Vous êtes sur la page 1sur 44

L’ÉSOTÉRISME SHI‛ITE

SHI῾I ESOTERICISM
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

177

Publié avec le concours de l’Institute of Ismaili Studies

The Institute of Ismaili Studies

Illustration de couverture : Roland et Sabrina Michaud, Mausolée de Lal Shahbaz Qalandar à


Sehwan ( Pakistan, Sind) : au milieu du carreau central, le nom de Dieu « Allah », entouré par le
nom « O Ali » répété quatre fois.

© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
L’ÉSOTÉRISME SHI‛ITE
SES RACINES ET SES PROLONGEMENTS

SHI‛I ESOTERICISM:
ITS ROOTS AND DEVELOPMENTS

Sous la direction de
Mohammad Ali Amir-moezzi

Édité avec
Maria De Cillis
Daniel De smet
Orkhan mir-K Asimov

H
F
La Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences religieuses

La collection Bibliothèque de l’École des hautes études, sciences reli-


gieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent cinquante volumes, reflète la
diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des
sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne).
Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et
pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité
des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pra-
tiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, socio-
logie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise
les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes
Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes dis-
parues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’origina-
lité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes
– judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au
Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie
et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection
n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissi-
dences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages
sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine
des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de
l’École, chercheurs invités…)

Directeur de la collection : Arnaud sérAnDour

Secrétaires d’édition : Cécile GuivArCh, Anna WAiDe

Comité de rédaction : Denise AiGle, Mohammad Ali Amir-moezzi,


Jean-Robert ArmoGAthe, Marie-Odile Boulnois, Gilbert DAhAn, Jean-
Daniel DuBois, Michael housemAn, Christian JAmBet, Alain le BoullueC,
Marie‑Joseph Pierre, Jean-Noël roBert.

© 2016, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system,
or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording,
or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2016/0095/220
ISBN 978-2-503-56874-4
e-ISBN 978-2-503-56875-1
10.1484/M.BEHE-EB.5.110802

© BREPOLS PUBLISHERS
Printed on acid-free paper. THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
The Institute of Ismaili Studies

The Institute of Ismaili Studies was established in 1977 with the object
of promoting scholarship and learning on Islam, in the historical as well as
contemporary contexts, and a better understanding of its relationship with
other societies and faiths. The Institute’s programmes encourage a perspec-
tive which is not confined to the theological and religious heritage of Islam,
but seeks to explore the relationship of religious ideas to broader dimensions
of society and culture. The programmes thus encourage an interdisciplinary
approach to the materials of Islamic history and thought. Particular atten-
tion is also given to issues of modernity that arise as Muslims seek to relate
their heritage to the contemporary situation. Within the Islamic tradition, the
Institute’s programmes promote research on those areas which have, to date,
received relatively little attention from scholars. These include the intellectual
and literary expressions of Shiʿism in general, and Ismailism in particular.
In the context of Islamic societies, the Institute’s programmes are informed
by the full range and diversity of cultures in which Islam is practised today,
from the Middle East, South and Central Asia, and Africa to the industrialized
societies of the West, thus taking into consideration the variety of contexts
which shape the ideals, beliefs and practices of the faith. These objectives are
realised through concrete programmes and activities organized and imple-
mented by various departments of the Institute. The Institute also collaborates
periodically, on a programme‑specific basis, with other institutions of lear-
ning in the United Kingdom and abroad.
© BREPOLS PUBLISHERS
THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
ANTHROPOGONIE ET ESCHATOLOGIE
DANS L’ŒUVRE DE MUḤSIN FAYḌ KĀSHĀNĪ
L’ésotérisme shī‘ite entre tradition et syncrétisme

Mathieu terrier
CNRS

Pour la religion shī‘ite imāmite, la période des shāhs safavides (907‑


1134/1501‑1722) en Iran correspond à une phase supérieure du processus de
juridicisation et de politisation engagé depuis l’époque bouyide (ive/xe siècle) 1.
La conversion de la société iranienne au shī‘isme duodécimain, proclamé reli-
gion officielle par le tout jeune shaykh de l’ordre soufi shī‘itisé et militarisé
de la Ṣafawiyya, Ismā‘īl, lors de sa prise de Tabriz en 907/1501, passa par
la constitution d’un véritable clergé, aux membres souvent venus des foyers
shī‘ites arabes 2. L’étroite collaboration des juristes‑théologiens ( fuqahā’, plu-
riel de faqīh) avec le pouvoir politique eut pour effet de creuser une division
déjà latente entre savants religieux rationalistes, appelés uṣūlī, réclamant le
droit pour le faqīh de dire le droit d’après son effort d’interprétation person-
nelle (ijtihād), et traditionalistes dits akhbārī, s’attachant à suivre les seuls
enseignements du Prophète et des imāms ; conflit qui se solda par la victoire
des premiers sur les seconds sans que la résistance de ces derniers ne fût

1. Pour une synthèse de cette évolution, voir M. A. Amir‑Moezzi et Ch. Jambet, Qu’est-ce que le
shî‘isme ?, Paris 2004, p. 181‑206.
2. R. Savory, « The principal offices of the Ṣafavid State during the reign of Ismâ’îl I » (907‑30/1501‑
24), BSOAS 23 (1960), p. 91‑105 ; le même, « The principal offices of the Ṣafavid State during
the reign of Ṭahmâsp I » (930‑84/1524‑76), BSOAS 24 (1961), p. 65‑85, tous deux repris dans
id., Studies on the History of Ṣafavid Iran, Londres 1987 ; S. A. Arjomand, The Shadow of God
and the Hidden Imam, Chicago – Londres 1984, p. 105‑201 ; R. J. Abisaab, Converting Persia.
Religion and Power in Safavid Empire, Londres – New York 2004. Des chercheurs iraniens,
citons R. Ja‘fariyān, Dīn va siyāsat dar dawre-ye ṣafavī, Qumm 1370 h.s./1991 ; S. H. Aqājarī,
Muqaddame-yī bar monāsabāt dīn o dowlat dar Irān-e ‘aṣr-e ṣafavī, Téhéran 1389 h.s./2010‑
2011.

743
Mathieu Terrier

jamais éteinte 3. Ce processus théologico‑politique s’accompagna de deux


phénomènes corrélatifs : une véritable renaissance philosophique, culminant
dans les œuvres de Mīr Dāmād (m. 1040/1631) et de Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640
ou 1641), concomitante à la renaissance des arts et des lettres ; et un profond
bouleversement de l’ancienne tradition du soufisme iranien, depuis toujours
liée au shī‘isme, frappée de plein fouet par l’hégémonie du clergé shī‘ite et
de son orthodoxie 4. Les idées mystiques et théosophiques du soufisme sur-
vécurent toutefois en Iran, intégrées à la philosophie shī‘ite sous le nom de
‘irfān, communément traduit par « gnose » 5.
Le penseur religieux et philosophe Muḥsin Fayḍ Kāshānī (m. 1091/1680‑
1681) est une figure singulière de la dernière période safavide, un temps
marqué tout à la fois par le triomphe apparent de l’exotérisme et la revivis-
cence de l’ésotérisme dans le shī‘isme imāmite 6. Acteur d’un parcours quelque
peu erratique et auteur d’une œuvre volumineuse, il se situe au croisement des
trois grands processus intellectuels déjà évoqués : la formation du clergé, la
renaissance philosophique et la mutation du soufisme. Suite aux travaux de
Henry Corbin sur la philosophie iranienne et Mullā Ṣadrā en particulier, cer-
tains aspects philosophiques et mystiques de ses écrits ont intéressé les cher-
cheurs hors d’Iran 7. En Iran, Fayḍ Kāshānī est surtout reconnu comme une
autorité religieuse, ayant donné son nom à l’une des plus célèbres madrasa de

3. Sur ce procès conflictuel, voir M. A. Amir‑Moezzi et Ch. Jambet, Qu’est-ce que le shî‘isme ?,
p. 207‑239. Sur son évolution à la dernière période safavide, voir A. J. Newman, « The nature of
the Akhbārī/Usūlī Dispute in Late Safawid Iran », BSOAS 55/1 (1992), p. 21‑51, et BSOAS 55/2
(1992), p. 250‑261.
4. L. Lewisohn, « Sufism and the school of Iṣfahān : Taṣawwuf and ‘Irfān in Late Safavid Iran
(‘Abd al‑Razzāq Lāhījī and Fayḍ‑i Kāshānī on the Relation of Taṣawwuf, Ḥikmat and ‘Irfān) »,
dans L. Lewisohn et D. Morgan (éd.), The Heritage of Sufism, 3 vol., Oxford 1999, III, p. 63‑134,
en particulier p. 67‑77 ; A. Newman, « Sufism and anti‑Sufism in Safavid Iran », Iran 37 (1999),
p. 95‑108 ; K. Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs, Cultural Landscapes of Early Modern
Iran, Londres 2002, p. 403‑437.
5. Sur l’apparition de ce terme et son sens technique par rapport au soufisme, voir H. Corbin, En
islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 4 tomes, Paris 1972, III, p. 153 et IV, p. 22.
Pour une discussion de sa traduction par « gnose », voir Ch. Jambet, Mort et résurrection en
islam. L’au-delà selon Mullâ Sadrâ, Paris 2008, p. 103‑104.
6. Par exotérisme, j’entends la codification et le contrôle de la religion extérieure, collective,
cultuelle et juridique ; par ésotérisme, l’enseignement initiatique, plus ou moins secret, d’une
doctrine spirituelle.
7. H. Corbin, La philosophie iranienne islamique aux xviie et xviiie siècles, Paris 1981 ; T. Lawson,
« The Hidden Words of Fayḍ Kāshānī », dans M. Szuppe (éd.), Iran : Questions et connaissances,
vol. II, Périodes médiévale et moderne, Paris 2002, p. 427‑447 ; S. Kamada, « Fayḍ al‑Kāshānī’s
Walāya : the Confluence of Shi‘i Imamology and Mysticism », dans T. Lawson (éd.), Reason and
Inspiration in Islam, Londres 2005.

744 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

Qumm, la madrasa-yi Fayḍiyya ; son œuvre fait l’objet de nombreuses études


dans ses différents aspects, comme en témoigne un épais volume récemment
paru 8.
Fayḍ Kāshānī a produit une œuvre considérable dans le domaine des
sciences religieuses traditionnelles du ḥadīth et du tafsīr ; ses ouvrages en
la matière sont l’une des pièces maîtresses de la reconstitution du corpus
scripturaire shī‘ite duodécimain à la période safavide. Dans ses recueils, Fayḍ
Kāshānī accorde une place particulièrement importante à l’enseignement éso-
térique et non rationnel des imāms, puisant dans les recueils de traditions les
plus anciens comme les Baṣā’ir al-darajāt d’al‑Ṣaffār al‑Qummī (m. 290/902‑
903) et le Kāfī d’al‑Kulaynī (m. 328 ou 329/939‑40 ou 940‑41) 9. Au sein du
clergé shī‘ite naissant, Fayḍ Kāshānī appartenait au courant akhbārī, ce qui
ne l’empêcha pas de collaborer avec le pouvoir jusqu’à diriger la prière dans
la capitale Ispahan. Mais à la différence de ses contemporains traditionnistes
Muḥammad Bāqir al‑Majlisī et al‑Ḥurr al‑‘Āmilī, auxquels il est souvent
associé par les historiens 10, Fayḍ Kāshānī se montrait aussi enclin à la phi-
losophie et à la mystique. Il fut dans sa jeunesse l’élève, puis aussi le gendre
de Mullā Ṣadrā, de qui il aurait reçu son surnom de Fayḍ signifiant l’« effu-
sion », l’« émanation » ou la « procession », concept dominant toute une tradi-
tion néoplatonicienne en philosophie islamique 11. Si Fayḍ ne fut pas l’auteur
d’une œuvre philosophique originale, sa promotion des idées d’Ibn ‘Arabī, de
Suhrawardī et de Mullā Ṣadrā, à côté de ses recueils de ḥadīths ou dans des
ouvrages hybrides, contribua à façonner la nature et la situation modernes
de la philosophie (ḥikma) dans le monde shī‘ite 12. Enfin, si son affiliation à
une confrérie soufie n’est pas établie, Fayḍ Kāshānī s’employa, à l’instar d’al‑
Ghazālī six siècles plus tôt dans le sunnisme, à intégrer l’éthique du soufisme
dans les sciences religieuses shī‘ites, et ses penchants soufis lui valurent les

8. S. Shāyānfar (dir.), Fayḍ-pažūhī, Téhéran 1392 h.s./2013‑2014, rassemble quarante et un articles


de chercheurs et universitaires sur Fayḍ Kāshānī.
9. Sur ces deux auteurs et leurs ouvrages, voir M. A. Amir‑Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran
parlant, Paris 2011, chap. 4 et 5, p. 127‑206.
10. S. H. Aqājarī, Monāsabāt dīn o dowlat, p. 375.
11. H. Corbin, La philosophie iranienne islamique, p. 179 ; ‘A. al‑Ḥ. Zarrīnkūb, Donbāle-ye jos-
tojū dar taṣavvof-e Īrān, Téhéran 1362 h.s./1983‑84, p. 254 ; W. C. Chittick, « Muḥsin‑i Fayḍ‑i
Kāshānī », EI2, VII, p. 475 ; L. Lewisohn, « Sufism and the school of Iṣfahān », p. 113. La source
de cette information n’est jamais mentionnée. S. H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī : His Life and
Works and the Sources for Safavid Philosophy, Oxford 2007, p. 16‑17, ne la reprend pas dans sa
brève chronique de Fayḍ Kāshānī comme élève de Mullā Ṣadrā.
12. S. H. Naṣr, « Spiritual movements, philosophy and theology in the Safavid period », dans
P. Jackson et L. Lockhard (éd.), Cambridge History of Iran, Vol. VI, Cambridge 1985, p. 656‑
697, voir p. 690 : « In fact, it is with him [Fayḍ Kāshānī] that the process of the integration of the
school of Ḥikmat into Shi‘ism is completed ».

745
Mathieu Terrier

reproches de clercs champions de l’orthodoxie. Son œuvre pose ainsi d’elle‑


même un problème propre au shī‘isme moderne : comment peut‑on être à la
fois traditionaliste (akhbārī), philosophe et sympathisant du soufisme ?
Cet article voudrait proposer une réponse possible à cette question en étu-
diant le rapport singulier de l’œuvre de Fayḍ Kāshānī à l’ésotérisme shī‘ite
imāmite. Pour cela, j’entreprendrai d’abord de cerner sa personnalité intel-
lectuelle et spirituelle à travers sa bibliographie et ses principales positions
à l’égard des juristes‑théologiens rationalistes, des philosophes et des soufis.
Puis seront analysées deux thématiques récurrentes dans son œuvre philoso-
phique et religieuse, l’anthropogonie et l’eschatologie ; deux sujets éminem-
ment ésotériques, s’agissant des plus grands mystères de la destinée humaine,
aux deux extrémités de l’arc de la Création. Ils occupent une place importante
dans l’enseignement imāmite originel et, par leur contenu même, échappent
à l’emprise de la religion juridique rationalisée. Ils forment aussi un terrain
de confrontation classique entre la philosophie et la théologie ; on sait que
la critique de la falsafa avicennienne chez al‑Ghazālī porte largement sur le
devenir de l’âme humaine. Car cette double thématique, se présentant dans les
textes sacrés comme étant du seul ressort de la révélation, ne peut manquer de
poser plusieurs problèmes philosophiques. D’abord celui du déterminisme et
du libre-arbitre : l’homme est-il déterminé à commettre le mal ou est-il créé
libre de le faire ou de l’éviter ? Celui de la théodicée : comment rendre compte
de la faute humaine sans incriminer Dieu ni le condamner à l’impuissance ?
Mais aussi deux problèmes connexes apparus dans la philosophie antique :
celui des rapports de l’âme et du corps et, en amont, celui des rapports de
l’esprit et de la matière. Autant de problèmes que l’œuvre de Fayḍ Kāshānī
pose à nouveaux frais en pratiquant à la fois le retour aux traditions imāmites
anciennes et la spéculation philosophique héritée des « modernes ».

Portrait intellectuel de Fayḍ Kāshānī

1. Biographie
Le parcours de Fayḍ Kāshānī nous est en partie connu grâce à son auto-
biographie intitulée Sharḥ al-ṣadr, composée en 1065/1654‑1655 à l’âge de
cinquante‑huit ans 13. Né en 1007/1598‑1599 dans une famille iranienne tradi-
tionnelle de Kāshān, il est le fils d’un célèbre juriste‑théologien, Muḥammad b.
Murtaḍā, doté d’une riche bibliothèque. À l’âge de vingt ans, après un infruc-
tueux séjour à Ispahan, il reçoit à Shīrāz une instruction dans les sciences reli-
gieuses exotériques et le ḥadīth de Mājid b. Hāshim al‑Baḥrānī (m. 1028/1619),

13. Édité dans Dah risāla-yi Muḥaqqiq-i buzurg Fayḍ-i Kāshānī, éd. R. Ja‘fariyān, Qumm 1371
h.s./1992 ; résumé en arabe dans Fayḍ Kāshānī, ‘Ilm al-yaqīn, éd. M. Bīdārfar, 2 vol.,
Qumm 1426/1384 h.s./2005‑2006, introduction, p. 9‑15.

746 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

l’un des chefs du courant akhbārī. De retour à Ispahan, il poursuit son instruc-
tion dans les sciences religieuses auprès de Shaykh Bahā’ī (m. 1030/1621).
En 1029/1620, il se rend à La Mecque où, après avoir effectué son ḥājj, il
reste étudier le ḥadīth avec Muḥammad b. Ḥasan Al‑‘Āmilī (m. 1030/1621) 14.
En 1030/1621, il se rend à Qumm où il rencontre Ṣadr al‑Dīn Shīrāzī alias
Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640‑41). Il demeure huit ans auprès de lui, pratiquant
« les exercices et les combats spirituels » (al-riyāḍiyyāt wa-l-mujāhadāt)
jusqu’à acquérir « une claire vision de la science ésotérique » (baṣīra fī ‘ilm
al-bāṭin). Il accompagne son retour à Shīrāz en 1040/1630‑31 et reste son élève
deux autres années avant de prendre son indépendance pour retourner aux
sciences religieuses traditionnelles 15.
L’affiliation de Fayḍ Kāshānī à la confrérie des Nūrbakhshī, ancêtre des
Ni‘matullāhī, revendiquée au XXe siècle par Ma‘ṣūm ‘Alī Shāh, l’un des maîtres
de la seconde confrérie, reste sujette à caution 16. Son grand‑père et son père
entretenaient apparemment des relations avec des milieux soufis, comme en
témoignaient leurs surnoms respectifs de faqīr et de shāh 17. Mais aucune par-
ticipation active de Fayḍ Kāshānī n’est attestée au sein d’un ordre qui fut per-
sécuté à la fin du XI/XVIIe, après que notre homme occupa des fonctions
officielles dans l’État safavide.
Fayḍ Kāshānī est appelé deux fois à la cour d’Ispahan, par Shāh Ṣaf ī (1038‑
1052/1629‑1642) puis par Shāh ‘Abbās II (1052‑1077/1642‑1666). Son premier
séjour semble s’être soldé par un constat désabusé et un départ en retraite spi-
rituelle. Rappelé en 1069 ou 1070/1659 par Shāh ‘Abbās II, qui apprécie sa
conjonction de la voie mystique à la voie religieuse traditionnelle, il accepte
non sans hésitation de se rendre à la cour pour diriger la prière à Ispahan et
la propagation de la foi dans le royaume. Un tikya est bâti pour lui à Ispahan
et il dédie plusieurs ouvrages au shāh, mais l’opposition des juristes littéra-
listes à son encontre va croissante. À la mort de Shāh ‘Abbās II, il retourne à
Kāshān se vouer à sa piété personnelle 18. En somme, si Fayḍ Kāshānī ne subit

14. H. Algar, « Fayz‑e Kāšānī », Encyclopaedia Iranica, New York 1999, IX, p. 452‑454, voir p. 452.
15. Fayḍ Kāshānī, Sharḥ al-ṣadr, cité dans ‘Ilm al-yaqīn, introduction, p. 9‑10 ; S. H. Rizvi, Mullā
Ṣadrā Shīrāzī, p. 16‑17 ; W. C. Chittick, « Muḥsin‑i Fayḍ‑i Kāshānī », p. 475.
16. Ma‘ṣūm ‘Alī Shāh, Ṭarā’iq al-ḥaqā’iq, éd. M. J. Maḥjūb, 3 vol., Téhéran 1382 h.s./2003‑04, I,
p. 183, II, p. 322 et III, p. 215. K. M. al‑Shaybī, al-Ṣila bayn al-taṣawwuf wa l-tashayyu‘, 2 vol.,
rééd. Beyrouth – Bagdad 2011, II, p. 373, juge l’information digne de foi ; L. Lewisohn, « Sufism
and the school of Iṣfahān », p. 115, la juge incertaine mais compréhensible ; H. Algar, « Fayz‑e
Kāšānī », p. 452‑453, la juge forgée et estime que Fayḍ Kāshānī doit être vu comme une figure
indépendante.
17. M. Kompānī Zāre‘, « Az maktab‑e Kāshān tā maskan‑e jānān », dans Fayḍ-pažūhī, p. 15‑46,
voir p. 16‑17.
18. Fayḍ Kāshānī, Sharḥ al-ṣadr, cité dans ‘Ilm al-yaqīn, p. 11‑14. Voir aussi ‘A. Khāleqī, Andīsheh-ye
siyāsi-ye Fayḍ Kāshānī, Qumm 1387 h.s./2008‑2009, p. 23‑25. L. Lewisohn, « Sufism and the
school of Iṣfahān », p. 112, comme S. H. Rizvi, Mullā Ṣadrā Shīrāzī, p. 17, affirment après
H. Corbin, La philosophie iranienne islamique, p. 181, que Fayḍ déclina l’offre du shāh. H. Algar,

747
Mathieu Terrier

pas autant d’attaques que son maître Mullā Ṣadrā, ni de persécutions que Qāḍī
Sa‘īd Qummī (m. 1103/1691), il n’eut pas non plus une carrière d’intellectuel
organique, mais semble plutôt avoir oscillé entre la participation à la poli-
tique religieuse du royaume et une position quiétiste. En ceci, son parcours
est éminemment révélateur des problèmes théoriques et pratiques du shī‘isme
moderne.

2. Bibliographie
Fayḍ Kāshānī, qui établit lui‑même le catalogue ( fihrist) de ses œuvres à
la fin de sa vie, est l’auteur de près de cent vingt livres dans les domaines du
ḥadīth, de la philosophie, de l’éthique, du tafsīr et de la jurisprudence 19. Ses
deux premiers grands ouvrages, composés solidairement, sont ‘Ayn al-yaqīn
fī uṣūl al-dīn et ‘Ilm al-yaqīn fī uṣūl al-dīn (achevés en 1042/1632‑33), por-
tant sur les principes de la religion (unicité divine, prophétie, imāmat, escha-
tologie) d’un double point de vue rationnel (‘aqlī) et traditionnel (shar‘ī) 20 ;
le premier puise très largement dans les ouvrages de Mullā Ṣadrā, quand le
second est davantage tributaire des traditions imāmites croisées à de nom-
breuses citations d’Ibn ‘Arabī et de Mullā Ṣadrā. Le compendium de ce
dernier ouvrage, Anwār al-ḥikma (rédigé en 1043/1633‑34), ajoute encore
des idées philosophiques à cette somme de théologie. La courte épître Zād
al-sālik de 1043/1633‑34 expose l’éthique soufie à l’appui de ḥadīths imāmites.
Al-Maḥajja al-bayḍā’ (achevé en 1046/1636‑37) est une reprise critique, du
point de vue shī‘ite, du fameux Iḥyā’ ‘ulūm al-dīn d’al‑Ghazālī (m. 505/1111) ;
Kāshānī présente son livre comme une « rectification » (tahdhīb) et une
« revivification de la revivification » (iḥyā’ al-iḥyā’) effectuée par Ghazālī 21.
L’ouvrage intitulé Kalimāt maknūna, achevé en 1057 ou 1060/1647‑48 ou
1650, est un dense traité d’ésotérisme shī‘ite et de gnose qui a particulière-
ment suscité l’intérêt des chercheurs depuis les travaux pionniers de Henry
Corbin 22. Très différent, l’opuscule al-Kalimāt al-ṭarīfa de 1060/1650 est un

art. cit., p. 453, affirme qu’il refusa l’offre de Shāh Ṣafī mais accepta celle de ‘Abbās II. Sur la
polémique autour du rôle de Fayḍ à Ispahan, voir K. Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs,
p. 410‑411.
19. Pour une description statistique et sommaire de son œuvre, voir W. C. Chittick, « Muḥsin‑i Fayḍ‑i
Kāshānī », p. 475‑476.
20. Fayḍ Kāshānī, khuṭba du ‘Ayn al-yaqīn, cité dans ‘Ilm al-yaqīn, I, introduction, p. 87‑88.
21. Fayḍ Kāshānī, Al-maḥajja al-bayḍa’, éd. ‘A. al‑Ghaffārī, 8 parties en 4 vol., Qumm 1435/2013‑
2014, I, p. 52, muqaddima.
22. Fayḍ Kāshānī, Kalimāt maknūna, éd. ‘A. ‘Alizādeh, Qumm 1390 h.s./2011‑2012, parmi d’autres
éditions. H. Corbin, Corps spirituel et terre céleste, Paris 1979, p. 206‑210 ; T. Lawson, « The
Hidden Words of Fayḍ Kāshānī » ; S. Kamada, « Fayḍ al‑Kāshānī’s Walāya ».

748 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

petit traité d’hérésiographie dénonçant les soufis antinomistes, les philosophes


ratiocinant et les partisans de l’ijtihād en matière de droit religieux. L’ouvrage
semble marquer un tournant traditionaliste dans l’œuvre de Fayḍ Kāshānī.
Son encyclopédie de traditions imāmites, al-Wāfī (achevé en 1068/1657‑58),
est la première aussi volumineuse de l’époque safavide, précédant de plusieurs
décennies le Biḥār al-anwār d’al‑Majlisī et les Waṣā’il al-shī‘a d’al‑Ḥurr ‘Āmilī.
Adjoint au Wāfī, un autre recueil de traditions imāmites, Nawādir al-akhbār,
rassemble des ḥadīths non contenus dans les quatre recueils de traditions faisant
autorité chez les shī‘ites duodécimains. Son commentaire coranique, al-Ṣāfī
(achevé en 1075/1664‑65), est intégralement fondé sur des traditions imā-
mites, selon la norme du tafsīr bi-l-ma’thūr, seule forme de commentaire cora-
nique autorisée du point de vue traditionaliste shī‘ite 23. Son Qurrat al-‘uyūn
de 1080/1669‑70 est une réédition des Kalimāt maknūna revue et corrigée
dans une veine traditionaliste. Entre les deux, la plupart des citations des phi-
losophes et gnostiques comme Ibn ‘Arabī ont été supprimées ; les thèmes de
l’unicité de l’existence (waḥdat al-wujūd), de la théophanie des Noms divins
(al-tajallī bi-l-asmā’ al-jalāliyya wa-l-jamāliyya), de l’Homme parfait (al-insān
al-kāmil) ou du monde imaginal (‘ālam al-mithāl), ont été atténués ou refor-
mulés dans les termes de la révélation 24. Son traité polémique al-Muḥākama
bayn al-mutaṣawwif wa ghayrihim (1072/1661‑62) est une critique des soufis
et des libres penseurs en même temps qu’une défense des vrais philosophes
et des vrais soufis contre les accusations des juristes‑théologiens légalistes 25.
Son épître al-Inṣāf (1083/1672), rédigée sur le modèle du Munqidh min al-ḍalāl
d’al‑Ghazālī, contient une autocritique des penchants soufis de sa jeunesse 26.
Composé au crépuscule de sa vie, Uṣūl al-ma‘ārif (1089/1678‑79) est un résumé
du ‘Ayn al-yaqīn ; si l’enseignement philosophique de Mullā Ṣadrā est encore
assumé, le maître de Shīrāz n’est plus cité nommément mais à travers une péri-
phrase du genre : « quelque homme de la gnose déclara : … » 27. Enfin, à côté

23. M. M. Bar‑Asher, Scripture and Exegesis in Early Imāmī Shiism, Leiden 1999, p. 93‑101 ; le
même, « The Authority to interpret the Qur’an », dans F. Daftary et G. Miskinzoda (éd.), The
Study of Shi’i Islam. History, Theology and Law, Londres 2014, p. 149‑162.
24. ‘Ilm al-yaqīn, I, introduction, p. 29‑32.
25. Sur cette œuvre, K. Babayan, Mystics, Monarchs, and Messiahs, p. 417 ; L. Lewisohn, « Sufism
and the school of Iṣfahān », p. 119‑122 ; M. Kompānī Zāre‘, « Ghawrī dar movājehe‑ye Fayḍ
Kāshānī bā taṣavvof », dans Fayḍ-pažūhī, p. 747‑770, voir p. 761.
26. Voir L. Lewisohn, Ibid., p. 123‑128, cite et analyse cette œuvre d’après le rapport d’un maître
ni‘matullāhī, Majdhūb ‘Alī Shāh (m. 1238/1823).
27. Fayḍ Kāshānī, Uṣūl al-ma‘ārif, éd. J. al‑D. Āshtiyānī 1375 h.s./1996‑1997 ; H. Corbin, La philo-
sophie iranienne islamique, p. 179‑187.

749
Mathieu Terrier

de ses œuvres religieuses et philosophiques, Fayḍ Kāshānī fut aussi un poète


dans la grande tradition persane, auteur d’un Dīwān de près de vingt mille vers
dominé par le thème de l’amour mystique (‘eshq) 28.
La bibliographie de Fayḍ Kāshānī témoigne d’une évidente évolution.
Ses ouvrages des années 1040‑1050/1630‑1640 sont de nature résolument
syncrétique, associant la tradition shī‘ite à la gnose philosophique, tandis que
ses ouvrages des années 1060‑1080/1650‑1670 sont de veine traditionaliste,
essentiellement composés de ḥadīths imāmites, et contiennent des critiques
à l’égard de la philosophie et du soufisme. Plutôt qu’un abandon de ses inspi-
rations profondes, on peut voir dans ce changement d’attitude une prudente
dissimulation relevant de la taqiyya shī‘ite, alors que s’amorçait la réaction
anti‑soufie et antiphilosophique qui allait dominer le règne de Shāh Sulaymān
(1077/1666 – 1105/1694).

3. Fayḍ Kāshānī face aux juristes-théologiens, aux philosophes et aux soufis


Muḥsin Fayḍ Kāshānī, lui‑même considéré, tantôt ou en même temps,
comme un théologien traditionaliste, un philosophe et un soufi, prit des
positions diverses sur et entre ces trois groupes intellectuels, rivaux insé-
parables de l’Iran safavide. S’il appartenait bien au courant akhbārī dont il
avait rencontré à La Mecque le fondateur, Muḥammad Amīn al‑Astarābādī
(m. 1033/1624 ou 1036/1627), il ne partageait pourtant pas toutes les thèses
de celui-ci 29. Sur le plan pratique, il soutint et appliqua l’une des plus grandes
innovations juridiques des uṣūlī, l’obligation de la prière collective du ven-
dredi derrière un autre que l’imām 30. Sur le plan théorique, il représenta,
peut‑être à lui seul, une tendance philosophique et mystique au sein de ce
mouvement majoritairement antiphilosophique et antimystique. Fayḍ confé-
rait notamment à « l’homme de réalisation spirituelle » (muḥaqqiq), autre
nom du philosophe gnostique, un pouvoir noétique et une autorité intellec-
tuelle tout juste inférieurs à ceux de l’imām, mais bien supérieurs à ceux des
savants de la vie de l’ici‑bas ou « savants de l’exotérique » (‘ulamā’ al-ẓāhir),
les juristes-théologiens 31. Cette conception de « l’homme de réalisation spiri-
tuelle » est héritée d’Ibn ‘Arabī et de disciples shī‘ites comme Ḥaydar Āmolī ;

28. Fayḍ Kāshānī, Dīwān-e ash‘ār, éd. M. F. Kāshānī, Qumm 1381 h.s./2002‑2003 ; Q. Sālārī,
« Maqām‑e shā‘erī‑ye Fayḍ Kāshānī », dans Fayḍ-pažūhī, p. 885‑906 ; ‘A. al‑Ḥ. Zarrīnkūb,
Donbāle-ye jostojū, p. 257.
29. E. Kohlberg, « Aspects of Akhbārī Thought in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », dans
N. Levtzion et J. O. Voll (éd.), Eighteenth-Century Renewal and Reform in Islam, Syracuse 1987,
p. 133‑160, repris dans Belief and Law, art. XVII, p. 136‑138. Sur Astarābādī, voir A. J. Newman,
« The nature of the Akhbārī/Usūlī Dispute in Late Safawid Iran », 1992.
30. Al-maḥajja al-bayḍā’, I, p. 507‑529 ; S. H. Aqājarī, Monāsabāt dīn o dowlat, p. 379.
31. E. Kohlberg, « Aspects of Akhbārī Thought », voir p. 142.

750 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

la critique des « savants de l’ici‑bas » reprend celle de Mullā Ṣadrā 32. Sur la


question de l’authenticité ou du caractère falsifié du Coran, autre ligne de frac-
ture entre rationalistes uṣūlī et traditionalistes akhbārī, Fayḍ Kāshānī adopte
une position des plus ambiguës. Dans l’introduction de son Tafsīr al-ṣāfī, il
consacre un long chapitre à rapporter des traditions explicites sur les censures
et les ajouts infligés à la révélation par les « ennemis de la religion vraie »,
avant de conclure par une dissociation qui pourrait bien, elle aussi, relever
d’une dissimulation tactique 33.
À l’égard des philosophes, Fayḍ Kāshānī prend ses distances dès ses
Kalimāt ṭarīfa. Dans cet ouvrage, il commence par exonérer les premiers phi-
losophes, les sages grecs de l’Antiquité, de toute accusation d’impiété, arguant
de leurs retraites (khalawāt) et de leurs combats spirituels (mujāhadāt). Il sug-
gère que leur enseignement contenait déjà en germe celui des philosophes
de l’islam, Ibn Sīnā et Suhrawardī, mais qu’ils s’exprimaient par symboles
et énigmes. Pourtant, ajoute‑t‑il, « leurs sciences n’étaient pas parfaitement
accomplies, leurs intelligences n’étaient pas parvenues au terme. Bien plutôt,
il leur manquait, de la science de Dieu et du Jour dernier, parmi ce qui dépasse
le domaine de l’intelligence, des connaissances que ne possèdent que les
Envoyés et les Prophètes » 34. Tout en sauvant les figures tutélaires de la phi-
losophie, Fayḍ Kāshānī refuse aux sages grecs ce que leur attribuaient volon-
tiers Mullā Ṣadrā et un autre de ses contemporains, Quṭb al‑Dīn Ashkevarī
(m. entre 1088 et 1095/1677 et 1684) : avoir puisé leur sagesse à la « niche aux
lumières de la prophétie » (mishkāt anwār al-nubuwwa), être eux‑mêmes des
prophètes ou des imāms 35. Il se montre d’autant plus sévère à l’égard des phi-
losophes modernes, ceux qui « mélangent la philosophie avec la théologie,
mixent la démonstration et la disputation », qui sont « une fois ash‘arites et
une fois mu‘tazilites », « étudient les secrets de la religion avec leurs intellects,

32. Sur ce dernier point, voir Ch. Jambet, « Religion du savant et religion du vulgaire : remarques
sur les intentions du commentaire du Livre de la preuve par Mullā Ṣadrā », Studia Islamica 109
(2014), p. 208‑239.
33. Fayḍ Kāshānī, Tafsīr al-ṣāfī, éd. S. M. Emāmiyān, 2 vol., Qumm 1388 h.s./2009‑2010, I, p. 23‑35.
Il paraît imprudent d’affirmer, comme S. Kamada, « Fayḍ al‑Kāshānī’s Walāya », p. 456, que
Fayḍ soutenait la thèse de la falsification du Coran, mais aussi téméraire de le nier catégori-
quement comme Ṭ. Ghulāmī Shīrī, « Taḥrīf nāpadhīrī‑ye Qur’ān‑e karīm az manẓar‑e Fayḍ
Kāshānī », dans Fayḍ-pažūhī, p. 259‑280. On s’accordera avec M. A. Amir‑Moezzi, Le Coran
silencieux et le Coran parlant, p. 87, n. 112, pour souligner l’ambiguïté de sa position.
34. Fayḍ Kāshānī, Al-Kalimāt al-ṭarīfa, éd. A. J. Golbāqī Māsūleh et Z. Nowrūzī Porshokūh,
Téhéran 1384 h.s. /2005, p. 60‑61.
35. Mullā Ṣadrā, Risāla fī ḥudūth al-‘ālam, éd. M. Khājavī, Téhéran 1377 h.s./1999 ; Quṭb al‑Dīn
Ashkevarī, Maḥbūb al-qulūb, al-maqālat al-‘ūlā, éd. I. al‑Dībājī et H. Ṣidqī, Téhéran 1378
h.s./1999. À ce sujet, M. Terrier, « La représentation de la sagesse grecque comme discours et
mode de vie chez les philosophes šī‘ites de l’Iran safavide (xie/xviie siècle) », Studia Graeco-
Arabica 5 (2015), p. 299‑320 ; Idem, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. L’Aimé des
cœurs d’Aškevarī , Paris 2016.

751
Mathieu Terrier

sans avoir corrigé ni purifié leur âme », « philosophaillent et polémiquent sans


avoir poli ni illuminé leur cœur » et prétendent « avoir démontré, au sujet de
l’Être nécessaire par soi et de la nouveauté du monde (ḥudūth al-‘ālam), ce que
nul n’a jamais démontré avant eux » 36, une pointe qui pourrait bien viser Mīr
Dāmād, l’ancien maître et ami de Mullā Ṣadrā.
C’est à l’égard des ‘ulamā’ prétendant statuer, en matière de théologie et de
droit, en vertu de leur opinion personnelle (ra’y) et de leur effort d’interpréta-
tion, que Fayḍ Kāshānī a les mots les plus durs : ces hommes contreviennent
à l’unité de la religion et du Livre, désobéissent à Dieu, s’égarent et égarent
leur prochain, composent le « parti du démon » (ḥizb al-shayṭān) dénoncé
dans Coran (LVIII, 19) 37. Il va jusqu’à comparer implicitement les mujtahidūn
de son temps, usurpateurs de l’autorité de l’Imām, aux faux compagnons du
Prophète ayant usurpé l’autorité revenant à ‘Alī, à commencer par Abū Bakr et
‘Umar 38. Mais dans son épître al-Inṣāf datant de 1083/1672‑73, il se défend de
qualifier d’impiété les mujtahidūn et leurs « suiveurs » les muqallidūn, comme
d’ailleurs tout autre groupe de musulmans, déclarant qu’« il n’est pas permis
de déclarer impie (al-ḥukm bi-kufr) celui qui prête foi à Dieu, à ses anges, à
ses livres et au Jour dernier » 39.
Enfin, l’attitude ambivalente de Muḥsin Fayḍ Kāshānī à l’égard du sou-
fisme est un fait courant parmi les penseurs gnostiques de l’Iran safavide.
Comme Mullā Ṣadrā avec son Kasr aṣnām al-jāhiliyya, il écrivit avec ses
Kalimāt ṭarīfa une épître de dissociation (tabarru’), condamnant ceux qui
prennent les noms de shaykh et de derviche, se revendiquent de l’évocation
(dhikr) et du soufisme pour se dispenser du travail productif et des obligations
cultuelles, réprouvant le rite d’audition spirituelle (samā‘) et les locutions théo-
pathiques des soufis (shaṭaḥāt) 40. Mais cette condamnation convenue du sou-
fisme confrérique et social, fût‑il shī‘ite, ne contredit pas la révérence jamais
démentie de Fayḍ à l’égard des œuvres d’al‑Ghazālī et d’Ibn ‘Arabī, deux
figures du soufisme dont il admet l’appartenance au sunnisme 41. L’inhibition
progressive de ses sympathies pour le soufisme à la seconde période s’explique

36. Al-Kalimāt al-ṭarīfa, p. 61‑62.


37. Ibid., p. 48.
38. Kalimāt maknūna, chaps. 90‑92, p. 214‑223.
39. Risālat al-Inṣāf, p. 195, cité dans ‘Ilm al-yaqīn, I, introduction, p. 27 ; ‘A. al‑Ḥ. Zarrīnkūb,
Dombāle-ye jostojū, p. 256.
40. Al-Kalimāt al-ṭarīfa, p. 76‑80. Dans al-Maḥajja al-bayḍa, V, p. 251, Fayḍ Kāshānī considère
pourtant le chant (ghinā) et l’audition (samā‘) comme licites pour les hommes vertueux. Voir
L. Lewisohn, « Sufism and the school of Iṣfahān », p. 128‑131 ; M. Kompānī Zāre‘, « “Bar samā‘‑e
rāst har kas čīz nīst”. Bar‑rasī‑ye dīdgāh‑e Fayḍ Kāshānī dar bāb‑e ghenā’ », dans Fayḍ-pažūhī,
p. 463‑488.
41. Voir ‘A. al‑Ḥ. Zarrīnkūb, Donbāle-ye jostojū, p. 254‑258 ; L. Lewisohn, Ibid., p. 113‑131 ;
M. Kompānī Zāre‘, « Ghawrī dar movājehe‑ye Fayḍ Kāshānī bā taṣavvof », dans Fayḍ-pažūhī,
p. 747‑770. Fayḍ Kāshānī, dans l’introduction d’al-Maḥajja al-bayḍā, I, p. 49, affirme qu’al‑
Ghazālī s’est converti à la « religion vraie », mais à la fin de sa vie seulement.

752 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

par un contexte défavorable et une position particulièrement exposée de celui


qui avait été le favori de Shāh ‘Abbās II 42. Cette attitude ne dispensa pourtant
pas Fayḍ d’être critiqué au sein même de l’école akhbārī pour ses penchants
soufis : ainsi le puissant Shaykh al‑Ḥurr al‑‘Āmilī, tout en louant sa connais-
sance des quatre livres shī‘ites, dénonçait « son penchant pour certaines sectes
soufies » 43.
Pour conclure ce portrait intellectuel, laissons la parole à Fayḍ Kāshānī
lui‑même qui déclare, dans l’introduction de son Qurrat al-‘uyūn : « Je ne
suis ni théologien (mutakallim) ni philosophant (mutafalsif ) ni soufisant
(mutaṣawwif ) ni homme d’affectation (mutakallif ) ; mais je suis un imita-
teur (muqallid) du Coran, du Ḥadīth prophétique et des sources de la Sainte
Famille (ahl al-bayt) » 44. Si la profession de foi de traditionalisme doit être
prise au sérieux, il n’est pas interdit d’entendre toutes les dissociations comme
des semi‑aveux, car comme nous le verrons dans les pages suivantes, Fayḍ
Kāshānī n’a cessé en réalité de réactiver l’ésotérisme shī‘ite originel au contact
d’idées philosophiques et mystiques.

Anthropogonie et eschatologie

1. Précision méthodologique
Le mode de composition des ouvrages de Fayḍ Kāshānī n’est pas celui d’un
« auteur » au sens classique du terme, mais celui d’un traditionniste procédant
essentiellement par sélection, assemblage et montage de textes de différentes
sources, formulant entre eux quelques commentaires personnels. Ses sources
sont d’abord les plus anciens recueils de traditions imāmites, mais aussi les
œuvres d’Ibn ‘Arabī et de Mullā Ṣadrā principalement, tantôt cités nommé-
ment, tantôt, dans les œuvres de sa seconde période, sous couvert d’anonymat.
L’analyse qui suit part du principe qu’un tel mode de composition exprime
l’œuvre d’un penseur et non seulement d’un transmetteur. Le choix des cita-
tions, leur agencement et leur introduction ; le dosage des différentes sources
et leur présentation ; le croisement des sources et de leurs différents « jeux de
langage » au sens de Wittgenstein : tout cela relève de décisions réfléchies,
non du hasard ou d’un arbitraire psychique. Suivant ce principe, une pensée
diffusée dans et entre des textes qui ne sont pas tous de nature philosophique
peut revêtir elle‑même un caractère et un intérêt philosophiques.

42. A contrario, son contemporain Ashkevarī tirait parti de son rang subalterne pour formuler clai-
rement ses sympathies ; c’est l’objet de mon « Apologie du soufisme par un philosophe shī‘ite de
l’Iran safavide. Nouvelles remarques sur le Maḥbūb al-qulūb d’Ashkevarī », Studia Islamica 109
(2014), p. 240‑273.
43. Shayh al‑Ḥurr al‑‘Āmilī, Amal al-Āmil, cité dans ‘Ilm al-yaqīn, I, introduction, p. 17.
44. Cité dans Ibid., p. 28 ; également cité et traduit, comme étant la conclusion de la R. al-Inṣāf, par
L. Lewisohn dans « Sufism and the school of Iṣfahān », p. 126.

753
Mathieu Terrier

Le traitement des thèmes de l’anthropogonie et de l’eschatologie dans


l’œuvre de Fayḍ Kāshānī pourra attester de la validité, ou du moins du carac-
tère opératoire, du concept de philosophie shī‘ite, suivant une proposition de
définition formulée par Daniel De Smet. Tout d’abord, est philosophique : une
pensée qui d’une manière ou d’une autre fonde sa réflexion sur la raison ; qui
porte sur des sujets comme Dieu et les premiers principes, l’origine du monde,
l’âme humaine ou la théorie de la connaissance ; qui possède une double
dimension théorique et pratique, comme la philosophie antique ; qui, toute
inspirée qu’elle soit par le Coran et la tradition islamique, dépend directement
ou indirectement de sources grecques. Ensuite, est philosophie shī‘ite : une
pensée philosophique se voulant héritière et gardienne de l’enseignement des
imāms shī‘ites historiques, soit une « sagesse inspirée » (ḥikma) ; une pensée
qui, par conséquent, se considère liée au sens intérieur caché de la Loi, son
bāṭin, soit une philosophie ésotérique et herméneutique ; une pensée philoso-
phique enracinée dans la conception shī‘ite de l’islam, en dialogue avec les
sciences religieuses du tafsīr, du ḥadīth, du kalām et du soufisme, soit une
« philosophie religieuse » 45.
Les thèmes de l’anthropogonie et de l’eschatologie reviennent en plusieurs
lieux des ouvrages de Fayḍ Kāshānī où s’exprime le plus sa pensée person-
nelle et qui sont ceux de sa première période : ‘Ilm al-yaqīn fī uṣūl al-dīn et
son compendium Anwār al-ḥikma, al-Kalimāt al-maknūna, mais aussi Uṣūl
al-ma‘ārif, résumé tardif du ‘Ayn al-yaqīn. Leur traitement n’est pas systéma-
tique et présente toujours une multiplicité de perspectives, entre lesquelles les
tensions ne sont pas rares. L’analyse qui suit soulignera la manière dont Fayḍ
Kāshānī cherche ou ne cherche pas à les résoudre, et son goût pour l’ésoté-
risme étant avéré, en référera si besoin au principe herméneutique formulé par
Leo Strauss sur Maïmonide : « lorsqu’il fait deux propositions contradictoires,
il doit avoir considéré la plus secrète comme la plus vraie. Le secret est jusqu’à
un certain point identique à la rareté : ce que tout le monde dit tout le temps
est le contraire d’un secret » 46.

2. L’anthropogonie ou la création primordiale de l’homme


L’enseignement des imāms shī‘ites consigné dans les plus anciens recueils
se caractérise par des traditions cosmogoniques et anthropogoniques « pri-
mordiales », décrivant des événements précédant la création du monde 47. Ce
récit cosmogonique primordial est double. Un premier, marqué par un schème

45. D. De Smet, introduction à « Part VIII, Philosophy and Intellectual Traditions », dans The Study
of Shi’i Islam, p. 545‑562, voir p. 547‑548.
46. L. Strauss, La Persécution et l’Art d’écrire, trad. fr. O. Sedeyn, Paris – Tel Aviv 2003, p. 113.
47. M. A. Amir‑Moezzi, « Cosmogony and Cosmology V. In Twelver Shi’ism », EIr, VIII, p. 316‑
322, voir p. 319.

754 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

émanationniste, relate la création par Dieu, depuis Sa propre Lumière, de la


lumière de Muḥammad et de ‘Alī, soit de la prophétie ésotérique et de la souve-
raineté ésotérique 48 ; un second, marqué par le schème dualiste, oppose depuis
la prééternité les puissances du Bien et les puissances du Mal, les « armées de
l’Intelligence » et « les armées de l’Ignorance », selon un ḥadīth commenté par
de nombreux spirituels et philosophes shī‘ites 49. Par suite, le récit anthropo-
gonique est également double : un premier est dominé par la préexistence de
l’imām ‘Alī couplé au prophète Muḥammad, l’un et l’autre étant déjà prophète
et imām quand Adam était encore « entre l’eau et l’argile » 50 ; un second, soli-
daire du récit cosmogonique dualiste, divise l’humanité en imāms du Vrai et
imāms du Faux, amis et ennemis de l’imām du Vrai.
Dans les Uṣūl al-ma‘ārif, Fayḍ Kāshānī esquisse une cosmogonie et une
anthropogonie conformes à la pensée de son ancien maître Mullā Ṣadrā
comme aux traditions coraniques et imāmites. Dieu est l’existence pure et
simple, exempte de toute quiddité et composition. Face à Lui est le néant pur,
sans essence ni quiddité. L’existence mêlée de néant appartient à toutes les
créatures dotées de quiddités, qu’elles soient des corps ou des esprits. Le néant
qui est comme la matière de toute créature est analogue, dans la langue de la
Création, à l’eau, d’après le verset XI, 7 : « Son trône était alors sur l’eau »,
pour la facilité avec laquelle elle reçoit les formes. D’elle, il en est une « douce,
agréable au goût » et une « salée, amère » (XXV, 53). Pour son antériorité sur
les choses à titre de matière et de condition d’existentiation, il est dit dans un
ḥadīth : « la première chose que Dieu créa fut l’eau » ; mais il est aussi vrai
que « la première chose que Dieu créa fut l’Intelligence » puisque le premier
monde créé est le monde intelligible. Avant de créer les hommes, Dieu dit :
« Sois eau douce, de toi Je créerai le paradis et les hommes de Mon obéis-
sance ! Sois eau salée et amère, de toi Je créerai l’enfer et les hommes de Ma
désobéissance ! » Puis Dieu les mélangea ; de là vient que le croyant engendre
l’impie et l’impie le croyant 51.

48. M. A. Amir‑Moezzi, Le guide divin dans le shī‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en
islam, Paris 1992 – 2007, p. 75‑79.
49. Ibid., p. 18‑21 ; le même, « Cosmogony and Cosmology », p. 319‑320 ; le même, « Fin du temps
et retour à l’origine (Aspects de l’imamologie duodécimaine, VI) », REMMM, 91‑94 (2000),
p. 53‑72, repris dans M. A. Amir‑Moezzi, La religion discrète. Croyances et pratiques spiri-
tuelles dans l’islam shi’ite, Paris 2006, p. 297‑315 (trad. ang. « The end of Time and the Return
to the Origin », dans The Spirituality of Shi‘i Islam, I. B. Tauris, Londres 2011, p. 403‑429), voir
p. 304‑305 et références n. 36‑37 (trad. ang., p. 412‑416).
50. M. A. Amir‑Moezzi, Le guide divin, p. 101‑105.
51. Uṣūl al-ma‘ārif, p. 10. Sur les traditions imāmites concernant le « mélange des deux argiles »
(ikhtilāṭ al-ṭīnatayn), voir M. A. Amir‑Moezzi, « Seul l’homme de Dieu est humain. Théologie et
anthropologie mystique à travers l’exégèse imamite ancienne (Aspects de l’imamologie duodé-
cimaine IV) », Arabica 45 (1998), p. 193‑214, repris dans La religion discrète, p. 209‑228, p. 218
(trad. ang. « Only the Man of God is Human ; Theology and Mystical Anthropology According
to Early Imami Exegesis » dans The Spirituality of Shi‘i Islam, p. 277‑304).

755
Mathieu Terrier

Dans le chapitre XXX de ses Kalimāt maknūna, Fayḍ Kāshānī aborde la


création primordiale de l’homme à partir d’une antinomie proprement phi-
losophique : il s’agit de savoir si les esprits préexistent sur les corps ou s’ils
adviennent à l’être en même temps que ceux‑ci. Ce problème philosophique
remonte à Platon et Aristote, le premier soutenant la préexistence des âmes
humaines, le second l’advenue de toute âme avec le corps vivant dont elle
est la forme 52. Il est notable que Mullā Ṣadrā refusait la thèse platonicienne
comme contradictoire avec la nouveauté temporelle du monde 53. Fayḍ, lui,
soutient que la vérité est dans la conjonction des deux thèses, ceci en s’ap-
puyant sur des explications conceptuelles comme sur des traditions imāmites
non-rationnelles 54. Pour les hommes du commun, c’est la thèse aristotéli-
cienne de la co‑instauration et de la coprésence de l’âme et du corps qui est
vraie ; pour les impeccables, soit les prophètes et les imāms, la thèse platoni-
cienne de la préexistence des âmes est avérée 55.
L’existence des âmes particulières des hommes ordinaires dans le monde du
témoignage [le monde sensible], est postérieure à la production du mélange et
fonction de sa prédisposition, même si d’un autre point de vue, elles existent
depuis longtemps dans le monde des particules (‘ālam-e dharr). Mais l’exis-
tence des âmes universelles humaines exclusives aux hommes de perfection
est antérieure à l’existence des corps. Leurs âmes particulières ont une dis-
position à remonter du rang de la particularité, à se dépouiller des attributs
définitionnels et accidentels de manière à revenir à leurs universaux, à se
conjoindre à eux, car leurs essences particulières ne peuvent d’aucune façon
contempler le principe premier ; elles ne peuvent contempler aucun universel
avant d’être devenues elles‑mêmes universelles. Alors elles s’élèvent encore
davantage, palier après palier, par leur conjonction avec les universaux, rece-
vant à chaque conjonction une disposition ontologique, une lumière et une vue
intérieure, jusqu’à parvenir à l’Intellect premier et, par leur conjonction avec
lui, reçoivent ce qu’elles reçoivent de la contemplation du Principe premier,
comme ceci est l’affaire de l’Intellect premier 56.

Les âmes du commun et celles des parfaits apparaissent donc substantiel-


lement différentes : les premières adviennent concrètement avec les corps,
bien qu’elles leur préexistent à l’état de particules ou d’ombres. Le « premier
monde des particules » (‘ālam al-dharr al-awwal), élément propre à la cosmo-
gonie ésotérique shī‘ite, désigne le monde antérieur à la création dans lequel

52. Platon, Phédon, 76c‑77b, trad. M. Dixsaut, dans Platon, Œuvres complètes, trad. fr. L. Brisson
(dir.), Paris 2011, p. 1194‑1195 ; Aristote, De l’âme, II, 1‑2, trad. J. Tricot, Paris 1988 – 2010,
p. 87‑103.
53. Mullā Ṣadrā, Ḥudūth al-‘ālam, p. 184‑185.
54. Par « non‑rationnel », il faut entendre non pas l’irrationnel, mais ce qui échappe autant à la justi-
fication qu’à la critique rationnelle. Voir M. A. Amir‑Moezzi dans Le guide divin, p. 47‑48, n. 82.
55. Les références à Platon et Aristote sont miennes.
56. Kalimāt maknūna, chap. 30, p. 84.

756 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

a eu lieu le Pacte primordial (mīthāq) 57. Il est ici greffé sur une psychologie
avicennienne, péripatéticienne en son fondement, celle de l’advenue (ḥudūth)
de l’âme sur une certaine mixtion corporelle 58. Les âmes des parfaits ou des
impeccables, elles, préexistent aux corps dans leur substance même. Leurs
âmes particulières sont les émanations d’âmes universelles et remontent à
l’universel par la conjonction avec l’Intellect, première émanation de l’Un
selon la hiérarchie néoplatonicienne : leur procès est celui de l’émanation,
de la conversion et de la réversion. On peut penser que ce schéma du retour
comme mouvement ascendant progressif s’applique non seulement au pro-
phète ou à l’imām, saufs de toute éternité, mais aussi, voire surtout, au philo-
sophe gnostique dont l’âme, d’origine supérieure, doit se sauver elle‑même.
Juste après le passage cité, Fayḍ Kāshānī nomme esprit isthmique (bar-
zakhī) l’esprit qui vient à l’existence après la préparation du mélange, celui
des hommes du commun. Il le définit comme dépouillé de matière mais non
de forme, comprenant la concupiscence et la colère – correspondant aux deux
parties inférieures de l’âme chez Platon. Puis il nomme esprit saint (qudsī)
l’esprit qui existe avant les corps, dépouillé de matière comme de forme, celui
des hommes parfaits. Ainsi, l’esprit isthmique advient par l’advenue des corps
quand l’esprit saint est antérieur à tout corps, comme les anges rapprochés et
les intelligences séparées du cosmos avicennien 59.
Fayḍ Kāshānī atteste que « l’esprit saint appartient exclusivement aux
hommes de l’élite » (al-khawāṣṣ). Le terme est faible pour désigner les qua-
torze Impeccables de l’imāmisme originel et, compte tenu de la description
précédente du Retour des âmes parfaites à Dieu, l’on peut se demander s’il
n’entend pas aussi conférer l’esprit saint aux ‘urafā’, les véritables gnostiques,
ou aux muḥaqqiqūn, « ceux qui réalisent le Vrai ». C’est là que Fayḍ rapporte
du Kāfī une version d’un ḥadīth de l’imām ‘Alī fondateur de ce que l’on peut
appeler une anthropologie shī‘ite :
Les prophètes qui sont les devanciers ont cinq esprits : l’esprit de la sainteté
(rūḥ al-qudus), l’esprit de la foi (rūḥ al-īmān), l’esprit de la puissance (rūḥ
al-quwwa), l’esprit du désir (rūḥ al-shahwa), l’esprit du corps (rūḥ al-badan).
Par l’esprit de la sainteté, ils ont été envoyés prophètes et connaissent les
choses. Par l’esprit de la foi, ils adorent Dieu et ne lui associent rien. Par l’es-
prit de la puissance, ils combattent leur ennemi et soignent leur vie quoti-
dienne. Par l’esprit du désir, ils tirent plaisir de l’alimentation et s’unissent aux
jeunes femmes dans la licéité. Par l’esprit du corps, ils rampent et s’élèvent
par degrés. Les croyants, qui sont les compagnons de la droite, ont les quatre

57. Voir M. A. Amir‑Moezzi, Le guide divin, p. 82‑95.


58. Voir Alexandre d’Aphrodise, De l’âme, éd. et trad. M. Bergeron et R. Dufour, Paris 2008, 24‑26,
p. 102‑107 ; M. Sebti, Avicenne. L’âme humaine, Paris 2000, p. 19‑25.
59. Kalimāt maknūna, p. 84‑85. Les références à Platon et Avicenne sont miennes.

757
Mathieu Terrier

derniers esprits. Les impies, qui sont les compagnons de la gauche, ont les
trois derniers esprits, comme les bêtes de somme 60.

Ce ḥadīth propose une autre subdivision de l’humanité, articulant la dis-


tinction entre les parfaits – ici les seuls prophètes, mais incluant sans doute
les imāms – et les croyants du commun, à l’opposition dualiste entre « compa-
gnons de la droite » et « compagnons de la gauche », gens du paradis et gens
de l’enfer. À comparer ce schéma avec les modèles platonicien et aristotéli-
cien évoqués par Fayḍ Kāshānī dans ces mêmes pages, on remarque que l’es-
prit de la puissance et l’esprit du désir correspondent encore aux deux parties
inférieures de l’âme dans la tripartition de Platon, l’irascibilité et la concu-
piscence, tandis que la partie supérieure de l’âme, l’intelligence (noûs), est
débordée par la notion d’esprit de la sainteté sans être comprise par celle d’es-
prit de la foi. Par ailleurs, le rapport entre les cinq esprits chez les hommes
est analogue à celui qu’Aristote établit entre les âmes intellective, sensitive,
motrice et nutritive chez les êtres vivants : le terme supérieur comprend les
termes inférieurs, mais l’inférieur réalise son essence sans le supérieur. Du
fait de cette hiérarchie d’essences, il n’est pas de notion commune de l’âme
ou du vivant chez Aristote, comme il n’est pas ici de définition commune de
l’esprit 61. Ce qui pose ici le problème anthropologique : qu’est‑ce qui définit
l’humanité si le seul élément commun ne définit en propre que les bêtes et les
impies ?
Dans une seconde perspective enchaînée sans transition à la première,
Fayḍ Kāshānī rapporte, pour soutenir la même thèse anthropogonique, des
traditions tout aussi anciennes et ésotériques, mais de teneur matérialiste, du
moins au sens obvie. Du quatrième imām ‘Alī b. al‑Ḥusayn :
Dieu créa les cœurs et les corps des prophètes de l’argile du ‘Illiyīn. Il créa les
cœurs des croyants de cette argile, mais fit la création de leurs corps sans cela.
Il créa les cœurs et les corps des impies de l’argile du Sijjīn. Puis Il mélangea
les deux argiles. De là vient que le croyant engendre l’impie et l’impie, le
croyant. De là vient aussi que le croyant se propose parfois le mal et l’impie, le
bien. Puis les cœurs des croyants inclinent vers ce dont ils ont été créés, tout
comme les cœurs des impies inclinent vers ce dont ils ont été créés 62.

60. Ibid., p. 85. M. b. Ya‘qūb al‑ Kulaynī, Uṣūl al-kāfī, Beyrouth 1426/2005, K. al‑īmān wa l‑kufr,
bāb al‑kabā’ir, h. 16, p. 479. Voir M. A. Amir‑Moezzi, « Les cinq esprits de l’homme divin
(Aspects de l’imamologie duodécimaine XIII) », Der Islam 92/2 (2015), p. 297‑320.
61. Platon, La République, IV, 435c‑445e, trad. fr. G. Leroux, dans Œuvres complètes, p. 1599‑1611 ;
Aristote, De l’âme, I, 1, 402b1‑9 et II, 3, 414a29‑415a14, p. 22‑23 et 104‑108.
62. Kalimāt maknūna, p. 85. M. b. Ya‘qūb al‑ Kulaynī, Uṣūl al-kāfī, K. al‑īmān wa l‑kufr, bāb ṭīnat
al‑mu’min wa l‑kāfir, h. 1, p. 330‑331.

758 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

Le ‘Illiyīn et le Sijjīn sont deux mystérieuses expressions coraniques inter-


prétées par les imāms shī‘ites comme les substances respectives du paradis et
de l’enfer 63. D’après cette tradition, ces deux matières antinomiques existent
depuis la prééternité et sont la racine foncière respective des « compagnons
de la droite » et des « compagnons de la gauche ». Fayḍ Kāshānī commente ce
ḥadīth en un sens spiritualiste congruent avec ses propos précédents :
C’est comme si l’imām entendait par le ‘Illiyīn ce qui enveloppe le monde
angélique (malakūt) exempt de la matière et de la forme ensemble, et le monde
angélique exempt de la matière seulement. Les cœurs des prophètes ont été
créés du monde angélique le plus haut, celui des intelligences et des esprits,
et leurs corps ont été créés du monde angélique le plus bas, celui des âmes et
des spectres. Par le Sijjīn, il entendait le monde du royaume (mulk) pourvu
de matière. Les prophètes n’ont pas de relation avec leurs corps élémentaires
matériels. C’est comme si, tout en étant dans les robes de ces corps, ils les
rejetaient et s’en dépouillaient, par le fait qu’ils ne s’appuient pas sur eux et
désirent intensément l’autre vie (…). Si la création des cœurs des impies a été
attribuée au Sijjīn, c’est en raison de leur excès de confiance dans le monde
inférieur qui est comme une prison (sijn) (…). Le mélange des deux argiles est
le signe de l’attachement des esprits isthmiques aux corps élémentaires, mais
encore de leur formation progressive à partir de ces corps. De la naissance
qui, des deux, prédomine en lui, il devient l’habitant ; ainsi devient‑il véritable
croyant ou véritable impie, ou l’un des deux états selon les degrés de croyance
et d’impiété 64.

La partie supérieure du ‘Illiyīn, le monde angélique exempt de matière et


de forme, est donc l’origine de l’esprit de la sainteté ; la partie inférieure du
‘Illiyīn, le monde angélique exempt de matière mais non de forme, est l’origine
de l’esprit isthmique des croyants ou « esprit de la foi » ; le Sijjīn, monde du
royaume matériel, est l’origine des trois esprits inférieurs chez tous les autres
êtres humains, mais les prophètes, qui les possèdent aussi, n’ont pourtant
rien qui soit tiré du Sijjīn. Dans son interprétation du ḥadīth, Fayḍ introduit
les thèmes gnostiques et néoplatoniciens du corps comme vêtement et de ce
monde comme prison. Il soutient toujours la préexistence des hommes divins
et la nouveauté des esprits isthmiques des hommes ordinaires, le « mélange
des argiles » correspondant ici au concept aristotélicien de « mélange » (krasis,
en arabe mizāj). Ce mélange est déjà moralement qualifié, ce qui entraîne logi-
quement la prédestination de la demeure finale, celle de la grande Résurrection
ou qiyāma. Il restera à l’esprit isthmique et à la vie d’ici‑bas, nous le verrons,

63. M. A. Amir‑Moezzi, Le guide divin, p. 96‑101 ; D. De Smet, « ‘Illiyūn et Sijjīn », dans


M. A. Amir‑Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris 2007, p. 413‑415.
64. Kalimāt maknūna, p. 85‑86.

759
Mathieu Terrier

un rôle à jouer dans la destinée intermédiaire de l’âme humaine, celle de la


résurrection mineure dans la tombe, dans le monde justement appelé barzakh
ou « Isthme ».
Fayḍ Kāshānī confirme enfin l’antériorité des esprits des hommes de
l’élite et des hommes parfaits sur les corps par la tradition (al-naql). Il nous
ramène aux données originelles de l’ésotérisme shī‘ite faisant du Prophète et
de l’Imām la première création, unique et duelle. La dernière tradition est rap-
portée par Salmān le Perse :
J’entendis mon aimé, le choisi, Muḥammad, dire : « Moi et ‘Alī étions une
lumière entre les Mains de Dieu, qui chantait Ses louanges et Le sanctifiait,
quatorze mille ans avant qu’Il créât Adam. Quand Il créa Adam, Il introduisit
cette lumière dans ses lombes. Elle se transmit sans le moindre changement
jusqu’à ce que nous nous séparions dans les lombes de ‘Abd al‑Muṭṭalib pour
devenir, pour une part, moi‑même, et pour une part, ‘Alī » 65.

Dans le chapitre LXXVIII des Kalimāt maknūna consacré à l’eschatologie,


Kāshānī rapporte du cinquième imām une longue tradition cosmogonique et
anthropogonique développant le thème, abordé plus haut, d’une création des
hommes du paradis et de l’enfer à partir de deux eaux. L’imām raconte à son
disciple que Dieu, au commencement, créa une terre douce et pure, fit couler
en elle une eau également douce et limpide, puis lui présenta la walāya, la sou-
veraineté spirituelle des gens de la sainte Famille (ahl al-bayt), qu’elle accepta.
Après sept jours, Dieu prit de la partie supérieure de cette argile de quoi faire
l’argile des imāms, et de la partie inférieure de cette argile de quoi faire l’ar-
gile des partisans et amis des imāms, les shī‘ites. Mais Dieu créa aussi une
terre salsugineuse et puante, fit couler en elle une eau saumâtre et impure, et
lui présenta la souveraineté du Prince des initiés ‘Alī, qu’elle n’accepta pas.
Après sept jours, Dieu prit de la lie de cette argile de quoi faire l’argile des
imāms de l’impiété, des tyrans et des débauchés. Puis Il prit le reste de cette
argile et le mélangea avec l’argile des shī‘ites. Si Dieu n’avait pas mélangé
les argiles, dit l’imām, les shī‘ites seraient égaux aux imāms, les hommes
faits de la mauvaise argile n’effectueraient jamais aucune action juste, aucun
d’entre eux ne pratiquerait les piliers de l’islam exotérique (profession de foi,
jeûne, prière, aumône, pèlerinage), il n’y aurait même pas de ressemblance
extérieure entre eux et les croyants. La belle apparence des ennemis de Dieu
vient du mélange de leur argile foncière avec l’argile du croyant. Les actions

65. Ibid., p. 86‑87, d’après Ibn al‑Mughāzilī, al-Manāqib. Voir aussi M. Bāqir Majlisī, Biḥār
al-anwār, 111 vol., Beyrouth 1403/1983, XXXVIII, bāb 61, ḥ. 114, p. 147. Pour des traditions
analogues sur la préexistence de l’Imām, voir M. A. Amir‑Moezzi, Le guide divin, p. 101‑105.

760 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

impies ou dévoyées des shī‘ites proviennent de la racine ou de l’argile de l’ad-


versaire 66, tandis que les actions pieuses ou vertueuses des adversaires pro-
viennent de la racine et de l’argile du croyant 67.
Ces traditions imāmites ne cherchent pas à faire système ni ne proposent
de définition conceptuelle ; elles sont à maints égards pré‑philosophiques et
non‑rationnelles, mais pas irrationnelles, comme en atteste leur construction
rhétorique jouant sur le parallélisme. Elles n’en soulèvent pas moins trois pro-
blèmes philosophiques : l’existence d’une nature humaine ; le déterminisme
ou le libre‑arbitre ; la préséance de l’esprit ou de la matière. Tout d’abord,
dans cette perspective dualiste, la notion même d’humanité n’est assurée que
par le mélange originel, mais ce qu’il produit n’a de réalité que phénoménale
ou apparente ; les réalités en soi, nouménales au sens de Kant, sont les cinq
esprits et les deux argiles du ‘Illiyīn et du Sijjīn. Nécessaire à l’existence phé-
noménale de l’humanité, mais aussi de la umma musulmane, ce mélange pri-
mordial est aussi le principe de la confusion et de la tragédie de l’histoire. Il
fait de l’humanité historique la manifestation extérieure et confuse de la dua-
lité des substances originelles, laquelle demeure intérieure et cachée. C’est
lui qui permet le libre‑arbitre, soit la possibilité pour le croyant foncier de
dévier et celle, pour l’incroyant foncier, d’agir droitement ; mais ce libre‑ar-
bitre semble être, comme le mélange dont il dépend, un attribut accidentel
de l’essence qui, en tant que telle, est déterminée à être ce qu’elle est. Enfin,
les traditions citées soutiennent l’idée d’une matière originelle, créée avant et
pour les esprits, mais une matière qui, à la différence de la hylé indéterminée
d’Aristote, est déjà qualifiée moralement par sa docilité ou son insoumission,
comme dotée d’un libre‑arbitre.
Dans une troisième perspective, développée dans les chapitres LIII à
LVIII des Kalimāt maknūna, Fayḍ Kāshānī semble dépasser, sans le nier, le
dualisme originel en développant une conception moniste de l’anthropogonie
et de la cosmogonie, au moyen du concept d’Homme parfait ou d’Homme
universel (insān kāmil), comme somme et clé de la création. Tiré du soufisme
d’Ibn ‘Arabī 68, ce concept se voit synthétisé avec la thèse de l’homme‑mi-
crocosme (‘ālam saghīr) et du monde macranthrope (insān kabīr), une idée
héritée du pythagorisme antique via les Ikhwān al‑ṣafā et une longue tradition
de penseurs 69. Fayḍ Kāshānī s’emploie à intégrer ce thème syncrétique dans

66. Le terme employé est nāṣib qui désigne en propre, chez les shī‘ites, les adversaires du calife ‘Alī.
67. Kalimāt maknūna, p. 180.
68. Voir ‘A. al‑Jurjānī, Kitāb al-ta‘rīfāt, éd. G. Flügel, Leipzig 1845, p. 39‑40. ‘Azīl‑Dīn Nasafī,
Kitāb al-insān al-kāmil, éd. M. Molé, Téhéran 1962 – 1983 ; S. Ayada, L’islam des théophanies.
Une religion à l’épreuve de l’art, Paris 2010, p. 129‑190.
69. La formule anthrôpos micros kosmos : « l’homme est un petit monde », est attribuée à Démocrite,
qui fut élève des pythagoriciens, dans DK, II, p. 153, fr. 68 B 43. Rasā’il Ikhwān al-ṣafā’, 4 vol.,
Beyrouth 2006, épître 26, « Que l’homme est un microcosme selon la thèse des philosophes »,
II, p. 456‑479 ; épître 34, « Que le monde est un macranthrope selon la thèse des philosophes »,

761
Mathieu Terrier

la théologie imāmite en identifiant l’Homme parfait à l’Imām. Il soutient pour


commencer que l’Homme parfait est le lieu de manifestation du nom Allāh
qui est la réunion de tous les Noms divins, soit le Dieu manifesté lui‑même 70.
L’Homme parfait est le calife de Dieu sur terre, celui qui transmet l’Effu-
sion divine ( fayḍ) et les perfections (kamālāt) du nom Allāh 71. Cette fonction
théophanique s’inscrit dans le schème émanationniste néoplatonicien, mais
celui‑ci, qui à l’origine, chez Plotin, ne donnait aucune place à l’homme en
tant que tel, est réinterprété d’un point de vue anthropocentrique.
Ensuite, l’Homme parfait selon Fayḍ Kāshānī est le rassemblement de
toutes les sciences, analogue au regard intérieur de Dieu‑Vrai. C’est en lui que
la Réalité divine saisit ensemble les deux ordres de réalité intelligible et sen-
sible. C’est par lui que Dieu‑Vrai contemple Ses créatures et les prend dans Sa
Miséricorde. C’est par sa supériorité sur toutes les autres créatures que l’exis-
tence et l’effusion divine leur parviennent. Kāshānī en déduit que l’Homme
parfait est à la fois nouveau ou advenant (ḥādith) et éternel (qadīm), la nais-
sance perpétuelle éternelle pouvant être affirmée de lui, ce qu’il confirme
par un ḥadīth déjà cité : « Nous sommes les derniers et les devanciers » 72. Il
est évident que cette anthropogonie, ne faisant plus qu’une avec la cosmo-
gonie, menace directement le dogme de la nouveauté temporelle du monde, un
dogme rappelé par Ghazālī contre Avicenne et défendu ailleurs par Kāshānī
lui-même 73.
Fayḍ Kāshānī convoque le théophanisme d’Ibn ‘Arabī pour affirmer que
l’Homme parfait est celui qui gouverne le monde par les Noms divins, le
moyen terme dans la connexion du Vrai à Sa création. Il trouve à justifier
ceci par un ḥadīth de l’imām Ja‘far : « Nous sommes les œuvres de Dieu et
les hommes, après, sont des œuvres pour nous » 74. Enfin, il développe la thèse
syncrétique, néo‑pythagoricienne et akbarienne selon laquelle l’Homme par-
fait est, non plus un microcosme, mais bien le macrocosme (al-‘ālam al-ka-
bīr) 75. La seule confirmation imāmite qu’il peut trouver ici est tirée du Dīwān
attribué à l’imām ‘Alī, pourtant réputé apocryphe, dont il présente ici trois

III, p. 212‑230. Voir G. de Callataÿ, Ikhwan al-Safa’. A Brotherhood of Idealists on the Fringe of
Orthodox Islam, Oxford 2005, p. 22‑24.
70. Sur la doctrine des Noms divins chez Ibn ‘Arabī, voir S. Ayada, L’islam des théophanies, p. 105‑
127 et sv.
71. Kalimāt maknūna, chap. 53, p. 127‑128.
72. Ibid., chap. 55, p. 129‑131.
73. Ibid., chap. 24, p. 73‑75. Ce problème est l’objet de mon « De l’éternité ou de la nouveauté du
monde : parcours d’un problème philosophique d’Athènes à Ispahan », Journal Asiatique 299.1
(2011), p. 369‑421.
74. Kalimāt maknūna, chap. 56, p. 131‑132. La source de ce ḥadīth est Rajab al‑Bursī, Mashāriq
anwār al-yaqīn, éd. ‘A. al‑Māzandarānī, Qumm 1384 h.s./2005‑2006, p. 77.
75. On la retrouve chez Mīr Dāmād, Jadhawāt wa mawāqīt, éd. ‘A. Owjabī, Téhéran 1380 h.s./2001,
p. 18‑21.

762 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

vers comme authentiques : « Ton remède est en toi et tu ne le sais pas, ton
mal vient de toi et tu ne le vois pas / Tu prétends n’être qu’un corpuscule alors
qu’en toi est enveloppé le macrocosme / Tu es le Livre explicite par les lettres
duquel se manifeste le caché » 76.
Dans cet exposé, les références aux membres de la sainte Famille (les
ahl al-bayt) n’interviennent qu’in extremis, comme si Fayḍ Kāshānī éprou-
vait quelque difficulté à identifier l’Homme universel à l’Imām. Car il y a bel
et bien une tension entre l’universalisme du concept d’Homme parfait et la
personnification de l’Imām, comme il y a une tension entre le monisme du
schème néoplatonicien et le dualisme de la pensée shī‘ite. Kāshānī ne cherche
pas à résoudre ces tensions par une voie argumentative dialectique, mais par
une sorte de dispositif symphonique comprenant nombre de silences.
Enfin, dans deux chapitres de son ‘Ilm al-yaqīn nettement inspirés du théo-
phanisme d’Ibn ‘Arabī, après avoir affirmé que le bonheur et la misère dans
la vie future ne sont que les fruits des actions commises ici‑bas et que le châ-
timent des damnés n’est aucunement le fait de la vengeance divine – les ver-
sets présentant ce sens obvie devant être compris métaphoriquement – 77, Fayḍ
Kāshānī soutient encore d’une autre manière l’inégalité foncière des âmes et
la prédestination du bonheur ou de la misère.
La Miséricorde de Dieu a nécessité l’existentiation de toutes les créatures, afin
qu’elles soient les lieux de manifestation de Ses plus beaux Noms, les épipha-
nies de Ses plus hauts attributs. Les anges et ceux qui leurs ressemblent parmi
les bons et les gens du paradis sont des lieux de manifestation de la Grâce
(al-luṭf ). Les démons et leurs alliés parmi les mauvais et les gens de l’enfer
sont les lieux de manifestation de la Domination (al-qahr) […]. Il ne faut pas
attribuer l’injustice et les actions hideuses à Dieu, car cette hiérarchie et cette
distinction – l’advenue d’un groupe sur la voie de la Grâce et d’un autre groupe
sur la voie de la Domination – font partie des nécessités de l’existence et de
l’existentiation du monde, des exigences de la Sagesse et de la Justice 78.

Il est également erroné d’imputer la faute à l’homme comme s’il avait un


libre‑arbitre inconditionné. Selon un ḥadīth du cinquième imām : « Si les
hommes savaient comment Dieu a créé cette créature, ils ne se blâmeraient
pas les uns les autres » 79. Deux autres traditions du sixième imām semblent
clairement soutenir la prédestination, mais ceci n’implique pas la prédétermi-
nation des actes :

76. Voir Mīr Ḥusayn b. M. al‑Dīn Maybudī, Sharḥ-e Dīwān-i mansūb beh amīr al-mu’minīn ‘Alī b.
Abī Ṭālib, éd. Ḥ. Raḥmānī et S. E. Ashk Shīrīn, Téhéran 1390 h.s./2012, p. 456 et 458 ; Kalimāt
maknūna, chap. 58, p. 134.
77. ‘Ilm al-yaqīn, I, p. 281.
78. Ibid., I, p. 283.
79. Ibid., p. 284. La source est M. b. Ya‘qūb al‑ Kulaynī, Uṣūl al-Kāfī, K. al‑īmān wa l‑kufr, bāb
ākhar minhu, h. 1, p. 354‑355, qui le rapporte du sixième imām.

763
Mathieu Terrier

« Dieu crée le bonheur et la misère avant de créer Ses créatures. L’homme que
Dieu crée heureux, Il ne le hait jamais ; si jamais il fait le mal, Dieu hait son
action mais ne le hait pas, lui. Mais l’homme que Dieu crée misérable, Il ne
l’aime jamais ; si jamais il fait le bien, Dieu aime son action mais ne l’aime pas,
lui. Car si Dieu aime quelque chose, Il ne la hait jamais, et si Dieu hait quelque
chose, Il ne l’aime jamais » 80. Parmi ce que Dieu révéla à Moïse et fit descendre
dans la Torah : « Certes Je suis Dieu et il n’est pas de dieu sinon Moi. J’ai créé
les créatures et J’ai créé le bien ; puis J’en ai versé sur les mains de ceux que
J’aime, bienheureux soient ceux sur les mains desquels J’ai versé [du bien].
Certes Je suis Dieu et il n’est pas de dieu sinon Moi. J’ai créé les créatures
et J’ai créé le mal ; puis J’en ai versé sur les mains de ceux que J’ai voulus,
maudits soient ceux sur les mains desquels J’ai versé [du mal] » 81. (…). Et du
Prophète, il est rapporté : « Le misérable était misérable dans le ventre de sa
mère, le bienheureux était bienheureux dans le ventre de sa mère » 82.

La première tradition citée est particulièrement intéressante en ce qu’elle


reprend et soutient une thèse qui s’avérera bientôt décisive au chapitre de
l’eschatologie, la distinction essentielle de la personne et de ses actes : « Dieu
hait son action mais ne le hait pas, lui (…) Dieu aime son action mais ne l’aime
pas, lui ». La nature foncière de l’homme, qu’elle soit désignée par l’argile ou
l’esprit, est prédéterminée, mais ses actes ne le sont pas, l’ami de Dieu pouvant
commettre le mal et Son ennemi le bien. Reste que l’homme réel n’est ni l’en-
semble ni le produit de ses actes ; sujet auteur et porteur de ses actes, il reste
distinct d’eux comme la substance de ses accidents ; et c’est cet homme subs-
tantiel qui est le sujet d’imputation de la dotation et de la rétribution divine.
Les conséquences en seront évidemment tirées sur le plan de l’eschatologie.

9. L’eschatologie ou les fins dernières de l’homme

L’ésotérisme shī‘ite, comme la spiritualité de l’islam en général, distingue


deux résurrections ou deux « au‑delà de la mort » : la première, la résurrec-
tion mineure, a lieu dans la tombe et commence après la mort naturelle de
l’homme ; la seconde, la résurrection majeure, aura lieu à la fin des temps
pour tous les hommes à la fois 83. Mais dans l’enseignement imāmite originel
rapporté par Fayḍ Kāshānī, l’eschatologie découle directement de l’anthropo-
gonie. Précisément, le traditionniste et philosophe montre comment la résur-
rection mineure s’ensuit de la création temporelle de l’homme, de l’advenue

80. M. b. Ya‘qūb al‑ Kulaynī Kulaynī, Uṣūl al-Kāf ī, K. al‑tawḥīd, bāb al‑sa‘āda wa l‑shaqāwa,
h. 1, p. 87 ; A. b. M. al‑Barqī, Al-Maḥāsin, éd. M. al‑Rajā’ī, 2 vol., Qumm 1432/2011,
K. maṣābiḥ al‑ẓulam, bāb al‑sa‘āda wa l‑shaqā’, h.1, I, p. 435 ; Ibn Bābūya, Kitāb al-Tawḥīd,
Beyrouth 1430/2009, bāb al‑sa‘āda wa l‑shaqā’, h. 5, p. 235.
81. A. b. M. al‑Barqī, Maḥāsin, K. maṣābiḥ al‑ẓulm, bāb khalq al‑khayr wa l‑sharr, h.1, I, p. 440.
82. Ibn Bābūya, Tawḥīd, bāb al‑sa‘āda wa l‑shaqā’, h. 3, p. 234.
83. Ch. Jambet, Mort et résurrection, p. 165‑172.

764 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

de son âme avec son corps et, dans une certaine mesure, du libre‑arbitre ;
et comment la résurrection majeure, elle, dépend de la création primor-
diale des croyants et des incroyants, et se voit par là même rigoureusement
prédéterminée.

1. La résurrection mineure
Au sujet de la résurrection mineure, Fayḍ Kāshānī reprend de son maître
Mullā Ṣadrā l’idée que celle‑ci se produit dans le « monde imaginal » ou le
« monde des icônes » (‘ālam al-mithāl), un monde perçu par l’imagination
séparée (khayāl munfaṣil), intermédiaire entre le monde intelligible et le
monde sensible, pour cette raison aussi appelé « isthmique » (barzakhī). Si la
thèse d’un au‑delà imaginal remonte à Avicenne, le concept de « monde des
icônes » est hérité de l’école de Suhrawardī 84. De ce monde, l’une des défini-
tions les plus claires est l’œuvre de notre penseur, ainsi traduite par Henry
Corbin : « un monde où se corporalisent les esprits et où se spiritualisent les
corps » 85. Ibn ‘Arabī distinguait entre « l’Isthme où se trouvent les esprits après
leur séparation de la vie d’ici‑bas et l’Isthme situé entre les esprits immaté-
riels et les corps » ; Mullā Ṣadrā, et Fayḍ Kāshānī après lui, abolissent cette
distinction et font du monde de l’au‑delà et du monde intermédiaire un seul
et même monde, identifié au « monde des icônes » 86. On se souvient que Fayḍ
Kāshānī appelait « esprit isthmique » l’esprit naissant avec le corps. C’est ce
même esprit qui sera le sujet de la résurrection mineure. Le chapitre LXVI des
Kalimāt maknūna commence ainsi :
L’Isthme (al-barzakh) est la condition (ḥāla) située entre la mort naturelle et
la grande résurrection (ba‘th) pour les non parfaits. Dieu Très‑Haut dit : « Un
isthme se trouve derrière les hommes jusqu’au jour où ils seront ressuscités ».
(XXIII, 100) 87. Pendant cette durée, dans le monde de l’Isthme, l’esprit aura
pour seul vêtement ce corps iconique (mithālī) dans lequel l’homme se voit
dans le sommeil. Dans le ḥadīth prophétique : « Le sommeil est frère de la
mort », « Comme vous dormez, vous mourrez, et comme vous vous réveillez,

84. Sur Avicenne, voir J. Y. Michot, La destinée de l’homme selon Avicenne, Louvain 1986.
L’attribution à Avicenne du livre Ithbāt al-nubuwwāt soutenant ce point de vue est toutefois
contestée par D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, Leyde 1988, rééd. 2014, p. 485‑
489.
85. Kalimāt maknūna, chap. 31, p. 87‑89, traduit dans H. Corbin, Corps spirituel et terre céleste,
p. 206‑210. Chez Ṣadrā, à propos de la « tombe réelle », voir Ch. Jambet, Mort et résurrection,
p. 59‑65.
86. Mullā Ṣadrā, Risālat al-shawāhid al-rubūbiyya, dans Majmū‘e-ye rasā’el-e falsafi-ye Ṣadr al-mu-
ta’allihīn, éd. Ḥ. Najafjī Esfahānī, Téhéran 1375 h.s./1996‑1997, § 88, p. 304.
87. Traduction D. Masson légèrement modifiée pour correspondre à la lecture de Fayḍ Kāshānī.
Les traductions suivantes du Coran seront empruntées à D. Masson ou J. Berque et modifiées
au besoin.

765
Mathieu Terrier

vous ressusciterez ». Dieu dit : « Dieu accueille les âmes au moment de leur
mort ; Il reçoit aussi celles qui dorment, sans être mortes » (XXXIX, 42) 88.

Pour Fayḍ Kāshānī, le corps iconique ( jasad mithālī) dont l’esprit dis-
pose après sa séparation de l’ici‑bas est le même que celui dont il dispose au
cours de cette vie et par lequel il agit dans le corps sensible, un corps né à
partir du corps matériel élémentaire, celui‑ci étant comme son enveloppe ou
son cocon. Le corps iconique est donc ontologiquement intermédiaire entre
l’esprit immatériel et le corps charnel, comme le monde iconique est intermé-
diaire entre le monde intelligible et le monde sensible. Sa vie est « comme la
vie essentielle », laquelle est la vie purement intellectuelle, quand la vie sen-
sible n’est qu’une vie métaphorique. C’est dans ce corps iconique ou isthmique
que l’homme connaîtra la première rétribution, celle de la tombe ou de la
résurrection mineure 89. Fayḍ Kāshānī accorde cette conception philosophique
avec la tradition imāmite en disant que la forme isthmique subsistant après la
mort a pour métonymies, dans les paroles rapportées des imāms, l’argile pri-
mordiale dont les hommes ont été créés et l’os sacrum (‘ajb al-dhanab) :
Dans le Kāfī, « On demanda à l’imām al‑Ṣādiq si le corps du mort était entière-
ment anéanti [après sa mort]. Il répondit : “Oui, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de
la chair et des os, sauf l’argile par laquelle il a été créé. Elle reste dans la tombe
en tournant sur elle‑même, jusqu’à ce que [l’homme] soit recréé d’elle comme
il a été créé la première fois”. Le fait de tourner sur elle‑même est une méta-
phore pour son transport d’état en état selon des cycles. Elle ne se corrompt pas
car elle est incorruptible ». Dans une tradition prophétique : « Dieu fait naître
la vie dernière sur l’os sacrum qui subsiste de cette vie d’ici‑bas. C’est sur lui
que la dernière naissance est composée ». Dans le Tafsīr attribué au onzième
imām [Abū Muḥammad al‑‘Askarī], au sujet de la parole de Dieu : « Moïse dit
à son peuple : “En vérité, Dieu vous ordonne d’immoler une vache” (…) Nous
avons dit : “Frappez le cadavre avec un membre de la vache” Voici comment
Dieu rend la vie aux morts » (II, 67‑73), l’imām dit : « il s’agit de l’os sacrum,
avec lequel le fils d’Adam a été créé et sur lequel il sera composé de nouveau
quand il sera rappelé à une nouvelle création » 90.

Kāshānī se fait lui‑même l’herméneute de l’exégèse de l’imām :


Peut‑être le sens de cette métaphore est‑il que la forme isthmique, avec ses per-
fections, est la dernière acquisition du corps élémentaire matériel, même si sous
un certain aspect, c’est le corps élémentaire qui fut créé d’après son principe, ce
pourquoi il est juste de l’exprimer par l’os sacrum, extrémité dernière du corps
et [base] sur laquelle il se dresse. C’est cela qu’avait en vue celui qui interprétait
l’os sacrum comme étant l’âme. Et celui qui désigna métaphoriquement ce qui

88. Kalimāt maknūna, chap. 66, p. 147‑148.


89. Ibid., p. 148‑149.
90. Ibid., p. 149. Voir Al-Tafsīr al-mansūb ilā l-imām al-‘Askarī, Qumm 1433/2011‑2012, p. 255.

766 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

reste après la mort comme étant la substance indivisible [l’atome] (al-jawhar


al-ladhī lā yatajazza’), regardait par là le dépouillement de cette forme à l’égard
de la matière. De même que les parcelles élémentaires (al-ajzā’ al-‘unṣuriyya)
du mort, en vertu du principe « toute chose retourne à son origine », retournent
toutes à leurs mères inférieures, de même les puissances spirituelles, en vertu du
principe « retournez à votre Seigneur, satisfaites et comblées » (LXXXIX, 28),
retournent à leurs pères supérieurs et au prince de leur armée qui est l’Intellect
et la Vie essentielle […] 91.

Une nouvelle fois, le philosophe interprète en un sens spiritualiste et gnos-


tique une tradition matérialiste au sens obvie : l’os sacrum comme l’âme,
l’atome comme la forme dépouillée de la matière. La distinction des par-
celles matérielles et des puissances spirituelles, avec leur séparation finale,
n’est pas sans évoquer le grand drame cosmique manichéen 92, ici couplé au
schème néoplatonicien de la conversion ou du retour à l’Intellect, dont le titre
de « prince des armées » rappelle le ḥadīth des armées de l’Intelligence et de
l’Ignorance. Le langage ésotérique concret, pré‑philosophique du Prophète et
des imāms, est interprété dans les termes d’autres formes d’ésotérisme philo-
sophique ou religieux. Loin du traditionalisme littéraliste, Fayḍ Kāshānī pra-
tique ici le syncrétisme comme méthode.
Dans le même chapitre, après avoir cité le théologien imāmite Shaykh
Muf īd (m. 413/1022), Kāshānī rapporte les paroles de « quelque homme de la
gnose » (ba‘ḍu ahl al-ma‘rifa) :
Le mort trouve dans l’Isthme les plaisirs et les douleurs appartenant aux
formes advenues en lui, par la science ou par la pratique, dans le bien ou
dans le mal. Ces formes deviennent en lui stables et essentielles (muḥkama
dhātiyya). Sa condition, au cours de cette durée, est semblable à celle de la
goutte de sperme dans l’utérus, de la graine dans la terre, qui pousse et donne
des fruits. Les cycles de la vie se succèdent sur lui jusqu’à ce qu’il naisse le
jour de la Résurrection, par le souffle de Séraphiel (Isrāf īl), revienne de son
évanouissement, sorte de la forme qui l’enveloppait, comme le fœtus sort de
son séjour fixe. « Tu subiras certainement des transformations successives »
(LXXXIV, 19). La mort est donc le début de la résurrection (al-mawt ibtidā’
al-ba‘th). Quant à la trompette, d’après le ḥadīth prophétique, « c’est une corne
de lumière dans laquelle souffle Isrāf īl », et l’on rapporte que « ses trous sont
au nombre des esprits » 93.

91. Kalimāt maknūna, chap. 66, p. 149‑150.


92. H.‑Ch. Puech, « Le manichéisme », dans H.‑Ch. Puech (dir.), Histoire des religions, 2 tomes,
Paris 1972, II, p. 523‑645, voir p. 551‑572.
93. Ibid., p. 151. Le passage est inspiré d’Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, bāb 63 : éd. O. Yahya,
13 vol., Le Caire 1395/1975 – 1410/1990, IV, p. 406‑425, éd. ‘A. Sulṭān al‑Manṣūb, 12 vol.,
Yémen 1431/2010, II, p. 158‑165 ; mais seule la première tradition prophétique se trouve p. 416
(Y), 161 (S).

767
Mathieu Terrier

Dans la suite du développement emprunté à Ibn ‘Arabī, cette trompe de


lumière est identifiée à l’imagination, elle‑même déjà homologuée par Fayḍ
Kāshānī au monde des icônes. La résurrection mineure a donc lieu dans le
monde des icônes qui est ce « séjour fixe » matriciel dont Isrāf īl les expulsera
le jour de la grande Résurrection 94.
Cette vie au‑delà de la mort semble dépendre du libre‑arbitre par lequel
l’homme a acquis actions et connaissances. Dans une tradition citée plus tard,
Kāshānī rapporte :
‘Amr b. Yazīd interrogea le sixième imām : « Je t’ai entendu dire : “Tous nos
shī‘ites sont au paradis pour ce qui est en eux”. » Il répondit : « Tu dis vrai, tous
sont au paradis ». « Mais leurs péchés sont nombreux, certains sont capitaux ».
Il répondit : « À la grande Résurrection (qiyāma), vous irez tous au paradis
par l’intercession du Prophète obéi ou du légataire du Prophète. Mais je crains
pour vous dans l’Isthme ». Je lui demandai ce qu’est l’Isthme. Il répondit : « La
tombe, depuis le moment de sa mort jusqu’au jour de la Résurrection 95 ».

Ailleurs, Fayḍ Kāshānī distingue deux sortes de paradis et d’enfer, intel-


ligible et sensible, tous les deux créés par l’âme et dans l’âme et cependant
réels :
Il y a deux paradis. Tout d’abord, un paradis intelligible pour les rapprochés
(al-muqarrabīn), qui est le monde intelligible (al-‘ālam al-‘aqlī) en tant qu’il
est postérieur à la création d’ici‑bas. Il naît des savoirs vrais et des connais-
sances certaines acquises ici‑bas. La connaissance spirituelle (ma‘rifa) en
cette vie est la graine de la contemplation (mushāhada) dans la vie dernière
et du plaisir parfait qui advient avec la contemplation. L’existence est un
plaisir et sa perfection l’est plus encore. Ainsi les connaissances exigées par
la nature de la puissance rationnelle, appartenant à la science de Dieu, de Ses
anges, de Ses livres, de Ses envoyés et du Jour dernier, quand elles deviennent
contemplation directe pour l’âme, sont pour elle un plaisir dont l’essence est
indescriptible. […] Des Baṣā’ir al-darajāt : « Naṣr b. Qābūs interrogea Abū
‘Abdallāh [le sixième imām] au sujet de la parole de Dieu : “Ils jouiront de
spacieux ombrages, d’une eau courante, de fruits abondants non cueillis à
l’avance, ni interdits” (LVI, 30‑32). L’imām dit : “Par Dieu ! Ce n’est pas là
où vont les hommes, c’est seulement le savant et ce qui sort de lui” ». Puis il
y a un paradis sensible qui est aussi pour eux [les rapprochés] et les gens de
la droite, c’est le monde imaginaire corporalisé en tant qu’il est postérieur [à
cette vie]. Car l’imagination, dans la vie dernière, prend corps, devient l’œil du
sens externe et ne fait plus qu’un avec lui. Ce paradis ne naît que des mœurs
vertueuses, des paroles sincères, des bonnes actions, par la création, par l’âme
humaine caractérisée par elles, de formes plaisantes parmi lesquelles des

94. Kalimāt maknūna, p. 151‑152, inspiré d’al-Futūḥāt al-makkiyya, bāb 63, IV, p. 414, 419, 422‑423
(Y), II, p. 161‑165 (S).
95. Kalimāt maknūna, chap. 75, p. 173 ; Biḥār al-anwār, VI, bāb 8, ḥ. 116, p. 267, d’après al-Kāfī.

768 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

houris, des châteaux, des éphèbes, des perles, des coraux […]. Selon un ḥadīth
saint (qudsī) : « Ô fils d’Adam ! Je t’ai créé pour la subsistance. Je suis vivant
et immortel. Obéis‑moi en ce que Je t’ordonne, abstiens‑toi de ce que Je t’in-
terdis, et Je te rendrai comme moi vivant et immortel. Je suis Celui qui dit à
une chose ! “Sois !” Et elle est. Obéis‑moi en ce que Je t’ordonne et Je te ren-
drai comme moi : quand tu diras à une chose “Sois !”, elle sera ! » 96. De même,
l’enfer est deux enfers : un enfer intelligible qui advient aux cœurs des hypo-
crites, des orgueilleux et des menteurs ; un enfer sensible qui brûle les corps,
préparé pour les impies. Paradis et enfer se trouvent seulement dans le monde
imaginaire corporalisé 97.

Le paradis intelligible est créé par l’âme intellective elle‑même en vertu des
connaissances saintes acquises ici‑bas, le paradis sensible par l’imagination
en vertu des actions pieuses accomplies ici‑bas. L’on comprend que le paradis
intelligible n’est accessible qu’aux vrais savants, gnostiques ou « hommes de
réalisation spirituelle ». Fayḍ Kāshānī soutenait déjà dans ses Anwār al-ḥikma
cette thèse d’un paradis et d’un enfer créés dans l’âme, en même temps qu’elle
et avec elle : « Il faut savoir que le paradis et l’enfer naissent seulement de
l’âme. Ils sont deux états de l’âme, dans le lieu de l’âme. Ils adviennent à toute
âme en même temps qu’elle advient elle‑même, puis ils croissent avec les
actions, les perceptions, les caractères et les habitudes de l’âme, que celle‑ci
acquiert du début à la fin de sa vie » 98. Cette thèse, conjoignant une généa-
logie aristotélicienne et avicennienne de l’âme avec une eschatologie fidèle à
la littéralité des promesses et menaces coraniques, doit être héritée de Mullā
Ṣadrā 99. La perspective selon laquelle l’âme engendre son propre devenir,
qui lui est immanent, est en effet une conséquence du principe ṣadrien du
« mouvement substantiel » (al-ḥaraka al-jawhariyya) 100. Sur le rapport essen-
tiel entre l’âme et le paradis ou l’enfer, Kāshānī rapporte également, dans ses
Anwār al-ḥikma, une conception tirée d’Ibn ‘Arabī :
Il dit dans les Futūḥāt : « L’enfer a des images partielles qui sont la nature et
les passions de chacun, de ses débuts à ses derniers jours. L’âme a des portes et
des sens – au nombre de sept – qui sont les portes mêmes de l’enfer. Elles ont
la forme d’une porte qui, quand elle ouvre sur un lieu, ferme l’accès à un autre
lieu ; sa fermeture à un logis est son ouverture à un autre logis. Ces portes sont
ouvertes pour les deux groupes, les gens de l’enfer et les gens du paradis, à
l’exception de la porte du cœur, qui est fermée aux gens de l’enfer pour tou-
jours : “Les portes du ciel ne leur seront pas ouvertes et ils n’entreront pas au

96. Également cité dans Biḥār al-anwār, XC, bāb 24, p. 376.
97. Kalimāt maknūna, chap. 75, p. 170‑172 ; Uṣūl al-ma‘ārif, chap. 10, p. 174‑176.
98. Fayḍ Kāshānī, Anwār al-ḥikma, éd. M. Bīdārfar, Qumm 1425/1383h.s./2004‑2005, p. 371.
99. Ch. Jambet, Mort et résurrection.
100. Ch. Jambet, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris 2002, index
« Mouvement – essentiel, substantiel », sv.

769
Mathieu Terrier

paradis avant qu’un chameau ne passe par le chas d’une aiguille” (VII, 40).
Car la voie (ṣirāṭ) de Dieu est plus fine qu’un cheveu, celui qui la parcourt a
besoin d’être au comble de la subtilité et de la finesse, ce qui est difficile aux
sots ignorants, en particulier du fait de leur illusion et de leur soumission à leur
opinion, sans soumission véritable à Dieu et sans suivre une droite guidance.
Les portes du brasier sont donc au nombre de sept, et les portes du paradis sont
huit. Cette porte qui ne s’ouvre pas pour ceux‑là, par laquelle nul d’entre eux
n’entre et qui est dans le mur “au-dedans duquel loge la Miséricorde, tandis
qu’en face se trouve le châtiment” (LVII, 13), c’est‑à‑dire l’enfer qui “pénètre
jusqu’aux cœurs” (CIV, 7) – l’enfer a dans les cœurs une pénétration, pas une
entrée, du fait de la fermeture de cette porte –, [cette porte] est dans le paradis
entourée de contrariétés » 101.

Les sept premiers sens de l’âme humaine pourraient désigner, suivant la


psychologie d’Aristote, les cinq sens, le sens commun et l’imagination. Ils
sont autant de portes ouvrant ou fermant pour chacun, en fonction de ce qu’il
a acquis par son libre‑arbitre, sur le paradis ou l’enfer dans la résurrection
mineure. Le huitième sens est le cœur comme organe proprement spirituel,
une idée inconnue de la philosophie grecque et d’Aristote en particulier ;
directement créé de l’argile originelle, comme on l’a vu, il n’existe comme
porte ouverte sur le paradis supérieur que pour les hommes de l’élite. Une fois
encore, Ibn ‘Arabī et un certain Aristote assimilé permettent à Fayḍ Kāshānī
de cerner une notion commune de la nature humaine, qu’il s’emploie à arti-
culer avec les doctrines propres de l’imāmologie shī‘ite pour laquelle « seul
l’homme de Dieu est humain ».

2. La résurrection majeure
Fayḍ Kāshānī ne distingue pas clairement ce qui relève de la résurrection
mineure et ce qui relève de la résurrection majeure. Mais il présente deux
conceptions distinctes : la première est celle du devenir immanent de l’âme
après sa séparation du corps et de la vie d’ici‑bas ; la seconde est celle de
son destin final, consécutif au Jugement transcendant, lors et à la suite de la
« grande résurrection » (al-qiyāma). La première conception est d’origine et de
nature philosophique ; la figure de l’Imām, on le constate dans ce qui précède,
y est peu présente. La seconde conception, elle, est théologique et l’Imām
y tient une place centrale. Au sujet du Retour final des âmes à Dieu revient
aussi le concept de l’Homme parfait, identifié plus nettement à l’Imām qu’au
chapitre de la cosmogonie. Dans le chapitre LXXII de ses Kalimāt maknūna,

101. Anwār al-ḥikma, p. 365‑366 ; Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, chap. 371, faṣl 6, « sur la
Géhenne, ses portes, ses stations et ses marches (darakāt) », IX, p. 332‑334 (S), dont le texte
n’est pas cité littéralement mais résumé et glosé par notre auteur. Voir aussi Kalimāt maknūna,
chap. 80, p. 185.

770 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

Kāshānī soutient la thèse selon laquelle la Balance du jour de la Résurrection,


évoquée dans les versets XXIII, 102‑103 : « Celui dont la balance est lourde
[…] ceux-là sont les comblés. Celui de qui elle est légère […] ceux-là se seront
eux-mêmes perdus et s’éternisent dans la Géhenne », est l’Homme parfait et
sa guidance. Kāshānī commente :
La balance d’une chose est ce par quoi l’on connaît la valeur de cette chose. La
balance du jour de la Résurrection, pour les hommes, sera ce par quoi seront
mesurés la valeur et le prix de tout homme en fonction de sa croyance, de son
caractère, de sa science et de son action, « de sorte que toute âme soit rétribuée
à raison de ses acquis » (XLV, 22). Ceci n’est autre que l’Homme parfait ; c’est
par lui, par la poursuite de ses traces, ou bien par l’abandon de cette proxi-
mité et l’éloignement de sa voie, qu’est connue la mesure des hommes, que
sont déterminés leurs bienfaits et leurs méfaits. La balance de chaque com-
munauté est donc le prophète, le légataire (waṣī) de ce prophète et la loi qu’il
lui a apportée. « Celui dont la balance est lourde […] ceux-là sont les com-
blés. Celui de qui elle est légère […] ceux-là se seront eux-mêmes perdus ».
Al‑Ṣadūq rapporta de Hishām b. Sālim qu’il interrogea Abū ‘Abdallāh [le
sixième imām] à propos de la parole de Dieu : « Nous dresserons les justes
balances pour le jour de la Résurrection. Nulle âme ne sera lésée en rien »
(XXI, 47) ; l’imām répondit : « [Les justes balances] sont les prophètes et les
légataires » ; et dans une autre tradition, des imāms : « Nous sommes les justes
balances » 102. On dit aussi que la balance juste est « ce par quoi l’on pèse les
feuillets », et les feuillets sont les âmes humaines 103.

Dans le chapitre suivant, Fayḍ Kāshānī soutient que la « Voie droite »


(al-ṣirāṭ) évoquée par le Coran n’est autre que l’Homme parfait et sa gui-
dance. Telle est l’exégèse du passage des versets XLII, 52‑53 : « Tu diriges les
hommes dans la voie droite : la voie de Dieu ». Kāshānī dit qu’elle est la voie
de l’attestation de l’unicité divine, de la connaissance spirituelle (ma‘rifa) et
du juste milieu entre les contraires en matières de mœurs – un probable écho
de l’éthique aristotélicienne du juste milieu. La voie droite est assimilée à
l’Imām par plusieurs traditions du sixième imām :
Al‑Ṣadūq rapporte dans ses Ma‘ānī al-akhbār que l’on interrogea al‑Ṣādiq au
sujet de la « voie droite » (al-ṣirāṭ). Il répondit : « C’est la voie (ṭarīqa) de la
connaissance de Dieu. Il est deux voies droites : une en cette vie, une autre
dans la vie dernière. La voie droite en cette vie, c’est l’Imām auquel l’obéis-
sance est due. Celui qui le connaît en cette vie et se règle sur sa guidance
franchit la voie droite qui est le pont de la géhenne dans la vie dernière. Mais

102. Ibn Bābūya, Ma‘ānī al-akhbār, éd. ‘A. al‑Ghaffārī, Beyrouth 1410/1990, p. 31‑32, pour la pre-
mière tradition ; la seconde se trouve aussi dans Tafsīr al-Sāfī, II, p. 155. M. Bāqir Majlisī, Bihār
al-anwār, LXVIII, p. 226, mentionne ce ḥadīth sans l’attester : « Il est rapporté dans certains
récits que les imāms sont les justes balances »
103. Kalimāt maknūna, chap. 72, p. 164‑165.

771
Mathieu Terrier

celui qui ne le connaît pas en cette vie glisse [et tombe] de la voie droite de la
vie dernière » […]. Dans les Baṣā’ir al-darajāt, on interrogea al‑Ṣādiq sur la
parole de Dieu : « Ceci est pour Moi une voie droite (hādhā ṣirāṭ ‘alayya mus-
taqīm) ». L’imām dit : « Par Dieu !, la voie droite est ‘Alī. Par Dieu, ‘Alī est la
voie et la balance » 104.

Dans le chapitre LXXIX de ses Kalimāt maknūna, ainsi que dans Anwār
al-ḥikma, Fayḍ Kāshānī fait de l’Imām ou de l’Homme parfait celui qui par-
tage le paradis et l’enfer (al-qasīm bayn al-janna wa l-nār). Ceci parce que,
selon une tradition rapportée du sixième imām, « l’amour [de ‘Alī] est foi et
la haine de lui est impiété ; or le paradis n’a été créé que pour les hommes de
foi, et l’enfer pour les hommes d’impiété » 105. D’un savant non nommé, notre
auteur rapporte qu’il ne s’agit pas de l’amour pour son être individuel ayant
existé un certain temps dans le monde sensible, mais de l’amour pour sa réa-
lité divine et son rang intelligible universel et prééternel 106.
Dans le chapitre LXXXI, Fayḍ Kāshānī identifie l’Homme parfait ou
l’Imām aux mystérieux A‘rāf de la sourate VII, généralement interprétés
comme des dunes ou des redans séparant physiquement le paradis et l’enfer.
L’exégèse imāmite identifiant les imāms aux A‘rāf est déjà recueillie dans le
Kāfī et commentée, avant notre auteur, par son maître Mullā Ṣadrā 107. Il rap-
porte cette tradition rapportée des Baṣā’ir al-darajāt :
Un homme vint trouver le Prince des initiés et lui demanda la signification
de la parole : « Sur les A‘rāf, il y a des hommes qui les reconnaissent tous par
leurs signes distinctifs » (VII, 46). ‘Alī lui dit : « Nous sommes les A‘rāf, nous
connaissons nos auxiliaires par leurs signes distinctifs. Et nous sommes les
plus savants (a‘rāf ) : Dieu ne fait rien connaître si ce n’est par la voie de notre
connaissance. Nous, les A‘rāf, siégerons au jour de la Résurrection entre le
paradis et l’enfer. Nul n’entrera au paradis sans qu’il nous connaisse et que
nous le connaissions. Nul n’entrera en enfer sans qu’il nous rejette et que nous
le rejetions. Ceci car Dieu, s’Il avait voulu, aurait fait connaître aux hommes
de quoi Le connaître, proclamer Son unicité et venir d’eux‑mêmes à Sa porte.
Mais Il a fait de nous Ses portes, Sa voie droite, Sa voie et la porte qui mène
à Lui » 108.

104. Ibid., chap. 73, p. 166 ; Ibn Bābūya, Ma‘ānī al-akhbār, p. 32, pour la première tradition. La cita-
tion attribuée au Coran ne se trouve pas dans la Vulgate.
105. Kalimāt maknūna, chap. 79, p. 182, d’après Ibn Bābūya, ‘Ilal al-sharā’i‘, éd. et trad. pers. Ḥ.
Qāsemī, 2 vol., Qumm 1389 h.s./2010‑2011, bāb 130, ḥ. 1, I, p. 438.
106. Kalimāt maknūna, chap. 79, p. 183‑184. Voir aussi Anwār al-ḥikma, p. 360 et suiv.
107. Voir là‑dessus H. Corbin, En islam iranien, I, p. 310‑320.
108. Kalimāt maknūna, chap. 86, p. 186 ; Al‑Ṣaffār al‑Qummī, Baṣā’ir al-darajāt, éd. ‘A. Zakīzādeh
Renānī, 2 vol., Qumm 1389 h.s./2010‑2011, bāb 16, ḥ. 1775, II, p. 782.

772 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

Entre ces chapitres, le chapitre LXXVIII soutient une conception de la


grande Résurrection propre à l’ésotérisme shī‘ite et à son schème dualiste
déjà rencontré au sujet de l’anthropogonie, dont elle est la suite logique ; une
conception qui pourtant ne prête pas à l’Imām de rôle direct dans le Jugement
dernier.
Les marches du paradis sont au nombre des marches de l’enfer. Il n’est pas une
marche au paradis qui n’ait son correspondant en enfer. Ceci car l’homme ne
manque pas d’agir selon le bien ou de ne pas agir ainsi. S’il agit selon le bien, il
est pour lui dans le paradis une marche définie en particulier pour cette action ;
s’il n’accomplit pas l’action qui lui est ordonnée, il est pour lui en enfer une
marche correspondante […]. Tout comme le croyant monothéiste est empêché,
par l’attestation de l’unicité divine et son argile provenant du ‘Illiyīn, d’appar-
tenir aux gens de l’enfer, l’associationniste est privé, par l’associationnisme et
son argile provenant su Sijjīn, d’entrer dans la Maison des honneurs. Observe
donc cette Justice divine, comme elle agit bellement ! Cette idée trouve sa
confirmation par la tradition dans ce que nous avons rapporté du Prophète,
au sujet de la parole divine : « ceux-là sont les héritiers, ils hériteront du
Paradis » (XXIII, 10‑11) : « Chacun d’entre vous a un logis au paradis et un
logis en enfer. S’il meurt et va en enfer, les gens du paradis héritent de son
logis » 109. Ainsi, toute la rétribution de la science, de l’action et de la parole de
l’associationniste qui, s’il avait été croyant monothéiste, lui aurait été accordée
au paradis à sa juste mesure, sera donnée au croyant monothéiste ignorant de
cette science, excessif dans cette action et manquant à cette parole ; et toute la
rétribution de l’ignorance, de l’excès et du défaut du croyant monothéiste qui,
s’il avait été associationniste, se serait produite pour lui en enfer, sera donnée
à cet associationniste qui, dans la vie dernière, n’a pas sa place au paradis 110.

On retrouve une tension rencontrée plus haut entre la détermination par


les actes et la prédestination en vertu de l’argile originelle. Selon la première
perspective, l’homme crée son destin au‑delà de la mort par ses actes volon-
taires ; selon la seconde, qui l’emporte ici, le sujet‑substance est distinct de
ses actes, ceux‑ci ne peuvent le sauver s’il est substantiellement mauvais ni le
condamner s’il est substantiellement bon. L’attestation de l’unicité divine ou
l’associationnisme sont des attributs essentiels, primordiaux et innés, assumés
par la matière originelle, déterminant l’issue finale de l’âme au paradis ou en
enfer ; tandis que la science, l’action droite et la parole véridique, acquises au
cours de la vie d’ici‑bas, sont des qualités accidentelles et secondes, ne déter-
minant que le bonheur ou le malheur de cette vie. La suite est une défense
de cette idée contre une objection rationaliste d’inspiration probablement
mu‘tazilite :

109. Aussi dans Bihār al-anwār, VIII, bāb 24, p. 91.


110. Kalimāt maknūna, chap. 78, p. 177‑178.

773
Mathieu Terrier

Si l’on demande : « Comment l’associationniste se voit-il donner la rétribu-


tion de la désobéissance du croyant monothéiste ? Comment le croyant mono-
théiste se voit‑il donner la rétribution de l’obéissance de l’associationniste ?
Comment cela s’accorde‑t‑il avec la Justice divine ? » Nous dirons : « parce
que l’associationniste, selon ce qu’exige son argile vilaine, n’aspire et n’incline
qu’aux actes de désobéissance, par sa nature et son innéité, car il fait partie de
leurs gens, et sa pensée intime (ḍamīr) s’attacherait à les commettre toujours si
cela lui était facile. “S’ils étaient ramenés, ils récidiveraient dans ce qui leur a
été interdit” (VI, 28). Les bonnes actions [qu’il commet] lui sont étrangères, ne
proviennent pas de son argile originelle. Ceci au contraire du croyant mono-
théiste qui, selon ce qu’exige son argile bonne, ne commet de méfait qu’avec la
réprobation de son intelligence, le dégoût de son cœur et la crainte à l’égard de
son Seigneur ; les méfaits lui sont étrangers, ne proviennent pas de sa nature
innée et de son caractère originel, car il ne fait pas partie de leurs gens. C’est
pourquoi il n’est pas puni [pour ces méfaits], mais se voit récompensé pour les
bienfaits qu’il n’a pas commis, en raison de son penchant vers eux, de son aspi-
ration à eux, de l’attachement de sa pensée intime à les commettre toujours si
cela avait été facile pour lui. Car les actes vont avec les intentions, tout homme
ne possède que ce qu’il a l’intention de faire, et chacun n’a d’intention que pour
ce qui correspond à son argile originelle, ce qu’exige la nature foncière pour
laquelle il a été créé. Dieu dit : “Chacun agit selon son intention (‘alā shāki-
latih) ; mais votre Seigneur connaît parfaitement celui qui est le mieux dirigé
dans le chemin droit” (XVII, 84) » 111.

L’action méritoire ou déméritoire se voit littéralement réduite à son inten-


tion, comme dans la morale kantienne. Mais la doctrine défendue par Fayḍ
Kāshānī est radicalement contraire à la morale kantienne en ce qu’elle sou-
tient que l’intention est déterminée a priori par l’argile originelle, tandis que
l’action extérieure est contingente et libre. Pour finir d’argumenter rationnel-
lement cette thèse si paradoxale, le philosophe shī‘ite poursuit :
Tout comme l’associationniste a été récompensé pour ses bienfaits dans la vie
d’ici‑bas, par les profits de ce monde, le croyant monothéiste a été puni pour
ses méfaits dans la vie d’ici‑bas, par les souffrances qui l’y ont frappé, puis
par la souffrance de la mort, puis par le châtiment de l’Isthme s’il reste encore
une part de cette rétribution, jusqu’à rencontrer Dieu une fois pur et purifié,
comme il est rapporté dans les versets et les récits traditionnels 112.

La vie d’ici‑bas, dont la réalité essentielle est ailleurs assimilée à la « forme


de la géhenne » 113, se voit ici justifiée comme le lieu du libre‑arbitre, lais-
sant au croyant la possibilité de désobéir, mais aussi de se purifier par ses
vicissitudes. De même et plus encore, la résurrection mineure dans le monde

111. Ibid., p. 179.


112. Ibid., même page.
113. Ibid., chap. 76, p. 175.

774 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

iconique ou « monde de l’Isthme » se voit justifiée comme permettant la


catharsis du croyant responsable d’avoir péché, purification le préparant à la
rencontre de Dieu lors de la Résurrection majeure.
Fayḍ Kāshānī noue ici les fils de l’anthropogonie et de l’eschatologie. Il cite
le ḥadīth du cinquième imām dont le début a été traduit plus haut, relatif aux
deux argiles originelles substantiellement opposées, ayant pour l’une accepté,
pour l’autre refusé la souveraineté des gens de la Maison prophétique. On y
voyait un Dieu grand alchimiste procéder au mélange des argiles de la plupart
de l’humanité, constituant par là l’être phénoménal ou exotérique (ẓāhir) des
hommes. Ce mélange qui rendait le croyant capable de mauvaises actions et
l’associationniste capable d’actions pieuses, voilà ce qu’il en adviendra le jour
de la Résurrection :
Quand viendra le jour de la Résurrection, Dieu ôtera à l’ennemi adversaire
la racine du croyant, son tempérament, son argile, sa substance, son élément,
avec toutes ses actions justes, et Il les rendra au croyant ; Dieu ôtera au croyant
la racine de l’adversaire, son tempérament, son argile, sa substance, son élé-
ment, avec toutes ses mauvaises actions, et Il les rendra à l’adversaire. Ce sera
là justice de Sa part.

Cette séparation des substances bonnes et mauvaises rappelle encore


l’eschatologie manichéenne. Mais on sent qu’il s’agit aussi, dans cette escha-
tologie shī‘ite, de répondre à des objections rationalistes de type mu‘tazilite
portant sur la notion de justice (‘adl) et faisant fonds sur l’exigence d’une jus-
tice divine rationnelle. L’imām donne deux confirmations coraniques de cette
thèse :
« Les mauvaises [actions] aux mauvais et les mauvais aux mauvaises ! Les
bonnes [actions] aux bons et les bons aux bonnes ! Les bons sont innocents des
accusations portées contre eux ; ils obtiendront le pardon et une grâce abon-
dante ». (XXIV, 26) ; « Les dénégateurs seront rassemblés dans la Géhenne
pour que Dieu sépare le mauvais du bon ; qu’Il entasse les mauvais les uns
sur les autres, puis qu’Il les amoncelle tous ensemble et qu’Il les mette dans
la Géhenne » (VIII, 36‑37).

L’exégèse du premier verset est typiquement shī‘ite et va au‑delà du sens


obvie : l’on comprend généralement « les mauvais », « les mauvaises », « les
bons », « les bonnes », comme désignant les femmes et les hommes ; ici, le
féminin est compris comme désignant les paroles et les actions, le masculin
comme désignant les hommes et les femmes. C’est l’interprétation du Tafsīr
d’Ibrāhīm al‑Qummī (307/919) que Fayḍ rapporte aussi dans son commen-
taire coranique, s’appuyant sur le verset VIII, 36‑37 114. Le ḥadīth se conclut

114. Tafsīr al-Sāfī, II, p. 216 ; ‘Alī b. Ibrāhīm al‑Qummī, Tafsīr al-Qummī, éd. M. al‑Abṭaḥī al‑Iṣ-
fahānī, 3 vol., Qumm 1435/2013‑2014, II, p. 703‑704.

775
Mathieu Terrier

sur l’interprétation du verset XXV, 70 : « Dieu changera leurs mauvaises


actions en œuvres bonnes. Dieu pardonne, Il est miséricordieux », ainsi com-
menté par l’imām : « Dieu changera les mauvaises actions de nos partisans en
œuvres bonnes et les œuvres bonnes de nos adversaires en mauvaises actions.
Cela fait partie du fond ésotérique (bāṭin) de la science cachée de Dieu et de
son secret réservé » 115.
Là ne s’arrête pas – heureusement est‑on tenté de dire – la pensée escha-
tologique de Fayḍ Kāshānī, qui emprunte à Ibn ‘Arabī et à Mullā Ṣadrā une
conception plus optimiste mais aussi plus hétérodoxe des fins dernières. Dans
le chapitre LXXVI des Kalimāt maknūna, comme dans le livre X de ses Uṣūl
al-ma‘ārif, il reprend de Mullā Ṣadrā la thèse selon laquelle la réalité véritable
du paradis est essentielle et subsistante quand la réalité véritable de l’enfer
est créée par accident et évanescente, ceci parce que la Miséricorde de Dieu
lui est essentielle tandis que Sa Colère lui est accidentelle, que les bienfaits
procèdent donc de Lui par essence quand les maux n’adviennent de par Lui
que par accident ; un essai de théodicée qui adoucit le dualisme originel mais
attribue des accidents à Dieu, ce qui ne va pas sans poser problème 116.
Fayḍ Kāshānī aborde ailleurs la question épineuse de savoir si les tour-
ments des damnés de l’enfer sont perpétuels ou susceptibles de prendre fin,
une question sur laquelle, selon les mots de son maître Mullā Ṣadrā, « il y a un
différend entre les savants des coutumes (‘ulamā’ al-rusūm) et les savants des
dévoilements spirituels (‘ulamā’ al-kushūf ) » 117. Dans plusieurs de ses œuvres,
notre auteur semble bien rompre avec la rigueur prédestinationiste des tradi-
tions précédentes sans renoncer à l’identification de la substance du sujet à
son intentionnalité foncière. Nous suivons ici le dernier chapitre des Anwār
al-ḥikma 118. Il commence par soutenir l’opinion majoritaire de l’éternité du
châtiment des damnés, d’abord à l’appui du récit de l’immolation de la mort,
puis de ce ḥadīth prophétique transmis par le sixième imām du premier, rap-
porté du K. al-Tawḥīd d’Ibn Bābūya :
Un juif vint trouver le Prophète et l’interrogea : « Si ton Seigneur n’est pas
injuste, comment peut‑il condamner à l’enfer pour l’éternité celui qui ne Lui a
désobéi qu’un nombre limité de jours ? » Réponse : « Il le perpétue selon son
intention. Celui dont il sait que suivant son intention, s’il était resté dans ce
monde jusqu’à la fin, il aurait désobéi à Dieu, Il le perpétue en enfer selon son

115. Fin de citation du long ḥadīth rapporté d’Abū Isḥāq al‑Laythī, Kalimāt maknūna, chap. 78, p. 180‑
182 ; cité dans M. Bāqir Majlisī, Bihār al-anwār, LXIV, bāb 3, ḥ. 21, p. 104‑108.
116. Kalimāt maknūna, chap. 76, p. 174 ; Uṣūl al-ma‘ārif, X, p. 179 ; Mullā Ṣadrā, Al-ḥikma al-mu-
ta‘āliyya fī l-asfār al-arba‘a, éd. M. ‘Aqīl, 3 vol., Beyrouth 1432/2011, III, p. 728.
117. Mullā Ṣadrā, Al-ḥikma al-muta‘āliyya, III, p. 729.
118. Anwār al-ḥikma, p. 408‑415. Voir aussi ‘Ilm al-yaqīn, II, p. 1321‑1326, et encore de Fayḍ Kāshānī,
Nawādir al-akhbār, éd. M. al‑Anṣārī al‑Qummī, Téhéran 1391 h.s./2012‑2013, p. 524‑529. Il
s’agit dans les trois cas du dernier chapitre.

776 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

intention. C’est le contraire pour l’hôte du paradis. Celui‑là, “son intention est
pire que son action”. Celui‑ci, “son intention est meilleure que son action”. Les
intentions perpétuent le séjour des gens du paradis et celui des gens de l’enfer.
Dieu dit : “Chacun agit selon son intention, mais votre Seigneur connaît par-
faitement celui qui est le mieux dirigé dans le chemin droit” (XVII, 84) » 119.

Puis Fayḍ Kāshānī enchaîne avec plusieurs citations d’Ibn ‘Arabī qui
changent sensiblement la donne eschatologique :
L’auteur d’al-Futūḥāt al-makkiyya dit : « Ceux qui éprouvent la douleur
reçoivent la rétribution du châtiment à hauteur de la durée de sa vie passée
à s’abaisser dans l’ici‑bas. Quand le terme aura expiré, Dieu instaurera pour
eux un bienfait dans la demeure où ils se trouveront à perpétuité. Car s’ils
entraient au paradis, ils souffriraient de l’inadéquation de leur nature fon-
cière. Mais ils jouiront du feu et du glacis dans lesquels ils se trouveront,
des piqures de serpents et d’araignées, comme les gens du paradis jouiront
de l’ombre, de la lumière et des baisers prodigués aux belles houris, car leur
naturel le nécessite. Ne vois‑tu pas que le scarabée est d’une nature propre à
être affectée négativement par le parfum de la fleur mais à jouir de la puan-
teur, que l’homme échauffé par la colère est dérangé par l’odeur du musc ? » 120
Il déclare dans les Fuṣūṣ al-ḥikam : « Les hôtes de l’enfer (ahl al-nār) ont leur
terme final dans la faveur [divine] (al-na‘īm), mais en enfer. Car au terme de la
durée du châtiment, la forme du feu (nār) deviendra nécessairement fraîcheur
et paix pour ceux qui s’y trouvent, et ce sera là leur faveur » 121.

Kāshānī parvient à trouver une confirmation imāmite traditionnelle à


cette idée dans le K. al-Tawḥīd, rapporté de l’imām al‑Ṣādiq : « Le Prophète
déclara : “Celui à qui Dieu a promis une récompense pour son action verra
cette promesse tenue. Mais celui que Dieu a menacé d’un châtiment pour son
action, ce sera au choix [de Dieu]” » 122. Il en donne ensuite une justification
rationnelle, d’abord fondée sur al‑Qaysarī, commentateur des Fuṣūṣ al-ḥikam
d’Ibn ‘Arabī, puis sur Mullā Ṣadrā, qu’il appelle « notre professeur », pour
un véritable essai de théodicée philosophique 123. Cette conception du Retour

119. Anwār al-ḥikma, p. 409.


120. Ibid., p. 409‑410 ; Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, bāb 289, VII, p. 218‑219 (S).
121. Anwār al-ḥikma, p. 410 ; ‘Ilm al-yaqīn, II, p. 1321 ; Ibn ‘Arabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, éd. A. ‘Afīfī,
Beyrouth 1423/2002, Fuṣṣ ḥikma nafsiyya f ī kalima yūnusiyya, p. 129. Mullā Ṣadrā, Kitāb
al-‘Arshīya, éd. F. Wakār, Beyrouth 1420/2000, p. 95, rapporte cette citation pour se dissocier
de cette thèse.
122. Anwār al-ḥikma, p. 410‑411 ; ‘Ilm al-yaqīn, II, p. 1322 ; Nawādir al-akhbār, p. 526 ; Ibn Bābūya,
Tawḥīd, p. 266.
123. Mullā Ṣadrā, Al-Shawāhid al-rubūbiyya fī l-manāhij al-sulūkiyya, dans M. Hādī Sabzavārī,
Al-Shawāhid al-rubūbiyya, éd. J. al‑D. Āshtiyānī, Beyrouth 1360 h.s./1981, p. 313 et s.

777
Mathieu Terrier

final substitue à la vision dualiste, opposant des valeurs antinomiques, une


vision duelle conjoignant en tout être et en tout phénomène une face exté-
rieure ou exotérique et une face intérieure ou ésotérique :
Tu sais que le fait qu’une chose soit châtiment sous un aspect n’interdit pas
qu’elle soit miséricorde sous un autre aspect, et que l’ininterruption du châ-
timent pour les gens de l’enfer n’interdit pas son interruption pour tout un
chacun. Puis il faut savoir qu’il existe, entre la faveur des gens du paradis et
la faveur des gens de l’enfer, auprès de l’Effusion de la Miséricorde, une dif-
férence immense (…). La faveur des gens de l’enfer vient de la Miséricorde
du Plus Miséricordieux – pour son advenue après la Colère et le châti-
ment –, tandis que la faveur des gens du paradis vient de la Présence du Très‑
Miséricordieux, du Tout‑Miséricordieux (…). La première est comme la coque
(qishr) de la seconde, pour la dureté de la première et la douceur de la seconde
(…) ; or la coque n’existe que pour protéger et conserver le fruit (lubb). Ainsi,
les hommes de l’enfer sont les lieux qui supportent les maux pour l’édification
du monde, tandis que les hommes du paradis sont les lieux de manifestation
qui réalisent les connaissances et les réalités essentielles pour l’édification de
la vie dernière ; les premiers protègent les seconds des épreuves, les seconds
libèrent les premiers de l’obligation des actions de culte. Ainsi sont édifiées les
deux demeures, ainsi la Miséricorde précède‑t‑elle la Colère et s’étend‑elle à
toute chose, y compris à l’enfer et tous ceux qui s’y trouvent 124.

Fayḍ juxtapose ainsi deux positions antinomiques sur le destin final des
damnés : la thèse orthodoxe du châtiment éternel, également soutenue par
Mullā Ṣadrā, et la thèse hétérodoxe du bienfait des damnés, reçue d’Ibn
‘Arabī. Suivant le principe herméneutique formulé par Leo Strauss, on peut
légitimement supposer que Fayḍ considérait la plus secrète comme la plus
vraie et soutenait donc le parti des « savants des dévoilements » plutôt que
celui des « savants des traces écrites ».

Conclusion

Dans ses ouvrages de jeunesse et de maturité, Fayḍ Kāshānī fait œuvre,


non pas d’auteur ou de philosophe au sens classique, mais de penseur original
par la recollection et la combinaison de textes d’origines diverses, des tradi-
tions imāmites surtout, mais aussi des spéculations philosophiques et théoso-
phiques d’auteurs pas nécessairement shī‘ites. D’un point de vue théologique,
ces ouvrages sont parmi les premiers à réactiver, à l’époque moderne, l’ensei-
gnement ésotérique des imāms, permettant la survie de l’akhbārisme. D’un
point de vue philosophique, ils traduisent volens nolens un certain infléchis-
sement par rapport aux œuvres des maîtres de la génération précédente, Mīr

124. Anwār al-ḥikma, p. 414, d’après Mullā Ṣadrā, Risāla fī al-wāridāt al-qalbiyya, dans Idem,
Majmū‘a al-rasā’il al-tis‘, Téhéran 1302/1885, p. 264.

778 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.
Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī

Dāmād et Mullā Ṣadrā. Alors que ceux‑ci rapportaient ou commentaient les


ḥadīths des imāms pour confirmer leurs conceptions philosophiques et ten-
daient à faire de la gnose philosophique, le ‘irfān, la véritable théologie, Fayḍ
Kāshānī semble plutôt se servir de la philosophie et de la mystique spéculative
pour confirmer et approfondir l’enseignement des imāms, apparaissant tout à
la fois comme un conservateur et un rénovateur de l’ésotérisme shī‘ite. Dans
certains passages, il se pose aussi en exégète ou herméneute des imāms, les-
quels sont eux‑mêmes les herméneutes du Coran ; une position caractéristique
des philosophes shī‘ites.
Dans la rhapsodie de traditions religieuses et de philosophèmes qu’il com-
pose, Fayḍ Kāshānī met en tension harmonique des schèmes philosophique-
ment opposés, du moins en première analyse : le dualisme âme/corps hérité de
Platon et l’hylémorphisme d’Aristote, le dualisme ontologique et le monisme,
le matérialisme et le spiritualisme (parfois même l’idéalisme), la thèse de la
prédestination et celle du libre‑arbitre, le pessimisme moral et l’idée d’un salut
universel. Des tensions en partie inhérentes à la doctrine imāmite, qui ne s’est
pas constituée comme un système philosophique, et en partie nées de sa ren-
contre avec la philosophie et le soufisme. Kāshānī n’en fournit pas toujours,
loin s’en faut, la résolution dialectique conceptuelle, mais semble en proposer
l’harmonisation à l’expérience spirituelle du lecteur par un dispositif sympho-
nique. La cohérence d’ensemble du tableau est assurée par un « plan d’imma-
nence » selon l’expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari, une « image de
l’être et de la pensée » sous‑tendant la construction conceptuelle, plan com-
posé ici de trois schèmes proprement shī‘ites : la vision dualiste, la vision
duelle et l’imāmocentrisme 125. De la création primordiale aux deux résurrec-
tions mineure et majeure, des deux argiles originelles aux deux échelles du
paradis et de l’enfer, le dualisme bien/mal et la dualité esprit/matière struc-
turent tout le devenir de l’homme et de la Création. Le couple esprit/matière
fonctionne de façon dialectique et non antinomique : d’une part l’esprit et la
matière se voient également traversés par le grand partage du bien et du mal (il
y a un bon et un mauvais esprit, une bonne et une mauvaise matière) ; d’autre
part, les traditions imāmites comme les références philosophiques de Kāshānī
l’amènent à penser aussi bien une spiritualisation de la matière qu’une corpo-
ralisation de l’esprit. Finalement, le dualisme du bien et du mal, des hommes
du paradis et des hommes de l’enfer, se convertit en une conjonction de l’éso-
térique et de l’exotérique, symbolisés par le fruit et la coque. Enfin, aux deux
pôles de l’Origine et du Retour, l’Imām joue toujours ou presque le rôle prin-
cipiel : premier être créé avec le prophète Muḥammad dans la Lumière préé-
ternelle, il est celui qui départage finalement les hôtes du paradis et les hôtes

125. Sur la notion de plan d’immanence, G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?,
Paris 1991, p. 38‑40.

779
Mathieu Terrier

de l’enfer. Et quand il semble s’effacer du tableau, c’est encore selon sa propre


herméneutique. Comme l’arc du Temps, le mouvement de la pensée est entiè-
rement imāmo‑centré.
Fayḍ Kāshānī semble avoir finalement renoncé, sous la pression de l’envi-
ronnement politique et dans une certaine mesure seulement, à cette démarche
syncrétique visant à réactiver l’enseignement des imāms par la rencontre et la
fécondation avec des idées philosophiques et mystiques plus tardives. Mais
pour autant qu’il pût la mener, il paraît bien avoir considéré cette harmonisa-
tion du shī‘isme originel, de la philosophie et de la mystique, comme fidèle à
l’enseignement ésotérique des imāms. Son repli sur une démarche plus littéra-
liste de transmission sans commentaire ni rapprochement des traditions imā-
mites, sa conservation de ses vues philosophiques et de ses « dévoilements »
mystiques dans le secret, n’étaient peut‑être qu’un ultime signe de fidélité à
l’exemple des imāms.

780 © BREPOLS PUBLISHERS


THIS DOCUMENT MAY BE PRINTED FOR PRIVATE USE ONLY.
IT MAY NOT BE DISTRIBUTED WITHOUT PERMISSION OF THE PUBLISHER.

Vous aimerez peut-être aussi