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Georges Perec dans l’air du temps

situationniste

On pourra s’étonner de voir s’inscrire ici le nom de l’auteur des Choses et de


La Disparition, considéré à juste titre comme l’un des plus fabuleux polygraphes du
XXème siècle et connu surtout pour sa participation stimulante à l’Ouvroir de
Littérature Potentielle. Mais l’Oulipo lui-même ne fut pas sans lien avec l’air du
temps situationniste, si l’on se rappelle que Noël Arnaud, l’un de ses membres
fondateurs, lié au Collège de Pataphysique, fut aussi le coordinateur, avec Jacqueline
de Jong de deux numéros de la revue Situationist Times en 1962. Or c’est
précisément la période durant laquelle Perec écrit des articles pour Partisans –une
revue d’obédience marxiste quoique hostile à une trop grande hégémonie du Parti
Communiste – et travaille avec ses amis Marcel Bénabou, Claude Burgelin et
Jacques Lederer à une autre revue qui ne verra pas le jour intitulée La Ligne
Générale. Malgré cette naissance avortée, La Ligne Générale, en tant que groupe
d’avant-garde, a été remarquée par l’un des maîtres à penser de Perec. Dans
Introduction à la modernité, Henri Lefebvre vante les travaux en gestation du groupe
et les compare avec ceux d’une avant-garde ayant tissé des liens avec le père de la
critique de la vie quotidienne. Côte à côte, nous retrouvons donc La Ligne Générale
de Perec et l’Internationale Situationniste de Guy Debord, saisis à l’aune de la même
réflexion critique sur le renouveau de la pensée contestataire. Lefebvre leur accorde
ainsi une exigence commune dans la volonté de bousculer l’avant-garde culturelle et
leur prête une part du même mode d’emploi dans cette volonté subversive et
irréductible :
[...] ils tentent d’établir à partir de cette possibilité une tactique, une stratégie et
finalement un programme, car ils pensent eux aussi « programmatiquement » ou comme on
dit dans une terminologie maintenant à la mode : prospectivement. Ce qui les mène à une
critique encore plus radicale et virulente de la pensée et de la culture bourgeoise, part la plus
claire de leur doctrine. Cette culture, à leur avis, dans la mesure où elle ne se résume pas en
un fétichisme de l’objet technique, et dans un culte peu « cultivé » du confort, n’est qu’une
superstructure faites d’aliénations accumulées, demi-conscientes, aujourd’hui, à la fois
réifiées et complaisantes pour elles-mêmes. Double symptôme de faillite. C’est surtout à cette
complaisance que s’en prend leur critique : complaisance de ceux qui essaient chaque jour,
chaque semaine ou chaque mois de faire croire qu’il se passe des tas de choses intéressantes -
complaisance (et auto-justification) de ceux qui croient que la culture se renouvelle
incessamment, et que les expositions, la « production » perpétuellement « intéressante » et
« importante » équivaut à une vie1.

Mais si Henri Lefebvre fait référence à l’Internationale Situationniste et à La


Ligne Générale c’est aussi pour attester de l’avènement d’un nouveau romantisme,
qu’il qualifiera dès 1957 de « romantisme révolutionnaire »2, pour présenter le
renouvellement d’un état d’esprit insurrectionnel, et en montrer la métamorphose :

Ils estiment que l’art, la littérature, et plus encore la soi-disant critique,


n’accomplissent que trop bien une fonction : remplacer le plaisir par le verbiage et la vie
totale par sa caricature. [...] Les uns cherchent le style de vie plutôt que l’œuvre. Ils rejettent,
par préjugé défavorable, toute œuvre qui ne suppose ou ne prépare pas un nouveau style de
vie. En quoi ils ne reviennent pas du tout vers les vieilles philosophies de la vie contre la
raison et la connaissance, mais prolongent expressément ce qu’il y eut de révolutionnaire
dans le surréalisme [...]. Ils reprochent à la « modernité », dans son ensemble, d’avoir changé
et de continuer à changer le monde en spectacle, d’une affreuse et impure impureté3.

Les passages plus précisément consacrés à La Ligne Générale évoquent une


« Renaissance » qu’attendaient selon Lefebvre les camarades de Perec : « Cette
Renaissance serait caractérisée - et d’abord annoncée - par la reprise du romantisme
révolutionnaire »4 et verrait selon l’auteur de Critique de la vie quotidienne
l’élaboration d’une critique virulente de cette culture bourgeoise qui perpétue le culte
du confort, le fétichisme de l’objet ou encore l’aliénation demi-consciente,
complaisante pour elle-même. Ce « romantisme révolutionnaire » devait ainsi se
prétendre renouvellement du marxisme, et se caractériser par des violents assauts
contre ce que les membres de La Ligne Générale considéraient comme la
falsification du réel, orchestrée par la littérature bourgeoise. Tout comme les
situationnistes à cette époque, les membres de la Ligne Générale conspuent le
Nouveau Roman dans lequel ils voient une entreprise de refus de la prise en charge
révolutionnaire du réalisme.
Perec, à cette époque, est très empreint des théories de Georg Lukács sur le
réalisme critique. Il publie des articles pour fustiger le Nouveau Roman, dont un avec
Claude Burgelin : « Le Nouveau Roman et le refus du réel ». Mais surtout, il co-
signe avec Henri Peretz et Roger Kléman un article intitulé « La perpétuelle
reconquête » où il salue la sortie d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais comme

1
H. Lefebvre, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1962, p. 337.
2
Cf. H. Lefebvre, « Vers un romantisme révolutionnaire », dans La Nouvelle Nouvelle Revue
Française, n° 58, oct. 1957.
3
H. Lefebvre, Introduction à la modernité, op. cit., pp. 334-336.
4
Ibid., p. 337.
une véritable révolution du langage cinématographique. Tout comme Debord saluera
dans Internationale Situationniste la nouveauté profonde du film scénarisé par
Marguerite Duras.
« La perpétuelle reconquête » montre bien à quel point ce film fut une
révélation cinématographique pour les trois membres de La Ligne Générale. Au-delà
de la thématique amoureuse qui traverse le film, c’est la révolution formelle qui
trouble beaucoup les trois jeunes gens :

Resnais, d’une manière presque définitive, nous offre l’exemple d’une œuvre dont le
langage ne submerge pas l’intention qui le suscite, mais l’implique et l’explique, dont
« l’engagement » n’impose pas de « direction » a priori, mais ne s’offre, dans son
accomplissement et dans son devenir, que comme terme ultime d’une démarche possible et
nécessaire : au-delà de la complexité du monde, ce va-et-vient de la sensibilité et de la
mémoire, cette réflexion sur soi et sur le monde, cette méditation, ce passage, débouchent sur
une élucidation totale, une volonté d’explication, engagée et objective, des problèmes de
notre temps. Une compréhension. Oui, il s’agit bien d’apprendre à changer le monde :
Hiroshima mon amour est un film pré-révolutionnaire5.

Guy Debord, dans un article intitulé « Le cinéma après Alain Resnais », paru
dans Internationale Situationniste n° 3, rend hommage à Hiroshima mon amour, et
en fait l’emblème d’un cinéma qui pourrait bouleverser les conceptions
cinématographiques classiques, qui servent la domination spectaculaire :

Le trait fondamental du spectacle est la mise en scène de sa propre ruine. C’est


l’importance du film de Resnais, assurément conçu en dehors de cette perspective historique,
d’y ajouter une nouvelle confirmation6.

Debord voit dans Hiroshima mon amour l’apparition dans le cinéma d’un
même mouvement d’autodestruction ayant déjà guidé l’art moderne vers ses
principales contradictions. Le film d’Alain Resnais est pour lui le signal d’une
dissolution des moyens d’expression contemporains : Hiroshima mon amour ou le
paradigme d’un cinéma libre, ayant complètement remis en cause ses principes de
linéarité narrative et esthétique, objet irréductible et autonome du reste de la
production cinématographique.
Debord pointe quelques ressemblances du film de Resnais avec ses propres
obsessions cinématographiques, à l’heure où il vient d’achever Sur le passage de
quelques personnes à travers une assez courte unité de temps :

5
G. Perec, « La perpétuelle reconquête », L.G., Une aventure des années soixante, Paris, Seuil, 1993,
pp. 163-164.
6
« Le cinéma après Alain Resnais », Internationale Situationniste, n° 3, op. cit., p. 78.
Ainsi, on entend dire que le thème de tous les films d’Alain Resnais est la mémoire
[...]. Mais on veut ignorer que la mémoire est forcément le thème significatif de l’apparition
de la phase de critique interne d’un art. De sa mise en question ; sa contestation dissolvante.
La question du sens de la mémoire est toujours liée à la question du sens d’une permanence
transmise par l’art7.

À l’instar des jeunes gens de La Ligne Générale, Debord signale toute


l’importance d’une éclosion mémorielle, de son cheminement par la voix principale.
Et c’est une réflexion que Perec poussera très loin dans son écriture, recherchant
toutes les manières de faire jaillir le souvenir, tous les lieux secrets où il pourrait se
fossiliser :

La mémoire éclate. D’un seul jet. Puis recommence, encore une fois, sans ordre à
nouveau, mais insistant davantage, cernant petit à petit ce que fut cette ville, ce que fut cet
amour, ce que fut cette mort, ce que fut cette folie8.

Une forme d’existentialisme, un goût de l’autobiographie poétique sont


communs à Perec et Debord : « enfants perdus » au sortir de la Deuxième Guerre
Mondiale, ils ont été élevés aux alentours des ruines et des disparitions, à l’orée de
violents bouleversements comme des euphories sociales les plus intenses. Ils sont
tous les deux témoins d’un désenchantement soudain : la ville se vide de son
ancienne hospitalité et les espaces communs se muent en réceptacles de l’oppression
contemporaine.
Les deux écrivains eurent une même source d’inspiration, en la personne
d’Henri Lefebvre. Celui-ci fut l’une des influences majeures de l’Internationale
Situationniste de Guy Debord, au moins dans les premières années de celle-ci.
Lefebvre a su donner une version rénovée de la pensée marxiste parce qu’il
s’interrogea très vite sur l’urbanisme, la quotidienneté, et l’aliénation, sujets qui
irrigueront la pensée situationniste et que l’on retrouvera en filigrane dans les fictions
et les essais de Perec.
Bien sûr, nous ne saurions tenter des rapprochements hasardeux entre deux
écrivains dont nous savons combien ils furent dissemblables, combien leur terrain de
jeu (et le terme n’est pas innocent) fut différent. Mais de nombreuses similitudes
thématiques interviennent tout le long d’une lecture conjointe de leurs ouvrages.

7
Ibid., p. 77.
8
G. Perec, « La perpétuelle reconquête », L.G., Une aventure des années soixante, op. cit., p. 155.
David Bellos, dans sa biographie Georges Perec, une vie dans les mots, constate que
le Portulan, une œuvre de jeunesse de Perec, s’inspire des idées situationnistes :

(…) peut-être Perec entendit-il parler de ce mouvement par Henri Lefebvre, qui eut
la bonne et la mauvaise fortune d’être le professeur de Debord dans les années 50 ; à moins
qu’il soit tombé sur l’une ou l’autre des irrégulières publications de Debord à La Joie de
Lire ; ou plus simplement capta-t-il les notions situationnistes dans l’air du temps9.

Plus loin, Bellos affermit son propos :

L’Internationale Situationniste fut désignée comme responsable de quantité de


modes et de marottes, allant de la « pensée latérale » d’Edward de Bono au décor de
l’Hacienda Club de Manchester. Son influence sur Perec est moins douteuse. Il était familier
des notions de dérive et de détournement dès le début des années 60 et ces notions nourrirent
sa réinvention de l’art de voir autant que de l’art d’écrire : les « dérives » nocturnes dans Les
Choses, les déambulations dans Un homme qui dort, le « regard oblique » dans Espèces
d’espaces et peut-être, jusqu'à un certain point, tout le thème du puzzle dans La Vie mode
d’emploi (puisque, pour réussir un puzzle, il faut voir les pièces « autrement »), tout cela
reflète, avec plus ou moins de distance, des idées mises en circulation par le situationnisme10.
Sauf que Perec ne se laissa pas plus emprisonner par la contestation situationniste qu’il ne
s’était fait prendre par Partisans. Son travail d’écrivain restait d’appréhender son univers
personnel dans sa globalité - de comprendre, et non de résoudre, ses contradictions11.

Nous ne saurions donc faire de Perec un élève de l’Internationale


Situationniste. Mais il importe de distinguer les similitudes de deux écritures qui se
développèrent dans une époque et un espace communs. Ainsi, comme le remarquent
Mireille Ribière et Dominique Bertelli, commentant un entretien de Perec avec un
journaliste de Télérama où l’écrivain évoque les situationnistes et leur concept de
« dérive » :

(…) on peut noter que le questionnement perecquien à propos de l’espace urbain n’est pas
étranger aux théories psychogéographiques et urbanistiques des situationnistes12.

Perec a surtout montré dans son écriture et dans les protocoles mis en place
pour générer celle-ci une inspiration commune avec celle des lettristes et des
situationnistes lorsqu’ils élaborèrent leur poétique de la révolution. La dérive l’un de
ces points de rencontre :

9
D. Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Seuil, 1994, p. 300.
10
Le terme de « situationnisme » est récusé par les membres de l’Internationale Situationniste dès le
premier numéro de leur revue Internationale Situationniste.
11
Ibid, p. 301.
12
Quatrième note de bas de page dans « Georges Perec. Les Paris d’un joueur », Propos recueillis par
Jacques Renoux dans G. Perec, Entretiens et conférences, II, Paris, Joseph K., 2003, p. 129.
Je travaille volontiers dehors. Je fais un peu comme les situationnistes il y a quelques
années : je pars d’un endroit qui est en général assez loin de celui où j’habite, et puis je
marche très longtemps en essayant de ne pas suivre les chemins que je connais ou de prendre
les petites rues. Parfois, ça peut être étonnant13.

Paul Virilio fait aussi partie des perecquiens ayant aperçu le lien qui pouvait
être tracé entre les deux écrivains, à propos, encore une fois de cette écriture de
l’espace commun :

Etrangement pourtant, personne ne fait ici le rapprochement qui s’impose entre Guy
Debord et Georges Perec. Malgré leur sympathie pour le « cinéma du réel », nul ne tente
d’analyser chez Perec, l’utopie scopique de l’auteur de La Vie mode d’emploi, ce découpage
et ce montage des scènes de la vie quotidienne que laissait déjà entrevoir la succession
télescopique des visions d’Espèces d’espaces14.

L’espace commun autour duquel ces deux auteurs graviteront, c’est Paris.
Lorsque Perec et Debord habitaient tous les deux dans le 5ème arrondissement de la
capitale, on imagine avec amusement que l’un aurait pu croiser l’autre sortant de
l’appartement d’Henri Lefebvre. Qui sait ? Toujours est-il que leur vision commune
d’un Paris en transformation a alimenté la légende d’une ville vivant de singuliers
remous dans les années 50 et 60. Comme le signale Eric Hazan à propos d’une place
bien connue de Perec, située à quelques mètres de cette rue de la Montagne Sainte-
Geneviève où habita Debord :

À la Contrescarpe on rencontrait plus de clochards que de situationnistes, et dans


certains cafés il n’était pas facile d’entrer pour qui n’était pas alcoolique et déguenillé. Il n’y
avait là ni touristes, ni restaurants, ni boutiques. Les hôtels louaient des chambres à la journée
à des travailleurs immigrés auxquels on ne demandait pas leurs papiers. Les locaux du
MTLD de Messali Hadj étaient rue Xavier-Privas, à deux pas de Notre-Dame. Contrairement
à une idée répandue, la véritable éradication du Moyen Âge à Paris n’a pas été menée à son
terme par Haussmann et Napoléon III mais par Pompidou, et l’œuvre emblématique de cette
disparition définitive n’est pas Le Cygne de Baudelaire mais plutôt Les Choses de Perec15.

Guy Debord, les lettristes puis les situationnistes ont pourtant bien hanté ce
Paris encore populaire et métissé. Peut-être ont-ils alors croisé Georges Perec, jeune
homme tourmenté travaillant à des manuscrits où les lignes directrices de son œuvre
sont déjà présentes ?

13
« Georges Perec. Les Paris d’un joueur », Propos recueillis par Jacques Renoux dans G. Perec,
Entretiens et conférences, II, op. cit., p. 129
14
P. Virilio, « Un homme qui marche », dans Portrait(s) de Georges Perec, sous la direction de
Paulette Perec, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2001, p. 159.
15
E. Hazan, L’invention de Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2002, pp. 27-28.
Mais il semble tout à fait nécessaire de placer cette réflexion sur deux
écrivains tout à fait dissemblables à l’aune d’une problématique bien plus large.
L’une des particularités des ouvrages de Perec et Debord est d’interroger directement
l’époque dans laquelle ils s’inscrivent, par l’autobiographie, bien sûr, mais aussi par
cette préoccupation constamment ravivée des désastres humains imminents ou en
cours. Soucieux, empreints de souffrance et de mélancolie, les livres de Guy Debord
et Georges Perec sont de parfaits documents sur le désarroi et l’inquiétude d’une
époque. L’aliénation, en ce qu’elle ferait des hommes des spectateurs, des
consommateurs, des individus emprisonnés dans les compromissions de la vie
quotidienne, y est extrêmement présente, que ce soit par le biais « romanesque » (Les
Choses, Un homme qui dort) ou par le manifeste et l’écrit théorique (les textes
d’Internationale Situationniste et de Potlatch, La Société du Spectacle).

Georges Perec et Guy Debord furent tous les deux fascinés par la figure du
palindrome – phrase pouvant se lire indifféremment de gauche à droite et de droite à
gauche – et quand Debord l’utilise pour choisir le titre de son film In girum imus
nocte et consumimur igni, Perec façonne le plus grand palindrome jamais réalisé.
Ecrit en 1969, au Moulin d’Andé, quand les perspectives oulipiennes lui
ouvrent d’immenses et nouvelles portes dans son écriture, ce texte est d’une lecture
ardue et porte les traces d’une violence faite au verbe. Le « Grand Palindrome »
débute ainsi :

Trace l’inégal palindrome. Neige. Bagatelle, dira Hercule. Le brut repentir, cet écrit
né Perec. L’arc lu pèse trop, lis à vice-versa16.

Phrase que l’on retrouve incluse et renversée dans la fin du palindrome :

Désire ce trépas rêvé : Ci va ! S’il porte, sépulcral, ce repentir, cet écrit ne perturbe
le lucre : Haridelle, ta gabegie ne mord ni la plage ni l’écart17.

Lors de la publication du Consul en 1999, Ralph Rumney rendra hommage à


l’œuvre de Perec, marquant par la même occasion son admiration pour François Le
Lionnais, fondateur de l’Oulipo :

16
G. Perec, « Palindrome », dans Oulipo, La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
(1ère éd. : Paris, Gallimard, 1973), p. 97.
17
Ibid., p. 102.
Concernant la fusion entre l’art et la science, j’ai mentionné Duchamp, mais il
faudrait parler aussi de François Le Lionnais. (…) Dans un autre domaine, il y a eu la même
démarche dans l’Oulipo avec Queneau et Perec. Je trouvais que beaucoup de figures de
langages, de lipogrammes, étaient ennuyeuses (sic). Ce qui m’a le plus impressionné, bien
que je n’aie jamais eu le courage de vérifier, c’est le palindrome de Perec qui fait plus de
5000 mots. Si quelqu’un m’avait dit que ça existait, je ne l’aurais pas cru. Le début et la fin
correspondent, mais à l’idée de relire tout ça dans les deux sens, j’ai manqué de courage.
Perec était un honnête homme, bien qu’il ait un peu triché dans La Disparition18.

Rumney, l’un des membres fondateurs de l’Internationale Situationniste bien


qu’il en fût écarté très rapidement, reconnaît là l’influence de Perec, ce qui ne fut pas
le cas des autres situationnistes, dont il va devenir une sorte de tête de turc après la
publication des Choses en 1965 et son exploitation médiatique comme roman de la
société de consommation. On retrouve ainsi des notations assassines contre l’auteur
de La Disparition dans plusieurs textes situationnistes. La plus lue fut sûrement cette
réflexion issue de De la misère en milieu étudiant :

[l’étudiant] vérifie parfaitement les analyses les plus banales de la sociologie


américaine du marketing : consommation ostentatoire, établissement d’une différenciation
publicitaire entre produits identiques dans la nullité (Perec ou Robbe-Grillet ; Godard ou
Lelouch).

Signe d’une profonde rupture de la pensée situationniste avec ses sources


premières, le nom de Lefebvre est lui aussi stipendié quelques lignes plus loin. C’est
l’époque où l’I.S. se voit avant tout comme un groupe politique et non plus comme
une avant-garde mêlant politique et renversement de l’art. Perec n’ayant jamais été
un écrivain ostensiblement politique, il est normal qu’il soit jeté dans le même sac
que ce Nouveau Roman qui hérisse depuis si longtemps les situationnistes. Proche
des membres de la revue Arguments et plus particulièrement de Jean Duvignaud,
Perec a eu accès à tous les auteurs préconisant un marxisme critique dont les
écrivains argumentistes feront la promotion19. Mais comme tous les proches
d’Arguments, Perec ne peut être considéré par les situationnistes que comme un valet
de la contestation autorisée. C’est à partir de cette période de radicalisation que les
parallèles n’opèrent plus.
En revanche, si Perec n’est pas à Paris durant les événements de 68 et
s’investit à cette époque dans la contrainte oulipienne et ses interrogations sur

18
R. Rumney, Le Consul, Paris, Allia, 1999, pp. 89-90.
19
Notons que c’est aussi l’époque où la revue Arguments se rapproche de certains « sociaux-
barbares » dont Debord aura l’occasion de faire la connaissance.
l’écriture, il participera plus tard à la revue Cause Commune dans laquelle on
retrouvera des préoccupations plus politiques.
La vie quotidienne et les aliénations qui découlent de son aménagement par le
pouvoir restent pour Georges Perec un champ d’étude certes moins théorique que
pour les situationnistes mais tout de même majeur. Perec étudie le paysage urbain et
mène une minutieuse description des plus minuscules faits de la quotidienneté,
notamment dans Espèces d’espaces, dont les réflexions rappellent parfois le
magnifique texte de Chtcheglov, Formulaire pour un urbanisme nouveau.
Pour Perec, l’absolu vit dans les détails, dans ce qu’il appelle « l’infra-
ordinaire ». Semblable à un entomologiste, à un géologue de la vie moderne, Perec
veut trouver dans l’infiniment petit - ou plus exactement dans ce qui n’est pas
perceptible immédiatement par l’œil du spectateur - les enjeux essentiels d’une
description du réel : c’est dans cette part de son travail qu’il rejoint le plus les
travaux de Lefebvre et sa Critique de la vie quotidienne. Il faut répéter ici ce qu’une
étude des textes dénuée de toute fausse naïveté sous-entend : faire de Georges Perec
un simple passant, lunaire et ébouriffé, entérinerait une version fausse de son œuvre.
Irréductible à une simple fascination pour les mots et les jeux qu’elle entraîne,
l’écriture de Perec se veut outil de traduction, instrument d’analyse et côtoie la colère
de la critique sociale, comme l’explique Paul Virilio, qui travailla avec Perec au sein
de la revue Cause Commune :

Même si son nom a été donné, il y a longtemps déjà, à une « petite planète »,
Georges Perec n’est pas le petit prince du conte de Saint-Exupéry, mais l’homme des
combinatoires les plus extrêmes et l’observateur vigilant des dérives métropolitaines ; dérives
dont la violence n’a cessé, depuis, de s’accroître, non seulement avec les incivilités devenues
coutumières, mais avec la démolition programmée et systématique des grands ensembles.
Devant ce spectacle fatal, où se vide en un instant la substance des quartiers périurbains, la
façade arrachée de l’immeuble de La Vie mode d’emploi prend un tout autre sens que celui
d’un simple « jeu des familles », puisqu’elle préfigure le dévoilement brutal d’un lieu de vie,
la déchirure des liens qui s’étaient noués ici ou là, à travers l’histoire d’une zone mineure
abandonnée de tous20.

Cette contestation, si elle se développe différemment dans les œuvres de Perec


et de Debord, comporte de multiples figures communes comme le détournement de
textes préexistants21 ou le recours à une forme de codage, de camouflage permettant

20
P. Virilio, « Un homme qui marche », dans Portrait(s) de Georges Perec, op. cit., p. 161.
21
Dans un article intitulé « Hors programme », où il étudie les allusions et détournements non
mentionnés par Perec dans le programme de composition de La Vie mode d’emploi, Dominique
Bertelli constate que Perec et Debord ont, à vingt ans d’intervalle, « détourné » le même texte
provenant d’un manuel scolaire. Dominique Bertelli évoque ainsi ce détournement, qu’il appelle
aux idées de se dire obliquement. Chacune à leur manière, ces deux écritures sont
subversives et sabordent l’idée d’une littérature devenue une autre des marchandises
produites dans le monde capitaliste.

La plupart des textes que Perec produisit autour de cette thématique de


« l’infra-ordinaire » le furent pour Cause Commune, publication animée
principalement par Jean Duvignaud et Paul Virilio et au comité de rédaction de
laquelle appartint Perec. Cause Commune eut neuf numéros, de mai 1972 à février
1974, et publia des textes d’Henri Lefebvre, Lucien Goldmann et Marshall
McLuhan. Perec y occupa une place importante, livrant notamment sa Tentative
d’épuisement d’un lieu parisien. Perec semblait acquiescer à cette présentation d’une
« cause commune » que Duvignaud avait définie comme une volonté de renouveler
le regard sociologique et politique en rénovant les pensées proches du marxisme,
devenues ineptes depuis les grandes mutations des structures sociales22. Perec, même
si sa description des lieux urbains, des rues où règne l’ordre des urbanistes et du
terrorisme tourne parfois au constat d’horreur - on se référera pour s’en convaincre
au texte consacré à « l’inhabitable » d’Espèces d’espaces ou aux descriptions des
« boulevards à flics » dans Un homme qui dort - a aussi vu l’occupation pacifique et
ludique des lieux comme une nécessité de réappropriation de sa présence au monde

« impli-citation » : « Des impli-citations fondues, insérées dans le roman sans qu’aucun marquage
typographique ou qu’aucun autre décrochement ne les signale. Ainsi, de la « carte du Pacifique telle
que les tribus côtières du golfe de Papouasie en utilisaient : un réseau extrêmement fin de tiges de
bambou indique les courants marins et les vents dominants ; çà et là sont disposés, apparemment au
hasard, des coquillages (cauris) qui représentent les îles et les écueils » (p. 460) - dont la description
rappelle plus qu’un peu la fin du chapitre 82, « Que la vie est heureuse et facile dans les petites îles de
l’Océan Pacifique ! », du manuel de Géographie générale destiné aux classes de 6ème, d’Albert
Demangeon et André Meynier : « Ils savent se guider d’après les étoiles, la houle, le vent. Ils ont des
cartes marines faites de bambou, indiquant les îles et les courants ». Ce même extrait dans un texte
centon de Guy-Ernest Debord, « La valeur éducative », publié en mars 1955 dans la dix-huitième
livraison de Potlatch. Façon de « je me souviens » des leçons de géographie à apprendre par cœur,
allusion détournée aux écrits situationnistes – ou emprunt à un autre manuel, un essai encore non-
identifié…? Difficile de trancher en ce cas ». D. Bertelli, « Hors programme », Formules, n°6, Paris,
avril 2002, pp. 46-47.
22
Cause Commune, dans la lignée de la revue Arguments que Jean Duvignaud et Henri Lefebvre
animèrent, voulait occuper une place à part, jamais partisane, dans le monde des idées et rester ouverte
à des discours exempts de toute orthodoxie. Soucieuse d’autres champs d’exploration que la politique
ou la sociologie, elle s’ouvrit aux réflexions sur l’urbanisme, sur la communication, les arts et tenta
d’en donner une vision cohérente, tout en s’interdisant le dogmatisme. Cette lecture plurielle sur
laquelle insistèrent Paul Virilio et Jean Duvignaud devait séduire Perec, dont les interrogations sur la
vie quotidienne rejoignaient les visées sociologiques et politiques de la revue. Cause Commune, par sa
proximité avec les pensées les plus modernes - Marcuse, l’Ecole de Francfort, alors méconnus - relaya
une partie des problématiques posées dans Internationale Situationniste, alors que cette dernière
venait de s’éteindre. L’architecte et ancien situationniste Constant y publiera son projet de « New
Babylon ».
par l’homme. La violence instaurée par la gestion de l’espace par le pouvoir, comme
il le dit dans un article pour la revue Cause Commune, en 1972, est la raison d’être
d’un totalitarisme contemporain, relayant la violence concentrationnaire :

Tout ce qui a été dit sur l’univers concentrationnaire peut et doit ici être redit : la
violence est la continuation de l’exploitation, non « par d’autres moyens » (comme on dit que
la guerre continue ce que la politique a commencé), mais avec ses moyens mêmes et,
pourrait-on dire, enfin « vrais » : la violence est la seule vérité du capital, son unique
instrument, son unique recours (il n’est pas superflu de redire cette vérité élémentaire : tout
ce que nous savons sur le monde des camps semble n’avoir pas suffi à la faire apparaître, tant
il est vrai qu’il faut encore et toujours répéter que les camps ne sont pas, n’ont jamais été une
exception, une maladie, une tare, une honte, une monstruosité, mais la seule vérité, la seule
réponse cohérente du capitalisme)23.

La virulence politique de ce texte de Perec montre l’ampleur de sa crainte


devant le constat prémonitoire que constitue pour lui le film Orange mécanique de
Stanley Kubrick. C’est peut-être pourquoi l’essence d’une subversion doit rester
selon lui dans le détournement des manipulations intellectuelles auxquelles est
soumis l’homme moderne. Pour Perec, il faut dévoiler avant tout, afin que chacun
sache dans quel contexte s’est fabriqué un assentiment falsifié au monde.
Toujours est-il que comme de nombreux écrivains de sa génération, Perec a
rencontré les idées situationnistes et comme certains, en a fait quelque chose en les
réinvestissant dans la littérature. En cela, il a répondu à l’affirmation de Debord
déclarant dans La Véritable Scission que les idées situationnistes étaient déjà passées
partout, prouvant ainsi leur terrible validité. Et si Perec n’est bien évidemment pas le
seul à les avoir croisées et discutées dans l’écriture, il est un des rares à avoir su en
tirer un parti poétique, non-dogmatique, poussant un peu plus loin cette première
partie de l’œuvre situationniste, peut-être le plus exaltante : une critique ingénieuse et
ludique de la vie quotidienne dans le monde moderne.

Matthieu Remy

23
G. Perec, « L’orange est proche », dans Cause Commune, « Le pourrissement des sociétés », Paris,
UGE, coll. « 10-18 », 1975, p. 247.

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