auparavant par la découverte retire tout d’abord le pied de l’empreinte avant de suivre des yeux la ligne d’horizon).
du cinéma), mais également celui des traces du réel : l’empreinte d’une chaussure bien
plus grande que le pied d’Ana, qui évoque peut-être la taille et la présence du monstre,
un géant pour la fillette, mais qui, pour le spectateur, indique qu’un adulte a pénétré dans
la maisonnette peu de temps avant. Ce jeu qui fait que les éléments absents peuvent
être présents est l’une des idées poétiques les plus belles du film sur l’ambiguïté et la
subjectivité du point de vue.

18 19 20

11 12

21 22 23

L’empreinte est très grande pour elle, mais c’est aussi le cas du paysage, du monde.
Qu’est-ce qui se cache au-delà de ce que nous voyons  ? Quels secrets ou histoires
renferment cette empreinte, cette maisonnette, ce champ et ces horizons ? Nous nous
trouvons précisément dans le contrechamp du cadre du paysage qui ouvrait la scène de
13 14 ce plan : la fillette a fini par tenir le rôle principal d’une expérience.

La scène dure près de cinq minutes et son rythme soutenu répond à la découverte prudente, à
tâtons, de ce nouveau lieu par la fillette. C’est pourquoi il est si important que les plans où Ana
observe reviennent, en insistant sur ce qu’elle voit et en l’intensifiant, car chaque regard est un
pas en avant : elle voit tout d’abord le puits et elle attend la réponse de l’écho [15] ; puis elle y
tire une pierre (que nous entendons avec une grande intensité, pour nous sensibiliser encore
plus au point de vue d’Ana face à chaque détail matériel de cet espace) [16, 17].

15 16 17
IV – CORRESPONDANCES 27

IV – CORRESPONDANCES
IMAGES–REBONDS

La leçon de musique, Le géographe, La femme à la balance,


Johannes Vermeer (vers.1660) Johannes Vermeer (vers. 1668-1669) Johannes Vermeer (vers. 1662-1664)

L’esprit de la ruche (1973)


28
IV – CORRESPONDANCES

Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, Portes ouvertes, Intérieur avec une vue de une galerie,
Vilhelm Hammershøi (1901) Vilhelm Hammershøi (1905) Vilhelm Hammershøi (1903)

L’esprit de la ruche (1973) L’esprit de la ruche (1973)


29

DIALOGUES ENTRE FILMS :


L’ESPRIT DE LA RUCHE, LE SANG ET RENTRÉE DES CLASSES.

IV – CORRESPONDANCES
DEVENIR ADULTE : ENTRE LE MONDE INTÉRIEUR ET LE MONDE EXTÉRIEUR
Dans Le sang (O sangue, 1989) de Pedro Costa, Vicente et Nino sont deux frères dont le père, Le parti pris elliptique du montage laisse de nombreux aspects de l’histoire en suspens, tout
malade, s’absente fréquemment de la maison, et avec lequel ils entretiennent une relation juste pressentis ou ébauchés. En effet, l’histoire familiale est chargée d’évènements passés
compliquée. Suite au décès du père, Vicente occultera cet évènement à tous, sauf à Clara, la qui influencent l’attitude de Vicente et de Nico, mais qui sont à peine mentionnés ou expliqués
jeune professeur dont il est amoureux et en qui il dépose sa confiance. Il s’agit d’un film sur la (par exemple, la maladie du père ou le passé trouble avec l’oncle). Lorsque le père disparaît,
complexité des relations familiales (leurs adversités et leurs joies), sur l’apprentissage et sur le Vicente et Nico doivent apprendre à vivre sans lui, ce qui représente en même temps un poids
passage à l’âge adulte des deux frères suite à la disparition de la figure paternelle. et une libération. Ils doivent se découvrir à travers leur moi profond et leur relation aux autres :
c’est ce qui explique l’affinité, la compréhension, la confiance, l’amour qui unissent Clara et Vi-
À l’image de L’esprit de la ruche, Le sang est un film fait d’ellipses et de silences, où
cente. Il s’agit d’une relation choisie, qui trouve son origine dans une compréhension mutuelle
de nombreux évènements narratifs (comme la mort du père) sont mystérieux et restent
qui se passe presque de mots, comme lorsque Vicente lui donne la main. Les cadrages les
inexpliqués. Víctor Erice, aussi bien que Pedro Costa, s’intéresse moins aux faits qu’au
unissent dans les plans de leurs trajets communs, dans les rues ou la forêt ; le montage met
monde émotionnel et à ce qu’il laisse transparaître sur les visages. Les deux cinéastes
leurs visages en relation grâce aux regards, à ce qui s’exprime sans mots.
explorent la lumière sur les visages, les isolent, y projettent les sentiments des person-
nages, ce qu’ils voient, ce qui les affecte ou les touche, ce qu’ils écoutent. Les person- Nous pouvons définir un autre dialogue cinématographique très intéressant entre les
nages sont opaques et réservés, introspectifs et peu communicatifs. deux films  : le contraste entre les intérieurs et les extérieurs. Dans les deux œuvres,
l’espace familial reste fermé et oppressif ; on pourrait comparer la maison de l’oncle dans
L’introspection et les réserves de Vicente et de Nino (absorbés dans leurs pensées, dans leur
Le sang à la maison de L’esprit de la ruche.
univers intérieur), dans un contexte familial tendu, conflictuel et étouffant, se traduisent par
des plans qui isolent leurs corps, dans des positions rigides, avec une lumière et des ombres
qui permettent de capter leurs doutes émotionnels, ce que leurs visages n’expriment pas.

Le sang, variations sur le visage de Clara dans diverses séquences du film

Le sang (1989)

Le sang : dans les deux premiers photogrammes, Nino (le petit frère) ; dans le troisième, Vicente
30

À l’inverse, les films se transforment presque comme par magie lorsqu’ils représentent cinéma muet de Carl Theodor Dreyer 2 et de Friedrich W. Murnau3, évoqué par les pay-
les paysages extérieurs, la nature, la forêt ou la rivière… Dans Le sang plus spéciale- sages expressionnistes de la forêt la nuit et par le travail plastique des ombres. L’ex-
IV – CORRESPONDANCES

ment, le malaise et la répression ressentis par Vicente et Nico dans la maison contraste périence de Nino évoque également La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955), et
avec les ouvertures lyriques que la nature évoque aux personnages : un monde splen- l’histoire et la fuite de Vicente et Clara font penser à Les amants de la nuit (Nicholas Ray,
dide et mystérieux, ouvert à l’imaginaire, à l’éthéré (les brumes, le vent, la lumière de 1948). Il s’agit de références à un cinéma aux noirs et blancs intenses, dont la puissance
la lune…), à l’aventure et à la fiction. De la même manière, dans L’esprit de la ruche, la se manifeste également dans Le sang, où l’exploration de la lumière et de l’obscurité, des
nature devient presque spectrale et fantastique lorsqu’Ana s’échappe et rêve au monstre. visages et des paysages, permet une ouverture dans la réalité vers d’autres mondes. On
constate un phénomène similaire dans L’esprit de la ruche lorsque les fillettes découvrent
Pedro Costa et Víctor Erice sont tous les deux des cinéastes cinéphiles. Costa s’est
le film Frankenstein (James Whale, 1931) et lors des séquences nocturnes postérieures,
formé lors des projections de la cinémathèque portugaise et réinvente les plans à partir
chargées de mystère.
de ses souvenirs cinématographiques. Dans le cas de Le sang, les allusions à Jean Coc-
teau et à ses ambiances oniriques1, sont particulièrement présentes, ainsi que celles au Dans ce sens, nous pouvons également établir un parallèle avec Rentrée des classes
(Jacques Rozier, 1956). Dans le film de Rozier, et plus spécialement dans la longue séquence
du petit garçon dans la rivière, l’ouverture au paysage en relation avec la taille des corps dans
de nombreux plans en extérieur peut être analysée comme une fuite du quotidien vers l’explo-
ration du monde (à travers la lumière, les ombres, les sons), de sa beauté et de son mystère.

Nous pouvons voir les relations entre les trois films, par exemple, à travers la manière de
filmer les forêts et les arbres, les nuages, les paysages diurnes et nocturnes, les horizons
à perte de vue, les rivières… Le filmage de la réalité crée des effets merveilleux à travers
la stylisation visuelle, jusqu’à transformer l’expérience des personnages en une aventure
Le sang (1989) lyrique, magique et même fantastique.

Rentrée des classes (1956)


Rentrée des classes (1956)

L’esprit de la ruche (1973)

Le sang (1989)

2  Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est un cinéaste danois de référence. Dans Le sang, lson film le
plus présent est Vampyr (1932). D’autres films incontournables du cinéaste incluent Le président (1919),
La passion de Jeanne d’Arc (1928), Ordet (1955) ou Gertrud (1964).
1  Jean Cocteau (1889-1963) fut un poète, romancier, peintre et cinéaste. Parmi ses films, on peut citer 3  Malgré sa courte vie, F. W. Murnau (1888-1931) est un cinéaste incontournable, avec des films tels
Le sang d’un poète (1930), La Belle et la Bête (1945), Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1959). que Nosferatu (1922) et L’Aurore (1927), ce dernier étant particulièrement présent dans Le sang.
31

DIALOGUES AVEC LES AUTRES ARTS


FRANKENSTEIN (MARY W. SHELLEY ET JAMES WHALE)

IV – CORRESPONDANCES
ET L’HOMME AU SABLE (E.T.A. HOFFMANN) LA VIE DES ABEILLES (MAURICE MAETERLINCK)

L’esprit de la ruche tire son origine de la redécouverte du classique de James Whale, Pour finir, il est impossible de ne pas évoquer la plus évidente de toutes les références lit-
Frankenstein (1931), qu’Erice revoit lors d’un passage à la télé. téraires, celle qui inspira le titre même du film : le traité d’apiculture du poète, dramaturge
et essayiste belge Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles. Maeterlinck, prix Nobel de
Erice redécouvre le film, relit le roman de Mary W. Shelley et retrouve un intérêt, bien
littérature en 1911, avait publié La vie des abeilles dix ans auparavant, en 1901. Il s’agit
plus pour le mythe littéraire en lui-même que pour le film de Whale : « Le film considérait
d’un essai où l’on peut lire :
le destin moderne de certains mythes littéraires et cinématographiques en passe de
disparaître, dégradés, convertis en fétiches suite à la manipulation qu’ils ont subie  », « L’esprit de la ruche, où est-il, en qui s’incarne-t-il ? […] Il suit pas à pas les circonstances toutes puis-
explique le réalisateur dans une interview publiée en 1976. santes, comme un esclave intelligent et preste qui sait tirer parti des ordres les plus dangereux de son
maître. […] Il dispose impitoyablement, mais avec discrétion, et comme soumis à quelque grand devoir,
Dans cette première ébauche de ce qui deviendrait L’esprit de la ruche, Erice fabulait autour du des richesses, du bonheur, de la liberté, de la vie de tout un peuple ailé. […] Cet esprit est prudent
destin des personnages du roman, mais également de son auteure, enfermée dans une sorte et économe, mais non pas avare. Il connaît, apparemment, les lois fastueuses et un peu folles de la
nature en tout ce qui touche à l’amour. […] Il règle le travail de chacune des ouvrières. […] C’est l’esprit
d’établissement de santé mentale. Un revirement final qui rappelait celui de nombreux films
de la ruche qui fixe l’heure du grand sacrifice annuel au génie de l’espèce, — je veux dire l’essaimage,
de l’expressionisme allemand dont le film prétendait s’inspirer (depuis Le cabinet du docteur — où un peuple entier, arrivé au faîte de sa prospérité et de sa puissance, abandonne soudain à la
Caligari jusqu’à la série du Docteur Mabuse de Fritz Lang). Cependant, cette orientation scéna- génération future toutes ses richesses, ses palais, ses demeures et le fruit de ses peines, pour aller
ristique originale changea radicalement lorsqu’Erice trouva un photogramme du film de Whale : chercher au loin l’incertitude et le dénuement d’une patrie nouvelle. Voilà un acte qui, conscient ou non,
passe certainement la morale humaine. »
« Lorsque j’ai choisi le thème, j’ai découpé un photogramme du film de James Whale, Frankenstein,
que je gardais sur ma table de travail. L’image, l’une des plus connues, montrait la rencontre, au bord Les références à La vie des abeilles deviennent évidentes dans le personnage de Fer-
d’un lac, entre le monstre et une fillette. Un matin, en regardant une fois de plus ce photogramme, j’ai
nando, lui-même apiculteur et étudiant le monde des abeilles. À deux reprises, nous le
senti que tout était là. Cette image pouvait résumer, dans le fond, ma relation originelle avec le mythe. »1
voyons écrire dans son carnet un texte qui est une citation littérale de Maeterlinck, tirée
C’est ainsi qu’Erice abandonna la réécriture littéraire du mythe de Frankenstein, au profit de du chapitre sur la construction de la ruche :
la version cinématographique. Les références littéraires n’en sont pas moins bien présentes
« Quelqu'un à qui je montrais dernièrement, dans une de mes ruches de verre, le mouvement de cette
dans le film2, mais elles sont d’une toute autre nature. Shelley avait écrit Frankenstein ou le roue aussi visible que la grande roue d’une horloge, quelqu’un qui voyait à nu l’agitation innombrable
Prométhée moderne en 1818 ; L’esprit de la ruche se base finalement sur l’adaptation cinéma- des rayons, le trémoussement perpétuel, énigmatique et fou des nourrices sur la chambre à couvain,
tographique de 1931. Cependant, les rapprochements avec l’histoire du récit de l’écrivain ro- les passerelles et les échelles animées que forment les cirières, les spirales envahissantes de la reine,
mantique allemand E.T.A. Hoffmann, L’homme au sable, sont frappants. L’homme au sable fut l’activité diverse et incessante de la foule, l’effort impitoyable et inutile, les allées et venues accablées
d’ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux que déjà guette le travail de demain, le repos
publié peu avant le roman de Shelley, en 1816. Les deux œuvres partagent la même concep-
même de la mort éloigné d’un séjour qui n’admet ni malades ni tombeaux, quelqu’un qui regardait ces
tion du romantisme, cet attachement aux univers gothiques, à ce qui est caché par les ombres. choses, l’étonnement passé, ne tardait pas à détourner les yeux où se lisait je ne sais quel effroi attristé. »
Les personnages principaux de L’esprit de la ruche font clairement écho à ceux de L’homme
au sable, à commencer par Ana (Nathanaël dans le roman), les parents ou même le monstre Sans aucun doute, ce type de texte, tout comme d’autres, par exemple le poème de
(l’homme au sable), tout comme certains aspects de sa trame.3 Rosalía de Castro que les enfants lisent en classe (« Je vais tomber là où celui qui tombe
jamais ne se relève »), multiplient les références à la mort tout au long du film et imposent
un ton spécifique qui fait écho aux citations tirées de Frankenstein, et bien sûr, à la trame
1  Ángel Fernández-Santos et Víctor Erice, « El espíritu de la colmena (scénario) », Elías Querejeta
même, à l’aventure d’Ana.
éditions, 1976, p. 141
2  Remando al viento (Gonzalo Suárez, 1988) présente de nombreuses similitudes avec le projet original
de L’esprit de la ruche
3  En voici quelques exemples  : Nathanaël cristallise l’homme au sable sur Coppelius - Ana cristallise
l’esprit sur le fugitif / Nathanaël, après avoir été découvert par Coppelius, tombe malade et est en proie à
des fièvres. À son réveil, il demande aussitôt des nouvelles de l’homme au sable - Ana tombe malade après
sa rencontre avec le monstre. À son réveil, elle invoque à nouveau l’esprit / Clara pense que l’épisode de
Coppelius peut avoir été le fruit de l’imagination de Nathanaël – La rencontre entre Ana et le monstre ne
peut être qualifiée que d’onirique / Les yeux comme thème et obsession centrale dans l’ensemble du récit
– Les yeux d’Ana, les yeux de Don José
32
IV – CORRESPONDANCES

VERMEER, REMBRANDT

À toutes ces références littéraires il convient d’ajouter les références picturales. Le Il est certain que Vermeer se caractérise par ses atmosphères claires et chaudes, avec
directeur de la photographie, Luis Cuadrado, déclarait d’ailleurs à ce sujet : « Je me sou- des personnages qui semblent heureux. Mais certains tableaux, comme La femme à la
viens qu’Erice […] m’a emmené dans une brasserie […] pour que nous voyions ensemble balance (vers 1662-1664) [voir « Images-rebonds », pp. 27-28], La femme au luth (vers
des lumières, des couleurs. Et il m’apporta des gravures de Vermeer et de Rembrandt où 1664) ou Jeune femme écrivant une lettre (vers 1665-1670), dénotent des ambiances
figuraient des lumières jaunes et des ombres verdâtres qui l’intéressaient.  » L’influence plus ténébreuses, avec une lumière directe qui met en valeur les personnages sur un
du peintre hollandais du XVIIe siècle Vermeer de Delft, est indéniable dans tout ce qui a fond d’ombres, des ombres qui parfois s’immiscent jusqu’au premier plan de l’image.
trait à la représentation de la mère, Teresa, dans l’ambiance de la maison. Cela est parti- L’œuvre de Vermeer constitue, dans tous les cas, une source iconographique intaris-
culièrement vrai lorsque nous la voyons, au début du film, écrire une lettre à côté de cette sable, qui va plus loin que Teresa, cette dernière pouvant d’ailleurs être l’une de ces
fenêtre au vitrage caractéristique imitant les formes hexagonales des rayons des ruches, femmes caractéristiques du peintre de Delft qui écrivent ou lisent des lettres d’amour
ou lorsque, debout, elle joue, à contrecœur et négligemment, quelques notes sur le piano. ou jouent du virginal. Mais, ne pourrions-nous pas, par hasard, associer de la même
manière Fernando, enfermé dans son bureau, aux scientifiques représentés par Vermeer
dans L’astronome (1668) ou Le géographe (1668-1669) ? [voir « Images-rebonds », pp.
27-28] De plus, Intérieur avec une femme jouant du virginal (vers 1665-1670), un tableau
d’Emanuel de Witte, contemporain de Vermeer, est troublant dans son iconographie pré-
monitoire : une femme joue du virginal à côté d’une fenêtre ; dans une pièce contiguë, au
fond d’un couloir situé entre deux portes ouvertes, la domestique balaie : cela ressemble
effectivement à une scène de L’esprit de la ruche.
L’esprit de la ruche (1973)

La leçon de musique, La femme à la balance, Le géographe,


Johannes Vermeer (vers.1660) Johannes Vermeer (vers. 1662-1664) Johannes Vermeer (vers. 1668-1669)
33

ACCUEIL : REGARDS CROISÉS

IV – CORRESPONDANCES
Une grande partie des interprétations les plus précoces de L’esprit de la ruche s’inté- Heureusement, une certaine critique espagnole sut dès le départ identifier les vraies
ressent à son supposé message politique, un aspect commun à de nombreux films espa- qualités du film, ses trouvailles formelles. Et ce sont bien ces interprétations-là qui ont
gnols de l’époque, particulièrement ceux ayant un impact majeur au niveau international, fini, au cours des ans, par s’imposer. Prenons par exemple un texte de Juan Miguel Com-
comme ceux de Carlos Saura. L’un des textes les plus significatifs qui soulignait, tout en pany, El silencio y el mito (Le silence et le mythe), également de 1973 :
nuances, ce modèle interprétatif est signé Fernando Savater, Riesgos de la iniciación
« L’œuvre d’Erice propose un nouveau type de vision, de réalité filmique. Une structure ouverte, poétique
al espíritu (Risques de l’initiation à l’esprit), publié en 1976 en prologue à l’édition du et musicale remplace la narration fermée, les mécanismes habituels de fabulation (si populaires auprès
scénario de Víctor Erice et Ángel Fernández-Santos. Erice le considérait comme l’un des du spectateur) propres au cinéma nord-américain. Ici, il n’y a plus une fiction, il n’y a pas de person-
meilleurs textes qu’il avait lus sur le film : nages définis psychologiquement conformément aux moules classiques préexistants. L’espace filmique
devient, en même temps, un espace symbolique […] et celui-ci sert à amplifier une idée centrale que
« La ruche où se débat l’esprit d’Erice est indubitablement l’Espagne. Il serait tout aussi absurde de nous pourrions définir, provisoirement, comme un thème récurrent de présence-absence. »
décontextualiser le film en oubliant ce détail (en le relayant au rang d’allégorie imprécise) que de
ramener l’ensemble de son contenu au chaos historique espagnol particulier. L’esprit aime les choses
Inévitablement, un film qui met le cinéma au cœur même de son récit et qui le convertit
concrètes, mais il les utilise pour aller au-delà de l’anecdotique  ; il est historique, il rend compte et
se rend compte de l’histoire, mais il ne se laisse pas enfermer par elle. Nous nous trouvons face à en moteur de son mécanisme dramatique a fini par se convertir en un film culte pour de
un plaidoyer passionné contre le fascisme, dont la vraisemblance esthétique et éthique lui permet nombreux amateurs de cinéma. Parmi eux, il convient de citer le Nord-Américain Monte
heureusement de dépasser ce fond strictement politique, c’est-à-dire stratégique, de l’antifascisme. » Hellman, qui a non seulement intégré le film d’Erice à l’histoire d’un de ses films (Road to
nowhere, 2010), mais qui cite également L’esprit de la ruche comme son film préféré de
Le fait qu’il s’agissait d’un film qui utilisait les mêmes recours que de nombreux films
tous les temps. À propos de son expérience comme spectateur du film, il écrit :
contemporains espagnols, mais en y apportant un nouveau sens, n’échappa pas à la
critique la plus pointue de l’époque, ni aux intellectuels (Savater, sans aller plus loin) pro- « Néstor Almendros m’a dit de regarder L’esprit de la ruche de Víctor Erice parce qu’il savait que j’avais
venant de domaines tels que la philosophie. C’est également le cas d’Eugenio Trías avec besoin d’un directeur de la photo espagnol et parce qu’il pensait que le travail de Luis Cuadrado était le
meilleur qu’il eût jamais vu. Il savait que Cuadrado avait fait la photo pour le film alors qu’il était presque
son texte Cerrar los ojos (Fermer les yeux) publié en 1973, l’année du lancement du film :
aveugle, en se faisant décrire les scènes par un assistant et en indiquant à celui-ci comment il devait
« Évidemment, tout n’est que symboles, le champignon vénéneux est un symbole, la fillette, la fleur et placer les lumières. Il ne savait pas qu’il était mort depuis, d’une tumeur du cerveau. Maintenant, j’ai vu
Frankenstein sont des symboles, le chat, le puits, la tête de mort, le maquis… Mais ces symboles ne le film plus d’une douzaine de fois – plus souvent que n’importe quel autre de mes films préférés. Je ne
sont pas expliqués, ils ne s’attardent pas sur leurs significations, ils ne font pas référence à de grands m’en lasse jamais ; chaque visionnement m’enrichit d’avantage. Le film dévoile ses secrets lentement.
mots comme le Mal ou l’Interdit. Ce sont des mots réellement incarnés et par conséquent parfumés, C’est une œuvre secrète et mystérieuse, qui traite des mystères les plus grands, à savoir la création et
comme dans le cas du champignon vénéneux, ou resplendissants, comme dans le cas de la ruche. Il la mort. Elle traite également des rapports familiaux, entre mari et femme, père et filles, sœur et sœur,
vaudrait mieux parler d’indices, d’empreinte, comme celle qui apparaît près du puits, comme l’absence et de la tentative de chaque personnage de communiquer, ainsi que de l’isolement des personnages,
des yeux du délicieux Don José […]. Nous suivons les indices présents, à notre vue, visibles pour ceux de leur solitude ultime. Enfin, il s’agit dans ce film du cinéma lui-même, et du pouvoir du cinéma d’enva-
qui savent les voir ; nous suivons ces flèches […] et alors un cosmos apparaît véritablement. » hir nos rêves, d’éveiller notre expérience vécue et nos peurs. »1

Cependant, la critique internationale tomba en grande partie dans ce piège interprétatif.


Il s’agissait des dernières années du franquisme, et tout ce qui provenait d’Espagne
et qui ressemblait un tant soit peu à une tentative de critique était traduit en vertu de
ces symboles et paraboles, quitte à tomber dans certains cas dans la surinterprétation
délirante (une lettre avec un timbre à l’effigie de Franco brûlant dans un feu de joie
comme allégorie de la fin du régime, par exemple).

1  Monte Hellman, « L’esprit de la ruche de Victor Erice », Positif nº400, juin 1994, pp. 48-49.
34 V – ITINÉRAIRES PÉDAGOGIQUES

AVANT LA SÉANCE
V – Itinéraires Pédagogiques

Il sera peut être intéressant de présenter brièvement Víctor Erice, Suite au visionnage et au commentaire, nous pouvons explorer
l’un des grands cinéastes espagnols et européens de l’ère moderne. les gros plans tout au long du film, qui « capturent » des moments
précis des visages au cours du film : il s’agit d’arrêter l’image aux
Il convient de situer le film dans le contexte historique où il s’inscrit : moments qui nous semblent les plus intéressants ou intenses,
les premières années de la dictature de Francisco Franco suite à la et d’extraire les photogrammes correspondants.1 l est intéressant
fin de la guerre civile espagnole. Que savons-nous de ce moment d’essayer d’être exhaustifs et de capturer tous les gros plans du
historique ? Faisons quelques recherches avant de voir le film. film (par exemple, nous formons des groupes et chaque groupe
s’occupe des gros plans d’un personnage ou d’une partie du film),
Nous pouvons regarder les affiches du film, afin que les étudiants
afin d’effectuer grâce aux captures une analyse transversale et
émettent des hypothèses sur le thème du film ou décrivent l’idée
précise du film dans ce domaine.
qu’ils s’en font.
La « collection » de visages nous permettra d’analyser les relations, les
aspects communs, etc. L’un des éléments que les captures mettront
APRÈS LA SÉANCE très probablement en valeur est le travail de la lumière sur les visages.

L’IMPORTANCE DU VISAGE LA LUMIÈRE SUR LES VISAGES


Comme le soulignent les différents commentaires, les visages pos- Observons et analysons la lumière, soit par le biais des captures,
sèdent une présence et une importance particulières dans L’esprit soit en visionnant à nouveau directement des extraits du film pour
de la ruche. De nombreuses séquences s’articulent autour de gros étudier les gros plans. Il est très important de trouver les mots pour
plans et le cinéaste s’attarde souvent sur le visage d’Ana ou des décrire la lumière et ses effets sur les visages. Nous nous rendrons
autres personnages, presque toujours silencieux. D’une certaine compte que, très souvent, pour décrire la lumière, nous utilisons
manière, face aux visages, le temps semble suspendu et nous des mots provenant d’autres domaines (c’est-à-dire en usant de
avons l’impression de nous rapprocher de l’intimité des person- la synesthésie) et fonctionnant en binômes : par exemple lumière
nages tout en nous rendant compte qu’ils sont impénétrables. douce ou dure ; chaude ou froide ; directe ou diffuse. Nous parlons
également de la direction  : latérale, frontale, de trois quart ou à
Nous pouvons commencer, tous ensemble, par nous souvenir de
contre-jour. Deux motifs lumineux reviennent de manière particu-
tous les moments particulièrement émouvants avant de les énumé-
lièrement significative tout au long du film : les personnages près
rer (par ex. Ana et Isabel au cinéma ; Teresa lorsque part  le train
des fenêtres (par ex. Teresa en train d’écrire une lettre ou Ana dans
où elle a laissé sa lettre; le petit-déjeuner en famille suite à la mort
le bureau de son père), et les reflets et les ombres sur les visages
du fugitif ; Ana face à l’apparition de Frankenstein ; Ana, de nuit,
(par ex. Ana sous les arbres ou près du lac la nuit).
sur le balcon à la fin du film…). Essayons d’en dresser une liste la
plus complète possible. Nous nous rendrons alors compte de la Après avoir observé les plans du film, nous pouvons à notre tour
présence significative des visages dans le film ! essayer de composer nos propres plans ou photos de visages à la
lumière. Par exemple, nous pouvons partir de personnages situés
Nous pouvons ensuite choisir quelques-uns de ces moments qui
près d’une fenêtre, de manière à ce que la lumière façonne leurs
nous ont particulièrement marqués et, sans les revoir, essayer de
visages (nous ne les filmons pas à contre-jour) : nous noterons la
les décrire en détail de mémoire. Comment était la lumière sur le
manière dont la lumière les affecte, nous modifierons la position
visage ? Et l’arrière-plan ? Quelle expression pouvait-on y lire ?
des personnages par rapport à la source de lumière (en les en éloi-
À quelle humeur associons-nous ce plan  ? Nous rédigeons les
gnant, en modifiant la position du visage, etc.), nous observerons la
descriptions basées sur nos souvenirs.
nature de la lumière à différentes heures du jour…
Nous regardons alors à nouveaux les extraits. Nous verrons com-
ment ils se sont matérialisés dans notre mémoire, peut-être de
manière fidèle à la réalité du film ou générant peut-être en nous
une deuxième image. L’appréciation ne passe pas par le niveau de
1  Toutes les méthodes de reproduction des films permettent de
fidélité du souvenir. Ce que nous recherchons à travers cet exercice
réaliser des captures (préférables aux captures d’écran). Avec le
c’est parler des impressions que nous a causé le film et, en même format VLC elles s’activent à travers le menu Préférences / Vidéo et
temps, être capable d’être plus attentif lors du deuxième visionnage. le raccourci pour y parvenir est Shift + S.
35

LES REGARDS LES VARIATIONS DE LA LUMIÈRE DANS LES ESPACES

V – Itinéraires Pédagogiques
Cette même collection de captures de visages nous permettra Dans L’esprit de la ruche, à l’image du travail de la lumière sur les visages, le travail de la lumière sur
également d’observer que les regards sont à la base de nom- les espaces, aussi bien intérieurs qu’extérieurs, est exceptionnel. De plus, tout au long du film, les
breuses séquences du film : des regards échangés entre les per- passages du temps sur un même espace ou paysage sont récurrents. Ces derniers semblent trans-
sonnages (qui restent généralement silencieux tout en s’obser- formés par la lumière, soit parce qu’ils sont filmés à des moments différents de la journée (à l’aube,
vant), et des regards (surtout de la part des fillettes) sur le monde. à midi, l’après-midi, en soirée ou la nuit), soit parce que les conditions météo modifient la lumière
Il s’agit d’une technique de montage fondamentale connue sous (totalement différente un jour ensoleillé d’un jour couvert ou légèrement nuageux).
le nom de plan / contreplan (lorsque les regards sont échangés
Nous pouvons à notre tour observer notre environnement proche et choisir un lieu à partir duquel
par des personnages) et champ / contrechamp (lorsque les per-
construire notre propre Journal de la lumière ou Journal des saisons. Après avoir analysé les carac-
sonnages observent un espace ou un paysage).
téristiques de cet espace, nous choisirons le cadrage le plus propice à la mise en valeur du passage
Nous pouvons analyser quelques-unes de ces séquences, en des heures et des jours. À partir du même cadrage, nous photographierons l’espace au cours des
nous intéressant plus particulièrement à la direction des regards heures d’une même journée (si possible également en soirée, de nuit et à l’aube) et/ou au cours des
et à la position de la caméra par rapport au personnage qui ob- jours sur une longue période de temps (par ex. de l’automne au printemps). L’exposition linéale de la
serve, et au personnage ou à l’élément observé. Nous découvri- série de photos (en disposant les photos en ligne, les unes à côté des autres) nous permettra de voir
rons que, pour construire des relations par le biais du montage, la comment la lumière et les saisons transforment les espaces.
direction des regards et l’axe choisi pour filmer les personnages
sont fondamentaux. En effet, s’ils ne concordent pas en tant que
spectateurs, nous n’établirons pas la relation entre les regards
des plans. Par exemple :

À partir des captures, nous pouvons nous aussi jouer à construire


de nouvelles relations.

Il est également intéressant de faire un exercice de montage ; nous


pouvons pour cela utiliser une caméra et un programme de mon-
tage, ou plus simplement, des photographies. Il est intéressant
de travailler en groupes. Chaque groupe sélectionne entre 1 et 3
plans ou photos d’un personnage qui observe et plusieurs plans ou
photos de ce qu’il pourrait observer (personnes et espaces). Nous
mettons ensuite le contenu en commun et nous construisons une
petite séquence à partir des regards (plan / contreplans et champs /
contrechamps).
36

LA MAGIE, LE MYTHE, LE MYSTÈRE LES RELATIONS FAMILIALES ET LES SILENCES LES ELLIPSES
Comme toujours, notre point de départ sera ce qui a le plus im- Dans la vie familiale des deux protagonistes du film, l’un des traits L’un des éléments formels et narratifs fondamentaux dans la
pressionné, marqué ou captivé les élèves. Tout le film est baigné les plus caractéristiques, et peut-être inquiétants, est le silence, construction de L’esprit de la ruche est l’ellipse, une technique qui
V – Itinéraires Pédagogiques

par une ambiance mystérieuse, le réel et l’irréel nous semblent le manque de communication. Seules les sœurs semblent avoir nous entraîne également de plain-pied dans le thème du « mon-
très éloignés… Quels moments nous ont semblé les plus ma- des conversations, plus ou moins fluides, presque toujours à l’ins- trer-cacher  ». [voir «  Une séquence. La maisonnette : explorer
giques ou mystérieux ? tigation d’Ana (qui finira également par plonger dans le silence le monde, construire le temps  » et «  Montrer ce qui est caché.
suite à la mystérieuse nuit dans la forêt). Les parents se parlent à À propos des visages, des silences, des ellipses  », p. 5 et pp.
Nous pouvons identifier et analyser quelques éléments, person-
peine (pouvons-nous évoquer un dialogue ?) et parlent peu à leurs 25-26]. Nous pouvons penser à l’ellipse temporelle et narrative
nages et symboles propres à la mythologie, mais aussi à l’univers
filles (de quels dialogues nous souvenons-nous  ?). Les adultes, avec le retour d’Ana à la maisonnette après sa première visite.
du romantisme qui s’étendra à la littérature fantastique ultérieure :
si avares en mots, si silencieux, semblent trouver dans l’écriture Erice nous maintient dans la même situation, dans le même ca-
quels éléments du film associons-nous au mystère ? Quels élé-
le moyen de s’exprimer (Fernando avec ses notes sur les ruches, drage. Nous ignorons combien de temps s’est écoulé et ce qui
ments avons-nous lus, entendus ou vus dans des contes, des
Teresa avec ses lettres). s’est passé entre la première et la deuxième visite. À l’image
livres, des films ? Nous pouvons dresser une première liste : la
des espaces vides et des silences des personnages, ce choix
forêt, la pleine lune, le lac, le puits… Nous pouvons commencer par parler des séquences ou mo-
du cinéaste nous interroge en tant que spectateurs, nous pousse
ments durant lesquels ces silences ou l’incapacité de communi-
Il sera intéressant de faire des recherches sur des œuvres lit- à la réflexion, à la création pourrait-on dire, pour que nous com-
quer nous ont semblé les plus gênants, angoissants ou même
téraires, picturales et cinématographiques où apparaissent ces plétions dans notre imagination ce que le film indique ou évoque
incompréhensibles.
éléments, afin de pouvoir nous inscrire dans une tradition extrê- sans le montrer.¿Recordamos otras elipsis del film? ¿Qué apor-
mement riche. Le silence engendre de nombreuses questions : pourquoi ne se tan a la narración? ¿Cómo nos sitúan como espectadores?
parlent-ils pas ? Qu’est-ce qui leur arrive ? Que nous disent indi-
Pouvons-nous mentionner d’autres ellipses du film  ? Qu’ap-
rectement ces silences  ? Nous pouvons commencer par nous
portent-elles à la narration ? Comment nous situent-elles en tant
demander ce que nous savons ou ce que nous imaginons de
que spectateurs ?
chacun des personnages, de ce qu’ils vivent intrinsèquement, de
leurs émotions et des raisons pour lesquelles ils ne les partagent Nous pouvons essayer de formuler des hypothèses sur ce qui
pas avec leurs proches. survient durant certaines ellipses du film.

Il arrive parfois que tout ne se dise pas dans une famille, que de
nombreuses choses soient dissimulées. Nous pouvons en parler PARTAGER LES ÉMOTIONS.
et y réfléchir. UNE LETTRE FICTIVE D’ANA
Cette réflexion va, évidemment, bien au-delà des possibles Après sa nuit passée dans la forêt, Ana reste silencieuse, sans
silences liés au contexte historique des personnages (la guerre prononcer un mot. Imaginons qu’elle écrive une lettre à quelqu’un
civile, les exils, les silences qui en proviennent). Il s’agit réfléchir pour lui expliquer tout ce qui lui est arrivé les jours précédents : la
sur les émotions, les difficultés de communication, les non-dits, projection, l’école, les visites à la maisonnette du puits, les jours
les questions qui ne se posent pas… et les nuits chez elle (et à l’extérieur…). Nous pouvons imaginer et
décider à qui elle écrit : à sa sœur, à son père, à sa mère, à eux
tous, au fugitif, à sa maîtresse. Qu’écrit-elle  ? Essayons d’écrire
cette lettre au nom d’Ana.

Crédits photos
p. 3: Affiches cinématographiques de L’esprit de la ruche © Video Mercury Films / p. 6: Alain Resnais, Hiroshima mon amour, 1959 © A Contracorriente Films / p. 6: François Truffaut, Les 400 coups, 1959 © Avalon Distribución Audiovisual / p. 6:
Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1959 © Paramount Spain / p. 6: Pier Paolo Pasolini, Accattone, 1961 © Regia Films 2009 / p. 6: Ermanno Olmi, Il posto, 1961 © Video Mercury Films / p. 6: Michelangelo Antonioni, L’avventura, 1959 © Filmax
/ p. 7 Carlos Saura, La caza, 1965 © Bocaccio Distribuciones / p. 7: Basilio Martín Patino, Nueve cartas a Berta, 1965 © Hispano Foxfilm / p. 7: Pere Portabella, Vampir/Cuadecuc, 1970 © Sherlock Films / p. 7: Paulino Viota, Contactos, 1970 ©
Paulino Viota / p. 8: Claudio Guerín Hill, José Luis Egea, Víctor Erice, Los desafíos, 1969 © Hispano Foxfilm / p. 9: Víctor Erice, El sur, 1983 © / p. 9: Víctor Erice, El sol del membrillo, 1992 © C.B. Films / p. 9: Correspondencias: Víctor Erice y
Abbas Kiarostami, 2005-2007 © Intermedio / p. 9: Víctor Erice, Vidrios partidos, 2012 (Épisode du film collectif Centro Histórico) © Splendor Films / p. 10: Víctor Erice, Alumbramiento, 2002 © Ottfilm GmbH / p. 10: Víctor Erice, La Morte Rouge,
2006 © Nautilus Films / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, La leçon de musique, vers.1660. Royal Collection Trust/ © Her Majesty Queen Elizabeth II 2016 - www.royalcollection.org.uk / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, Le géographe, vers.1669 -
http://www.staedelmuseum.de / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, La femme à la balance, vers.1664 - Courtesy National Gallery of Art, Washington / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, 1901 © Ordrupgaard,
Copenhagen - Photo: Anders Sune Berg / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Portes ouvertes, 1905 ©The David Collection, Copenhagen - Photograph by Pernille Klemp. www.davidmus.dk / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec une vue de une
galerie, 1903 ©The David Collection, Copenhagen - Photograph by Pernille Klemp. www.davidmus.dk / pp. 29, 30: Pedro Costa, O sangue, 1989 © Pedro Costa / p. 30: Jacques Rozier, Rentrée des classes, 1956 © L’Agence du court-métrage

Graphisme
Concéption graphique: Benjamin Vesco / Application graphique: Berta Fontboté

Comment citer ce document


De Lucas, G., Pena, J. (2016) El espíritu de la colmena. Copyright tiré de: www.cined.eu
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• Une plateforme multilingue et gratuitement accessible dans 45
pays en europe, pour l’organisation de projections publiques
non commerciales
• Une collection de films europeens destines aux jeunes de 6 a
19 ans
• Des outils pedagogiques pour preparer et accompagner les
seances de projection : livret sur le film, pistes de travail
pour le mediateur/enseignant, fiche jeune public, videos
pedagogiques pour l’analyse comparee d’extraits de film.

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