Vous êtes sur la page 1sur 45

1

L’eucharistie à Byzance du XIe au XVe siècle

I  -­‐  Liturgie  

A)  Évolution  du  rite    


Les Byzantins célèbrent ordinairement la Divine Liturgie de
saint Jean Chrysostome. Celle de saint Basile, plus longue, est
réservée à de grandes fêtes : Noël, Épiphanie, saint-Basile, dimanches
du grand Carême (sauf Rameaux), Jeudi-Saint et Samedi-Saint1.

Principales  étapes  du  rite  eucharistique  :    

- Préparation des oblats (prothésis ou proscomidie). Sur un autel


annexe, le prêtre prépare la prosphora, sorte de pain levé épais et
marqué d’un sceau2 sur lequel il pratique des incisions avec un
instrument rappelant la lance qui perça le côté du Christ, pour en
détacher la partie centrale ou amnos (agneau) destinée à être
consacrée, qu’il dispose sur la patène. Puis il verse le vin dans le calice
et ajoute quelques gouttes d’eau pour signifier l’union des deux
natures du Christ. Il joint au pain des parcelles d’autres prosphorai, en
mémoire de la Mère de Dieu, de divers saints et des personnes
vivantes ou défuntes pour lesquelles la liturgie est offerte. Puis il
encense ces oblats.

1. Cf. F. MERCENIER et F. PARIS, La prière des Eglises de rite byzantin, tome 1 :


L’office divin, la Liturgie, les sacrements, Amay-sur-Meuse, 1937.
2. Prosphora ou « pain d’oblation » : ce sont des pains que les fidèles apportent à

l’église pour être offerts à leurs intentions. Le sceau imprimé sur la prosphora
représente une croix entourée des lettres KT YS OK LA (Jésus Christ vainqueur).
2

- Liturgie des catéchumènes : Petite Entrée (procession avec les


livres saints), lectures bibliques, litanies.

- Liturgie des fidèles : les oblats sont portés de l’autel de la


prothésis à l’autel principal, par une procession à travers l’église
(Grande Entrée). L’anaphore se déroule en silence derrière les portes
fermées du sanctuaire.

- Communion : élévation et fraction (mélismos) du pain


consacré, dont le prêtre immerge une parcelle dans le calice avec un
peu d’eau chaude (zéon). Le prêtre et le diacre communient sous
chacune des deux espèces. Puis les parcelles de pain consacré sont
déposées dans le calice, et les fidèles reçoivent dans la bouche, à l’aide
d’une cuiller, ces parcelles trempées. A la fin de la liturgie, ceux qui
n’ont pas communié reçoivent du pain bénit, issu des prosphorai
préparées à la prothésis et non consacrées.

Évolution  du  rite  

Ce schéma mis en place peu à peu s’est répandu dans le monde


byzantin sous l’impulsion de Sainte-Sophie de Constantinople3. Au
XIIe s., le patriarche Marc d’Alexandrie interroge le canoniste
constantinopolitain Balsamon sur la validité des Liturgies de saint
Marc et de saint Jacques, utilisées dans les Églises d’Alexandrie et
Jérusalem. Balsamon répond que ces Églises doivent suivre l’usage de
Constantinople qui ne reconnaît que les Liturgies de saint Jean
Chrysostome et de saint Basile. Il récuse ainsi la pluralité des rites qui

3. Cf. R. TAFT, Le rite byzantin. Bref historique, Paris, Cerf, 1996.


3

avait cours dans les siècles précédents4. A la même époque, à un prêtre


qui l’interroge sur le rituel de la prothésis, Elie de Crète recommande
de se conformer aux usages de la Grande Église (Sainte-Sophie)5.La
pluralité subsiste pourtant, car au XVe siècle Syméon de
Thessalonique analyse les différences de rite entre Constantinople et
Thessalonique6.

Le rituel devient plus symbolique. Les nouvelles églises sont


plus petites, les déplacements d’autant plus restreints. La prothésis, qui
se déroulait dans un bâtiment annexe ou une chapelle latérale,
s’effectue désormais sur un autel annexe à l’intérieur du sanctuaire. La
Grande Entrée devient une procession symbolique qui part du
sanctuaire pour y revenir7. Cette évolution vers des rites plus
symboliques montre l’influence de la liturgie monastique sur le rituel
de la Grande Église, qui s’accentue avec l’occupation latine de 1204 à
1261, durant laquelle les monastères demeurent l’élément stable de
fidélité à la tradition byzantine.

Quelques moments-clés de la liturgie eucharistique connaissent


ainsi une profonde évolution.

4. BALSAMON, Réponses à Marc d’Alexandrie, PG 138, 953. Cf. G. DAGRON,


Empereur et prêtre. Etude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, Gallimard, 1996, p.
265. Sur cette évolution, cf. R. TAFT, “How liturgies grow : The Evolution of the
byzantine Divine Liturgy”, OCP 43, 1977, 355-78.
5. Cf. V. LAURENT, “Elie de Crète et la proscomidie”, REB 16, 1958, 116-142.
6. Cf. I. M. PHOUNTOULÈS, L’oeuvre liturgique de Syméon de Thessalonique (en

grec), Thessalonique, 1966.


7. Au XIVe s., l’origine fonctionnelle de la Grande Entrée n’était pas oubliée :

« L’entrée des saints dons se fait pour une utilité pratique, parce que d’habitude ils se
trouvaient dans la sacristie (skevophylakion). » (Nicolas CABASILAS, Au sujet des
rites de la Divine Liturgie, SC 4 bis, p. 371).
4

La prothésis8 a pris une importance accrue depuis le VIIIe s.


Cette tendance s’accentue au XIIe s. Les gestes sont de plus en plus
détaillés et codifiés : le prêtre fait subir au pain une véritable
immolation symbolique, accompagnée de versets tirés des récits du
Serviteur Souffrant (Is 53) et de la Passion selon saint Jean (Jn 19, 34-
35). D’après Nicolas Cabasilas, « les rites accomplis à la prothèse sur
le pain qui est présenté sont un récit en action de la Passion du
Christ. »9 Outre le pain destiné à la consécration, on prépare d’autres
prosphorai, sous l’influence des règlements monastiques qui
multiplient les prosphorai en mémoire des fondateurs du monastère et
de leur famille. Au XIIe s., le patriarche Nicolas III codifie le rituel10,
prescrivant l’oblation de quatre prosphorai : pour le Christ (celle qui
fournit l’amnos), pour la Mère de Dieu, pour les anges, pour les
apôtres, les prophètes, les hiérarques, les saints. D’autres prosphorai
peuvent être offertes pour des fidèles vivants ou défunts. De chacune,
seule une parcelle est prélevée et déposée sur le diskos avec l’amnos.

Ces modifications troublent les célébrants. Un prêtre, constatant


des différences entre les formulaires anciens et les directives de
Nicolas III, pose au métropolite Elie de Crète, qui se trouve à
Constantinople, une série de questions sur la prothésis. Au XIVe s., le
patriarche Philothée en précise à nouveau les modalités, ce qui
n’empêche pas Syméon de Thessalonique, au siècle suivant, de
constater encore des divergences11.

8. La préparation des oblats s’appelait à l’origine Prothésis (« offrande ») et la


Proscomidie (« transfert ») désignait la Grande Entrée. Les termes sont devenus
synonymes au cours du temps et désignent les rites de la préparation des oblats.
9. Nicolas CABASILAS, Au sujet des rites ..., SC 4 bis, p. 369.
10. Regestes, N. 977, 980, 993.
11. Cf. S. PETRIDES, “La préparation des oblats dans le rite grec”, EO 3, 1899-1900,

65-78.
5

La consécration échappe à la perception des fidèles. Elle est


d’abord cachée à l’ouïe : au VIe s., l’empereur Justinien stipulait que
les paroles de l’anaphore devaient être prononcées à haute voix12, mais
les prêtres ont pris l’habitude de les dire à voix basse. Cette évolution
est intégrée au rituel dès le Xe siècle13. Le rite est aussi peu à peu
caché à la vue : amorcée dans les monastères, la coutume d’utiliser un
rideau pour cacher le sanctuaire pendant la consécration s’étend aux
églises séculières. L’évolution se traduit dans l’architecture : le
templon, à l’origine simple chancel séparant le sanctuaire de la nef, est
surmonté d’images puis transformé en cloison permanente, couverte
d’icônes (l’iconostase) et percée de portes que l’on ferme pour la
consécration. Il en résulte une dichotomie entre les clercs qui
accomplissent le rite sacré, et les fidèles qui durant ce temps
contemplent les icônes et chantent des hymnes14. Au XIe s., le moine
Nicétas Stéthatos s’emporte contre les Liturgies célébrées dans des
chapelles privées, où l’exiguïté des locaux ne permet pas une
séparation stricte entre le sanctuaire et les fidèles, qui risquent
d’entendre les paroles de la consécration ou de voir ce qui se passe.
Or, dit-il, « la contemplation et la vision de ces mystères sont
strictement réservées, par ordre de Dieu et de ses apôtres, aux prêtres
qui en font l’offrande »15. Il plaide en faveur du rideau, ce qui montre
qu’à son époque le templon n’était pas encore opaque, et que l’usage
monastique du rideau n’était pas généralisé.
12. JUSTINIEN, Novelle 137 (al 174). Cf. P. TREMPELAS, “L’audition de l’anaphore
eucharistique par le peuple”, dans 1054-1954. L’Eglise et les Eglises, Chèvetogne,
1955.
13. Cf. A. JACOB, “La concélébration de l'anaphore à Byzance d'après le témoignage

de Léon Toscan”, OCP 35, 1969 : Léon Toscan traduit en latin une diataxis du Xe s. qui
stipule que les paroles de la consécration sont dites à voix basse.
14. Cf. CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale, p. 266-284.
15. Nicétas STETHATOS, Lettre 8 à Grégoire le Sophiste, SC 81.
6

Seul l’amnos, découpé dans la première prosphora, est consacré.


Le statut des parcelles disposées autour de lui sur le diskos restait
ambigu. Syméon de Thessalonique précise qu’elles ne sont pas
consacrées, et que le prêtre doit éviter de les donner en communion
aux fidèles. Mais ce ne sont pas des parcelles profanes, car elles sont
sanctifiées par le contact de l’amnos consacré16. En cas de besoin,
trempées dans le vin consacré, elles en reçoivent une sorte de
consécration qui peut les faire servir à la communion des fidèles17.

La distinction entre consacré et non-consacré est capitale. Si le


calice est renversé ou le pain mangé par des souris, la pénitence est
mesurée en fonction du statut de ce qui est perdu : la faute est
beaucoup moins grave si le vin est répandu avant la consécration, ou si
le pain est une simple parcelle de prosphora non consacrée18

La communion des prêtres et des diacres se fait au corps (reçu


dans la main droite) et au sang du Christ (bu au calice), dans le
sanctuaire fermé. Puis on ouvre le sanctuaire pour la communion des
fidèles. Depuis le VIIIe ou le IXe s., ceux-ci ne reçoivent plus le corps
et le sang séparément ; la communion ne peut donc plus être reçue
dans la main ; pourtant le canon 101 du sixième concile (692)
recommande de recevoir la communion dans la main, car le corps
humain est image de Dieu, et rappelle la position adéquate (mains en
croix, la gauche soutenant la droite)19. L’embarras des canonistes qui

16. PG 155, 280-286.


17. PG 155, 748-749
18. Cf. les réponses de Balsamon au XIIe s (Rép. 20, dans RP, IV, p. 463) et de Syméon

de Thessalonique au XVe s. (Rép. 81 à Gabriel de Pentapolis, PG 155, 946-949).


19. Cf. CYRILLE DE JÉRUSALEM, Catéchèse 23 (= Cat. mystag. 5), = SC 126 ; can.

101 du 6e concile, RP, II, Athènes, 1852, p. 546-547.


7

le commentent est frappant. Au XIIe s., Balsamon explique que


parfois la crainte de Dieu rend non souhaitable l’application de
certains canons ; Aristène tente d’harmoniser la règle et la coutume en
incitant les fidèles à recevoir la communion dans la bouche mais avec
les mains dans la position requise par le canon20 ; et le patriarche
Michel II (1143-1146), expliquant à un moine le progrès que
constituent les réformes liturgiques, donne comme exemple le passage
de la communion dans la main à la communion à l’aide d’une cuiller21.

Une exception notable parmi les fidèles : lors de son


couronnement, l’empereur, ôtant sa couronne par humilité, reçoit le
pain consacré dans la main et boit le vin au calice, comme les prêtres
et les diacres22.

Dans le rite byzantin, certains jours sont sans eucharistie, comme


les jours de semaine du Grand Carême (du lundi au vendredi). Dès le
VIIe s., on commença à consacrer des pains pour permettre la
communion ces jours-là, et le souci de solenniser ces communions
amena à rédiger une Liturgie sans consécration : la Liturgie des
Présanctifiés. Le dimanche précédant, le prêtre a consacré autant de
pains qu’il est prévu de Présanctifiés. Après la fraction, on verse sur
eux du vin consacré et on les serre dans un tabernacle. Le jour venu,
on les porte à l’autel lors de la Grande Entrée, rendue plus solennelle
par le fait que ce ne sont pas de simples oblats qui sont portés à l’autel,
mais le corps et le sang du Christ. Nicolas Cabasilas juge utile de
souligner la différence entre les oblats et les espèces consacrées : « Si,

20. RP, II, p. 547.


21. Regestes, N. 1022.
22. PSEUDO-KODINOS, Traité des offices, éd. J. VERPEAUX, Paris, 1966, p. 267-

268.
8

parmi ceux qui se prosternent devant le prêtre portant les oblats, il en


est qui adorent ces oblats comme étant le corps et le sang du Christ et
s’adressent à eux comme tels, ceux-là ont été induits en erreur par
l’entrée des Présanctifiés, méconnaissant la différence qui existe entre
l’un et l’autre acte liturgique. A l’entrée dont il est question
maintenant (Liturgie de Jean Chrysostome), les oblats ne sont pas
encore consacrés comme sacrifice : tandis que, dans l’autre entrée
(Présanctifiés), ils sont consacrés, sanctifiés, corps et sang du
Christ. »23

Le vin étant périssable, seul le pain est consacré à l’avance. Le


jour des Présanctifiés, le prêtre prépare le calice de la façon
habituelle24, et le pain consacré y est déposé après la fraction. Syméon
de Thessalonique explique que le vin est consacré par le contact du
pain consacré25. Le rituel des Présanctifiés n’est pas encore encore fixé
au XIIe s., puisque le patriarche Michel II doit l’expliquer à
l’empereur26

Ces évolutions troublent certains prêtres soucieux de ne pas être


sacrilèges en accomplissant les « mystères redoutables ». Les
questions posées aux autorités (surtout au XIIe s., période de grande
ébullition théologique et liturgique) donnent un éclairage concret sur
ces inquiétudes. Nicolas III (1084-1111), codificateur de la prothésis,

23. Nicolas CABASILAS, Explication de la Divine Liturgie, SC 4 bis, c. 24.


24. Au XIe s., le chartophylax Nicéphore stigmatise la coutume de ne pas ajouter d’eau
au vin lors des Présanctifiés : cf. P. GAUTIER, “Le chartophylax Nicéphore : oeuvre
canonique et notice biographique”, REB 27, 1969, 159-95 : lettre 5, qu. 5.
25. Rép. 57 à Gabriel, PG 155, 909.
26. Regestes, N. 1021.
9

est interrogé sur l’utilisation des prosphorai non consacrées et non


distribuées comme pain bénit27..

Dans ses réponses, il distingue non seulement entre les


prosphorai consacrées et celles qui ne ne le sont pas, mais entre celles
qui ont été préparées à la prothésis et celles qui ont été simplement
offertes par les fidèles, entre la prosphora de la Mère de Dieu et les
autres. Ces distinctions minutieuses, et parfois énigmatiques pour le
profane, expliquent l’abondance de questions posées par les clercs
byzantins.

Les clercs se posaient bien d’autres questions : Peut-on célébrer


avec une seule prosphora28 ? en l’absence de vin, peut-on utiliser du
vinaigre29 ? du jus de raisin30 ? quelle quantité de pain prévoir pour la
consécration31 ? quelle quantité de vin32 ? et d’eau33 ?

Toutes ces questions, qui peuvent passer pour des chicaneries,


montrent que la liturgie de cette époque est vivante et non figée,
qu’elle évolue sans cesse, quitte à prendre au dépourvu les simples
desservants d’églises. Elles témoignent surtout de l’importance du rite,
dont chaque élément a sa raison d’être symbolique et théologique.

27. Regestes, N. 977. Cf. BALSAMON, Sur le can. 8 de Théophile d’Alexandrie, RP


IV, Athènes, 1854, p. 348-349.
28. PIERRE LE CHARTOPHYLAX, Réponses, RP V, p. 369 s. La réponse est positive.
29. Ibid. Non, bien sûr.
30. JEAN XI BEKKOS, Réponses à l'évêque de Saraj, qu. 10, Regestes, N. 1427.

Réponse : à la rigueur.
31. G. LAPITHÈS, Sur les sept sacrements, REB 37, 1979.
32. Ibid.
33. Ibid. Lapithès recommande la modération : trop de vin et l’on risque d’en renverser ;

trop de pain et il en restera.


10

B)  Interprétations  de  la  Divine  Liturgie  :  symbolisme  ou  représentation  ?  

L’explication des rites liturgiques constitue un genre littéraire


permanent à Byzance. Trois auteurs, à notre époque, témoignent de
conceptions différentes de la liturgie eucharistique.

Au XIe s., la Prothéôria de Nicolas d’Andida34 accentue une


tendance amorcée par Germain de Constantinople au VIIIe s.
Germain, réagissant contre la vision symbolique de Maxime le
Confesseur35 — qui faisait de la Liturgie terrestre l’image de celle qui
se déroule éternellement dans le ciel — avait introduit une conception
historique faisant de la Liturgie la représentation de l’histoire du salut
dans le Christ. Nicolas systématise cette conception historique : pour
lui, la Liturgie ne rappelle pas seulement la mort du Christ, mais toute
sa vie, « l’économie complète de l’abaissement du vrai Dieu et notre
Sauveur Jésus Christ en vue de notre salut »36. Il voit dans chaque
élément du rite le rappel d’un événement précis de la vie du Christ.
Ainsi, la prothésis représente la vie cachée à Nazareth, la petite entrée
le début de la vie publique, la Grande Entrée les Rameaux, etc. La
Liturgie est ainsi comme une « représentation dramatique de la vie, de
la mort et de la résurrection du Christ »37, ce qui a pour inconvénient
de disperser l’attention des fidèles dans une foule de détails
historiques.

Au XIVe s., Nicolas Cabasilas, dans son Explication.de la Divine


Liturgie, recentre celle-ci autour de la notion de sacrifice. La Liturgie

34. NICOLAS D’ANDIDA, Prothéôria, PG 140, 417-468


35. MAXIME LE CONFESSEUR, Mystagogie, PG 91, 657-717.
36. Cité par BORNERT , Commentaires, p. 202.
37. Ibid., p; 204.
11

ne représente pas toute la vie du Christ, mais sa Passion, sa


Résurrection et son Ascension38. Les rites voilent et révèlent à la fois
une réalité cachée, historique et éternelle : le sacrifice de la Croix
renouvelé à chaque Liturgie, car la consécration est une immolation,
non sanglante mais néanmoins réelle : « Il s’agit non pas d’une figure
de sacrifice ni d’une image de sang, mais d’une véritable immolation
et d’un vrai sacrifice. »39.

Syméon de Thessalonique, au siècle suivant, revient à une


interprétation plus symbolique, qui voit en la liturgie terrestre moins la
dimension historique d’une action reproduisant le sacrifice de la Croix
que la dimension intemporelle d’une action imitant une liturgie céleste
éternelle. Chaque rite a une signification spirituelle, étant la figure
d’une réalité intelligible. Les explications de Syméon ont pour but
d’enseigner au fidèle « ce que montrent les symboles célébrés dans la
divine synaxe »40.

C)  Architecture  et  iconographie  

Les changements liturgiques s’accompagnent de changements


architecturaux. Dès le Xe s., l’église à plan basilical, adaptée à une
liturgie processionale, est remplacée par une église en plan à croix
grecque, qui favorise des rites plus symboliques. Cette évolution se
généralise après 1204, sous la triple influence de la liturgie
monastique, de la réduction des moyens financiers et d’innovations
architecturales.

38. Nicolas CABASILAS, Explication..., c. 3, 3.


39. Ibid.
40. De divino templo, PG 155, 697. Cf. BORNERT , Commentaires ; R. TAFT, Le rite

byzantin, Paris, Cerf, 1996.


12

Si les églises sont plus petites, l’espace intérieur apparaît plus


vaste, parce qu’il est davantage centré autour du sanctuaire, et parce
que les voûtes en berceau et les trompes d’angle permettent de
soutenir la coupole centrale en se passant des colonnes internes qui
encombraient la nef41. Le templon se transforme peu à peu en une
barrière fermée, l’iconostase, qui sépare le clergé des fidèles et lui
donne un espace propre : le sanctuaire où se déroule la consécration
eucharistique, et où aucun laïc ne peut avoir accès (avec une exception
pour l’empereur42). Les trois portes de l’iconostase remplacent les
portes de l’église lorsque les « entrées » ne sont plus que des
processions rituelles. Au XIe s., un certain Grégoire le Sophiste
expliqua que l’exclamation du diacre au début de l’anaphore (« Les
portes ! les portes ! ») signifiait que les fidèles devaient fermer les
portes de leurs sens aux sollicitations profanes43. Nicétas Stéthatos
réagit à cette interprétation spirituelle en insistant sur le caractère
concret de l’exclamation. Il s’agit pour lui de fermer les portes du
sanctuaire pour que les mystères restent inviolés44.

L’évolution de l’iconographie suit aussi celle de la liturgie. Dans


la nef, à partir du XIe s., s’établissent des cycles représentant les
événements de la vie du Christ : l’interprétation de Nicolas d’Andida
(la Liturgie reproduit la vie du Christ) trouve là son expression
graphique45. La conque de l’abside porte généralement l’image de la

41. Cf. CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale, p. 220.


42. Cf. G. DAGRON, Empereur et prêtre, Paris, Gallimard, 1996.
43. Nicolas Cabasilas, Explication ..., c. 26 (SC 4 bis, p. 168).
44. Nicétas Stéthatos, Lettre 3, SC 81.
45. Cf. CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale, p. 235 : « Le fidèle comprend mieux la

signification, pour son salut, des textes de la liturgie s’ils sont mis en rapport avec la vie
du Christ. Cette relation est rendue explicite par les images. »
13

Mère de Dieu, figure de l’Église. La voûte qui surplombe l’autel est


occupée par la Pentecôte, signe du rôle essentiel de l’Esprit Saint dans
la consécration de rite byzantin. Dans certaines églises, cette scène est
remplacée par l’Ascension, qui comme l’eucharistie anticipe la
déification de l’homme46.

Au-dessous de la conque de l’abside, à partir du XIe s., se


trouvent les Pères de l’Église et la Communion des Apôtres. Cette
dernière connaît des variantes à signification théologique : si les
apôtres sont couchés et si Paul est absent, c’est la représentation
historique de la Cène ; si les apôtres sont debout et si Paul leur est
adjoint, c’est la représentation intemporelle de la Liturgie céleste47. On
aura reconnu la tension entre deux interprétations de la liturgie
eucharistique.

L’iconographie de la prothésis est aussi influencée par les


controverses théologiques. Un thème y prendra avec le temps un
caractère morbide : le mélismos, terme qui désigne la fraction du pain
consacré. L’iconographie du mélismos représente le Christ comme un
enfant gisant, égorgé, sur le diskos. Au XIVe s., ce thème devient plus
fréquent et plus réaliste, le « sacrifice non sanglant » venant à être
représenté comme un sacrifice sanglant. Dans certaines versions
tardives du mélismos, l’évêque dépèce avec la lancette liturgique
l’enfant étendu sur le diskos48.

46. CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale, p. 255-257.


47. CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale, p.257-258.
48. M. GARRIDIS, “Approche « réaliste » dans la représentation du Mélismos”, JÖB

32/5, 1982, p. 495-502.


14

Cette représentation traduit un thème hagiographique. Dans la


Vie de Basile, Amphiloque d’Iconium, au IVe s., narrait la conversion
d’un juif qui, assistant à la Liturgie, avait vu sur l’autel, lors de la
fraction, un enfant dépecé (mélizoménos) par l’évêque. La Passion
d’Antoine Ruwah (VIIIe s.) contient une version plus symbolique : ce
jeune Qoraishite voit, au moment de la fraction, un agneau démembré
par le prêtre49. Mais cette version symbolique reste isolée, et dans la
plupart des récits c’est un enfant qui est immolé. Néophytos le Reclus,
un moine de Chypre au début du XIIIe s., rapporte un récit dans lequel
un jeune moine, lors de la fraction, arrête la main du prêtre qui lui
paraît sur le point d’égorger un enfant : illustration précise du thème
iconographique50. La différence entre la la Passion d’Antoine Ruwah
et les récits où un enfant est égorgé trahit la différence entre réalisme
et ultraréalisme. C’est en effet l’ultraréalisme eucharistique, qui
connaît un regain de popularité à la fin du XIIe s., qui se trouve au
fondement de ces récits et de ces représentations : le théologien de
l’ultraréalisme, Michel Glykas, évoque le récit de la Vie de Basile, et
les récits de Néophytos s’insèrent dans le cadre de la controverse qu’il
a soulevée51. Il faut souligner que la plupart des représentations du
mélismos se trouvent à l’intérieur du sanctuaire, invisibles aux yeux

49. I. DICK, “La Passion arabe de S. Antoine Ruwah néomartyr de Damas (25
décembre 799)”, Le Muséon 74, 1961, 127-133) ; M.-F. AUZÉPY, M. KAPLAN, B.
MARTIN-HISARD, La chrétienté orientale du début du VIIe siècle au milieu du XIe
siècle, Paris, SEDES, 1996, p. 263-268. A noter un parallèle entre cette Passion et
l’Histoire Ecclésiastique de Germain de Constantinople qui, quelques décennies
auparavant, expliquait ainsi la communion sous deux espèces séparées : « (elle) montre
que le divin agneau est encore rouge du sang répandu à la divine et vivifiante
immolation de la victime spirituelle » (cité par M. JUGIE, “Messe dans l’Eglise
byzantine après le IXe s.”, DTC X, 1929, col. 1334).
50.M. JUGIE, “Un opuscule inédit de Néophyte le Reclus sur l’incorruptibilité du corps

du Christ dans l’eucharistie”, REB 7, 1949, 1-11.


51. Cf d’autres références dans WARE, The meaning, p. 7-27.
15

du peuple : les risques de déviation populaire vers une conception


cannibale du sacrifice eucharistique restèrent ainsi limités.

D)  Les  controverses  avec  les  Latins  à  partir  du  XIe  s.  

Au XIe s., Latins et Grecs commencent à percevoir les


différences de rite de leurs Eglises comme des incompatibilités
théologiques. Le rite eucharistique contribue ainsi paradoxalement à
rompre la communion.

Les azymes
Les Byzantins utilisent pour l’eucharistie du pain levé, les Latins
et les Arméniens du pain azyme. Au XIe s., l’évêque Léon d’Achrida,
soutenu par le patriarche Michel Cérulaire, accuse les Latins de
« judaïser » par l’emploi du pain azyme. Il inaugure une controverse
abondante, et les azymes sont bientôt versés au dossier des « erreurs »
des Latins.

Outre le caractère judaïque et donc périmé des azymes, le point


essentiel de l’argumentation grecque est de savoir quel pain le Christ a
utilisé, ce qui nous vaut des développements sur la date de la Cène par
rapport à la Pâque juive et à la Semaine des azymes. Pour les Grecs,
soit le Christ n’a pas célébré la Pâque légale, soit il l’a anticipée : dans
les deux cas, la Semaine des azymes n’était pas commencée, on ne
pouvait pas trouver de pain azyme. De plus, les évangiles utilisent le
mot artos qui désigne du pain levé. A cet argument exégétique
s’ajoutent des arguments de tradition (les apôtres et les Pères ont
toujours utilisé du pain levé) et des arguments théologiques : le pain
16

fermenté est vivant, alors que l’azyme est un pain mort ; le levain
représente l’âme, et l’azyme un corps sans âme (erreur d’Apollinaire) ;
le pain et le levain représentant les deux natures du Christ, etc.52

Des polémistes vont jusqu’à affirmer que l’emploi de pain azyme


invalide l’eucharistie latine. Mais ils sont minoritaires. Dèmètrios
Chomatianos, au XIIIe s., explique que si l’ajout du Filioque au
symbole est une erreur grave, l’emploi des azymes est une simple
divergence de coutume53. Syméon de Thessalonique, ordinairement
peu tendre avec les Latins, estime que si les azymes sont illicites, leur
emploi n’invalide pas les eucharisties latines54.

Emettre des doutes sur la validité du rite adverse n’est d’ailleurs


pas spécifique aux Grecs. Si les conciles d’union de Lyon et de
Florence reconnurent la validité des deux usage, au XIe s. Nicolas
d’Andida, de passage à Rhodes, eut maille à partir avec des clercs
vénitiens qui, ayant obtenu l’autorisation de construire des églises et
d’y célébrer l’eucharistie avec des azymes, expliquaient à la
population grecque que le pain levé n’était pas agréé par Dieu55.

L’épiclèse
Pour les Latins, la consécration s’opère quand le prêtre dit sur les
oblats les paroles du Christ : « Ceci est mon corps ... Ceci est mon
sang ». Pour les Grecs, elle n’est achevée que lorsque, après le récit de

52. Pour les argumentations en faveur du pain levé, cf. B. LEIB, Deux inédits byzantins
sur les azymes au début du XIIe s., Orientalia Christiana, Rome, 1924 ; M. H. SMITH,
And taking Bread ... Cerularius and the Azyme Controversy of 1054, Paris, 1978.
53. DÈMÈTRIOS CHOMATIANOS, Réponse à Constantin Kabasilas de Dyrrachium,

RP, V, Athènes, 1855, p. 430-434.


54. PG 155, 268-274.
55. J. DARROUZÈS, “Nicolas d’Andida et les azymes”, REB 32, 1974, p. 199-210.
17

l’institution, le prêtre supplie le Père d’envoyer l’Esprit Saint sur les


dons : c’est l’épiclèse56. La Liturgie de saint Jean Chrysostome
l’exprime ainsi : « Envoie ton Esprit Saint sur nous et sur les dons ici
présents ... et fais de ce pain le Corps précieux de ton Christ ... et de ce
qui est dans ce calice le précieux Sang de ton Christ ... en les
changeant par ton Esprit Saint... »

La polémique fut lancée, au XIVe s., par des missionnaires latins


outrés de constater que cette prière avait lieu après les paroles de la
consécration. La position des théologiens grecs n’est pas homogène
sur ce point. Le patriarche Michel II, au XIIe s., range l’épiclèse parmi
les innovations récentes, comme le jeûne eucharistique ou l’usage de
la cuiller pour la communion des fidèles57. : l’épiclèse ne relèverait
donc pas de la théologie mais de la liturgie.

Nicolas Cabasilas est le premier à présenter une justification


théologique cohérente de l’épiclèse. Dans son Explication..., il affirme
que « c’est l’Esprit Saint qui par la main et la langue des prêtres
consacre les mystères »58, exprimant ainsi la collaboration entre les
paroles et la prière. Pour lui, les paroles du Christ rappelées par le
prêtre et la prière de l’épiclèse réalisent ensemble la consécration. Si
les paroles avaient le pouvoir de réaliser seules la consécration, sans
l’invocation de l’Esprit, elles auraient un statut magique contraire à la

56. Une autre différence concerne les paroles de la consécration. Dans le rite latin :
« Ceci est mon corps livré pour vous ... Ceci est la coupe de mon sang ... qui sera versé
pour vous. » Dans le rite grec : « Ceci est mon corps qui est rompu pour vous ... Ceci
est mon sang ... qui est répandu pour vous ». Pour une interprétation contemporaine, cf.
Un moine de l’Eglise d’Orient (Lev GILLET), Au coeur de la fournaise, Paris, Cerf,
1998, p. 97-99.
57. Regestes, N. 1022. Cf. S. SALAVILLE, “Michel l’Oxite (1143-1146) et l'épiclèse”,

EO 16, 1913, 289-291.


58. Nicolas CABASILAS, Explication ..., c. 28, 2.
18

tradition des mystères chrétiens. Pour Cabasilas, les Latins eux-mêmes


admettent que les paroles ne suffisent pas, puisqu’après avoir
prononcé les paroles, le prêtre latin dit : « Ordonne que ces dons soient
portés par les mains de ton ange sur ton autel céleste », demandant
ainsi que les oblats soient élevés au rang de corps et sang du Christ.
De toute évidence, ajoute Cabasilas, quand ils disent cette prière, « les
Latins savent fort bien que le pain et le vin n’ont pas encore reçu la
consécration »59. D’ailleurs les Latins non plus n’accordent pas aux
paroles le pouvoir d’opérer de facto la transformation des oblats en
toutes circonstances. Il conclut que Latins et Grecs ont la même
conception de la consécration60.

L’irénisme de Cabasilas le conduisait sans doute à minimiser le


désaccord, qui resurgit aux alentours du concile de Ferrare-Florence
(1439). Les Grecs, à cette époque, se reconnaissent volontiers dans
l’argumentation de Cabasilas61. Scholarios, théologien influencé par le
thomisme, exprime une position analogue quand il dit que les paroles
opèrent la consécration mais que l’épiclèse exprime l’intention du
prêtre de faire ce qu’a dit le Christ, intention nécessaire pour que
s’opère la transformation des oblats62. Si Cabasilas donne le premier
rôle à l’épiclèse et Scholarios aux paroles, tous deux insistent sur la
nécessaire complémentarité des deux, puisque l’absence de l’un des
deux frappe la consécration de nullité.

59. Ibid., c. 30, 7.


60. Ibid., c. 30, 17.
61. Cf. SYMÉON DE THESSALONIQUE, De divino templo, PG 155, 733-740.
62. SCHOLARIOS, Hom. sur l’eucharistie, éd. PETIT-SIDÉRIDÈS et al., Scholarios.

Oeuvres, I, 123-136. Cf. M. JUGIE, “La forme de l’eucharistie d’après Georges


scholarios”, EO 33, 1934, 289-297. M. Jugie juge que Scholarios adopte la position
latine. La thèse de Scholarios semble plus nuancée, en ce qu’elle intègre la réflexion de
Cabasilas sur la complémentarité des paroles et de l’épiclèse.
19

Le sujet fut abordé en catastrophe, de façon maladroite, à la fin


du concile de Florence. Les Latins exigèrent brutalement la
suppression de l’épiclèse, considérée comme une interpolation tardive
dans le texte des anaphores. Porter le débat sur le terrain liturgique, en
exigeant la modification du rite, n’apparaît pas très judicieux, quand
on sait l’attachement des Grecs à la liturgie. Bessarion de Nicée et
Isidore de Kiev, promoteurs grecs de l’union, reconnurent la doctrine
latine, mais refusèrent de supprimer l’épiclèse, élément traditionnel du
rite byzantin dans les deux principales Liturgies63. Leur argumentation
rappelle celle de Scholarios : « Ces divines paroles sont celles qui
consacrent, mais les prières comme les invocations (épiclèses) du
prêtre y contribuent et confèrent l’achèvement, comme les soins du
laboureur donnent à la terre la fertilité »64. L’intransigeance des Latins
conduisit à une impasse : cette position nuancée ne suffisait pas, il
fallait supprimer la prière incriminée, donc toucher au texte des
anaphores, ce à quoi les Grecs ne pouvaient consentir. L’empereur
Jean VIII, conscient qu’un accord qui touchait au texte de la Liturgie
serait rejeté par le peuple, fit appel à Marc d’Ephèse, farouche
défenseur des positions grecques. Marc reprit explicitement
l’argumentation de Cabasilas, rappelant que les Latins eux-mêmes
n’accordent pas aux paroles un pouvoir indépendant de l’invocation de
l’Esprit Saint65.

63. Cf. la position de Jean Bekkos sur le Saint Esprit après le concile de Lyon. Là
encore, l’intransigeance latine, en voulant obliger le patriarche de Constantinople à
ajouter « et du Fils » (Filioque) au symbole de Nicée récité pendant la Liturgie, fit
échouer l’union. Ces exemples montrent l’importance de la liturgie comme expression
de la foi d’une Eglise.
64. X, 3, Paris, 1971, p. 477.
65. MARC D’EPHÈSE, Libelle sur la consécration de l’eucharistie, PG 160, 1079-1090.
20

Bessarion et Isidore se rallièrent à la formulation latine, comme


le montre le discours que Bessarion prononça peu après devant le
pape : « La doctrine que professe la sainte Eglise catholique au sujet
de la consécration des dons divins, nous la professons nous aussi, à
savoir que ce sont les divines paroles du Seigneur qui sanctifient et
consacrent les saints dons »66. La suppression de l’allusion à la
nécessité de l’épiclèse permet de mesurer l’ampleur de la concession
faite par Bessarion au nom de l’unité des Eglises. L’union fut conclue
sur cette base, malgré de nombreuses réticences. Marc d’Ephèse fut le
seul évêque à ne pas signer le Décret d’Union.

Autres différends
D’autres différences dans le rite eucharistique ont nourri les
polémiques. Citons le zéon, cette eau chaude que les Grecs ajoutent
dans le calice avant la communion, pour symboliser le caractère vivant
du corps et du sang du Christ67 ; la communion des petits enfants, que
les Latins ne pratiquent pas68. Des polémistes en rajoutent, faisant de
mauvais procès aux Latins à propos de coutumes mal comprises ou de
calomnies : ainsi, selon Constantin Stilbès, auteur une liste de griefs
anti-latins après la prise de Constantinople par les croisés, dans les
eucharisties latines seul le célébrant communie au pain consacré, les
fidèles n’ayant droit qu’au baiser de paix ou à du pain bénit ; après
avoir communié les Latins se rincent la bouche et crachent par terre ;
les clercs transportent le pain consacré dans leurs poches sans respect,

66. V. LAURENT, Les “Mémoires” de Sylvestre Syropoulos sur le concile de Florence


(1438-1439), X, 14, p. 495.
67. BORNERT , Commentaires, p. 201.
68. SYMÉON DE THESSALONIQUE, PG 155, 236.
21

etc69. On trouve d’ailleurs chez les polémistes latins des griefs du


même genre à propos des Grecs.

II  Théologie  

A)  L’eucharistie  et  les  dissidents  

L’eucharistie devrait être au coeur des relations entre les


orthodoxes et les dissidents, fidèles d’autres religions ou hérétiques,
car elle fait partie intégrante de l’orthodoxie, en ce qu’elle réalise dans
la vie de l’Eglise la Rédemption opérée par le Verbe incarné. Ce n’est
pas le cas.

Autres religions
L’eucharistie tient dans les controverses des Byzantins avec les
fidèles d’autres religions moins de place que le culte des images. Il
faut dire que tout juif ou musulman présent dans l’empire pouvait
constater l’omniprésence des images, mais rares étaient ceux qui
assistaient à la Liturgie. L’eucharistie ne tient dans les ouvrages de
controverses avec les juifs et les musulmans qu’une place mineure, au
milieu d’autres thèmes comme la morale ou la pénitence70.

69. J. DARROUZÈS, “Le traité de Constantin Stilbès contre les Latins”, REB 21, 1963,
p. 50-100.
70. EUTHYME ZIGABÈNE (XIIIe s.), Controverse sur la foi, PG 131, 20-37 ; analyse

par Th. KHOURY, Les théologiens chrétiens et l’islam. Textes et auteurs (8e-13e s.),
Louvain-Paris, 1969. Dans les Entretiens de Manuel II avec un musulman, l’eucharistie
est abordée dans le 31e et dernier Entretien (analyse par Th. Khoury, SC 115).
22

C’est dans les formulaires d’abjuration qu’on la retrouve : tout


juif ou musulman demandant le baptême doit confesser que « le pain
et le vin consacrés dans les saints mystères des chrétiens sont
véritablement le corps et le sang du Christ, changés par sa puissance
diviine de façon intelligible et invisible qui dépasse tout ententement
naturel, de la façon que lui seul connaît », et promettre d’y participer
« comme à la véritable chair et au véritable sang » du Christ, « pour la
sanctification de l'âme et du corps et l'obtention de la vie éternelle »71.

Néo-manichéens
Les sectes d’inspiration manichéenne, étant donné le mépris de
la matière qu’elles professaient, mettaient en cause directement
l’eucharistie. Les pauliciens, à la période précédente, avaient évité la
confrontation en faisant mine de croire au corps et au sang du Christ,
mais en interprétant in petto ces termes comme désignant les
évangiles72. Si après le Xe siècle le danger paulicien n’est plus
d’actualité, les formulaires d’abjuration rédigés à leur intention
peuvent encore servir contre tout déviant relevant de la même
inspiration, comme les bogomiles : « (Anathème) à ceux qui se
détournent de la communion au corps et au sang précieux du Christ, en
simulant la recevoir, mais en ayant dans la pensée au lieu d’elle les
paroles de l’enseignement du Christ qu’il a, disent-ils, données en
communion aux apôtres en disant : “prenez, mangez, buvez” ... »73.

71. Cf. le formulaire d'abjuration rapporté par NICÉTAS CHONIATES, Panoplia


Dogmatikè, XX, PG 139, 135-136.
72. Cf. au VIIIe s. l’interrogatoire de Gegnesios par le patriarche de Constantinople,

rapporté par Pierre de Sicile, Histoire des Pauliciens, § 118, éd D.


PAPACHRYSSANTHOU, TM4, 1970.
73. J. GOUILLARD, “Le Synodikon de l’Orthodoxie. Edition et commentaire”, TM2,

Paris, 1976,p. 198. Cf. p. 190 et 194.


23

Certaines pratiques bogomiles (réelles ou imaginaires) nous sont


connues, elles aussi, par des formules d’abjuration ou des anathèmes,
tel celui que l’on trouve dans le synodikon d’un évêché suffragant
d’Athènes : « (Anathème) à ceux qui disent que la communion au
corps et au sang précieux ... est une communion à du pain et du vin
ordinaires, et qui, précisément pour cette raison, conseillent aux laïcs
convertis de s'en approcher sans être à jeun, et de communier par
hypocrisie et pour passer inaperçus, ou qui invitent les prêtres
convertis à célébrer sans être à jeun la divine et terrible liturgie ... »74

Arsénites
A la fin du XIIIe s., un schisme opposa les partisans du
patriarche Arsène, déposé par l’empereur Michel VIII, à ceux de son
remplaçant et de ses successeurs. Chaque parti niait la légitimité des
ordinations opérées par le parti adverse, ce qui invalidait les mystères
célébrés par ces prêtres. On a une idée de la gravité de l’impasse par
des homélies de Théolepte, évêque de Philadelphie en Asie Mineure,
contre la propagande arsénite qui. cherchait à détourner les fidèles de
participer à la Liturgie. Théolepte rappelle que l’eucharistie est
indispensable à la vie chrétienne : « Si les dons portés sur l'autel, le
pain et le vin, changés par les prêtres orthodoxes au corps et au sang
du Christ par la descente du Saint Esprit75, sont appelés et sont en
réalité le corps et le sang du Christ ... et que quelqu’un, au lieu de les
admettre et de s'en approcher, s'abstienne de les recevoir, ... n'a-t-il pas
à leur sujet des conceptions erronées ? ... Ne point participer à la
salutaire communion ou s'en écarter, n'est-ce pas repousser les
éléments sacrés comme s'ils n'avaient reçu aucune sanctification ? ...
74. Ibid., p. 68. Cf. A. VAILLANT et E. PUECH, Le traité contre les Bogomiles de
Cosmas le prêtre, Paris, 1945.
75. Théolepte exprime la doctrine orthodoxe de l’épiclèse.
24

Par son refus de communier au corps du Sauveur, ne semble-t-il pas se


dire à lui-même ainsi qu'à ses adeptes : “Allons, attachons à ces
éléments l'idée d'une chair morte et d'un sang privé de vie, d'un simple
pain et d'un breuvage vulgaire” ? »76

Ces homélies illustrent le lien organique entre l’Eglise locale et


l’eucharistie. Pour la théologie byzantine, l’eucharistie est le
fondement de la communion ecclésiale, et la déchirure entre deux
Eglises se traduit en termes liturgiques. Refuser de célébrer la Divine
Liturgie avec un évêque signifie rompre la communion. Et lorsque des
évêques sont en désaccord profond, le signe concret de ce désaccord
consiste à rayer, sur les diptyques lus à la Liturgie lors de la
commémoraison des vivants, le nom de l’évêque désavoué.

B)  Controverses  internes  à  l’orthodoxie  

L’eucharistie fournit la matière de plusieurs « querelles


byzantines » au XIIe s.

Sacrifice  de  la  Croix  et  sacrifice  eucharistique  

En 1155, un diacre de Sainte-Sophie affirme dans une homélie


que le Christ offre le sacrifice de la Croix non seulement à son Père
mais aussi à lui-même. Deux de ses confrères l’accusent alors de
diviser le Christ entre son humanité qui offre et sa divinité qui reçoit,

76.THÉOLEPTE DE PHILADELPHIE, Deuxième discours aux philadelphéens, in S.


SALAVILLE, “Deux documents inédits sur les dissensions religieuses à Byzance entre
1275 et 1310”, REB 5, 1947, p. 116-136. Cf. R. SINKEWICZ, “A Critical Edition of
the Anti-Arsenite Discourses of Theoleptos of Philadelpheia”, Mediaeval Studies 50,
1988, 46-95. Sur Théolepte et les arsénites, cf. M.-H. CONGOURDEAU, “L’idée
d’Eglise dans la théologie orthodoxe”, dans Histoire du Christianisme, VI : Un temps
d’épreuves (1274-1449), Paris, Desclée, 1990, p. 309-313.
25

réitérant l’erreur de Nestorius77. Le synode se réunit sous la direction


du patriarche et définit que le sacrifice de la Croix est offert à
l’ensemble de la Trinité. L’un des accusateurs du diacre, Soterichos
Panteugenos, s’obstine à soutenir que cette position est hérétique et
publie un libelle anonyme pour le démontrer. Il y ajoute que
l’eucharistie n’est que l’image du sacrifice de la Croix. Un second
synode, présidé par l’empereur Manuel I en 1157, le dépose et
anathématise ses positions. Sont ainsi condamnés ceux qui professent
que le sacrifice du Christ est offert au Père seul, de même que ceux qui
prétendent que « le sacrifice offert chaque jour par les ministres des
divins mystères, ... "renouvelle figurativement" et sous forme d'image
le sacrifice offert sur la précieuse croix par notre sauveur, de son
propre corps et de son sang ... et qui, ainsi, y voient un sacrifice
différent de celui offert à l'origine par le Sauveur »78.

Le problème soulevé par Panteugenos concerne d’abord le


sacrifice de la Croix. Mais par voie de conséquence, il touche
l’eucharistie qui réitère ce sacrifice. Le lien entre la Croix et
l’eucharistie est établi explicitement quand les Pères du synode citent
ce passage de la Liturgie de saint Jean Chrysostome : « Car c’est toi
qui offres et qui es offert, qui reçois et qui es partagé, Christ notre
Dieu ». On notera que cet argument n’est pas topique, car la phrase ne
présente pas le Christ comme celui à qui est offert le sacrifice. Mais il
est fondamental en ce qu’il affirme la dimension eucharistique du
problème.

77. Sur les rivalités de clans entre diacres de Sainte-Sophie, qui forment le contexte
« politique » de ces querelles, cf.P. MAGDALINO, The Empire of Manuel I Komnenos
(1143-1180), Cambridge, 1993 ; M. ANGOLD, Church and Society in Byzantium
under the Comneni (1081-1261), Cambridge, 1995.
78. Synodikon de l’orthdoxie, TM2, p. 72-74.
26

Un problème annexe est de savoir si l’eucharistie est une simple


image du sacrifice de la Croix. Autrement dit, l’eucharistie est-elle
réellement un sacrifice ? La réponse du synode est que la Croix et
l’eucharistie sont un seul et même sacrifice.

Sur  la  corruptibilité  de  l’eucharistie  

Peut-être en réaction contre Panteugenos, la fin du siècle voit se


répandre des thèses qui voient dans la Divine Liturgie la réitération
concrète de la crucifixion : c’est l’ultra-réalisme. La question est
soulevée par un certain Sikitidès, que l’on identifie avec le moine
Michel Glykas79. D’après lui, lors de chaque Liturgie, le Christ est
véritablement immolé sur l’autel ; le sacrifice de la Croix et celui de
l’eucharistie sont véritablement le même, affirmation qui supprime la
distance qui distingue l’événement historique de l’acte sacramentel. La
relation avec le thème du mélismos est évidente.

Pour Glykas, l’immolation du Christ a lieu lors de la fraction. Or


si le pain consacré, devenu corps du Christ, peut être rompu, c’est
qu’il est corruptible : un corps incorruptible, ressuscité, ne peut subir
ni immolation ni fraction. Le pain consacré n’est donc pas le corps
ressuscité du Christ, mais son corps corruptible d’avant la Passion, que
reçurent les apôtres lors de la Cène80. La Divine Liturgie réitère la
crucifixion : la fraction est la mise à mort, la communion le moment

79. Michel GLYKAS, Aporie 84, éd. EUSTRATIADES, II, p. 348-379 ; Nicétas
CHONIATES, Histoires, III, PG 129, 893-7 ; V. GRUMEL, Glykas, DTC ; M.
ANGOLD, Church and Society..., Cambridge, 1995, p. 128 s.
80. On saisit là une dimension théologique de ce thème iconographique : représenter la

Cène sous-entend que le pain consacré est le corps du Christ avant sa Passion ;
représenter la Communion céleste revient à dire qu’il s’agit du corps ressuscité.
27

où le Christ est enseveli, et l’ingestion par le communiant correspond


à la résurrection81.

Après la mort de Glykas, ses idées se répandent dans les cercles


monastiques. Le patriarche Jean Kamateros cherche à les faire
reconnaître officiellement mais se heurte à une forte opposition. Un
synode en 1200 ne parvient pas à trancher le débat, les évêques étant
divisés. La tourmente où se trouvent pris les Byzantins à partir de
1204, quand les croisés établissent à Constantinople un empire latin,
relègue au second plan le problème qui reste sans solution. Seul un
moine de Chypre, Néophytos le Reclus, voulant réfuter Glykas, le fait
avec tant de maladresse que ses arguments démontrent le contraire 82.

C)  La  synthèse  de  Nicolas  Cabasilas  

Toutes ces questions sont reprises au XIVe s. par Nicolas


Cabasilas. Son tempérament pondéré, l’éloignant de tous les excès, lui
permet de trouver une solution médiane sur tous ces sujets.

Contre les tentations symboliques, il insiste sur la réalité du


sacrifice eucharistique : « Il s’agit non pas d’une figure de sacrifice ni
d’une image de sang, mais d’une véritable immolation et d’un vrai

81. Ces distinctions ne sont pas nouvelles. Glykas cite Anastase le Sinaïte, au VIIe s.,
qui, argumentant avec un aphthartodocète (pour qui le corps du Christ est incorruptible
dès l’incarnation), propose de mettre du pain consacré dans un récipient et de voir s’il
se corrompt. S’il le fait, le corps du Christ était corruptible. Cet argument ne vaut que
parce que les aphthartodocètes, comme les orthodoxes, voyaient dans l’eucharistie le
corps du Christ et non une simple image. ANASTASE LE SINAÏTE, Hodegos (Viae
Dux), éd. K. H. UTHEMANN, CCSG 6, 1981, c. 23.
82. M. JUGIE, “Un opuscule inédit de Néophyte le Reclus sur l’incorruptibilité du corps

du Christ dans l’eucharistie”, REB 7, 1949, 1-11.


28

sacrifice »83 La consécration transforme réellement le pain en corps du


Christ et le vin en son sang : après la consécration, « la victime sacrée,
immolée pour le salut du monde, est exposée aux regards, là, sur la
sainte table. Car le pain n’est plus la figure du corps du Seigneur, ni
une simple offrande, portant l’image de la véritable offrande, ou
contenant en soi, comme en un tableau, la représentation de la
salutaire Passion : c’est maintenant l’offrande véritable elle-même,
c’est le corps même inifiniment saint du Maître, ce corps qui a
réellement reçu tous ces outrages, ces insultes, ces coups ; ce corps qui
a été crucifié, immolé ... Pareillement, le vin est devenu le sang même
qui a jailli du corps immolé. »84

Tenant d’une conception réaliste dans la lignée de Jean


Chrysostome, Cabasilas n’adhère pourtant pas aux thèses ultra-
réalistes. Sans citer Glykas, il reprend ses questions et leur donne sa
réponse. Quel est le statut du corps eucharistique ? est-ce le corps
corruptible du Christ au moment de la Cène ou son corps ressuscité ?
Cabasilas est explicite : le pain consacré est « ce corps, avec ce sang ...
qui le troisième jour est ressuscité, qui est monté aux cieux, et qui est
assis à la droite du Père »85. A quel moment a lieu le sacrifice ? Glykas
le situait lors de la fraction, quand le corps est rompu. Sur ce point,
Cabasilas est tout aussi formel : le sacrifice a lieu lors de la
consécration, « au moment où [ce sacrifice] transforme les dons
précieux au corps même du Seigneur, ce corps qui est ressuscité et qui
est monté au ciel »86. Un peu plus loin, il argumente : si le sacrifice a

83. N. CABASILAS, Explication ..., c. 32.


84. N. CABASILAS, Explication ..., c. 27.
85. N. CABASILAS, Explication ..., c. 27.
86. N. CABASILAS, Explication ..., c. 16. À noter l’insistance de Cabasilas sur le corps

eucharistique comme corps ressuscité.


29

lieu avant la consécration, c’est du pain qui est sacrifié, or que peut
signifier un sacrifice de pain ? si c’est après la consécration, c’est un
corps ressuscité et incorruptible qui est immolé, ce qui est impossible.
On voit que Cabasilas reprend les arguments de Glykas en démontrant
qu’il posait mal le problème : en situant le sacrifice après la
consécration, il n’avait d’autre solution pour le rendre possible que de
supposer que le pain consacré était un corps corruptible. En faisant
coincider consécration et sacrifice, Cabasilas montre que sacrifice et
incorruptibilité ne sont pas incompatibles.

Enfin, contre les excès de la tradition du mélismos, Cabasilas


expose une théologie du sacrifice « non sanglant ». Si le sacrifice a
lieu lors de la consécration, il consiste en la transformation du pain en
corps immolé. C’est ce changement d’un état non immolé à un état
immolé qui constitue le sacrifice. « Puisque ce sacrifice a lieu non
point par l’immolation actuelle de l’Agneau, mais par la
transformation du pain en Agneau immolé, il est clair que le
changement s’opère mais que l’immolation ne s’accomplit pas
présentement. Ainsi la chose changée tient lieu d’un grand nombre, et
le changement se réalise un grand nombre de fois. Mais la réalité en
laquelle se produit cette transformation , rien n’empêche qu’elle soit
une seule et même chose, un corps unique, et unique aussi
l’immolation de ce corps. »87

D)  Scholarios  et  la  transsubstantiation  

87. N. CABASILAS, Explication ..., c. 32.


30

Au XVe siècle, pour expliciter la transformation du pain en corps


immolé, Scholarios tente d’adapter au rite byzantin la théologie
scolastique. Il emploie le terme métousiôsis, décalque grec du latin
transsubstantiatio, pour exprimer la distinction entre les accidents, qui
demeurent, et la substance, qui est changée. « Quand vous serez sur le
point de manger du pain et de boire du vin, dit le Christ, la vérité
apparente du pain et du vin enveloppera de façon invisible la vérité du
corps et du sang, la substance ayant été transformée, de sorte que le
mystère agisse en vous, tandis que la constitution extérieure sera
sauvegardée, pour que nulle frayeur ne vous tienne éloignés de la
communion ...Ce mystère contient une transformation de substance en
substance, les accidents demeurant inchangés »88 ». Par la
consécration, le Christ « allie une substance unie à des accidents avec
des accidents propres à une autre substance »89. Dans cette perspective
influencée par la scolastique, Scholarios reste l’héritier de la tradition
grecque lorsqu’il risque des formulations hardies, que Cabasilas avait
déjà utilisées avec bonheur : « La substance du pain devient corps de
Dieu, en devenant corps du Christ »90.

III  Pratique    

A)  Règles  pour  la  célébration  de  la  Divine  Liturgie  

Lieu

88. SCHOLARIOS, Hom. sur l’eucharistie, 3. 5, éd. PETIT-SIDÉRIDÈS, I, p. 123-136.


89. Ibid.
90. Ibid. Cf. N. Cabasilas (Vie en Christ, IV, 26) : « Quand nous avons part à une chair

et à un sang humains, c’est Dieu lui-même que nous recevons dans nos âmes, et le
corps de Dieu, le sang et l’âme de Dieu, son esprit et son vouloir, autant que ceux d’un
homme ».
31

Un grief adressé aux Latins est qu’ils célèbrent la messe


n’importe où. Pour les Byzantins, la Liturgie requiert un autel
consacré avec des reliques. Peut-on célébrer dans une église privée ?
Les canons antiques l’interdisent91 ou le subordonnent à l’autorisation
expresse de l’évêque du lieu92, mais la multiplication des fondations
privées à partir du XIe s rend la question délicate. Balsamon,
invoquant la novelle 4 de l’empereur Léon VI (886-912) qui donne
entière liberté aux prêtres de célébrer dans les églises publiques ou les
oratoires privés, considère que cette pratique doit être tolérée.

Fréquence
Les canons interdisent de célébrer la Divine Liturgie plusieurs
fois par jour en un même lieu. Ils interdisent aussi à un prêtre de
célébrer plus d’une fois par jour, car le Christ fut crucifié une seule
fois93. La réitération de ces interdits au cours des siècles montre qu’ils
n’étaient pas toujours respectés. Le patriarche Nicolas III combattit les
Liturgies multiples, qu’il attribue à la cupidité de certains prêtres de
Constantinople, qui profitaient ainsi de plus nombreuses offrandes de
fidèles. Cette pratique reste marginale. Concrètement, on rencontre
plutôt le problème inverse. La Divine Liturgie est rarement
quotidienne, même à Sainte-Sophie : le typikon de la Grande Eglise
(Xe s.) prévoit la célébration tous les jours entre Pâques et la
Pentecôte, mais le reste de l’année on ne célèbre que les samedis,
dimanches et jours de grande fête. Ce n’est qu’en 1044 que l’empereur
Constantin IX alloue à la Grande Eglise une rente permettant d’y
célébrer la Divine Liturgie tous les jours94. Les offices à Sainte-Sophie

91. Cf. le can. 58 du concile de Laodicée.


92. Can. 31 du 6e concile
93. Cf. le décret de Nicolas III, Regestes, N. 938d.
94.WARE, The meaning, p. 7-27.
32

sont effectivement très coûteux, à cause de la quantité de clercs, de


luminaires, d’encens et autres frais nécessités par cette prestigieuse
église : rien d’étonnant que le patriarcat se soit trouvé en cessation de
paiement lors de la grave crise économique du début du XIVe
siècle95 !

Ailleurs, les Liturgies sont célébrées les samedis, dimanches et


jours de fêtes. Syméon de Thessalonique souhaiterait que les prêtres
célébrent au moins deux fois par semaine, si possible quatre fois, mais
il reconnaît que cet idéal est rarement réalisé96.

La Liturgie est plus fréquente dans les monastères. La réforme de


Théodore Stoudite, au IXe s., la prévoit tous les jours. Le monastère
de la Théotokos Evergétis, qui tente au XIe s. de restaurer le
cénobitisme stoudite, pratique la célébration quotidienne, de même
que quelques monastères qui se réclament de lui. Mais la plupart des
grands monastères byzantins ne prévoient la Divine Liturgie que
quatre fois par semaine97.

Règles de pureté
Les canons précisent les règles de pureté que doivent respecter
les clercs. Une pollution nocturne constitue un empêchement98, mais

95. M.-H. CONGOURDEAU, “Une fronde du clergé de Constantinople au XIVe s.”, in


Le clerc séculier au Moyen Age, Publications de la Sorbonne, Paris, 1993, p.27-34.
96. SYMÉON DE THESSALONIQUE, PG 155, 973 B : cité par WARE, The meaning .
97. La fréquence de la Liturgie est indiquée dans les typika (règlements) des monastères.

Cf. S. SALAVILLE, “Messe et communion dans les monastères byzantins du 10e au


14e siècle”, OCP 13, 1947.
98. Balsamon, répondant à Marc d’Alexandrie, invoque l’autorité des patriarches

d’Alexandrie dans les premiers siècles : qu. 9, PG 138, 960-961.


33

pas le fait d’avoir touché un mort99. Les prêtres bigames ou concubins


ne peuvent en aucun cas célébrer100, l’union conjugale est proscrite la
nuit précédant et la nuit suivant la Liturgie101. A l’inverse, refuser de
communier de la main d’un prêtre marié est une faute grave : proscrite
par le canon 4 du concile de Gangres, cette pratique est condamnée par
les canonistes du XIVe siècle : la présence des Latins n’y est pas
étrangère102.

B)  Règles  pour  la  communion  


La communion est aussi assujettie à des règles strictes, qui
expliquent pourquoi elle fut progressivement délaissée par les fidèles.
Le XIIe siècle marque une étape importante : c’est l’époque où le
patriarche Michel II se félicite de ce que l’Eglise ait réduit la
familiarité des fidèles avec ce redoutable mystère : jeûne eucharistique
plus strict, suppression de la communion dans la main103.

Fréquence
La communion fréquente est recommandée par les Pères104.
Mais malgré les efforts des spirituels pour la promouvoir (Théodore
Stoudite, Syméon le Nouveau Théologien, Paul de l’Evergetis, Nicolas
Cabasilas, Grégoire Palamas), la crainte du sacrilège (les mystères

99.Réponse du patriarche Luc Chrysobergès, qui recommande aux prêtres d’éviter ce


genre de situation : Regestes, N. 1087.
100. Can. 3, 4, 70 de Carthage, 3 de Denys d'Alexandrie, 5 et 13 de Timothée

d'Alexandrie, 16 des Apôtres, 3 du 6e concile. La règle est rappelée par le chartophylax


Nicéphore au XIe s. (REB 27, 1969, p. 171).
101. Règle rappelée par Syméon de Thessalonique dans sa réponse aux qu. 14 et 15 de

Gabriel (PG 155, 864-868).


102. Cf. Blastarès commentant le can. 4 de Gangres : on ne doit pas prétexter des règles

de pureté pour obliger les prêtres à se séparer de leurs femmes, comme le prétendent les
Latins.
103. Regestes, N. 1022.
104. Dans sa lettre 93, Basile conseille la communion quotidienne.
34

sont qualifiés de « redoutables ») et la multiplication des règles


découragent les plus convaincus.

Pour les clercs, la fréquence de la communion dépend de celle de


la célébration. Dans les liturgies pontificales (présidées par l’évêque),
la concélébration est d’usage. Tous les prêtres et diacres qui y
participent sont tenus de communier. Un refus non motivé
impliquerait une suspicion envers la validité de la liturgie célébrée, ce
qui entraînerait un scandale pour le peuple105.

Le canon 2 d’Antioche fait obligation aux fidèles de rester


jusqu’à la fin de la Liturgie. Certains canonistes pensent que cela
implique l’obligation de communier. D’autres reconnaissent qu’on ne
peut espérer que tous les fidèles soient chaque dimanche en état de
communier : il est déjà difficile aux clercs de se garder purs, comment
envisager que les laïcs en soient capables ? Selon Blastarès (XIVe s.),
c’est pour cela que l’Eglise a instauré la distribution de pain bénit à
ceux qui ne communient pas : ils doivent donc rester jusqu’à la fin de
la Liturgie, pour recevoir non le corps du Christ mais le pain bénit qui
en est une image106.

La croissance des exigences de pureté et la crainte du sacrilège


aboutissent à raréfier la communion des fidèles : trois ou quatre fois
par an pour la plupart, le jour de Pâques pour certains, avec quelques
remontées dues aux efforts de prédicateurs comme les évêques
hésychastes du XIVe siècle107.

105. Can. 8 et 9 des apôtres, et commentaires des canonistes.


106. Blastarès, K 25, à propos du can. 2 d’Antioche.
107. Cf. WARE, The meaning.
35

Le cas des moines est différent. Dans la règle du Stoudios, seuls


les moines retenus au dehors par des travaux urgents peuvent manquer
la Liturgie ; ils recevront en compensation du pain bénit au cours d’un
office spécial. Syméon le Nouveau Théologien, qui fut formé au
Stoudios, recommande aussi à ses moines d’assister tous les jours à la
Liturgie108. Le typikon de l’Evergétis s’inscrit dans cette tradition109.

Mais assister à la Liturgie ne signifie pas communier. Même les


monastères influencés par les réformes du Stoudios et de l’Evergétis
limitent la communion des moines. Si Théodore Stoudite
recommandait la communion quotidienne pour les solitaires et les
cénobites, prévoyant des sanctions contre ceux qui refusaient de
communier sans en donner la raison ou s’en abstenaient quarante jours
de suite, si Syméon le Nouveau Théologien se désolait que ses moines
ne communient pas tous les jours, le rédacteur du typikon de
l’Evergetis reconnaît que la communion quotidienne des moines est un
idéal inaccessible. Certains moines, privés de communion par mesure
disciplinaire, quittent l’église après la liturgie des catéchumènes. Les
autres doivent demander à leur confesseur l’autorisation de
communier : trois fois par semaine pour les plus saints, une fois par
semaine pour les moines ordinaires ; nul ne peut non plus s’abstenir de
communier de son propre chef110.

Les autres typika vont de la totale liberté de jugement laissée au


confesseur à l’interdiction pure et simple de la communion
quotidienne. Selon les monastères, les moines les plus saints
communieront une fois par semaine (avec l’autorisation du
108. SYMÉON LE NOUVEAU THÉOLOGIEN, Catéchèse 26, SC 113.
109.Typikon de la Theotokos Evergetis, c. 5, éd. P. GAUTIER, REB 40, 1982, p. 22-23.
110. Typikon de l’Evergetis, c. 5.
36

confesseur), les pénitents de deux fois par mois à trois fois par an pour
les monastères les plus rigoureux111.

Règles pour pouvoir communier


Le jeûne eucharistique s’impose : les bogomiles sont accusés de
pousser clercs et fidèles à des communions sacrilèges en leur faisant
transgresser cette règle. Pour la communion pascale, le respect de tout
l’ordonnancement du jeûne du grand Carême conditionne la
communion. Syméon de Thessalonique recommande au prêtre de
refuser la communion de Pâques à ceux qui n’ont pas jeûné en
Carême112 (il se trouve ainsi en contradiction avec Jean Chrysostome
qui, dans une homélie lue chaque année aux matines de Pâques,
appelle l’ensemble des fidèles : « Vous qui avez jeûné, et vous qui ne
l’avez point fait, réjouissez-vous aujourd’hui. La table est prête,
mangez-en tous »113).

Une autre exigence préalable est la confession. Pour les fidèles,


d’après Nicolas III, elle est obligatoire avant la communion dès l’âge
de douze ans (la communion est donnée aux petits enfants dès leur
baptême)114. Certains canonistes prescrivent aux prêtres d’interroger
les fidèles qui se présentent à la communion, pour savoir s’ils se sont
confessés et ont accompli leur pénitence, et d’écarter ceux qui ne
seraient pas dûment réconciliés115.

111. S. SALAVILLE, “Messe et communion dans les monastères byzantins du 10e au


14e siècle”, OCP 13, 1947.
112. SYMÉON DE THESSALONIQUE, Rép. 16 à Gabriel.
113. JEAN CHRYSOSTOME, Homélie pour le saint et grand jour de la Pâque, in La

prière des Eglises de rite byzantin. Nuit de Pâques, Chèvetogne, 1974, p. 38.
114. Regestes, N. 996.
115. C’est ce que prescrit G. Lapithès : cf. J. DARROUZÈS, REB 37, 1979.
37

D’autres exigences contribuent à raréfier la communion. Bains et


saignées sont déconseillés avant comme après la communion, car ils
amollissent le corps116. L’union conjugale est proscrite trois jours
avant la communion et la nuit suivante : l’union est donc interdite le
jour du mariage, car les époux ont communié117.

Exclusions
Certaines exclusions sont rituelles et relèvent de pratiques
héritées du Lévitique (Lév 12, 1-8 ; 15, 19) : la femme qui a ses règles
ou qui vient d’accoucher ne communie pas, sauf en cas de danger de
mort118. Une pollution nocturne écarte de la communion119. Les
concubins sont écartés aussi, même les esclaves que leurs maîtres ont
forcé à s’unir sans bénédiction nuptiale120.

D’autres exclusions sont pénitentielles. Les homicides et les


fornicateurs peuvent être écartés des mystères durant des années, voire
jusqu’à leur lit de mort. Mais les confesseurs sont invités à faire
preuve de miséricorde et à tenir compte des dispositions du pénitent.
Au XIIe s., on se demanda s’il fallait appliquer la peine de l’homicide
(trois ans sans communion121) aux soldats qui avaient tué à la guerre.
Balsamon estima que le moral des troupes serait gravement affecté si
les soldats de l’empire chrétien se trouvaient majoritairement écartés

116. Regestes, N. 1087.


117. BALSAMON, Rép. 10 à Marc d’Alexandrie, PG 138, 961-964.
118. Cf. le can. 2 de Denys d'Alexandrie et ses commentaires (RP, IV, p. 7-9) et les

réponses des chartophylax Pierre (RP, V, p. 372) et Nicéphore (REB 27, 1969, p. 178-
179).
119. Dans sa rép. 9 à Marc d'Alexandrie, Balsamon invoque Denys, Athanase et

Timothée d'Alexandrie : PG 138, 960-961. Cf. les chartophylax Pierre (RP, V, p. 370)
et Nicéphore (REB 27, p. 370).
120. Rép. 45 de Balsamon, RP, IV, p. 481-482. Cf. les chartophylax Pierre (p. 371) et

Nicéphore (p. 174-175).


121. Can. 13 de Basile.
38

des mystères : on n’appliqua pas le canon aux soldats homicides par


fait de guerre122.

Ces exclusions ne concernent pas seulement la communion.


L’offrande de prosphorai, la prise de pain bénit obéissent aussi à des
règles mystérieuses que les spécialistes ont pour charge d’interpréter.
La plupart des canonistes estiment que ceux qui sont exclus de la
communion ne peuvent offrir de prosphorai à leurs intentions
particulières : c’est l’avis du chartophylax Nicéphore au XIe s.123. Mais
le patriarche Nicolas III, au siècle suivant, permet à ceux qui, sous le
coup d’une pénitence, l’accomplissent fidèlement d’offrir des
prosphorai124. La femme qui vient d’accoucher, si elle ne peut offrir
elle-même des prosphorai du fait de son impureté, peut le faire par
l’intermédiaire d’un proche125.

Nicolas III défend aux pénitents de prendre du pain bénit. Sur le


manuscrit qui porte cette décision, un copiste anonyme note que cette
intransigeance risque d’écarter de la Liturgie les fidèles découragés126.
On peut inférer que des prêtres bienveillants avaient une attitude plus
souple.

L’eucharistie hors de la Liturgie


Dans le rite byzantin, l’eucharistie est destinée à la communion,
non à la contemplation comme en Occident. Ce que les yeux
contemplent, ce n’est pas l’eucharistie, ce sont les icônes. Si des pains

122. RP, IV, p. 131 s.


123. REB 27, 1969, p. 187 s.
124. Cf. Pierre Chartophylax, RP, V, p. 370.
125. Pierre Chartophylax, RP, V, p.369s.
126. Regestes, N. 977.
39

consacrés sont conservés, c’est surtout en vue des Présanctifiés. On


peut aussi utiliser ce pain consacré pour communier des personnes en
péril de mort : le chypriote Georges Lapithès, au XIVe s., précise que
le prêtre appelé pour porter la communion doit le faire sans délai, mais
qu’il doit mettre le pain consacré dans le vin à l’église, sur l’autel127.
Sans doute seul le pain consacré était conservé et son contact
consacrait le vin dans lequel on le plongeait. Syméon donne d’autres
détails : les espèces consacrées doivent être portées avec respect, dans
un vase sacré et non dans un médaillon sur la poitrine (allusion à des
pratiques latines ?)128. La parcelle de pain consacré doit être plongée
dans le calice avec la cuiller ; le prêtre qui porte les saints mystères
doit revêtir ses vêtements liturgiques et être précédé par des porteurs
de luminaires129. Un simple diacre peut porter les présanctifiés à un
malade130. Le vin consacré peut aussi être utilisé pour faire des
onctions aux malades131.

Enfin, les solitaires dans le désert sont autorisés à garder une


sainte réserve de présanctifiés pour communier en l’absence de
Liturgie132.

IV  Spiritualité  eucharistique  

127. G. LAPITHÈS, Sur les sept sacrements, REB 37, 1979.


128. Constantin Stilbès, c. 54, REB 21, 1963, p. 75.
129. SYMEON DE THESSALONIQUE, Rép. 82 à Gahriel, PG 155, 949..
130. SYMEON DE THESSALONIQUE, Rép. 40 à Gahriel..., PG 155, 889.
131. SYMEON DE THESSALONIQUE, Rép. 81 à Gabriel..., PG 155, 945-949.
132. SYMEON DE THESSALONIQUE, Rép. 41 à Gabriel ..., PG 155, 889.
40

La spiritualité byzantine connaît une éclipse après le Xe s. A la


fin du XIIIe s., à la faveur du renouveau hésychaste, se développe une
véritable spiritualité eucharistique. Ce renouveau ne concerne pas
seulement la prière intérieure, mais la vie chrétienne fondée sur les
mystères.

Pour Théolepte de Philadelphie, refuser l’eucharistie c’est


refuser le Christ et le salut qu’il a apporté par la Croix133. Disciple de
Théolepte, Grégoire Palamas, devenu archevêque de Thessalonique,
incite ses fidèles à fonder leur vie sur les mystères. Dans une homélie,
il montre que la déification n’est pas seulement le fait de la prière
intérieure, mais de la communion. La prière donne l’union spirituelle
avec le Christ, et l’eucharistie l’union corporelle. Le pain et le vin
consacrés comblent notre désir de toucher le Christ et de le contenir
jusque dans nos entrailles. Par eux nous sommes transformés en
pourpre royale, en un corps et un sang royaux, en vue de la divine
adoption134.

Mais c’est surtout Nicolas Cabasilas qui élabore une spiritualité


eucharistique rassemblant des intuitions éparses dans la tradition
byzantine. On trouve des éléments de cette spiritualité dans son
Explication de la Divine Liturgie135, mais surtout dans la Vie en Christ,
qui fonde la vie du chrétien sur les mystères du baptême, de la
chrismation et de l’eucharistie.

133. THÉOLEPTE DE PHILADELPHIE, Deuxième discours aux philadelphéens, in S.


SALAVILLE, “Deux documents inédits sur les dissensions religieuses à Byzance entre
1275 et 1310”, REB 5, 1947, p. 116-136.
134. Homélie 56 sur les mystères, éd. S. Oikonomos, Athènes, 1863.
135. N. CABASILAS, Explication ..., c. 34 : le fidèle doit préparer son coeur pour

assimiler les mystères ; c. 36 : par l’eucharistie nous attirons en nous la sainteté du


Christ.
41

L’eucharistie est le plus grands des mystères, car dans les autres
le Christ nous partage ses dons, tandis que par l’eucharistie il se donne
lui-même : « Ce n’est pas à quelque chose de lui que nous avons part,
mais à lui-même ; ce n’est pas quelque rayon et une lumière que nous
recevons en nos âmes, mais le disque solaire lui-même ... »136.

Le point focal de cette spiritualité est le corps du Christ : corps


pris de la Vierge Marie, corps immolé sur la croix, corps reçu dans
l’eucharistie. L’unité du corps de Jésus et du corps eucharistique est
exprimée en termes saisissants : « C’est ce corps qui a été immolé sur
la croix et qui, à l’approche de l’immolation, s’angoissait, agonisait,
ruisselait de sueur, c’est ce corps qui fut livré, appréhendé, traîné
devant des juges iniques (...) Des coups de fouet sur le dos, des clous
dans les mains et les pieds, la lance dans le côté, voilà ce qu’il a reçu.
Et il a eu mal quand on l’a fouetté, il a souffert quand on l’a cloué. »137
Cette insistance sur la crucifixion n’est pas complaisance morbide :
Cabasilas refuse l’ultra-réalisme qui voit dans l’eucharistie une
immolation invisiblement sanglante. Mais elle sert à affirmer que le
pain consacré est devenu le corps du Christ mort et ressuscité, et donc
le « corps de Dieu »138.

Cabasilas, s’il refuse l’ultra-réalisme, fait sienne la conception


réaliste héritée de Jean Chrysostome : « Nous recevons en vérité le
Christ dans nos mains, nous l’accueillons dans notre bouche, nous le

136. Vie en Christ, IV, 8


137. IV, 20.
138. « Quand nous avons part à une chair et à un sang humains, c’est Dieu lui-même que

nous recevons dans nos âmes, et le corps de Dieu, le sang et l’âme de Dieu, son esprit et
son vouloir, autant que ceux d’un homme » ( IV, 26).
42

mêlons à notre âme, l’unissons à notre corps et le mélangeons à notre


sang139 ... Notre âme est mélée à son âme, notre corps à son corps,
notre sang à son sang. »140

Ce mélange du Christ et du fidèle réalise la déification de


l’homme, car le Verbe incarné transforme en lui-même celui qui le
reçoit, à l’inverse de la nourriture ordinaire qui est transformée en
celui qui mange : « Quand il ... donne son corps à manger, il change
entièrement celui qu’il initie et lui donne en échange sa propre
disposition ; et l’argile n’est plus de l’argile, qui a reçu la forme du roi,
mais elle-même est devenue corps du roi ... Il est donc évident que le
Christ est répandu en nous et se mêle à nous, mais que d’autre part il
nous change et nous transforme en lui-même, telle une petite goutte
d’eau répandue dans un immense océan de saint chrême. »141

Cabasilas s’inscrit dans le mouvement hésychaste qui s’efforce


de promouvoir la communion fréquente : la Liturgie ne se conçoit pas
sans communion, et la pureté, loin d’être requise au préalable, est
donnée par le mystère. C’est le pain consacré qui purifie celui qui le
mange.

Purifiant le fidèle, l’eucharistie le rend héritier du royaume des


cieux. Pour Cabasilas, le corps eucharistique est la seule monnaie
valide pour acheter le royaume, il ouvre la porte du royaume des cieux
puisque c’est lui qui rend le fidèle semblable au Fils de Dieu. Pour
entrer dans ce royaume, rien n’est exigé du fidèle sinon le Christ, qui
se donne dans l’eucharistie. Mais dès cette vie, la communion est la
139. IV, 49.
140. IV, 8.
141. IV, 2 ; 26-28.
43

base de toute vie chrétienne, y compris sur le plan moral : grâce à elle,
« nous ne tendrons pas nos mains vers ce qui est mal (si nous
songeons) que ces membres sont les membres du Christ, des membres
sacrés, qui contiennent son sang comme une coupe. »142

142. IV, 20.

Bibliographie

BORNERT , Commentaires = R. BORNERT , Les commentaires


byzantins de la Divine Liturgie du VIIe au XVe siècle, Paris, 1966

Nicolas CABASILAS, Explication de la Divine Liturgie, éd. R.


BORNERT , J. Gouillard et P. Périchon, trad. S. Salaville, SC 4 bis, 1967

Nicolas CABASILAS, La Vie en Christ, éd. M.-H. Congourdeau, SC 355


et 361, 1989 et 1990

CUTLER-SPIESER, Byzance médiévale = A. Cutler et J.-M. Spieser,


Byzance médiévale, 700-1204, Paris, Gallimard, 1996

G. DAGRON, Empereur et prêtre. Etude sur le « césaropapisme »


byzantin, Paris, Gallimard, 1996

J. DARROUZÈS, “Nicolas d’andida et les azymes”, REB 32, 1974, 199-


203

EO = Echos d’Orient

M. GARRIDIS, “Approche « réaliste » dans la représentation du


Mélismos”, Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik 32.5, 1982, 495-
502

Regestes = V. GRUMEL, V. LAURENT, J. DARROUZÈS, Les Regestes


des Actes du Patriarcat de Constantinople (6 fascicules), Paris, 1932-1991

M. JUGIE, “Un opuscule inédit de Néophyte le Reclus sur


l’incorruptibilité du corps du Christ dans l’eucharistie”, REB 7, 1949, 1-11
44

La Vie en Christ de Cabasilas, une des dernières grandes oeuvres


théologiques et spirituelles de Byzance, exprime ainsi comme un
résumé de la conception byzantine de la vie chrétienne, une vie

V. LAURENT, “Le rituel de la proscomidie et le métropolite de Crète


Elie”, REB 16, 1958, 116-42

F. MERCENIER et F. Paris, La prière des Eglises de rite byzantin, tome


1 : L’office divin, la Liturgie, les sacrements, Amay-sur-Meuse, 1937

OCA = Orientalia Christiana Analecta

OCP = Orientalia Christiana Periodica

S. PETRIDES, “La préparation des oblats ds le rite grec”, EO 3, 1899-


1900, 65-78

PG = Patrologia Graeca

REB = Revue des Etudes Byzantines

RP = Rhalli-Potli, Suntagma tôn théiôn kai hiérôn kanonôn (6 tomes),


Athènes, 18

SC = Sources Chrétiennes

R. TAFT, The Great Entrance : A History of The Transfert of Gifts And


Other Pre-Anaphoral Rites of The Liturgy of St John Chrysostom,
Orientalia Christiana Analecta 200, Rome, 1975

R. TAFT, Le rite byzantin. Bref historique, Paris, Cerf, 1996.

TM= Travaux et Mémoires du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance

WARE, The meaning = K. (Ware) de Dioclea, “The meaning of the Divine


Liturgy for the Byzantine worshiper”, dans Church and People in
Byzantium, ed Morris, Birmingham, 1990, p. 7-27
45

centrée sur la liturgie en général, mais surtout sur la Liturgie


eucharistique.

Marie-Hélène Congourdeau

Vous aimerez peut-être aussi