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situationniste
1
H. Lefebvre, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1962, p. 337.
2
Cf. H. Lefebvre, « Vers un romantisme révolutionnaire », dans La Nouvelle Nouvelle Revue
Française, n° 58, oct. 1957.
3
H. Lefebvre, Introduction à la modernité, op. cit., pp. 334-336.
4
Ibid., p. 337.
une véritable révolution du langage cinématographique. Tout comme Debord saluera
dans Internationale Situationniste la nouveauté profonde du film scénarisé par
Marguerite Duras.
« La perpétuelle reconquête » montre bien à quel point ce film fut une
révélation cinématographique pour les trois membres de La Ligne Générale. Au-delà
de la thématique amoureuse qui traverse le film, c’est la révolution formelle qui
trouble beaucoup les trois jeunes gens :
Resnais, d’une manière presque définitive, nous offre l’exemple d’une œuvre dont le
langage ne submerge pas l’intention qui le suscite, mais l’implique et l’explique, dont
« l’engagement » n’impose pas de « direction » a priori, mais ne s’offre, dans son
accomplissement et dans son devenir, que comme terme ultime d’une démarche possible et
nécessaire : au-delà de la complexité du monde, ce va-et-vient de la sensibilité et de la
mémoire, cette réflexion sur soi et sur le monde, cette méditation, ce passage, débouchent sur
une élucidation totale, une volonté d’explication, engagée et objective, des problèmes de
notre temps. Une compréhension. Oui, il s’agit bien d’apprendre à changer le monde :
Hiroshima mon amour est un film pré-révolutionnaire5.
Guy Debord, dans un article intitulé « Le cinéma après Alain Resnais », paru
dans Internationale Situationniste n° 3, rend hommage à Hiroshima mon amour, et
en fait l’emblème d’un cinéma qui pourrait bouleverser les conceptions
cinématographiques classiques, qui servent la domination spectaculaire :
Debord voit dans Hiroshima mon amour l’apparition dans le cinéma d’un
même mouvement d’autodestruction ayant déjà guidé l’art moderne vers ses
principales contradictions. Le film d’Alain Resnais est pour lui le signal d’une
dissolution des moyens d’expression contemporains : Hiroshima mon amour ou le
paradigme d’un cinéma libre, ayant complètement remis en cause ses principes de
linéarité narrative et esthétique, objet irréductible et autonome du reste de la
production cinématographique.
Debord pointe quelques ressemblances du film de Resnais avec ses propres
obsessions cinématographiques, à l’heure où il vient d’achever Sur le passage de
quelques personnes à travers une assez courte unité de temps :
5
G. Perec, « La perpétuelle reconquête », L.G., Une aventure des années soixante, Paris, Seuil, 1993,
pp. 163-164.
6
« Le cinéma après Alain Resnais », Internationale Situationniste, n° 3, op. cit., p. 78.
Ainsi, on entend dire que le thème de tous les films d’Alain Resnais est la mémoire
[...]. Mais on veut ignorer que la mémoire est forcément le thème significatif de l’apparition
de la phase de critique interne d’un art. De sa mise en question ; sa contestation dissolvante.
La question du sens de la mémoire est toujours liée à la question du sens d’une permanence
transmise par l’art7.
La mémoire éclate. D’un seul jet. Puis recommence, encore une fois, sans ordre à
nouveau, mais insistant davantage, cernant petit à petit ce que fut cette ville, ce que fut cet
amour, ce que fut cette mort, ce que fut cette folie8.
7
Ibid., p. 77.
8
G. Perec, « La perpétuelle reconquête », L.G., Une aventure des années soixante, op. cit., p. 155.
David Bellos, dans sa biographie Georges Perec, une vie dans les mots, constate que
le Portulan, une œuvre de jeunesse de Perec, s’inspire des idées situationnistes :
(…) peut-être Perec entendit-il parler de ce mouvement par Henri Lefebvre, qui eut
la bonne et la mauvaise fortune d’être le professeur de Debord dans les années 50 ; à moins
qu’il soit tombé sur l’une ou l’autre des irrégulières publications de Debord à La Joie de
Lire ; ou plus simplement capta-t-il les notions situationnistes dans l’air du temps9.
(…) on peut noter que le questionnement perecquien à propos de l’espace urbain n’est pas
étranger aux théories psychogéographiques et urbanistiques des situationnistes12.
Perec a surtout montré dans son écriture et dans les protocoles mis en place
pour générer celle-ci une inspiration commune avec celle des lettristes et des
situationnistes lorsqu’ils élaborèrent leur poétique de la révolution. La dérive l’un de
ces points de rencontre :
9
D. Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil, 1994, p. 300.
10
Le terme de « situationnisme » est récusé par les membres de l’Internationale Situationniste dès le
premier numéro de leur revue Internationale Situationniste.
11
Ibid, p. 301.
12
Quatrième note de bas de page dans « Georges Perec. Les Paris d’un joueur », Propos recueillis par
Jacques Renoux dans G. Perec, Entretiens et conférences, II, Paris, Joseph K., 2003, p. 129.
Je travaille volontiers dehors. Je fais un peu comme les situationnistes il y a quelques
années : je pars d’un endroit qui est en général assez loin de celui où j’habite, et puis je
marche très longtemps en essayant de ne pas suivre les chemins que je connais ou de prendre
les petites rues. Parfois, ça peut être étonnant13.
Paul Virilio fait aussi partie des perecquiens ayant aperçu le lien qui pouvait
être tracé entre les deux écrivains, à propos, encore une fois de cette écriture de
l’espace commun :
Etrangement pourtant, personne ne fait ici le rapprochement qui s’impose entre Guy
Debord et Georges Perec. Malgré leur sympathie pour le « cinéma du réel », nul ne tente
d’analyser chez Perec, l’utopie scopique de l’auteur de La Vie mode d’emploi, ce découpage
et ce montage des scènes de la vie quotidienne que laissait déjà entrevoir la succession
télescopique des visions d’Espèces d’espaces14.
L’espace commun autour duquel ces deux auteurs graviteront, c’est Paris.
Lorsque Perec et Debord habitaient tous les deux dans le 5ème arrondissement de la
capitale, on imagine avec amusement que l’un aurait pu croiser l’autre sortant de
l’appartement d’Henri Lefebvre. Qui sait ? Toujours est-il que leur vision commune
d’un Paris en transformation a alimenté la légende d’une ville vivant de singuliers
remous dans les années 50 et 60. Comme le signale Eric Hazan à propos d’une place
bien connue de Perec, située à quelques mètres de cette rue de la Montagne Sainte-
Geneviève où habita Debord :
Guy Debord, les lettristes puis les situationnistes ont pourtant bien hanté ce
Paris encore populaire et métissé. Peut-être ont-ils alors croisé Georges Perec, jeune
homme tourmenté travaillant à des manuscrits où les lignes directrices de son œuvre
sont déjà présentes ?
13
« Georges Perec. Les Paris d’un joueur », Propos recueillis par Jacques Renoux dans G. Perec,
Entretiens et conférences, II, op. cit., p. 129
14
P. Virilio, « Un homme qui marche », dans Portrait(s) de Georges Perec, sous la direction de
Paulette Perec, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2001, p. 159.
15
E. Hazan, L’invention de Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2002, pp. 27-28.
Mais il semble tout à fait nécessaire de placer cette réflexion sur deux
écrivains tout à fait dissemblables à l’aune d’une problématique bien plus large.
L’une des particularités des ouvrages de Perec et Debord est d’interroger directement
l’époque dans laquelle ils s’inscrivent, par l’autobiographie, bien sûr, mais aussi par
cette préoccupation constamment ravivée des désastres humains imminents ou en
cours. Soucieux, empreints de souffrance et de mélancolie, les livres de Guy Debord
et Georges Perec sont de parfaits documents sur le désarroi et l’inquiétude d’une
époque. L’aliénation, en ce qu’elle ferait des hommes des spectateurs, des
consommateurs, des individus emprisonnés dans les compromissions de la vie
quotidienne, y est extrêmement présente, que ce soit par le biais « romanesque » (Les
Choses, Un homme qui dort) ou par le manifeste et l’écrit théorique (les textes
d’Internationale Situationniste et de Potlatch, La Société du Spectacle).
Georges Perec et Guy Debord furent tous les deux fascinés par la figure du
palindrome – phrase pouvant se lire indifféremment de gauche à droite et de droite à
gauche – et quand Debord l’utilise pour choisir le titre de son film In girum imus
nocte et consumimur igni, Perec façonne le plus grand palindrome jamais réalisé.
Ecrit en 1969, au Moulin d’Andé, quand les perspectives oulipiennes lui
ouvrent d’immenses et nouvelles portes dans son écriture, ce texte est d’une lecture
ardue et porte les traces d’une violence faite au verbe. Le « Grand Palindrome »
débute ainsi :
Trace l’inégal palindrome. Neige. Bagatelle, dira Hercule. Le brut repentir, cet écrit
né Perec. L’arc lu pèse trop, lis à vice-versa16.
Désire ce trépas rêvé : Ci va ! S’il porte, sépulcral, ce repentir, cet écrit ne perturbe
le lucre : Haridelle, ta gabegie ne mord ni la plage ni l’écart17.
16
G. Perec, « Palindrome », dans Oulipo, La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
(1ère éd. : Paris, Gallimard, 1973), p. 97.
17
Ibid., p. 102.
Concernant la fusion entre l’art et la science, j’ai mentionné Duchamp, mais il
faudrait parler aussi de François Le Lionnais. (…) Dans un autre domaine, il y a eu la même
démarche dans l’Oulipo avec Queneau et Perec. Je trouvais que beaucoup de figures de
langages, de lipogrammes, étaient ennuyeuses (sic). Ce qui m’a le plus impressionné, bien
que je n’aie jamais eu le courage de vérifier, c’est le palindrome de Perec qui fait plus de
5000 mots. Si quelqu’un m’avait dit que ça existait, je ne l’aurais pas cru. Le début et la fin
correspondent, mais à l’idée de relire tout ça dans les deux sens, j’ai manqué de courage.
Perec était un honnête homme, bien qu’il ait un peu triché dans La Disparition18.
18
R. Rumney, Le Consul, Paris, Allia, 1999, pp. 89-90.
19
Notons que c’est aussi l’époque où la revue Arguments se rapproche de certains « sociaux-
barbares » dont Debord aura l’occasion de faire la connaissance.
l’écriture, il participera plus tard à la revue Cause Commune dans laquelle on
retrouvera des préoccupations plus politiques.
La vie quotidienne et les aliénations qui découlent de son aménagement par le
pouvoir restent pour Georges Perec un champ d’étude certes moins théorique que
pour les situationnistes mais tout de même majeur. Perec étudie le paysage urbain et
mène une minutieuse description des plus minuscules faits de la quotidienneté,
notamment dans Espèces d’espaces, dont les réflexions rappellent parfois le
magnifique texte de Chtcheglov, Formulaire pour un urbanisme nouveau.
Pour Perec, l’absolu vit dans les détails, dans ce qu’il appelle « l’infra-
ordinaire ». Semblable à un entomologiste, à un géologue de la vie moderne, Perec
veut trouver dans l’infiniment petit - ou plus exactement dans ce qui n’est pas
perceptible immédiatement par l’œil du spectateur - les enjeux essentiels d’une
description du réel : c’est dans cette part de son travail qu’il rejoint le plus les
travaux de Lefebvre et sa Critique de la vie quotidienne. Il faut répéter ici ce qu’une
étude des textes dénuée de toute fausse naïveté sous-entend : faire de Georges Perec
un simple passant, lunaire et ébouriffé, entérinerait une version fausse de son œuvre.
Irréductible à une simple fascination pour les mots et les jeux qu’elle entraîne,
l’écriture de Perec se veut outil de traduction, instrument d’analyse et côtoie la colère
de la critique sociale, comme l’explique Paul Virilio, qui travailla avec Perec au sein
de la revue Cause Commune :
Même si son nom a été donné, il y a longtemps déjà, à une « petite planète »,
Georges Perec n’est pas le petit prince du conte de Saint-Exupéry, mais l’homme des
combinatoires les plus extrêmes et l’observateur vigilant des dérives métropolitaines ; dérives
dont la violence n’a cessé, depuis, de s’accroître, non seulement avec les incivilités devenues
coutumières, mais avec la démolition programmée et systématique des grands ensembles.
Devant ce spectacle fatal, où se vide en un instant la substance des quartiers périurbains, la
façade arrachée de l’immeuble de La Vie mode d’emploi prend un tout autre sens que celui
d’un simple « jeu des familles », puisqu’elle préfigure le dévoilement brutal d’un lieu de vie,
la déchirure des liens qui s’étaient noués ici ou là, à travers l’histoire d’une zone mineure
abandonnée de tous20.
20
P. Virilio, « Un homme qui marche », dans Portrait(s) de Georges Perec, op. cit., p. 161.
21
Dans un article intitulé « Hors programme », où il étudie les allusions et détournements non
mentionnés par Perec dans le programme de composition de La Vie mode d’emploi, Dominique
Bertelli constate que Perec et Debord ont, à vingt ans d’intervalle, « détourné » le même texte
provenant d’un manuel scolaire. Dominique Bertelli évoque ainsi ce détournement, qu’il appelle
aux idées de se dire obliquement. Chacune à leur manière, ces deux écritures sont
subversives et sabordent l’idée d’une littérature devenue une autre des marchandises
produites dans le monde capitaliste.
« impli-citation » : « Des impli-citations fondues, insérées dans le roman sans qu’aucun marquage
typographique ou qu’aucun autre décrochement ne les signale. Ainsi, de la « carte du Pacifique telle
que les tribus côtières du golfe de Papouasie en utilisaient : un réseau extrêmement fin de tiges de
bambou indique les courants marins et les vents dominants ; çà et là sont disposés, apparemment au
hasard, des coquillages (cauris) qui représentent les îles et les écueils » (p. 460) - dont la description
rappelle plus qu’un peu la fin du chapitre 82, « Que la vie est heureuse et facile dans les petites îles de
l’Océan Pacifique ! », du manuel de Géographie générale destiné aux classes de 6ème, d’Albert
Demangeon et André Meynier : « Ils savent se guider d’après les étoiles, la houle, le vent. Ils ont des
cartes marines faites de bambou, indiquant les îles et les courants ». Ce même extrait dans un texte
centon de Guy-Ernest Debord, « La valeur éducative », publié en mars 1955 dans la dix-huitième
livraison de Potlatch. Façon de « je me souviens » des leçons de géographie à apprendre par cœur,
allusion détournée aux écrits situationnistes – ou emprunt à un autre manuel, un essai encore non-
identifié…? Difficile de trancher en ce cas ». D. Bertelli, « Hors programme », Formules, n°6, Paris,
avril 2002, pp. 46-47.
22
Cause Commune, dans la lignée de la revue Arguments que Jean Duvignaud et Henri Lefebvre
animèrent, voulait occuper une place à part, jamais partisane, dans le monde des idées et rester ouverte
à des discours exempts de toute orthodoxie. Soucieuse d’autres champs d’exploration que la politique
ou la sociologie, elle s’ouvrit aux réflexions sur l’urbanisme, sur la communication, les arts et tenta
d’en donner une vision cohérente, tout en s’interdisant le dogmatisme. Cette lecture plurielle sur
laquelle insistèrent Paul Virilio et Jean Duvignaud devait séduire Perec, dont les interrogations sur la
vie quotidienne rejoignaient les visées sociologiques et politiques de la revue. Cause Commune, par sa
proximité avec les pensées les plus modernes - Marcuse, l’Ecole de Francfort, alors méconnus - relaya
une partie des problématiques posées dans Internationale Situationniste, alors que cette dernière
venait de s’éteindre. L’architecte et ancien situationniste Constant y publiera son projet de « New
Babylon ».
par l’homme. La violence instaurée par la gestion de l’espace par le pouvoir, comme
il le dit dans un article pour la revue Cause Commune, en 1972, est la raison d’être
d’un totalitarisme contemporain, relayant la violence concentrationnaire :
Tout ce qui a été dit sur l’univers concentrationnaire peut et doit ici être redit : la
violence est la continuation de l’exploitation, non « par d’autres moyens » (comme on dit que
la guerre continue ce que la politique a commencé), mais avec ses moyens mêmes et,
pourrait-on dire, enfin « vrais » : la violence est la seule vérité du capital, son unique
instrument, son unique recours (il n’est pas superflu de redire cette vérité élémentaire : tout
ce que nous savons sur le monde des camps semble n’avoir pas suffi à la faire apparaître, tant
il est vrai qu’il faut encore et toujours répéter que les camps ne sont pas, n’ont jamais été une
exception, une maladie, une tare, une honte, une monstruosité, mais la seule vérité, la seule
réponse cohérente du capitalisme)23.
Matthieu Remy
23
G. Perec, « L’orange est proche », dans Cause Commune, « Le pourrissement des sociétés », Paris,
UGE, coll. « 10-18 », 1975, p. 247.