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M Le magazine du Monde n o 438.

Supplément au Monde n o 23353/2000 C 81975


SAMEDI 8 FÉVRIER 2020. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, Belgique et Luxembourg.

AU CAC 40
DE LA POLITIQUE
ANNE
MÉAUX
LA FABRIQUE DE L’INFLUENCE
DISPONIBLE SUR DIOR.COM
FOREVER WEAR. FOREVER CARE. 1

LA PROUESSE D’UN FOND DE TEINT TENUE 24H HAUTE PERFECTION


2

AV E C 8 6 % D E B A S E S O I N E N R I C H I E E N E X T R A I T F L O R A L
3

97% DES FEMMES RECOMMANDENT DIOR FOREVER 4

Test instrumental, 20 femmes. 3 Pourcentage minimum de la base du fond de teint préservant l’hydratation avant ajout de la couleur.
NOUVEAU
SKIN CORRECT
CORRECTEUR CRÈME
TENUE 24H 2, SOIN HYDRATANT

Test sur 66 femmes, après une semaine d’utilisation, Dior Forever.


67 TEINTES
FINI NATUREL
MAT OU ÉCLAT
La tenue à l’infini. Le soin à l’infini.
1

4
CARTE BLANCHE À Anri Sala.
UN ENFANT, UNE POMME. UNE MORSURE, UN EXIL. EN 2017, À BERLIN, LE PLASTICIEN ALBANAIS ANRI SALA
A ORCHESTRÉ UN ATELIER AVEC DES ENFANTS MIGRANTS. IL LEUR A DEMANDÉ SIMPLEMENT DE CROQUER
UNE POMME, MOTIF QU’IL A TRANSFORMÉ EN NOTES DE MUSIQUE DISPOSÉES SUR LES PARTITIONS DE
DIFFÉRENTS HYMNES NATIONAUX. “CROQUÉES” PAR KHADIJA, BAHEA, SAMIRA, LAISA, RAMAN OU DYLAR,
LES NOTES DE “LA MARSEILLAISE” OU DE “GOD SAVE THE QUEEN” SE DISSÉMINENT, JUSQU’AU 4 AVRIL,
DANS LES PAGES DE “M”, COMME UNE MÉLODIE ÉCLATÉE DANS LE TEMPS ET L’ESPACE.

Extrait de « Il Canto Degli Italiani »

6
Au programme C’ÉTAIT EN 2017. IL Y A TROIS ANS. Il y a un siècle. À l’époque, on parlait
d’un nouveau monde qui allait balayer l’ancien, avec ses habitudes, ses person-
nages, ses réseaux. On a vu depuis que le nouveau monde promis s’accommode
très bien de l’ancien. Qu’il lui ressemble beaucoup. Qu’il n’existe pas vraiment.
Et surtout que l’ancien a la peau bien dure. C’est à tout cela que l’on pense
quand on lit le portrait d’Anne Méaux, qui fait la couverture de ce numéro de
M Le magazine du Monde. Sandrine Cassini et Véronique Chocron, toutes deux
journalistes au service économie du Monde, la racontent en impératrice du
secteur de la communication, conseillère de la quasi-totalité des patrons fran-
çais. Ancienne militante politique, démarrant à l’extrême droite, devenue une
libérale à l’américaine – sans concessions sur l’économie, plus moderne sur les
questions de mœurs –, Méaux incarne quelque chose de tellement français
qu’on pourrait la visiter comme un monument. Cheveux blonds, voix gouail-
leuse et manières bourgeoises, elle est une femme de pouvoir, d’affaires, de
réseaux. Son féminisme affirmé est du genre « couillu », celui des pionnières qui
ont joué des coudes dans un monde d’hommes, s’y sont imposées et tiennent
leur place. Incontournable, comme on disait dans les années 1980. Centrale,
pourrait-on ajouter. En quelques semaines, elle a mis en scène la conférence de
presse en Mondovision de Carlos Ghosn à Beyrouth et orchestré le retour
médiatique de François Fillon, avant le procès de l’ancien candidat à la prési-
dence de la République. Au faîte de sa puissance…

Marie-Pierre LANNELONGUE

8
Boutique Aristocrazy - Piercing Studio
19 rue des Francs Bourgeois 75004 Paris

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Le sommaire

LA SEMAINE LE MAGAZINE
14 Entre-soi 24 C’est peut-être 27 Anne Méaux, une affaire 38 Tucker Carlson, éminence
Bleu du ciel. un détail pour vous… de réputations. François cathodique. Le président
Nigel Farage au Parlement Fillon, Carlos Ghosn, américain, Donald Trump,
15 
Le dauphin d’Anne. européen à Bruxelles. François Pinault… À la tête prête une attention
de sa florissante agence, particulière aux analyses de
18 
Jérémy Clapin, une statuette 25 La première fois que Image 7, l’impératrice de la ce journaliste de Fox News.
dorée à portée de main. “Le Monde” à écrit Wuhan. com gère depuis trente ans Tant pis si le talk-show de
l’image des puissants grâce à Tucker Carlson adopte une
19 
C’est là que ça se passe 26 La série son réseau, entre politique et rhétorique outrancière et
L’hôtel de ville du Havre. Maseille, la guerre du trône, CAC 40. assène des contre-vérités.
épisode 18.
20 Notes diplomatiques. 34 Petit Perón du peuple. 42 Résidence d’artistes.
Le culte des Argentins pour La Maison nationale des
21 Il est comme ça l’ex-chef de l’État Juan Perón artistes, à Nogent-sur-Marne,

Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde.Tom de Peyret


Luca de Meo. et son épouse Eva Duarte, est un Ehpad pas comme
dite « Evita », ne se dément les autres, dont les
22 Splendeur et chute d’une pas des décennies après leur 80 pensionnaires, écrivains,
influenceuse suédoise. mort. Le pays a même un poètes ou plasticiens,
nouveau président péroniste. entendent bien continuer
23 À titre personnel à pratiquer leur art.
Li Rong Cheng, étudiante
française d’origine chinoise. 46 PORTFOLIO. Vertige à Vegas.
Dans l’objectif de Tom de
Peyret, photographe français,
les hôtels-casinos deviennent
des monolithes minimalistes.

10
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-­Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_ Grégoire BISEAU,


Agnès GAUTHERON, Clément GHYS
DIRECTRICE DE LA MODE_ Suzanne KOLLER
RÉDACTRICE EN CHEF TECHNIQUE_ Anne HAZARD

Samuel BLUMENFELD, Zineb DRYEF, Philippe RIDET,


Vanessa SCHNEIDER, Laurent TELO.
Style-mode_Chloé AEBERHARDT (cheffe adjointe Style)
et Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode),
Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode)
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Carine BIZET,
Guillemette FAURE, Philippe RIDET
Assistantes_Christine DOREAU, Marie-France WILLAUME
DÉPARTEMENT Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),
VISUEL Hélène BÉNARD-CHIZARI, Françoise DUTECH, Federica ROSSI.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio)
et Marielle VANDAMME (adjointe).
Avec Aurélie BERT et Camille DURAND.
Photogravure_Fadi FAYED, Philippe LAURE.

ÉDITION Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD (chefs adjoints) et Paula RAVAUX


(adjointe numérique). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE,
Nadir CHOUGAR, Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL.
Avec Geneviève CAUX et Mahalia ROUILLY.
Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section),
Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Arnaud DUBOIS.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :


Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA
PUBLICATION, MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION : Luc BRONNER
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE À L’ORGANISATION DES RÉDACTIONS :
Françoise TOVO
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Philippe BROUSSARD,
Alexis DELCAMBRE, Benoît HOPQUIN, Franck JOHANNÈS, Caroline
MONNOT, Cécile PRIEUR
LE GOÛT DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA RÉDACTION : Christine LAGET

55 L a réalisatrice 68 Esprit du lieu


Melina Matsoukas En Turquie, un hôtel
entre passé et futur.
Documentation : Sébastien CARGANICO (chef de service), Muriel GODEAU et Vincent NOUVET /
57 Fétiche Jardin des thés. Infographie : Le Monde / Directeur de la diffusion et de la production : Hervé BONNAUD / Fabrication : Xavier
72 Circuit court LOTH (directeur), Jean-Marc MOREAU (chef de fabrication), Alex MONNET / Directeur du développement
58 Librement inspiré Harlem, droits devant. numérique : Julien LAROCHE-JOUBERT / Directeur informatique groupe : José BOLUFER / Responsable infor-
matique éditoriale : Emmanuel GRIVEAU / Informatique éditoriale : Samy CHÉRIFI, Christian CLERC, Igor
L’œuvre au blanc. FLAMAIN, Aurélie PELLOUX, Pascal RIGUEL / DIFFUSION ET PROMOTION_Responsable des ventes France
74 Écologiquement vôtre international : Sabine GUDE / Responsable commercial international : Saveria COLOSIMO MORIN / Directrice
des abonnements : Pascale LATOUR / Abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr; De France, 32-89 (0,30
59 
Variations Le hangiri. €/min + prix appel) ; De l’étranger (33) 1-76-26-32-89 / PROMOTION ET COMMUNICATION : Brigitte
Baguettes magiques. BILLIARD, Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits déri-
vés : Hervé LAVERGNE / Responsable de la logistique : Philippe BASMAISON / Modification de service, réas-
75 Sur tous vos écrans sorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47 / M PUBLICITÉ_Présidente : Laurence BONICALZI
60 Tête chercheuse La nostalgie selon BRIDIER / Directrices déléguées : Michaëlle GOFFAUX, Tél. 01-57-28-38-98 (michaëlle.goffaux @mpublicite.
Tailleuse de pierres. George Lucas. fr) et Valérie LAFONT, Tél. 01-57-28-39-21 (valerie.lafont@mpublicite.fr) / Directeur délégué - activités digi-
tales opérations spéciales : Vincent SALINI / 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 / Tél. : 01-57-28-
20-00/25-61 / Courriel des lecteurs : mediateur@lemonde.fr / Courriel des abonnements : abojournalpa-
61 Making of 76 Traitement de saveur pier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en
France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.
Murat sillonne Café à mer.
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié
sa discographie. PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission
77 Le haut du panier paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution Presstalis. Routage France routage.
62 Ces montres qui se Le grondin.
compliquent la vie.
78 Avis recommandés
64 À l’origine Les santiags.
80 Jeux
66 D’où ça sort ?
Le rouleau masseur. 82 Dans l’album photo de… La couverture
Anaïs Demoustier. a été réalisée
Isla Gilham

par Jonas Unger


67 Carte sur table pour M Le magazine
Un rêve armoricain. du Monde.
1 – SAN DRIN E CASSIN I et VÉRON IQUE CHOCRON 3 – AUDE VILLIERS-MORIAMÉ est correspondante 5 – ROXANA AZIMI est journaliste, elle contribue
sont journalistes au service économie du Monde. du Monde à Buenos Aires, où elle vit depuis 2016. régulièrement au Monde et à M. Elle est partie à
« Depuis plus de trente ans, Anne Méaux est un Pour ce numéro de M Le magazine du Monde, elle la rencontre des pensionnaires de la Maison
rouage du capitalisme politique à la française. Elle s’est penchée sur la fascination de nombreux nationale des artistes à Nogent-sur-Marne (Val-
conseille une bonne part des entreprises du CAC 40 Argentins pour le péronisme, « ce mouvement de-Marne). « Les artistes ne peuvent se résoudre à
et n’a jamais cessé de fréquenter les allées du pou- politique inclassable selon des standards euro- la retraite. Mais, quand le corps lâche et que la
voir. Le Tout-Paris fréquente ses dîners. Elle est la péens ». « Magnets, tee-shirts, bande dessinée, main vacille, ils ont une solution méconnue : la
femme de l’ombre derrière Carlos Ghosn et tatouages… Plusieurs décennies après leur mort, Maison des artistes, un Ehpad pas comme les
François Fillon. Nous avons voulu comprendre Juan Perón et Evita Perón suscitent toujours autres, où quelques grands noms de l’art, de la
comment elle s’est rendue incontournable et les autant d’admiration chez une partie de la popu­ musique et de la littérature ont fini leurs jours, un
secrets de sa longévité. » P. 27 lation argentine, friande de merchandising endroit où ils peuvent continuer à œuvrer et à
­péroniste.  » P. 34 exposer, jusqu’au dernier souffle. » P. 42

2 – JONAS UNGER est photographe et vidéaste. 4 – ERICA CANEPA est une photographe italienne 6 – CHARLOTTE YON GA, photographe franco-
Originaire de ­Cuxhaven, en Allemagne, sur le lit- basée à Buenos Aires. Son travail est centré sur camerounaise, développe un travail autour du
toral de la mer du Nord, il s’installe à Paris, après les femmes et les questions d’identité, de santé portrait et du paysage interrogeant la complexité
des études d’arts visuels à Berlin. Pour ce numéro et de religion. Elle publie régulièrement son tra- du rapport entre visage(s), identité(s) et
de M, il a réalisé les portraits de la papesse de la vail dans The New York Times, Time Magazine, territoire(s). Elle explore les notions de mixité et
communication Anne Méaux le 28 janvier à Paris. National Geographic, Marie Claire, 6Mois, les singularités identitaires au sein de notre
« La rencontre avec Anne Meaux a été agréable La Stampa, L’Œil de la photographie… Elle fait société contemporaine. « Tout tend vers l’art et la
mais surtout courte. Elle a eu lieu dans son bureau partie des collectifs Women Photograph et Foto- culture à la Maison des artistes. On sent une
et, comme c’était une journée ensoleillée, nous Feminas. Cette semaine, pour M, elle a réalisé le atmosphère singulière où l’épanouissement des
sommes allés nous promener et nous avons dis- reportage sur le culte du péronisme qui a tou- résidents en tant qu’artistes et auteurs est au cœur
cuté. Puis quelques photos dans le bureau et c’était jours cours en Argentine. P. 34 des soins. Où l’âge et le temps ne sont pas des
­obstacles aux rêves et à la créativité. » P. 42

M Le magazine du Monde. Jonas Unger. Aude Villiers-Moriamé. Erica Canepa. Kai Jünemann. Alexis Olin
Ils ont participé à ce numéro.

1 2 3 4 5 6

12
220 PAGES

12 €

UN ATLAS EXHAUSTIF Pour chacun des 198 pays du monde, PLANÈTE Les Etats ne sont pas parvenus à des résultats
les chiffres-clés (population, PIB, part du commerce avec la tangibles lors de la COP25, alors que les phénomènes
Chine et les Etats-Unis…), une carte et une analyse politique climatiques se multiplient. Les sociétés civiles se sont
et économique de l’année par les correspondants du Monde. davantage mobilisées, secouant les consciences pour la
sauvegarde de la planète.
UN PORTFOLIO 17 pages des meilleures photos d’actualité
de l’année, sélectionnées par le service photo du Monde. FRANCE Emmanuel Macron poursuit ses réformes, malgré le
mouvement des «gilets jaunes» et la vaste contestation
INTERNATIONAL Les protestations populaires qui ont rythmé sociale hostile à la réforme des retraites. Le mécontentement
2019 plongent le monde dans une profonde incertitude, sur du peuple aura-t-il une incidence pour la majorité
fond de tensions politiques et économiques entre les Etats- présidentielle lors des élections municipales de mars 2020 ?
Unis et la Chine. Les convulsions du Moyen-Orient accentuent
la montée du sentiment d’inquiétude. IDÉES De Kamel Daoud à Nancy Huston en passant par Cécile
Dutheil de la Rochère, Olivier Beaud, Fabienne Brugère,
Patrice Maniglier, Dominique Schnapper… les textes publiés
dans Le Monde qui ont marqué l’année 2019.
ENTRE-SOI BLEU DU CIEL.
AUX FUNÉRAILLES DE MICHOU, LE 31 JANVIER, À PARIS.

Texte Guillemette FAURE

TOUT LE MON DE P EUT S’AP- main une pile de feuilles aux noms gri- Charlie Hebdo qui, dans un coin à côté
P LIQUER À RÉUSSIR SON ENTRÉE, il bouillés. « Les gens du cabaret d’abord… des photographes, croque les invités de
n’est pas donné à chacun de savoir réus- Non, pas vous, vous n’en êtes pas ! » ce « bal des momies ».
sir sa sortie. C’est ce qui avait conduit Comme dans les fêtes VIP, certains de
Michou, l’homme de cabaret, à prépa- ceux qui ont réussi à passer murmurent COMMENT ILS PARLENT
rer la sienne, ménageant un effet explo- dans leur téléphone : « Je vais peut-être « Je l’ai vu en novembre, il était au jus
sif quand, à la sortie du cercueil bleu pouvoir te faire entrer. » de pomme… lui qui a tourné à deux
parti rejoindre le corbillard bleu, éma- Bien sûr, Michou avait demandé de bouteilles de champagne par jour. »
nait de tous les haut-parleurs la chan- venir avec une touche de bleu. Mais « Son champagne devait être d’une
son « On vous le dit avec des fleurs » en entre les porteurs de mitaines en cuir bonne marque vu ce qu’il a duré… »
guise de générique de fin, amenant le bleu, de chapeaux de paille bleu ou de « Dire qu’il y a trois semaines encore, il
public à chanter à tue-tête et à danser, vestes de scène à paillettes bleues, la me parlait de Gloria Lasso… » « Je l’ai
comme pour exiger un rappel : « Nous place des Abbesses en est pleine. connu quand il avait 20 ans et qu’il fai-
on adore les pétaaaaales »… Parmi ceux Même le prêtre a prévu des corbeilles sait Brigitte Bardot. » « On allait chez
qui encombrent la place des Abbesses, bleues pour les offrandes. Alors à quoi Félix à Saint-Tropez avec Enrico
ce vendredi 31 janvier, dans le 18e arron- identifier les intimes ? Les allures Macias. » « Mon mari était l’éclairagiste
dissement à Paris, à deux pas du cabaret fabuleuses et les dégâts de la chirurgie de Gilbert Bécaud. » « Je crois que c’est
transformiste, des proches de diffé- esthétique semblent également répar- Pierre Bellemare là-bas… – Non il est
rentes générations. Dans un enterre- tis entre anonymes et people. mort.. » Le prêtre : « Quand Jésus dit
ment, il y a souvent deux clans, ceux qui Régulièrement, alors qu’on annonce “j’ai soif”, n’allez pas vous rappeler de
se piquent de connaître le défunt qu’il faut fermer la grille, la foule part toutes les soifs que vous avez eues avec
depuis toujours (c’est-à-dire qu’ils ne en repêcher un dont elle estime que sa Michou, je vous vois venir. »
l’ont pas vu depuis longtemps) et ceux place est de l’autre côté. « Laissez pas-
de la dernière heure qui mesurent leur ser Marcel Campion… » Les amis poli- LEURS PONCIFS
proximité à l’aune de qui lui a rendu tiques sont surtout de droite, et pas Michou était vraiment très généreux
visite en dernier (et comparent sur homophobes : la preuve, ils avaient un d’inviter une fois par mois dans son
Instagram les photos des derniers repas ami homosexuel. Justement, ce n’est cabaret 80 seniors de Montmartre,
pris ensemble). Issue des deux groupes, pas Jany Le Pen qui vient de passer ? répètent ses amis qui ont souvent l’âge
l’actrice Anny Duperey a été chargée Patrick Balkany est excusé. On des hôtes de ces repas mensuels. « Les
d’intervenir en premier à la messe. retrouve aussi les élus présents et pas- spectacles du cabaret n’étaient jamais
« Mais qu’est-ce qu’elle fait là, elle habite sés du 18e qui ont eu besoin de soutien vulgaires » (une expression que l’on n’a
le 14e ! », bougonne un homme, comme – Alain Juppé, Pierre-Yves Bournazel, jamais besoin d’employer pour tout ce
si la Michousphère devait se cantonner et l’ancien maire et député de l’arron- qui n’est effectivement jamais vul-
à Montmartre. Dans un enterrement, il dissement Daniel Vaillant. Anne gaire). Les amis de Michou se répètent
y a toujours des gens qui questionnent Hidalgo est absente, elle a dû mal les blagues destinées aux invités du
la légitimité de ceux qui s’expriment au prendre le « elle est pas morte, celle- cabaret et se rendent compte qu’ils ont
nom du défunt. Pour ces obsèques, la là ? » de Michou publié dans M il y a un tous entendu les mêmes.
géographie de la bande de Michou, an. Le ministre de la culture, Frank
­originaire d’Amiens, rallie pourtant Riester, est venu en gerbe only, tout LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
aussi la filière picarde (à laquelle est rat- comme Bernadette et Claude Chirac, Quand le cabaret va-t-il fermer ?
tachée Brigitte Macron, présente), celle représentées par leurs fleurs. Michou souhaitait qu’il ne lui survive
de Saint-Tropez et évidemment Les amis de Michou préfèrent chercher pas, mais le carnet de réservations est
Montmartre (représenté par ses poul- du regard Denise Fabre, Danièle Gilbert, plein pour les mois à venir.
bots et Alain Coquard, le président de la Patrice Laffont ou Hervé Vilard. Pour
République de Montmartre). Chantal Goya, c’est très facile, LEUR GRAAL
puisqu’elle n’a pas changé de coiffure. Prétendre que les chants de la cérémo-
À QUOI ON LES RECONNAÎT Bébert, des Forbans, est le seul à nie sont « presque aussi beaux que ceux
À Paris, certains établissements filtrent envoyer des baisers à la foule sur le par- de Nana Mouskouri aux funérailles de
les entrées. Michou aura eu des listes vis. Toute la télévision française des Thierry Le Luron. »
d’invités pour sa sortie. Sur le porche de années 1970 et 1980 semble là, au point
l’église Saint-Jean de Montmartre, les qu’on ne serait pas surpris de voir LA FAUTE DE GOÛT
physionomistes improvisés portent Casimir quitter l’église. On reconnaît Rappeler que Michou n’était pas facile.
encore des pass du cabaret autour du aussi les amis de Michou à ce qu’ils Seul le prêtre a le droit de dire : « Il savait
cou, « spectacle à 20 h 30, formule à 115 comptent forcément des gens inatten- être très… le mot qui commence par un
et 145 euros ». Un homme tient à la dus, comme Coco, la dessinatrice de ch… disons qu’il était exigeant. »
LA SEMAINE

Emmanuel Grégoire,
à l’Hôtel de ville de
Paris, le 30 janvier.

LE DAUPHIN D’ANNE. EMMANUEL GRÉGOIRE EST DE CES PERSONNES


ORDONNÉES, un brin obsessionnelles, qui ont en tête une « liste
Fidèle parmi les fidèles, Emmanuel de vie ». Un inventaire de tout ce qu’elles veulent accomplir
au moins une fois dans leur existence. À 42 ans, le bras droit
Grégoire, le premier adjoint d’Anne d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris a déjà coché nombre de
Hidalgo, tentera, en mars, de ravir cases, dont « nager avec des requins », « manger un bougna à
l’île des Pins », « voir un match des Lakers », ou encore « parti-
la mairie du 12e arrondissement. ciper à un marathon », en avril.
En attendant de peut-être lui succéder « Être élu local, peut-être dans un tout petit village », figurait
de longue date sur la liste. C’est l’étape du moment. Tout à
un jour à l’Hôtel de ville. la fois premier adjoint de la plus grande mairie de France
et chargé de la campagne d’Anne Hidalgo, Emmanuel
Grégoire est lui-même candidat dans son arrondissement,
Texte Denis COSNARD le 12e. Un gros bourg de 145 000 habitants, dont il souhaite
Photos Mathieu ZAZZO devenir maire en mars. « J’aime le contact avec les gens,

15
LA SEMAINE

leur taper dans le dos, boire un café, élément important pour la suite, « une forma- ma mère, mes frères et sœurs, aux autres en
oublier les étiquettes et les conflits », explique- tion pour ma vie future », dit-il à présent. général. » Didier Dauphin, son prof de philoso-
t-il pour casser son image de « techno ». « Devenir maire, Emmanuel en a la capacité. phie au lycée de Jonzac, confirme : « Emmanuel
Il prendrait ainsi la suite lointaine de Victor Il connaît la machine de l’État, celle de la Ville, était brillant, passionné par Kant, et très attentif
Hugo, éphémère édile de ce qui était alors le et il est d’une efficacité redoutable », appuie aux autres élèves. »
8e arrondissement de Paris autour de Picpus Patrick Bloche, l’un des piliers du PS à Paris. Kant ne fait pas manger. Après une licence de
et de Reuilly. Cela réjouirait ce passionné « C’est un gros bosseur, mais aussi un homme philo et un passage à Sciences Po Bordeaux,
d’histoire. Pas encore gagné, toutefois, avec qui le dialogue est facile, ajoute Frédéric le jeune homme se lance dans les affaires.
compte tenu de l’âpre compétition locale. Hocquard, un élu hamoniste. Après le dîner de Avec son beau-père, il crée deux entreprises
« Il est peu présent sur le terrain et va avoir Noël des conseillers de Paris, on s’est retrou- de retransmission des congrès médicaux sur
du mal », assure un de ses concurrents. vés pour un karaoké dans son bureau. Il n’était Internet, puis les revend à un groupe coté,
Mais Emmanuel Grégoire ne s’en cache plus, pas le dernier à hurler du Sardou ! » Le premier Genesys. « Emmanuel a cédé ses sociétés
il pense déjà au coup d’après, et a récemment adjoint est adoubé par Bertrand Delanoë en trois mois avant l’éclatement de la bulle I­ nternet,
ajouté un vœu à sa liste : « devenir maire de personne. « C’est un type intelligent, vif, fidèle, un coup de chance », se souvient Éric Blot,
Paris ». Rien de moins ! « Oui, j’en ai envie, gentil, affirme le premier maire socialiste de un de ses amis entrepreneur, qui a connu
confie-t-il pour la première fois, installé dans Paris, sortant exceptionnellement du silence le même parcours. Problème : l’un et l’autre
son immense bureau de l’Hôtel de ville. C’est auquel il s’astreint. Comme j’étais exigeant, il sont payés en grande partie en actions…
désormais une perspective que je ne m’inter- fallait qu’il soit à la hauteur. Il l’a été, et depuis, dont la valeur finit par s’écrouler.
dis pas d’envisager. » Pas tout de suite, bien il a encore appris. Bien sûr, il est ambitieux, Tant pis pour la fortune. Emmanuel Grégoire
sûr. Mais le jour où Anne Hidalgo le souhai- mais ce n’est pas un défaut. » Même l’opposi- devient alors consultant, chez Ideal Medical
tera. À l’issue du nouveau mandat de six ans tion le ménage. « Grégoire ? C’est la voix de Products (conception et réalisation de projets à
qu’elle vise, par exemple. Ou avant, suggèrent son maître, Hidalgo, l’érafle la maire du 5e, caractère médical). En parallèle, il s’investit en
certains. Notamment si la maire socialiste Florence Berthout, une LR passée chez politique. Séduit par l’austère Lionel Jospin,
voulait se présenter à l’Élysée en 2022 – une les macronistes. Pour autant, j’ai plutôt des sa promesse de sérieux et de probité, il adhère
hypothèse écartée pour le moment – ou relations urbaines avec lui. » au PS du 12e. Il tracte, colle, débat. Dirige la
abandonner son mandat après les Jeux La politique, Emmanuel Grégoire est tombé campagne de Michèle Blumenthal, réélue
olympiques de 2024. dedans tout petit. Une famille communiste, maire de l’arrondissement en 2008. Et se fait
À un mois des élections, le premier adjoint dans la banlieue rouge. Deux grands-pères repérer par Jean-Louis Missika, un des candi-
ne veut surtout pas passer pour un Brutus, lui postiers. Son père, Pierre Grégoire, travaille dats de la liste qui, devenu adjoint de Bertrand
dont tout le monde vante la loyauté. Devenir pour plusieurs maires communistes, devient Delanoë, le fait entrer dans son équipe. « Je
maire de la première ville de France ? « C’est permanent Place du Colonel-Fabien, entre pensais que ce serait une parenthèse de deux
Anne elle-même qui m’a invité à y penser, à l’ENA par la troisième voie et se retrouve ou trois ans et que je reviendrais dans le privé »,
elle est dans la transmission », précise-t-il, ­préfet. Placardisé sous Sarkozy, il finira sa car- raconte ce père de trois enfants. Erreur. De
en caressant sa barbe poivre et sel. rière dans l’administration de la Ville de Paris. ­rencontre en rencontre, l’ancien consultant
Emmanuel Grégoire voit donc toujours sa De tout cela, son fils « Manou » n’a qu’un écho organisé et rassurant monte au cabinet de
campagne dans le 12e comme un moyen de un peu lointain. Très tôt, ses parents se Delanoë, puis devient chef de celui de Jean-
maintenir à gauche un arrondissement-clé, séparent, et il vit avec sa mère à Saint-Fort-sur- Marc Ayrault à Matignon. Avant d’être lui-même
sans lequel Anne Hidalgo n’a aucun espoir de Gironde, près de l’estuaire. « Mon enfance a été élu en 2014, chargé par Anne Hidalgo des
conserver son fauteuil. Mais le mandat local psychologiquement très dure, glisse-t-il. J’étais ­ressources humaines de la Ville, des finances,
dont il rêve pourrait aussi constituer un l’aîné. Très jeune, j’ai eu un rapport protecteur à puis bombardé premier adjoint lorsque Bruno
Julliard démissionne avec pertes et fracas,
en 2018. « Dans sa vie pro­fessionnelle, c’est
Devenir maire de Paris ? “Oui, j’en ai envie. C’est simple, il n’a reçu que des appels entrants, pour
passer à l’étage supérieur », résume Maxime
une perspective que je ne m’interdis pas d’envisager.” Marzin, un de ses anciens collègues d’IMP,
professeur à Sciences Po.
C’est que la capacité d’Emmanuel Grégoire à
déminer des dossiers aussi délicats que Vélib’
ou le statut de Paris se double d’une certaine
souplesse, appréciée de ses employeurs. Lui,
le productiviste à l’ancienne, est ainsi devenu
plus écolo au contact d’Anne Hidalgo.
Toujours féru de philo, il est aussi entré il y a
trois ans chez les francs-maçons du Grand
Orient. Les rituels l’ennuient, mais il adore
confronter des idées, examiner un même
Mathieu Zazzo pour M Le magazine du Monde

sujet sous des angles différents. « Je sais


que je peux changer d’avis », dit-il. Mieux :
après un arbitrage, il prend parfois un plaisir
­d’esthète à défendre publiquement la position
qu’il a combattue en réunion de cabinet.
Et, s’il est spontanément calme et ouvert, il
sait tirer à vue sur ses adversaires, Benjamin
Griveaux en tête. Son animal préféré ? Le
panda. « Tout doux, mais il faut s’en méfier. »
Voilà tout le monde prévenu.
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CARRERA 228
LA SEMAINE

JÉRÉMY CLAPIN, UNE STATUETTE pour enfants. Depuis la création du prix, en 2002, seul un
film indépendant a gagné le prix du meilleur long-métrage
DORÉE À PORTÉE DE MAIN. d’animation : Le Voyage de Chihiro, de Hayao Miyazaki,
en 2003. La barre est donc placée très haut.
Le 9 février, le réalisateur espère remporter Quand nous le rencontrons, en janvier, sous un soleil d’hiver
l’Oscar du meilleur film d’animation pour californien, Jérémy Clapin est chez Netflix comme chez lui. Avec
ses 160 millions d’abonnés dans le monde, le service de vidéo
“J’ai perdu mon corps”. Son ovni, produit à la demande (VOD), créé à la fin des années 1990 en Californie,
par Netflix, pourrait séduire des jurés lassés est devenu l’un des studios hollywoodiens les plus puissants
de l’industrie. Il occupe, comme il se doit, un immeuble entier sur
des habituels blockbusters pour enfants. Hollywood Boulevard. Sur le toit, des employés, profil de jeunes
cadres dynamiques, font un brainstorming en déjeunant
Texte Clémentine GOLDSZAL
face à leurs MacBook Pro. Avec son accent français à couper
Photo Noua UNU
au couteau, son tee-shirt noir rayé, ses cernes sous les yeux et
son pantalon de jogging, Clapin passe inaperçu. Il est pourtant,
avec Martin Scorsese (The Irishman), Noah Baumbach
(Marriage Story) et Sergio Pablos (le réalisateur anglo-­
britannique de Klaus, la production d’animation maison),
JÉRÉMY CLAPIN, LE RÉALISATEUR DU FILM D’ANIMATION
l’un des poulains pour les Oscars, un outsider autour duquel
J’ai perdu mon corps, est en campagne. Mais ce Parisien
une armée d’attachés de presse et de spécialistes des
de 45 ans ne brigue pas l’Hôtel de ville, ni même une mairie
­campagnes de prix s’agitent en permanence. Avant juillet
d’arrondissement. Depuis six mois, il voit les choses en grand.
­dernier, Clapin n’avait jamais mis les pieds à Los Angeles.
Avec Netflix comme destrier, qui distribue son film dans le
« Chaque jour, on vient me chercher, on me dit où aller, on
monde (sauf en France, en Belgique et en Turquie), il est parti
­s’occupe de moi… », sourit-il. Justement, un des attachés
à la conquête de l’Ouest. Grand Prix à la Semaine
de presse intervient pour lui dire qu’il lui a trouvé un costume
de la critique à Cannes en mai dernier, Prix du jury et Prix
pour les Annie Awards, récompensant les films d’animation,
du public un mois plus tard au Festival d’animation d’Annecy,
le ­lendemain. « Je leur fais confiance parce qu’entre business,
il concourra le 9 février, à Los Angeles, pour tenter d’emporter
­business cocktail et casual chic, je mélange tout ! »
l’Oscar du meilleur film d’animation. Un parcours étonnant
Avant J’ai perdu mon corps, Jérémy Clapin a travaillé dans la
pour ce premier long-métrage au budget modeste (5 millions
pub, tout en menant à bien trois projets de courts-métrages.
d’euros contre, par exemple, 200 millions pour Toy Story 4) et
Le second, Skhizein, en 2008, figurait d’ailleurs sur la short list
au sujet intensément poétique. Cette « étrange petite histoire
pour les Oscars. « Je ne savais pas du tout, à l’époque, qu’il fal-
d’une main sans corps qui rampe anxieusement dans Paris »,
lait faire campagne, se souvient le réalisateur. Ni moi ni mes
comme le décrivait le 13 janvier le LA Times, va à l’encontre
producteurs n’avions envie de passer une semaine à Los
de tout ce que l’on croit savoir du cinéma d’animation. Adapté
Angeles à serrer des mains. Du coup, ça en est resté là. »
du roman de Guillaume Laurant, Happy Hand, paru en 2006,
Douze ans plus tard, le revoilà. Mais cette fois-ci, Clapin vient
J’ai perdu mon corps est un film qui transcende les genres,
prendre une forme de revanche sur le milieu du cinéma. Face
tour à tour comédie romantique, film d’action ou épopée
à la résistance des instances traditionnelles de financement
lyrique. De quoi déstabiliser, mais aussi intriguer les votants
(CNC et chaînes ont passé leur tour), le producteur Marc du
de l’académie des Oscars, habitués aux superproductions
Pontavice et lui ont fini par décider, en 2016, après sept ans de
Depuis six mois, bagarre, de commanditer eux-mêmes cette drôle d’histoire de
Jérémy Clapin
fait campagne à
main. Et même après Cannes, l’ostracisme perdura du côté
Los Angeles pour d’Unifrance et du comité chargé de désigner les représentants
défendre son film hexagonaux aux Oscars : « Nous ne faisions même pas partie
(ici, le 24 janvier).
de la liste des dix films pressentis, soupire Jérémy Clapin.
Certains se plaignent que l’on soit chez Netflix, mais ce sont les
seuls qui ont cru au film et ont rendu le projet viable. »
À Cannes, le géant américain met donc les sous sur la table,
et évoque, dès les négociations, sa capacité à emmener le film
jusqu’aux Oscars. Ainsi démarre une course de fond de plus
d’un semestre. Depuis septembre, Jérémy Clapin passe plus
de dix jours par mois à Los Angeles, enchaînant interviews,
conférences, séances de questions-réponses après
les projections, cocktails avec les votants de l’académie…
Le 25 janvier, alors que nous le retrouvons à son hôtel pour
aller ensemble à la cérémonie des Annie Awards, où son film
est nommé dans plusieurs catégories (musique, scénario,
storyboard…), il ne cache pas son envie de gagner. Sur le
tapis rouge, il retrouve le compositeur (et moitié du groupe
The Dø) Dan Levy, qui a signé la bande-son du film, et toute
l’équipe. L’un n’arrive pas à accrocher son nœud papillon,
l’autre étouffe avec une cravate trop serrée, le troisième se
demande si son pantalon a la taille trop haute… Mais trois
heures plus tard, les Français repartent avec trois statuettes :
meilleure musique, meilleur film indépendant, meilleur
scénario. Un très bon signe pour les Oscars.
L’hôtel de ville
du Havre
accueillera-t-il
le futur maire
adoubé par
Édouard Philippe ?

C'EST LÀ QUE ÇA SE PASSE

49° 29’ 39” N / 0° 06’ 28” E


ÉDOUARD PHILIPPE A ANNONCÉ, LE 31 JANVIER, SA CANDIDATURE À LA MAIRIE DU HAVRE,
VILLE QU’IL A ADMINISTRÉE PENDANT SEPT ANS. UNE CAMPAGNE QU’IL COMPTE MENER
TOUT EN ASSURANT SES FONCTIONS À MATIGNON.

Zineb DRYEF

UN VAISSEAU DE BÉTON. LE FIEF DU PREMIER MINISTRE. UN LIEU DE CONTESTATION. LE THÉÂTRE D’UN SCANDALE.
Auguste Perret a 75 ans lorsque lui Pressenti un temps pour être Dans cette ville marquée par En mars 2019, Luc Lemonnier, qui
est confiée la mission de recons- candidat à la Mairie de Paris, son passé ouvrier et industriel, avait succédé à Édouard Philippe
truire la ville éventrée par les bom- le premier ministre a finalement championne régionale de la à la mairie, présentait sa démis-
bardements de septembre 1944. annoncé, le 31 janvier, sa candi- contestation sociale, c’est aux sion à la suite d’une affaire sen-
Inauguré en 1958, ce bâtiment, dature en tête de liste au Havre, abords de l’hôtel de ville que se sible. L’histoire commence en
dix-huit étages culminant à 72 m dont il fut le maire de 2010 à rassemblent traditionnellement, juin 2018, lorsqu’il porte plainte
et un corps central de 92 m de 2017. En juillet 2019, son mentor, depuis 1959, les manifestants. pour diffamation et diffusion de
long, a longtemps été perçu, par Antoine Rufenacht, tombeur de Le 10 janvier, une centaine d’op- photos privées contre une femme
les Havrais eux-mêmes, comme la gauche en 1995, demeuré posants à la réforme des retraites à qui il avait envoyé une photo de
un bloc triste et gris. En 2005, maire du Havre durant quinze ans ont envahi les salons de la mairie lui nu. Cette affaire en cachait en
l’œuvre des architectes Auguste avant de démissionner au profit où devait se tenir la cérémonie réalité une autre : entendue par
Perret et Jacques Tournant – l’hô- d’Édouard Philippe en 2010, des vœux 2020, incitant le les enquêteurs de la PJ, la femme
tel de ville, les immeubles et publiait une tribune dans maire LR, Jean-Baptiste a expliqué avoir voulu dénoncer
l’église Saint-Joseph – a pourtant Le Figaro encourageant le pre- Gastinne, à porter plainte. le comportement du maire, qui lui
été classée au Patrimoine mondial. mier ministre à se présenter à… D’où la question : et si la cam- a envoyé une dizaine de clichés à
Gilles Bassignac/Divergence

La reconnaissance d’« un exemple Paris. Une initiative alors perçue pagne municipale d’Édouard caractère sexuel. Plusieurs autres
remarquable de l’architecture et comme un soutien à une candida- Philippe se révélait une mission personnes se sont déclarées elles
[de] l’urbanisme de l’après-guerre » ture de Jean-Baptiste Gastinne, tout simplement impossible ? aussi victimes de ces
et de « l’exploitation novatrice du actuel maire issu de la droite agissements.
potentiel du béton », écrivait alors catholique et proche de Christine
le comité de l’Unesco. Boutin et de François Fillon.

19
LA SEMAINE

NOTES DIPLOMATIQUES. Après le départ de son chef fondateur, Jean-Claude


Casadesus, 84 ans dont quarante à la tête de l’orchestre,
Mené par Alexandre Bloch, son jeune et l’ONL a vu plus d’un quart de ses musiciens renouvelé. Fondé
en 1976, l’ONL a profité des travaux de rénovation de la salle
dynamique directeur musical, l’Orchestre du Nouveau Siècle, au cœur de Lille, puis de l’arrivée
national de Lille était en tournée au d’Alexandre Bloch pour rajeunir ses rangs mais aussi son
public, un des plus jeunes de France. Si Jean-Claude
Royaume-Uni en pleine semaine du Brexit. Casadesus a été pionnier en matière d’ouverture de l’or-
L’occasion de réaffirmer les liens franco- chestre symphonique vers la jeunesse, la nouvelle équipe a
élargi l’accès au jeune public. Le geek Alexandre Bloch a par
britanniques au moment du divorce. exemple lancé les premiers concerts connectés de musique
symphonique en développant l’application Smartphony. Ou
Texte Laurie MONIEZ
comment interagir avec l’orchestre en pleine représentation à
partir de son smartphone. Une première mondiale.
L’espiègle Bloch, père de deux jeunes enfants, est rapidement
sorti de l’ombre du père fondateur Casadesus. « Ce n’est pas
difficile d’être un jeune chef d’orchestre, confie-t-il. Mais c’est
difficile d’être jeune par rapport aux œuvres que l’on dirige. »
Autre moyen d’attirer de plus jeunes spectateurs, l’orchestre
jouera la bande-son de John Williams lors d’un ciné-concert
spécial Star Wars, Le Retour du Jedi fin février au Nouveau
Siècle. D’autres projets sont aussi dans les tiroirs de Bloch qui
DES CHEFS-D’ŒUVRE UNIVERSELS DE MAURICE RAVEL, n’hésite pas à s’essayer à la modélisation ou au montage vidéo
Claude Debussy et Ludwig van Beethoven : voilà ce que les et multiplie les nouveaux formats sur les réseaux sociaux.
musiciens de l’Orchestre national de Lille (ONL) ont emmené « J’aime bien toucher à tout, raconte-t-il en souriant. Cela me
dans leurs valises pour leur tournée en Grande-Bretagne permet d’apprendre à mieux connaître les métiers des per-
­spéciale Brexit. Seul orchestre français à proposer une sonnes avec lesquelles je travaille. » Son excès d’enthousiasme
tournée chez nos voisins anglais en cette période historique, la est parfois refroidi par les réalités économiques ou techniques
centaine d’artistes professionnels de l’ONL a voulu renforcer mais son éclectisme a été plutôt bien accepté par l’orchestre.
les relations franco-britanniques à l’heure du divorce avec le « Il a apporté un nouveau souffle, estime la cheffe assistante,
reste de l’Europe. « Quoi qu’il arrive, les artistes ne s’arrêtent Lucie Leguay. Il a ses idées, qu’il arrive à imposer en parta-
pas de bouger et l’Angleterre reste à une heure dix de Lille geant beaucoup avec les musiciens. »
en Eurostar », rappelle le remuant directeur musical et chef Ce fan de Michel Legrand, qui écoute aussi bien de la salsa
d’orchestre de la formation, Alexandre Bloch. Il y a deux et du gospel que Beyoncé ou James Brown, vient de resi-
ans, ce dernier a décidé avec le directeur général de l’ONL, gner à l’ONL pour cinq ans. « On peut échouer par mal-
François Bou, de jouer les diplomates culturels en program- chance mais jamais réussir par chance », glisse Fabio
mant cinq dates de concerts de l’autre côté de la Manche, Sinacori, délégué artistique de l’ONL, convaincu par le tour-
de Birmingham à Leeds en passant par Londres. Le hasard nant pris par l’un des trois plus grands orchestres sympho-
a voulu que leur périple se déroule en plein Brexit. Ce jour-là, Alexandre Bloch niques de France. Présent depuis quarante ans dans l’or-
et l’ONL (ici, en
sur la scène du Symphony Hall de Birmingham, le jeune 2016) ont donné chestre lillois, le violoniste alto écossais Paul Mayes salue le
chef, du haut de ses 34 ans et de son 1,80 mètre est intenable une série de travail réalisé par l’ensemble de l’orchestre depuis trois ans.
et bondit tel un zébulon. « L’Angleterre, c’est ma deuxième cinq concerts en « On n’a jamais été aussi bons », assure-t-il. Alexandre Bloch
Grande-Bretagne
maison », affirme-t-il. à partir du en est persuadé : « Cet orchestre est une fusée qui ne
Avant de devenir directeur musical de l’ONL en sep- 28 janvier. demandait qu’à décoller. »
tembre 2016 et chef invité principal de l’orchestre sympho-
nique de Düsseldorf depuis 2015, ce violoncelliste a remporté
le concours international de direction Donatella Flick, à
Londres, en 2012, et a été chef d’orchestre assistant au
London Symphony Orchestra jusqu’en 2014. « J’ai vécu à
Londres et à Manchester et je suis encore régulièrement invité,
dit-il. Comme avec les gens que l’on aime, il est important de
continuer à échanger et de partager l’émotion de la musique
avec le public anglais en cette semaine particulière. » En pro-
fonde métamorphose depuis trois ans, la grande famille de
l’ONL a aussi partagé pendant cette tournée les coups de
cœur british de son chef : l’acoustique de la salle Sage
Gateshead à Newcastle, le footing matinal à Sheffield ou le
Philippe Huguen/AFP

calzone pâte à tartiner et mascarpone accompagné d’une


glace à la vanille servie avec un filet de sirop d’érable… La
­cuisine du restaurant Gusto à Newcastle est restée ouverte
spécialement pour accueillir une soixantaine de musiciens
décidés à goûter le péché mignon d’Alexandre Bloch.

20
IL EST COMME ÇA Luca de Meo. qu’il ait le temps de se perdre dans la contem-
plation de la frondaison des arbres du parc de
Saint-Cloud, juste en face, ou des rameurs qui,
à cet endroit, sont nombreux à sillonner la
Seine. Il est là pour sortir la marque au losange
de la panade où l’a fourré Carlos Ghosn, auteur
d’un double exploit : hisser l’entreprise à la pre-
mière place des constructeurs automobiles,
grâce à l’alliance avec Nissan et Mitsubishi, et
écorner l’image de la ­multinationale après son
arrestation par la justice ­japonaise pour abus
de bien social et sa fuite au Liban. Qui pourrait
résister à la tentation de présenter le nouveau
boss comme l’anti-Ghosn ?
Notre futur voisin, lorsqu’il était étudiant à
l’université Bocconi, à Milan, n’a-t-il pas écrit
un mémoire sur « l’éthique des affaires » ? Un
bon présage. Il n’a pas organisé de fêtes aux
frais de la princesse dans des palais. Il fait
couper ses costumes sur mesure, roule en
Porsche ou en Lamborghini, mais il râpe lui-
même la truffe sur les spaghettis qu’il prépare
pour ses amis. Il n’a pas trois passeports, mais
il parle cinq langues, dont bien sûr la nôtre,
apprise dans les établissements français qu’il
a fréquentés dans sa jeunesse, de l’Amérique
du Sud à l’Afrique, où son père, banquier
d’­affaires, s’est tour à tour installé.
C’est en Côte d’Ivoire, lors du passage
d’un rallye, qu’il forge sa vocation « de gars
de l’automobile », comme il se définit lui-
même. Il a 7 ans. Un pilote lui propose de
faire un tour à toute berzingue dans une
Lancia Stratos. Ce sera son éblouissement.
Certains collectionnent les petites voitures,
il préfère enquiller les marques. Début chez
Renault, passage chez Toyota, puis Fiat,
où il participe à la renaissance de la
mythique 500, puis Volkswagen, qui après
l’avoir dépêché au chevet d’Audi, l’envoie en
Espagne relever Seat. En cinq ans, les ventes
Texte Philippe RIDET DANS CINQ MOIS À PEINE, nous serons augmentent de 20 %. « Je me suis focalisé sur
Illustration Damien CUYPERS voisins. Faut-il organiser une fête ? lui réserver le changement de mentalité, a-t-il expliqué
un comité d’accueil agréable ? lui faire visiter ce dans un propos repris par l’AFP. On n’encou-
quartier un peu morne du Pont de Sèvres ? lui rageait pas les gens à rêver, à penser qu’ils
indiquer les restaurants fréquentables, dont pouvaient jouer la finale de la Ligue des
une pizzeria (on en dit beaucoup de bien dans champions. » Tous ses anciens collaborateurs
les parages) ? On a encore le temps d’y réfléchir décrivent un homme policé, « qui ne hurle
d’ici au 1er juillet, lorsque le manageur italien pas ». (C’est mieux pour le voisinage…)
Luca de Meo, 52 ans, franchira la porte du On ne lui reproche parfois qu’un « excès
13-15, quai Alphonse-Le Gallo, à Boulogne- ­d’impatience  ». Une broutille. « Il ne faut pas
Billancourt (Hauts-de-Seine), pour s’installer désespérer Billancourt », aurait dit Jean-Paul
au septième étage du siège de l’immeuble Sartre. Aujourd’hui, il faut réenchanter
du groupe Renault, dont il a été récemment Renault. Sur le papier, Luca de Meo a le
nommé directeur général. Par le plus grand bon profil. Le quotidien milanais Corriere
des hasards, notre bureau personnel – là où della Sera écrivait en janvier : « Il a toutes
s’écrivent ces lignes – est situé presque en face les qualités reconnues aux Italiens : généreux,
du sien. Une centaine de mètres nous sépare. spirituel et travailleur. » Bienvenue dans
On partagera au moins la vue. Enfin, pas sûr le quartier !
LA SEMAINE

toujours souhaité ? C’est la thèse que défend la journaliste


Elsa Westerstad dans une chronique publiée dans le quotidien
Svenska Dagbladet, en novembre 2019, intitulée : « Löwengrip
a toujours été le “mauvais” type de femme ».
Blondinbella a vu le jour sur Internet, le 27 septembre 2005,
à 20 h 55. Premier message d’une ado de 14 ans sur son blog,
comme on lance une bouteille à la mer. Elle en fait son carnet
intime, y raconte sa vie de collégienne, les cours, les copains
et les soirées. À l’époque, elles ne sont pas encore très nom-
breuses à se livrer ainsi. Son blog est bientôt le plus suivi
de Scandinavie, ce qui fait d’elle une influenceuse. Dans une
interview au quotidien Dagens Nyheter, il y a un an, elle expli-
quait s’être inspirée des séries américaines – celles qui
mettent en scène une jeunesse huppée, dans des décors de
rêve – pour captiver son auditoire. L’inviter dans son monde.
« Car, une fois qu’ils y sont, les gens achètent aussi des pro-
duits et les entreprises avec lesquelles je collabore obtiennent
de meilleurs taux de conversion. »
Chevelure blond platine, grands yeux gris, visage de Barbie,
Blondinbella est bientôt invitée dans toutes les soirées
­s tockholmoises. On la voit sur les tapis rouges. En 2007,
elle crée sa première entreprise, Bellme AB, une société
de vente de produits de beauté naturels en ligne. Elle n’a
que 17 ans. Et, déjà, elle en agace certains. Juste avant son
dix-huitième ­anniversaire, les services sociaux contactent
sa mère. Ils s’­inquiètent de sa consommation d’alcool, jugée
excessive. Dans les journaux très sérieux du royaume,
on s’­insurge de la voir pervertir la jeunesse avec son « image
Isabella Löwengrip,
tordue de la réalité » et ses goûts de luxe.
le 18 mai 2019, Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Isabella Löwengrip a
à Cannes. raconté avoir grandi dans la banlieue-dortoir de Jakobsberg,
au nord de Stockholm. Ses parents ont divorcé quand elle
avait 4 ans. Elle ne leur parle plus. Au collège, ses camarades
la baptisent « grisbella » — le « cochon bella » — en raison de
ses poussées d’acné. À 14 ans, elle fait ses valises et part vivre
seule, avec son désir de revanche. L’objectif : devenir la femme
la plus puissante au monde. Elle le répète comme un mantra,

SPLENDEUR ET CHUTE dans chacune de ses interviews. Un mariage, deux enfants


et un divorce. Rien ne saurait la ralentir : « Je ne pouvais pas

D’UNE INFLUENCEUSE SUÉDOISE. devenir la femme la plus puissante au monde si je devais


­passer mes soirées devant Netflix ou à discuter de la nuance
de couleur avec laquelle on allait repeindre la clôture »,
Depuis sa plus tendre enfance, Isabella Löwengrip, ­résumait-elle, l’été dernier, sur la radio suédoise.
alias “Blondinbella”, voulait devenir “la femme En 2018, sa détermination porte ses fruits. À la tête de plusieurs
entreprises, le magazine économique Veckans Affärer la sacre
la plus puissante au monde”. Mais son personnage « femme d’affaires de l’année ». Celle qui emploie désormais
de femmes d’affaires à succès s’est fracassé sur une styliste et un cuisinier à temps plein, qu’on invite dans les
conférences d’entrepreneurs, annonce ses projets d’expansion
ses ambitions américaines. sur le marché international et prend un appartement à New
York. Mais le succès a un prix. Harcelée par des hommes qui
Texte Anne-Françoise HIVERT
n’hésitent pas à venir faire le pied de grue dans son jardin,
Isabella Löwengrip a fait installer une panic room dans sa villa
et ne se déplace nulle part sans un garde du corps.
VOILÀ, C’EST FINI. IL N’Y AURA PAS D’EMPIRE MONDIAL 2019 : annus horribilis. En avril, un site révèle que ses collabo-
DE LA BEAUTÉ. Pas de contrat avec Sephora ou le géant rateurs gonflent le nombre de ses followers, à sa demande.
du luxe LVMH. Pas de photo non plus en « une » du magazine En novembre, elle est accusée d’avoir rémunéré des commen-
américain Forbes. Le 20 janvier, Isabella Löwengrip, alias taires sur son compte Instagram. Ses partenaires coupent les
« Blondinbella », a licencié son dernier employé. Quelques ponts tandis que ses projets américains capotent. Le doute
semaines plus tôt, la plus célèbre des influenceuses s’installe. Et si Blondinella n’avait jamais existé ? Dans une
Dave Benett/Getty Images

suédoises avait déjà mis en vente sa luxueuse villa, dans mini-série documentaire, diffusée depuis le 15 janvier sur
la banlieue chic de Lidingö, à Stockholm, et rendu les clés YouTube, Isabella Löwengrip se livre à de rares confidences :
de son magnifique appartement dans le quartier huppé de « Ce personnage que les médias ont construit est devenu la
l’Upper East Side new-yorkais. réalité. J’avais l’impression que c’était ma vie, ma maison, mon
Retour à la case départ, donc, pour la superblogueuse, dont cuisinier, que je méritais tout cela. Aujourd’hui, quand je lis des
les congénères assistent au crash, subjugués. Ne l’ont-ils pas articles à propos de ce personnage, je suis embarrassée. »

22
À TITRE PERSONNEL LI RONG CHENG, ÉTUDIANTE FRANÇAISE D’ORIGINE CHINOISE.
LA JEUNE FEMME DE 24 ANS, ÉLÈVE EN ALTERNANCE DANS UNE ÉCOLE DE COIFFURE
ET D’ESTHÉTIQUE PARISIENNE, RACONTE LA SINOPHOBIE DÉCOMPLEXÉE DONT ELLE
ET SES PROCHES SONT VICTIMES DEPUIS L’APPARITION DU CORONAVIRUS 2019-NCOV.

Propos recueillis par Valentin EBRON

Le lundi qui a suivi l’annonce


gouvernementale des premières personnes
infectées sur le sol français, aucun camarade
de classe n’est venu s’asseoir à côté de moi.
D’habitude, il y a toujours quelqu’un. Mais, il s’amplifie. Il est plus assumé. Le coronavirus
ce jour-là, personne n’a osé me parler. est un prétexte pour réveiller une sinophobie
Le lendemain, une fille installée près de moi s’est ambiante. Et, comme les chiffres de propagation
demandé, en plaisantant, si elle n’allait pas et des victimes augmentent rapidement en
attraper le coronavirus. C’est le jour suivant qui Chine, je pense que ça va empirer. Les gens sont
m’a profondément marquée, lorsque j’ai pris la en train de devenir paranos. Un ami, également
ligne 7 du métro à la gare de l’Est pour rentrer d’origine chinoise, m’a raconté qu’il s’était rendu
chez moi. Une place se libère et, à ma gauche, dans une pharmacie pour s’acheter des pastilles
une dame, la quarantaine, est assise avec ses trois contre la toux car il était enrhumé. Alors qu’il
enfants. À peine installée, je remarque, côté se sentait déjà observé par les autres clients,
couloir, que les deux petites filles, âgées entre les pharmaciennes lui ont jeté des regards
10 et 12 ans, se couvrent le nez sous leur suspicieux. Psychologiquement, c’est pesant.
manteau. Ce soir-là, je transporte une valise. Alors on en parle entre nous, sur les réseaux
Ils me prennent sans doute pour une touriste. sociaux. Avec mes sœurs, on rigole parfois de la
La mère parle assez fort et sans gêne, en me bêtise de certains. Mais, dans le fond, ça nous
regardant : « C’est dégoûtant ! Ne mangez jamais touche et ça nous met en colère. En ce moment,
dans un restaurant chinois. C’est à cause d’eux c’est l’une des périodes de l’année où mes
qu’il y a plein de microbes, des virus et cette parents ont l’habitude de descendre dans le Sud,
épidémie. » Je regarde dans le vide, je ne réagis à Fréjus. Ils ont finalement décidé de ne pas
pas, les autres passagers non plus. J’ai rarement y aller parce qu’ils ont peur. Donc, pour l’instant,
entendu autant d’imbécillités débitées en si peu ils restent dans le 13e arrondissement. Ils ne
de temps. Le racisme antiasiatique, on le ressent veulent même pas se balader ailleurs dans
dès qu’on arrive à l’école avec les premières Paris car, dans le quartier au moins, personne
moqueries, lorsque les autres enfants se ne peut les embêter. Il y a quelques jours,
tirent les yeux devant nous, nous appellent ma mère a déposé un masque sur la
« Chinetoques », nous demandent si on mange du poignée de la porte de ma chambre.
chien et j’en passe. Malheureusement, j’ai appris Comme si elle avait fini, elle-même,
à vivre avec ce racisme ordinaire. Aujourd’hui, par croire à cette paranoïa.
LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ

LE 31 JANVIER, LE ROYAUME-UNI A OFFICIELLEMENT QUITTÉ L’UE. L’AVANT-


VEILLE, L’EURODÉPUTÉ PRO-BREXIT NIGEL FARAGE SAVOURAIT SON ULTIME
APPARITION À BRUXELLES. LA PHOTO EN DIT PLUS QU’UN LONG DISCOURS.

1. RIRA BIEN… 2. TRAITS DE DÉSUNION. 3. PORTE-DRAPEAU. 4. BONNE FIN DE SEMELLE. 5. POT DE DÉPART.
Le moral dans les chaus- Si les chaussettes Les hommes élégants Après avoir fait triompher À l’heure du départ, et
settes ? Tout l’inverse. de Nigel Farage sont s’écharpent depuis toujours le Brexit, Nigel Farage donc du bilan, rappelons
En ce mercredi 29 janvier, anglaises, son costume sur la question de savoir peut enfin lever le pied, que Nigel Farage toucha
à Bruxelles, Nigel Farage, n’est pas en reste. De fait, si les chaussettes doivent et dévoiler au passage avec plaisir pendant de
leader de l’extrême droite ces rayures « pinstripe », être assorties au pantalon le dessous passablement longues années une rému-
anglaise, architecte en constituées d’une suite de ou aux chaussures (notre usé de ses richelieus noirs. nération de député euro-
chef du Brexit, participe points séparés de 1/30e de réponse : les deux options L’occasion de rappeler péen d’un montant d’envi-
à sa toute dernière session pouce, soit moins d’un mil- fonctionnent et il est même qu’il convient, pour ména- ron 9 000 euros mensuels.
au Parlement en tant que limètre, sont une invention envisageable de ne pas ger des semelles en cuir, Ajoutons que, comme
député européen, et il anglaise datant du début accorder ses chaussettes de porter ses chaussures d’autres eurosceptiques,
jubile. On dirait même du xixe siècle. À l’époque, à quoi que ce soit), cette pendant environ une il fut épinglé pour avoir
qu’il fanfaronne. Après des celles-ci permettaient photo leur permettra au semaine, afin que la ­utilisé ses indemnités pour
années d’un combat que en effet aux banques, moins de s’entendre sur semelle se fasse, puis rémunérer des assistants
beaucoup croyaient perdu ­disposant chacune de leur une évidence : harmoniser de poser dessus un patin parlementaires ne mettant
d’avance, il a d’ailleurs bien propre type de rayures, de ses chaussettes à son ainsi qu’un fer sur l’avant. jamais les pieds à
raison d’en profiter. Dans distinguer leurs employés passeport, ou, pire, à son Mais ce n’est qu’une Bruxelles et logiquement
deux jours, le divorce de ceux de la concurrence. idéologie, n’est pas une humble suggestion. Nous sommé de rembourser
Sean Gallup/Getty Images/AFP

sera effectif et les ennuis Ce qui, au passage, alternative recevable du nous en voudrions d’impo- 40 000 euros. Précisons
commenceront. explique peut-être pour- point de vue esthétique. ser à M. Farage une direc- enfin que Nigel Farage a
quoi elles sont baptisées tive européenne de plus. annoncé qu’il renonçait à
en France « rayures ten- ses indemnités de départ.
nis ». Sans doute lié à l’en- Dommage, 179 000 euros,
gouement des banquiers ça fait beaucoup de paires
pour ce sport élitiste ? de chaussettes Union Jack.

24
CRUEL PARADOXE : qui savait situer le premier ministre Chou En-lai choisit la écrit Frédéric Bobin le 7 avril 1998. Il y arpente
Wuhan sur une carte avant que la ville ne soit ­capitale du Hubei pour appeler à poursuivre le marché de nuit, « précipité de ces Chines
coupée du monde ? Bien avant la propagation l’établissement « du nouvel ordre prolétarien ». multiples ». « Les amateurs de la Chine réveil-
du coronavirus pourtant, la mégapole « Le fait que le discours ait été prononcé à lée seront comblés, ironise le correspondant
chinoise fut régulièrement citée dans Wuhan revêt (…) une signification évidente, du Monde. Ici, de jeunes couples modernes,
Le Monde. Pas seulement parce qu’elle fut puisque c’est dans cette ville, métropole indus- tailleurs roses et cravates aux motifs pop, s’en-
le berceau de la révolution de 1911, qui mit fin trielle de la Chine centrale, sur le fleuve Yangtsé, gouffrent dans les boutiques de mode. Ils ont
au régime impérial. Simple mention au détour qu’en juillet dernier se produisit la crise militaire le pas assuré d’apprentis yuppies impatients
d’un article ou sujet de reportage, Wuhan fut la plus spectaculaire de la Révolution cultu- de rattraper le temps perdu. » Mais il y croise
comme un baromètre de l’évolution du pays. relle », relève, là encore, une dépêche AFP, aussi « l’autre Chine, la Chine noire, la Chine
En 1956, Robert Guillain, fin connaisseur de faute d’envoyés spéciaux du journal dans ce en haillons, la Chine des friches industrielles
la Chine et du Japon – il fut l’un des rares drame qui se déroule à huis clos. hâchée par les licenciements massifs dans
­journalistes occidentaux à couvrir depuis le Vingt ans plus tard, Deng Xiaoping entrouvre les entreprises d’État ». Les grands projets
Japon les bombardements d’Hiroshima et de le pays et Anita Rind s’étonne, le 6 février automobiles sont censés donner du travail
Nagasaki –, constate avec effroi l’embrigade- 1984, de découvrir une petite communauté à cette Chine-là. Y sont-ils parvenus ?
ment de tout un peuple : « Quel psychologue francophone sur le campus universitaire de Le 13 août 2005, Bruno Philip voit en Wuhan
expliquera le mystère de la liberté, qui fait que Wuhan. « Que sont-ils venus faire au cœur de « un monstre urbain, vieille cité industrielle,
l’homme entré dans un pays où celle-ci la Chine ? Participer à une expérience pilote jadis noircie par la fumée d’usines en état de
n’existe pas en ressent une atteinte presque comportant deux volets : la fondation d’une déliquescence avancée, aujourd’hui en plein
physique ? » Il dénonce les mirages de la école de mathématiques à la française et la décollage économique et parfois rajeunie par
modernisation vantée par la propagande création d’un centre de rayonnement de notre le “lifting” d’un renouveau branché. » « Le but
maoïste : « Hélas ! si j’aperçois du train, ici langue. » Une ouverture toute relative : ils sont affiché des autorités locales est de faire du
et là, des cités ouvrières plus nombreuses et cantonnés dans le « bâtiment des enseignants chef-lieu du Hubei l’un des lieux-clés de
plus vastes que je n’avais attendu, voici aussi étrangers » dont « l’accès est interdit aux étu- ­l’industrie automobile  », annonce-t-il. Dix ans
l’océan des taudis anciens, quand le train tra- diants et aux enseignants chinois », précise la plus tard, c’est chose faite : « Ce secteur
verse les villes. Voici les faubourgs pauvres et journaliste. Les Français s’accommodent tant industriel représente 20 % de l’activité de la
surpeuplés des grandes métropoles, comme bien que mal de cet isolement. « Le Monde ville et y emploie directement 200 000 per-
ceux de Wuhan (…). La construction urbaine nous arrive par bateau. Ce ne sont plus des sonnes et indirectement plus de 1 million »,
est visiblement incapable pour le moment – et nouvelles, c’est de l’histoire », s’amuse un constate Philippe Jacqué, le 20 février 2015.
j’en aurai plus tard la confirmation – de faire enseignant cité dans l’article. Mais, déjà, Wuhan voit plus grand : « devenir
face à l’afflux d’une population envahissante, Mais c’est un tout autre secteur d’activité qui la capitale chinoise, voire du monde, de l’auto-
produit du pompage des campagnes par les va bientôt faire venir les Français en nombre à mobile. » Un rêve de puissance aujourd’hui
grandes villes. » Wuhan : l’automobile. « La France va financer mis sous cloche.
Mais rien n’arrête la propagande. Le 25 juillet sur crédits publics, dans un avenir non précisé, Impossible de clore cette plongée dans les
1966, une dépêche nous apprend que « le long le premier projet industriel d’importance (plus archives sans mentionner que Wuhan fut déjà
de la jetée de Wuhan » « le président Mao Tse- de 3 milliards de francs) mis sur pied en Chine associée dans Le Monde à un virus. C’était le
toung, qui est âgé de soixante-quinze ans, a par un pays occidental après l’écrasement de 20 décembre 1996, alors qu’une épidémie de
nagé pendant 1 heure le 16 juillet, dans les eaux la contestation du “printemps de Pékin”, grippe frappait la France : « Cette année, c’est
du Yang-Tse-Kiang grossies par les pluies, annonce Le Monde le 22 décembre 1989. Il la souche A, type H3N2, dénommée Wuhan,
annonce Radio-Pékin ». Pendant que Mao s’agit d’une entreprise à capitaux mixtes, des- qui sévit. Isolée en Chine d’où son nom à la fin
fait de l’exercice, le pays bascule dans la tinée à fabriquer à Wuhan (province du Hubei) de 1995, elle semble se combiner avec des
Révolution culturelle. Wuhan se révèle l’un des véhicules sous licence Citroën. » Le lieu surinfections telles que des pneumopathies,
des principaux foyers d’opposition aux gardes n’est pas choisi au hasard : ce fut longtemps qui peuvent s’avérer très graves. » On ne se
rouges. Plusieurs dépêches se font écho des l’un des principaux centres de l’industrie souvient pas d’une quelconque panique.
« troubles » qui agitent « cette très importante lourde en Chine. Voici Wuhan promue « labo-
région industrielle » (juin 1967). Le 12 octobre, ratoire des réformes des entreprises d’État », Texte Agnès GAUTHERON

WUHAN
LE 17 JANVIER 1956, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
LA SEMAINE

LA SÉRIE MARSEILLE, LA GUERRE DU TRÔNE. ÉPISODE


MERCATO D’HIVER.
Texte Gilles ROF

PRÉCÉDEMMENT… DANS UNE VISITE élue maire du secteur en 2008 et en 2014, qui Devant le kiosque Magali, haut lieu du chichi
“GAGNANTE-GAGNANTE”, SÉGOLÈNE ROYAL, filtrent l’entrée des puces. À leur tête, Aïcha frégi, beignet nappé de sucre et de chantilly,
POSSIBLE PRÉTENDANTE À LA PRÉSIDEN- Mansouri tente de convaincre les passants, la campagne municipale intéresse moins que
TIELLE DE 2022, APPORTE SON SOUTIEN pile de tracts en main. Dans la foule, il y a les le coronavirus. La station balnéaire de Carry-
À LA SÉNATRICE SAMIA GHALI, “CANDIDATE pro- et les anti-Samia. « Elle est comme les le-Rouet, devenue l’épicentre médiatique
LIBRE” À LA MAIRIE DE MARSEILLE. autres politiques », glisse un grand bonhomme, de l’épidémie, est à moins d’un quart d’heure
en repoussant le prospectus de l’élue. « C’est de cabotage, le long de la Côte bleue. Et, forcé-
VOITURES GARÉES EN DOUBLE FILE, la seule qui nous défend réellement », s’ac- ment, cela inquiète le client. Ludovic veut, tout
vendeurs de cigarettes de contrebande, croche Aïcha. Il y a quelques semaines à peine, de même, bien commenter les derniers sou-
imams de quartier qui quêtent la zakat pour cette travailleuse sociale était l’une des plus bresauts de l’actualité politique marseillaise.
rénover leur mosquée, familles nombreuses acharnées des « insoumis » marseillais. Elle a « Ce n’est plus une campagne, c’est un mer-
tentant de se faufiler entre les étals de guidé Jean-Luc Mélenchon dans une visite cato », s’étonne-t-il, incrédule. Dans la bataille
coriandre fraîche et les cagettes de sardines de l’habitat indigne, dans son quartier des pour le trône de Marseille, on est entré de
posées à même le sol. Comme chaque week- Bourrely. Comme pour beaucoup de ses plain-pied dans le temps des prises de guerre
end, l’abord du marché des Arnavaux (15e) camarades, la campagne municipale marque et des coups de poignard dans le dos. La
relève du chaos absolu. Un magma populaire sa rupture avec le mouvement du député LFI. conseillère municipale socialiste Annie Levy-
et sans règles qui bouillonne le long d’un bou- « J’ai rejoint la seule liste qui représente vrai- Mozziconacci, qui papillonnait autour de Samia
levard « deux fois deux voies » où les véhicules, ment les gens issus des quartiers populaires. Ghali, rejoint la liste EELV. Le jeune doyen
bloqués par la foule, piaffent dangereusement. Je n’en peux plus de servir de tête de pont à de la faculté de droit, Jean-Philippe Agresti,
Le site doit bientôt être réaménagé dans des politiques qui ne s’intéressent pas à nous », longtemps candidat à l’investiture de
le cadre de l’opération d’intérêt national s’enflamme-t-elle aujourd’hui. La République en marche et qui se prévaut
Euroméditerranée. En attendant, il déborde. À quelques kilomètres plus au nord, le port d’une amitié avec le couple Macron, officialise
À moins de quarante-cinq jours du premier de l’Estaque vit un dimanche plus apaisé. Dans son soutien à Martine Vassal. L’avocate
tour des élections municipales, « les puces », une ruelle en retrait du quai, les équipes de Maliza Saïd, élue en 2014 sur les listes
comme les Marseillais appellent cet espace collage de la candidate Ghali reviennent de Les Républicains de Jean-Claude Gaudin, fait
de hangars et de parkings, attirent des visi- leur expédition matinale et prennent l’apéro le chemin en sens inverse. Mais la volte-face
teurs moins habituels. Samedi 1er février, dans dans la permanence du conseiller départe- qui prend tout le monde à contre-pied, c’est
les allées bondées, Moussa Maaskri enchaîne mental socialiste, Henri Jibrayel. L’ex-député, bien celle du président de la région Provence-
selfie sur selfie. Le comédien trimballe sa belle en survêtement gris, est fier du boulot accom- Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, « ami
gueule de boxeur fatigué, repérée dans pli. « On a recouvert tous les Vassal », assure-­ de toujours » du dissident LR Bruno Gilles.
L’Immortel (2010) ou La French (2014), succès t-il en picorant dans un paquet de chips. Entre Quelques semaines après avoir traité la candi-
du box-office qui mythifient l’épopée de crimi- les puces et l’Estaque, les affiches de la candi- dature de Martine Vassal de « folie », l’élu LR
nels locaux. Moussa, c’est l’un des visages date LR gisent parfois au pied des panneaux. assure désormais qu’il soutient la présidente
les plus typés du cinéma français, un abonné « Samia, c’est notre Blanche-Neige, et nous, on de la métropole Aix-Marseille-Provence. Au
aux rôles de voyous. À la surprise générale, est un peu ses sept nains », complète, hilare, un Queen Victoria, un pub du Vieux-Port, où elle
Martine Vassal, la candidate Les Républicains, colleur. Le marché, ici, c’est le samedi. Jordan offre buffet et apéritif à ses jeunes militants,
a fait de lui sa tête de liste dans ce 8e secteur. Bardella, le vice-président du Rassemblement l’intéressée savoure. « Je n’ai jamais cessé de
Elle compte sur sa notoriété pour bousculer national, y a fait un passage éclair la veille. Une parler avec Renaud… Il se range logiquement
un territoire où la droite n’a jamais dépassé visite de soutien à la policière tatouée Sophie à la décision de notre famille politique, comme il
le stade de la figuration et où l’abstention, Grech, candidate RN du secteur, et au séna- l’a toujours fait. Il pense forcément aux élections
en 2014, culminait à 47 %. Moussa a grandi teur Stéphane Ravier. « Ils sont passés en cou- régionales de 2021 où nous devrons être unis
dans ces quartiers adossés au port industriel. rant », se marre le serveur du bar Le Français. pour gagner », assure, menace à peine voilée,
Des terres longtemps communistes, passés « Ici, les gens n’aiment pas poser avec le Martine Vassal. Dans la semaine, elle a envoyé
sous bannière socialiste. Dans les cités, les Front… mais ils votent pour lui », rage Roland quelques SMS à Bruno Gilles pour qu’il aban-
minots l’adorent. « La campagne, c’est un truc Cazzola, conseiller municipal PS, qui redoute donne lui aussi sa sécession. « Cesse de m’hu-
de dingue », lance ce novice en politique, sans déjà le score du RN le mois prochain. Aux milier en me proposant des postes qui ne m’in-
que l’on sache vraiment s’il y prend du plaisir. européennes 2019, la liste Bardella a réuni téressent pas », répond toujours le sénateur.
Le lendemain, même heure, même endroit, ce 35 % des voix dans le secteur. Loin devant
sont les équipes de l’ex-socialiste Samia Ghali, toutes ses concurrentes. (À suivre…)
LE MAGAZINE

Anne Méaux,
le 28 janvier,
dans son bureau,
à Paris.

Anne Méaux, une affaire de réputations.


LE 8 JANVIER, ELLE ORCHESTRAIT LA CONFÉRENCE DE PRESSE EN MONDOVISION DU FUGITIF
CARLOS GHOSN. TROIS SEMAINES PLUS TARD, ELLE M ETTAIT EN SCÈNE LE GRAND BRÛLÉ
FRANÇOIS FILLON EN PRIM E TIM E SUR FRANCE 2. DEPUIS TROIS DÉCENNIES, CETTE
COM M UNICANTE DE 65 ANS VEILLE EN COULISSE SUR L’IMAGE DES PUISSANTS GRÂCE
À UN EXCEPTIONNEL ENTREGENT ET À DES AM ITIÉS POLITIQUES FORGÉES TRÈS À DROITE.
SA RENTABLE AGENCE, IMAGE 7, QU’ELLE ENVISAGE DE TRANSM ETTRE À SES FILLES,
SE RETROUVE RÉGULIÈREM ENT AU CŒUR DES INTRIGUES POLITICO-ÉCONOM IQUES FRANÇAISES.
Texte Sandrine CASSINI et Véronique CHOCRON — Photos Jonas UNGER

27
LE M AG A ZINE

Dans les bureaux de son agence,


installée dans un hôtel particulier
du 17e arrondissement parisien.

“JE LE TROUVE TRÈS BON ! ET VOUS ?”


C’est finalement depuis le sofa de son apparte-
ment parisien qu’Anne Méaux regarde la presta-
tion télévisée de François Fillon, jeudi 30 janvier.
Son portable est à portée de main. Elle répond
dans l’instant au SMS que l’on vient de lui
envoyer. L’ex-candidat de la droite à la dernière
présidentielle vient de déclarer : « J’ai été traité
d’une manière injuste. La procédure qui a été
menée contre moi était entièrement à charge.
Jamais on a vu un juge nommé un jour, et quatre
jours après me convoquer pour une mise en exa-
men. » C’est elle qui a conseillé à François Fillon
de venir dire « sa vérité » sur l’affaire des emplois
fictifs, à moins d’un mois du procès. Elle a poussé
pour qu’il le fasse dans l’émission de France 2
« Vous avez la parole », présentée par Léa Salamé
et Thomas Sotto. Elle l’a entraîné. Elle a tout ver-
rouillé et donné ses consignes. Impossible de
croiser François Fillon dans sa loge avant l’émis-
sion. Même l’accès au plateau de France 2 nous a
été refusé. « Pour ça, il faut demander la permis-
sion à Anne Méaux », nous a glissé la chargée de
communication de la chaîne publique.
Presque un mois plus tôt, le 8 janvier, la même
Anne Méaux orchestrait l’incroyable conférence
de presse internationale donnée depuis Beyrouth
par le fugitif Carlos Ghosn. À entendre l’ex-patron
de Renault-Nissan, accusé d’abus de bien social
et de fraude fiscale, il n’a pas « fui la justice » du
Japon, mais juste « échappé à l’injustice et à la
persécution ». « Je suis ici pour faire la lumière sur
un système qui viole les [droits humains] les plus
fondamentaux », a-t-il déclaré. Jouer la victime,
l’opinion publique contre la justice, c’est la signa-
ture d’Anne Méaux. Là encore, aux côtés du
patron déchu, la communicante accordait les
autorisations aux journalistes et biffait les noms
des indésirables. Les reporters japonais et le cor-
respondant des Échos à Tokyo, coupable de révé-
lations malvenues sur le magnat de l’automobile,
en ont été pour leurs frais.
Elle est comme ça, Anne Méaux. Une femme de
pouvoir, qui donne les accès ou ferme les portes,
pour assurer à ses clients la meilleure couverture
médiatique. À 65 ans, à la tête de son agence
Image 7, elle reste la femme de communication
la plus écoutée et la plus redoutée du capita-
lisme français. Cette blonde aux cheveux mi-
Jonas Unger pour M Le magazine du Monde

longs impeccables, à la voix rauque, presque


masculine, a su se rendre incontournable auprès
des grands patrons du CAC 40, politiques, avo-
cats, banquiers d’affaires. Elle a été de tous les
gros coups ces trois dernières décennies : les
fusions Arcelor-Mittal, Lafarge-Holcim ou la
création d’Areva. Elle gère l’image de François-
Henri Pinault, Martin Bouygues, Lakshmi Mittal
ou Jean-Charles Naouri, le patron de Casino,
récemment pris dans les turpitudes de

28
montages financiers hasardeux. Son dernier prémunir, mais Anne Méaux a été rattrapée par
gros contrat rajeunit sa clientèle : à 43 ans, John la politique. Et elle n’a pas pu résister à l’envie de
Elkann, l’héritier de Gianni Agnelli, désormais à replonger, en 2016, dans la campagne présiden-
la tête de l’empire Fiat Chrysler Automobiles tielle, d’abord hasardeuse, puis triomphante, et
(FCA), vient de lui confier sa communication à enfin désastreuse de François Fillon, au risque de
l’occasion des projets de fusion avortée avec mettre en danger ce qu’elle a de plus précieux :
Renault, puis scellée avec PSA. son agence et sa réputation.
Que viennent-ils tous chercher auprès d’elle ? Son En 2015, François Fillon, qui s’apprête à se lancer
entregent. Son influence. Les appuis qu’elle a su se dans les primaires de la droite, lui fait lire les
ménager dans les allées du pouvoir. Viscéralement épreuves de son livre, Faire (Albin Michel, 2015).
ancrée à droite, Anne Méaux a connu son heure de C’est un coup de cœur, alors que, depuis trente
gloire lorsque son ami Jean-Pierre Raffarin officiait ans, « plus aucun homme politique ne m’intéres-
entre 2002 et 2005 à Matignon. Ses concurrents, sait », dit-elle. Elle, pourtant favorable à la PMA et
fort marris, racontent que tous les patrons fai- au mariage pour tous, se lance, à ses côtés, dans
saient alors la queue devant les bureaux de son une campagne au programme très libéral et
agence pour obtenir un rendez-vous avec le pre- conservateur. Quitte à désarçonner ses proches.
mier ministre. Son ascendant est tel qu’elle par- « Elle n’est vraiment pas réac, elle est même plutôt
vient à faire nommer son candidat, Pierre moderne », estime son ami et associé dans Image 7
Gadonneix, à la tête d’EDF en 2004. Les gouverne- Thibault Leclerc. Pendant deux ans, une petite
ments changent, les dirigeants passent, mais la équipe se retrouve un soir par semaine autour du
communicante manœuvre si bien qu’elle est deve- candidat. « Anne m’a ouvert son carnet d’adresses,
nue un rouage de ce capitalisme français toujours m’a aidé à trouver des financeurs, ce qui n’était pas
aussi politique, où chaque rapprochement d’entre- si facile au début de la campagne », se souvient
prises nécessite un mot, une phrase de Bercy, de Arnaud de Montlaur, qui est chargé de récolter des
Matignon ou même de l’Élysée. fonds. François Fillon peine à exister, les médias
En ce mois de janvier pluvieux, elle nous reçoit, n’en ont que pour le duel annoncé entre Sarkozy
lovée dans un canapé de velours, dans le bel hôtel et Juppé. Elle déploie son arme la plus efficace : les
particulier du 17e arrondissement qui abrite ses dîners à la bonne franquette dans sa cuisine, en
bureaux. Les boîtes de chocolats offertes par des présence du candidat, avec des journalistes, des
clients sont à la disposition de tous, déposées sur patrons de rédaction. « J’ai essayé de lui ouvrir des
les livres d’art de la table basse. Parisienne portes… Aucun journaliste ne le calculait », dit-elle.
coquette et enveloppante, elle se découvre avec « Anne Méaux a posé un garrot sur les problèmes de
parcimonie. Sauf quand il s’agit de raconter son communication de François Fillon », corrobore
aventure entrepreneuriale. « J’ai quitté la politique Patrick Stefanini, qui se désolait que les meetings
et créé ma boîte en 1988, je voulais être libre et du candidat n’aient aucune retombée dans la
indépendante », confie-t-elle. Son secret, « l’intelli- presse. « Elle a beaucoup encouragé François Fillon
gence collective » qu’elle a instaurée dans la mai- à fendre l’armure », se souvient Bruno Retailleau, le
son, son talent, « le recrutement », et sa réussite, la patron des sénateurs Les Républicains.
formidable diversification d’Image 7 vers le « digi- Quand Le  Canard enchaîné sort l’« affaire
tal » et le « lobbying ». Difficile d’interrompre le flot Penelope », Anne Méaux affirme être tombée de
de paroles pour faire dévier la patronne vers sa chaise. « J’ai eu à gérer des événements dont je
d’autres sujets. Discuter politique l’agace. Nicolas ne savais rien à l’origine, certifie-t-elle. J’ai fait ce
Sarkozy, qui fut son ennemi ? « Je ne veux pas en dîner avec lui, avant la campagne, au cours
parler. » François Hollande ? « Ce ne sont pas mes duquel je lui ai posé toutes les questions embar-
idées. » Macron ? On n’en saura rien. François rassantes, je lui ai demandé : “Dites-moi tout”,
Fillon ? « Un choix personnel qui n’a rien à voir avec mais il pensait vraiment qu’il n’y avait aucun pro-
Image 7 », assène-t-elle, lorsque l’on insiste trop. blème. » Elle découvre les luxueux costumes
Elle fait alors appel à notre « intelligence » pour offerts par l’avocat franco-libanais Robert Bourgi
bien comprendre qui elle est : une femme d’af- à François Fillon en lisant Le Journal du dimanche.
faires dédiée corps et âme à Image 7, son « qua- Elle ne lui en veut pas, elle ne le lâche pas. Elle
trième bébé », celui qui viendra après ses trois n’en démord pas : « S’il m’avait dit pour Penelope,
enfants. Mais, quelques minutes plus tard, la voilà je l’aurais quand même suivi. Il y avait moyen de
qui se lève pour aller chercher une des rares pho- gérer cette situation, qui était légale. Sans les cos-
tos — punaisée sur un tableau de liège — qui tumes, il pouvait gagner, il n’était pas loin. »
ornent ses étagères. Sur le cliché en noir et blanc, Même lorsque tout semble perdu, elle n’aban-
daté de 1984, son mentor, Valéry Giscard d’Es- donne pas. Selon Arnaud de Montlaur, « c’est
taing, entouré de Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Anne et moi qui avons eu l’idée du rassemblement
Jacques Chirac. Elle y apparaît au second plan. au Trocadéro », l’opération sauvetage du soldat
Elle a beau s’en défendre, tenter de s’en Fillon, le 5 mars 2017. Après le naufrage,
LE M AG A ZINE

Anne Méaux répond encore présent. Elle l’alternance. Lorsque François Mitterrand est indien Mittal qui fera, avec le rachat d’Arcelor,
l’aide à retrouver du travail chez le gestionnaire reconduit, en 1988, pour un second mandat, elle changer Image 7 de dimension. La communi-
d’actifs Tikehau Capital, un client dont elle assure quitte le phalanstère de la droite libérale pour cante fait du shopping avec Anne Lauvergeon,
la communication. Les concurrents d’Anne Méaux créer son agence. « J’ai pensé que mes copains l’ancienne patronne d’Areva, pour laquelle elle
ont espéré un temps que son image pâtisse de cet n’étaient pas en mesure de prendre le pouvoir travaille depuis deux décennies. Lors d’un de ses
immense fiasco. Elle réussit, au contraire, à en après Giscard, que Chirac l’emporterait, et ce fameux dîners, Salma Hayek, la célèbre épouse
faire un formidable argument marketing : même n’était pas pour moi », explique-t-elle. La suite, ce de François-Henri Pinault, chante même « joyeux
dans la tempête, elle ne quitte pas le navire. Ses sera Image 7. Elle met immédiatement à profit anniversaire » à Joseph Macé-Scaron, ancien jour-
clients peuvent se le tenir pour dit. son passage, de 1986 à 1988, au cabinet d’Alain naliste du Figaro et de Marianne, devenu depuis
Madelin au ministère de l’industrie et des PTT. consultant chez Image 7. Et, quand sa mère

ANNE Méaux grandit dans une famille


bourgeoise du 18e arrondisse-
ment, entre un père ophtalmo,
anar de droite, qui lui fait découvrir Céline et
Bakounine et une mère férue de grec et de latin,
« Anne avait été en contact avec de très nombreux
chefs d’entreprise. Par la suite, ce carnet d’adresses
a été déterminant », analyse Alain Madelin.
C’est là qu’Anne Méaux croise sur le perron du
ministère un dénommé François Pinault, tout
décède, Anne Méaux s’effondre dans les bras de
Jean-Charles Naouri, l’impassible patron de
Casino. Ses soirées mélangent clients, vieux com-
pagnons de route et ministres en cour. Tous y
accourent. En 2016, sous le mandat de Hollande,
qui s’occupe d’elle et de son frère, de sept ans son juste monté de sa Bretagne. Il vient de reprendre elle est élevée au grade d’officier de la Légion
aîné. Bonne élève, elle s’engage à 14 ans en poli- pour un franc symbolique le fabricant de pan- d’honneur par le ministre Emmanuel Macron,
tique, dans une lutte antimarxiste, à rebours des neaux de bois Isoroy, en dépôt de bilan, et donne avec qui pourtant elle n’entretient pas de lien
idéaux de Mai 68 qui galvanisent ses camarades sa première interview télé. « J’étais un peu paniqué. particulier. La fête mêle François Pinault,
dans la cour du lycée Jules-Ferry. La cellule fami- Anne Méaux vient me voir et m’assène : “Vous vous Sébastien Bazin, le PDG du groupe Accor, Valéry
liale explose deux ans plus tard. Son père quitte la y prenez mal, il faut sourire devant la caméra.” Je Giscard d’Estaing, Alain Madelin, Gérard Longuet,
maison, sa mère refuse le divorce, la rupture est l’ai un peu envoyé promener », se souvient le mil- François Bayrou, le ministre de l’intérieur
brutale. S’ensuit une jeunesse chaotique. « À liardaire. Depuis son vaste bureau aux tons clairs, Bernard Cazeneuve et Brigitte Macron. Au der-
16 ans, après le départ de mon frère, je suis devenue où les toiles crème de Robert Ryman répondent nier dîner chez Image 7 de l’association Force
cheffe de famille, raconte-t-elle. Nous sommes res- au noir profond de Pierre Soulages dans le lobby, femmes dont elle est la vice-présidente, Anne
tées toutes les deux sans un rond, j’ai travaillé en François Pinault s’amuse de leurs débuts. Très Lauvergeon, l’ancienne patronne d’Areva,
faisant mes études et ma mère a fait des petits bou- vite, il l’encourage « à monter sa boîte ». Les pre- côtoyait la ministre de la transition écologique,
lots. Mon père est mort quelques années plus tard, miers locaux sont spartiates, « avec les toilettes au Élisabeth Borne. Et le lendemain de la conférence
alors que nous étions encore fâchés. » Le bac en fond de la cour ». En signant un des tout premiers de presse de Carlos Ghosn, elle reçoit un coup de
poche, elle rentre à Sciences Po. Et se radicalise. contrats d’Image 7, il lance la nouvelle agence. Les fil de VGE, inquiet : « Vous êtes sûre, Anne, que tout
La première année de cours a lieu à l’université clients commencent à affluer. La communicante cela est bon pour votre image ? »
Dauphine, théâtre d’affrontements entre jeunes de et le milliardaire ne se lâcheront plus. En 1999, L’élite économique la choisit aussi pour ses
la Ligue communiste révolutionnaire et de mou- dans la bataille pour Gucci, elle choisit François conseils « cash ». Elle ne ménage pas ces patrons,
vements d’extrême droite qui manient la barre de Pinault contre Bernard Arnault, alors qu’elle pourtant habitués aux propos sirupeux de leurs
fer. « J’ai adhéré au GUD [Groupe union défense, conseille les deux. Deux décennies plus tard, entourages. « Elle est capable de dire “vous êtes
organisation étudiante française d’extrême droite l’homme le plus riche de France n’a toujours pas mauvais”, c’est une formidable qualité. C’est un élé-
réputée pour ses actions violentes] par anti- digéré. « Elle connaissait tous les secrets d’Arnault. ment de sécurité pour moi », témoigne Serge
marxisme, mais je ne faisais pas le coup de force et Elle est allée les mettre au service de Pinault », Weinberg, président du conseil d’administration
je n’ai jamais été raciste, dit-elle. C’était un mélange explique un proche de l’homme d’affaires. de Sanofi. « C’est quelqu’un avec qui je pars à la
d’exaltation de jeunesse, d’amitiés, et il y avait ce La pétillante Anne Méaux a sa recette pour élargir guerre », lance François Pérol, coprésident du
côté fêtard. Je n’avais plus de cellule familiale, j’ai son réseau : elle fait tomber les barrières. Certains comité exécutif de Rothschild & Co, qui l’appelle à
trouvé un clan. » Elle ne renie rien. Elle a gardé, au contacts deviennent des « potes », comme les ses côtés lorsqu’il quitte ses fonctions de conseiller
fil des années, des liens très forts avec des hommes frères Yoël et Michael Zaoui, stars de la banque de Nicolas Sarkozy à l’Élysée pour redresser le
de pouvoir venus des mêmes cercles, Alain d’affaires, dont elle connaît la mère et les enfants. groupe Banque populaire Caisse d’épargne (BPCE)
Madelin ou Gérard Longuet. « Au final, je n’y ai pas Yoël lui apportera le contrat du sidérurgiste et se retrouve poursuivi (avant d’être relaxé)
laissé de plumes, conclut-elle, et cela m’a empêchée
de devenir une minette bourgeoise. » À 25 ans, elle
se marie avec le père de ses enfants.
À l’époque, la droite libérale recycle la jeunesse
militante issue de l’extrême droite anticommu-
niste. Anne Méaux participe en 1974 à la cam-
pagne de Valéry Giscard d’Estaing. En poussant
la porte des Républicains indépendants (centre
droit), elle tombe nez à nez avec Alain Madelin.
Il deviendra, le temps de la bataille, son binôme
de travail. Ces deux-là resteront intimes. « Elle a
suivi le même parcours que moi, dit-il. On peut “J’ai adhéré au GUD [Groupe union défense, organisation
être un idéaliste antitotalitaire et anticommuniste
de façon sportive et, en prenant un peu d’âge,
étudiante française d’extrême droite réputée pour ses actions
façonner sa pensée autour de la liberté et devenir violentes] par antimarxisme, mais je ne faisais pas le coup
libéral. » VGE remporte la présidentielle, la car-
rière d’Anne Méaux démarre. Elle entre, à tout
de force et je n’ai jamais été raciste. C’était un mélange
juste 21 ans, au service de presse de l’Élysée, d’exaltation de jeunesse, d’amitiés, et il y avait ce côté fêtard.
comme « petite main ». « Giscard incarne la droite
intelligente et éclairée, c’est l’homme politique que
Je n’avais plus de cellule familiale, j’ai trouvé un clan.”
j’ai le plus admiré », confie-t-elle. Puis ce sera Anne Méaux
30
1 2

3 4

Après un passage 5 6
au cabinet
d’Alain Madelin
(2, en 2008),
Anne Méaux crée
son agence en
1988 et conseille
de nombreux
grands patrons,
dont François
Romuald Meigneux/Sipa x2. Abd Rabbo Ammar/Abaca x2.

Pinault (1, avec le


journaliste Serge
Moati) ainsi que
son fils François-
Élodie Grégoire/REA. Olivier Borde/BestImage

Henri (6, avec


Frank McCourt),
Lakshmi Mittal
(3) et Carlos
Ghosn (4). Elle
se tient à l’écart
de la politique
jusqu’à ce que
François Fillon
la convainque
de le rejoindre
pour la primaire
de la droite
en 2016 (5).
LE M AG A ZINE

pour « prise illégale d’intérêts ». Son pouvoir, Proglio à la tête d’EDF déclenche des hostilités magazines. « J’adore les histoires d’amour », aime
c’est aussi d’assurer à ses clients une couverture d’une violence inédite. Ce dernier rêve de refaçon- répéter Anne Méaux.
médiatique au cordeau. « Elle connaît toutes les ner le nucléaire français, en démantelant Areva, Rancunière, dure, teigneuse pour les uns, géné-
faiblesses et les fragilités des médias, la concurrence alors dirigé par Anne Lauvergeon, cliente et déjà reuse, fidèle, courageuse pour les autres, la com-
entre les titres de presse, le copinage, et elle en joue : amie d’Anne Méaux. Proglio va s’appuyer sur ses municante fait au moins consensus sur un point :
elle permet aux journalistes d’avoir la primeur sur réseaux à l’Élysée et notamment son secrétaire elle sait être pragmatique. Les questions de déon-
une information et en attend des renvois d’ascen- général, Claude Guéant, proche d’Alexandre tologie et de réputation sont secondaires. Anne
seur », affirme un ancien directeur de la commu- Djouhri, pour déstabiliser une Lauvergeon dont Méaux est d’abord « une avocate, pour qui chacun
nication qui fit équipe avec elle. Une belle inter- les relations avec Nicolas Sarkozy sont déjà déplo- a droit à sa défense », dit une ancienne d’Image 7.
view d’un de ses clients, un article bien vendu à la rables. Surtout depuis que le chef de l’État a cher- Elle n’a pas hésité à se mettre au service de la
« une », et c’est la promesse d’une exclusivité à ché à convaincre Areva de vendre des centrales Tunisie de Ben Ali ou, en 2016, de l’Arabie saou-
venir. Un papier critique contre un de ses proté- nucléaires à la Libye de Mouammar Kadhafi. Et dite. Lorsqu’elle déchire un contrat, c’est unique-
gés, c’est, à l’inverse, prendre le risque d’être voilà les deux Anne, une de gauche et l’autre de ment parce que le patron s’est mal comporté à son
moins bien traité par la suite. droite, parties en croisade dans les arrière-cuisines égard. Comme avec Jacques Servier, fondateur
L’année 2007, avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à du pouvoir sarkozyste. Intimidations, menaces, éponyme du laboratoire, à l’origine du Mediator,
l’Élysée, devait être celle de son couronnement. cambriolage, elles en voient de toutes les couleurs. soupçonné d’être la cause de milliers de décès. « Il
Celui du mariage parfait de la politique, de l’in- « C’était une ambiance bizarre. Mais, avec Anne, avait dit sans me regarder : “Vous direz à la jeune
fluence et du chiffre d’affaires. Sur le papier, Anne cela nous a rapprochées », se souvient l’ancienne fille qu’elle n’est pas là pour donner son avis, mais
Méaux avait tout pour devenir la première des dirigeante d’Areva, qui finira tout de même par pour rapporter ce que je dis” », se souvient-elle en
sarkozystes. Elle va devenir leur ennemi, à la être écartée en 2011. Alors, quand, en pleine cam- imitant la voix éraillée de l’octogénaire. Et, quand
faveur d’une guerre terrible. Pour la comprendre, pagne présidentielle, François Pinault, le chira- elle se sent trahie, Anne Méaux est capable de
il faut remonter au début des années 2000. À la quien historique, fait fuiter qu’il votera bien pour développer une véritable haine. Son ancien pro-
tête de Vivendi Environnement, Henri Proglio a François Hollande, la Sarkozie y voit une ven- tégé, Mathieu Laine, qu’elle avait aidé en investis-
besoin d’une personne de confiance pour accom- geance de la patronne d’Image 7. Et, contre toute sant dans Altermind, sa société de conseil en stra-
pagner le changement de nom de l’entreprise attente, la conseillère allergique à la gauche est tégie, l’a appris à ses dépens. En désaccord sur des
d’eau et de déchets (elle deviendra Veolia) et son accusée de rouler en sous-main pour Hollande. conflits d’intérêts entre plusieurs clients, les deux
entrée en Bourse. Il fait venir celle qui, comme lui, D’ailleurs, plusieurs de ses gros clients, comme décident de rompre. Elle le menace alors de le
a milité à l’extrême droite. Entre les deux, c’est Serge Weinberg, Paul Hermelin (Capgemini) ou dézinguer auprès de ses clients. « Tu n’es rien sans
l’entente parfaite. « Ils étaient pareils, deux grands Pierre Pringuet (à l’époque chez Pernod Ricard), moi », lui aurait-elle lancé, tournant le dos à cette
affectifs. Ils avaient beaucoup de similitudes. T’es penchent déjà pour le candidat socialiste. période où le jeune homme, rencontré au sein du
avec moi ou t’es contre moi », se souvient un Quelques mois après l’élection, la communicante think tank libéral Idées-Action, surnommait affec-
témoin. Ce vétéran de l’ex-Générale des eaux lui se retrouve à prodiguer quelques conseils à Julie tueusement Alain Madelin et Anne Méaux « papa
ouvre en grand les portes de l’entreprise. Anne Gayet, alors que celle-ci est poursuivie par les Alain et maman Anne »…
Méaux tient là son plus beau contrat. Elle fait le paparazzis, avant même la publication par la
ménage parmi les directeurs de la communication
de la maison et installe ses communicantes. Mais
un personnage va s’immiscer entre Henri Proglio
et sa conseillère : Alexandre Djouhri, ancien voyou
francilien, devenu un intermédiaire sulfureux
presse people de la photo du président avec un
casque de scooter et la révélation de leur liaison.
Le monde est petit. François Pinault, qui connaît
l’actrice-productrice depuis vingt ans, est action-
naire de sa société de production.
INTRAITABLE en affaires,
la conseil-
lère est
devenue riche. L’agence, dont elle possède environ
80 % du capital, génère un chiffre d’affaires d’une
proche du RPR. Anne Méaux avertit le patron de Il ne faudra rien de moins que la spectaculaire vingtaine de millions d’euros par an pour un béné-
la réputation déplorable de « M. Alexandre » sans arrestation de Carlos Ghosn sur le Tarmac d’un fice de 2,7 millions. Surtout, la communicante dis-
comprendre que ce dernier est déjà dans les petits aéroport japonais pour qu’Anne Méaux renoue, pose de sa propre structure, Anne Méaux Conseil,
papiers du PDG. Entre la blonde des beaux quar- en toute discrétion, avec Nicolas Sarkozy. Carole qui détient sa participation dans Image 7 et avec
tiers et le gamin de Sarcelles, la situation va très Ghosn, l’épouse déboussolée, cherche des sou- laquelle elle signe des contrats pour gérer l’image
vite s’envenimer. Anne Méaux se met à avoir peur. tiens pour aider son mari et se tourne notamment de certains patrons. En 2018, la cheffe d’entreprise
Se plaint de menaces, sur elle et sa famille. Et va vers l’ex-chef de l’État. À la grande surprise d’Anne s’est versé 1,5 million d’euros de dividendes, et
jusqu’à remettre à son avocat une lettre dans Méaux, Nicolas Sarkozy aura ce mot pour valider 2,7 millions l’année d’avant. Sa coquille person-
laquelle elle explique qu’en cas de malheur il fau- le choix de la communicante : « C’est la personne nelle, Anne Méaux Conseil, est tellement rentable,
drait ouvrir une enquête sur Djouhri, comme le qu’il vous faut, c’est la meilleure dans votre situa- qu’elle dispose d’une réserve de 23 millions d’eu-
racontent les journalistes du Monde Simon Piel et tion ! » Ils se verront ensuite tous les trois. Et, ros de cash. « L’argent, c’est la liberté », aime répé-
Joan Tilouine dans L’Affairiste (Stock, 2019). quelques jours plus tard, Carlos et Carole, main ter Anne Méaux, qui est également propriétaire de
En 2009, la nomination par l’Élysée d’Henri dans la main, se retrouveront en « une » de l’hôtel particulier dans lequel est installée son

32
Les questions de déontologie et de réputation sont
secondaires. Anne Méaux est d’abord “une avocate,
pour qui chacun a droit à sa défense”, dit une ancienne
d’Image 7. Elle n’a pas hésité à se mettre au service
de la Tunisie de Ben Ali ou, en 2016, de l’Arabie saoudite.

Dans un parc
du 17e arrondissement.
agence. C’est dans ces bureaux que, chaque lundi
matin, la cinquantaine de consultants – souvent
des jeunes femmes bien nées – se réunit autour de
la patronne. Pendant trois heures, l’équipe passe
en revue ses 120 clients où, à côté des mastodontes
du CAC 40 se côtoient notamment les enceintes
Devialet ou Ÿnsect, une start-up qui crée des ali-
ments à base d’insectes. Anne Méaux se tient au
courant de tous les dossiers, mais aussi des der-
niers ragots parisiens. La « reine des abeilles » dit
mettre un point d’honneur à instaurer une bonne
ambiance dans sa ruche. Elle y fête les anniver-
saires et Noël, où elle distribue un cadeau à chacun
de ses soixante-dix salariés. « J’ai la taille et les
pointures de tout le monde sur une fiche », détaille-
t-elle. « Je suis une bête d’organisation et j’ai des prix
chez mes clients dans l’industrie du luxe. » La longé-
vité des consultants est d’ailleurs hors norme.
Mais, ces derniers mois, la belle mécanique a com-
mencé à s’enrayer. Image 7 a connu de nombreux
départs. Et pour cause. « Elle a fait en sorte qu’il n’y
ait ni numéro 2, 3 ou 4 », témoigne une ancienne
de l’agence. La situation s’est encore tendue
lorsque Anne Méaux a annoncé en interne qu’elle
transmettrait Image  7 à ses filles, Charlotte,
embauchée il y a cinq ans, et Juliette, arrivée en
septembre. Ses deux associés les plus promet-
teurs, Anne-France Malrieu (vingt-six ans de mai-
son), et Grégoire Lucas (arrivé en 2004), ont bien
essayé d’imaginer un nouveau mode de gouver-
nance… « Ils ont mal évalué la situation. Avec Anne
Méaux, c’est “T’es chez moi, tu ne te sers pas dans
le placard” », juge une ex-consultante. Actant qu’il
n’aura pas plus d’avenir chez Image 7, Grégoire
Lucas a rejoint, fin 2019, Tikehau Capital et Anne-
France Malrieu s’est prise, en vain, à rêver d’autres
cieux en candidatant auprès d’Alexandre
Bompard, le PDG de Carrefour. « Je mettrai à la tête
de la boîte la personne la plus capable, cela peut
être mes filles ou pas », rétorque une Anne Méaux
soudain cassante. Elle sait, au fond d’elle-même,
qu’imposer ses filles à toute force pourrait fragili-
Jonas Unger pour M Le magazine du Monde

ser l’édifice. Sur la place de Paris, beaucoup


pensent que son agence ne survivra pas à son
départ. Ses fidélités de trente ans avec ses clients
paraissent d’un autre temps. Quant à la citadelle
Emmanuel Macron, Anne Méaux a bien tenté de
l’approcher par le biais de Brigitte, sans grand suc-
cès. « Il se méfie d’elle », rapporte une source. Alors,
si depuis quelques mois elle multiplie les coups
d’éclat, c’est parce que la « spin doctor » sait que
son principal capital, c’est d’abord elle-même.
LE M AG A ZINE

TOUS LES SOIRS, C’EST LE MÊME REFRAIN. Le rock passé en fond


sonore s’efface progressivement, laissant place à un vieil enregistrement de
tambours et de trompettes. Devant les regards interloqués de quelques tou-
ristes, des clients du restaurant s’époumonent en tapant dans leurs mains :
« Perón Perón, que tu es grand ! » « Ils ont du mal à croire que nous sommes si
fous ! », s’amuse Daniel Narezo Roig, le propriétaire du Perón Perón. Les murs
de son établissement sont recouverts de portraits du général Juan Domingo
Perón, élu trois fois président de l’Argentine (1946-1952 ; 1952-1955 ; 1973-
1974), et de sa deuxième épouse, Eva Duarte, plus communément appelée
« Evita », emportée par un cancer foudroyant à 33 ans, en 1952. Dans leur
sillage est né un mouvement protéiforme, un large courant à la fois populaire,

PETIT PERÓN DU PEUPLE.


Tee-shirts, badges livres, tableaux… populiste et nationaliste, le péronisme (ou justicialisme), qui domine la vie
politique argentine depuis plus de sept décennies et vient tout juste de
Plusieurs décennies après leur se réinstaller au pouvoir. Les péronistes ont laissé exploser leur joie, mardi
mort, l’ex-président Juan Perón 10 décembre 2019 : « Nous sommes de retour ! », s’est exclamé Alberto
Fernández, fraîchement investi président. Quelques jours plus tard, une des
et son épouse Eva Duarte premières décisions du nouveau gouvernement sera de rallumer la sculpture
restent des figures adulées par murale d’Evita qui figure sur la façade du ministère du développement social
et qui avait été éteinte sous le gouvernement de Mauricio Macri. Ce soir-là,
de nombreux Argentins. Un culte au Perón Perón, l’ambiance était à son comble. « Ce n’est pas un bar théma-
ravivé par la crise que traverse tique, assume Daniel Narezo Roig. Le Hard Rock Café est thématique. Le Perón
Perón est un bar politique, pour faire de la politique et parler de politique. » Le
le pays et la récente élection quinquagénaire précise toutefois que toutes les tendances sont ici bienve-
du péroniste Alberto Fernández nues. « Cet endroit est un laboratoire. J’observe les clients, surtout ceux qui ne
sont pas péronistes. Quand on chante la marche, on peut voir, au fond, qu’ils
à la tête de l’État. sont jaloux, qu’ils aimeraient bien faire partie d’un mouvement si joyeux. »
Une certaine allégresse, un derecho al goce (« le droit au plaisir »)… Ce sont
Texte Aude VILLIERS-MORIAMÉ quelques-unes des valeurs que revendique le péronisme, mouvement
Photos Erica CANEPA inclassable selon des standards européens, réunissant aussi bien des cou-
rants de gauche dirigistes (mais non communistes) que des courants de
droite conservateurs. Les Argentins eux-mêmes, profondément divisés
entre péronistes et antipéronistes, peinent à le définir. « Les éléments origi-
naux du péronisme, que l’on retrouve encore aujourd’hui, incluent un État
fort, puissant, un sens de la justice sociale (…) et un grand pragmatisme »,
analyse Carolina Barry, chercheuse en sciences politiques au Conseil natio-
nal de la recherche scientifique et technique. Après quatre ans de gouver-
nement libéral sous la présidence de Mauricio Macri – durant lequel l’Argen-
tine s’est enfoncée dans une nouvelle crise économique et sociale –, Alberto
Fernández a été élu dès le premier tour de la présidentielle, fin octobre,
avec, pour vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner, qui fut cheffe
de l’État de 2007 à 2015 avec le soutien du Parti justicialiste. Tous deux ont
été accueillis en fanfare par des dizaines de milliers de militants descendus
dans les rues de Buenos Aires, pour le plus grand bonheur des marchands
de produits dérivés. « Cela fait partie du rituel péroniste que d’arriver un peu
plus tôt, avant une manifestation ou un jour de fête comme celui-là, et d’ache-
ter un badge ou un tee-shirt », explique Alfonso Calvo, 34 ans.
Le petit appartement de ce clarinettiste est saturé de symboles péro-
nistes : des poupées russes Evita et Perón jusqu’au « vin péroniste » que lui
ont offert ses amis et qu’il a bu pour fêter la victoire d’Alberto Fernández.
Sur une étagère trône aussi en évidence son exemplaire de Dónde está
Perón ? (« où est Perón ? »), une adaptation libre d’Où est Charlie ?, publiée
en 2017 et qui connaît en Argentine un succès « complètement inattendu »,
selon Mariano Echeconea, sociologue et coauteur, avec l’illustrateur
Antolín Olgiatti, de l’ouvrage, où le lecteur doit retrouver non pas un bon-
homme à bonnet et tee-shirt rayé mais un Juan Perón, bras levés vers le
ciel. « Nous avons cherché à montrer des scènes typiques de la culture
argentine, qui représentent aussi des changements structurels apportés par
le péronisme : l’école, l’usine, les vacances… », explique Mariano Echeconea.
C’est durant les premiers gouvernements de Perón que l’industrie natio-
L’autel dédié à Eva Perón
au restaurant Perón Perón, nale se développe et que les travailleurs argentins obtiennent des congés
à Buenos Aires, le 6 décembre. payés et un treizième mois. Posséder tous ces objets péronistes

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permet à Alfonso Calvo de revendiquer un « sentiment d’apparte-
nance, une fierté de montrer que l’on est de ce côté de la société, celui qui
se préoccupe des autres. » La chercheuse Carolina Barry rappelle que « le
merchandising lié au péronisme a toujours existé, depuis l’époque même de
Perón, lorsque ses partisans achetaient des porte-clés ou des montres à l’effi-
gie du président ou de la première dame ». Ces objets et souvenirs au service
du culte de la personnalité que Perón a tenté d’instaurer seront interdits
– au même titre que le péronisme – après le coup d’État qui renverse le
président, en septembre 1955. Ils se transmettront dans la clandestinité,
mais leur commerce fleurira de nouveau à son retour d’exil, en 1972, et
surtout lorsqu’il se réinstallera, l’année suivante, à la Casa Rosada. « Mais
ce merchandising s’est accéléré ces dernières années, non seulement parce
que les gens revendiquent de plus en plus cette appartenance identitaire.
Mais aussi grâce à la facilité de reproduire des images sur tous les supports :
des tasses, des vêtements, des magnets… »

CERTAINS
vont plus loin encore :
Fa c u n d o R o s s o ,
28  ans, s’est fait
tatouer le visage
d’Evita sur le haut du bras dès le lendemain de l’investiture d’Alberto
Fernández. « C’est une magnifique expérience que de la porter dans la peau »,
s’enthousiasme ce militant, pour qui l’ex-première dame incarne « une figure
à la fois sensible et forte, maternelle ». Coiffée de son éternel chignon blond,
Evita est omniprésente dans l’espace public. Outre la façade du ministère du
développement social à Buenos Aires – au grand dam des antipéronistes,
historiquement plus nombreux dans la capitale que dans le reste du pays –,
son visage orne les billets de 100 pesos, qui se dévaluent de mois en mois,
conséquence de l’inflation qui accable le pays. Année du centième anniver-
saire d’Evita, 2019 a aussi été celle de tous les hommages. La CGT, le principal
syndicat argentin, a même remis sur la table – après l’avoir déjà fait au
moment de sa mort – l’idée de canoniser l’ex-première dame. Une proposi-
tion sur laquelle le pape François, argentin, ne s’est pas exprimé pour le
moment. « Cette religiosité associée à Eva est apparue très tôt (…) Dès sa
mort, des Argentins ont commencé à ériger de petits autels populaires chez
eux », explique Carolina Barry. En 1952, quelques semaines avant le décès
d’Eva, le Congrès la nomme « cheffe spirituelle de la Nation », une première
dans l’histoire de l’Argentine. « Evita est comme une rock star », résume
Marcela Gené, historienne de l’art et commissaire chargée des expositions
au Musée Evita, situé dans une élégante maison du quartier de la Recoleta,
dans le nord de Buenos Aires. « Elle suscite une grande admiration. Surtout
auprès des jeunes générations parce qu’elle est elle-même morte très jeune,
tout en ayant accompli énormément de choses. »
Née dans une petite ville de province, issue d’une famille modeste, Eva pas à son coup d’essai. « Tout ce que nous produisons a un sens politique »,
Duarte arrive à Buenos Aires à 15 ans pour être actrice. « Elle n’a pas eu une explique Luna Lillo, présidente de l’imprimerie. Des agendas portant le visage
grande carrière », p ­ récise Marcela Gené. C’est sa rencontre avec le colonel de Perón et d’Evita en passant par des sous-verre à l’effigie du général, la
– bientôt général – Juan Domingo Perón, à 26 ans, qui la propulse sur le Gráfica del pueblo joue et réinvente en permanence l’image des deux réfé-
devant de la scène. « Elle vit une espèce de conte de fées », estime Carolina rents du péronisme. « Evita serait fière de nous », dit en souriant Luna Lillo,
Barry, qui précise que, « très vite, Evita va transcender le rôle qui échoit habi- qui voit l’ex-première dame comme « une icône féministe extrêmement
tuellement aux premières dames ». En 1948, elle crée la Fondation Eva Perón, actuelle. » « Est-ce qu’Evita aurait été en faveur du droit à l’avortement ? s’in-
destinée à venir en aide aux plus vulnérables. C’est à travers cette organisa- terroge cependant Marcela Gené, c’est difficile à dire. Elle défendait un rôle
tion, qui construit des foyers d’accueil pour les mères de famille démunies, très traditionnel et maternel de la femme. » Pour la politologue Carolina Barry,
des hôpitaux et des écoles à travers tout le pays, qu’Evita gagne son immense « Evita ne se reconnaissait peut-être pas comme féministe, mais, dans ses actes,
popularité auprès des Argentins. « Et puis, elle est extrêmement belle », ajoute on peut voir qu’elle n’a cessé de lutter pour les droits des femmes et pour leur
Marcela Gené. Les photos d’Eva en robe de gala – une somptueuse panoplie inclusion dans d’autres espaces politiques. »
devant laquelle les visiteurs ne manquent pas de s’extasier au Musée Evita – Au restaurant Santa Evita, où l’on est accueilli par un « bonsoir, camarade ! »,
Erica Canepa pour M Le magazine du Monde

lors de sa tournée en Europe, en 1947, font le tour du monde. Surnommée une grande fresque colorée représente Eva, les cheveux lâchés, juvénile et
« la première féministe de l’Argentine », Eva est la principale promotrice du souriante. Surnommée la « Eva montonera » – en référence aux Montoneros,
droit de vote des femmes, entré en vigueur la même année. Sept décennies le mouvement révolutionnaire des années 1970 –, cette représentation
plus tard, lors des débats au Parlement sur la légalisation de l’interruption d’Evita est la plus populaire parmi les tendances de gauche du péronisme.
volontaire de grossesse (IVG) – adoptée à la Chambre des députés mais reje- Empanadas, locro, chorizo, flan et dulce de leche… Dans ce restaurant à
tée par le Sénat en août 2018 –, des représentations d’Eva affublée d’un fou- l’atmosphère tamisée fondé par Gonzalo Alderete, l’ancien chef du Perón
lard vert, le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement, se multiplient. Perón, on mange « national et populaire », l’un des adages du péronisme. Les
Une image que la coopérative Gráfica del pueblo a notamment reproduite prix ne sont pas si accessibles, mais pour Gonzalo Alderete et Florencia
sur la couverture de ses cahiers. Cette imprimerie péroniste de l’ouest de Barrientos Paz, son épouse, également cuisinière et copropriétaire du res-
Buenos Aires, où les employés travaillent au rythme de la cumbia, n’en est taurant : « Les plats populaires ne sont pas forcément les moins chers. Nous
LE M AG A ZINE

voulons que les clients prennent du plaisir à manger ici, cuisiner la meilleure
viande, les meilleurs ingrédients. » Le samedi midi, de grandes tables com-
munes accueillent des familles entières qui se partagent un plat du jour servi
à même la casserole. « Partager, c’est profondément péroniste », affirme
Florencia Barrientos Paz.
On a beau chanter aussi la marche péroniste au Santa Evita, Perón n’est pas
la star, ici. « À la base, nous avions pensé donner au restaurant le nom de Perón
revient [Perón vuelve] et puis on s’est dit que, quand Perón est revenu, ça n’a
pas vraiment été la meilleure période pour le péronisme », explique Gonzalo
Alderete. En 1973, après avoir passé dix-sept ans en exil dans différents pays,
Perón rentre définitivement en Argentine. « Perón est à ce moment-là un
leader très attendu, mais il est aussi davantage controversé. Ce n’est plus le
Perón des années 1950 », indique la chercheuse Carolina Barry. Âgé, hostile
aux mouvements de gauche dont certains se réclament pourtant de son héri-
tage, Juan Perón déçoit une grande partie de sa base militante. Le général
décède en 1974, quelques mois seulement après son élection, laissant le pou-
voir à sa dernière épouse et vice-présidente, Isabel Martínez de Perón. Cette
dernière est bientôt renversée par un coup d’État qui marque le début de la
sanglante dictature militaire argentine (1976-1983).
Pour Carolina Barry, « l’héritage de ce troisième mandat est complexe » et pour-
rait expliquer que la personnalité de Juan Perón fascine aujourd’hui moins
que celle d’Evita. « Elle est morte au faîte de sa gloire. Pour Perón, c’est loin
d’être le cas. » Volontiers qualifié de dirigeant autoritaire et populiste par ses
détracteurs, Juan Perón est aujourd’hui une figure controversée au sein de la
société argentine, alors qu’Evita « transcende davantage les frontières du
­politique, voire du péronisme et de l’antipéronisme », selon la chercheuse en
sciences politiques. Une aura qui dépasse les frontières du pays. Après avoir
inspiré une comédie musicale adaptée au cinéma avec Madonna dans le
rôle-titre, elle sera l’objet l’an prochain d’une série télé produite par Salma
Hayek. Au sein du péronisme, personne ne nie pour autant le rôle de fonda-
teur politique de Perón, de « conducteur », pour reprendre les mots de la
marche péroniste. Comme le résume Daniel Narezo Roig, du Perón Perón,
« Eva est notre capitaine spirituelle, Perón notre leader politique ». « Ce sont
deux figures complémentaires, simultanées, père et mère patrie d’une certaine
façon », indique Carolina Barry.
« Pour qu’Eva soit Eva, il lui fallait un Perón », estime pour sa part Marina
Olmi. Cette artiste plasticienne a commencé à peindre des Eva pour une
exposition au Musée Evita, et ne s’est pas arrêtée depuis. Ses œuvres colo-
rées représentent Perón et Evita en train de méditer, Eva tour à tour spatio-
naute, cuisinière, danseuse… « Je mets beaucoup d’humour dans mes
tableaux. Cela fait du bien aux gens de voir Eva vivante. Pour moi, elle
transcende les époques », explique Marina Olmi. Péroniste depuis toujours,
l’artiste se plaît aussi à peindre l’ex-présidente Cristina Fernández de
De gauche à droite et de haut en bas, Kirchner. Cette dernière, figure controversée au sein de la société argentine,
merchandising péroniste le jour de a choisi de se mettre en retrait des élections de 2019, en briguant le poste
l’investiture du président Alberto Fernández ;
Alfonso Calvo et son exemplaire du de vice-­présidente sur le ticket d’Alberto Fernández. « Quand je suis rentrée
livre « Où est Perón ? » ; le restaurant en Argentine [durant le premier mandat de Cristina Kirchner, après avoir
Perón Perón ; et un tee-shirt à l’effigie vécu une trentaine d’années à l’étranger], je suis passée au palais présidentiel
d’Evita, le 10 décembre, à Buenos Aires.
déposer ce tableau d’Evita et de Cristina en train de naviguer ensemble sur
un bateau, raconte Mariana Olmi. On m’a rappelée moins d’un mois plus tard
en me disant que Cristina l’avait adoré et voulait me rencontrer. Ce tableau,
elle l’a accroché dans son bureau. »
Depuis quelques années, le merchandising autour de Cristina Kirchner et de
son mari, Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007, décédé en 2010), se
développe à son tour, de quoi rivaliser avec les représentations d’Evita et de
Perón. Alfonso Calvo, le clarinettiste, se dit fièrement « kirchnériste », et voit
LA CGT, LE PRINCIPAL SYNDICAT ARGENTIN, en Néstor et Cristina « la meilleure version possible du péronisme ». Il conserve
A REMIS SUR LA TABLE EN 2019 – APRÈS religieusement chez lui les journaux datant de la mort de Néstor. « Il y a un
déplacement qui s’effectue, de Perón et Evita vers Néstor et Cristina », estime
L’AVOIR DÉJÀ FAIT AU MOMENT DE SA Marcela Gené, du Musée Evita. « C’est un autre mariage au pouvoir », indique
MORT – L’IDÉE DE CANONISER EVA PERÓN. Carolina Barry, qui précise aussi que « de nombreuses femmes impliquées en
politique en Argentine ont tenté de récupérer l’héritage d’Evita, en adoptant
UNE PROPOSITION SUR LAQUELLE son célèbre chignon ou sa façon de s’adresser aux Argentins ». Le restaurant
LE PAPE FRANÇOIS, ARGENTIN, NE S’EST Perón Perón a pris acte de cette passation de pouvoir entre un couple péro-
niste et l’autre, et porte aujourd’hui fièrement sur sa devanture le portrait
PAS EXPRIMÉ POUR LE MOMENT. d’Eva et de Perón d’un côté de la porte, et de Cristina et Néstor de l’autre.

37
LE M AG A ZINE

Texte Stéphanie LE BARS REGARDER LE TALK-SHOW


Illustration Anthony GERACE DE TUCKER CARLSON sur la chaîne
américaine Fox News revient, chaque
soir, à plonger dans l’univers paral-
lèle du trumpisme, un monde où les
démocrates sont forcément infré-
quentables, où les immigrés font
courir un risque vital aux États-Unis,
où « chaos » et « terreur » s’abattront
sur le pays si Donald Trump n’est pas
réélu en novembre.
Faisant alterner expressions in­quiètes,
jeu d’acteur et front plissé, le présen-
tateur du talk-show « Tucker Carlson
Tonight » tient sa très large audience
(aux alentours de 3 millions de télés-
pectateurs) durant soixante minutes
de monologues, d’entretiens volon-
tiers agressifs et de commentaires sur
l’actualité politique. Le ton se veut
tour à tour solennel, alarmiste ou
goguenard. Tenant d’une ligne idéo­
logique droitière, plus contradicteur
qu’intervieweur, ce fils de bonne
famille fustige les élites et prône
un  inconditionnel et nationaliste
« America first ».
Parmi ses fidèles, un téléspectateur
semble particulièrement attentif à
ses prises de position. Il n’est un
secret pour personne que Donald
Trump se délecte des émissions de
Fox News quelques heures par jour.
Or, plusieurs de ses conseillers l’ont
confirmé à l’agence de presse
Associated Press le 9 janvier : Tucker
Carlson aurait l’oreille du président
américain au point d’influencer ses
décisions. Ainsi, les récents change-
ments de pied de Donald Trump sur
la politique iranienne ne seraient pas
D’après Stephen Voss/Redux-REA, Doug Mills/REA, Office of the Iranian Supreme Leader/The New York Times

étrangers aux réflexions vespérales


de M. Carlson. Ce dernier, un non-

Tucker Carlson,
interventionniste convaincu, rétif à
toute aventure militaire menée par
les États-Unis à l’autre bout du
monde, aurait persuadé le président
de ne pas réagir à ­l’attaque d’un
drone américain par les Iraniens en
juin. De même, après l’assassinat de
­l’Ira­nien Ghassem Soleimani,

éminence cathodique.
LE RÉTROPÉDALAGE DE DONALD TRUM P SUR L’IRAN ? C’EST À CE JOURNALISTE DE FOX NEWS
QU’ON LE DEVRAIT. PRÉSENTATEUR D’UN TALK-SHOW SUIVI PAR TROIS M ILLIONS DE TÉLÉSPECTATEURS,
TUCKER CARLSON N’EST POURTANT PAS CONNU POUR SON SENS DE LA M ESURE. INCONDITIONNEL
DE L’“AM ERICA FIRST”, POURFENDEUR DE L’IM M IGRATION, PROPAGATEUR DE FAKE NEWS…
SA RHÉTORIQUE INCENDIAIRE A TOUT POUR PLAIRE AU PRÉSIDENT AMÉRICAIN.

39
LE M AG A ZINE

le 3 janvier, et les représailles 74 ans, Lou Dobbs est l’un des plus écrite, il était considéré comme un bon virus. Cela infecte votre cerveau ; et
i­raniennes sur des militaires améri- sûrs louangeurs du président : n’a-t-il journaliste politique, conservateur cela se produit notamment chez les
cains basés en Irak, l’administration pas affirmé, au lendemain de la mort certes, mais ayant de bonnes ana- gens de gauche. »
Trump a renoncé à une riposte. Les de Soleimani, que Donald Trump lyses », explique Matt Gertz, pour qui À plusieurs reprises, il a toutefois
plaidoyers de Carlson pour une avait atteint un niveau « auquel peu la radicalisation de Carlson corres- dépassé les bornes, en tout cas aux
désescalade et un repli sur les sujets de mortels peuvent prétendre ». pond à « une tendance générale sur yeux de certains. Ses propos assurant
de politique intérieure, reflet d’un Mais, par son positionnement Fox News, même si lui reprend les que les immigrés rendaient les États-
sentiment partagé par une partie de ­idéo­logique parfois en (léger) porte- clichés de l’extrême droite plus fré- Unis « plus pauvres et plus sales » lui
la base électorale de Trump, auraient à-faux avec le Parti républicain et le quemment que ses collègues ». ont valu le retrait d’annonceurs
convaincu le président. président lui-même, par sa r­ hétorique Aujourd’hui, si Carlson décrit son fin 2018. Plusieurs entreprises ont à
À l’automne, le présentateur aux incendiaire, Tucker Carlson a acquis show comme « l’ennemi juré du men- nouveau rompu leur contrat en août,
allures de premier communiant une place particulière. Ainsi, en songe, de la suffisance et de l’esprit lorsque le présentateur a affirmé,
aurait même eu la tête de l’ancien novembre, fustigeant le Washington grégaire », il utilise sa tribune pour quelques jours après une fusillade
conseiller à la sécurité intérieure du Post pour son décompte hebdoma- amplifier les affirmations les plus ayant fait 22 morts au Texas et perpé-
président, John Bolton, invité régu- daire des mensonges proférés par controversées. La guerre en Irak en trée par un homme dénonçant « l’in-
lier de Fox News, réputé pour ses Donald Trump, Carlson a adopté une 2003 ? La faute aux démocrates (qui, vasion hispanique », que « le supréma-
velléités va-t-en-guerre et remercié ligne de défense originale, rarement faut-il le rappeler, n’étaient pas au cisme blanc » n’était pas un problème
sans ménagement. Son limogeage assumée par des personnalités, mais pouvoir à l’époque). Le Mexique ? aux États-Unis, mais « une blague
– ou sa démission, selon le principal que l’on retrouve parfois, non sans « Un pays hostile aux États-Unis. » La relevant de la théorie du complot ».
intéressé – restera « un des points provocation, chez les électeurs les part de l’activité humaine dans le Plus récemment, ceux qui rêvent
forts du premier mandat de Trump », plus convaincus du président : oui, changement climatique ? « Une ques- d’un coin enfoncé dans la muraille
selon Carlson. Revenu dans l’actua- Trump est « un marchand de tapis, un tion ouverte. » Vladimir Poutine ? conservatrice construite autour de
lité avec ses confidences livresques, beau parleur, un vantard, un parfait « Pas si mal. » La Russie ? « Si on Donald Trump ont cru déceler chez
accréditant les accusations soule- mytho », « mais la plupart des gens le devait choisir entre la Russie et Carlson une légère critique du pré-
vées par les démocrates en plein savent ». Et cela, selon Carlson, ne l’Ukraine, on devrait soutenir la sident. Dans une tribune publiée
cœur du procès en destitution du gêne personne. Russie. » L’obsession de Donald en octobre sur le site d’information
président américain (dont l’acquit- Trump à mettre en doute la nationa- conservateur The Daily Caller, dont

NUL
tement, à l’heure où nous bouclons ne sait précisément lité de Barack Obama ? « Une ques- il fut l’un des cofondateurs, il sem-
ces lignes, semble inéluctable), John q u a n d Tu c k e r tion factuelle, pas raciste. » blait rompre avec l’opinion de l’im-
Bolton a suscité à nouveau la vin- Carlson a basculé. L’immigration ? La porte ouverte « au mense majorité des élus et des
dicte de M.  Carlson. « C’est un À quel mo­ment, le grand remplacement démogra- électeurs républicains au sujet du
serpent », « un traître », a-t-il informé journaliste, entré à Fox News phique ». La montée du nationalisme procès en destitution ouvert contre
ses téléspectateurs le 27 janvier. en 2009, est devenu le thuriféraire du blanc aux États-Unis ? Une crainte Donald Trump, selon laquelle le
« Une telle influence d’un média et trumpisme. Et pour quelles raisons « hystérique et idiote »… Des prises de président n’a « rien fait de mal ».
d’un journaliste sur un président est ses diatribes contre les étrangers, son position qui, comme le souligne Matt Tucker Carlson, lui, y reconnaissait
sans précédent », souligne Matt Gertz, déclinisme inquiet, sa promotion Gertz, ont fait le miel du site néonazi que demander à un gouvernement
qui, pour l’organisation progressiste d’une extrême droite suprémaciste, The Daily Stormer (dont la diffusion étranger, en l’occurrence l’Ukraine,
Media Matters, analyse (et critique) le ses excès de langage et ses contre- est désormais reléguée sur le dark d’enquêter sur un adversaire poli-
rôle de Fox News sur la politique vérités manifestes ont pris le pas sur Web) : « Ses responsables ont diffusé tique potentiel, en la circonstance
américaine en général et auprès de le conservatisme assumé, mais tradi- régulièrement des vidéos de Carlson et le démocrate Joe Biden, était diffi-
Donald Trump en particulier. tionnel, de ses débuts. Le quinquagé- le considèrent comme “leur meilleur cilement défendable. Mais il s’em-
En 2019, parmi les 559 Tweet du pré- naire a, non sans ironie, commencé allié” sur un média grand public. » pressait d’ajouter que cette indéli-
sident américain mentionnant des sa carrière comme « fact-checker » Toutes les occasions sont bonnes catesse ne valait pas destitution.
programmes télé et décomptés par pour une revue conservatrice. Avant pour prendre avec passion la défense Les contempteurs de Donald
M. Gertz, « Tucker Carlson Tonight » de faire ses débuts à la télévision, du président. Le 30 janvier, fustigeant Trump ont dû se rendre à l’évi-
arrivait en bonne place derrière la en 2000 sur CNN et MSNBC, les deux CNN, qui s’étonnait du manque de dence. Carlson ne lâche pas le pré-
tranche matinale, « Fox and Friends », chaînes concurrentes de Fox, hon- diversité ethnique dans l’équipe char- sident. Et rien n’indique pour l’ins-
et les émissions de Sean Hannity ou nies par les trumpistes pour leurs gée de contenir l’épidémie du coro- tant que Donald Trump soit prêt à
de Lou Dobbs. supposées infox libérales. navirus, M. Carlson a lâché : « C’est la se priver de ses « conseillers » de
Car Carlson n’est pas le seul conseil- « Lorsqu’il a commencé dans la presse vigilance systématique qui est un Fox News.
ler cathodique du président. Hannity,
à la tête d’un influent talk-show non
dénué de conspirationnisme, fait
aussi partie du premier cercle de
Donald Trump : il lui parle régulière-
ment au téléphone et le reçoit sur
À plusieurs reprises, il a dépassé les bornes aux yeux
son plateau avec une bienveillance de certains. Ses propos assurant que les immigrés
assumée. Les huit minutes de quasi-
monologue accordées au président
rendaient les États-Unis “plus pauvres et plus sales”
avant la diffusion du Super Bowl, lui ont valu le retrait d’annonceurs fin 2018. Idem
dimanche 2 février, ont une nouvelle
fois illustré la connivence entre les
en août, lorsqu’il a affirmé, quelques jours après
deux hommes. Le Washington Post une fusillade perpétrée par un homme dénonçant
rapportait en 2018 que Sean Hannity
était considéré comme « le directeur
“l’invasion hispanique”, que “le suprémacisme blanc”
de cabinet officieux » du président. À était “une blague relevant de la théorie du complot”.
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Texte Roxana AZIMI


Photos Charlotte YONGA d’artistes.
À LA FIN DE LEUR VIE, LA ROMANCIÈRE FRANÇOISE
MALLET-JORIS ET LE CHANTEUR JACQUES HIGELIN
Y ONT SÉJOURNÉ. CET EHPAD DE NOGENT-SUR-MARNE
ACCUEILLE EN PRIORITÉ DES ARTISTES. UN LIEU
UNIQUE, OÙ LES PENSIONNAIRES CONTINUENT DE
PRATIQUER LEUR ART ET D’EXPOSER. CAR MALGRÉ
LES VICISSITUDES DE L’ÂGE, AUCUN CRÉATEUR NE PEUT
SE RÉSOUDRE À ARRÊTER.

LISE DÉRAMON D-FOLLIN, 80  AN S, A LES YEUX QUI BRILLENT. Nogent-sur-Marne est loin des défilés. Mais, dans son ouvrage Les Jonquilles
Presque autant que les paillettes qui égaient ses pommettes. « Ma petite-fille du Cap Misène, publié en 2019, Lise Déramond-Follin décrit l’Ehpad comme
a voulu que je me déguise en arbre de Noël », s’excuse la réalisatrice franco- « un hôtel international des stars ». « Un endroit très beau, où, tout naturel-
américaine, auteure de plus de 400 documentaires pour la télévision lement, nous allons tous et toutes mourir en beauté. » Mourir, sa nouvelle
depuis 1969, la voix cassée par la cigarette, le sourire fatigué par une énième copine, Jacqueline Duhême, n’y pense pas. Arrivée à l’Ehpad mi-
nuit blanche passée à lire et à écouter de la musique. Ses mains aux ongles novembre 2019, la pétillante illustratrice, 92 ans (on lui en donnerait 70),
argentés sortent une liasse de photos. Des clichés jaunis qui renvoient à a fort à faire. Cette titi parisienne, qui fut l’amoureuse d’Éluard, l’assistante
d’autres, accrochés en ce moment dans l’exposition que lui consacre la Maison de Matisse, l’amie de Prévert et de Deleuze, œuvre encore quatre heures
nationale des artistes, à Nogent-sur-Marne, à l’est de Paris. par jour à sa table de travail envahie de tubes de couleur, de crayons et de
Du bout des doigts, elle parcourt les quelques dossiers posés sur la table, pots d’encre bien rangés. « Pas question de poser le crayon tant que je peux
s’attarde devant un documentaire, Imagine, on a survécu, qu’elle a réalisé le tenir ! », lance-t-elle, le sourire contagieux.
en 1992. De tous les sujets qu’elle a tournés, un lui tient particulièrement à Arrêter ? Aucun artiste ne peut s’y résoudre. Picasso a été porté jusqu’au
cœur, Devoir de réponse, consacré aux survivants de la Shoah. Las, il ne figure bout par la frénésie créative. Rien qu’entre septembre 1970 – il avait alors
pas dans l’accrochage, TF1, qui en a les droits, n’ayant pas donné suite à ses 89 ans – et juin 1972, il réalisa 201 tableaux d’une vitalité incroyable. Et de
demandes. « J’y tenais beaucoup à celui-là, glisse-t-elle. Mon oncle est mort dans répéter : « J’ai de moins en moins de temps et de plus en plus à dire. » Pierre
les camps, ma mère a atterri dans une clinique psychiatrique… » Soulages ne le contredirait pas. À 100 ans, au faîte de sa gloire et au seuil
Soudain, ses pensées s’égarent, s’envolent si loin qu’on craint de la perdre. de sa mort, le peintre, qui n’en a toujours pas fini avec ses Outrenoirs, a
Mais Lise Déramond-Follin ne s’oublie pas dans les brumes du passé et mur- livré de nouvelles toiles pour l’exposition que lui consacre le Louvre. Rien
mure au bout d’un moment : « J’ai travaillé toute ma vie, ça va peut-être être de plus angoissant pour un créateur que « l’idée de la retraite, du téléphone
enfin reconnu, j’en ai presque le vertige. » L’acmé de sa carrière c­ orrespond au qui ne sonne plus, des projets qu’on ne vous propose plus », rappelle l’Italien
crépuscule de sa vie, dans cette maison de retraite où elle séjourne depuis Francesco Vezzoli, 49 ans. « Artiste, c’est une espèce à part ! », résume le
bientôt trois ans. Cet Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes créateur Gilles Barbier, 54 ans, qui, dans son grand atelier marseillais,
âgées dépendantes), unique en son genre en France, a vu passer plus de espère bien « travailler jusqu’au dernier soir ».
300 créateurs, principalement plasticiens, à l’instar du peintre défunt Jacques Puisqu’il faut conclure, autant que ce soit en beauté. Diminué par un AVC,
Monory, mais aussi l’écrivaine Françoise Mallet-Joris et le chanteur Jacques Hans Hartung n’avait pas désarmé, projetant sa peinture non plus avec des
Higelin, aujourd’hui décédés. Ouvert prioritairement aux artistes et à leur brosses mais à la sulfateuse. Alité à l’Hôtel Regina à Nice, Matisse réalisa à
famille, l’établissement accueille pour moitié des Nogentais ou des Val-de- 83 ans, deux ans avant sa mort, un dernier et magnifique papier découpé,
Marnais. Il est géré par la Fondation des artistes, une structure originale et La Tristesse du roi, aujourd’hui conservé au Centre Pompidou.
peu connue, qui distribue 500 000 euros par an sous forme d’aides à la créa- Mais tous les artistes n’ont pas la chance d’œuvrer jusqu’au dernier souffle.
tion et qui doit une partie de ses revenus à la location de l’hôtel particulier Les sœurs Madeleine et Jeanne Smith l’avaient bien compris. Nées au
Salomon de Rothschild, rue Berryer, dans le 8e arrondissement de Paris, sou- xixe siècle et mortes dans les années 1940, issues de la grande bourgeoisie
vent utilisé pour des événements du monde de l’art ou du luxe. parisienne d’origine anglaise, elles ont elles-mêmes baigné dans le
LE M AG A ZINE

Le bureau
de l’illustratrice
Jacqueline
Duhême.

Page de gauche,
la Maison
nationale des
artistes, à
Nogent-sur-
Marne. Cet
Ehpad, géré par
la Fondation
des artistes, loge
80 résidents.

43
De nombreuses œuvres
ornent la résidence
(en bas, un meuble
contenant des donations
d’artistes et de mécènes).
À droite, le poète et
dessinateur Michel Vray,
dans le salon de musique.
En bas, la réalisatrice
Lise Déramond-Follin,
dans sa chambre.

Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde


LE M AG A ZINE

monde de l’art. Peintre formée par Jean-Jacques Henner et épouse du ne fait le deuil de son art ». Même lorsque, selon l’infirmière en chef Annick
médiéviste Pierre Champion, Madeleine avait souvent exposé au Salon de Blot, ils « préfèrent dire qu’ils n’ont plus envie parce que leur main tremble ».
la Société des artistes français. Jeanne est pour sa part passionnée de pho- Petite silhouette chenue, Myriam Bat-Yosef en est un parfait exemple.
tographie. Toutes deux lèguent en 1943 à l’État français leur coquette pro- Lorsque, en février 2017 la peintre, ancienne compagne de l’artiste islan-
priété composée de deux bâtisses du xviiie siècle entourées d’un parc arboré dais Erró, atterrit à Nogent-sur-Marne après plusieurs hospitalisations, elle
de dix hectares, à Nogent-sur-Marne, en assortissant leur legs d’une condi- se claquemure dans sa chambre. Il faudra toute la délicatesse de Seval
tion : l’ouverture d’une maison pour les vieux jours des créateurs démunis. Özmen, chargée de l’animation culturelle, pour faire tomber ses défenses.
La Maison nationale des artistes ouvrira ses portes en 1945. Accueillant Aujourd’hui, elle ne rate aucune séance de l’atelier de dessin d’après
d’abord une dizaine d’artistes, âgés de 50 à 60 ans – on était alors « vieux » modèle vivant organisé chaque semaine dans une petite salle sous verrière.
plus tôt –, elle vivote pendant quelques années. « Je ne vais pas bien, je ne vais pas bien, bégaie-t-elle. Je perds de jour en
Jusqu’à ce que, en 1976, Bernard Anthonioz, directeur à la création artis- jour. » Les mots fuient ses lèvres, sa main tremble. « Vous êtes exigeante avec
tique au ministère de la culture, en confie l’administration à la Fondation vous-même, c’est franchement pas mal », proteste avec douceur Seval
nationale des arts graphiques et plastiques (qui deviendra en 2018 la Özmen. Myriam Bat-Yosef plante ses yeux gris dans les nôtres : « Vous savez,
Fondation des artistes), une structure de droit privé qui accompagne les je faisais une peinture de performance, je voulais devenir ma propre peinture.
artistes depuis leur entrée dans le monde professionnel jusqu’à leur fin de Erró m’a dit : “Soit tu es ma femme, soit tu es peintre.” Je n’ai pas hésité, j’ai
vie. À charge pour elle de trouver un modèle économique. Transformé en choisi d’être peintre. » Il est des blessures indélébiles, des vocations qui,
Ehpad depuis 2002, statut lui permettant d’obtenir les subventions du cinquante ans après, ne s’éteignent pas. Même lorsque l’inspiration s’as-
département et de l’agence régionale pour la santé ainsi que l’aide sociale sèche. Auteure de 130 livres pour enfants, la dessinatrice néerlandaise
pour les pensionnaires les plus précaires, l’établissement loge aujourd’hui Gerda Muller, 93 ans, arrivée depuis quelques mois à l’Ehpad, reconnaît
80 résidents, avec un tarif journalier raisonnable de 76 euros. que, « dans la vieillesse, le plus dur, ce n’est pas la technique, c’est de rester
Pas simple de se résoudre à rejoindre un Ehpad, fût-il artistique. « C’est inspiré, de voir tout comme si c’était la première fois ».
renoncer à sa vie ancienne, aller vers un ailleurs dont l’échéance est connue », Les expositions permettent aux pensionnaires de recouvrer leur fierté de créa-
admet Laurence Maynier, directrice de la Fondation des artistes. Un renon- teur. Ces moments, les résidents les attendent avec excitation et crainte.
cement d’autant plus difficile que, pressés par des questions de rentabilité, Lorsque Seval Özmen propose, en 2018, à Myriam Bat-Yosef d’exposer, la
les Ehpad se sont transformés en machines à broyer, avec des équipes vieille dame hésite. Elle redoute les critiques, les personnes âgées s’exprimant
débordées aux méthodes expéditives, une nourriture rationnée et une parfois sans filtre. « Un jour, lors d’une exposition d’une résidente, une autre
hygiène sommaire. Jacqueline Duhême le dit sans détour, jamais elle n’au- pensionnaire a lancé “c’est de la merde” en plein vernissage, se souvient Annick
rait accepté d’aller dans une autre maison de retraite. « Plutôt crever chez Blot. Il y a souvent des problèmes d’ego. » Le jour J, Myriam Bat-Yosef a pourtant
moi ! » Mais, lorsqu’il lui a été difficile de grimper les raides escaliers de son vaincu peur et timidité. Redevenue soudain artiste à part entière, elle modifie
atelier parisien de la rue des Arquebusiers, elle s’est souvenue de cet Ehpad l’accrochage de ses tableaux et fait corriger un cartel avant de rayonner devant
si particulier, où, voilà soixante ans, son ancien professeur, l’illustrateur une assemblée d’amis, dont Erró, venu célébrer son ancien amour. « Elle était
Paul Colin, avait fini ses jours. maquillée, apprêtée, je ne l’avais jamais vue si belle », sourit Seval Özmen.
Mais très vite, le blues rattrape les résidents. Queue-de-cheval et gilet en

AVEC
ses conférences, concerts, ateliers de dessin et de cuir, le poète et dessinateur Michel Vray confie avoir très vite « soufflé sur
théâtre, ses trois salons coquets avec vue sur le parc, les étincelles d’envie » qu’il avait ressenties après son exposition. Hospitalisé
ses visites des expositions organisées chez sa voisine, pour une méchante fracture deux semaines avant son vernissage, en
la Maison d’art Bernard-Anthonioz, la Maison natio- février 2019, il n’a vu l’accrochage que sur civière. Depuis qu’il a rejoint la
nale des artistes fait figure d’exception dans le paysage des Ehpad. Laurence Maison nationale des artistes, cette figure de l’ancien squat arty du 59, rue
Maynier l’admet : l’établissement perd 180 000 euros par an. Ses adminis- de Rivoli se sent comme un (vieux) lion en cage. « Je voulais crever un
trateurs tentent de trouver une solution durable, mais ils refusent de rogner pinceau à la main, vivre ici, ça m’a coupé la chique », soupire-t-il. Il n’a pas
sur l’encadrement médical ou sur les activités artistiques. Bien sûr, recon- le moral pour écrire, pas l’espace suffisant pour « s’endormir comme avant
naît Jacqueline Duhême, « les gens qui bavent, les chaises roulantes, c’est pas dans un pot de peinture ». Mais, il l’admet, il n’a d’autre choix que de rester.
drôle ». « Faut s’y faire, il y a des moments de solitude, mais j’ai un métier où « Si je n’étais pas ici, je n’aurais nulle part ou aller », soupire pudiquement
par nature on est seul », ajoute-t-elle, philosophe, préférant voir le bon côté le septuagénaire. Comme Michel Vray, la plupart des artistes-auteurs ont
des choses, le splendide parc à perte de vue, la gentillesse des aides-soi- des retraites modestes, voire misérables. « Ils ont peu cotisé, compte tenu
gnants, les complicités naissantes avec certains pensionnaires qu’elle appri- des hauts et des bas d’une vie d’artiste et surtout des fins de carrière de plus
voise tout doucement parce que « les gens sont intimidés par leur âge ». Lise en plus délicates car le marché les oublie vite », constate l’artiste Nicolas
Déramond-Follin est plus tendrement cruelle. « Les autres pensionnaires, Ledoux, membre du collectif militant Économie solidaire de l’art.
on dirait des moules à gaufres », lance-t-elle, pointant seize portraits gravés Tous s’inquiètent de la réforme de leur régime social, qui doit d’ici à 2025
à l’or façon icône, accrochés dans le salon bleu. Atteints d’Alzheimer, ils s’aligner sur la réforme générale des retraites. La plupart des créateurs
sont tous morts aujourd’hui, à l’exception de Jovita Concha, 102 ans. « Ils n’étant pas salariés, la cotisation patronale n’existe pas. À la place, la contri-
me font chier, ces portraits, grince-t-elle. Leur pensée ne fait plus de bruit. » bution du galeriste est modique, d’à peine 1,1 %. À cela s’ajoute le risque de
Mais François Bazouge, directeur de l’Ehpad, voit « chez certaines personnes voir leur propre cotisation alignée sur celle des travailleurs indépendants,
murées dans leur silence quelque chose d’enfoui ressortir dans leurs dessins. passant ainsi de 15 à 28 %. En décembre, au coude-à-coude avec d’autres
La sensibilité est là, quel que soit l’état de dégradation, parce que personne catégories professionnelles, de nombreux artistes « en grève » ont mani-
festé pour alerter tant sur la précarité de leurs vieux jours que sur leurs
conditions de travail intenables. Lise Déramond-Follin est l’une des rares à
“Chez certaines personnes murées dans la Maison des artistes à avoir suivi tout cela de près. « Le gouvernement n’est
pas clair, l’histoire de l’âge pivot, c’est pas clair », tonne-t-elle. Sa propre
leur silence, on voit quelque chose d’enfoui retraite et la vente de son appartement lui assurent un pécule suffisant pour
ressortir dans leurs dessins. La sensibilité payer son Ehpad. Mais le 9 janvier, juste avant d’aller se recueillir sur la
tombe de son mari au cimetière Montmartre, elle s’est rendue place de la
est là, quel que soit l’état de dégradation, République, pour suivre la manifestation. Parce qu’elle a toujours été de
parce que personne ne fait le deuil de son art.” tous les combats. Parce que, pour elle, « la retraite, c’est impossible ! »
« LISE DÉRAMOND-FOLLIN : ON IRA CUEILLIR DES SOLEILS LA NUIT », JUSQU’AU 29 MARS,
François Bazouge, directeur de l’Ehpad À LA MAISON NATIONALE DES ARTISTES, NOGENT-SUR-MARNE (VAL-DE-MARNE).

45
LE PORTFOLIO

A VEGAS.
VERTIGE
De Las Vegas, on connaît
le kitsch et les néons,
les répliques de monuments
et les établissements
à thème… Le photographe
français Tom de Peyret
a préféré se percher
sur les parkings aériens
pour dévoiler des monolithes
de béton et de verre. Une
forme de minimalisme
inattendue dans la ville du
péché et des jeux de hasard.
Texte Clément GHYS — Photos Tom de PEYRET

47
Le reflet doré
de la Trump
Tower de
Las Vegas.
LE PORTFOLIO

LA PÉRIODE N’ÉTAIT PAS ANODINE. Au En 2019, il est donc retourné au Nevada, avec réputation culte dans les écoles d’art, les trois
printemps 2017, le photographe français Tom l’idée d’une série d’images, qui seront regroupées Américains décrivaient la ville comme un ter-
de  Peyret était en voyage aux États-Unis. dans un ouvrage à paraître au printemps, sur rain de jeu architectural.
Quelques mois plus tôt, Donald Trump était lequel il travaille avec l’écrivain Théo Casciani. S’il a volontairement délaissé les casinos qui imitent
entré à la Maison Blanche. Les journaux et D’abord, Tom de Peyret s’est fait violence et a Paris ou Venise, Tom de Peyret s’est intéressé aux
chaînes de télévision commentaient en boucle loué une chambre dans la Trump Tower. S’il logos des empires du jeu : Encore, Delano, Wynn,
les débuts de la présidence de l’homme d’af- consentait à donner de l’argent à l’empire Trump, Mandalay Bay… Les typographies diffèrent, emprun-
faires et ex-vedette de télé-réalité. Pour com- c’était pour en tirer une image, prise depuis une tant parfois à l’esthétique des années 1950, période
prendre cette Amérique devenue folle, toucher fenêtre, et où apparaît le spectre doré de l’im- fastueuse pour ces conglomérats touristiques. Mais
un peu du surréalisme devenu réel, l’artiste, né meuble. Il est ensuite retourné en haut des par- les immeubles sont cousins. « Alors même qu’ils
en 1986 et diplômé de l’École cantonale d’art de kings des hôtels-casinos. « La vue y est meilleure, datent d’époques différentes et sont signés d’archi-
Lausanne (ECAL), a pris la direction de Las Vegas. dit-il, mais surtout la bande de béton des garde- tectes divers, ces bâtiments se ressemblent, explique
Le jour de son arrivée, la température atteignait fous permet de couper l’horizon. » Comme dans le photographe. L’idée n’était pas de retirer ces bâti-
les cinquante degrés. Dans une ville où la voiture une toile de Giorgio De Chirico, la terre ferme ments de leur contexte, mais d’être le plus minimaliste
règne, les trottoirs étaient encore plus déserts disparaît et, avec elle, ses habitants : touristes possible, de montrer cette architecture quasiment
que d’habitude, et les noctambules restaient hilares, fêtards avinés, prostitué(e)s, rabatteurs stellaire », explique-t-il.
confinés dans leurs chambres d’hôtel. de clubs, voituriers, sosies d’Elvis… Le kitsch Car c’est bien un autre monde que décrit Tom
« Sin City » était à lui. Pendant quelques jours, il s’envole et ne restent que les centaines de mil- de Peyret, dont le travail pose toujours la question
s’est engouffré dans les contre-allées, est monté liers de tonnes de béton des buildings, ces de l’empreinte écologique. Dans le Nevada, il a
au dernier étage des parkings pour employés des angoissants monolithes en baies vitrées. également photographié le barrage Hoover,
hôtels-casinos. Au cours d’une de ses balades, il Autant d’images qui tranchent avec les clichés construction pharaonique de la Grande Dépression
s’est retrouvé en face de l’un de ces établisse- habituels de Las Vegas, ville parmi les plus pho- qui participa au développement de Las Vegas et
ments : la Trump Tower, immeuble de 64 étages tographiées au monde. Mais Tom de Peyret ne ravagea l’écosystème local. Il s’est aussi attardé sur
et propriété de l’empire immobilier du nouveau convoque pas plus ses confrères qui ont saisi les trois centrales solaires qui ont poussé ces der-
chef de l’État. Un parallélépipède doré, inson- avec humour la vie du Strip, l’avenue principale, nières années dans le désert du Mojave, au sud-
dable et vulgaire, transformé par les vociférations que ceux qui en ont dévoilé les bas-fonds. Il pré- ouest de la ville. Autant d’efforts surhumains pour
de son propriétaire en un effrayant totem. Depuis fère citer Learning from Las Vegas, essai datant alimenter en énergie l’air conditionné, les
Tom de Peyret

2017, Trump ne s’est jamais tu. Et Tom de Peyret de 1972, et signé par trois architectes, Denise machines à sous, minibars de suites ou enseignes
n’a pas cessé de penser à cette tour, terrifiante Scott Brown, Robert Venturi et Steven Izenour. lumineuses de ces hôtels-casinos et rendre ainsi
comme celle d’un méchant dans un comic-book. Dans ce texte, manifeste qui jouit d’une très concret ce délire qu’est Las Vegas.

49
LE PORTFOLIO
Tom de Peyret

51
LE PORTFOLIO
Tom de Peyret

53
LE GOÛT

CHRISTIAN LOUBOUTIN
Retrouvez le chausseur, invité du “Goût de M”, le podcast
de “M Le magazine du Monde”, sur lemonde.fr et
Crédit Photo

sur toutes les plateformes depuis le vendredi 31 janvier.


54
LE GOÛT

Melina Matsoukas
cherche à inventer
une autre histoire
d’Hollywood.

Caméra au POING.
ELLE EST LA FAISEUSE DE CLIPS FAVORITE DE RIHANNA, BEYONCÉ,
SNOOP DOGG OU PHARRELL WILLIAMS. À 39 ANS, LA RÉALISATRICE
M ELINA MATSOUKAS PASSE AU GRAND ÉCRAN ET SORT “QUEEN & SLIM”,
Gillian Garcia

SON PREM IER LONG-MÉTRAGE, EN SALLE LE 12 FÉVRIER. AVEC


L’AM BITION DE DESSINER LES CONTOURS D’UN HOLLYWOOD OÙ
Texte Clémentine GOLDSZAL LA QUESTION AFRO-AMÉRICAINE N’EST PAS OUBLIÉE.

55
LE GOÛT

MELINA MATSOUKAS EST « ÉPUISÉE ». Deux mois après la de cette renaissance. Régulièrement accusée de plagiat (notam-
sortie américaine de son premier long-métrage, Queen & Slim (en ment en 2011 pour avoir supposément emprunté au photographe
salle en France le 12 février), la réalisatrice de 39 ans suivait les David LaChapelle l’imagerie sado-maso du clip « S & M » de
lancements internationaux de son film avec la même passion Rihanna), Melina Matsoukas est admirée et jalousée. Mais pour
qu’elle avait mis à le fabriquer. Et ce n’était pas toujours gagné. cette grande admiratrice de Spike Lee, le succès est avant tout une
Entre comédie romantique et road-movie esthétisant, le film suit affaire politique.
un couple de Noirs américains en cavale après avoir abattu un Melina Matsoukas est une femme de pouvoir, combative, véhé-
policier lors d’un contrôle de routine qui tournait à la bavure mente et sûre d’elle. Sa voix profonde chante au rythme d’un fort
raciste. Malgré un joli succès au box-office et un accueil critique accent du Bronx, elle rit fort, et a réponse à tout. Pourtant, et elle
favorable, Melina Matsoukas était absente des sélections des ne s’en cache pas, la reine du cool doute. Tout le temps. Du sens de
Golden Globes, qui se sont tenus le 5 janvier, comme de celles des son travail, de la réalité du progrès, du rôle de l’art dans les chan-
Oscars, qui se dérouleront le 10 février. gements sociétaux, si longs à advenir quand il s’agit de la cause des
Au lendemain de l’annonce des nominations, en décembre, Noirs en Amérique… Élevée par une mère jamaïcaine et cubaine
Melina Matsoukas, « furieuse », s’exprimait dans les colonnes de (une « enfant de la révolution », forcée de quitter son île au début
Vanity Fair : « [L’absence du film aux Golden Globes] est le symp- des années 1960) et un père d’origines grecque et juive ashkénaze,
tôme d’un système archaïque, tenu par des gens qui ne nous recon- la jeune femme métisse se trouve très tôt, du fait de sa peau foncée,
naissent aucune valeur », fulminait-elle. Si les qualités et les assignée à une identité raciale. « Je suis une femme africaine-améri-
défauts de Queen & Slim peuvent être débattus, son absence est caine. Mais culturellement, je suis aussi un mélange de plein de choses
criante, d’autant plus qu’elle survient un an après le couronne- qui n’ont rien à voir avec les États-Unis », précise-t-elle.

LA
ment de Black Panther, premier film de super-héros noir à avoir
remporté l’Oscar du meilleur film. Un camouflet pour la réalisa- vocation arrive à l’université, quand elle suit un
trice qui a voulu porter à l’écran « une histoire d’amour noire, où cours de cinéma. D’emblée, son appétit artistique
nous ne sommes pas que des victimes, mais des êtres complexes, devient indissociable de ce qu’elle appelle fière-
beaux, puissants et vulnérables ». ment son « activisme ». Pour évoquer la puissance
Car la réalisatrice afro-américaine est le symbole d’un Hollywood des images, Melina Matsoukas parle de « libérer
qui se construit contre l’establishment traditionnel, blanc et mas- les esprits colonisés » et de l’importance de « représenter les [s]
culin. Et si Queen & Slim est son premier film, Melina Matsoukas iens ». Quand elle raconte son combat, sur le tournage de
est loin d’être une novice. Née dans le Bronx, diplômée de l’uni- Queen & Slim, pour embaucher un maximum de personnes de
versité de New York, elle est, depuis le milieu des années 2000, couleur, elle parle d’affirmative action (« discrimination positive »),
l’une des faiseuses d’images les plus prisées de l’industrie musicale un terme aujourd’hui controversé jusque dans les cercles les plus
américaine. C’est Beyoncé qui, en 2007, lança sa carrière en lui progressistes de l’antiracisme américain. De la préproduction à la
demandant de réaliser quatre clips pour son album B’Day. Elle est distribution, la réalisatrice (qui est aussi coproductrice) a l’œil sur
depuis devenue la réalisatrice favorite de Rihanna (l’esprit nineties tout. Contrariée quand elle a appris que son film ne serait visible
et VHS du clip Rude Boy, l’histoire d’amour de We Found Love), et que dans deux pays africains (l’Égypte et l’Afrique du Sud), elle a
de Queen Bey (le noir et blanc de Diva, qui rappelle les images de insisté, obtenant finalement gain de cause, auprès du studio
Peter Lindbergh, ou le très fifties clip de Why Don’t You Love). Elle Universal, pour qu’il soit rendu disponible sur un maximum
a ensuite collaboré avec les artistes les plus en vue (Snoop Dogg, d’écrans sur le continent africain…
Katy Perry, Whitney Houston ou Pharrell Williams), raflant au pas- Alors que Spike Lee vient d’être intronisé prochain président du
sage deux Grammy Awards et quatre MTV Video Music Awards. jury au Festival de Cannes, Melina Matsoukas ressasse ses doutes.
Melina Genre phare des années 1980, et de la génération MTV, le clip a « Bien sûr, je me demande si ce que je fais est vraiment porteur de
Metsoukas sur
le tournage de connu ces dernières décennies une réinvention grâce notamment changement, si mon film aura autant de sens dans trente ans que
Queen & Slim. aux réseaux sociaux. Et Melina Matsoukas a été une figure majeure Do the Right Thing, si j’ai raison de sacrifier ma vie pour ça… »,
soupire-t-elle. Infusé d’idéologie, mais aussi léché qu’un clip de
R’n’B, Queen & Slim est un film étrange, qui souffre sans doute de
son projet politique explicite. Cousu sur mesure autour de grandes
questions de société, le scénario, signé par la très en vogue Lena
Waithe (qui fut, en 2017, la première femme noire à gagner un
Emmy Award pour son travail sur la série Master of None), tombe
ici et là dans l’édifiant.
Un flic sympa, un voyou noir changé en traître par appât du gain,
un couple d’« alliés » blancs… En voulant faire tomber les stéréo-
types, Waithe et Matsoukas en construisent fatalement d’autres.
Mais une image frappe les spectateurs : celle des deux héros fugi-
tifs, présente sur l’affiche, mais qui circule également dans le film.
Le clin d’œil à Bonnie and Clyde est assumé. Preuve que Melina
Matsoukas cherche à inventer, avec ses films et ses personnages,
une autre histoire hollywoodienne, opposant à l’imaginaire collec-
tif blanc d’autres images, d’autres héros. Comme Daniel Kaluuya,
acteur anglais révélé par Get Out (2017), de Jordan Peele, et devenu
une star de ce nouvel Hollywood africain-américain grâce à son
travail avec Ryan Coogler ou Steve McQueen, qu’elle a immortalisé
dans une posture de défiance, de puissance et de fierté.
Andre Wagner

QUEEN & SLIM, (2 H 12) DE MELINA MATSOUKAS, AVEC DANIEL KALUUYA


ET JODIE TURNER-SMITH. EN SALLE LE 12 FÉVRIER.

56
Boboli, de
Simone Fanciullacci,
Ichendorf Milano,
38 €.
store.wallpaper.com

FÉTICHE Jardin des THÉS.


Pour s’adapter à l’évolution des modes de vie, les designers inventent de nouvelles typologies hybrides, des objets multifonction, à
Stylisme Fiona Khalifa

utiliser aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Parmi eux, cet accessoire imaginé par Simone Fanciullacci et qui tire son nom, Boboli,
d’un parc florentin. En empruntant sa forme à l’arrosoir et son matériau, le verre borosilicate, à la théière, il remplit ces deux fonctions.
« Dans les mois à venir, nous allons enrichir la collection entamée avec cet arrosoir et un vase inspiré des pots en terracotta que l’on
trouve dans le jardin de Boboli », précise le designer italien. Une plus petite carafe, des verres et d’autres vases devraient être déve-
loppés, « tous inspirés de ce monde végétal dont nous devons prendre soin ». Marie GODFRAIN — Photo Daphné LEJEUNE
LE GOÛT

À L’AIDE DE SOIE OU DE PAPIER, qu’elle parfumeuse. À l’époque, elle était enceinte, et a


sculpte sur la toile ou sur du bronze, la plasti- associé aux sculptures une dimension maternelle
LIBREMENT INSPIRÉ cienne Claudine Drai fait émerger des formes « que n’y met pas Claudine Drai » : son parfum de
blanches évanescentes, auxquelles elle associe des fleurs blanches est enveloppé des accents laiteux

L’œuvre poèmes et des parfums. Ce n’est donc pas un


hasard si, en 2018, elle a mis en scène ses figurines
de papier à la boutique Guerlain des Champs-
du santal crémeux, de notes de synthèse à l’odeur
de lait chaud. Des accents poudrés sont apportés
par des muscs et de la racine d’iris, qui « donne une

au BLANC.
Élysées, dans le cadre d’une exposition. Pour l’oc- sensation de matière, un écho au papier travaillé
casion, la parfumeuse Delphine Jelk, qui travaille par Claudine Drai ». Lorsque l’artiste a découvert
chez Guerlain sous la direction de Thierry Wasser, la fragrance, elle l’a jugée trop concrète. « Elle m’a
s’était inspirée de ses œuvres pour composer une poussée à aller au-delà du réel, à laisser “voler les
LES SCULPTURES ÉTHÉRÉES fragrance que la maison commercialise âmes” », confie Delphine Jelk, qui a ajouté à son
DE CLAUDINE DRAI ONT ÉVEILLÉ aujourd’hui en édition limitée. « Quand on regarde bouquet floral et lacté une sensation d’oxygène et
CHEZ LA PARFUM EUSE DELPHINE les sculptures de Claudine Drai, on ne sait pas si ce de fraîcheur aquatique. Ce parfum de peau délicat
JELK DES SENSATIONS QUI sont des femmes, des anges… J’y ai vu à la fois une se découvre dans le classique flacon aux abeilles
ONT IRRIGUÉ SA DERNIÈRE dimension de vie et de mort, quelque chose de mys- de la maison. Claire DHOUAILLY
FRAGRANCE POUR GUERLAIN. tique qui m’a touchée tout de suite », raconte la L’HEURE BLANCHE, GUERLAIN, 600 € LES 125 ML. GUERLAIN.COM

Guerlain. Daphné Parrot, Collection Guerlain. Les Prairies de Paris


VU SUR LE NET D’art et D’ESSAYAGE.
Relancer une marque mise en sommeil n’est jamais évident et requiert de taper un grand
coup pour regagner un peu d’attention. Cette semaine, après quatre ans d’absence, le label
Les Prairies de Paris innove en la matière avec Embrasse-moi, un amusant court-métrage
réalisé par Axel Würsten et découpé en huit mini-épisodes. On y suit, dans un esprit
Nouvelle Vague, une jeune employée d’un pressing teinturier qui tombe sous le charme
d’un client ténébreux dont elle ignore s’il tient du lover ou du serial killer… À chaque épi-
sode, on peut s’attarder sur les captures d’écran qui en sont tirées et publiées au compte-
gouttes sur Instagram (avant que le film ne soit visible en entier sur le site de la marque). Un
simple clic sur les vêtements que portent les personnages ou sur des chaussures posées
sur une table mène alors vers la plateforme de vente, de même que les accessoires que l’on
aperçoit à l’écran (vaisselle, tableaux, objets décoratifs…). Valentin PÉREZ
LESPRAIRIESDEPARIS.COM

58
De gauche à droite,
et de haut en bas : Sac
Rachel, en cuir façon croco,
By Far, 350 €. byfar.com
Sac Sidonie, en cuir, Prada.
2 400 €. prada.com
Sac Locker, en cuir
embossé, Balenciaga,
1 290 €. balenciaga.com
Sac Baguette, en veau
velours, Fendi, 1 290 €.
fendi.com

VARIATIONS Baguettes MAGIQUES.


Stylisme Fiona Khalifa

C’est une histoire que les gens de la mode connaissent par cœur. C’est aussi une forme originale devenue générique. Le Baguette apparaît
chez Fendi en 1997. Petit sac oblong que l’on coince sous le bras, il décolle à l’époque à la faveur d’une apparition dans la série améri-
caine Sex and the City, et reste dans les annales comme un succès maroquinier inégalé. On ne parle plus désormais de « it-bag », mais
l’allure de ce sac à main a tellement imprimé la rétine que, même si la longueur d’anse, les matières et les effets varient, on continue
étrangement à le voir derrière chaque nouveauté plus ou moins rectangulaire… Caroline ROUSSEAU — Photo Daphné LEJEUNE
TÊTE CHERCHEUSE

Tailleuse de PIERRES.
IL N’EST PAS FRÉQUENT QUE DES BIJOUX FASSENT Une fois diplômée, cette adepte de pièces narratives à la
SALIVER : à 23 ans, la Britannique Isla Gilham peut se pré- Van Cleef & Arpels se lance un défi : reproduire une tiare
valoir de susciter la gourmandise. Installée à Montacute, en bonbons que son arrière-grand-père avait jadis brico-
où elle a grandi, un village du comté de Somerset, en lée pour sa sœur. « C’était une légende familiale dont
Angleterre, cette ancienne de l’école Central Saint Martins aucune photo n’existait : j’ai décidé de la ressusciter. » De
de Londres ouvre l’appétit avec une première collection là, elle poursuit son exploration d’une joaillerie sucrée
de bagues et de pendentifs en calcédoine, quartz, onyx ou avec ses pierres taillées à la façon de confiseries croquées.
améthyste sculptés, qui semblent à demi dévorés comme Elle déclinera bientôt la recette en boucles d’oreilles. Et
des bonbons de gélatine. « J’ai grandi auprès de parents en pierres précieuses ? « On me réclame les mêmes pièces
professeurs d’art graphique qui m’ont transmis le goût pour en tourmaline ou en saphir, mais j’hésite. Ce sont des ingré-
la beauté et l’artisanat, raconte-t-elle. Mais le déclic pour dients peut-être trop nobles pour n’en sculpter et n’en polir
la joaillerie est venu vers mes 16 ans, un jour où je suis qu’une moitié, non ? » Comme disent les cuisiniers, le
tombée sur une boutique-galerie de bijoux au beau milieu ­respect du produit avant tout. Valentin PÉREZ
d’une île écossaise. Je me suis dit que je me verrais bien là ! » ISLAGILHAM.COM

ÉLÉMENT DE LANGAGE La puce H1.


Longtemps, pour écouter de la musique avec un appareil sans fil, on n’avait
pas d’autre choix que de le connecter en Bluetooth. Depuis 2017, les écouteurs
AirPods d’Apple proposent une liaison moins capricieuse grâce à une puce
Anarchy Photography. Isla Gilham. Apple

appelée H1. Il suffit d’ouvrir l’étui des écouteurs près d’un iPhone, d’un iPad ou
d’un MacBook, pour que le symbole d’un casque apparaisse à l’écran : un clic
à effectuer et la connexion audio s’établit. Jalouse de sa technologie, la marque à
la pomme n’explique pas le fonctionnement de cette puce. Si les oreillettes sont
déjà connectées à un autre appareil, il est désormais possible de couper l’an-
cienne liaison à distance, grâce au menu audio… Pour bénéficier de ces « pro-
grès », il faut rester dans le système Apple avec les AirPods Pro ou un casque
Beats haut de gamme (Apple est propriétaire de la marque). Nicolas SIX
ÉCOUTEURS AIRPODS PRO, APPLE, 279 €. CASQUE SOLO PRO, BEATS, 299,95 €. APPLE.COM

60
LE GOÛT

MAKING OF

Murat SILLONNE
sa discographie.
ALORS QUE SORT “BABY LOVE”,
SON 23e DISQUE, LE 6 MARS,
LE CHANTEUR AUVERGNAT
LIVRE AU FUR ET À M ESURE
D’ANCIENS ALBUMS RÉÉDITÉS EN
VINYLE, OBJETS D’UN M INUTIEUX
TRAVAIL D’ARCHIVE.

RARES SONT LES CHANTEURS QUI,


comme Jean-Louis Murat, peuvent se prévaloir
d’un flux tendu de nouvelles productions tout en
s’offrant une replongée dans la profusion de plus
de trente années de catalogue. Alors que, le
6 mars, sortira Baby Love, 23e album du trouba-
dour auvergnat, une nouvelle salve de rééditions
pose pour la première fois sur une platine vinyle
les 33-tours de Mockba et 1829 (2005). Deux nou-
veaux épisodes d’une remarquable remise à jour
discographique commencée par le label Pias fin
2018 et appelée à se prolonger dans les mois à
venir. Responsable du « Back Catalogue » de Pias,
maison de disques indépendante belge pour mieux rééquilibrer les fréquences, donner Inrockuptibles en 1993…). « Et aussi, précise Marre,
(Balthazar, Radio Elvis, Eiffel, Noel Gallagher…) plus d’ampleur et de chaleur au son – particuliè- des morceaux oubliés que j’ai retrouvés sur des
également établie à Paris, Jean-Luc Marre a pu rement pour les tout premiers albums – sans en bandes d’albums, comme cet Oncle Vania, dont
s’atteler à cette tâche à la faveur du rachat par le trahir l’identité. » Le même soin est apporté à la même Jean-Louis (Murat) pensait qu’il n’existait
label des œuvres de Murat produites successive- gravure des sillons, chacune des faces devant qu’une version live. » Prochaines étapes : les
ment chez EMI, Virgin Records et V2 Records, fournir la meilleure dynamique possible, puis à albums A Bird on a Poire, Taormina, Charles et
avant la signature du ténébreux aux yeux clairs la reproduction des pochettes. S’il traînait un peu Léo, Tristan, Le Cours ordinaire des choses et
chez Pias, en 2012. des pieds au début, prétextant que « les fans Grand Lièvre. Avant de s’attaquer aux enregistre-
Si ses premiers albums n’étaient plus disponibles doivent déjà avoir ces disques », le chanteur s’im- ments live et aux bandes originales de films. Et de
en vinyle depuis longtemps, nombre de ceux plique désormais dans le processus, rien n’étant penser à des compilations constituées d’inédits,
enregistrés dans les années  1990 et 2000 publié sans sa validation. sélectionnés dans les inépuisables coffres de l’ob-
(Dolorès, Vénus, Le Moujik et sa femme, Madame Archiviste-restaurateur, Jean-Luc Marre se mue sessionnel songwriter qui, aujourd’hui comme
Deshoulières…) n’avaient même jamais fait l’objet aussi en détective. Car ces rééditions n’offrent pas hier, continue de produire hors des sentiers bat-
de pressage en 33-tours. « L’ère était au CD triom- seulement le plaisir de réécouter dans les meil- tus. Comme le prouvaient encore récemment ses
phant, personne ne croyait plus à l’avenir du leures conditions plusieurs chefs-d’œuvre de la Chroniques d’un mouvement en chansons, mor-
vinyle », souligne Jean-Luc Marre, qui constate le chanson francophone, au croisement de l’amour ceaux mis en ligne sur le Net au rythme des mani-
prestige retrouvé des galettes noires auprès de courtois et de Neil Young, de Gérard Manset et de festations des « gilets jaunes ».
fans prêts à investir dans des objets d’une qualité Leonard Cohen. Elles mettent aussi au jour
sonore et visuelle haut de gamme, tout en écou- quelques-unes des nombreuses pépites du dandy
tant la musique en ligne des sites de streaming. paysan : Les 45-tours et leurs faces B, des titres de
L’homme de Pias a donc cette fois négligé les CD singles tirés à peu d’exemplaires, ou offerts
au profit du vinyle et de la mise en ligne numé- comme objets promotionnels (Benito sur un
rique (des disques mais aussi des clips, remixés single pour la Fnac, Tous les hommes sont des
Denis Pourcher

et restaurés pour la chaîne YouTube de Murat). trompeurs, inédit de Madame Deshoulières, chanté
Il procède par étapes. « Il s’agit d’abord de récu- par Isabelle Huppert pour le magazine Lire,
pérer les bandes originales, de remastériser le tout une  compilation offerte aux abonnés des Texte Stéphane DAVET
LE GOÛT

Texte Fabienne REYBAUD de montres Blancpain à quartz. Et il n’y en aura (1 366 composants), la Grandmaster Chime est
Illustration Antony HUCHETTE jamais. » Ou comment un obscur horloger du une montre à sonnerie qui a été vendue 31 mil-
Brassus, brillamment repris par Jean-Claude Biver lions de francs suisses (28 846 122 euros) à la
et Jacques Piguet en 1982 et revendu dix ans après vente caritative Only Watch, à Monaco, en
à Swatch Group, a contribué à remettre au goût du novembre. « Il y a dix ans, il nous fallait de deux
jour la « belle horlogerie traditionnelle suisse » et ses à cinq ans pour créer un calibre à complications,
pièces maîtresses, ses tourbillons, ses quantièmes affirme Philip Barat, directeur du développe-
perpétuels, ses répétitions minutes… ment. Aujourd’hui, cela prend de quatre à huit
Cette transe horlogère s’est conjuguée, au milieu ans. On a travaillé sur la fiabilité. Autrefois, nous
des années 2000, à une surenchère de tocantes sortions un ou deux prototypes que l’on testait
compliquées. Symbolisant la virtuosité des hor- pendant un mois. Désormais, on en éprouve vingt
logers, valorisants pour les collectionneurs, ces dans des conditions extrêmes pendant un an. On
modèles exclusifs, à très haute valeur ajoutée, planche aussi sur l’amélioration de la manipula-
avaient tout pour plaire. Pas une marque – à tion des fonctions pour être “user friendly”. »
l’exception notable de Rolex –, pas un créateur qui Depuis que le marché hongkongais, crucial pour
n’ait succombé aux sirènes de ces mécanismes le secteur, dévisse, le collectionneur est devenu,
­surdoués. Non sans certains excès d’ailleurs… plus que jamais, le meilleur ami des marques, les-
Déconstruction des boîtiers, hypertrophie de quelles s’échinent à transformer des produits
­mouvements engraissés par la superposition de extrêmement exclusifs en modèles un tantinet
modules additionnels (une phase de Lune + un plus « inclusifs ». Ainsi, le Twin Beat, le dernier
LORSQUE, EN  2012, RICHARD MILLE se quantième +  un tourbillon =  une triple quantième perpétuel de Vacheron Constantin
piqua de concevoir la montre mécanique la plus ­com­plication)… Certains de ces savants modèles (Richemont), offre un affichage hyperlisible et
précise de la haute horlogerie suisse, la RM 031, ont fini par ressembler à un Big Mac mécanique, y jouit d’une ingénieuse double fréquence. Elle per-
il n’obtint pas le succès escompté. Depuis 2001, compris sur les poignets les plus virils. « Ces quinze met au propriétaire, lorsqu’il le met au coffre, de
le Varois était connu pour être un champion du dernières années, les montres à complications ont réduire la consommation d’énergie du modèle
composant horloger, concevant des montres à fait un “burn-out” avec des pièces pas au point, des qu’il pourra retrouver soixante-cinq jours plus tard
complications comme des mini-moteurs de F1. fonctions inutiles, juste là pour le geste horloger, en parfait état de marche, sans devoir se fatiguer à
Mais ce virtuose n’avait jamais fait de la seule pré- constate Laurent Picciotto, propriétaire du maga- le remonter… Même préoccupation d’adoucir la
cision son cheval de bataille. Avec la RM 031, il sin parisien Chronopassion, qui, depuis 1988, dis- vie des porteurs de pièces ultrapointues chez
réussit un exploit : ce modèle ne varie que d’une tribue une trentaine de marques pointues. Or, le Audemars Piguet. « Nous faisons des montres de
seconde par mois alors que les normes de l’in- client vient acheter un jouet, pas un problème ! haute horlogerie pour que nos clients les mettent,
dustrie tournent autour de quatre à huit secondes Heureusement, les choses se sont calmées. » affirme François-Henry Bennahmias, PDG de cette
par jour. Las, une fois la prouesse technique Aujourd’hui, les spécialistes des calibres pluri- manufacture indépendante, qui fabriquera
accomplie, Mille se trouva fort dépourvu. « C’est fonctionnels font tout pour que leurs pièces 45 000 pièces en 2020. Plus il y a de composants,
elle qui a mis le plus de temps à se vendre, recon- soient irréprochables. Exemplaire à ce titre, plus il y a de risques, c’est pourquoi la conception
naît le Français, qui en a produit 5 000 pièces l’horloger indépendant Patek Philippe, maître du design doit être robuste. Dans les évolutions à
en 2019. La performance n’est pas le critère majeur incontesté des pièces compliquées, qui produit venir, l’ergonomie, la préhension, le bruit de cer-
de nos clients. Ils se moquent d’avoir l’heure la 62 000 modèles par an. Cet orfèvre peut s’enor- taines aiguilles ou marteaux qui se déclenchent,
plus précise et ils utilisent rarement, pour ne pas gueillir d’avoir conçu le garde-temps le plus cher l’aspect sensoriel seront fondamentaux. » Histoire
dire jamais, les fonctions de leurs chronographes au monde  : dotée de 20  complications de simplifier, enfin, les complications.
ou de leurs répétitions minutes. En réalité, au-delà
de l’attrait de la marque, les collectionneurs
achètent une probabilité, un possible. » À un tarif
pas du tout hypothétique : le prix moyen d’une
Richard Mille tourne autour de 200 000 euros,
avec une liste d’attente de plusieurs années…
De fait, en trois décennies à peine, les horlogers
ont réussi à rendre de nouveau désirable un objet
dont la fonction originelle – donner l’heure – est
à la fois dépassé d’un point de vue technologique
(le quartz japonais est beaucoup plus précis, sans
même parler des montres connectées) et acces-
soire, puisque l’heure est partout, sur tous les
Ces MONTRES
écrans. Cette performance a été rendue possible
par l’entrée en lice de grands groupes (Swatch
Group, Richemont, LVMH…) qui ont racheté et
relancé des manufactures suisses ou créé ex
nihilo des entités horlogères (Chanel, Louis
Vuitton…). Leur secret ? Appliquer à ces petits
qui se compliquent la vie.
TOURBILLONS, QUANTIÈM ES PERPÉTUELS, RÉPÉTITIONS M INUTES…
produits un marketing infiniment puissant. Ainsi, LES MARQUES HORLOGÈRES SE SONT LONGTEM PS LIVRÉES
dès le début des années 1990, la renaissance des À UNE SURENCHÈRE DANS LES MÉCANISM ES À COM PLICATIONS,
montres mécaniques s’est accompagnée d’une QUITTE À SACRIFIER L’ESTHÉTIQUE ET LE CONFORT D’UTILISATION
exaltation du savoir-faire « de manufacture ». En À L’EXPLOIT TECHNIQUE. AU BORD DE LA SURCHAUFFE, CES MODÈLES
témoignait ce slogan : « Depuis 1735, il n’y a pas eu POURRAIENT REVENIR À PLUS DE RAISON.

63
LE GOÛT

1 3

À L’ORIGINE SANTIAGS et sans reproche. IL Y A PEU DE TEMPS ENCORE, la grande


histoire de la santiag était tristement incom-
plète. La botte de vacher et de vachère, symbole
de l’Amérique blanche, voire white trash (terme
TOUTES LES TENDANCES ONT UNE HISTOIRE.
d’argot désignant la population blanche pauvre),
QU’ELLE SOIT ANCIENNE OU RÉCENTE, “M” LA RACONTE
était en effet l’une des rares pièces de ces deux
À SA FAÇON. CETTE SEMAINE, LES BOTTES DE COW-BOYS.
vestiaires à n’avoir pas connu de réappropriation
notable par la culture afro-américaine. Apparue
à la fin des années 1860 aux pieds d’ouvriers
agricoles du Kansas astreints à des conditions de
travail terribles (chutes mortelles de cheval,
coups de sabots, morsures de serpents à son-
nette, ronces, chardons, cactus, intempéries),
elle a pourtant frayé depuis ces heures difficiles

64
(1) Botte Duerto,
en veau, Isabel
Marant, 780 €.
isabelmarant.com

(2) Botte Marliag,


en cuir de vachette, 6
Iro, 595 €.
iroparis.com

(3) Botte Jerry,


en nubuck, Roseanna,
600 €. roseanna.fr

(4) Bottine en cuir,


Acne Studios, 570 €.
acnestudios.com

(5) Bottine en cuir et


peau de reptile, Celine
par Hedi Slimane,
1 290 €. celine.com

(6) Santiag en suède,


Vanessa Bruno, 430 €.
vanessabruno.fr

(7) Santiag en veau,


Mango, 69,99 €.
4
mango.com

5 7

avec un nombre important de bandes rivales. Du en santiags et boucles d’oreilles qui se tient face temps d’une nuit un imaginaire WASP au der-
général Custer à Beyoncé, du Colorado de John aux photographes du monde entier s’appelle Lil nier degré. Dans la voiture qui le ramène à l’hô-
Wayne à Brokeback Mountain, du monde selon Nas X, il a tout juste 20 ans, il est l’auteur de Old tel avec ses deux récompenses, Lil Nas X se sera
Chuck Norris à celui de Ralph Lauren, de la Town Road, rap gentillet aux accents de country peut-être félicité d’entendre à la radio l’informa-
France de Johnny à la rive gauche parisienne en et accessoirement morceau le plus écouté en tion selon laquelle Jay-Z et Netflix produisent un
tee-shirt Motörhead… Partout où elle est passée, ligne des dix dernières années. Nominé dans six all-black western intitulé The Harder They Fall.
elle a pendu haut et court quelques vieux stéréo- catégories, Lil a fait un effort vestimentaire et L’avenir (politique) de la santiag devrait encore
types et remué la poussière. Partout, enfin pas arbore un costume de mariachi SM en cuir rose s’y jouer.
tout à fait, car jusqu’à présent les hautes plaines bonbon et rivets fantaisie dorés Versace, que
du rap lui étaient hostiles, la condamnant à une Prince ou Liberace n’auraient pas rechigné à por-
errance dans les déserts de sable blanc du Grand ter. Aux côtés de Billy Ray Cyrus, père de Miley
Ouest. En dépit de ce statu quo, la terre a trem- et monstre de la musique country FM avec qui il Texte Gonzague DUPLEIX
blé il y a une dizaine de jours, lors de la cérémo- forme le duo victorieux de la soirée, le rappeur Photos Joaquin LAGUINGE
nie des Grammy Awards à Los Angeles. L’homme en bottes de cow-boy s’approprie et détourne le Stylisme Laëtitia LEPORCQ
D’OÙ ÇA SORT ? visage et raviver l’éclat du teint. Autant d’attraits qui ont fait le

Le rouleau succès de ce drôle d’objet, popularisé dans l’Hexagone par


Birchbox notamment, grâce à un envoi à ses 200 000 abonnés
français au printemps dernier. Du côté de la marque Oh My Cream,

MASSEUR.
le coffret de Noël comprenant un roll-on en quartz rose et une
huile a été le plus vendu depuis la création de la société en 2013.
De Mélusine à Guerlain (en métal cette fois), chaque marque y va
de son modèle de rouleau masseur. Certaines optent pour son
LA SCIENCE N’A JAMAIS PROUVÉ QUE PASSER cousin, le gua sha, une pierre plate aux formes arrondies utilisée
UNE PIERRE SUR SA PEAU AIT UNE INCIDENCE. de la même façon. Le coffret Skin Gym, vendu chez Sephora, est
LE ROLL-ON EN JADE, QUARTZ OU AMÉTHYSTE même intégralement consacré à ces outils.
EXERCE POURTANT UN ATTRAIT QUASI MYSTIQUE En réalité, le procédé n’est guère nouveau : les massages du visage
SUR LES ADEPTES DES MASSAGES DU VISAGE. à partir de pierres étaient déjà pratiqués dans l’Égypte ancienne,
où l’on prisait le quartz, ou en Chine, où l’on utilisait du jade dès
Texte Éléonore THERY le viie siècle. « Désorientés par une offre beauté pléthorique, et lassés
par les discours marketing trompeurs, les consommateurs apprécient
ces rituels ancestraux qui ont fait leurs preuves », observe Audrey
Roulin, directrice beauté au bureau de tendances Nelly Rodi. Le
retour en grâce du rouleau masseur doit beaucoup à un shooting
photo « no make up » d’Alicia Keys organisé pour le magazine W
en 2016. Sa maquilleuse (car il y en avait une !) révélait alors qu’elle
SORTI DE SON CONTEXTE, CET IN STRUMENT AUX FAUX utilisait quotidiennement le fameux outil – Meghan Markle et
AIRS DE ROULEAU À PÂTISSERIE prête volontiers à confusion. On le Victoria Beckham confieront plus tard partager ce secret de
prend pour un outil réservé aux petits sculpteurs de pâte à modeler, beauté. Mais c’est surtout grâce à Instagram que les ventes se sont
alors qu’il joue dans la cour, ou plutôt la salle de bains, des grands : envolées. Pour les millennials, il est en effet de bon ton de poser
c’est le dernier objet phénomène des amatrices de beauté. avec cet objet photogénique, voire de filmer son massage, à l’instar
Le roll-on se présente sous la forme d’un manche aux extrémités de l’influenceuse Marianna Hewitt, dont le compte Instagram flirte
duquel deux rouleaux en jade, quartz ou améthyste sont fixés. Le avec le million d’abonnés.
plus petit est destiné à masser le contour des yeux, le plus grand La popularité du roll-on s’inscrit également dans la vogue de la
le reste du visage jusqu’au cou, pour une utilisation quelques lithothérapie – ou la croyance dans le pouvoir des pierres, popu-
minutes soir et matin. Les marques parent les pierres de vertus larisée dans les années 1970 par le mouvement new age –, qui allie
non validées par la science (lisser les rides, stimuler la production deux tendances chères à la clientèle d’aujourd’hui : le retour à la
de collagène), mais c’est le froid des minéraux, combiné à l’action nature et le mysticisme. « Dans un monde instable, pour toute une
mécanique du massage, qui permet d’activer la circulation san- génération de consommateurs, il est rassurant de se tourner vers
guine et le système lymphatique et ainsi, de décongestionner le l’ésotérisme. Cette approche spirituelle de la cosmétique est particu-
lièrement répandue aux États-Unis, soutenue par une réglementa-
tion permissive », détaille Audrey Roulin.
La tendance marque aussi le retour au geste de la main, alors que
le succès des massages du visage en institut par des « facialistes »,
notamment le kobido japonais, va croissant. C’est surtout le signe
que la beauté centrée sur les produits cosmétiques a fait son
temps. « L’utilisation de ces outils est liée à l’idée globale que l’on se
fait de la beauté aujourd’hui. Il n’y a pas de produit miracle, il faut
allier la cosmétique à une bonne alimentation, des activités spor-
tives et bien-être », professe ainsi Fanny Morel, directrice de la
communication chez Oh My Cream. Aux hypothétiques effets anti-
âge promis à leurs mères et leurs grands-mères, les adeptes du
roll-on préfèrent les bienfaits immédiats d’une séance beauté, faite
maison, et à la main.

L’huile et
Alice Cuvelier

le roll-on en
quartz rose
de la marque
Oh my cream.
LE GOÛT

CARTE SUR TABLE

LA MIRLITANTOUILLE

12, rue Nantaise,


35000 Rennes.
Tél. : 02-99-67-53-84.
Ouvert du mardi au samedi de 12 heures à
14 h 30 et de 19 heures à 22 h 30 (23 heures
à partir du jeudi).

Un rêve ARMORICAIN.
Texte Marie ALINE

LA PROMESSE L’ÉPREUVE DU RÉEL


En croisant les informations glanées Dans cette rue sans apparat, dite nouvelle, il semblerait qu’on assiste au
sur le terrain et sur le profil début d’une ébullition gourmande. Non loin de La Godinette (la petite
Instagram de La Mirlitantouille, sœur dédiée aux vins et aux plats à partager), La Mirlitantouille ouvre le bal
bistrot ouver t à Rennes en avec simplicité mais efficacité. Au déjeuner, les jeunes retraitées se
octobre 2019, il ressort que : retrouvent entre copines, les vieilles retraitées aussi d’ailleurs ; à côté, des
– Yann-Éric Toutain (chef cuisinier) couples d’habitués sans âge mais avec de la bouteille, des jeunes cadres
et Simon Commault (chef ambiance dynamiques, des gourmets solitaires, des amoureux discrets. Simon
en salle) se sont rencontrés à Paris, navigue entre toutes ces vies, sourire déployé, avec une attention précise.
où ils ont travaillé –  dans le « Oh mais oui, c’était ce vin-là que vous m’aviez fait goûter l’autre jour ! »,
désordre  – chez Thierry Breton s’exclame une femme à la mémoire éthérée. À une autre table, un homme
L’ADDITION
(Chez Michel), au Jourdain et à regrette d’avoir fini la bouteille de Pontarlier la dernière fois qu’il est venu.
Menu du midi 19 €.
Passerini. Bretons d’origine, ils ont Cet anis du Jura est introuvable en dehors de ces montagnes, l’homme,
Le soir à la carte, plats
décidé de rentrer au pays pour jurassien, le sait bien. Il se console au Ricard (que Simon est allé acheter en
à partir de 15 €.
ouvrir un restaurant ensemble. quatrième vitesse à l’épicerie du coin).
Finalement, ils ont créé deux Pendant ce temps, les commandes fusent. De menus du jour en plats à la
L’INCONTOURNABLE
adresses  : un bar à vins (La carte, ça mastique avec bonne humeur à toutes les tables. Bruschetta de
Le merlu de ligne du jour
Godinette), et ce bistrot, qui porte le sardines et d’artichaut, parsemée de tomme de brebis râpée minute. La
ou à la carte.
nom du lieu-dit où a grandi la chair de la sardine fait office de tartinade saline et relevée, qui accueille un
grand-mère de Simon. Grands sou- artichaut mariné bien croquant sur un pain maison chaleureux. Une salade
LA SENTENCE
rires, bons produits du coin, menu rafraîchit le tout, accompagnant avec délice un saint-pourçain dont le
Pour quiconque (Breton,
sur ardoise écrit à la main par un cépage tressallier et la structure robuste rappellent encore une fois le Jura.
Parisien ou autre) est
Simon #chafouin car la carte est Vient ensuite le merlu du jour avec une purée de poireaux grillés, lait ribot
en quête de véritable
fournie et ça donne des crampes. et courge marquée au feu. Un régal qui ne se commente pas. Sur les tables
sympathie, la cuisine
« C’est le seul restaurant de ce genre alentour, un pâté en croûte magistral fait de l’œil à une assiette de coques
et l’ambiance
dans la ville », dixit Fabrice et Béa, dont la fraîcheur fait friser le regard de la mangeuse. En dessert, la crème
de La Mirlitantouille
des habitués depuis l’ouverture. brûlée à la vanille est étonnamment fluide, douce. Les tables ne désem-
valent un aller-retour
Jum’s Factor y. Marie Aline

plissent pas. Certains font déjà la queue pour le deuxième service du déjeu-
dans la journée.
ner. Mais il est difficile de s’extirper de cette ambiance bonhomme, de
C’est indiscutable.
couper une conversation entre deux tablées dont les convives ne se
connaissaient pas jusqu’alors. Il paraît que cela peut durer jusqu’à l’heure
de l’apéritif, avant un deuxième tour du soir. La Mirlitantouille, voilà un
véritable lieu de vie.

67
LE GOÛT

Page de
gauche, les
chambres du
Museum Hotel,
installées dans
des cabines de
béton aux
allures de
conteneurs.

Ci-contre, le
bar de l’espace
restauration.

Vases réalisés
par des artisans
turcs, exposés
dans la plus
grande suite
de l’hôtel.

En Turquie, un hôtel
L’ESPRIT DU LIEU

entre passé et FUTUR.


À ANTAKYA EN TURQUIE, AU-DESSOUS DES RUINES DE L’ANTIQUE
ANTIOCHE, UN HÔTEL-M USÉE RÉTROFUTURISTE INTÈGRE
Texte Claire DHOUAILLY LES VESTIGES ARCHÉOLOGIQUES DANS SON DÉCOR. ET M ISE
Photos Furkan TEMIR SUR L’ALLIANCE DU LUXE, DU DESIGN ET DE LA CULTURE.

C’EST UN E ÉTRANGE STRUCTURE une splendeur : 1,7 hectare de ruines de la cité


D’ACIER ET DE VERRE. Un bâtiment de six étages antique d’Antioche, sur laquelle la ville moderne
ouverts sur l’extérieur qu’un œil distrait pourrait d’Antakya (Turquie) est construite.
aisément confondre avec un parking aérien par- Érigée en 300 av. J.-C, Antioche a été la troi-
ticulièrement moderne. L’intérieur est plus per- sième plus grande ville de l’Empire romain,
turbant encore. Sitôt passée la porte d’entrée, on après Rome et Alexandrie. C’est ici que le chris-
a la sensation de mettre le pied dans une station tianisme a commencé à se développer : les dis-
lunaire ou d’être au cœur d’un film de science- ciples du Christ ont pris le nom de « chrétiens »
fiction des années 1980. Le vaste espace est tra- au ier siècle, pour se distinguer des juifs qui ne
versé verticalement par d’imposantes colonnes croyaient pas en Jésus. Les rues de la ville
d’acier et horizontalement par des passerelles actuelle recouvrent des siècles d’histoire traver-
qui s’enchevêtrent sur plusieurs niveaux. Autour, sant diverses époques, hellénistique, romaine,
des blocs cabines de béton aux allures de conte- byzantine, chrétienne, arabe.
neurs sont portés dans les airs par des piliers – ce L’histoire du Museum Hotel a commencé
sont les chambres… Tout en haut, sous la cano- en 2009. Antakya est alors une zone touristique
pée, un dernier étage abrite des salles de confé- prisée et Necmi Asfuroglu désire installer un
rences, un spa avec bain turc, un club de fitness 5-étoiles tout à fait classique sur un terrain qu’il
et des restaurants avec vue imprenable sur la ville possède, idéalement situé entre le Musée archéo-
et la campagne alentour. Quelle folie s’est donc logique et une autre attraction incontournable de
emparée de Necmi Asfuroglu, le propriétaire ? la ville, la grotte de Saint-Pierre. « Antakya repo-
L’homme d’affaires, producteur de béton et sant sur un site archéologique, l’État oblige les
d’acier, n’avait jamais bâti d’hôtel avant ce projet constructeurs à faire des fouilles avant de com-
rétrofuturiste. Pour comprendre sa démarche, il mencer des travaux. Les archéologues ont donc
faut baisser les yeux et regarder sous l’établisse- sondé le terrain à divers endroits. À chaque fois, ils
ment, posé sur des pilotis d’acier. Là se découvre sont tombés sur quelque chose. La

69
construction de l’hôtel a dû être stoppée », lâchent le projet, pensant la réalisation impos-
raconte Sabiha Asfuroglu, la fille du propriétaire, sible. Le cabinet turc Emre Arolat relève le défi et
qui a supervisé le projet. Au total, les archéolo- imagine une structure « poteau-poutre » d’acier.
gues mettent au jour pas moins de 30 000 arte- Pendant presque dix ans, architectes, archéolo-
facts anciens : la première statue de marbre gues, ingénieurs travaillent main dans la main, la
représentant Éros, les ruines de bains romains et construction étant régulièrement stoppée par
de maisons ornées de mosaïques au sol, dont une des problèmes techniques (les premières
splendide à l’effigie de Pégase datée du iie siècle. colonnes installées ont, par exemple, touché une
Une partie des murs d’enceinte de la ville dressés nappe d’eau qui a tout inondé). « Ça a été
en 300 av. J.-C. est aussi exhumée, ainsi que le dix années de sacrifices, financiers mais aussi per-
plus grand sol en mosaïque au monde (1 050 m²) sonnels, car tout le monde s’est tellement investi
datant du iv e  siècle, dont l’aspect gondolé en temps et en énergie », se souvient Sabiha
témoigne des tremblements de terre et des inon- Asfuroglu. Les passerelles, les fenêtres des
dations qui ont plusieurs fois frappé la cité. « Ce chambres, les baies vitrées des restaurants,
qui est tout à fait unique, c’est d’avoir dans un chaque espace de l’hôtel offre un point de vue
même lieu des vestiges qui couvrent treize civili- sur ce parc archéologique unique qui remonte
sations », s’émerveille la jeune femme. jusqu’à vingt-trois siècles en arrière. Une expé-
La seule mise à nu, à la main, de l’ensemble des rience vertigineuse, dans tous les sens du terme.
vestiges archéologiques dure un an. Faute Difficile de ne pas tenter de se représenter la vie
d’argent public, l’ensemble des travaux d’excava- grouillant entre ces vieilles pierres ni de se
tion est financé par les Asfuroglu. « Le budget demander si cette construction d’acier hors sol
initial que nous avions prévu pour l’hôtel a triplé. laissera, elle aussi, une trace aux civilisations
Afin de pouvoir réaliser les travaux, nous avons futures. Peut-être est-ce pour atténuer le choc
vendu des biens et revu à la baisse le nombre de architectural entre passé et futur et permettre à
chambres, de 400 à 200 », explique Sabiha l’esprit de se reposer en terrain connu ? Les
Asfuroglu. La famille a cependant dû léguer à chambres et les espaces communs offrent une
l’État les artefacts et le site archéologique, devenu décoration et un confort au luxe très international,
un musée accessible aux non-résidents de l’hôtel. avec belle moquette, panneaux en bois chaleureux
« Nous avons quand même obtenu que le musée sur les murs, touches de cuivre et carreaux de
porte le nom de mon père. » Elle espère, sans trop marbre (turc) dans les salles de bains.
y croire, que l’État poursuivra les fouilles autour Demeure un problème, persistant, sur lequel les
de l’hôtel, le sous-sol regorgeant de nombreux Asfuroglu n’ont aucune prise et qui les attriste pro-
trésors, comme les murs d’une église, dont on ne fondément : la guerre civile qui, depuis 2011,
perçoit qu’une partie au Museum Hotel, l’autre ravage la Syrie toute proche. Sabiha Asfuroglu
Le coin repos
de l’espace spa, étant encore enfouie sous le terrain d’à-côté, qui regrette aussi que ce contexte soit un frein pour les
et la piscine n’appartient pas à la famille Asfuroglu. touristes étrangers : « Il faut comprendre que c’est
intérieure, Pendant la phase de restauration et d’identifica- un autre pays. Même au plus fort des bombarde-
qui offre une vue
imprenable tion de tous les vestiges, la construction de l’hôtel ments, il ne s’est rien passé ici. Il n’y a aucun dan-
sur la ville. est relancée. Les architectes contactés au départ ger. » Comment imaginer qu’Alep, dévastée par
huit ans de guerre, et Idlib, encore récemment
bombardée, ne sont qu’à deux heures de route ? À
Antakya, le fleuve Oronte comme la vie semblent
suivre paisiblement leur cours. « Notre ville est un
exemple de cohabitation tranquille entre les diffé-
rentes communautés religieuses, estime Selda, qui
est revenue s’installer dans sa commune natale
comme guide touristique après des années à tra-
vailler dans la banque et les grandes villes. Et pour
les femmes, c’est très agréable, les cafés ne sont pas
réservés aux hommes et on ne risque rien à se bala-
der seule la nuit. »
Avec le Museum Hotel, Sabiha Asfuroglu fait le
vœu de faire revenir les étrangers dans cette ville
qui a beaucoup à proposer, entre son patrimoine
archéologique, sa nature propice aux randonnées,
sa vie nocturne animée et sa gastronomie, qui lui
Furkan Temir pour M Le magazine du Monde

a valu d’être intégrée au Réseau de villes créatives


de l’Unesco : « Nous voulons changer la destinée
de la ville, produire un effet Guggenheim, comme à
Bilbao. » Le soir, les locaux animent déjà les res-
taurants de l’hôtel. Une fois les lieux vidés
demeure pour celui qui séjourne sur place la pré-
sence émouvante des vieilles pierres éclairées.

CHAMBRES DOUBLES À PARTIR DE 180 € LA NUIT,


PETIT DÉJEUNER INCLUS. THEMUSEUMHOTELANTAKYA.COM

70
LE GOÛT

À gauche, À droite, terrasse entre les salles


vue d’un sol en de conférences au dernier étage
mosaïque datant du bâtiment, inspirée des cours
du iv e siècle. intérieures des maisons de la région.

À proximité de l’hôtel.
LA GROTTE DE d’Antakya, le Haytali,
SAINT-PIERRE une glace arrosée
Située dans une de sirop de rose fluo.
grotte naturelle du
mont Staurin, cette LE MUSÉE
petite église du DU VERRE
iv e siècle est considé- De Kurtulus Caddesi,
rée comme l’une des on emprunte la ruelle
premières du christia- Kubilay Sokak. La
nisme, même si sa visite de cette maison
façade, elle, date du traditionnelle bâtie il y
milieu du xixe siècle. a cent quarante ans
vaut peut-être encore
LE CAFÉ plus le détour que la
AFFAN KAHVESI collection de verre
Sur Kurtulus Caddesi, soufflé ancien.
la rue principale
qui traverse le vieil
Antakya, on s’arrête
au 42 pour déguster,
au milieu des joueurs
de cartes et de
backgammon, un café
turc et la spécialité
1

CIRCUIT COURT HARLEM, droits devant.


ENTRE LA 110TH ET LA 155TH RUE, AU NORD DE MANHATTAN, LE QUARTIER
DE HARLEM, LONGTEM PS RÉPUTÉ DANGEREUX, S’ARPENTE DÉSORMAIS
EN TOUTE TRANQUILLITÉ. UNE PROM ENADE QUI PERM ET DE REPLONGER Texte Alexandre DUYCK
DANS LA LUTTE DES NOIRS AMÉRICAINS POUR LEURS DROITS CIVIQUES. Photos Adrienne GRUNWALD

1 – FRESQUE HÉROIQUE BOULEVARD MALCOLM X promène tranquillement tout en plongeant dans 110th Street, à la 110e Rue.) « Tous ceux qui se sont
Après le Sud et les premières émeutes, c’est ici l’histoire contemporaine des États-Unis. C’est ici battus d’une manière ou d’une autre pour les Noirs
que tout a commencé. Le long et sanglant combat qu’ont été bâtis les premiers brownstones, ces américains et ont fait la grandeur de Harlem sont
des Noirs américains contre la ségrégation s’est maisons en grès rouge, avant Brooklyn. C’est à là », explique le guide Fred Gilbert, qui fait visiter
joué à New York, plus précisément à Harlem, au deux pas de là, au bord de la Hudson River, au le quartier pour l’agence de voyages New York en
nord de Manhattan. Il n’y a qu’à regarder le nom sein de la mythique université Columbia (dont le français. Aux murs, des hommes politiques mais
des trois plus grandes artères du quartier : le superbe campus se visite librement), qu’ont étu- aussi des sportifs (Kareem Abdul-Jabbar,
Martin Luther King Boulevard, le Malcolm X dié 34 chefs d’État, dont Barack Obama. Avec Muhammad Ali), James Brown, Ray Charles, les
Boulevard (aussi appelé Lenox Avenue), l’Adam Martin Luther King, Malcolm X et Adam Clayton stars du rap et de la R’n’B, Thelonious Monk, Nina
Clayton Powell Jr Boulevard, du nom de l’une des Powell, le premier président noir du pays figure Simone… Un préambule haut en couleur et indis-
plus grandes figures historiques du mouvement sur l’immense fresque des « black heroes » que pensable à la découverte du quartier.
des droits civiques aux États-Unis. Longtemps l’on retrouve à l’angle de Malcolm X Boulevard et
mal famé et réputé dangereux pour les personnes de la 126e Rue. (Harlem commence, comme dans ANGLE 126 e RUE ET MALCOLM X BOULEVARD.
non noires, Harlem a bien changé. On s’y la célèbre chanson de Bobby Womack Across NEW-YORK-EN-FRANCAIS.FR
LE GOÛT

2 – DIMANCHE GOSPEL À L’ABYSSINIAN BAPTIST CHURCH


Adam Clayton Powell, la plus grande figure politique
originaire de Harlem (il possède sa statue au pied du
bâtiment de l’administration centrale), y a été pasteur.
L’Abyssinian Baptist Church a accueilli Martin Luther
King en 1965 et a été l’un des centres de la lutte pour les
droits civiques dans tout New York. On vient de loin
pour assister à la messe gospel du dimanche matin où,
contrairement à d’autres églises, les touristes sont les
bienvenus (à condition de rester discrets) pour entendre
le chœur composé d’une quarantaine de chanteurs.
32 W 138TH ST. ABYSSINIAN.ORG
SERVICE OUVERT AUX TOURISTES LE DIMANCHE À 11 H 30.

3 – SOIRÉES AMATEURS À L’APOLLO THEATER


Pour le réalisateur Roger Ross Williams, qui lui a consacré
un documentaire, « la lutte des Afro-Américains s’est
déroulée ici, où nous nous sommes servis de la musique
pour nous libérer de l’oppression ». Dinah Washington,
Sammy Davis Jr., Billie Holiday, Lena Horne & the Count
Basie Orchestra y ont fait leurs débuts et la dépouille de
2
James Brown (qui chantait « I am black and I am proud »,
« je suis noir et j’en suis fier ») y a été exposée au public
en 2006. À voir, les fameuses soirées amateurs du mer-
credi (« To be good or to be gone », « sois bon ou dégage »).
253 W 125TH ST. APOLLOTHEATER.ORG

4 – BRUNCH SUDISTE CHEZ SYLVIA


On est ici chez la reine de la cuisine du Sud profond. Sur
les murs, les photos de Muhammad Ali, James Brown et
Barack Obama, qui se sont tous attablés dans cette insti-
tution fondée par Sylvia Woods en 1962. Un haut lieu de
l’activisme durant les années 1960, le QG des grands lea-
ders qui venaient dîner et parler politique. Le New York
Times l’a classé parmi les dix restaurants qui ont changé
l’Amérique. Au menu, poulet et gaufres ou le fameux
peach cobbler, sorte de crumble typique du sud des États-
Unis. Gospel brunch le dimanche. Poulet et gaufres :
3 4 16 € ; plat de viande autour de 20 €.
328 MALCOLM X BLVD. SYLVIASRESTAURANT.COM

5 – PARCOURS UNIVERSITAIRE AU MORNINGSIDE PARK


Ce mini-Central Park (12 hectares) marque la frontière
entre l’ouest de Harlem et l’Upper West Side, tout en haut
de Manhattan. Vallonné, arboré, très calme, il offre une
vue magnifique en haut des escaliers qui mènent à l’uni-
versité Columbia. Au début des années 1960, les habi-
tants de Harlem se sont mobilisés contre un projet de
gymnase, dans le parc, de cette université, perçue
comme un lieu destiné aux riches ­étudiants blancs. Les
affrontements avec la police et les manifestations ont
duré jusqu’à l’abandon du projet, en 1969.
MORNINGSIDE DR. NYCGOVPARKS.ORG

Y ALLER
Paris-New York à partir de 294 € avec Air France.
AIRFRANCE.FR

Y DORMIR
À l’Hôtel CitizenM, à Times Square. Moderne,
épuré, cool mais haut de gamme, l’hôtel se situe
à l’embranchement de toutes les lignes de métro et
de bus desservant Harlem. À partir de 126 € la nuit.
5
CITIZENM.COM

73
LE GOÛT

NOM

Le HANGIRI.
Hangiri.

MATÉRIAUX
ÉCOLOGIQUEMENT VÔTRE
Bois de cyprès
du Japon, cerclage
AU JAPON, L’ART DE P RÉPARER LE RIZ À SUSHI requiert des ustensiles spécifiques qui
en cuivre.
témoignent de la richesse du savoir-faire artisanal nippon. Parmi eux, le hangiri, qui sert de contenant.
Plusieurs artisans le fabriquent encore selon la tradition, en utilisant du bois de cyprès de l’Archipel, BÉNÉFICE VERT
sélectionné pour ses qualités absorbantes et assemblé en suivant son fil. Un cerclage en cuivre main-
Maintient le riz à la
tient les lattes ensemble, ce qui permet d’éviter l’application de colle. Déposé encore chaud dans le
bonne consistance
hangiri, le riz cuit relâche son excès d’humidité, qui est absorbé par le cyprès. Cet échange thermique
pendant plusieurs
s’opère pendant des heures, voire des jours, permettant au riz, devenu froid, de maintenir son degré
jours, évitant ainsi
d’humidité optimal et de ne jamais devenir sec. En plus, un délicieux parfum boisé se déposera sur les
le gaspillage.
grains. Outre le riz, ce beau récipient à l’allure de petit tonneau pourra contenir n’importe quel mets.
On peut aussi s’en servir de bassine ou bien utiliser son couvercle élégant comme un plateau. PRIX
Environ 95 €.
epicerie-alimentation-
japonaise.com
Texte Stefania DI PETRILLO — Photos Jonathan FRANTINI

74
George Lucas,
en 1972, lors
du tournage de
son deuxième
long-métrage,
“American
Graffiti”, vision
idéalisée de
l’Amérique de
sa jeunesse.
Texte Samuel BLUMENFELD

SUR TOUS VOS ÉCRANS La NOSTALGIE selon George Lucas.


GEORGE LUCAS ÉTAIT L’UN DES ÉTUDIANTS LES PLUS EN VUE Vietnam, les premiers signes de la présidence corrompue de
À L’UNIVERSITÉ DE CALIFORNIE DU SUD, devenue depuis le début des Richard Nixon, American Graffiti offre une époque sanctuarisée,
années 1970 l’un des principaux creusets de talents pour Hollywood. symbolisant un âge d’or qui n’a sans doute jamais existé. Ce
Le court-métrage de science-fiction du réalisateur, THX 1138, récit cinéma, ancré dans la nostalgie de la décennie 1950, deviendra la
d’une société totalitaire futuriste, avait attiré l’attention de Francis forme dominante du cinéma hollywoodien sous Ronald Reagan.
Ford Coppola, qui avait permis au jeune homme de transformer et il est possible que cet effet persiste depuis.
son coup d’essai en long-métrage. Malgré l’échec commercial de AMERICAN GRAFFITI (1 H 50), DE GEORGE LUCAS,
THX 1138, Coppola fit tourner le scénario du deuxième film de ÉDITÉ DANS UN COFFRET BLU-RAY ET DVD PAR RIMINI.
Lucas, American Graffiti, dans différents studios. Universal qui,
suite au succès d’Easy Rider, avait créé une division contre-culture,
accepte du bout des lèvres le film autobiographique de Lucas, dont
l’action se situe à Modesto, la ville natale du cinéaste, une nuit de
1962. Universal se révèle d’ailleurs si réticent devant le résultat que
le studio hésite même, en dépit de projections tests enthousias-
mantes, à sortir le film en salle. American Graffiti termine à la
­troisième place du box-office de l’année 1973. Le cinéma américain
en sort aussi durablement changé que quatre ans plus tard, après
la sortie du troisième opus de Lucas, La Guerre des étoiles.
C’est sans doute la raison de son improbable succès : American
Graffiti propose une immersion totale dans un passé imaginaire.
L’un des indices en est sa bande-son, exclusivement composée de
titres des années 1950, jouée dans un film se déroulant en 1962,
un an avant l’assassinat de Kennedy, trois ans avant le déploie-
ment des premières troupes américaines au Vietnam. American
Graffiti est un film nostalgique, mais il s’agit surtout d’un film sur
la nostalgie. Et si le ballet des protagonistes – l’étudiant brillant
incarné par Richard Dreyfuss, un pilote automobile, joué par Paul
Le Mat, constatant que le rock n’est plus ce qu’il était, le meilleur
ami de ce dernier, au physique plus ingrat, éperdu d’admiration
pour lui – nous semble si surprenant, c’est parce qu’il rappelle
que les i­ndividus chez Lucas, rivés à leur voiture, passant d’un
véhicule à un autre, se définissent par leur moyen de locomotion.
En cela, American Graffiti anticipe les vaisseaux spatiaux de la
1973 Universal Pictures. All rights reser ved

saga intergalactique à venir.


Il y a bien entendu un paradoxe à voir triompher sur les écrans,
l’année du premier choc pétrolier, une œuvre définissant à ce point
l’individu par sa voiture. Sauf que le public américain percevait, à
raison, un film allant au-delà de l’éloge de l’automobile. American
Graffiti est le premier long-métrage qui affiche son opposition à la
contre-culture. Personne ne s’en est aperçu, mais l’électrochoc
constitué par Easy Rider s’est entièrement dissipé, et Lucas lui
substitue la vision d’un monde idéal que personnifieraient les
innocentes années 1950. Dans un pays constatant l’enlisement au
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

ANNE CARON A APPRIS À CUIRE LE CAFÉ, COM M E SES PARENTS AVANT


Café à MER.
ELLE, AVEC PRÉCISION MAIS AUSSI GOURMANDISE. LA TORRÉFACTRICE
AIM E L’UTILISER COM M E CONDIM ENT EN CUISINE, NOTAM M ENT AVEC
LES SAINT-JACQUES, AUXQUELLES IL APPORTE PIQUANT ET CROQUANT.

En 2005, j’ai repris la direction de l’entreprise en LES COQUILLES


laissant à mon père la maîtrise du café. À 60 ans, SAINT-JACQUES
il a été nommé meilleur torréfacteur de France. AU CAFÉ
Quelques années plus tard, mes parents sont décé- D’ANNE CARON
dés l’un après l’autre, assez brutalement. Je me
suis alors rendu compte que, comme pour la POUR 6 PERSONNES
recette des crêpes, j’avais oublié de demander à 18 grosses noix de saint-
jacques (pour une entrée),
mon père comment il torréfiait le café. J’ai décidé 4 endives blanches, 100 g
de revenir à la base, de tout réapprendre et de me de beurre demi-sel, jus de
présenter au concours du meilleur torréfacteur, 1 orange, 60 g de sarrasin grillé
(kasha), 80 g de farine de blé,
que j’ai remporté à mon tour en 2017. 80 g de beurre, 20 g de café
Le bon café peut aussi être un condiment culi- fraîchement moulu, 10 g de
naire intéressant comme l’avait déjà découvert café concassé, 20 g de sucre
roux, 1 botte de cresson, 10 cl
mon père : il préparait un délicieux pot-au-feu au d’huile d’olive extra-vierge,
café, en jetant quelques grains dans le bouillon et 1 c. à c. de jus de citron, sel.
une tasse d’expresso dans la sauce. Le café se LA PRÉPARATION
marie particulièrement bien avec les viandes Pour la fondue : émincer
les endives finement. Les faire
blanches, les poissons et les crustacés, notam- revenir vivement avec la moitié
ment les coquilles Saint-Jacques, qui sont pour du beurre dans un sautoir
moi un emblème des fêtes familiales : le café puis ajouter le beurre restant
et laisser cuire à feu doux
Texte Camille LABRO concassé y ajoute de l’acidité, de la profondeur et 20 minutes, ajouter le jus
Photos Julie BALAGUÉ un peu de croquant. Mon ami chef Paul d’orange et laisser évaporer
Fernandez a conçu cette recette pour moi et j’en 5 minutes.
Pour le crumble : mélanger
raffole. Mes parents, eux, n’avaient jamais pensé le beurre pommade avec le
à associer saint-jacques et café, mais, vu qu’il était sucre, le café, le sarrasin et
la farine, étaler sur une plaque
“LE CAFÉ, JE SUIS TOMBÉE DEDANS QUAND J’ÉTAIS PETITE. normand et elle bretonne, ce mariage est aussi avec papier cuisson, enfourner
Mes parents ont créé la société familiale en 1974. Ils étaient jeunes, un peu un hommage. » 12 minutes à 160 degrés.
lui garçon de café, elle travaillait dans une banque et s’ennuyait CAFECARON.COM Pour le coulis de cresson :
retirer les grosses tiges et
ferme. Un jour, elle a vu un distributeur automatique de café et a mixer le cresson avec l’huile
dit à mon père : « C’est ça qu’il faut faire. » Ils ont acheté trois et le jus de citron, assaisonner.
machines et se sont lancés. Le but premier était de nourrir la
LA DÉGUSTATION
famille, mais c’était sans compter l’exigence et l’idéalisme de mon Dans un plat à gratin,
père. Il s’est vite mis à rêver de torréfier son propre café pour ses disposer la fondue d’endives
distributeurs et a acheté une petite brûlerie à Nanterre. Puis il s’est puis les saint-jacques.
Assaisonner et recouvrir
dit : « Tant qu’à faire, je vais faire le meilleur café du monde, même chaque saint-jacques d’une
si je n’en fais qu’un seul. » C’était assez novateur, à l’époque où tout cuillerée de brisures de
le monde « subissait » encore le mauvais café coupé au robusta. crumble de café (sans tasser).
Cuire au gril à 240 °C pendant
Mon père était ainsi. Il m’a appris à ne pas me contenter de faire 3 minutes (faire attention
comme les autres. à la coloration, ne pas quitter
Étudiante, je voulais travailler dans l’écologie. Je me suis retrouvée le four des yeux !).
Ajouter le coulis de cresson
en biologie végétale, je me suis réorientée vers l’agronomie, puis j’ai par touches et servir dans
fait du conseil aux entreprises dans le domaine de la qualité. J’ai créé une assiette creuse.
Pour des tapas, compter
mon cabinet, j’ai notamment certifié l’entreprise de mes parents 2 saint-jacques par personne
(ISO 9001), mais, le jour où un de leurs techniciens est tombé plutôt que 3, omettre
malade, je l’ai remplacé au pied levé et je me suis fait aspirer… La les endives et dresser
dans les coquilles.
torréfaction, c’est très concret, ancré dans le réel et le sensoriel, mais
c’est aussi assez magique. Il y a un lien fort avec la terre et l’agricul-
teur. Tant de travail est réalisé en amont dans les pays producteurs
que c’est une vraie responsabilité, pour nous, de cuire le café. J’ai
appris à contrôler la torréfaction au nez, à l’œil, et même à l’oreille.

76
LE HAUT DU PANIER Le GRONDIN.
S’ils s’appellent ainsi, c’est que de mer, grondin strié, ­grondin
les grondins ont la particularité hirondelle, grondin belugan ou
de produire un grondement encore grondin d’Amérique.
lorsqu’ils sont mécontents,
­blessés ou tirés hors de l’eau SA SAISON
– bruit qu’ils émettent en compri- Les grondins rouges, gris ou per-
mant leur vessie natatoire. lons sont répandus sur les côtes
Membre de la famille des trigli- de l’Atlantique Nord et Est, de la
dés, ces poissons ont une grosse Norvège à la Méditerranée et
tête ­pyramidale et cuirassée, une jusqu’à la Mauritanie. Si l’état des
queue fuselée et un corps cylin- stocks est mal connu, il semble

SOULAGES
drique qui peut atteindre 50 à stable, voire abondant pour le
60 cm de longueur, une panoplie grondin gris. On en pêche toute
de couleurs étonnantes et sou- l’année, même s’il est préférable
vent de splendides nageoires de les laisser frayer en paix
aux allures d’ailes irisées. durant la saison estivale.
Ils semblent parfois m ­ archer au
fond de l’eau grâce à leurs SES USAGES EXPOSITION
nageoires pectorales munies Blanche, ferme et savoureuse, la
de « pattes » qui leur servent chair du ­grondin se déguste de 8 FÉVRIER > 19 AVRIL 2020
en ­réalité à fouiller la vase. maintes façons. Il faut vider les
poissons et ôter les épines dor-
ESPACE LYMPIA - PORT DE NICE
SES APPELLATIONS sales avant cuisson. Poché, rôti
Le terme « grondin » désigne au four en papillote, ce poisson à ENTRÉE LIBRE
divers poissons que l’on trouve la peau fragile doit être traité avec
sur nos côtes et dans nos criées : délicatesse. Pour le griller à la
grondin rouge ou rouget grondin flamme, mieux vaut l’emballer
(Aspitrigla cuculus), grondin per- dans une feuille de vigne ou de
lon ou tombe (Trigla lucerna), figuier. Arêtes et têtes font de
grondin gris (Eutrigla gurnardus), délicieux fumets, et le rouget
pour les plus connus et consom- grondin fait partie des ingré-
més ; mais aussi grondin camard, dients-clés de la bouillabaisse,
grondin morrude, grondin à aile dont le Café de Mars, à Paris,
bleue, grondin lyre ou rouget propose une ­version épurée, au
camus, ­grondin volant ou poule rutabaga et pourpier d’hiver.

Texte Camille LABRO — Illustration Patrick PLEUTIN

04 89 04 53 10
Avis recommandés.
MANUFACTURE MUSICALE.

Bâtiment sur cinq


étages entièrement
dédié à la musique,
le 360 Music Factory
vient d’ouvrir en plein
cœur de la Goutte-d’Or,
au croisement des rues
Léon et Myrha, dans Bien-être
le 18e arrondissement à tous les étages.
de Paris. Concerts, UN ART MODESTE.
À rebours du marbre, du bronze et
HOY est vraiment un lieu à part.
Ouvert dans le 9e arrondissement
conférences, projections, autres matériaux précieux qui enva- de Paris en janvier par
résidences d’artistes, hissent les intérieurs, la galerie
A1043 présente une exposition,
Charlotte Gomez, issue d’une
famille d’hôteliers, cet établisse-
studios de répétition « Economy », qui se penche sur la ment dédié au bien-être se situe
et d’enregistrement… modestie et la réduction des moyens
– comme des ego. La lampe à sus-
à mi-chemin entre le fleuriste,
le coffee shop et l’hôtel.
Le 360 offre une pension de Bruno Munari (trois Une panoplie de bouquets
proposition transversale, plaques de fibre de verre), les chaises
de Jasper Morrison pour Vitra (en
séchés (signés Les Intimes
et disponibles à la vente) parfume
parfaitement en phase contreplaqué) ou le banc de Shigeru délicatement le rez-de-chaussée,
EXPOS, BEAUX LIVRES, BONNES ADRESSES… 7 IDÉES POUR UNE SEMAINE

avec son époque. Ban (en tubes de carton) se révèlent


des trésors d’intelligence ou d’inven-
qui accueille également
le restaurant. À la carte de Mesa :
L’Orchestre national de tivité. Autre exemple frappant, les des assiettes végétariennes et
Barbès, groupe de world vases en céramique industrielle
achetés et scotchés par David Dubois,
des jus, à découvrir tout au long
de la journée. Testés et approu-
music pilier du quartier, habillés ensuite de tissus et d’un film vés : les pancakes à la compote
sera parmi les premiers plastique. La simplicité réside dans
le concept : comment faire de la céra-
de fruits rouges et au yaourt
à la vanille. Dans les étages
à en fouler la scène mique sans tour, sans four et sans se dévoilent 23 chambres à la
(les 14 février, 6 mars et émaillage ? Ce nouvel accrochage est
emblématique du travail de défri-
décoration douce et minimaliste.
Clients et habitants du quartier
3 avril). Le lieu héberge chage opéré par A1043. Cette galerie, peuvent aussi se laisser tenter
aussi un restaurant, s’est attachée à exposer des pièces
radicales, comme les meubles de Rei
par un cours de yoga (enseigné
par le studio Yuj Yoga) ou l’un
dont la carte puise Kawakubo, la créatrice de Comme des soins (pratiqués comme de
ses inspirations dans des garçons, ou ceux de Tribu,
l’éphémère éditeur français des
véritables thérapies de guérison,
du corps et de l’esprit).
les terroirs du monde années 1980. Un travail exigeant qui
HOY, 68, RUE DES MARTYRS, PARIS 9 e.
entier. Comme les rues donne à voir une facette méconnue
du design.
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180 EUROS (SANS LE PETIT DÉJEUNER).
qui l’entourent… GALERIE A1043, 47, RUE DE MONTMORENCY,
RESTAURANT OUVERT LE SOIR DU MARDI
AU SAMEDI À PARTIR DE 19 H 30,
360 PARIS MUSIC FACTORY, 32, RUE MYRHA, PARIS 3 e. EXPOSITION « ECONOMY » ET DE 8 H À 15 H POUR LE BRUNCH
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LE GOÛT

FRAÎCHEUR LIQUEUR.

Qui a dit que la pause


sucrée de l’après-midi CARTES BLANCHES.
était réservée aux On n’a cessé de nous
enfants ? D’autant plus le répéter, le blanc n’est
que le petit verre de pas une couleur. Tout
liqueur servie fraîche, juste lui reconnaît-on
à siroter seule ou la vertu de rehausser
accompagnée d’une Une partie d’un petit éclat les
pâtisserie aux fruits, de campagne. autres pigments. C’est
revient à la mode. En Au nouveau restaurant parisien
en oublier la richesse
Bourgogne, le vigneron Pique-Nique, pas de nappes à
carreaux ni d’ambiance déjeuner symbolique. Virginal,
Jean-Marc Roulot a sur l’herbe à la Monet, mais des
marital ou mortuaire, UN BEL APARTHÉ.
remis au goût du jour tables en bois, des banquettes en
velours, des chaises en cannage il n’est jamais neutre, Qu’on habite ou pas Lyon, l’adresse
la liqueur d’abricots. et des guirlandes de fleurs
encore moins innocent.
de ce salon de thé, à la décoration
simple et au nom un brin convenu,
Il distille les fruits bien séchées. C’est dans ce décor bien
dans son époque, et loin de l’esprit En témoigne l’exposition est l’une de celles qui se trans-
mûrs. En résulte une guinguette, que Laura Portelli (Le
« Blanc sur blanc », à
mettent comme un secret, précieux
et bienveillant. C’est en  2012
liqueur onctueuse, suave Garde-Manger, ex-Plaza Athénée)
sert une cuisine douce et récon- la galerie Gagosian. En qu’Anne Gallet de Santerre, passée
et digeste. Pour ceux qui fortante – à l’instar du butternut, une trentaine d’œuvres,
par des maisons de thés courues à
Lyon (Cha Yuan, La  Route des
préfèrent les agrumes, parmesan et romarin ou de
la soupe de champignons. Si les l’accrochage révèle le arômes), ouvre son établissement,
la Mandarine Napoléon, paniers en osier, indispensables potentiel de cette teinte
qu’elle a voulu « chaleureux et acces-
sible ». Pari réussi : les clients plébis-
distillat de mandarines, au classique pique-nique, sont
aux abonnés absents, on retrouve entre le marbre incisé citent les mélanges (bio) de la mai-
d’épices et de plantes tout de même quelques-uns des
de Giuseppe Penone, les
son. On y retourne pour le Ye Sheng
Bai Ya, un thé blanc du Yunnan frais
(on dit qu’il y en aurait ingrédients phares du déjeuner à
la campagne : rillettes de canard, courbes d’une sculpture et légèrement fruité, pour le Parfum
27, mais la recette est tranches de saint-nectaire ou
de Jean Arp, les chaînes
de Sicile (Sencha de Chine, citron-
nelle, écorces de citron, gingembre)
gardée secrète), vient salade fraîche de boulgour. Pour
choisir, le concept est simple : de laine de Sheila et pour la tisane hivernale Vent du
émoustiller narines et un menu pique-nique à 38 € est
Hicks… Sans oublier
Nord (citronnelle, cannelle, ver-
veine, romarin, feuilles d’olivier,
papilles, notamment proposé, il suffit de cocher les
un tableau abstrait, qui thym, fleurs de lavande, tilleul),
Dessin des chiffres par Helena Kadji

cinq assiettes les plus alléchantes


avec des crêpes. Elle parmi une sélection d’entrées,
pourrait faire penser à
un  parfait équilibre des saveurs.
Outre les thés et tisanes, la boutique
peut aussi servir de base de plats, d’accompagnements
et de desserts. On accompagne Cy Twombly mais est propose une jolie gamme de pro-
à des cocktails. le tout de vin nature ou d’un spritz.
l’œuvre d’Andy Warhol.
duits en vrac (cafés, épices et condi-
ments, biscuits…).
L’ABRICOT DU ROULOT, LIQUEUR D’ABRI- PIQUE-NIQUE, 14, RUE BERTIN-POIRÉE,
COTS, 50CL, 39 €. TÉL. : 03-80-21-21-65. PARIS 1 er. OUVERT DU MARDI AU SAMEDI, « BLANC SUR BLANC », GALERIE GAGOSIAN, EN APARTHÉ, 29, RUE DE LA THIBAUDIÈRE,
MANDARINE NAPOLÉON, LIQUEUR DE 11 H 30 À 14 H 30 ET DE 18 H 30 4, RUE DE PONTHIEU, PARIS 8 e. JUSQU’AU LYON 7 e. TÉL : 04-82-91-28-65.
D’AGRUMES, 70 CL, 25 €. DEKUYPER.COM À 22 H 30. PIQUENIQUEPARIS.FR 7 MARS. GAGOSIAN.COM ENAPARTHE-LYON.FR/

79
JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 438 Sudoku
Yan GEORGET
N O438 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III
Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

X
Bridge N O 438
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Peut mordre. Doit mordre. II Déploie ses grandes ailes en Australie.
Arrondies pour le maçon, rectangulaires pour le plâtrier. III Mettrai en place. Gaz rares. IV Chien
d’Anglais. Met à l’abri. Mit fin. V Facilite l’évacuation. En pleine régression. Une lettre et des
chiffres. VI Tendres manifestations. Appâte en bout de ligne. VII Hongroise aux pieds des monts
Matra. Démodocos ou Homère. Assuras la mise à l’écart. VIII Chants autour du feu. Barber, ce
qui est un comble. IX Prépare avec soin ses opérations. Enzyme. X Fin avril. Petits amateurs de
son. Deux en attente. XI Leur lit est souvent à sec. Romains. Fait preuve de compassion.
XII Négation. Doit être bonne en cuisine et en affaires. Russe sur la Volga. XIII Les bons doivent
sortir. Ouverte et servie sur un plateau. XIV Long espace de temps. Vit dans un monde intérieur.
Monte dans la colère. XV Marquassent pour garantir l’origine et la qualité.
VERTICALEMENT 1 A pris beaucoup trop d’importance. 2 Que du beau monde dans cette assem-
blée. Débuts d’espoir. 3 Facilitera les recherches. Passe. 4 Démonstratif. Ses feuilles et ses graines
parfument à l’office. 5 Crépinette ronde. Prises de bec. Indonésienne des Moluques.
6 Canton de l’Orne. Arrivé de la Jamaïque avec ses dreadlocks. Peut aussi frapper amoureusement.
7 Mauvais cheval mais bonne vache. Bien engagé. 8 Entre le flux et le jusant. Trompe nos
espoirs. Personnel. 9 Agréable à côtoyer. Était dans le coup hier. Tête de slave. 10 Piégé.
Négation. Suivit respectueusement. 11 Anglais bien élevé, en principe. Article.
12 Encouragement au cirque. Force divine chez les Gaulois. Approcha du bout des doigts. 13 Pâté
en ville. Naturelle chez les plus imaginatifs. 14 Sources d’inspiration à Giverny. L’influence de
Poppée fut pour lui et pour Rome un désastre. 15 Te lances dans l’aventure. Franchissent le pas.

Solution de la grille no 437


HORIZONTALEMENT I Insubordination. II Nounou. Élégie. III Cri. Ha. Rouiller. IV Omelette. Rê. V Ma. Émergeons.
Ès. VI Plage. Aulnaies. VII Bisbille. Miss. VIII Tout. Ôtée. Ridée. IX Insinuer. Rôle. X Émut. Abêtiras. XI Igné. Opiacé.
Sue. XII . Lit. DNA. Dire. Em. XIII Il. Donnait. Tare. XIV Tétine. Inégal. XV Étincelleraient.
VERTICALEMENT 1 Incompatibilité. 2 Normal. On. Gilet. 3 Suie. Abusent. Ti. 4 Un. Légitime. Din. 5 Bohèmes. Na.
Donc. 6 Ouaté. Boutonnée. 7 Traité. Pan. 8 Dérégulerai. Ail. 9 Elle. Badine. 10 Neurone. Réciter. 11 Aliéna. Roter.
Ga (gaga). 12 Tel. Simili. Étai. 13 Igls. Eiders. Ale. 14 Oie. Esse. Auer. 15 Nerfs. Sensément.

80
La Révolution, changement de RÉGIME.
“LE MONDE” PROPOSE LA COLLECTION “HISTOIRE DE FRANCE EN BANDE
DESSINÉE”. CETTE SEMAINE, LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE,
MARQUÉE PAR L’ABOLITION DES PRIVILÈGES ET LA FIN DE LA MONARCHIE.

À BIEN DES ÉGARDS, LA RÉVOLUTION se voit contraint, en 1789, de convoquer les États moment de communion patriotique entre la
FRANÇAISE EST UNE ÉNIGME. Comment quelques généraux afin de faire voter de nouveaux impôts. population, ses représentants et le roi. Mais la
années de fièvre révolutionnaire ont-elles pu Sans que personne ne s’en rende compte, le pro- chute des Tuileries, où la famille royale est canton-
jeter à bas une dynastie vieille de huit siècles, cessus révolutionnaire est lancé. née, marque le couronnement de quatre années
régnant sur l’un des plus anciens et puissants Dès le départ, les États généraux se heurtent aux d’émeutes. Pour nombre de révolutionnaires, le
royaumes d’Europe ? Le quatrième album de la divisions entre noblesse, clergé et tiers état. Les manifeste de Brunswick, œuvre d’un chef militaire
collection « Histoire de France en bande dessi- députés du tiers état, fort du soutien d’une partie prussien, qui menace la population parisienne,
née » se penche sur l’incroyable enchaînement de ceux des deux autres ordres, parviennent à faire prouve la trahison du roi et scelle son sort. Dans la
qui a mené à l’emprisonnement du roi et à l’abo- plier le roi et se proclament « Assemblée nationale nuit du 9 au 10 août 1792, une Commune insurrec-
lition de la monarchie. constituante ». Pour certains, la révolution est tionnelle prend le contrôle de l’Hôtel de Ville et
La première remise en cause de l’Ancien Régime finie. En fait, elle ne fait que commencer. une coalition de gardes nationaux et de milices se
naît au sein des cercles de pensée inspirés de la À partir de cet instant, Louis XVI va subir les évé- lance à l’assaut des Tuileries. Louis  XVI est
philosophie des Lumières. La monarchie parle- nements. Mal conseillé, il se retrouve petit à petit contraint de trouver refuge auprès de l’Assemblée
mentaire outre-Manche fait des émules, ainsi à la merci d’une capitale soumise au règne de la législative : la monarchie n’est plus.
que l’exemple plus radical de l’Amérique du peur et de la rumeur, où l’émeute menace en per- LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. LA NAISSANCE
Nord, où les colonies anglaises ont déclaré leur manence. Le trouble gagne le reste du pays, où DE LA RÉPUBLIQUE. 1789-1792, VOLUME 4 DE « HISTOIRE
DE FRANCE EN BANDE DESSINÉE », COLLECTION LE MONDE.
indépendance en 1776. S’appliquant à contrer la les pillages symbolisent cette « Grande Peur » qui CRÉATION HACHETTE COLLECTION. EN VENTE CHEZ
puissance britannique, la France a apporté son contraint la noblesse et le clergé à entériner VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX DÈS LE 6 FÉVRIER, 9,99 €.
assistance aux insurgés, en hommes et en maté- l’abolition des privilèges. Dans la foulée, la
riel, mais aussi en or. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
Cette générosité est hors de propos, au vu de jette les bases d’un ordre nouveau.
l’état des finances, d’autant que les conditions Deux grands épisodes, détaillés dans le cahier
climatiques viennent aggraver la crise financière, documentaire de l’album, montrent cette valse-
en la doublant d’une crise alimentaire qui plonge hésitation entre fièvre et apaisement. La Fête de la
une partie de la population dans la famine. Le roi Fédération, le 14 juillet 1790, semble être un Texte Olivier QUEZADA

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Dans l’album photo de…


Anaïs dégoté une scène ouverte au Théâtre
Trévise où c’était « open micro ». Il m’accom-
agréable, même pour des scènes difficiles.
Aujourd’hui, même si je vais toujours au

DEMOUSTIER.
L’ACTRICE EST POUR LA
pagnait là-bas pour chanter du Piaf ou les
Beatles, par-dessus un instrumental sur CD.
Un jour, un groupe qui était là m’a proposé
de m’accompagner : j’avais 10 ans et je
cinéma seule, on a, avec Stéphane, un dia-
logue permanent. Ces derniers mois, on a
adoré tous les deux Tu mérites un amour,
d’Hafsia Herzi, mais on a aussi des conflits
PREM IÈRE FOIS À L’AFFICHE chantais en live, c’était génial ! Stéphane parfois, on s’engueule. Et, quand on n’est
D’UN FILM RÉALISÉ PAR m’aidait à surmonter mon trac, me coa- pas d’accord, ça me peine vraiment. Je me
SON FRÈRE, STÉPHANE chait, me donnait confiance. souviens d’un film que j’ai détesté et que lui
DEMOUSTIER. DE DIX ANS SON Peu de temps après, j’ai rencontré la direc- défendait en répétant : « C’est géniaaal ! » Je
AÎNÉ, C’EST LUI QUI, DÈS trice de casting Kris Portier de Bellair. J’avais me sentais trahie et je dramatisais : « Mais,
L’ENFANCE, L’A POUSSÉE 12 ans quand elle m’a proposé de faire des si t’aimes ça, comment on va faire ? On a
VERS LE JEU ET LE CINÉMA. essais pour Le Temps du loup, de Michael vraiment un gros souci ! » Je m’aperçois que
Haneke. J’étais très bonne élève, je détestais mes goûts ont été façonnés par les siens, mais
rater l’école, et j’avais un devoir de maths le les choses évoluent, c’est gai. Je pensais par
jour du casting. Du coup, je militais auprès exemple que, comme lui, je n’aimais pas
“ C ET T E P H OTO D E M O N F R È R E , de mes parents pour ne pas y aller, selon Tarantino et je me suis aperçue récemment
STÉPHANE, ET MOI date de mars 1996. J’avais mon sens des priorités de l’époque. C’est qu’en fait j’adore. À 32 ans, il est quand même
encore les dents du bonheur et lui, cette Stéphane qui, apprenant cela, leur a dit : temps que je vole de mes propres ailes ! »
coupe pas possible. Les montagnes derrière « Mais vous êtes complètement fous, Haneke Propos recueillis par Valentin PÉREZ
nous sont celles de La Clusaz, la station de ski est un réalisateur incroyable, vous devez
où mes parents s’étaient rencontrés des l’envoyer à ce casting ! » Quelque part, c’est LA FILLE AU BRACELET, DE STÉPHANE DEMOUSTIER,
AVEC ANAÏS DEMOUSTIER, CHIARA MASTROIANNI,
années auparavant – ma mère avait cassé son grâce à lui que j’ai fait ce film qui a été le ROSCHDY ZEM ET MELISSA GUERS. EN SALLE LE
vieux ski en bois sur les pistes et mon père, début de tout pour moi au cinéma. À la 12 FÉVRIER.
gentleman, s’était arrêté pour l’aider. même époque, il m’a montré des VHS, des
J’ai dix ans d’écart avec Stéphane, on a peu films avec des jeunes filles pour héroïnes :
grandi ensemble, mais j’ai des souvenirs de À nos amours, qui a lancé mon adoration
grande complicité avec lui. Il a très tôt com- pour Pialat, La Petite Voleuse et L’Effrontée,
pris que j’avais le goût du jeu et m’a poussée de Claude Miller. Je me souviens que je
Anaïs Demoustier

à l’assouvir. Quand il était étudiant à m’identifiais entièrement à Charlotte


Sciences Po Paris, le week-end, je venais Gainsbourg. J’avais envie de rentrer dans la
depuis Villeneuve-d’Ascq, près de Lille, et, télé, de faire comme elle, de faire à sa place.
comme il savait que j’aimais chanter, il avait Je pressentais que le jeu était une chose

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