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Publications de l'École française

de Rome

La modernité à l'heure de Vatican II


Émile Poulat

Résumé
Il faut se rendre à l'évidence : ce que nous appelons modernité n'est pas à l'horizon de Vatican II. Les décrets du Concile
ignorent le mot, tout comme modernisme, et ils n'utilisent que cinq fois l'adjectif moderne. Pourtant, le monde y est très présent :
146 fois mais c'est «le monde de ce temps». Manquent pareillement des termes jusqu'alors très classiques dans les documents
pontificaux : libéralisme, socialisme, communisme, capitalisme, marxisme.
Vatican II s'est ouvert dans une phase d'euphorie internationale, coïncidant avec l'euphorie religieuse associée à l'événement
conciliaire, vécu comme une «nouvelle Pentecôte», à l'heure où s'annonce une rupture culturelle sans précédent qui atteint
l'Église comme elle nous atteint tous.
«L'ouverture de l'Église au monde moderne» n'a jamais été une expression conciliaire, mais c'est une expression ambiguë.
Vatican II est aux antipodes de tout modernisme : le monde ne paraît guère fasciner l'Église; c'est au contraire lui qu'elle entend
frapper à sa porte et qu'elle se dispose à accueillir. Cristallisant un siècle d'efforts, le Concile est un moment capital de notre
histoire : dans un monde où la modernité n'a fait qu'étendre et affermir son emprise, on y voit l'Église tenacement en quête de
sa propre modernité.

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Poulat Émile. La modernité à l'heure de Vatican II. In: Le deuxième Concile du Vatican (1959-1965) Actes du colloque organisé
par l'École française de Rome en collaboration avec l'Université de Lille III, l'Istituto per le scienze religiose de Bologne et le
Dipartimento di studi storici del Medioevo e dell'età contemporanea de l'Università di Roma-La Sapienza (Rome 28-30 mai
1986) Rome : École Française de Rome, 1989. pp. 809-826. (Publications de l'École française de Rome, 113);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1989_act_113_1_3404

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EMILE POULAT

LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II

Nous voici au terme de notre colloque. Il ne m'appartient pas de le


conclure, mais de clore la longue série des communications qu'il a
suscitées. Dernier intervenant, mais non pas responsable du dernier mot,
je m'avoue un peu troublé par le sujet qui m'incombe - «modernité et
sécularisation» - et la place qu'il occupe, à l'interface de nos travaux et
de leur bilan. Il nous renvoie à un dualisme structural : cette altérité,
dont \ intériorité de l'Église ne peut ni faire l'économie ni réduire la
différence. «La modernité l'Église» est un thème apologétique facile; sa
«modernisation» est un lieu conflictuel dangereux, qui renvoie au vrai
problème, au véritable obstacle : la «modernité» qui inspire ce monde -
société, culture, civilisation - où nous vivons.
Il faut se rendre à l'évidence : cette modernité n'est pas l'horizon
du Concile. Les décrets de Vatican II ignorent le mot «modernité». Ils
utilisent cinq fois l'adjectif «moderne», trois fois dans Gaudium et spes
deux fois dans Ad gentes : l'homme moderne, l'intellect pratique
moderne et l'athéisme moderne dans le premier; la science et la technologie
du monde moderne et les instruments modernes de communication
dans le second. Pas une seule fois ils n'évoquent le «modernisme», dont
la crainte court de Pascendi à Humani generis. De Pie IX à Pie XII, les
encycliques avaient quelques mots clefs relatifs aux erreurs du monde
moderne : libéralisme, socialisme, communisme, etc. Ils manquent, tout
comme capital, capitalisme et marxisme (alors que économie et ses
dérivés apparaissent 65 fois), tandis que matérialisme est employé deux
fois. Il s'agit donc d'un discours qui tranche sur les documents
antérieurs. Pourtant, le monde y est très présent : 146 fois, mais, pour
parler comme le Concile lui-même, c'est «le monde de ce temps», le monde
actuel, le monde présent, qui ne se confond pas avec « le monde
moderne».
Entre les deux, il est essentiel d'apprendre à bien distinguer. En
parlant d'« aggiornamento», Jean XXIII évitait avec esprit deux mots
810 EMILE POULAT

chargés d'histoire, entourés de souvenirs pénibles et d'équivoques


inquiétantes : réforme, modernisation. Et ce n'est pas seulement la
condamnation du communisme athée que le Concile a refusé de
réitérer; c'est aussi celle du monde moderne, de la société moderne, de la
civilisation moderne, au sens où les visait le Syllabus de 1864. Entre
temps, ni l'un ni l'autre ne sont devenus moins condamnables qu'ils ne
pouvaient l'être. Ils n'ont pas davantage disparu de l'histoire. Si la
manière d'en parler s'est modifiée, c'est que quelque chose a changé
dans la manière de les approcher et de les appréhender. Mais quoi? Et
comment s'en assurer? Le silence des textes officiels a un amont et un
aval: d'une part, les débats et documents préparatoires; d'autre part,
les commentaires des acteurs ou témoins, suivis par les divergences
d'interprétation de l'après-concile.
Est-ce tout? Non, si l'on veut bien être attentif à un indice dont le
retour insistant suggère une attitude nouvelle : le «message au monde»,
Gaudium et spes, le voyage de Paul VI à l'O.N.U., son discours de
clôture du concile, les trois secrétariats - pour l'union des chrétiens, pour
les non chrétiens, pour les non croyants -, les deux commissions - pour
les rapports religieux avec le judaïsme et l'islam -, tout comme la
suppression du qualificatif dans la prière «Pro perfidis judaeis». Les Pères
conciliaires entendent s'adresser à tous les hommes, y compris ceux
dont ils désavouent les idées, qu'ils soient ou non catholiques. Or,
quand on veut communiquer, on ne commence pas par excommunier;
quand on veut parler, dialoguer, l'anathème n'est guère de mise.
Chacun prend l'autre tel qu'il est, où il en est, sans pour autant oublier ce
qui l'en sépare. Sans oublier les raisons du désaccord tout en risquant
de les enfouir sous l'espoir d'un rapprochement : de là, si l'on peut
dire, un effet accordéon selon qu'on pense monde moderne ou monde
présent, l'un en négatif et l'autre en positif.
Dans l'Église, la distinction entre l'erreur et les personnes n'est pas
une nouveauté, même sous la forme que lui a donnée Jean XXIII. Elle
est traditionnelle, classique, au fondement de tout ce qui a pu s'écrire
sur la «conscience droite», ou, dans un ordre différent, au cœur des
«relations sociales» que la plus chatouilleuse orthodoxie n'a jamais
interdites : l'Église n'est pas un mouvement sectaire. Mais c'est la
première fois que cette distinction est érigée en pastorale d'ensemble :
s'adresser aux hommes de ce temps dans le monde de ce temps, quoi
qu'il en soit de leurs idéologies, et donc en contournant la question de
la modernité telle que la pensée catholique avait pris l'habitude de
l'envisager.
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICANII 811

On aboutit ainsi à un paradoxe. En s'abstenant de traiter


formellement cette question sur le mode magistral, le Concile n'a pu faire
comme si elle n'existait pas, ou plus, comme si le monde présent était «an-
idéologique». Et, pour bien entendre ce qu'il a voulu dire, nous ne
pouvons pas davantage en faire abstraction ou, à l'inverse, la surimposer
arbitrairement à des textes qui ne l'évoquent pas en clair. Bien des
malentendus et des désaccords sont nés de ce flou initial, dont les
solutions opposées dérivaient d'équations posées différemment.
En toute hypothèse, sur pareil sujet, nous devons fuir tout autant
la théorisation abstraite et le jugement propre. Nous n'avons pas à
partir de l'état historique et sociologique de la question, mais de
l'expérience faite par l'Église, dans l'Église, en Église, de ce qu'on appelle la
modernité et la sécularisation. Une expérience tourmentée, massive,
conflictuelle dont la durée, l'étendue, les composantes, les tensions
m'ont toujours paru mériter l'attention prolongée des chercheurs, hors
de toute préconception.
À ce point terminal de nos travaux, je n'ai pas à relayer Philippe
Boutry pour voir comment, de Benoît XV à aujourd'hui, l'Église
romaine a modulé son discours à l'encontre de la «société moderne». Je n'ai
pas davantage à légitimer ce discours, ses analyses et ses jugements, ni
à décider entre les acteurs lesquels sont dans la vérité du catholicisme
ou dans le sens de l'histoire. En revanche, mes travaux m'ont rendu
sensible au procès qui travaille l'Église, où interviennent conjointement
les déterminants lourds qui ont façonné sa mentalité «antimoderne» et
les considérants particuliers qui poussaient à réagir contre elle.
Marxisme, athéisme, culture, société industrielle, vie économique, dont on
vient de parler dans cette séance - il aurait fallu ajouter libéralisme -,
sont autant de lieux et d'indicateurs où peuvent s'observer les
péripéties à rebondissement de cette grande dramaturgie.

Quelques signes avertisseurs

Ce que suggère ainsi le titre même de l'exposé qui m'a été confié,
c'est l'existence, la voix d'une autre histoire que celle dont le Concile
était le grand acteur et le grand témoin : la rumeur du dehors, montant
d'une réalité qui n'avait guère ses entrées dans l'aula conciliaire, ou qui
n'y pénétrait que sourdement, parcimonieusement, indirectement, à
travers images et préoccupations qui pouvaient émouvoir les Pères.
Vatican II s'est ouvert dans une phase d'euphorie internationale coïnci-
812 EMILE POULAT

dant avec l'euphorie religieuse associée à l'événement conciliaire, que


beaucoup ont vécu comme une «nouvelle Pentecôte»1. Il a laissé cette
impression dominante, même s'il a eu ses hauts et ses bas, enregistrés
par les chroniqueurs. En réalité, ce bel optimisme n'est pas, dès alors,
la seule clef du Concile, et il n'est pas la clef du seul Concile. À preuve,
trois petits faits extérieurs dont le simple rapprochement devrait nous
alerter :
- Sorbonne, 29 Juin 1962. Je soutiens ma thèse sur la crise
moderniste. Dernier à parler, le professeur Alphonse Dupront : «Je rentre de
Rome. Dans trois mois s'ouvrira le Concile. Il va marquer la fin de
l'univers mental institué par le Concile de Trente ». Ainsi, ce Concile qui
allait frapper l'opinion par son désir d'ouverture au monde signifiait
d'abord pour l'historien la fin d'un monde. J'ai entendu cette parole
d'un observateur attentif et perspicace : ouverture au monde présent,
fin d'un monde religieux. Elle n'incitait pas nécessairement au
traditionalisme. Mais elle prémunissait contre tout enthousiasme : une
construction pareille ne pouvait se défaire sans remous ni turbulences. Le
Concile ne pouvait qu'annoncer des temps difficiles dont la crise
moderniste, qui avait déclenché une véritable panique dans les milieux
ecclésiastiques, apparaissait comme un prélude : le paysan de la
Garonne - Maritain - dira: «un rhume des foins». Il reste que M. Dupront
voyait une relation étroite de l'hier que j'étudiais aux lendemains qu'il
discernait : l'ombre immense de la modernité et de ses développements.
Je me suis toujours étonné que notre historiographie religieuse
contemporaine n'ait jamais véritablement intégré ce phénomène : en ce sens,
elle applique des méthodes modernes à une problématique
prémoderne.
- Dix ans plus tôt, l'enquête de 1952 conduite et présentée par Mgr
Garrone, coadjuteur de Toulouse, à la demande de l'Assemblée des
cardinaux et archevêques de France, sur le thème «spiritualité diocésaine,
formation du prêtre, vie pastorale». Les insuffisances et les difficultés
ne manquent pas : « La tentation du prêtre était hier
l'embourgeoisement, c'est aujourd'hui l'activisme et le découragement devant l'ineffi-

1 Conférence de M. le cardinal Marty, archevêque de Paris, chancelier, à l'occasion


du centenaire de l'Institut catholique de Paris, le 9 décembre 1975, dans Présence et
dialogue. L'Église dans la région parisienne, n° 177, 15 janvier 1976, p. I-XI (supplément
Paris).
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICANII 813

cacité immédiate de son action sacerdotale. Nous nous trouvons de


toute évidence devant une situation nouvelle du clergé, - situation qui
d'après nos prévisions logiques ne peut aller qu'en s'accentuant. Il faut
y porter remède». Pourtant, dominent la confiance, l'espoir et la
satisfaction : «D'abord, les orientations que l'épiscopat se donnait à lui-
même en 1944, à la veille d'événements très graves, en présence de
problèmes nouveaux, se trouvent singulièrement confirmées. Il n'est pas
une seule des directives, choisies et formulées alors, qui ne se soit
maintenue à travers ces huit années mouvementées, et qui ne reçoive
de ce fait une nouvelle consécration». Comme le dit un évêque, «j'ai
l'impression qu'avant dix ans les objectifs seront atteints. Actuellement,
c'est l'époque de transition et l'on ne peut pas trop bousculer des
prêtres quelquefois âgés et qui ont tous le sens de la tradition»2.
Avant dix ans: en 1927, l'abbé Cardijn en donnait vingt-cinq à la
J.O.C, pour reconquérir la classe ouvrière. Vingt-cinq : 1952, l'année où
l'épiscopat français demande encore dix ans, c'est-à-dire 1962, le début
du Concile.
- À nouveau dix ans plus tôt, exactement onze. Début 1941, les
journaux suisses évoquent une reprise possible du Ier Concile du
Vatican. Charles Pichon en rajoute dans Paris-soir. Le Père Merklen,
directeur de La Croix, réagit aussitôt dans son Journal (inédit) le 5 février. Il
rappelle que Pie XI, dès son avènement, en avait eu l'intention, qu'il
avait nommé une commission à cet effet et adressé une lettre
confidentielle aux évêques du monde entier. L'arrivée de Mussolini au pouvoir
ajourna le projet sine die. Pie XII désirait-il le reprendre? «Je suis porté
à le croire», et pour deux raisons. D'abord, parce qu'il a le sens du
spectaculaire dont son goût des voyages est un aspect, que «le peuple
catholique et le peuple tout court» en ont besoin, et qu'on ne peut
abandonner ce ressort aux régimes dictatoriaux. Mais surtout,
la paix ne peut être restaurée dans le monde que si les divers peuples et
l'opinion publique de ces peuples acceptent des principes de pensée,
d'action et de vie commune. Ceux-ci ne peuvent être donnés que par
l'Église. Quelle leçon efficace pour le monde entier si les évêques du
monde entier appartenant à des races différentes, à des pays ennemis, à

2 Le Clergé diocésain en face de sa mission actuelle d 'evangelisation. Complément au


Rapport de S. Exe. Mgr Guerry sur l'enquête ouverte en 1944 par l'Assemblée des
cardinaux et archevêques. S.l.n.d. (Vanves, Imprimerie des Franciscaines missionnaires, 1952),
p. 10-11.
814 ÉMILE POUL AT

des régimes idéologiques opposés se mettaient publiquement tous


d'accord pour affirmer leur entente cordiale, leur charité mutuelle en
fonction de vérités morales et sociales communes! Plus qu'une définition
dogmatique du pape, des décisions conciliaires (qui présupposent
d'ailleurs leur acceptation par le Pape) produiraient sur l'humanité, à l'heure
présente, une impression immense.

Ainsi, très clairement, ce qui se profile ici, c'est une Église experte
en humanité et un concile pastoral s'adressant à tous les hommes, dans
un temps tout «de craintes et d'angoisses». Ce qui n'est pas dit ici -
mais on le sait par ailleurs -, c'est la responsabilité qui incombe à la
modernité dans cette guerre suicidaire et cataclysmique.
L'événement est toujours inattendu. Vatican II et son déroulement
n'ont pas manqué à la loi : ils nous ont surpris de bout en bout, de
l'annonce à la clôture. C'est vrai, il aurait pu ne rien arriver de ce qui s'est
passé, en tout cas sous cette forme. L'histoire n'est pas prédéterminée,
écrite avant d'être faite; elle avance dans l'ordre des futuribles. Mais
elle ne surgit pas non plus ex nihilo comme la création du monde; elle
se prépare et se produit au sein d'un monde qui existe et qui bouge.
Après coup, nous pouvons nous étonner de nous être laissés
surprendre. Nous étions pourtant prévenus, les indices ne manquaient pas et ils
sont même à la source d'une autre illusion : le sentiment rétrospectif
que, si la prévision nous a échappée, l'explication du moins est entre
nos mains et entre bonnes mains.
Dans les trois moments évoqués, on peut ainsi lire en filigrane les
grandes caractéristiques de Vatican II : un Concile pastoral (Merklen),
une situation nouvelle appelant des orientations nouvelles déjà bien
engagées et justifiant à court terme un optimisme raisonné (Garrone),
l'adieu à un univers mental devenu une seconde nature (Dupront).
Un dernier point peut être fait : avec la dernière Assemblée pléniè-
re de l'épiscopat français (avril 1960) avant le Concile, dominée par
«l'état de choses que désigne confusément le mot devenu familier de
déchristianisation »3. Le cardinal Marty: «Beaucoup de rapports
marquent l'angoisse que laisse la paganisation générale du monde rural».
Le cardinal Gouyon : « Le progrès technique nous met en marche vers

3 Assemblée pléniére de l'épiscopat français. Institut catholique de Paris, 25, 26 et 27


avril 1960. Déclaration de l'Assemblée pléniére sur l'évangélisation des milieux
déchristianisés, p. 81.
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 815

une civilisation qui risque d'être plus imperméable au religieux que


celle qui l'a précédée». Le cardinal Guyot : «Les prêtres ont l'impression
d'être inadaptés au monde d'aujourd'hui et non équipés pour lui», dans
la mesure où ils travaillent seuls. Le vent n'est pas au triomphalisme,
mais pas davantage au pessimisme :

Les bouleversements de tout genre, mais surtout les mutations radicales


apportées à la condition des hommes par la technique risquent d'établir
un mode d'existence où l'homme non évangélisé se passera de Dieu . . .
Cependant il serait aussi faux que dangereux de s'en tenir à une vue
négative : il faut rendre justice à ce qui a été fait, faire crédit à ce qui
existe.

Ainsi donc, aujourd'hui inquiétude et même angoisse, mais demain


sera meilleur parce qu'on en prend les moyens, attentifs à l'expérience,
et parce que tout n'est pas présentement mauvais. Devant cette
oscillation récurrente, ce perpétuel va-et-vient entre les deux bouts de la
chaîne, on ne peut se défendre d'une impression peut-être injustifiée :
comment ne pas penser au «voir, juger, agir», mis en honneur par la J.O.C,
en réaction contre une démarche deductive et abstraite? La nouveauté,
la fécondité, mais aussi la limite de cette méthode, n'est-ce pas sa posi-
tivité, orientée vers les conditions immédiates plus que les causes
profondes, plus sensible au choc de l'événement et de l'environnement
qu'au déroulement de l'histoire et à la longue durée dont ils sont
l'affleurement, le sol visible sur le socle enfoui? Dans cette hypothèse, on
ne s'en étonnera pas : «le monde de ce temps» en vient à occuper tout
le champ, tandis que sa modernité se perd à l'horizon. Jamais «la
modernité» ni sa nature ne se livreront à une analyse positive. Il y faut
d'autres moyens : des principes théoriques, mais d'abord une mémoire
plus longue qui les appelle.
Nous cernons ici une difficulté majeure, la nécessité
d'accommoder sur deux plans dont l'écart va croissant. L'observer n'est en rien la
dissiper : ce pouvoir n'appartient qu'aux acteurs.

Conscience ecclesiale de la «modernité»

Ce que cette mémoire refuse d'oublier si vite et sans explication,


c'est ce grand affrontement qui, depuis bientôt deux siècles, a opposé
l'Église catholique et la société «moderne» avec une égale intransigean-
816 EMILE POULAT

ce de part et d'autre. Faut-il rappeler ici qu'il n'y a pas


d'intransigeance définie ou mesurée en soi, mais seulement dans ce rapport, c'est-
à-dire dans les raisons déterminantes de ce conflit? Rapport historique,
jamais figé, source inépuisable d'initiatives aux figures étonnamment
variées qui l'entretiennent par leur mouvement. Doit-on penser qu'il
s'est détendu jusqu'à perdre toute pertinence et que l'heure du Concile
ouvrait de nouveaux temps invitant à une nouvelle alliance? Ou ne
s'agissait-il, réellement, que d'une distension interne, fruit du chemin
parcouru entre les anciennes formes de l'intransigeance catholique et
ses nouvelles entreprises? Loin de s'exclure, ces deux interprétations se
conjuguent fort bien, la seconde expliquant l'autre. Bien des
témoignages, en tout cas, montrent ce désir de dépasser les vieilles querelles : un
état d'esprit fait de confiance et d'oubli, tourné vers l'avenir et
secouant la poussière du passé.
Dès lors, il convient de revenir sur ce que furent, dans l'Église,
l'expérience et la conscience - religieuses par définition - de ce
grand procès historiques inauguré par l'avènement de la «modernité»
et le développement de la «sécularisation». Les deux mots se
tiennent, avec la nuance suggérée par le suffixe d'un état duratif ou d'un
processus évolutif. Nous ne chercherons pas ici à enrichir leur
constellation lexicale où laïcité joue un grand rôle, ni à raffiner sur leur
définition académique : ce n'est ni le propos, ni le registre de cette
communication.
Ces mots nous viennent de loin : le moyen âge avait déjà ses antiqui
et moderni. L'important, au sens qui nous concerne, est de noter que
les substantifs sont beaucoup plus récents que les adjectifs dont ils
dérivent : modernité date du milieu du siècle dernier, laïcité de la fin, et
sécularisation nous revient de l'anglais. Leur vogue actuelle est encore
plus tardive. En revanche, ils sont tombés sur un terrain propice à la
polysémie :

1) Modernité et sécularisation prises en soi comme processus de


perte du religieux, voire de l'humain, au nom d'un progrès de
l'humanité engagé dans une impasse. Point n'est besoin de remonter au
Syllabus : le thème court jusqu'à nous sans discontinuer. Julien Ries,
professeur à l'Université de Louvain-la-Neuve et l'un des responsables du
Dictionnaire des religions publié sous la direction du cardinal Poupard, a
donné une parfaite expression de cette expérience cruciale en évoquant
le grand meeting de Rimini, organisé en août 1985 par Communione e
liberazione, dont il tire les «leçons» d'actualité :
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 817

Notre monde moderne occidental a séparé religion et culture. Nos


sociétés sécularisées se sont constituées en dehors de toute vision religieuse de
l'homme et du monde. Elles tendent à éliminer de la hiérarchie des
valeurs qu'elles adoptent tout ce qui touche au fait religieux, à l'homme
religieux. Le concept ambigu de laïcité domine l'aire culturelle de notre
Occident. Après la perte de son unité et de son identité culturelle,
l'Europe s'est enfoncée dans une conception purement économique,
technologique et positiviste du progrès humain. Sa politique suicidaire a même
mis en danger des espaces culturels d'autres continents. Aussi, notre fin
de siècle doit contempler de nombreuses épaves qui vont à la dérive dans
un bric-à-brac incohérent4.

2) Plus particulièrement, sécularisation et modernité prises dans


leurs effets déstructurants sur l'Église : au premier plan, baisse de la
pratique religieuse, crise des vocations consacrées, mort de la culture
catholique; en termes généraux, crise de la foi et crise de l'institution,
dont les Entretiens sur la foi du cardinal Ratzinger ont récemment
brossé un large tableau. L'Église travaillée de l'intérieur par la
modernisation ambiante, c'était déjà, au début du siècle, la dramatique de la
«crise moderniste», thème inlassablement récurrent jusqu'à nous.
Devant la constance et l'acuité de cette perception, comment ne pas voir
dans ce triplet - modernité, modernisation, modernisme - le grand axe
d'une histoire de l'Église depuis deux siècles?
3) Ainsi en arrive-t-on à une troisième perspective : sécularisation
et modernité prises comme la somme des changements irréversibles,
s'imposant à tous quoi qu'on puisse en penser. Ce sont d'abord les
«faits accomplis», dont la liste ne cesse de s'allonger: l'histoire a des
repentirs, mais elle ne rebrousse pas chemin. C'est aussi ce qu'on a
envie d'appeler, d'un néologisme hardi ou saugrenu mais suggestif,
l'épimodernité : cette modernité de surface ou d'emprunt qui naît du
simple cadre de la vie quotidienne et de ses exigences imperatives, où
l'on use couramment d'objets qu'on n'a les moyens ni de produire ni
même de concevoir. Comment cette gymnastique permanente de
l'esprit resterait-elle sans effet sur lui? Les plus traditionalistes n'évitent
pas l'action de cette modernité, et certains montrent même une grande
habileté à en exploiter les ressources. Elle n'en reste pas moins une
modernité hétéronome, dont la loi vient d'ailleurs.

4 Esprit et vie (L'Ami du Clergé), 14 novembre 1985, p. 603.


818 EMILE POULAT

Dès lors, qu'en espérer? Est-il possible de s'ouvrir à elle sans se


soumettre à son hétéronomie? peut-on escompter en prendre le
contrôle pour la réorienter ou doit-on chercher une modernité alternative? ou
bien faut-il se résigner à sa domination, user de ce monde comme n'en
étant pas et de la modernité comme n'étant pas des «modernes», au
nom d'une vocation autre réalisable sous différentes figures en toute
situation? Avant, pendant, après le Concile, c'est peut-être la grande
question qui traverse les débats catholiques et l'enjeu capital qui les
sous-tend. Les voies possibles, la voie choisie se situent entre un projet
proteiforme, sans cesse et partout renaissant, d'une «nouvelle
chrétienté» et le périodique constat de la «chrétienté perdue»5.
4) À ce point, surgit un nouvel horizon : sécularisation et
modernité prises comme le lieu de problèmes nouveaux, obligeant les chrétiens
à reviser leurs positions, un monde où la répétition et la reproduction
ne suffisent pas. Monde hostile peut-être, mais même à son insu ou
contre son gré, favorable à des possibilités nouvelles pour l'évangélisa-
tion et la mission, poussant l'imagination chrétienne à se déployer dans
une nouvelle époque historique.
Ces différentes perceptions ne sont pas mutuellement exclusives.
Elles composent la manière dont chaque individu, chaque groupe,
chaque organisation construit son attitude devant la modernité et la
sécularisation. Le fond de ces attitudes peut aller du refus à l'ambivalence
sans aboutir nécessairement à leur franche acceptation. Et même
franche, quand elle se rencontre, il est rare que cette acceptation ne soit
pas conditionnelle : à moins, précisément, d'être vécue au sein de ce
catholicisme que j'ai appelé bourgeois, en référence à ses origines
historiques, et qui repose sur le principe de séparation que l'Église a
toujours dénoncé. Elle y voyait à la fois sa mise à l'écart de la vie publique,
une émancipation sociale envers l'autorité divine, une réduction du
religieux à la sphère intime, une concurrence sur le terrain de
l'influence populaire. Distinction, différenciation, oui; disjonction, non.
Sous nos yeux se consomme aujourd'hui une rupture culturelle
sans précédent. Elle atteint l'Église comme elle nous atteint tous : de
plein fouet, et il ne suffit plus de la récuser pour lui échapper. On peut

5 Par exemple, de Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes spirituels et


temporels d'une nouvelle chrétienté (Paris, 1936), à Pietro Scoppola, La «nuova cristianità»
perduta (Rome, 1985).
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICANII 819

la considérer comme l'aboutissement à long terme de cette véritable


révolution à quoi nous avons attaché le mot «modernité». Elle opère
simultanément sur tous les fronts, dans tous les domaines, mais trois
d'entre eux permettent de mieux l'identifier : l'émancipation de
l'individu, la maîtrise du monde, le contrôle de la société.
- L'émancipation de l'individu, c'est l'avènement de la conscience,
de la raison, du sujet, au sens nouveau que prennent ces mots.
Commence, pour la liberté, une nouvelle ère : libre examen, libre échange,
libre entreprise. À l'homme est permis tout ce qu'il peut, et même il se
le doit. Le progrès de la conscience occidentale (Brunschvicg) marche
de pair avec les affirmations de la conscience moderne (Séailles) :
autonomie et droit de l'homme, juge en dernier ressort de son devoir, de ses
intérêts, de ses convictions. La vérité cesse d'être une affaire publique.
Dieu s'éloigne, se retire, se cache. Les Lumières naturelles se
substituent à la lumière divine pour éclairer ce monde obscur et opaque,
accéder à son intelligence.
- La maîtrise du monde, c'est l'affaire des savants et des
ingénieurs. L'univers de la science se limite désormais à la nature, définie
par l'observable et le verifiable. Il économise Dieu, hypothèse
encombrante et cause inaccessible ; il s'en tient aux phénomènes. Le monde et
l'histoire se dédivinisent, se définalisent, se désurnaturalisent. La
«révélation» ne les concerne plus: elle se limite au mieux à l'homme
intérieur, en attendant d'être prise à son tour comme objet de science.
- Le contrôle de la société, c'est le nouveau départ d'une vieille et
commune ambition quand échoue le grand rêve unitaire de la respubli-
ca christiana. Les nations prennent leur essor et se dotent d'un
instrument de pouvoir, l'État, nouveau maître de l'histoire, qui va se nourrir
du mouvement même de celle-ci, de ses rivalités, de ses contradictions,
en vue de les maîtriser, mais sans jamais y réussir et tirant argument
de cette incapacité pour se renforcer encore.
Entre ces trois ruptures, les liens sont évidents, même si chacune a
suivi sa ligne de développement sans grand souci des deux autres, sinon
même à leur détriment. Ce qui se constitue, c'est une physique -
sociale, politique, économique, scientifique -, où l'Église perçoit qu'elle est
disqualifiée, réduite à un rôle de comparse, reléguée dans un
«métaphysique» incertain. Individus et sociétés prennent leur destin en main
et le bornent à un horizon immédiat. Le déclin de la religion est
d'abord celui de sa place dans la définition de la nature, de l'homme et
de la société. Commment l'art de vivre ensemble et de s'accommoder
aux circonstances pourrait-il dissimuler ce désaccord de fond? Ce
820 EMILE POULAT

grand défi, jalonné de durs conflits, a soumis l'Église et les siens à une
épreuve décisive : leur capacité à survivre dans un milieu défavorable,
à maintenir leur identité, à reprendre l'initiative.

L'éclosion dune modernité catholique

La modernité occidentale a ses bénéfices, considérables, auxquels,


parmi nous, fort peu semblent disposés à renoncer. Elle a son coût, qui
est élevé mais qui n'a jamais été sérieusement évalué (serait-ce un point
aveugle de la science dont elle est le vecteur?). Trop souvent on a réduit
le rapport de l'Église à la modernité à son jugement, sévère, sur cette
modernité, dont son discours est le lieu privilégié : comment, alors, ne
pas être sensible à ses constantes? En réalité, elle ne s'est pas bornée à
subir, à protester, à dénoncer. Elle a déployé une intense activité. Elle a
encouragé la mobilisation de ses fidèles et, avec eux, elle a cherché sa
voie. Explorant un peu toutes les possibilités, fût-ce en se divisant et en
se querellant, ils ont fait, elle a fait le rude apprentissage de l'existence
au sein de cette modernité qui ne laissait rien ni personne en repos,
dont jamais ne s'arrêtait l'esprit d'invention et d'expansion.
Cet apprentissage n'a guère été étudié systématiquement : on
observe plus facilement les manifestations qui en sont l'effet. Pourtant, il
est beaucoup plus que leur condition : il est d'abord la conduite qui
explique la contemporanéité de l'Église, ce sans quoi elle resterait
anachronique et ne serait plus qu'une survivance. Mais il n'est pas
davantage simple adaptation au milieu, appropriation de sa nouveauté, ce
que les sociologues nomment une acculturation : il est aussi réaction de
l'organisme en quête d'un nouvel équilibre avec son milieu. C'est ce qui
fait la redoutable difficulté de cet apprentisssage : à l'école d'une
modernité hostile, l'Église doit inventer sa propre modernité, qui ne peut
s'identifier à la risposte d'une antimodernité ou d'une contremoderni-
té.
De Léon XIII à Vatican II, on peut suivre cet effort et sa
progression à travers bien des hésitations, au prix de bien des déchirements.
En un sens, il est sans fin, comme le mouvement général où il s'insère.
A-t-il du moins atteint le seuil décisif de sa forme propre à inventer? La
réponse n'est pas unanime, la complaisance et l'illusion ont souvent cru
la tenir, mais surtout la question est rarement posée en ces termes. Il
est vrai qu'elle bouscule - en l'inversant - la manière habituelle de
considérer les choses. Au lieu de remonter le cours du temps, elle le
descend : à un regard rétrospectif sur l'histoire, elle substitue une
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 821

démarche prospective. Il ne s'agit plus de savoir si Vatican II rompt


avec le passé de l'Église - et dans quelle mesure -, mais de quel
aboutissement il est le fruit, de quelle émergence il est l'annonciateur,
quelles résistances, quelles transactions, quelles éliminations s'en sont
suivies. Les ruptures observables s'opèrent d'abord avec un présent.
La réflexion faite par A. Dupront avant même l'ouverture du
Concile pourrait faire imaginer un complot dont il a éventé le secret et
dont la suite a confirmé la réalité. Ce serait fantasmer : complot et
manipulation sont des hypothèses superflues et plus encore
aveuglantes. D'une part, l'historien ne faisait qu'anticiper une interprétation
générale sur laquelle les sociologues demeurent partagés : quelques-uns
insistant sur la continuité de Trente à Vatican II et la permanence du
modèle intransigeant; les autres s'attardant à l'importance du
«tournant» pris; tous sensibles aux limites d'un «dépassement» à la fois
indéniable et irréversible. D'autre part, les dispositions des Pères
conciliaires se situaient à un niveau beaucoup plus concret et immédiat :
donner à la tradition reçue les moyens appropriés de répondre à une
conjoncture inédite. C'était affaire d'appréciation, laissant à d'autres
l'interprétation.
Si des ruptures s'imposent, ce n'est pas avec une historicité
abstraite, mais avec des pesanteurs éprouvées : non avec ce qui nous vient de
l'Église, mais avec ce qui ne va pas dans l'Église. «Aggiornamento», le
mot parle : il s'agit de se préparer, d'être prêt, de ne pas se laisser
prendre au dépourvu par ce qui attend l'Église. Elle n'a nulle raison de
rallier la modernité; tout au contraire, elle entend les peuples de la
modernité qui l'appellent : «À la porte de l'Église, le monde frappe»6.
Les grands conciles ont tous été des temps forts de recueillement
et de mûrissement. Celui-ci aura été une extraordinaire expérience
collective : université episcopale, recyclage intellectuel, exercice spirituel,
voyage simulé (l'épiscopat concentré à Rome, c'est un tour du monde
en 2000 évêques), voire libération intérieure. Aujourd'hui, nous sommes
portés à n'en retenir que le souvenir d'un événement médiatique,
couvert par la presse et la télévision, et la trace écrite laissée par les Actes
officiels : des images et des énoncés. Nous négligeons le rôle primordial
qu'y a joué la parole : prise de parole, échange de paroles, écoute de

6 Mgr Charles Moeller, L'élaboration du schéma XIII. L'Église dans le monde de ce


temps, Tournai - Paris, 1968, p. 10-11.
822 EMILE POULAT

paroles, recherche d'une parole commune. Discussions, conversations,


résolutions, rédactions . . . Jamais les évêques n'ont eu autant de
contacts entre eux et, par là, avec le monde en un sens neuf.
Peut-on dire que ce qui s'est joué d'essentiel dans la pratique
conciliaire, c'est une réarticulation du doctrinal et du pastoral? Vatican II a
accompli une œuvre doctrinale importante, mais inspiré par un souci
pastoral qui devient la catégorie englobante et integrative. Les évêques
ont réaffirmé leur rôle de pasteurs et docteurs de la foi, quel qu'ait pu
être celui des experts théologiens. Il en a résulté une modification
profonde dans la fonction savante et le métier théologique, qui ne se réduit
pas au style de leurs rapports, comme si les premiers avaient pris un
avantage sur les seconds. Il s'agit, en fait, d'un corollaire de cette
réarticulation.
Le monde catholique a longtemps opposé vérité à erreur, frontale-
ment. Le symbole le plus expressif s'en trouve sans doute à l'église du
Gesù, dans la chapelle Saint-Ignace avec ses deux groupes de statues
allégoriques : la Foi triomphant de l'Idolâtrie, la Religion écrasant
l'Hérésie. Dans l'invention de sa modernité, l'Église catholique en est venue
à penser que les tendances porteuses de la société moderne ne se
réduisent ni à l'erreur ni au péché, et qu'elles ne se solutionnent ni par la
condamnation ni par l'exhortation. Dès lors, passe au premier plan une
opposition interne et différentielle, en termes de responsabilité : quel
que soit le monde où vit un chrétien, si sécularisé soit-il, si hostile soit-
il, il lui est possible d'y vivre sa foi chrétienne et d'y exercer sa
responsabilité propre.
De ce nouvel état d'esprit procèdent plusieurs documents
conciliaires. Le premier en date fut le Message du Concile à tous les hommes (20
octobre 1962) : idée des P. P. Chenu et Congar, qui avaient rédigé un
texte, repris par quelques évêques français (dont Mgr Garrone et Mgr
Ancel), puis voté par les Pères dès les premiers jours sans avoir été
prévu par les schémas.
À tous les hommes, à toutes les nations, nous voulons adresser un
message de salut, d'amour et de paix . . . Dans cette assemblée, sous la conduite
de l'Esprit-Saint, nous chercherons comment nous renouveler nous-
mêmes pour «nous trouver de plus en plus fidèles à l'Évangile du
Christ ». Nous nous appliquerons à présenter aux hommes de ce temps la
vérité de Dieu dans son intégrité et dans sa pureté, de telle sorte qu'elle
leur soit intelligible et qu'ils y adhèrent de bon cœur.
Pasteurs, nous voulons répondre aux besoins de tous ceux qui
cherchent Dieu . . .
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 823

. . . L'Église est, plus que jamais, nécessaire au monde moderne pour


dénoncer les injustices et les inégalités criantes, pour restaurer la vraie
hiérarchie des valeurs, rendre la vie plus humaine et plus conforme aux
principes de l'Évangile.
... Au milieu d'un monde encore si éloigné de la paix qu'il souhaite,
angoissé devant les menaces que font peser sur lui les progrès
techniques admirables en eux mêmes, mais périlleux tant qu'ils sont sans
référence à une loi morale supérieure, puisse briller la lumière de la grande
espérance en Jésus-Christ, l'unique Sauveur.

Le message prône une foi agissante, engagée dans les «tâches


terrestres», au service des hommes «nos frères» et des «valeurs
d'humanité». Il se veut l'écho «des peuples qui nous sont confiés» et des
«problèmes qui les assaillent», de «ces foules qui souffrent de la faim, de la
misère, de l'ignorance». Il appelle à la paix entre les peuples, à leur
authentique communauté, à un développement vraiment humain. Il
affirme enfin «l'unité fraternelle des hommes par-dessus les frontières
et les civilisations».
Ce sont là des thèmes et un langage qui nous sont devenus
familiers, dont on montrerait sans peine combien ils sont traditionnels pour
le fond. Que leur unanimité risque d'être fort éprouvée par leur mise
en œuvre et de mal résister à une traduction en actes, on le sait depuis
longtemps : par exemple, Rerum novarum. En revanche, on n'y sent
aucune complaisance pour la modernité, qui n'est ni visée ni même
distinguée. Le «monde moderne» n'y est autre que celui où nous vivons, le
monde de ce temps : il ne suscite aucun optimisme, mais la
bienveil ance et une critique qui se veut contribution positive à une tâche
immense, urgente.
Pourtant, cette simple attitude exigeait une conversion en
profondeur que nous avons peine aujourd'hui à imaginer : ce fut tout l'enjeu
de Gaudium et spes, et il faudrait montrer comment le travail dont
cette constitution a été le lieu a marqué l'œuvre entière du Concile. Mais
cette conversion était essentiellement un retour sur soi, non l'empreinte
du dehors, la séduction d'un modèle étranger. Ce n'est pas le monde
moderne qui a inventé les «valeurs humaines» et les «réalités
terrestres», même s'il leur à donné un nouvel élan et une nouvelle figure. En
revanche, l'attitude chrétienne à leur égard est bien un problème
constant pour l'Église : une Église qui vit dans l'histoire et, périodiquement,
reconsidère le chemin parcouru. Optimisme chrétien, pessimisme
chrétien, le débat interne n'est pas près de se clore. Il a rebondi à Vatican
824 EMILE POULAT

II, qui ne l'a pas clos mais qui a permis une ample explication entre
pasteurs. Ecoutons Mgr Philippe Delhaye :
Notre éducation chrétienne et plus encore notre éducation cléricale
nous avaient appris à considérer le monde comme intégralement
mauvais. Dans ses examens de conscience, si célèbres dans les séminaires
jusqu'à cette dernière guerre, M. Tronson prenait comme point de départ
des relations ad extra, le texte : non pro mundo rogo . . . Dans la même
ligne d'idée, on nous avait mis en garde contre les «idées du monde»,
contre les «idées modernes» et on nous avait donné la consigne d'être
«antimoderne» . . . L'homme aussi nous avait été présenté sous des
couleurs extrêmement sombres. Il n'était que péché . . . 7

D'une personnalité qui a suivi de si près l'élaboration du fameux


schéma, le témoignage est lourd : c'est une réaction psychologique
entraînant une révision théologique, mais à l'intérieur du même
monde. La façon dont a été vécue cette réélaboration ne doit pas le faire
oublier. L'esprit des Pères paraît bien ne jamais avoir hésité sur le sens
des relations Église-monde. Le Message final du Concile (8 décembre
1965) le dit clairement :
II nous semble entendre s'élever de partout dans le monde une
immense et confuse rumeur : l'interrogation de tous ceux qui regardent
vers le Concile et nous demandent avec anxiété : n'avez-vous pas un mot
à nous dire?

Ce mot, il le dira, à chacun brièvement : gouvernants, hommes de


la pensée et de la science, artistes, femmes, travailleurs, pauvres et
malades, jeunes. Il est ce qu'on pouvait attendre de l'Église, par
exemple aux intellectuels et aux savants: «Continuez à chercher sans vous
lasser, sans désespérer jamais de la vérité! Rappelez-vous la parole
d'un de vos grands amis, saint Augustin . . . Mais ne l'oubliez pas : si
penser est une grande chose, penser est d'abord un devoir; malheur à
celui qui ferme volontairement les yeux à la lumière! Penser est aussi
une responsabilité : malheur à ceux qui obscurcissent l'esprit par les
mille artifices qui le dépriment, l'enorgueillissent, le trompent, le
déforment . . . Pour cela, sans troubler vos pas, sans éblouir vos regards,
nous venons vous offrir la lumière de notre lampe mystérieuse : la
foi».

7 Histoire des textes de la Constitution pastorale, dans Vatican II. L'Église dans le
monde de ce temps, 1967, tome I, Paris, p. 276 (Unam sanctam, 65 a).
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 825

Ce n'est ni l'exaltation ni la dénonciation de la science, mais la


science contenue en-deçà de la Science et la foi retenue en-deçà d'une
confrontation. Pour qui a un tant soit peu fréquenté la pensée éclairée
et libérale, il est impossible de s'y méprendre; qui ne fait pas la
différence se sentira plus facilement une âme de passe-frontière. Il y a, si
l'on veut, toute la distance qui peut séparer les «droits de l'homme» des
«jura hominum» proclamés dans Gaudium et spes (41, § 3) : c'est plus
qu'un schibloleth ou qu'une nuance de traduction.
On attachera une attention spéciale à l'Allocution de Paul VI
devant l'Assemblée générale de l'O.N.U. (4 octobre 1965), que présidait
A. Fanfani, puisqu'elle a été traitée comme une partie intégrante des
Actes du Concile :
Celui qui vous parle est un homme comme vous ; il est votre frère, et
même l'un des plus petits parmi vous qui représentez des États
souverains ... Il n'a aucune puissance temporelle, aucune ambition d'entrer
avec vous en compétition. Quelle que soit votre opinion sur le Pontife de
Rome, vous connaissez notre mission : nous sommes porteur d'un
message pour toute l'humanité . . .
Ce que vous proclamez, ce sont les droits et les devoirs
fondamentaux de l'homme, sa dignité, sa liberté, et avant tout la liberté
religieuse ... En un mot, l'édifice de la civilisation moderne doit se construire
sur des principes spirituels ... Et ces indispensables principes de sagesse
supérieure ne peuvent reposer - c'est notre conviction, vous le savez -,
que sur la foi en Dieu, (. . .) pour Nous, le Dieu vivant, le Père de tous les
hommes.

Solennelle confession de foi, Pierre devant les Nations, dans une


enceinte dont ce n'était pas le registre habituel, mais aussi, grâce à ce
déplacement, le Concile hors-les-murs et la fin d'une longue exclusion.
L'Eglise achevait sa rentrée sur la scène internationale; elle réaffirmait
sa présence, sa transcendance, l'universalité de sa mission et de sa
compétence, son ouverture.
À ce point, il était difficile de ne pas rencontrer la modernité. Elle
surgit à l'ultime moment, alors que tous les documents conciliaires
avaient été promulgués : dans le discours prononcé par Paul VI devant
le Concile le 7 décembre 1965, veille de la cérémonie de clôture. Un
pape nourri de Maritain ne désavouait ni l'ère constantinienne, ni le
Moyen Âge, ni la Contre-Réforme, mais fermait et dépassait le temps
a'
Antimoderne, sans avoir pour autant réduit ou surmonté l'obstacle
massif contre lequel il se dressait :
826 EMILE POULAT

L'humanisme laïque et profane est apparu dans sa terrible stature et


a, en un certain sens, défié le Concile.
La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la
religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu.
Qu 'est-il arrivé? Un choc, une lutte, un anathème? Cela pouvait
arriver; mais cela n'a pas eu lieu. La vieille histoire du Samaritain a été le
modèle de la spiritualité du Concile . . .
Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes,
qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez
reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque,
nous avons le culte de l'homme ... La religion catholique est pour
l'humanité; en un certain sens, elle est la vie de l'humanité . . .

Les papes modernes ont tous estimé que rien de ce qui était
humain ne devait être étranger à l'Église : le catholicisme est social et
intégral par nature, et intransigeant sur sa nature. C'est au nom de ce
principe qu'ils ont jugé si sévèrement les conceptions inhumaines et
l'action déshumanisante de la «civilisation moderne». Cette ligne de
conduite qui inspire l'histoire de l'Église ne suffit ni à la faire, ni à la
justifier, ni à l'écrire, mais elle aide à la comprendre. En affirmant le
culte théocentrique de l'homme, le Concile n'a pas dévié vers
l'anthropocentrisme de la culture moderne, précisera bien Paul VI dans ce
discours final.
Dès lors, une suggestion s'impose. Dans un monde où la modernité
n'a fait qu'affermir et étendre son emprise, où l'on ne peut escompter
ni son effondrement du dedans, ni un retour au passé, ni une
composition avec elle, l'histoire d'une Église tenacement sur la défensive
apparaît en même temps comme l'histoire d'une Église en quête de sa
modernité : à tâtons, laborieusement, obscurément, conflictuellement.
Et Vatican II comme un moment capital de cette quête, cristallisant un
siècle ou presque d'efforts.

Emile Poulat

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