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MAUD SIMON

Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle

LES PROVERBES : UNE STRATÉGIE LITTÉRAIRE DE MIROIR DE


PRINCE
JEAN WAUQUELIN ET LES SOURCES DES FAICTS ET
CONQUESTES D’ALEXANDRE LE GRAND

Les Faicts et conquestes d’Alexandre le Grand a été écrit par Jean


Wauquelin, à la demande du duc de Bourgogne, en 1448, à l’aide de romans
antérieurs consacrés à Alexandre, copiés et compilés. Les proverbes1 dont le
roman est parsemé ne font pas exception, ils ont été puisés par Wauquelin dans
ses sources. Ils ne sont toutefois pas recopiés intégralement : la modification
de certains termes, ou d’une structure de phrase, amène à réfléchir aux
modalités de leur insertion dans le roman, et à leur rôle dans la rédaction d’un
texte qui s’offre comme miroir de prince.
Le proverbe est d’abord dans le roman une parole guerrière et la parole des
chefs. Il s’insère dans un registre que l’on pourrait qualifier d’épique, tant pour
ses motifs que pour sa syntaxe, qui reste formulaire. Mais Wauquelin joue sur
plusieurs registres, il travaille toujours à amplifier les proverbes qu’il trouve
chez ses prédécesseurs, à les adapter au contexte idéologique chevaleresque et
à offrir une coloration courtoise au discours proverbial épique2. Jean
Wauquelin accorde corrélativement le proverbe à son héros comme artifice
argumentatif et arme rhétorique, assurant une circulation efficace du proverbe
comme parole d’autorité dans le roman. Le discours d’Alexandre s’adresse
autant à ses soldats qu’au lecteur. Le roman devient par ce biais le terrain

1 Nous suivrons F. SUARD, « La fonction des proverbes dans les chansons de geste des XIVe
et XVe siècles », dans Cl. BURIDANT (dir.), Richesse du proverbe, Université de Lille III,
1984, vol. 1, p. 132, en décidant de prendre en compte aussi bien les proverbes que les
expressions sentencieuses. Ce choix s’est fait en suivant et en complétant la liste établie par
Sandrine HERICHÉ dans son édition (J. WAUQUELIN, Les Faicts et les conquestes d'Alexandre
le Grand, Genève, Droz, 2000, pp. XCI-XCIII, désormais désignée par FCA) et en fonction
de notre propos, qui s’intéresse d’abord à la parole d’autorité et à une écriture qui cherche
l’esprit didactique et universalisant à tour gnomique, éléments constitutifs de la rédaction
d’un miroir de prince.
2 Contrairement à l’adaptateur en prose d’Erec et Enide, qui supprime un grand nombre de
proverbes, et réduit ainsi la valeur exemplaire de son récit, au profit de la narration. Sur ce
sujet, voir M. COLOMBO TIMELLI, « De l'Erec de Chrétien de Troyes à la prose du XVe
siècle: le traitement des proverbes », Le Moyen Français 42, 1998, pp. 87-113.

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privilégié de transmission de modes de pensées et de comportements désignés


comme chevaleresques, renforçant ainsi l’idéal d’une éducation par la
littérature en action.
Le discours sentencieux dans Les Faicts et conquestes d’Alexandre le
Grand est fondamentalement lié à l’action guerrière : c’est la parole adressée
aux compagnons d’armes, utilisée avant la bataille pour inciter les soldats au
combat ou destinée, au contraire, à rassurer les soldats alarmés par les lettres
de menaces de l’ennemi. Un peu moins de la moitié des proverbes (dix
proverbes sur vingt-cinq) est proférée par Alexandre, toujours lorsqu’il
s’adresse à sa cour ou à ses soldats. Le proverbe dans la bouche d’Alexandre
est un moyen efficace de s’adresser à la collectivité avec l’autorité d’un chef.
Une dizaine d’autres proverbes est placée dans la bouche des ennemis
d’Alexandre3 : Clarvus – le roi indien –, son fils Marcien, Darius et Porus. Il
s’agit toujours d’inciter à l’action et de convaincre par les mots avant de
prendre les armes. Marcien incite son père à ne pas se laisser aller au chagrin à
l’annonce de la capture de l’un de ses fils, Darius demande à Porus son aide
militaire et Porus s’ingénie à la refuser ; tous deux cherchent enfin à intimider
Alexandre avant de passer à l’attaque. C’est une parole qui précède ou suit
l’action, et c’est la parole des nobles. Nous sommes loin ici des Proverbes au
vilain ou de l’utilisation facétieuse des proverbes dans le Roman de Renart.
Dans le roman de Wauquelin, les proverbes sont liés à l’action militaire. Ils
viennent souvent conclure un discours direct – généralement une harangue4.
Paul Zumthor insiste sur la fréquence de ce phénomène et sur son efficacité
rhétorique5 : « On sait que la technique compositionnelle consistant à terminer
sur un proverbe, soit un texte, soit une unité nettement reconnaissable de celui-
ci devient, au XVe siècle, l’objet d’une mode, spécialement chez les
rhétoriqueurs. » Dans le roman de Wauquelin, le proverbe finit parfois même
un chapitre, ce qui lui donne davantage de fermeté et de dynamisme6.
Le proverbe est efficace dans les harangues guerrières, qui doivent être
courtes et percutantes. Son efficacité tient aussi à ce qu’il fait référence à une
communauté de pensée et de discours reconnue par tous. Il permet donc de
souder le groupe au moment de la bataille autour de valeurs communes
fédératrices. Chacun se reconnaît dans cet ordre moral de référence, qui prend
parfois la forme ludique d’une métaphore corporelle ou animale. Alexandre
utilise ce bagage collectif pour galvaniser ses troupes, soit en postulant cette

3 Il faut ajouter à ces deux listes quatre proverbes énoncés par le narrateur et un par Roxane, la
femme d’Alexandre.
4 L’exemple que l’on trouve au paragraphe 168 est sur ce point exemplaire. L’allocution
d’Alexandre commence par une adresse à vocation de captatio benevolentiae (« O ! mes
treschiers amis et compaignons… ») et se termine par un proverbe.
5 P. ZUMTHOR , « L’épiphonème proverbial », Revue des Sciences humaines, 163 (1976), p.
316, mentionne E. FARAL, Les arts poétiques du 12e et du 13e siècle, Champion, Paris, 1982 :
d’après Geoffroy de Vinsauf, l’une des trois modalités de la conclusion est a proverbio. « Je
retiens comme caractéristique le fait que pour le rhétoricien médiéval l’emploi du proverbe
semble plus particulièrement lié à l’exorde et à la conclusion. »
6 Un proverbe clôture par exemple le paragraphe 37. Cet emplacement crée un effet de suspens
qui met en valeur, au début du chapitre suivant, le retournement effectué par Alexandre sur
un présage qui avait été interprété comme devant lui être défavorable.

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Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

connaissance chez eux (« Comme vous sçavés que le chief ne poet sans les
membres ne les membres sans le cief »), soit en faisant semblant de s’étonner
de leur ignorance de vérités irrécusables (« Ne savés point que chien qui abaye
n’a force ne vertu de soy deffendre ? »). Le même procédé est utilisé par le
narrateur qui cherche, comme Alexandre avec ses soldats, à situer sa relation
au lecteur sur le plan d’une harmonie idéologique et d’une communauté de
valeurs : « Et vous savez que force pest le pré, comme on dit7 ».
François Suard a étudié le lien, consubstantiel quoique non essentiel, entre
le caractère épique d’un texte et le rôle joué par les proverbes. L’analogie entre
le genre romanesque et la forme rhétorique se porte sur plusieurs plans, celui
du contexte narratif – souvent des scènes de conseil, toujours tournées vers
l’action –, de la forme – par son caractère succinct et son balancement proche
de l’effet provoqué par la césure dans l’octosyllabe –, sur le plan du contenu
enfin : c’est une vérité exemplaire qui vise à fonder les valeurs du système
féodal. « Par cette exemplarité, le discours épique se révèle en symbiose avec
le discours sentencieux, qui fonde lui aussi le comportement par rapport à une
norme, et qui offre d’autre part l’avantage de situer hors de toute détermination
précise la source de son pouvoir8 ».
La parenté profonde qui unit le discours proverbial au propos épique n’a pas
enrayé l’évolution du proverbe et son adaptation aux métamorphoses du
roman. Sa forme adaptable et sa vocation à l’exemplarité, quel que soit le
modèle dominant, ont permis au proverbe de participer à l’évolution des
romans en prose à vocation de vérité historique. Wauquelin a travaillé à
reformuler la matière parémiologique de ses sources. Le renouvellement peut
aussi bien affecter la forme du proverbe, pour le rendre plus efficace, ou son
contenu. La parole gnomique n’est plus seulement maxime d’action, discours
sentencieux, ou gage d’historicité, elle est porteuse de l’idéologie
chevaleresque des cours du XVe siècle, et s’adapte aux idéaux courtois.
Le proverbe et la parole sentencieuse sont donc des éléments prépondérants
dans Les Faicts et conquestes, ouvrage qui se veut à la fois roman de
chevalerie, chronique et écrit moralisant. Jean Wauquelin garde les proverbes
qui se trouvaient dans ses sources (le roman d’Alexandre en alexandrins et
l’une des traductions en prose du roman du Pseudo-Callisthène9, du XIIe et du
XIIIe siècles, qui remportaient encore à l’époque de la compilation un grand
succès) et en insère d’autres ; mais la plupart des proverbes utilisés par Jean
Wauquelin avaient été ajoutés à la geste alexandrine à une étape antérieure. Au
moins huit des treize proverbes que Wauquelin a empruntés au roman en prose
avaient été ajoutés à ce roman au moment où il était traduit de l’Historia de
Preliis au XIIIe siècle. L’ajout de proverbes s’étant fait de façon constante au

7 FCA, respectivement, 117, 38 ; 124, 8; 214, 23.


8 Ibid., p. 141.
9 A LEXANDRE DE P ARIS , Le Roman d'Alexandre, L. H ARF (trad.), Paris, Livre de Poche,
Lettres gothiques, 1994 et Der altfranzösische prosa-Alexander-roman nach der Berliner
bilderhandschrift, nebst dem lateinischen original der Historia de Preliis (Rezension J2), A.
HILKA (éd.), Halle, M. Niemeyer, 1920.

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fur et à mesure des réécritures10, on peut supposer qu’il était vu comme une
amélioration nécessaire à apporter au roman. On comprend l’intérêt de ces
additions à la lecture d’un manuscrit du Roman d’Alexandre en prose du XIIIe
siècle qui se trouve à la Bibliothèque Nationale de France (BnF, fr.1375), dans
lequel un lecteur a marqué d’une accolade et parfois accompagné d’un dessin
dans la marge les phrases sentencieuses que nous retrouvons dans le roman de
Wauquelin : ce sont elles qui ont attiré son attention dans le roman et qui lui
ont plu11.

Wauquelin fait donc œuvre de réécriture, sans doute pour répondre aux
attentes d’un public. Les proverbes sont souvent conservés au même
emplacement, avec une formulation voisine de l’original, mais la pragmatique
du proverbe, tout en restant fidèle à ses objectifs premiers, est subtilement
remodelée. Les variantes peuvent être interprétées comme des raffinements
visant à renforcer l’art rhétorique d’Alexandre – admiré tant pour ses
initiatives stratégiques que pour son éloquence – mais aussi à séduire le lecteur
et à ajouter des subtilités enrichissant toujours davantage le sens des proverbes.
Le procédé de reformulation le plus couramment utilisé par Wauquelin
consiste à garder la forme d’ensemble du proverbe, en y ajoutant une répétition
qui, plus qu’une simple valeur d’insistance, semble correspondre à un procédé
stylistique à visée argumentative.
Le premier type de répétition est le redoublement synonymique avec
gradation, dans lequel on reconnaîtra un moyen de traduction et de
transposition du latin en français très courant. On peut en prendre pour
exemple la réécriture du proverbe suivant, qui se trouvait dans le Roman
d’Alexandre en prose : « O mi tres fort compaignable chevalier [...] Ja ne savés
vous que chien qui abaie n’a point de vigor en soi12 ? » et que Wauquelin
réécrit sous la forme suivante : « O my treschier amy et compaignon, […] ne
savés point que chien qui abaye n’a force ne vertu de soy deffendre13 ? »
Wauquelin a doublé le substantif : « n’a force ne vertu », redoublement qui
implique une gradation, de la force physique, animale, déjà présente dans
« vigor » du Roman en prose, à la valeur morale, le mot « vertu » ayant au
Moyen Âge le double sens de puissance physique et de puissance morale,

10 Le seul proverbe qui semble avoir traversé la tradition depuis les versions grecques est le
proverbe 124, 8 : « Chien qui abaye n’a force ne vertu de soy deffendre ». Il est, en effet, déjà
présent dans la rédaction du Pseudo-Callisthène, datée du IIIe siècle après Jésus-Christ (v°A
et β : I, 37 « Les chiens qui ne sont pas assez robustes pour se battre aboient très fort », C.
J OUANNO , Naissance et métamorphoses du roman d’Alexandre, domaine grec, CNRS
éditions, Paris, 2002, p. 324.
11 Je tiens à remercier ici Chrystèle Blondeau pour une remarque précieuse à ce sujet. Elle a
trouvé dans le ms fr.15103 de la BnF une version en alexandrins de Girart de Roussillon,
dont Wauquelin s'est sans doute directement servi puisque le volume était dans la
bibliothèque de Philippe le Bon. Les nombreuses manicules semblent désigner à l’attention
du lecteur, au moins au début du texte, exclusivement des proverbes. Peut-être ces notes sont-
elles de la main de Wauquelin, elles peuvent aussi avoir été faites par un lecteur
particulièrement attentif au propos sentencieux dans le roman.
12 FCA., 72, 23-28.
13 Ibid., 124, 6-9.

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Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

pouvant aller jusqu’au calcul politique au XVe siècle14. La deuxième


composante importante du nouveau proverbe est le verbe « soy deffendre ».
Alexandre présente à ses soldats l’image d’une armée adverse réduite à une
stratégie défensive : la façon dont est caractérisé l’adversaire permet de le
rendre inoffensif.
La répétition peut prendre la forme d’un chiasme. C’est ainsi que, dans le
roman de Wauquelin, Alexandre arrive à convaincre ses troupes de partir en
guerre :
« je, qui sui vostre roy et vostre seigneur de droitte ligne […] vous
prie que vous me veulliés tous aydier a l’onneur d’iceluy realme
recachier et reconquerre, car a ce je suy tenus et non mie sans vostre
ayde et conseil, comme vous sçavés que le chief ne poet sans les
membres ne les membres sans le cief15.»

Cette redondance à forte valeur rhétorique insiste sur la réciprocité du lien


de dépendance qui unit Alexandre et ses soldats. Il s’agit ici de la création
rhétorique d’un système contraignant, bien différent de celui qui se trouve dans
la source :
« suis apareillés por l’onor dou roiaume que je sui tenus de garder et
por l’amour de nous meïsmes sans lesquels je ne puis ne ne doi riens
faire, nes que li chiés sans les menbres, a mettre mon cors et mon avoir
et quanque je ai en abandon por vous garder de servage en coi vous
avés esté16.»

On remarque aussi la suppression de la mention de l’« esclavage »,


métaphore transparente utilisée par Alexandre pour exprimer la dépendance
politique de son pays, et donc de ses soldats, envers les Perses. L’Alexandre de
Wauquelin préfère, en bon logicien, finir la harangue en exploitant le système
contraignant qu’il a élaboré : « Dont, puis que je me offre de corps, d’avoir et
de poïssance a ce faire, il me samble que ce vous ne poés ne devés refuser17. »
L’adresse aux soldats introduisant le proverbe, « comme vous savez », indique
enfin la certitude d’une communauté de pensée entre Alexandre et ses soldats
et garantit l’efficacité de la parole d’Alexandre18.
Les proverbes sont légèrement modifiés pour amplifier l’idée de
dépendance féodale et d’éthique chevaleresque, composantes épiques que l’on

14 C’est plus tard la principale qualité politique du prince de Machiavel.


15 C’est toujours moi qui souligne. Ibid., 117, 32-39. Voir aussi J.W. HASSEL, Middle French
proverbs, sentences, and proverbial phrases, Toronto, Pontifical institute of Mediaeval
Studies, 1982, M109 « Membres ne vaillent riens sans chief », et M108 « Comme membres
sans chief ».
16 FCA, 55, 26-38.
17 Ibid., 117, 39-41.
18 Wauquelin utilise un autre procédé à valeur d’insistance, qui consiste à accumuler des
proverbes en ajoutant un proverbe populaire ou d’origine biblique à celui qui se trouvait déjà
dans sa source. Voir, par exemple, le proverbe ajouté au 138, 30-32 : «De guerre par orgueil
commenchie ne poelt nul bon chief venir et que trop dure cose est de chevaucier contre
l’aguillon », dont la seconde partie vient des Actes des Apôtres, 26,14. On remarque
l’adaptation dans un sens plus chevaleresque de la phrase biblique : « regimber contre
l’aiguillon ».

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trouve dès les premiers romans d’Alexandre, mais raffinés ici dans le sens
d’une expression courtoise de cette idéologie.
Dans sa première lettre à Alexandre, Porus menace le jeune conquérant en
lui faisant une leçon d’histoire : la Macédoine versait un tribut à la Perse, mais
la Perse a fini par dédaigner un si faible gain, car « tous nobles hommes
desirent plus fort les belles cozes larges et amples que les pettites19. » On
constate que cette phrase vient directement du roman en prose : « Car tous
houmes desirent plus les chozes belles et larges que les petites20.» L’adjectif
« noble » vient faire passer le proverbe de la catégorie de maxime à portée
générale, au secteur très restreint de la noblesse de cour. On ne trouve pas cet
adjectif dans les variantes du roman en prose, et il est très vraisemblable que
c’est un ajout de Wauquelin.
La modification des proverbes à visée idéologique peut prendre une forme
bien plus complexe. Nicolas, l’ennemi d’Alexandre, reproche à son neveu
Samson son attachement au roi de Macédoine, en contradiction avec ses
attaches familiales. Le proverbe prend ici des allures de menace : « Et me
semble que vous deussiez bien en vous considerer qui colpe son nez, il se
deffait et deshonneure laidement21. » Il est intéressant de comparer cette phrase
à celle qui se trouve dans la source, le Roman d’Alexandre en vers : « Mes
parens e molt pres, ne me dois esloingnier ; Molt en laidist sa face qui son nes
fait trenchier/ Qui honist son lignage nel doit on avoir chier22. » La phrase du
roman en vers est très proche, dans sa relative neutralité, du proverbe
répertorié par Morawski : « qui son nés colpe, sa face enledist23» où les deux
sentences paratactiques insistent de façon rythmée et efficace sur le lien cause-
conséquence. Le roman en vers complexifie et adapte au contexte cette unité
de base, aussi efficace que générale, en proposant une courte glose « Qui
honist son lignage nel doit on avoir chier ». Wauquelin enfin rassemble le
proverbe et la glose par un stratagème lexical : la dérivation du verbe
« enlaidir », dont il fait un adverbe : « laidement », lui permet de passer du
sens propre au sens figuré (de la laideur physique à la laideur morale) tandis
que le verbe « honir »/ « deshonnorer » est conservé et intégré au noyau du
proverbe « qui colpe son nez, il se deffait et deshonneure laidement. » Le
verbe « déshonorer » est devenu réfléchi, et il est redoublé par un autre verbe
réfléchi « se défaire » qui le précède et permet ainsi à l’auteur de ne pas
évacuer complètement le champ lexical de la défiguration, et d’aller crescendo
de la mutilation à l’humiliation personnelle. Dans le roman en vers, ce
proverbe appartient à une rhétorique de la flatterie : Nicolas veut que Samson
revienne combattre à ses côtés. Le ton a changé chez Wauquelin, puisqu’il
s’agit d’un véritable rappel à l’ordre chevaleresque si l’on considère la phrase
qui précède le proverbe : « Pourquoy il me semble que par plus forte raison, a
cause de consanguinité, vous estes plus tenus a moy porter foy, honneur,
service et aide que a ung qui riens ne vous est […] » et la phrase qui le suit :

19 FCA., 168, 25-26.


20 Ibid., 147, 20.
21 Ibid., 23, 13-14.
22 ALEXANDRE DE PARIS…, éd. cit., p. 125.
23 J. MORAWSKI, Proverbes français antérieurs au XVe siècle, Champion, Paris, 1925, n° 2148.

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Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

« je vous prie et requier que de ceste erreur et mauvaise volenté, vous vueillez
oster et laissier ce maleureux.24 » On est ici de plain-pied dans l’univers féodal
du devoir et de la fidélité vassalique.
Wauquelin ne rappelle pas leur devoir aux vassaux seulement, mais aussi
aux puissants, et notamment aux princes leur devoir de largesse. L’un des
quatre proverbes que Wauquelin introduit de son propre chef dans le roman
intervient au moment où les peuples du monde entier se sont rassemblés à
Babylone pour rendre hommage à Alexandre en lui apportant des présents :
« Et pource est ung mot veritable qui se dit Date et dabitur vobis, qui est a dire
en françois ‘Donnez et on vous donnera’25. » Le proverbe en latin donne à la
parole du narrateur un caractère savant, il permet au narrateur de se poser en
traducteur, en intermédiaire entre la parole savante et son public, mais surtout
il l’autorise à rappeler leur responsabilité aux princes. Cette phrase est reprise
de l’Évangile de saint Luc (6,38). Le sermon de Jésus sur la générosité est
adapté aux idéaux médiévaux de largesse du souverain. L’un des seuls
proverbes qui sorte du contexte spécifiquement guerrier dans le roman prend
son sens dans un contexte de société féodale dans laquelle la largesse n’est pas
seulement générosité, elle est prudence. Elle est pour le prince une vertu plus
nécessaire que la prouesse, puisqu’elle lui permet d’y suppléer, en rassemblant
ses vassaux autour de lui et en s’assurant de leur fidélité. Cela nous renvoie à
la culture de la cour de Bourgogne et à la commande que passa le duc à
Wauquelin d’un nouveau Roman d’Alexandre dans l’idée qu’il en ferait un
miroir de prince26.
Le roman s’adresse donc aux chevaliers et aux puissants, mais il ne
s’adresse qu’à eux. Tout nivellement par le bas est interdit. Marcien déclare
par exemple à Clarvus : « Vous sçavez que jamais ne doit preudomme faillir a
autre.27» La comparaison avec les sources, Les Vœux du Paon28, nous apprend
que cette phrase sentencieuse était originellement prononcée par le valet de
Clarvus. Dans le roman de Wauquelin, le proverbe est la parole des chefs et le
véhicule d’une sagesse princière. Il ne peut ni ne doit se trouver dans la bouche
d’un valet, c’est donc à Marcien, le fils du roi Clarvus, que revient le droit de
le proférer. Wauquelin change le schéma actanciel du passage pour éliminer
l’outrecuidant qui s’approprie une parole réservée aux nobles, et l’attribue à un
locuteur digne de cet emploi. Un glissement équivalent existe quelques lignes
plus haut, les paroles de Marcien : « Nulz qui a paour des fueilles ne doit aller
au bos29» étaient originellement adressées au valet, mais Wauquelin a choisi de
destiner le proverbe aux seules oreilles du roi Porus.

24 FCA, respectivement 23, 8-12 et 23, 15-17.


25 Ibid., 244, 24.
26 Ch. BLONDEAU, Un conquérant pour quatre ducs - Présence et représentations d'Alexandre
le Grand à la cour de Bourgogne sous le principat des ducs de Valois (1363-1477), thèse
nouveau régime, menée sous la direction de Jean Pierre Caillet, soutenue le 15 décembre
2003 à Nanterre.
27 FCA, 73, 38-39.
28 JACQUES DE LONGUYON, Les Voeux du Paon, dans R.L.G. RITCHIE (éd.), The Buik of the
most noble and valiant conquerour Alexander the Great by John Barbour, Edinburgh-
London, 1921-1929 (Scottish Text Society), vol. 2, v. 3760 et suiv.
29 FCA, 73, 17.

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Le contexte de la cour peut apparaître non plus dans le registre idéologique


du proverbe, mais dans le registre métaphorique, pour influer sur la « couleur
locale » du roman. Ainsi trouve-t-on dans les Vœux du Paon le proverbe
suivant : « Ainssi avient de guerre ; qui voet estre preudon, / Une fois gäaigne
l’en et autre fois pert on. Desconforter n’i vaut .j. viez pourri oingnon30 ! »,
métaphore proprement inconcevable dans le roman de Wauquelin qui a
remplacé cette savoureuse exclamation au discours direct par un indigent
constat : « le desconforter n’y vault neant31. »
Wauquelin efface ce qui rappelle tant soit peu le fabliau et son vocabulaire
coloré. Il délaisse aussi le registre épique pour le remplacer, quand il en a
l’occasion, par une référence courtoise. Lors du siège de Tyr, Alexandre
apprend que les habitants de Tyr ont interprété à son désavantage le miracle
d’une lance qui saigne, il refuse de se laisser impressionner par les menaces de
ses adversaires et les accuse de lâcheté :

« Ainz orrez del pleidier ! / Vous en verrez ançois cinc cens escus
percier, / Et des noz et des vos maint pasmer et plaier. Assez avons oï
de tieus gens menacier/ Qui mauvés cuer avoient por estor commencier/
Et au fouir du champ estoient li premier32.»

La phrase sentencieuse qui clôt son discours appartient au registre


métaphorique de la bataille et de la fuite. Une telle phrase est en harmonie
avec le caractère épique du roman en vers, mais Wauquelin l’a adaptée à
l’esprit de son propre roman. Alexandre répond de façon plus apaisée à ses
adversaires :

« On ne se doit point esmaier s’on ne gaingne le jeu du premier


eschecq, car souventeffois il advient que par bien veiller, cestui lequel a
au commencement son jeu le meilleur est trouvé mat a bien peu
d’aquoison33. »

Le passage de l’affrontement physique à la joute des échecs est facilité par


le fait que le jeu d’échecs est dans le roman un substitut guerrier évident. De
nombreux extraits adaptés des Vœux du Paon nous montrent dans le roman de
Wauquelin des adversaires se livrer à des luttes sans merci sur l’échiquier,
substituts d’escarmouches guerrières ou d’échauffourées amoureuses. Se
développe à la cour d’Epheson toute une rhétorique autour du jeu d’échecs.
Alexandre joue sur les mots et brille par son esprit caustique le jour où il
assiste, dans la chambre des dames, à une partie d’échecs qui se déroule en
même temps que les combats extérieurs :

30 The Buik…, op. cit., vol. 2, v. 3732.


31 FCA, 73, 17.
32 The Medieval French Roman d'Alexandre, E.C. ARMSTRONG (éd), vol. 2, « Version of
Alexandre de Paris », Elliott Monographs, 37, 1937, p. 63, branche I, laisse 135, v. 2793.
33 FCA, 37, 41-44.

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Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

Et la le roy [Alixandre] qui aultrefois avoit oït dire des truffes dames
Phesonnas, ly demanda, pourche qu’elle juoit a Porus son amy par
amours, se il seroit mat ou en l’angle ou en la roye, si en fu la damme
ung paul honteuse, mais elle n’en feist que rire34.

Il est opportun de rappeler ici que les livres à vocation d’éducation du


prince avaient souvent en vue aussi la formation non seulement politique et
morale, mais aussi courtoise et mondaine, et insistaient tout particulièrement
sur l’art de bien dire, de bien jouer et de bien se battre. Ces livres pouvaient
avoir pour titre Miroir ou Chastiement ou Enseignement mais aussi Livre des
Echecs35. On peut ainsi voir se dessiner un rapport entre vie de cour et maîtrise
de la parole, joute physique et joute verbale, art de bien dire et contrôle des
situations, dialectique dans laquelle le proverbe vient s’insérer.
Si Wauquelin sait réemployer le proverbe pour l’intégrer au texte et
renforcer la pragmatique de son argumentation, c’est une qualité qu’il confère
aussi à son héros, qui remporte des victoires par la seule parole. Il peut, par
exemple, inverser la signification des cadeaux que Darius lui envoie et tourner
à son avantage l’interprétation qui lui était défavorable du saignement de la
lance de Tyr. La parole sentencieuse dans le roman peut faire de même l’objet
d’une double lecture et d’un retournement grâce à la maîtrise du discours par
Alexandre et à la complicité de l’auteur.
Un tel retournement du sens semble se faire de façon privilégiée autour des
proverbes. Alexandre prouve sa virtuosité rhétorique en utilisant un même
proverbe dans deux buts opposés. Après avoir refusé une première fois la main
de Roxane, la fille de Darius, Alexandre tente de remotiver ses troupes,
démobilisées après l’échec d’un espoir de paix : « Mes treschiers seigneurs et
compaignons […] il n’est si delitable cose en tout le monde comme d’avoir
paix aprés grant guerre36. » Ce proverbe vise à prouver la nécessité de
combattre pour assurer la paix future. Wauquelin ajoute à ses sources un
proverbe très proche de celui-ci, mais sous forme métaphorique : « Apres
grandes nuees se doibt apparoir cler et net tamps37. » Alexandre entend ici
justifier sa décision d’épouser la même Roxane, offrant ainsi la paix à ses
futurs sujets. L’utilisation d’un même proverbe, formulé de deux façons
différentes, est caractéristique de la façon d’écrire de Wauquelin38. Il est ici
utilisé dans deux contextes identiques, mais pour prouver la nécessité de deux
choses opposées : la guerre puis la paix. Cela marque bien la force de
persuasion d’Alexandre qui peut utiliser le même proverbe pour emporter
l’adhésion à deux idées contraires39.

34 Ibid., 97, 27-31. Wauquelin est ici resté fidèle à sa source.


35 JACQUES DE CESSOLES, Le livre du jeu d’échecs ou la société idéale au Moyen Âge, XIIIe
siècle, J-M MEHL (trad.), Paris, Stock Moyen-Âge, 1995.
36 FCA., 135, 25-26.
37 Ibid., 157, 17.
38 Citons par exemple les proverbes 124, 8 et 168, 56 ; 73, 38 et 109, 24.
39 La force du proverbe réside ici dans son apparente banalité, il impose une vérité générale que
l’interlocuteur ne peut contester sans paraître dénué de sens commun. E. Hicks a souligné le
fonctionnement essentiellement non-discursif et agressif du proverbe : « sa fonction est de
couper court au débat, et ce de manière irrévocable […] le proverbe porte sur l’allocutaire,

165
M. SIMON

Face à ses troupes, Alexandre utilise le proverbe comme argument


persuasif. Pour vaincre ses ennemis, il sait retourner contre eux les phrases
sentencieuses qu’ils lui adressent. Porus, par exemple, envoie à Alexandre une
lettre d’insultes l’accusant de conquérir la terre non comme un chevalier, mais
comme un « larron ». Il oppose Alexandre à la « noble gent » - lui-même et
son peuple -, et l’accuse de ne se battre que contre les femmes et les gens de
faible vertu. Par une phrase sentencieuse : « Tous nobles hommes desirent plus
fort les belles cozes larges et amples que les pettites40 », il enjoint Alexandre à
retourner chez lui, son absence de noblesse le contraignant à n’entreprendre
que des projets vains et peu glorieux :

« Pour laquelle cause, […] nous te loons […] que tu retournes ariere
en la terre dont tu y es venus et ne veulle adrechier ton outrageulx
desirier es lieux ou tu scés que tu n’as nulle seignourie, ne avoir ne l’y
peulz par droite raison41. »

Le discours de Porus comporte en lui-même une faille qu’Alexandre va


exploiter : après avoir prouvé qu’Alexandre n’était pas noble et que seuls les
nobles peuvent avoir de hauts désirs, Porus conseille à Alexandre de renoncer
à ses folles ambitions, ce qui est admettre que, par ses seuls désirs, Alexandre
a acquis la noblesse tant vantée par Porus. Le mot-clé de ce passage est
« désir » : utilisé comme verbe « tous nobles hommes désirent » puis substantif
« outralgeulx desirier », il amène Porus à se contredire. Porus prouve
finalement que c’est le désir de puissance, de gloire, qui fait la noblesse et non
la possession matérielle ou le pouvoir sur les hommes. Il confère par là-même
à Alexandre la noblesse qu’il lui contestait et légitime ses prétentions.
Alexandre ne s’y trompe pas et reprend ce mot à la fin de sa réplique, en
stigmatisant le manque de logique de son adversaire :

« pource que tes dis sont si tres desmesurés et sans sentement de


raison, nous n’en sommes de riens esmeus, mais nous donnent parfaitte
volenté et conferment nostre desirier qui est de nostre emprinse
parfurnir42 ».

Il semble que cela soit un point commun aux adversaires d’Alexandre dans
le roman d’être bernés par leurs propres mots, et toujours dans leur usage des
proverbes. Quand Darius demande à ses barons de ratifier l’humiliant
compromis auquel il est arrivé - proposer à Alexandre d’épouser sa fille et lui
donner la moitié de son royaume -, il se donne des allures de magnanimité et

qui est mis en demeure de nier.» C’est cette négation implicite et attendue qui donne au
proverbe sa force coercitive. « Il n’y a pas de contenu spécifiquement proverbial. Le
caractère affligeant de la sagesse des nations est signe de rhétorique et non de sens : en
réduisant le vrai à son expression la plus commune, c’est l’adversaire que l’on entend
anéantir. » Voir E. HICKS, « Proverbe et polémique dans le Roman de la Rose », dans
Richesse du proverbe…, op. cit., vol. 1, p. 113.
40 FCA, 168, 25-26.
41 Ibid., 168, 26-31.
42 Ibid., 169, 38-41.

166
Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

d’indulgence : « Le sage doibt estre pour le fol amender et […] le fol se paine
toudis de tourbler et d’empeschier le sage43 ». Darius se pose comme sage, par
opposition à un Alexandre belliqueux et déraisonnable, au moment même où
sa capitulation pourrait le discréditer aux yeux de ses troupes. Toutefois,
l’allusion presque anecdotique, dans la phrase suivante, à la « suttilité »
d’Alexandre, subtilité qui lui a déjà permis de se jouer une fois de lui et de
venir le narguer dans son camp, est reconnaissance du pouvoir de l’ennemi.
Elle vient inverser l’opposition que Darius a mise en place entre sagesse et
folie et discréditer ses propres paroles.
Le roman demande donc une lecture attentive : le héros s’y impose tant par
les armes que par sa maîtrise de la parole, il arrive à convaincre ses soldats,
dupe Porus et se révèle toujours supérieur à ses ennemis, accréditant ainsi l’un
des derniers proverbes du roman : « Fors vault aucunes fois moult peu sans
engin44. »

Wauquelin met en pratique différentes stratégies de reformulation du


proverbe, mais joue aussi avec son fonctionnement parfois retors. Voilà ce qui
fait la dynamique du proverbe. Wauquelin lui donne un intérêt supplémentaire
en transférant le fonds de valeurs communes véhiculé par la parole proverbiale
sur un autre plan que celui du quotidien et de l’ordinaire, en relevant le niveau
d’exigence et en postulant ainsi une connaissance des codes courtois chez ses
interlocuteurs, postulat à valeur coercitive incluant toute la communauté dans
l’acquiescement à une étiquette et presque à un dogme chevaleresque. Porteurs
de ce dogme chevaleresque, le proverbe et la phrase sentencieuse sont des
vecteurs de pouvoir.
Les Faicts et conquestes d’Alexandre le Grand peut donc être qualifié de
miroir de prince d’après une étude des proverbes, car toutes les reprises et
modifications qu’il fait renvoient à un univers noble, parce qu’il fait référence
aux idéaux chevaleresques et au contexte courtois, mais surtout parce que c’est
un livre d’éducation dans lequel l’apprentissage ne se fait pas seulement par
l’assimilation d’un savoir dogmatique délivré par les proverbes ou par le
spectacle d’un grand homme : c’est un apprentissage en action. Parce que les
proverbes changent de sens et deviennent l’enjeu de joutes verbales décisives,
la lecture crée une dynamique de réflexion sur les pouvoirs des mots et l’usage
possible des idées d’apparence banale.
Le roman d’Alexandre de Wauquelin pose davantage que ses prédécesseurs
la question de l’éducation des princes et de la vie à la cour, thèmes chers à la
cour de Bourgogne. La commande et la rédaction des Faicts et conquestes se
fait dans un contexte révélateur : Philippe Le Bon commande à Jean
Wauquelin, deux ans après le Roman d’Alexandre, la traduction du D e
Regimine principum, de Gilles de Rome, ouvrage daté de 1279, qui était
destiné à la formation morale et politique de l’héritier du trône de France,
Philippe le Bel. Écrit normatif au service du bon gouvernement, le Livre du
gouvernement des princes n’est pas le seul « miroir » présent dans la librairie

43 Ibid., 133, 34-36.


44 Ibid., 218, 51-52.

167
M. SIMON

ducale : on citera notamment l’Instruction d’un jeune prince attribué à Gilbert


de Lannoy45. En suivant l’exemple de Philippe le Bel, commanditaire du texte
latin et de la traduction d’Henry de Gauchy, Philippe le Bon s’inscrivait dans
une tradition royale. Et pour mieux insister sur ce point, le prologue de la
traduction de Jean Wauquelin fait explicitement référence au lien direct
unissant le duc au roi de France : « Philippe fil de roy Phillipe de France, de
laquelle noble lignie generation et maison est mondit tresredoubté seigneur
paternellement descendus46 », ce qui prouve que ces traductions n’étaient pas
dénuées d’ambition politique, et qu’elles constituaient pour le duc une façon
de se profiler comme un souverain français47. La littérature et la politique
étaient fortement liées à la cour de Bourgogne du XVe siècle, l’enseignement
se faisait par l’exemple des hauts faits d’Alexandre, mais aussi de façon plus
didactique et impérative par l’utilisation de proverbes et de sentences
disséminés dans le roman. Cette structure sous-jacente se trouve renforcée par
toute une littérature parémiologique adjacente qui se trouve dans la
bibliothèque des ducs, comme un recueil de proverbes attribué à Miélot48 ou
Les diz moraulx des philosophes de Guillaume de Tignonville, recueil
d’apophtegmes d’hommes célèbres, dont on connaît trois manuscrits dans la
bibliothèque du duc49.

La spécificité des Faicts et conquestes est de présenter et de reproduire dans


la narration même le processus d’apprentissage des proverbes. Marcien
reformule en action le proverbe que son père lui avait enseigné en théorie. A
propos de Porus qui vient d’être capturé, Clarvus avait dit à son fils Marcien,
« j’ayme mieulx qu’il soit prins a son honneur qu’il en soit fuy a honte50. »
Marcien acquiesce à ce discours : « Sire, vous dictes bien. » Cette marque
d’approbation a été ajoutée par Wauquelin dans cette scène inspirée des Vœux
du Paon. Marcien affirme ici avoir compris la leçon, et nous le prouve sur le
champ de bataille lorsqu’il lance à ses troupes :

« Avant, mes amis, vivons et morons l’un aveucq l’autre


fraternellement […] Mieulx vault morir a honneur que a vivre a honte
et, sans nulle doubte, je ayme mieulx la mort que plus vivre et non avoir
venjanche de nos amis carnelz.51 »

Sur ces mots, il lance un dernier assaut contre Alexandre. Cette intervention
de Marcien n’existait pas non plus dans les Vœux du Paon. Wauquelin met en

45 ms. 10976 : La librairie des ducs de Bourgogne, Manuscrits conservés à la Bibliothèque


royale de Belgique, 2 vol., vol. 2 : « Textes didactiques », Brepols 2003, p. 113.
46 f. 2r, cité dans La librairie des ducs de Bourgogne…, op.cit., vol. 2, p. 58.
47 C. Stroo, De Celebratie van de macht : presentatieminiaturen en aanverwante voorstellingen
in handschriften van Filips de Goede (1419-1467) en Karel de Stoute (1467-1477),
Bruxelles, Paleis der Academiën, 2002, cité dans La librairie des ducs de Bourgogne, op. cit.,
vol. 2, p.58.
48 BnF fr.12441, folios 65-74.
49 KBR 11108 (déb.XVe), 10812-16 et 9545-6.
50 Ibid., 73, 40-41.
51 Ibid., 109, 21-27.

168
Les proverbes dans les Faicts et Conquestes d’Alexandre…

scène l’efficacité du proverbe sur le courage des combattants, en même temps


que son application pratique. Voilà pourquoi aussi Nicolas invite Samson à
l’introspection quand il lui reproche, à l’aide d’un proverbe, son alliance avec
Alexandre : « Et me semble que vous deussiez bien en vous considerer qui
colpe son nez, il se deffait et deshonneure laidement52. »
Le travail d’apprentissage par le proverbe est aussi mis en scène de façon
rétrospective à la mort d’Alexandre, dans les reproches que lui adresse Roxane
dans l’avant-dernier proverbe du roman. Roxane utilise la métaphore de
l’écriture pour faire référence à la vie d’Alexandre : « et maintenant, comme
on perçoit, la fin de vostre traveil approuchie, et vous savez que la bonne fin
fait louer l’euvre53. » Ce proverbe est suivi d’une injonction :

« Ha ! tres nobles emperieres, vous vous estes tousjours traveillez et


penez d’aquerir bon los et bonne renommee. […] Pour quoy […] je
vous prie que vous vous vueillez tellement ordonnez vostre estat avant
vostre fin que le bon los que vous avez conquis a si grant traveil de
corps, comme chascun scet, demeure en perpetuelle memoire aprés
vostre fin a ceulx qui venront, a ceste fin que tous preudommes y
puissent prendre exemple digne de louenge et recommendacion54. »

Alexandre, convaincu, renonce au suicide et fait appeler son notaire pour


dicter son testament. Par l’insistance sur la renommée, sur l’exemple à donner
aux hommes de bien, sur la peine qu’il faut se donner pour perpétuer un
modèle, il semble que ce ne soit pas à la rédaction d’un testament que Roxane
invite Alexandre, mais bien à celle d’un Miroir de prince. Le savoir est en
effet, dans le roman, comme cette chandelle qu’évoque Alexandre qui peut en
allumer de nombreuses autres, sans jamais s’amoindrir : « Et que vray soit,
vous savez que la chandelle esprinse peut plusieurs chandelles alumer, sans de
riens amenrir la premiere lumiere : tout einsi preudom en demonstrant son sens
plusieurs hommes saiges peut faire sans ce que sa bonté en soit de rien
amenrie55. »
Les Faicts et conquestes était lu comme un recueil de préceptes et un
ouvrage d’éducation, preuve en est le chapitre 18 du roman, qui regroupe de
nombreux proverbes. Nous n’avons pas cité ou utilisé ce passage, inspiré de
l’Alexandréis de Gautier de Châtillon, parce qu’il a été ajouté ultérieurement
dans le manuscrit A, indépendamment de la volonté de Wauquelin56. Ce
passage est entièrement consacré à l’éducation d’Alexandre. Aristote dicte à
son élève les principes selon lesquels il doit régler sa vie et diriger ses sujets. Il
contient au moins six proverbes et de nombreuses phrases sentencieuses. Cet
ajout tardif confirme la persistance de l’utilisation du proverbe à des fins
pédagogiques dans le roman.

52 Ibid., 23, 12-14.


53 Ibid., 256, 34-36.
54 Ibid., 256, 32-43. Ce passage du roman de Wauquelin trouve sa source dans le roman en
prose (252,3). Je souligne les mots ajoutés par Wauquelin à sa source.
55 Ibid., 191, 36-41.
56 Ibid., p. LX.

169
M. SIMON

En insistant sur le lien entre la matière sentencieuse et la narration épique et


en se pliant à un engouement toujours plus fort pour le proverbe, Wauquelin
réussit à sortir de la visée strictement guerrière et à donner à la matière
parémiologique le lustre de la littérature de chevalerie et de la courtoisie. Il
confère à son héros le même pouvoir de renouvellement interne des proverbes
et Alexandre gagne bien des combats sur le plan verbal avant même d’entrer
en champ clos, tandis que l’usage des proverbes trahit les ennemis qui tentent
de le maîtriser. La circulation de la parole sentencieuse dans le roman se veut
exemplaire, délivrant au lecteur un savoir en action, et se conformant ainsi
doublement à l’idéal du miroir de prince : la transmission des connaissances en
cercle restreint, voire élitiste, et la pédagogie d’une mise en pratique politique.
Ainsi, pour reprendre un proverbe qui se trouve dans l’un des recueils de la
bibliothèque des ducs de Bourgogne, nous pourrions dire du proverbe que
c’est, dans notre roman, « un mot dit à deux visages57. » Un mot à double sens,
mais aussi un mopt qui s’offre en miroir à son lecteur.

57 BnF fr. 12441, f. 67.

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