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PSYCHOLOGIE ET MILIEU.

ÉTHIQUE ET HISTOIRE DES SCIENCES CHEZ


GEORGES CANGUILHEM

Jean-François Braunstein
in Jean-François Braunstein, Canguilhem
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Presses Universitaires de France | « Débats philosophiques »

2007 | pages 63 à 89
ISBN 9782130560340
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/canguilhem---page-63.htm
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Psychologie et milieu.
Éthique et histoire des sciences
chez Georges Canguilhem
JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN

Il y a près de cinquante ans, en 1958, fut publié pour la


première fois, dans la Revue de métaphysique et de morale,
l’un des articles les plus célèbres de Canguilhem, en tout
cas l’un des plus caractéristique de son style, par son ton
fortement polémique et sa modernité : « Qu’est-ce que la
psychologie ? » Les commentateurs ont souvent souligné
l’influence de cet article, qu’ils la déplorent, comme Pas-
cal Engel, ou qu’ils l’apprécient, comme Élisabeth Rou-
dinesco1. On a, en revanche, moins souvent noté la
présence continue de telles critiques passionnées de la
psychologie, du tout début de l’œuvre de Canguilhem,
dans les Libres Propos des années 1930 jusqu’aux tout der-
niers textes, avec notamment la conférence « Le cerveau
et la pensée » de 1980. Le caractère récurrent de ces criti-
ques, que Canguilhem développe bien avant d’avoir

1. Pascal Engel, Psychologie et philosophie, Paris, Gallimard, 1996 ; Élisa-


beth Roudinesco, « Situation d’un texte : “Qu’est-ce que la psychologie ?”,
in Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel,
1993. Sur l’histoire de cet article et de sa réception, voir Jean-François
Braunstein, « La critique canguilhemienne de la psychologie », Bulletin de
psychologie, 52, 2, mars-avril 1999, p. 440.

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Jean-François Braunstein
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entamé sa carrière d’historien des sciences, fait penser que
ce refus de la psychologie ne répond pas uniquement à
des raisons épistémologiques mais sans doute tout autant
à des motifs éthiques, qui expliquent le ton enflammé de
Canguilhem sur ces questions.
Si Canguilhem critique la psychologie, c’est qu’elle est
toujours comprise comme une doctrine d’obéissance et
de soumission au milieu. Elle est de plus en plus explici-
tement attaquée au cours de l’œuvre dans la mesure où
elle est de plus en plus identifiée à un behaviorisme, qui
se fonderait, selon Canguilhem, sur une conception
purement déterministe du concept de milieu. Ce refus
d’une interprétation déterministe, ou « mécaniste », du
concept de milieu est présent aussi bien au cœur des
interventions quasi politiques de Canguilhem, que dans
ses travaux d’histoire et philosophie des sciences. Cela
nous semble être une intuition tout à fait primitive de
Canguilhem, une motivation permanente et profonde de
ses engagements. Il est certain qu’il ne saurait être ques-
tion de construire un « système » canguilhemien autour
de cette notion de « milieu », mais elle permet d’identi-
fier un des éléments essentiels qui mettent en mouve-
ment Canguilhem et le conduisent à étudier tel objet
plutôt que tel autre, à s’enflammer plutôt qu’à garder un
ton strictement académique. Ce refus d’une conception
déterministe du milieu permet de comprendre le tonus
de ses premiers engagements, la politique de Canguil-
hem, et le sens de son passage à l’épistémologie et à l’his-
toire des sciences, qui ne sont d’une certaine manière que
secondes, contrairement à l’image courante que l’on se
fait de l’œuvre de Canguilhem.

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CRITIQUES PARALLÈLES
DE LA PSYCHOLOGIE ET DU MILIEU

Dans ses écrits de jeunesse, dans les années 1930, Can-


guilhem développe deux critiques parallèles, une critique
de la psychologie et une critique de la conception déter-
ministe du milieu. Mais ces deux critiques ne sont alors
que brièvement argumentées, et ne sont en tout cas pas
explicitement reliées l’une à l’autre.
S’agissant de critique de la psychologie, Canguilhem
fait, en avril 1929, dans les Libres Propos d’Alain, un
compte rendu enthousiaste du livre que Politzer venait
de publier sous le pseudonyme d’Arouet, La fin d’une
parade philosophique, le bergsonisme. Le disciple d’Alain
qu’est alors Canguilhem applaudit à la critique sévère de
la psychologie bergsonienne développée par Politzer.
Bergson, qui prétend au concret, ne serait en fait capable
que de reconduire les vieilles thèses de la psychologie
classique : « La psychologie classique – et Bergson
comme elle – part de la réalité du fait psychologique. Elle
ne le peut qu’en posant ces faits comme des choses, ce
qu’Arouet appelle une position en troisième personne. »1
C’est cette idée de traiter les faits psychologiques comme
des « faits » comme les autres que Canguilhem récuse
absolument : « En faisant de l’esprit un petit univers à
part, séparable et observable comme avec des appareils,
on fait de l’esprit une chose, c’est-à-dire qu’on l’enterre
comme esprit. »2 En ce sens, il félicite Politzer d’avoir

1. Georges Canguilhem, « Quelques livres : La fin d’une parade philoso-


phique : le bergsonisme », Libres Propos, 20 avril 1929, p. 192. Sur ces écrits de
jeunesse, voir Jean-François Braunstein, « Canguilhem avant Canguilhem »,
Revue d’histoire des sciences, 53, 1, janvier-mars 2000.
2. Ibid.

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montré que la psychologie est une école de soumission. Il
évoque le jugement sévère d’Alain : « On pense invinci-
blement à ce chapitre de Mars ou la guerre jugée intitulé :
“Lâches penseurs”, que les psychologues n’ont sans doute
jamais lu, pour leur repos. »1 Le chapitre d’Alain est effec-
tivement pour le moins violent : « Imaginez un psycho-
logue, si vous pouvez. C’est un historien de l’âme, pour
qui penser n’est rien de plus que savoir ce qu’on pense. »
Les psychologues sont des « adorateurs du fait », effec-
tuant un « travail de haute police » et désapprenant à
« penser debout »2. À ces maîtres de soumission, Canguil-
hem oppose les « quelques hommes » qui « depuis la
guerre (...) se mettent à penser debout »3.
Dans un autre article des Libres Propos, en novem-
bre 1930, intitulé « De l’introspection », Canguilhem
évoque les critiques de Comte contre la psychologie et
s’en prend à l’ « idée d’introspection » dont « Victor
Cousin alors célébrait [les] vertus »4. Canguilhem estime
comme Comte que « regarder en soi » n’est pas si simple
qu’il y paraît. Nous sommes largement inconnus à nous-
même et Canguilhem cite le « trait de génie » de Piran-
dello qui a su comprendre, selon le titre d’un de ses
ouvrages, que « nous sommes chacun pour soi même Un,
personne et cent mille »5. Canguilhem poursuit en expli-
quant que, à vouloir trop regarder en soi-même, on ne
peut que se perdre : « Ce pitoyable obstiné pour vouloir
se trouver pur et simple, perd la conscience de soi », « il

1. Ibid.
2. Alain, Mars ou la guerre jugée, reproduit dans Les passions et la sagesse,
Paris, Gallimard, 1960, p. 645.
3. Georges Canguilhem, « Quelques livres : La fin d’une parade philoso-
phique : le bergsonisme », Libres Propos, 20 avril 1929, p. 192.
4. Id., « De l’introspection », Libres Propos, novembre 1930, p. 192.
5. Ibid.

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se perd lui-même à vouloir détruire cette image de lui à
l’usage d’autrui qu’autrui croit être véritablement lui »1.
Canguilhem s’accorde avec Emmanuel Berl pour dénon-
cer « le fantôme qu’il veut dire bourgeois de la vie inté-
rieure. Pauvre spectre assurément au regard des tâches
précises qui attendent l’homme »2.
Mais, dans cet article, Canguilhem emploie d’autres
arguments que celui, typiquement comtien, de l’impos-
sibilité logique de l’introspection. D’une part, il est
impossible de s’observer soi-même sans se transformer,
car « il n’y a point de séparation possible entre l’étude de
soi et la création de soi »3. La contemplation de soi ne
peut être confondue avec la contemplation des choses,
pour la raison qu’elle est, « par une singulière opération
dont on ne voit pas que les choses donnent l’exemple,
une transformation de soi »4. D’autre part, Canguilhem
soutient l’idée que l’âme n’est point intelligible « sans ses
habits », c’est-à-dire sans son corps, sans ce qui la maté-
rialise : « Point d’homme sans habit. Point de pensée
sans apprêt. Point de conscience sans reprise, c’est-à-dire
sans métier. »5 Il cite Carlyle qui développait une « phi-
losophie des habits » dans Sartor Resartus : « Nos œuvres
sont le miroir où notre esprit aperçoit pour la première
fois ses exactes proportions. D’où la folie de cet impos-
sible précepte : “Connais-toi toi-même.” »6 Canguilhem
note ici que « c’est bien en ce sens que Comte ensei-
gnait que l’esprit ne peut être étudié que dans ses
œuvres ».

1. Ibid.
2. Ibid., p. 523.
3. Ibid., p. 522-523.
4. Ibid., p. 522.
5. Ibid., p. 523.
6. Ibid.

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En cette même année 1930, où il critiquait ainsi la psy-
chologie, Canguilhem s’enflamme contre une conception
déterministe du milieu dans son « Discours de distribution
des prix » au lycée de Charleville1. Le jeune professeur
s’en prend à l’image que Paul Bourget, dans Le Disciple, et
Maurice Barrès, dans Les Déracinés, donnaient du profes-
seur de philosophie. Ces deux auteurs dénonçaient l’effet
mortifère des abstractions et du déracinement qu’entraîne
la philosophie – spinoziste pour l’un, kantienne pour
l’autre –, et prêchaient l’enracinement dans un sol. Can-
guilhem refuse leur conception déterministe de ce qu’est
une âme. Il critique Barrès, pour qui une âme c’est « un
fait qu’expliquent le sol natal, la tradition nationale, le sang
familial »2. Canguilhem retrouve l’origine de cette idée
barrésienne chez Taine, lui-même originaire de Charle-
ville : « C’est votre Taine qui lui-même donna la règle et
– qui sait ? – peut-être aussi l’exemple. »3 Ce Taine, qui
dans sa fameuse préface à l’Histoire de la littérature anglaise,
avait expliqué que « la race, le milieu et le moment » suffi-
saient à expliquer la création littéraire.
Au contraire, pour Canguilhem : « Une âme, c’est l’ef-
fort toujours dur, quelquefois tragique par lequel un
homme fait le départ de ce qu’il apporte en naissant
d’instinctif, d’aveugle, de périssable et de borné, d’avec
ce qu’il veut établir et ordonner en lui de raisonnable, de
conscient, d’indestructible et d’universel. »4 Et Canguil-

1. Discours prononcé par G. Canguilhem à la distribution des prix du lycée de


Charleville le 12 juillet 1930, Charleville, P. Anciaux, 1930. Ce texte a été
republié sous le titre de « Discours de Charleville » dans les Cahiers philoso-
phiques, 69, décembre 1996. Les références seront données à cette édition.
2. « Discours de Charleville », p. 87-88.
3. Ibid., p. 88.
4. Ibid. Nous ne suivons pas la correction proposée par les éditeurs des
Cahiers philosophiques.

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hem de conclure que « ni la race, ni le milieu, ni le
moment ne suffisent, malgré votre Taine, à définir un
homme. Il ne manque à l’homme ainsi recomposé que la
pensée. On est en droit de juger que ce n’est pas peu car
il manque du même coup à l’homme la vérité et la justice
qui ne sont pas des faits mais des pensées, non des résul-
tats mais des actes »1. Canguilhem refuse ainsi, une fois
encore, le « culte du fait ». Il se réclame alors de Lucien
Herr, avec une allusion à l’affaire Dreyfus, dont le souve-
nir est encore vif : « La justice est ce pourquoi il n’y a ni
race privilégiée ou maudite, ni milieu favorable ou hos-
tile, ni moment opportun ou importun. Ce qui compte,
disait Lucien Herr à Barrès, ce n’est pas ce qu’un homme
a dans le sang, c’est ce qu’il a dans l’esprit et ce qu’il veut
faire. »2 À l’origine de cette injustice, Canguilhem
identifie donc une conception déterministe du milieu.
L’année suivante, dans les Libres Propos, Canguilhem
revient sur cette question du milieu quand il définit
la véritable « pensée » comme « création », c’est-à-dire
comme refus du milieu. Faisant le compte rendu d’un
livre de Pierre Abraham, Créatures chez Balzac, il en
apprécie les « formules directes et pleines de sens, quand
[l’auteur] montre l’opposition de la création et de l’auto-
matisme, et ainsi l’antagonisme entre le créateur et son
milieu »3. Canguilhem semble alors jouer sur les deux sens
du terme de « milieu » lorsqu’il explique que « créer, c’est
bien réellement, en effet, fuir le milieu qui ne peut être
que moyenne ou compromis. Tout créateur est d’inten-
tion un extrémiste »4. La référence à Balzac n’est pas ici
1. Ibid., p. 89.
2. Ibid., p. 90.
3. Georges Canguilhem, « Critique et philosophie. Sur le problème de
la création », Libres Propos, décembre 1931, p. 587.
4. Ibid.

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anodine, puisqu’on sait, comme Canguilhem le rappellera
dans l’article « Le vivant et son milieu », que c’est Balzac
qui donne droit de cité en littérature au terme de
« milieu » au singulier, notamment dans la préface de La
Comédie humaine en 1842. À l’inverse, dès cet article sur
Pierre Abraham, le contraire de la notion de création, la
soumission au milieu, est brièvement identifié à ces
« automatismes résultant d’un dressage ou d’une associa-
tion naturelle » auxquels « on donne le nom savant de
réflexes conditionnels »1. C’est-à-dire à ce que Can-
guilhem combattra ensuite durant de longues années.

LA CRITIQUE
DE LA PSYCHOLOGIE BEHAVIORISTE
COMME « DOCTRINE DE LA SOUMISSION
AU MILIEU »

C’est dans les années 1940 et 1950 que les critiques


jusque-là disjointes de la psychologie et du milieu vont se
trouver réunies dans l’œuvre de Canguilhem. Il va alors
identifier la psychologie à la psychologie behavioriste pré-
sentée comme une « explication mécaniste des mouve-
ments de l’organisme dans le milieu »2. Canguilhem
choisit désormais pour adversaires principaux Watson,
mais aussi Pavlov ou même Taylor, auteurs qui ont en
commun de penser que « le milieu se trouve investi de
tous pouvoirs à l’égard des individus »3. Canguilhem

1. Ibid.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La connaissance
de la vie (1952), Paris, Vrin, 1975, p. 140.
3. Ibid.

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maintiendra cette identification de la psychologie et du
behaviorisme jusqu’à la fin de son œuvre, alors même
qu’une telle identification ne va pas de soi : elle ne semble
pas partagée par d’autres critiques de la psychologie qui
apprécient plutôt favorablement l’œuvre de Watson.
Ainsi, Politzer, en 1928, estimait que « le behaviorisme
conséquent, celui de Watson », apporte « avec l’idée de
behavior, quelle que soit finalement son interprétation, une
définition concrète du fait psychologique »1. De même,
Foucault semblait trouver quelques vertus à Watson, puis-
qu’il le range avec Freud, Paul Guillaume ou Politzer
parmi ces « dénonciateurs de l’illusion » qui font l’essentiel
de la recherche en psychologie, Watson ayant pour sa part
dénoncé « l’illusion de la subjectivité »2.
C’est dans le Traité de logique et de morale, qu’il publie avec
Célestin Planet en 1939, que Canguilhem développe pour
la première fois ses critiques de la psychologie et s’intéresse
de plus près au behaviorisme. Il critique tout d’abord, pour
des raisons morales, l’idée comtienne d’une assimilation des
sciences morales aux sciences de la nature, car cette « unifi-
cation de la totalité des phénomènes » anéantirait « non
seulement la Psychologie et l’Esthétique, comme interpré-
tations subjectives de l’expérience, mais encore la Morale,
comme doctrine de l’action libre et orientée, et la Philo-
sophie, comme recherche d’une coordination des postulats
opposés de l’Esprit et de la Nature » et ferait s’évanouir les
notions de « Création », « Liberté » et « Finalité » qui ne
seraient plus que des « illusions périmées »3.

1. G. Politzer, Critique des fondements de la psychologie (1928), Paris, PUF,


1974, p. 17.
2. M. Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie » (1957),
in Dits et écrits, t. I, Paris, Gallimard, 1994, p. 143.
3. Georges Canguilhem, Célestin Planet, Traité de logique et de morale,
Marseille, Robert et fils, 1939, p. 130.

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Mais, à l’intérieur de cette critique des sciences mora-
les, Canguilhem traite de façon tout à fait dissymétrique
les « tentatives psychologiques » et les bien plus sérieuses
« hypothèses sociologiques ». Il semble pour le moins
dubitatif quant au statut scientifique de la psychologie,
puisqu’il intitule le chapitre qui en traite : « Sur la possi-
bilité d’une science psychologique », alors que le chapitre
consacré à la sociologie s’intitule : « Sur les conditions de
validité de la sociologie ». Selon Canguilhem, l’idée de
psychologie scientifique est contradictoire : « S’il y a
science, il n’y aura pas de psychologie, puisque la subjecti-
vité caractéristique du “psychique” proprement dit doit
être de prime abord et comme telle éliminée ; et s’il y a
psychologie, il n’y aura pas science, car pour comprendre
les réactions d’un organisme telles qu’elles se réfractent
dans sa “conscience” et y sont saisies comme “pensées”,
il faut les interpréter comme produits de la synthèse orga-
nique acceptée telle quelle, et s’interdire de les décompo-
ser. »1 Canguilhem relève ainsi l’erreur commune à la
« psycho-physique » et à la « psycho-physiologie », qui
consiste à essayer d’atteindre le fait psychique par « déter-
mination de sa “condition” objective (le stimulus phy-
sique dans le premier cas, le phénomène physiologique
dans le second) »2. Canguilhem critique enfin un troi-
sième type de psychologie, la « psychologie de réaction
ou de comportement ». Dans la mesure où « elle cherche
à saisir, dans leur rapport à des conditions extérieures et
donc à un milieu défini, les réactions avec leur physio-
nomie d’ensemble », elle renvoie à l’ « Éthologie des
naturalistes ». Visant à « expliquer “mécaniquement” la
diversité de comportement des êtres vivants », la psycho-

1. Ibid., p. 132.
2. Ibid., p. 133.

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logie ainsi définie « se confond avec la Biologie, ou plutôt
y est déjà comprise », comme Comte l’avait déjà noté1.
Les critiques de Canguilhem contre la psychologie
behavioriste se précisent dans les années 1940 et 1950, où
Canguilhem développe une philosophie personnelle,
philosophie de la médecine dans Le normal et le patholo-
gique (1943) et histoire des sciences biologiques et médi-
cales, notamment dans La formation du concept de réflexe
(1955). C’est en particulier dans l’article central de 1952,
« Le vivant et son milieu », que la critique de la psycho-
logie s’articule autour d’une critique du « concept de
réflexe » et du « mécanisme » en biologie. Canguilhem
est désormais mieux informé sur le behaviorisme, notam-
ment grâce à la thèse de Tilquin de 1942, Le behaviorisme
dont il reconnaît qu’elle est sa principale source d’infor-
mation : « C’est naturellement à cette thèse si solidement
documentée que nous empruntons l’essentiel des infor-
mations ci-dessous utilisées. »2
Comme Tilquin, Canguilhem inscrit le behaviorisme
de Watson dans la continuité directe du « cartésianisme
exorbitant » des théories biologiques de Jacques Loeb,
qu’il résume ainsi : « Généralisant les conclusions de ses
recherches sur les phototropismes chez les animaux, Loeb
considère tout mouvement de l’organisme dans le milieu
comme un mouvement auquel l’organisme est forcé par
le milieu. Le réflexe considéré comme réponse élémen-
taire d’un segment du corps à un stimulus physique élé-
mentaire, est le mécanisme simple dont la composition
permet d’expliquer toutes les conduites du vivant. »3 Ce

1. Ibid., p. 134-135.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La connaissance
de la vie, p. 140, n. 72.
3. Ibid.

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rapprochement avec Loeb, lui-même mécaniste déclaré,
permet à Canguilhem d’assimiler désormais behaviorisme
et mécanisme. Selon Canguilhem, c’est bien ce « carté-
sianisme exorbitant » qui est « incontestablement, en
même temps que le darwinisme, à l’origine des postulats
de la psychologie behavioriste »1. Chez Watson aussi, la
puissance du milieu « domine et même abolit celle de
l’hérédité et de la constitution génétique. Le milieu étant
donné, l’organisme ne se donne rien qu’en réalité il ne
reçoive »2. On se souvient en effet que Watson se flattait
de pouvoir fabriquer des enfants « à la demande », en les
élevant dans un milieu ad hoc.
Les conséquences pratiques et éthiques de telles thèses
sont extrêmement graves selon Canguilhem : avec le
behaviorisme, « la situation du vivant, son être dans le
monde, c’est une condition ou, plus exactement, c’est un
conditionnement »3. Canguilhem voit d’ailleurs dans le
taylorisme la conséquence logique du behaviorisme :
même « mécanisme », même volonté de réduire l’homme
à une machine agissant sous l’influence du milieu. « Il res-
tait aux psychotechniciens, prolongeant par l’étude analy-
tique des réactions humaines les techniques tayloristes du
chronométrage des mouvements, à parfaire l’œuvre de la
psychologie behavioriste et à constituer savamment
l’homme en machine réagissant à des machines, en orga-
nisme déterminé par le “nouveau milieu”. »4
Ce rapprochement, historiquement discutable, entre
behaviorisme et taylorisme est repris dans l’article de 1947,
« Milieu et normes de l’homme au travail », qui voit

1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.

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converger la réflexion canguilhemienne sur les notions de
norme et de milieu. Canguilhem y explique que le taylo-
risme est fondé sur l’idée d’adaptation du travailleur à un
milieu de travail semblable au milieu naturel. Le milieu de
travail serait un « nouveau milieu » qui, « comme le milieu
naturel, se décompose en une somme d’excitants de
nature physique auxquels le vivant réagit selon des méca-
nismes, analytiquement démontables »1. Et « le problème
de l’adaptation du travailleur à son milieu de travail (...)
semble se présenter comme un cas spécial des problèmes
étudiés par la psychologie de réaction ou mieux la psycho-
logie du comportement »2. Dans un cas comme dans
l’autre, toute autonomie est refusée au vivant : « De même
que, selon des behavioristes comme Watson et Albert
Weiss, la puissance déterminante du milieu domine et
annule la constitution génétique et les aptitudes de l’indi-
vidu, de même, selon Taylor, un ensemble de mécanismes
étant donné, il est possible, par assimilation du travail
humain à un jeu de mécanismes inanimés, de faire
dépendre entièrement et uniquement les mouvements de
l’ouvrier du mouvement de la machine. »3 Canguilhem
condamne dans les deux cas une doctrine qui conduit à
l’esclavage. Les ouvriers ne s’y sont d’ailleurs pas trompés,
comme le prouvent les résistances ouvrières à l’extension
progressive de la rationalisation taylorienne, qui doivent
être comprises « autant comme des réactions de défense
biologique que comme des réactions de défense sociale et
dans les deux cas comme des réactions de santé »4.

1. Georges Canguilhem, « Milieu et normes de l’homme au travail »,


Cahiers internationaux de sociologie, vol. III, 1947, p. 127.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 129.

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Une étape ultérieure dans la critique de la psychologie
mécaniste est constituée par la thèse de 1955, La formation
du concept de réflexe. Loin d’être une simple étude histo-
rique, ce livre se présente explicitement comme une
attaque contre la conception classique du réflexe, inter-
prétée comme une doctrine « mécaniste » de soumission
au milieu. Encore une fois, cette conception est identifiée
au mécanisme cartésien – ou, en tout cas, à l’interprétation
la plus courante de Descartes. Ce que Canguilhem appelle
le « réflexe 1850 » illustre le plus grand succès qu’a pu
connaître la « conception mécaniste de la vie »1. Le terme
de « réflexe » est alors « sorti du vocabulaire scientifique
ou médical pour passer dans le vocabulaire populaire »,
dans une société qui « a conféré à la rapidité et à l’automa-
tisme des réactions motrices » une « valeur double », d’uti-
lité et de rendement dans l’industrie, de prestige dans le
sport2. Une telle conception mécaniste du réflexe, celle de
Pavlov, est tout aussi fautive et inacceptable que le beha-
viorisme de Watson, dans la mesure où elle remet en cause
la « dignité » humaine. Canguilhem dit très clairement
que, s’il entame cette enquête sur l’histoire du réflexe, ce
n’est pas pour faire une histoire des sciences érudite, mais
pour défendre la « dignité éminente qu’à tort ou à raison
l’homme attribue à la vie humaine ». Or « l’essence de la
dignité, c’est le pouvoir de commander, c’est le vouloir ».
Il montre bien l’échec de la physiologie à rendre compte
de ce « vouloir » : « La physiologie de l’automatisme est
plus aisée à faire que celle de l’autonomie. »3 En un sens, le
livre sur le réflexe est bien plus un travail de critique phi-

1. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et


XVIIIesiècles (1955), Paris, Vrin, 1977, p. 3.
2. Ibid., p. 163.
3. Ibid., p. 7.

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losophique qu’une enquête d’histoire des sciences au sens
traditionnel.
Quelques années plus tard, dans « Qu’est-ce que la
psychologie ? », Canguilhem s’en prend à nouveau à la
psychologie behavioriste plus encore qu’à la psychologie
en général, alors même que Lagache, à qui l’article est
censé répondre, récuse lui aussi le behaviorisme. Dans
l’historique que Canguilhem fait de l’évolution de la psy-
chologie, aucune théorie psychologique autre que le
behaviorisme n’est véritablement disqualifiée, même s’il
fait remarquer qu’elles ont toutes plus ou moins oublié
leurs origines philosophiques. En revanche, le behavio-
risme constitue une rupture, car, à la différence de toutes
les psychologies antérieures, il refuse explicitement « tout
rapport à une théorie philosophique » et s’interdit toute
question portant sur le « sens » de la psychologie : il évite
en particulier de se poser la question de ce qu’est
l’homme et perd tout lien avec une anthropologie. Avec
le behaviorisme « le psychologue ne veut être qu’un ins-
trument, sans chercher à savoir de qui ou de quoi il est
l’instrument » et « il n’y a plus d’idée de l’homme, en tant
que valeur différente de celle d’un outil »1. La psycho-
logie behavioriste, est alors définie comme une « biologie
du comportement humain », si l’on admet que la biologie
est une « théorie générale des relations entre les orga-
nismes et les milieux »2. Le behaviorisme est également
mis en relation avec l’apparition d’un « régime indus-
triel » et des raisons politiques de contrôle social. Can-
guilhem s’emporte contre les conséquences policières
d’une telle psychologie, dans le passage bien connu où il

1. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Études


d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Paris, Vrin, 1994, p. 377-378.
2. Ibid., p. 376.

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indique que, lorsqu’on sort de la Sorbonne par la rue
Saint-Jacques, où se situait le département de psycho-
logie, « si l’on va en descendant, on se dirige sûrement
vers la Préfecture de police »1. Ailleurs, dans l’article,
Canguilhem s’élève contre la brutalisation que nous
inflige le psychologue, qui voudrait, avec ses tests, nous
« traiter comme un insecte », suivant un « mot emprunté
par Stendhal à Cuvier » : « La défense du testé, c’est la
répugnance à se voir traité comme un insecte, par un
homme à qui il ne reconnaît aucune autorité pour lui
dire ce qu’il est et ce qu’il doit faire. »2 À celui qui vou-
drait nous traiter ainsi, il faudrait répondre en traitant le
psychologue lui-même, par exemple le « morne et insi-
pide Kinsey », comme un insecte3.
En 1980, dans son dernier article sur le sujet, « Le cer-
veau et la pensée », Canguilhem souligne les dangers des
neurosciences et s’emporte encore une fois contre la psy-
chologie. Il rappelle que « la philosophie n’a rien à
attendre des services de la psychologie, d’une discipline
dont Husserl a pu dire que la manière dont elle est entrée
en scène, au temps d’Aristote, en fait “une calamité per-
manente” pour les esprits philosophiques »4. Le behavio-
risme, ici représenté par Skinner plus que par Watson, et
la théorie pavlovienne du conditionnement s’interdisent
« toute référence à la pensée et à la conscience » et ne s’in-
téressent au « cerveau que comme à une boîte noire dont
seules les entrées et les sorties étaient prises en compte »5.

1. Ibid., p. 381.
2. Ibid., p. 379.
3. Ibid., p. 380.
4. Georges Canguilhem, « Le cerveau et la pensée » (1980), reproduit
dans Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, Paris, Albin
Michel, 1993, p. 31.
5. Ibid., p. 24.

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La définition behavioriste de l’intelligence comme « cor-
rection du comportement en fonction des obstacles ren-
contrés dans la recherche d’une satisfaction » est tout à fait
inacceptable, puisqu’elle ignore la dimension essentielle-
ment signifiante de l’environnement humain. L’erreur
commune à Pavlov et à Skinner consiste à conclure de l’a-
nimal à l’homme et à « considérer comme un milieu tout
environnement, y compris le fait social et culturel dans le
cas de l’homme, et finalement [à] glisser progressivement
du concept d’éducation à celui de manipulation »1. Can-
guilhem cite Chomsky qui estime que les thèses de Skin-
ner débouchent sur « une sorte de schéma fasciste », même
s’il remarque aussi qu’il est possible de tirer des conclu-
sions démocratiques d’un tel anti-innéisme radical2.
Contre de telles tentatives de mise au pas par la psycho-
logie, « la philosophie ne peut que résister » et il convient,
comme Spinoza, d’aller « inscrire sur les murs, remparts
ou clôtures : Ultimi barbarorum »3. Dans cet article, Can-
guilhem évoque une dernière fois le personnage alors bien
oublié de Taine, qui a conduit à ce que « la psychologie
tende à n’être plus que l’ombre de la physiologie »4. Il rap-
pelle l’influence de Taine sur Freud lui-même : « Les
concordances sont nombreuses entre le naturalisme psy-
chologique de Taine et celui de Freud. »5 Avec cette réfé-
rence à Taine, du « Discours de distribution des prix »
de 1930 à cet ultime article contre la psychologie, la
boucle est ainsi bouclée.

1. Ibid., p. 25
2. Ibid., p. 26. On peut en effet noter que l’idée de Watson qu’il n’existe
rien d’ « inné » est explicitement utilisée par lui dans un sens antiraciste (voir
par exemple J. Watson, Le behaviorisme, Paris, CEPL, 1972, p. 73).
3. Ibid., p. 31-32.
4. Ibid., p. 14.
5. Ibid.

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Du tout début à l’extrême fin de l’œuvre de Canguil-
hem, la psychologie est ainsi dénoncée comme une doc-
trine de soumission au milieu, d’adoration du « fait » et
d’oubli des « valeurs ». Contre une telle doctrine, la seule
réponse qui vaille est la « résistance ». Mais, et c’est là
toute l’originalité de l’œuvre de Canguilhem, cette résis-
tance contre les doctrines de la soumission au milieu est
justifiée scientifiquement. La conception mécaniste du
milieu n’est pas seulement injuste, elle est fausse, comme
Canguilhem va s’efforcer de le démontrer.

LA CONCEPTION DÉTERMINISTE DU MILIEU :


UNE ERREUR SCIENTIFIQUE

Si elle en restait à une dénonciation de l’asservissement


au milieu pour des motifs purement éthiques, l’œuvre de
Canguilhem ne se distinguerait en rien de celle de n’im-
porte quel moraliste, à la manière de son maître Alain. Le
refus éthique de Canguilhem s’étaie en fait très rapide-
ment sur des raisons scientifiques. De la même manière,
la révolte du travailleur contre le taylorisme fait en même
temps apparaître l’erreur scientifique du taylorisme :
« Dans la mesure où le travailleur refuse pratiquement
d’être mécanisé, il fait la preuve de l’erreur théorique qui
consiste à décomposer en réflexes mécaniques ses mou-
vements propres. »1 Une bonne part de l’œuvre d’histo-
rien des sciences de Canguilhem sera consacrée à
démontrer qu’une conception déterministe du milieu,

1. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et


XVIIIesiècles, p. 166.

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outre qu’elle est inacceptable moralement, est également
fausse du point de vue même des sciences sur lesquelles
elle prétend se fonder. La conception mécaniste n’est
même pas vraie biologiquement et Canguilhem cite les
travaux de Goldstein, Koehler et Merleau-Ponty pour
critiquer les théories pavloviennes. De même, s’agissant
du taylorisme, Canguilhem dénonce l’ « énorme contre-
sens » de cette conception des rapports de l’homme et du
milieu dans l’activité industrielle, « non seulement du
point de vue psychologique – ce qui est évident –, mais
d’abord et aussi du point de vue biologique – ce qui est
moins évident »1.
C’est dans cette remise en cause scientifique du
concept de milieu que réside l’originalité du Canguil-
hem de la maturité par rapport à celui des écrits de jeu-
nesse. La critique du concept mécaniste de milieu est au
cœur de ses deux principaux ouvrages, Le normal et le
pathologique et La formation du concept de réflexe, ainsi
que de l’article « Le vivant et son milieu ». Cette cri-
tique est fondée sur des arguments tirés de différentes
disciplines, qui communiquent souvent entre elles,
comme le montre l’article « Le vivant et son milieu » :
géographie, éthologie, médecine, physiologie, voire psy-
chologie.
Canguilhem note qu’historiquement, la première réac-
tion à la conception déterministe du milieu s’est produite
en géographie : « Il était normal, au sens fort du mot, que
cette norme méthodologique ait trouvé d’abord en géo-
graphie ses limites et l’occasion de son renversement »
avec l’émergence de la géographie humaine2. Dans un

1. Id., « Milieu et normes de l’homme au travail », p. 128.


2. Id., « Le vivant et son milieu », p. 141.

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passage peu cité de son Normal et le pathologique, Canguil-
hem souligne cette importance de la géographie hu-
maine : Vidal de Lablache puis Lucien Febvre et son
école ont mis fin à la conception déterministe du milieu
lorsqu’ils ont démontré que « l’homme devient ici, en
tant qu’être historique, un créateur de configuration géo-
graphique »1. L’homme ne connaît pas de lieu physique
pur, il est « un facteur géographique et la géographie est
toute pénétrée d’histoire sous forme de techniques col-
lectives »2. Canguilhem apprécie également Les fonde-
ments biologiques de la géographie humaine de Maximilien
Sorre, qui avait souligné ces interactions entre l’homme
et son milieu : ainsi, « dans l’espèce humaine la taille est
un phénomène inséparablement biologique et social »3.
La taille est certes « fonction du milieu », mais le milieu
géographique est aussi le produit de l’ « activité hu-
maine », comme le montre l’exemple de l’assèchement
des marais de Sologne qui a entraîné l’augmentation de la
taille des habitants.
Un autre domaine dans lequel la conception détermi-
niste du milieu est battue en brèche est celui de la psycho-
logie animale et de la pathologie humaine : « Le rapport
organisme-milieu se trouve retourné dans les études de
psychologie animale de von Uexküll et dans les études de
pathologie humaine de Goldstein. »4 L’un et l’autre ont
compris que « le propre du vivant, c’est de se faire son
milieu, de se composer son milieu »5. La distinction faite
par Uexküll entre Umgebung, « environnement géogra-

1. Ibid., p. 143.
2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1966), Paris, PUF,
1972, p. 102.
3. Ibid.
4. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 143.
5. Ibid.

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phique banal », et Umwelt, « milieu de comportement
propre à tel organisme », est ici centrale1. D’autre part,
dans le domaine médical, Goldstein, dont l’œuvre inspire
largement Le normal et le pathologique, a montré avec son
étude des blessés du cerveau de la Première Guerre mon-
diale que ces malades « instaurent de nouvelles normes de
vie » et reconstruisent un milieu « rétréci ».
L’erreur d’une conception mécaniste du milieu est aussi
relevée en physiologie. Dans La formation du concept de
réflexe, Canguilhem note que le « réflexe 1850 » qui avait
pris la forme d’un « mécanisme rigide de simplicité élé-
mentaire » va subir une « triple révision, en clinique, en
physiologie, en psychologie »2. Le « réflexe 1850 » est une
erreur clinique, car les réflexes tendineux et notamment le
réflexe rotulien « ne sont ni constants ni uniformes »3.
Une erreur physiologique, car, avec Sherrington, l’acte
réflexe n’est plus la réaction d’un organe spécifique mais
« la réaction d’un être vivant un et indivisible à une excita-
tion du milieu »4. Enfin, en psychologie, la « substitution
progressive du concept de situation à celui de stimulus et
du concept de conduite à celui de réaction », sous l’in-
fluence de la psychologie de la forme, marque la fin de la
réflexologie mécaniste5.
La conception déterministe du milieu est donc cri-
tiquée de l’intérieur même de la psychologie, avec l’ap-
parition de la psychologie de la forme, qui n’est pas sans
incidences sur le courant behavioriste lui-même. Can-
guilhem apprécie l’apparition d’un « behaviorisme téléo-

1. Ibid., p. 144.
2. Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles, p. 163, 165.
3. Ibid., p. 163.
4. Ibid., p. 164.
5. Ibid.

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logique » qui refuse les outrances mécanistes de Watson.
Pour Kantor et Tolmann, « l’organisme est considéré
comme un être à qui tout ne peut pas être imposé, parce
que son existence comme organisme consiste à se propo-
ser lui-même aux choses, selon certaines orientations qui
lui sont propres »1. Canguilhem souligne ici l’influence
de la « théorie des essais et erreurs » de Jennings et de la
psychologie de la forme, avec notamment la distinction
faite par Koffka « entre le milieu de comportement et le
milieu géographique », le « milieu de comportement »
étant un « choix opéré par le vivant au sein de ce milieu
physique ou géographique »2.

LA NORMATIVITÉ DU VIVANT

Après avoir ainsi critiqué la notion courante de milieu,


Canguilhem va s’appuyer sur une nouvelle conception
non déterministe du milieu pour proposer sa propre défi-
nition de la vie. Il estime en effet, comme Lamarck,
Bichat ou Comte, que le vivant se définit dans un certain
rapport avec le milieu. De même, la question de la nor-
malité ne peut se penser qu’à l’aide des notions de vivant
et de milieu : comme l’a vu Darwin, « le vivant et le
milieu ne sont pas normaux pris séparément, mais c’est
leur relation qui les rend tels l’un et l’autre »3.
La vie est plus précisément un « débat » avec le milieu,
selon un mot emprunté à Goldstein : « La vie n’est donc

1. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 143.


2. Ibid.
3. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 90.

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pas pour le vivant une déduction monotone, un mouve-
ment rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle
est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Ausei-
nandersetzung) avec un milieu mais il y a des fuites, des
trous, des dérobades et des résistances inattendues. »1
Cette notion de débat signifie que le vivant, s’il ne peut
être compris indépendamment du milieu dans lequel il
est plongé, n’en est en même temps pas la simple résul-
tante, mais au contraire qu’il constitue son milieu propre.
Canguilhem n’accepte pas de parler d’ « influence » du
milieu sur le vivant, comme le voudrait la tradition
mécaniste : « Un centre ne se résout pas dans son envi-
ronnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour
d’influences. »2 Une telle conception, d’inspiration phy-
sique ou mécanique, interdit de comprendre l’essence
même du phénomène biologique : « Les fonctions biolo-
giques sont inintelligibles, telles que l’observation nous
les découvre, si elles ne traduisent que les états d’une
matière passive devant les changements du milieu. En
fait, le milieu du vivant est aussi l’œuvre du vivant, qui se
soustrait ou s’offre électivement à certaines influences. »3
Le vivant choisit d’une certaine manière ce qu’il
demande au milieu de lui offrir : « Le milieu dont l’orga-
nisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-
même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la
demande. »4
Le vivant évite également certains états qui le mena-
cent. Il existe un « effort spontané, propre à la vie, pour
lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son

1. Ibid., p. 131.
2. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 154.
3. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 117.
4. Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », p. 152.

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développement pris pour normes »1. La maladie a une
signification essentielle dans la mesure où elle manifeste
cette dynamique du vivant : « Le fait pour un vivant de
réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à
une anarchie fonctionnelle, traduit le fait fondamental
que la vie n’est pas indifférente aux conditions dans les-
quelles elle est possible, que la vie est polarité et par là
même position inconsciente de valeur, bref que la vie est
en fait une activité normative. »2 La médecine est d’une
certaine manière, chez le vivant humain, la poursuite de
cette réactivité polarisée : « Aucun vivant n’eût jamais
développé une technique médicale si la vie était en lui,
comme en tout autre vivant, indifférente aux conditions
qu’elle rencontre, si elle n’était pas réactivité polarisée
aux variations du milieu dans lequel elle se déploie. »3
Cette capacité qu’a le vivant de réagir à son milieu et
de l’organiser est pensée par Canguilhem sous la notion
de « normativité biologique ». La vie est une « activité
normative », le vivant impose ses propres normes à son
milieu : « S’il existe des normes biologiques, c’est parce
que la vie, étant non pas seulement soumission au milieu,
mais institution de son milieu propre, pose par là même
des valeurs, non seulement dans le milieu mais aussi dans
l’organisme même. »4 Le vivant, au moins tant qu’il est
en santé, est valorisation et choix parmi ce qui l’entoure :
d’ailleurs, « valere qui a donné “valeur” signifie en latin
“se bien porter” »5. Le vivant malade est en revanche pas-
sif et incapable de résister aux variations du milieu, alors

1. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 77.


2. Ibid.
3. Ibid., p. 80.
4. Ibid., p. 155.
5. Ibid., p. 134.

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que « la santé, c’est une marge de tolérance des infidélités
du milieu »1.
Cette conception non mécaniste des rapports de l’or-
ganisme et du milieu peut évoquer la définition com-
tienne de la vie comme rapport entre « un organisme
déterminé et un milieu convenable »2. À la manière de
Bichat, Comte soulignait que dans ce rapport l’organisme
est loin d’être purement passif : « Tout être vivant, fût-il
réduit à l’existence végétative, modifie sans cesse le
milieu qui le domine, d’après les matériaux qu’il y puise
et les produits qu’il y verse. »3 Canguilhem se souvient,
bien sûr, de cette théorie comtienne dont il apprécie
« l’originalité et la force » dans un article intitulé « La phi-
losophie biologique d’Auguste Comte » : « Que la bio-
logie ne puisse pas être une science séparée, Comte le
justifie dans sa conception du milieu. Que la biologie
doive être une science autonome, Comte le justifie dans
sa conception de l’organisme. »4 Il apprécie surtout que
Comte ait dénoncé dans « la théorie lamarckienne du
milieu le développement possible d’une tendance mo-
niste et finalement mécaniste », que Canguilhem identifie
curieusement, ici aussi, au behaviorisme : « Plus perspi-
cace peut-être à l’égard du futur que totalement juste
pour le présent, Comte entrevoit les conséquences à
venir de l’idée d’une détermination intégrale de l’animal
par le milieu, en un mot la possibilité de ce qu’a réalisé le

1. Ibid., p. 130.
2. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 40e leçon, t. I, Paris,
Hermann, 1998, p. 682.
3. Auguste Comte, Système de politique positive, t. II (1852), Paris, 1929,
p. 37.
4. Georges Canguilhem, « La philosophie biologique d’Auguste Comte
et son influence en France au XIXe siècle », Études d’histoire et de philosophie
des sciences, p. 65.

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Jean-François Braunstein
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behaviorisme. »1 Une telle détermination intégrale du
vivant par le milieu reviendrait en effet, selon Comte cité
par Canguilhem, à « rétablir l’automatisme cartésien qui,
exclu par les faits, vicie encore, sous d’autres formes, les
hautes théories zoologiques »2. Canguilhem éprouve alors
le besoin de revenir sur la lecture erronée de la philo-
sophie biologique de Comte faite par un auteur finale-
ment très présent dans son œuvre, de manière négative,
Taine, « théoricien assez et trop dogmatique de l’in-
fluence du milieu »3.

***
Plus généralement, Canguilhem a souligné l’impor-
tance « métaphysique » du couple organisme-milieu dans
l’œuvre de Comte. Alors qu’il réfléchit sur l’ « épuise-
ment du cogito » dans Les mots et les choses de Michel
Foucault, Canguilhem rappelle que « Comte a pensé sou-
vent qu’il était le vrai Kant, par substitution du rapport
scientifique organisme-milieu au rapport métaphysique
sujet-objet »4. Il semble que pour Canguilhem également
cette doctrine de l’organisme et du milieu ait une
signification plus fondamentale.
Cette théorie du « débat » avec le milieu semble pou-
voir fournir à Canguilhem les bases d’une nouvelle
théorie de la subjectivité, qu’il évoque, de façon très dis-
crète, dans son article « Le cerveau et la pensée » ou dans

1. Ibid., p. 68.
2. Auguste Comte, Système de politique positive, t. I (1851), Paris, 1929,
p. 602.
3. Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences,
p. 71.
4. Id., « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique, 242,
juillet 1967, p. 615.

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Psychologie et milieu
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ses écrits consacrés à la vie et à la mort de Jean Cavaillès.
Il y fait référence à l’exemple de Spinoza et à la résistance
sans phrases de Cavaillès, qui prouvent qu’il leur fut pos-
sible de « sortir de leur réserve », alors même que l’un
comme l’autre proposaient une « philosophie sans sujet »,
une philosophie sans cogito : « C’est parce que la philo-
sophie de Spinoza représente la tentative la plus radicale
de philosophie sans cogito, qu’elle était si proche de
Cavaillès, si présente à lui quand il avait à s’expliquer
aussi bien sur l’idée de son combat de résistant que sur
l’idée de la construction des mathématiques. »1
Pour rendre compte de cette résistance, il est égale-
ment possible de se reporter à la nouvelle conception
canguilhemienne des rapports du vivant et du milieu. Le
vivant n’accepte jamais un milieu qui s’imposerait à lui, il
lui impose ses propres valeurs. Le vivant humain n’ac-
cepte pas, lui non plus, que ses valeurs soient bafouées par
un milieu destructeur. Le sujet comme « ressort néces-
saire pour s’insurger contre le fait accompli », comme
fonction de « présence-surveillance », est une capacité de
« résistance » face à ces menaces du milieu extérieur2. Il
est difficile de ne pas se souvenir que, lorsque Canguil-
hem soutient sa thèse, Le normal et le pathologique, nous
sommes en 1943 et qu’il participe en même temps de
manière active à la Résistance. Il ne serait pas outré de
supposer que la « psychologie », au sens où il l’entendait,
lui paraissait alors sans doute l’exemple même d’une
pensée de la Collaboration.

1. Id., Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet, P. Laleure, 1976, p. 30-31.


2. Id., « Le cerveau et la pensée », p. 93.

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