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de Rome
Résumé
Il faut se rendre à l'évidence : ce que nous appelons modernité n'est pas à l'horizon de Vatican II. Les décrets du Concile
ignorent le mot, tout comme modernisme, et ils n'utilisent que cinq fois l'adjectif moderne. Pourtant, le monde y est très présent :
146 fois mais c'est «le monde de ce temps». Manquent pareillement des termes jusqu'alors très classiques dans les documents
pontificaux : libéralisme, socialisme, communisme, capitalisme, marxisme.
Vatican II s'est ouvert dans une phase d'euphorie internationale, coïncidant avec l'euphorie religieuse associée à l'événement
conciliaire, vécu comme une «nouvelle Pentecôte», à l'heure où s'annonce une rupture culturelle sans précédent qui atteint
l'Église comme elle nous atteint tous.
«L'ouverture de l'Église au monde moderne» n'a jamais été une expression conciliaire, mais c'est une expression ambiguë.
Vatican II est aux antipodes de tout modernisme : le monde ne paraît guère fasciner l'Église; c'est au contraire lui qu'elle entend
frapper à sa porte et qu'elle se dispose à accueillir. Cristallisant un siècle d'efforts, le Concile est un moment capital de notre
histoire : dans un monde où la modernité n'a fait qu'étendre et affermir son emprise, on y voit l'Église tenacement en quête de
sa propre modernité.
Poulat Émile. La modernité à l'heure de Vatican II. In: Le deuxième Concile du Vatican (1959-1965) Actes du colloque organisé
par l'École française de Rome en collaboration avec l'Université de Lille III, l'Istituto per le scienze religiose de Bologne et le
Dipartimento di studi storici del Medioevo e dell'età contemporanea de l'Università di Roma-La Sapienza (Rome 28-30 mai
1986) Rome : École Française de Rome, 1989. pp. 809-826. (Publications de l'École française de Rome, 113);
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1989_act_113_1_3404
Ce que suggère ainsi le titre même de l'exposé qui m'a été confié,
c'est l'existence, la voix d'une autre histoire que celle dont le Concile
était le grand acteur et le grand témoin : la rumeur du dehors, montant
d'une réalité qui n'avait guère ses entrées dans l'aula conciliaire, ou qui
n'y pénétrait que sourdement, parcimonieusement, indirectement, à
travers images et préoccupations qui pouvaient émouvoir les Pères.
Vatican II s'est ouvert dans une phase d'euphorie internationale coïnci-
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Ainsi, très clairement, ce qui se profile ici, c'est une Église experte
en humanité et un concile pastoral s'adressant à tous les hommes, dans
un temps tout «de craintes et d'angoisses». Ce qui n'est pas dit ici -
mais on le sait par ailleurs -, c'est la responsabilité qui incombe à la
modernité dans cette guerre suicidaire et cataclysmique.
L'événement est toujours inattendu. Vatican II et son déroulement
n'ont pas manqué à la loi : ils nous ont surpris de bout en bout, de
l'annonce à la clôture. C'est vrai, il aurait pu ne rien arriver de ce qui s'est
passé, en tout cas sous cette forme. L'histoire n'est pas prédéterminée,
écrite avant d'être faite; elle avance dans l'ordre des futuribles. Mais
elle ne surgit pas non plus ex nihilo comme la création du monde; elle
se prépare et se produit au sein d'un monde qui existe et qui bouge.
Après coup, nous pouvons nous étonner de nous être laissés
surprendre. Nous étions pourtant prévenus, les indices ne manquaient pas et ils
sont même à la source d'une autre illusion : le sentiment rétrospectif
que, si la prévision nous a échappée, l'explication du moins est entre
nos mains et entre bonnes mains.
Dans les trois moments évoqués, on peut ainsi lire en filigrane les
grandes caractéristiques de Vatican II : un Concile pastoral (Merklen),
une situation nouvelle appelant des orientations nouvelles déjà bien
engagées et justifiant à court terme un optimisme raisonné (Garrone),
l'adieu à un univers mental devenu une seconde nature (Dupront).
Un dernier point peut être fait : avec la dernière Assemblée pléniè-
re de l'épiscopat français (avril 1960) avant le Concile, dominée par
«l'état de choses que désigne confusément le mot devenu familier de
déchristianisation »3. Le cardinal Marty: «Beaucoup de rapports
marquent l'angoisse que laisse la paganisation générale du monde rural».
Le cardinal Gouyon : « Le progrès technique nous met en marche vers
grand défi, jalonné de durs conflits, a soumis l'Église et les siens à une
épreuve décisive : leur capacité à survivre dans un milieu défavorable,
à maintenir leur identité, à reprendre l'initiative.
II, qui ne l'a pas clos mais qui a permis une ample explication entre
pasteurs. Ecoutons Mgr Philippe Delhaye :
Notre éducation chrétienne et plus encore notre éducation cléricale
nous avaient appris à considérer le monde comme intégralement
mauvais. Dans ses examens de conscience, si célèbres dans les séminaires
jusqu'à cette dernière guerre, M. Tronson prenait comme point de départ
des relations ad extra, le texte : non pro mundo rogo . . . Dans la même
ligne d'idée, on nous avait mis en garde contre les «idées du monde»,
contre les «idées modernes» et on nous avait donné la consigne d'être
«antimoderne» . . . L'homme aussi nous avait été présenté sous des
couleurs extrêmement sombres. Il n'était que péché . . . 7
7 Histoire des textes de la Constitution pastorale, dans Vatican II. L'Église dans le
monde de ce temps, 1967, tome I, Paris, p. 276 (Unam sanctam, 65 a).
LA MODERNITÉ À L'HEURE DE VATICAN II 825
Les papes modernes ont tous estimé que rien de ce qui était
humain ne devait être étranger à l'Église : le catholicisme est social et
intégral par nature, et intransigeant sur sa nature. C'est au nom de ce
principe qu'ils ont jugé si sévèrement les conceptions inhumaines et
l'action déshumanisante de la «civilisation moderne». Cette ligne de
conduite qui inspire l'histoire de l'Église ne suffit ni à la faire, ni à la
justifier, ni à l'écrire, mais elle aide à la comprendre. En affirmant le
culte théocentrique de l'homme, le Concile n'a pas dévié vers
l'anthropocentrisme de la culture moderne, précisera bien Paul VI dans ce
discours final.
Dès lors, une suggestion s'impose. Dans un monde où la modernité
n'a fait qu'affermir et étendre son emprise, où l'on ne peut escompter
ni son effondrement du dedans, ni un retour au passé, ni une
composition avec elle, l'histoire d'une Église tenacement sur la défensive
apparaît en même temps comme l'histoire d'une Église en quête de sa
modernité : à tâtons, laborieusement, obscurément, conflictuellement.
Et Vatican II comme un moment capital de cette quête, cristallisant un
siècle ou presque d'efforts.
Emile Poulat