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CIfslRI9WzJ La Loi de Parkinson Et Autres Analyses v2
CIfslRI9WzJ La Loi de Parkinson Et Autres Analyses v2
NORTHCOTE PARKINSON
PARKINSON DE L’ADMINISTRATION
2
C. NORTHCOTE PARKINSON
LA LOI DE PARKINSON
… ET AUTRES ANALYSES
DE L’ADMINISTRATION
Titre original :
"Parkinson’s Law And Other Studies In Administration"
© C. Northcote Parkinson (1957)
Traduction française originale :
"1 = 2, ou les Principes de Mr. Parkinson"
Ed. Robert Laffont (1958)
Traduction actualisée (août 2013)
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4
pour Ann
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PRESENTATION / PREAMBULE A LA TRADUCTION ACTUALISEE
Selon une rumeur qui a fait le buzz chez les jeunes cadres dynamiques, le livre
de chevet des dirigeants et cadres supérieurs des entreprises du Top 10 mondial,
serait "L’art de la guerre" de Sun Tzu (Chine, VIe siècle av. JC). Nous
apprenons ainsi d’une part, que ces personnages consacreraient une importante
partie de leur temps à comploter les uns contre les autres, et d’autre part qu’ils
liraient des livres entre deux coups tordus. Avec de telles hypothèses, on ne
saurait trop conseiller à tous ces gens en place et à ceux qui essayent de la leur
prendre, de lire également "La loi de Parkinson … et autres analyses de
l’administration", qui leur sera tout aussi utile comme kit de survie dans les
structures publiques ou privées de notre société moderne.
C’est sur ce point que l’apport de C. Northcote Parkinson est remarquable. D’un
humour ravageur et d’une précision chirurgicale, il démonte et analyse le
fonctionnement de nos institutions avec des mises en scènes hilarantes, des
anecdotes pittoresques, des études de cas ubuesques, le tout présenté sous la
forme d’articles scientifiques parodiques agrémentés de formules délirantes. On
est proche de Courteline, avec de-ci de-là quelques morceaux de bravoure qui ne
sont pas sans évoquer le regretté Pierre Desproges.
1
NDT : Voir en annexe [3], les commentaires de Claude Riveline, Professeur à l’Ecole des Mines de Paris, à
propos de divers ouvrages de C. N. Parkinson, et qui ont inspiré en partie cette présentation.
7
Ces chapitres amusants et apparemment inoffensifs, qui n’évoquent jamais le
sérieux académique - en admettant qu’il existe encore -, décrivent le quotidien
d’un monde dont le fonctionnement, loin des modèles mathématiques, est régi
par l’humain avec ses nécessités, ses faiblesses et ses incohérences, et
finalement, illustrent avec talent l’application du "Principe de réalité" dans la vie
des entreprises - comme il est très difficile d’enseigner cette thématique en
restant politiquement correct, elle reste désespérément absente des cursus
universitaires -. Toutes les descriptions restent réalistes et les diagnostics
effectués par C. N. Parkinson sont toujours aussi pertinents pour quiconque doit
évoluer dans ces structures, même si le demi-siècle qui s’est écoulé depuis leur
publication, rend parfois ses solutions dépassées … mais un peu seulement.
Je souhaitais qu’une version française soit enfin librement disponible pour tous
ces jeunes gens qui seront un jour nos élites, car l’ouvrage publié en 1957 est
totalement épuisé et il est impossible de s’en procurer un exemplaire
aujourd’hui, même si on peut en trouver une version électronique en anglais sur
Internet. Malheureusement, l’écriture, le style et l’humour anglais de 1957, et
leurs équivalents dans la traduction française de 1958 de cet ouvrage, sont
devenus pratiquement illisibles pour les étudiants français d’aujourd’hui.
Sans aller jusqu’à pratiquer le langage des djeun’s, "Parkinson, c’est trop d’la
balle, sur la vie d’ma reum", ou le style texto "Parkin’s, je kiff grav :-))", il était
urgent de rajeunir l’excellente traduction de Jérôme Villehouverte en actualisant
le texte et en particulier les expressions qui faisaient référence à des
technologies disparues ou inconnues de nos chères têtes blondes, adeptes des
consoles de jeux et nourries de réseaux sociaux. C’est ainsi que le chapitre IX
"Palm Thatch To Packard" traduit par J. Villehouverte par "De la chaumière à la
Packard", et qui résout l’énigme de l’ascension sociale du pauvre travailleur
chinois devenu milliardaire, est présenté dans cette nouvelle traduction, sous le
titre actualisé "Du bidonville à la Mercedes" :
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dans lesquels s’entassent aujourd’hui les plus démunis de la plupart des
"pays en voie de développement" et même de quelques autres.
• Les automobiles américaines Packard (sans rapport avec les ordinateurs
Hewlett-Packard®) qui symbolisaient la réussite sociale de leurs
conducteurs, ont disparu en 1958. Dans le monde entier, ces magnifiques
voitures sont aujourd’hui remplacées dans le rôle de signe extérieur de
richesse, par de puissantes berlines allemandes, même si une Ferrari ou
une Rolls-Royce avec des enjoliveurs incrustés de diamants reste un
indicateur absolu de réussite dans certains pays.
Je tiens à remercier Agnès T., Daniel M., Edith M. et Laurent K. pour leur
amicale participation à cette indispensable réhabilitation que l’on pourrait
considérer, toutes proportions gardées, comme une mission de service public.
* *******
… en Provence, août 2013
Les illustrations d’Osbert Lancaster dispersées dans cette version, sont tirées de différents
ouvrages de C. N. Parkinson.
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PREFACE DE C. NORTHCOTE PARKINSON
Ils rêvent de mécanismes grâce auxquels les plus sages et les meilleurs de tous
ceux-ci deviennent les Ministres de l'Etat. Ils croient que de grands capitaines
d'industries, mûrement choisis par les actionnaires, nomment aux postes
opérationnels ceux qui ont fait leurs preuves aux échelons inférieurs. Il existe
même des livres dans lesquels de telles suppositions sont hardiment exposées ou
implicitement admises. Toutefois, pour ceux qui possèdent une solide expérience
des affaires, ces idées sont tout simplement délirantes. Ces conclaves solennels
qui attribueraient les postes de commandes aux éléments les plus responsables
et les plus compétents d’entre eux, ne sont qu’une pure vue de l’esprit.
Il est donc salutaire qu’un avertissement soit lancé à propos des dangers de
telles opinions. Loin de moi, l’idée d’interdire aux étudiants la lecture
d’ouvrages d’Economie Sociale ou Politique, sous réserve que ces livres soient
considérés comme des œuvres d’imagination pure. Judicieusement placés entre
les romans d’Alexandre Dumas et ceux de Jules Vernes, ou dispersés au milieu
d’histoires de guerres des étoiles pleines d’engins spatiaux et d’aliens, ces
manuels ne sauraient nuire à personne. Mais classés ailleurs, parmi des
ouvrages de référence, ils pourraient causer des ravages irrémédiables.
Consterné que j’étais, de réaliser ce que les gens s’imaginent être la vérité à
propos des fonctionnaires et de l’administration, j'ai donc tenté de fournir, à
ceux que cela intéresse, un aperçu de la réalité. Le lecteur averti devinera bien
sûr que ces exposés sont basés sur autre chose que ma simple expérience
professionnelle. Pour d’éventuels autres lecteurs moins impliqués, j'ai pris soin
de placer ça et là, quelques légères allusions à propos de l’énorme quantité de
recherches sur lesquelles mes théories sont basées.
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Que le lecteur veuille bien imaginer toute la documentation, les graphiques, les
bases de données, les ordinateurs et les ouvrages de référence qui constituent le
fondement indispensable d’une telle étude. Qu’il sache donc que les vérités
révélées dans ce livre ne sont pas seulement l’œuvre d’un individu, ma foi assez
doué, il faut bien le dire, mais d'un long et coûteux travail de recherche. Et qu’il
sache bien que la réalité dépasse de loin tout ce qu’il peut imaginer !
C. Northcote Parkinson
Singapour, 1957
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TABLE DES MATIÈRES
PREFACE DE C. N. PARKINSON
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I- LA LOI DE PARKINSON
… ou la loi de la pyramide sans fin
Tout travail augmente jusqu’à occuper entièrement le temps qui lui est affecté.
Ce fait universellement connu2 peut se retrouver dans le célèbre dicton : "C’est
l’homme le plus occupé qui a le plus de temps libre". Ainsi, une vieille dame
oisive peut consacrer une journée entière à écrire et envoyer une carte postale à
sa nièce en vacances au bord de la mer. Une heure pour choisir la carte postale,
une autre à chercher ses lunettes dans tout l’appartement, une demi-heure pour
retrouver l’adresse de la nièce, une heure et quart pour la rédaction du texte
proprement dit, et vingt minutes pour décider si elle doit prendre un parapluie
pour aller jusqu’à la boîte aux lettres au coin de la rue. Cette entreprise qui
prendrait à peine dix minutes à quelqu’un d’occupé, peut ainsi laisser cette
vieille dame, épuisée après une journée entière de doute, d'anxiété et de labeur.
Même si ce fait est largement établi, très peu de gens ont accordé l'attention
nécessaire à ses conséquences plus lointaines, surtout dans le domaine de
l'administration publique. Les hommes politiques et les contribuables ont
toujours supposé, avec d’épisodiques phases de doute, qu’un accroissement des
effectifs de fonctionnaires devait refléter un volume de travail croissant ou une
meilleure qualité du service rendu. De mauvais esprits, mettant en doute cette
croyance, ont claironné que la multiplication des fonctionnaires conduirait, soit à
payer certains d’entre eux à ne rien faire, soit à réduire les horaires de travail de
tous3. Mais il s'agit là d'une affaire dans laquelle ces opinions n’ont rien à voir,
puisqu’il n’existe aucune relation entre le nombre de fonctionnaires et la
quantité réelle de travail à fournir. Nous verrons que la loi de Parkinson définit
un taux d’augmentation du nombre d’employés, taux qui reste constant, que le
volume de travail augmente, diminue, ou même disparaisse complètement.
2
NDT : A cause du phénomène de diffusion des molécules, un gaz n’a pas de volume propre et occupe tout
l’espace qui lui est affecté : il est "expansible". Le phénomène d’expansion du travail jusqu’à occupation du
délai imparti est souvent considéré comme une transposition de la loi des gaz parfaits au monde du travail.
3
NDT : "L’administration est un lieu où les gens qui arrivent en retard, croisent dans l’escalier ceux qui partent
en avance". Georges Courteline (Romancier et dramaturge français / 1858-1929). G. Courteline disposait comme
C. N. Parkinson d’une solide expérience dans le domaine de l’administration, grâce à de nombreuses années
passées dans l’armée et l’administration des Cultes.
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La validité de cette loi repose essentiellement sur le traitement de données et de
statistiques qui seront présentées par la suite. Toutefois, pour le lecteur, il est
plus intéressant de présenter d’abord les facteurs qui expliquent la tendance
générale définie par cette loi. Sans entrer dans les détails scientifiques - qui sont
très nombreux -, on peut distinguer deux facteurs principaux qui peuvent être
énoncés sous une forme quasi-axiomatique :
i. Il peut démissionner.
ii. Il peut demander à partager son travail avec un collègue appelé "B".
iii. Il peut demander l'aide de deux assistants, appelés "C" et "D".
Les subalternes doivent donc se compter par deux ou plus, chacun d’entre eux
étant muselé par la crainte de la promotion de l’autre.
4
NDT : Depuis février 2013, le pape Benoît XVI apparaît comme une exception rarissime à cette règle (un seul
autre cas a été constaté en 1415). A la tête d’un Très Saint Ministère, ce fonctionnaire a finalement acquis en
démissionnant, les droits à une retraite qu’il n’aurait pu obtenir autrement.
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Lorsque C se plaindra à son tour de la surcharge de travail - comme il ne va
certainement pas tarder à le faire -, A conseillera, en accord avec lui, la
nomination de deux assistants nommés E et F pour l’aider ... , mais pour éviter
toute friction interne, il recommandera également la nomination de deux autres
assistants (G et H) pour D, dont la situation est sensiblement la même que celle
de C. Avec le recrutement de E, F, G et H, la promotion de A devient alors
pratiquement une certitude. Au bout d’un certain temps, donc, sept
fonctionnaires font ce qu’un seul effectuait avant.
C'est ici qu’intervient le second facteur F2. Comme ces sept collaborateurs se
créent mutuellement du travail, ils sont tous débordés et A, finalement, est
encore plus occupé qu’avant. Ainsi, un document qui arrive dans le service va
passer tour à tour dans les mains de chacun d’entre eux. Le fonctionnaire E
l’examine et décide qu'il relève de la compétence de F, qui écrit un projet de
réponse pour C, qui le modifie radicalement avant de consulter D, qui sollicite G
afin qu’il s’en occupe. Mais G doit justement partir en congé, et transmet le
dossier à H, qui rédige une note, signée par D, et renvoyée à C, qui modifie sa
rédaction en conséquence et établit une nouvelle version pour A.
Que va faire A ? Il aurait toutes les excuses pour signer sans le lire ce document
qui lui arrive, car il a bien d'autres soucis en tête. Il sait maintenant qu’il va enfin
succéder à W l’année prochaine, et c’est à lui de décider lequel de C ou D peut
lui succéder à son propre poste. Il a dû consentir à G un congé, alors que celui-ci
n’en avait pas vraiment le droit. Il est inquiet et se demande si ce n’est pas H qui
aurait dû partir à sa place pour des raisons de santé. Depuis quelque temps, H a
mauvaise mine, à cause d’ennuis de famille, mais pas uniquement. Ensuite, il y a
ce problème du montant de la prime exceptionnelle de F pour sa participation à
l’organisation de la conférence annuelle des Services, sans compter la demande
de mutation de E pour le Ministère des Anciens Combattants. Il a entendu dire
que D a une liaison avec une assistante (mariée) du Service Comptable et que G
et F ne s’adressent plus la parole, mais personne ne sait pourquoi. A pourrait
donc être tenté de signer directement le projet de C, pour en être débarrassé.
Mais A est un homme consciencieux. Même submergé comme il est, avec tous
les problèmes créés par ses subordonnés pour eux et pour lui-même (problèmes
qui résultent de l'existence même de ces fonctionnaires), il n'est pas homme à se
soustraire à son devoir. Il lit donc avec soin le projet de réponse, supprime les
paragraphes nébuleux ajoutés par C et H, et revient à la forme initiale proposée
par F qui connaît bien son travail, même s’il a un caractère difficile. Il en corrige
le style - les jeunes ignorent la grammaire et écrivent n’importe comment - et il
produit finalement la même réponse qu’il aurait écrite si les fonctionnaires C, D,
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E, F, G et H n’avaient jamais existé. Beaucoup plus de personnes ont donc pris
bien plus de temps pour aboutir au même résultat, mais personne n'a été inactif
et tous ont fait de leur mieux …
Et c’est finalement tard dans la soirée, que A quitte son bureau et peut enfin
rentrer chez lui dans sa petite maison de banlieue. Les lumières des autres
bureaux s’éteignent dans le soir qui tombe en marquant la fin d’une journée de
dur labeur administratif. Dans les derniers à partir, les épaules voûtées et un
sourire désabusé aux lèvres, A se dit que les heures supplémentaires, comme les
cheveux gris, sont la rançon de la réussite professionnelle.
Ce Ministère a été choisi car ses personnels et ses responsabilités sont plus
facilement quantifiables que pour un autre, comme le Ministère du Commerce,
par exemple. On peut en effet poser ces informations simplement en termes de
nombre de collaborateurs et de tonnages (capacité des navires opérationnels).
Voici quelques-unes de ces données représentatives :
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Ces données sont plus parlantes sous forme d’un tableau :
STATISTIQUES DE Augmentation
1914 1928
L’AMIRAUTE ou diminution
Navires de guerre
62 20 - 67,74 %
opérationnels
Officiers et matelots
146 000 100 000 - 31,50 %
de la Marine Britannique
Ouvriers des arsenaux 57 000 62 439 + 9,54 %
Fonctionnaires et employés
3 249 4 558 + 40,28 %
des arsenaux
Fonctionnaires de
2 000 3 569 + 78,45 %
l’Amirauté
5
NDT : Par souci de simplicité pour le lecteur, C. N. Parkinson utilise la division simple pour obtenir la valeur
du taux moyen (78 / 14 = 5,6). La formule des intérêts composés, qui pourra être expliquée à l’étudiant en
Grande Ecole ou en Sciences Sociales par le guichetier de son agence bancaire lors d’une prochaine visite,
montre que le taux d’évolution moyen des effectifs sur cette période, est en réalité de 4,5 % par année. Cette
valeur plus mathématique ne modifie en rien, ni cette analyse, ni les conclusions qui en résultent.
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L'utilisation d’engins volants n'était plus réservée à quelques excentriques, les
équipements électroniques se sont perfectionnés, on tolérait les sous-marins sans
les accepter encore totalement, et les officiers mécaniciens commençaient à être
considérés quasiment comme des êtres humains.
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Avant de calculer la valeur du pourcentage d'augmentation, il faut remarquer
que les missions de ce ministère ont énormément varié durant cette période.
Alors que les territoires coloniaux n'ont quasiment pas évolué en termes de
surfaces et de populations de 1935 à 1939, ils ont été considérablement réduits
de 1939 à 1944, certaines zones ayant été envahies et annexées par des ennemis
impérialistes, puis ils ont ré-augmenté en 1947. Par la suite, ils ont
régulièrement diminué d'année en année, car de plus en plus de colonies de
l’empire obtenaient leur indépendance.
Quels sont les pourcentages avérés pour ces augmentations ? A cet effet, il faut
distinguer, la période de la Seconde Guerre mondiale avec une augmentation
rapide des effectifs et les périodes de paix qui l’ont précédée et suivie :
21
En ne traitant que le problème de l'accroissement des personnels administratifs,
toutes nos analyses montrent une augmentation moyenne des effectifs qui est
d’environ 5,75 % par an.
La découverte de cette formule et des principes généraux sur lesquels elle est
basée, n’a bien entendu, aucune signification politique, et il n’est nullement dans
les intentions de l’auteur de demander aux différentes Administrations de se
développer. Ceux qui soutiennent que cette croissance est essentielle pour
maintenir le plein emploi ont parfaitement le droit à cette opinion, et ceux qui
doutent de la stabilité d'une économie basée sur la lecture par des fonctionnaires,
de procès-verbaux rédigés par d’autres fonctionnaires, ont également le droit de
défendre leurs idées.
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Il serait sans doute prématuré à ce stade, de rechercher le rapport quantitatif qui
doit nécessairement exister entre les administrateurs et les administrés.
Cependant, même si un ratio maximum existe inévitablement, il devrait être
bientôt possible de quantifier, à partir de la formule donnée précédemment, le
nombre des années qui s'écoulent dans n’importe quelle administration donnée,
avant que cette valeur limite soit atteinte. Mais la prévision d'un tel résultat
n’aura également aucune valeur politique.
On ne peut que réaffirmer ici avec force, que la loi de Parkinson est une
découverte purement scientifique, qui est inapplicable, sauf en théorie, à la
situation socio-politique actuelle.
Ce n'est pas l'affaire du botaniste d’arracher les mauvaises herbes. Son unique
rôle consiste à nous informer de la vitesse à laquelle elles nous envahissent.
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II- LA VOLONTE DU PEUPLE
… ou les assemblées démocratiques
Les députés britanniques, qui ont été élevés dans la pratique des sports collectifs,
entrent dans leur Chambre des Communes avec l'envie de faire autre chose. S'ils
ne peuvent pas aller faire un golf ou jouer au tennis, ils se consolent en
considérant que la politique est une sorte de sport avec des règles très similaires.
Sans ce subterfuge, les séances du Parlement susciteraient encore moins d'intérêt
qu’elles ne le font aujourd’hui.
Donc, l'instinct britannique conduit à former deux équipes, avec un arbitre et des
juges de touches, et à les laisser débattre jusqu'à ce que mort s’ensuive. La
Chambre des Communes est organisée de façon à ce qu’en pratique, chaque
membre soit obligé de s’asseoir d’un côté ou de l'autre, et de prendre parti avant
même de savoir quels seront les arguments débattus, ou même dans certains cas,
de connaître le sujet du débat en cours.
Depuis sa plus tendre enfance, l’Anglais a été dressé à jouer pour son camp, ce
qui lui évite tout effort cérébral excessif. Même s’il arrive à sa place pendant un
discours, il sait exactement comment intervenir dans le débat à l’endroit où il se
trouve. Si l’orateur est de son côté de la Chambre, il dira : "Bravo, très bien !",
mais s’il fait partie du camp opposé, il peut crier sans risque : "C’est une
honte !" ou plus simplement "Ouuuuuh !" Plus tard, au cours du débat qui se
poursuit, il pourra demander à son voisin quelle est la question à l’ordre du jour,
mais strictement parlant, ce n'est pas vraiment nécessaire. Il sait, dans tous les
cas, qu’il ne doit pas marquer un but contre son camp. Les hommes qui sont
assis en face, de l’autre côté, ont tort de toute façon, et leurs arguments ne valent
pas un clou. En revanche, les membres de son propre camp sont des hommes
d'Etats compétents et leurs arguments sont un mélange de sagesse, d'éloquence
et de modération6.
6
NDT : Un traître est un homme politique qui quitte votre parti pour s'inscrire à un autre. Par contre, un
converti est un homme politique qui quitte son parti pour s'inscrire au vôtre (Georges Clémenceau, Homme
d’état français / 1841 - 1929)
25
Et il n’y aurait aucune différence, que ce député ait étudié la politique à
l’Université de Cambridge ou dans les tribunes des stades de football comme
supporter de Manchester United. Dans les deux cas, il aura appris à quel
moment il faut applaudir et quand il faut contester. On voit donc que le système
britannique dépend entièrement de la disposition des sièges. S’ils n’étaient pas
installés face à face, personne ne pourrait plus distinguer la Vérité du Mensonge
et la Sagesse de la Folie, à moins d’écouter attentivement tous les orateurs à la
tribune, ce qui serait complètement ridicule compte tenu du niveau de la plupart
des discours politiques.
Tout cela est bien connu. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que la disposition
des sièges est tout aussi primordiale dans d'autres assemblées, quelles soient
internationales, nationales ou locales. Elle s'applique aux réunions autour de
tables comme les Conférences de la Table Ronde. Il suffit de réfléchir seulement
deux minutes pour comprendre que la Conférence de la Table Carrée serait
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quelque chose totalement différent et qu’une Conférence de la Longue Table
n’aurait rien à voir avec les précédentes7.
a) Ceux qui n'ont pas réussi à comprendre les différents rapports qui ont
été envoyés des semaines à l'avance à tous ceux qui sont censés être
présents à la réunion.
b) Ceux qui sont trop stupides pour suivre les débats. On peut les
reconnaître facilement à leur tendance à demander à leurs voisins :
"Mais de quoi parle-t-il ?"
c) Ceux qui sont sourds. Dès qu’ils sont assis, ils s’occupent de régler
leur sonotone, en marmonnant : "Mais pourquoi est-ce que tous ces
gens n’articulent pas ?"
d) Ceux qui étaient encore ivres morts au petit matin et qui sont quand
même venus - on se demande pourquoi - avec un fort mal de tête. Pour
eux, de toute façon, plus rien n’a d’importance.
e) Les vieillards séniles, dont la principale fierté est d'être encore plus
jeunes que jamais - bien plus parfois que certains des jeunes présents -,
et qui n’arrêtent pas de se vanter : "Je suis venu à pieds. Pas mal pour
quelqu’un de 82 ans !"
f) Les faibles, qui ont imprudemment fait des promesses de soutien à
chacun des deux principaux camps opposés, et qui ne savent plus ce
qu’il faut faire. Ils hésitent entre s’abstenir lors du vote ou quitter la
séance en prétextant un malaise.
7
NDT : C’est cependant le principe de la conférence de la Très Longue Table qui tend à se généraliser à cause
de l’augmentation inéluctable des participants (voir le chapitre VI à la suite).
8
NDT : Dans le cas présent, il faut comprendre les expressions "bloc du centre" ou "groupe des centristes",
comme "bloc des hésitants" et "groupe des indécis", et non pas dans leur sens politique premier "Parti du Centre"
ou "Parti Centriste", appellations utilisées en France pour des partis politiques existants, et qui pourraient se
révéler inappropriées ici dans le cadre de cette description du fonctionnement des assemblées politiques.
27
Pour s’assurer des votes de ces indécis, la première étape consiste à en identifier
et en compter les membres. Ensuite, tout le reste dépend de l'endroit où ils vont
se placer. La meilleure technique consiste à envoyer des partisans sûrs et
résolus, afin d’engager la conversation avec eux avant le début de la réunion
proprement dite. Dans ces discussions préliminaires, ces émissaires motivés
doivent absolument éviter d’aborder le sujet principal du débat à venir. Ils
utiliseront les ouvertures proposées ci-dessous, et qui correspondent
respectivement aux catégories précédentes a) à f), dans lesquelles se rangent
naturellement les membres du groupe centriste.
28
semble découvrir Décidé. "Oh, salut Décidé, je ne pensais pas te voir
aujourd’hui !" "Je suis rétabli, c’était seulement une petite grippe", répond ce
dernier. Toute cette manœuvre consiste donc à faire apparaître l’ordre de
placement comme totalement fortuit, décontracté et convivial. Ceci met fin à la
phase n° 1 de l'opération, et elle serait à peu près de la même forme quelle que
soit la catégorie (de a à f) dans laquelle l’homme du centre se situe.
- Décidé : "Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis venu. J’ai l’impression
que tout le monde est du même avis sur ce point n° IV. Tous les gens
que je rencontre vont voter pour" (ou contre, selon le cas).
- Résolu : "C’est curieux, j'allais justement dire la même chose. Le résultat
du vote ne semble guère faire de doute".
- Décidé : "Je ne savais pas trop quoi voter. Il y avait beaucoup à dire des
deux côtés, mais s’y opposer serait vraiment une perte de temps. Que
pensez-vous, Hésitant ?"
- Hésitant : "Eh bien, je dois avouer que je trouve la question plutôt
déconcertante. D'une part, il y a de bonnes raisons d'adopter la motion ...
mais d’un autre côté ... Vous croyez vraiment que ça va passer ?"
- Décidé : "Mon cher Hésitant, sur ce point, je vous fais totalement
confiance. Ne disiez-vous pas vous-même à l’instant à Résolu que tout
le monde va voter pour ?"
- Hésitant : "Vraiment ? Il semble y avoir une majorité ... Mais peut-être ..."
- Décidé : "Je vous remercie pour votre opinion, Hésitant. Je pense
exactement comme vous et je suis heureux de voir que vous pensez
comme moi. Votre opinion est de celles que j'apprécie le plus".
Décidé, quant à lui, se retourne pour parler à voix basse à quelqu'un dans la
rangée derrière comme s’il s’informait de son avis. En fait, il demande :
"Comment va votre femme ? Est-ce qu’elle est sortie de l'hôpital ?", puis il peut
annoncer à Hésitant et Résolu que les personnes assises derrière eux pensent
toutes la même chose.
Autant dire que la motion est adoptée, et que tout se déroule conformément au
plan prévu.
29
Alors que l’un des camps a consacré des semaines entières à la préparation des
discours et à la mise au point des amendements, l’autre qui possède une
meilleure technique s’est activé pour encadrer chaque membre du centre entre
deux partisans fiables. Quand arrive le moment crucial, les mains qui se lèvent
de chaque côté de lui vont le contraindre à en faire autant. Et même s’il s’est
endormi, comme cela arrive souvent avec les centristes des catégories d) et e), sa
main sera levée pour lui par le supporter assis à sa droite. Cette dernière règle
sert simplement à éviter que ses deux mains soient levées simultanément,
situation réputée pour attirer des commentaires désobligeants. Le bloc du centre
étant ainsi encadré, la motion sera votée avec une majorité confortable, ou
rejetée massivement, c’est selon.
Dans presque tous les cas où une décision doit être prise par la volonté du
peuple, on peut constater que le résultat viendra de la position des membres du
bloc centriste. Les discours et autres harangues ne sont qu’une perte de temps :
l'un des camps ne sera jamais d'accord et l'autre a déjà décidé de voter pour.
Reste le bloc du centre, dont les membres se divisent entre ceux qui n’entendent
pas ce qui se dit et ceux qui ne le comprendraient pas, même s'ils pouvaient
l’entendre. Pour s’assurer de leurs votes, ce qui est essentiel, c’est l’exemple de
leurs voisins immédiats. Leurs votes peuvent donc être influencés d’un côté ou
de l’autre par le simple fait du hasard du choix des places. Avec une manœuvre
astucieuse, autant les faire pencher du côté que l’on choisit !
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30
III- LA HAUTE FINANCE
… ou la loi de l’insignifiance
En fait, l'affirmation selon laquelle cette loi n'a jamais été étudiée n'est pas tout à
fait exacte. Certains travaux ont effectivement été réalisés dans ce domaine,
mais les scientifiques ont suivi un axe de recherche qui les a menés dans une
impasse. Ils ont pris comme hypothèse que c’était l’ordre des points discutés au
cours de la séance qui avait la plus grande importance. De plus, ils ont supposé
que la plus grande partie du temps disponible était consacrée aux articles n° 1
à 7, et que les points suivants étaient votés automatiquement faute de temps. On
sait aujourd’hui que cette hypothèse est erronée. Les sarcasmes avec lesquels la
communication du Pr. Justin Baissyl sur ce sujet a été reçue lors du Congrès
International de Comitologie Financière à Saint Gapour en juillet 1956, ont pu
sembler excessifs à l'époque, mais toutes les autres analyses sur ce sujet ont
montré que ces critiques étaient fondées. Des années de recherche ont été
perdues à cause de cette hypothèse erronée, et le Pr. Baissyl a eu de la chance de
pouvoir quitter le Congrès, comme il l'a fait, sans se retrouver en slip.
Nous savons aujourd’hui que l’ordre des points à débattre en séance n’a qu’une
influence mineure. Si l’on veut vraiment progresser dans ces recherches, il faut
ignorer tout ce qui a été fait auparavant, et repartir sur des bases saines. Nous
devons donc commencer par le commencement et bien comprendre comment
fonctionne réellement une Commission des Marchés.
31
Par souci de simplicité pour le profane, on peut mettre en scène ce
fonctionnement de la façon suivante :
Ici, il est important de faire une pause pour analyser les avis que les membres
sont susceptibles d'avoir. Supposons qu’ils soient au nombre de onze, y compris
le Président, mais sans la secrétaire qui prépare le compte-rendu et ne vote pas.
Sur ces onze membres, quatre - dont le Président - ne savent pas ce qu'est une
pile à combustible. Sur les sept autres, trois ne savent pas vraiment ce que l’on
peut en faire. Parmi les quatre qui restent, deux seulement ont une petite idée de
ce que devrait coûter une telle installation10.
9
NDT : Dans l’édition originale de 1957, le point n° 9 concernait l’achat d’un réacteur nucléaire pour 10 M$,
somme qui ne suffirait pas aujourd’hui pour la pose de la clôture d’une telle installation, surtout après les
regrettables événements de Fukushima (mars 2011) qui en ont encore relevé le prix. La pile à combustible est
plus actuelle et remplit parfaitement l’objet du débat pour la démonstration visée ici.
10
NDT : Depuis l’époque à laquelle cet ouvrage a été écrit, les avancées démocratiques, visibles à tous les
niveaux de nos sociétés modernes, ont conduit à modifier en les élargissant, les compositions de ce genre de
commission. On peut donc y trouver aujourd’hui, en plus des membres ici présents, des représentants du
personnel et/ou syndicaux, un responsable Hygiène-Sécurité, un Commissaire du gouvernement pour les
Marchés Publics, etc., le tout dans le cadre souhaité d’une parité hommes-femmes. On peut penser que ces
évolutions vont dans le sens de la démonstration de C. N. Parkinson, et en confortent les conclusions.
32
L'un est Aimé Fitthoy, l'autre est Isaac Amalys. Ces deux-là sont effectivement
en mesure de dire des choses pertinentes sur le sujet. On suppose que Monsieur
Fitthoy est le premier à prendre la parole.
A ce stade du débat, Isaac Amalys est à peu près le seul qui comprend de quoi il
s’agit, et il y aurait beaucoup à dire. D’abord, il trouve que ce chiffre rond de
50 000 000 € est extrêmement suspect. Pourquoi le coût d’une telle installation
devrait-il arriver exactement à cette valeur ? Pourquoi démolir l'ancien bâtiment
et le remplacer par un nouveau ? Pourquoi prévoir dans le devis une somme si
élevée pour "travaux annexes et divers" ? Et puis, que vient faire ici ce
géologue, Fondettrou ? N’est-ce pas lui qui a été poursuivi l'année dernière par
la Justice italienne, à Pise, pour ses erreurs dans le dimensionnement des
fondations d’une tour ? Mais Amalys ne sait pas par où commencer. Les autres
membres de la commission ne pourraient même pas comprendre les plans des
annexes s’il y faisait allusion. Il faudrait commencer par leur expliquer ce qu'est
une pile à combustible et aucun d’entre eux ne voudra admettre qu’il l’ignore.
Donc, mieux vaut ne rien dire.
33
- Le Président : Merci Mr. Amalys. Est-ce quelqu’un d’autre veut intervenir ?
Non ? Très bien. Puis-je considérer que les plans et le devis sont
approuvés ? Merci. Je peux donc signer en votre nom le contrat
principal ? (Murmures d'approbation des membres). Je vous remercie.
Nous pouvons maintenant aborder le point n° 10.
En comptant les quelques secondes pour ranger les plans et autres documents
étalés sur la table, le temps consacré au point n° 9 aura été à peine deux minutes
et 30 secondes. La réunion avance bien, mais plusieurs membres éprouvent
quand même un certain malaise à propos de l’adoption de cet article n° 9. Ils se
demandent s’ils ont vraiment fait preuve de responsabilité.
De toute façon, il est maintenant trop tard pour remettre en question cette
histoire de pile à combustible, mais ils ont besoin de montrer avant la fin de la
séance, qu'ils sont très attentifs à tous les points qui restent à y débattre.
Le débat est bien lancé. Tous les membres de la commission se représentent très
bien ce qu’est une somme de 5 850 €, et tous peuvent parfaitement visualiser un
abri pour des vélos.
34
La réunion se poursuit avec la mise au vote du point suivant :
Ce point de l'ordre du jour occupera les membres du Conseil pendant près d'une
heure un quart, et ils demanderont finalement au Trésorier, Mr. Decuir, de
recueillir des informations plus détaillées sur ce problème, avant de décider que
la question doit être réexaminée et tranchée lors d’une prochaine séance.
35
Supposons, par exemple, que les membres de la Commission cessent de
s’intéresser au débat pour des montants inférieurs à 400 €. Un Chef de Service
qui doit faire voter un achat de 620 € sur l'ordre du jour pourra alors le présenter
à la Commission sous forme de deux lots, l'un à 340 € et l'autre à 280 €, avec
une économie d'effort et de temps appréciable pour tout le monde.
Il reste encore bien des recherches à effectuer sur ce thème, mais lorsque les
résultats définitifs seront enfin publiés, ils se révèleront d’une valeur pratique
inestimable pour toute l’Humanité.
____________________________
11
NDT : En France et pour 2011, le don moyen aux Associations caritatives a été de 366 € par foyer fiscal
donateur, pour un montant total déclaré de 2 milliards d’euros (http://www.centre-francais-fondations.org)
36
IV- LES CABINETS MINISTERIELS
… ou le coefficient d’inefficacité
12
NDT : C. N. Parkinson nomme "cabinétologie" la science qui étudie la composition, la structure et l’évolution
des Cabinets, Commissions et Comités. Les chercheurs en cabinétologie sont les cabinétologues ou
cabinétologistes. Les souscabinétologues, quant à eux, étudient des sous-commissions ou sous-cabinets. A ce
jour, C. N. Parkinson reste le cabinétologue le plus réputé et ses publications sont toujours la référence absolue.
37
Quel que soit l’intérêt évident pour limiter l’effectif d’un cabinet à cinq
membres, l'observation, cependant, nous montre que les participants se
retrouvent très rapidement à sept ou neuf. L'excuse donnée invariablement pour
justifier cette augmentation - à part les cas du Luxembourg et du Honduras -, est
que l’on a besoin de spécialistes pour plus de quatre domaines de compétences.
Mais en réalité, il y a une raison plus impérieuse pour augmenter l’effectif. En
effet, dans un cabinet de neuf membres, on constate que la politique est gérée
par trois membres, le renseignement par deux et les finances par un seul. Avec le
président qui reste neutre, on obtient sept membres, les deux autres n’ayant à
première vue, qu’un rôle purement décoratif.
Cette distribution des rôles a été remarquée en Grande-Bretagne vers 1639, mais
il ne fait aucun doute que l’aberration qui consiste à intégrer dans un cabinet
plus de trois personnes qui seraient à la fois compétentes et douées pour la
communication, avait été découverte bien avant. Nous ne savons encore
pratiquement rien à propos de la fonction réelle des deux membres silencieux,
mais nous avons de bonnes raisons de penser qu'un cabinet, dans cette deuxième
phase de son développement, ne serait pas viable sans eux.
Sur tous les continents, quelques cabinets ministériels (Costa Rica, Equateur,
Libéria, Panama, Philippines et Uruguay) en sont restés à cette deuxième phase
de développement avec des effectifs limités à neuf, mais ils ne sont qu’une petite
minorité. Ailleurs, et dans les états les plus importants, les effectifs font
généralement l'objet d'une loi de croissance. D’autres membres rejoignent
toujours les sept ou neuf premiers, parfois auréolés d’une réputation de
spécialiste d’un domaine particulier, mais surtout à cause de leur pouvoir de
nuisance au cas où ils ne seraient pas intégrés au cabinet, car leur opposition ne
peut être muselée qu’en les impliquant dans toutes les décisions à prendre13.
38
ont enfin réussi à se réunir, il y de bonnes chances pour que la plupart d’entre
eux se révèlent incompétents, ennuyeux, agressifs, bavards ou à moitié sourds.
Ils n’ont pas été recrutés parce qu’ils étaient, qu’ils pouvaient ou qu'ils
pourraient un jour être utiles à quelque chose. Leur participation à ce cabinet n’a
été sollicitée que pour sceller des alliances avec des groupes adverses, et leur
activité ne se résume finalement qu’à rapporter au Conseil, ce qui se passe dans
le groupe qu'ils représentent. Toute notion de confidentialité disparaît alors, et
pire encore, ces membres en viennent à préparer leurs discours, qu’ils
prononcent lors des réunions du cabinet, avant de rapporter ensuite à leurs amis
politiques ce qu'ils croient avoir dit.
Mais plus ces membres purement représentatifs se font mousser, plus forte
devient la pression des autres groupes politiques exclus de la coalition, pour
participer également au cabinet. Pire encore, des clans rivaux se forment en son
sein et cherchent à se renforcer en recrutant de nouveaux membres. L’effectif
arrive ainsi rapidement au nombre de vingt et le dépasse. Brutalement, le cabinet
entre ainsi dans le quatrième et dernier stade de son évolution.
Les portes étant alors grandes ouvertes, l’effectif augmente de 20 à 30, puis de
30 à 40. Comme la demande en adhésions reste élevée, l’effectif pourrait
atteindre plusieurs centaines, mais cela n'a plus aucune importance.
39
A cinq reprises dans l'histoire politique anglaise, la plante-cabinet a effectué son
cycle de vie complet.
40
Tableau d’évolution des effectifs du Cabinet (Grande-Bretagne)
Date 1740 1784 1801 1841 1885 1900 1915 1935 1939 1945 1945 1949 1954
Effectif 5 7 12 14 16 20 22 22 23 16 20 17 18
25
Evolution de l'effectif
20 du Cabinet (Grande Bretagne)
15
10
0
1740 1760 1780 1800 1820 1840 1860 1880 1900 1920 1940 1960
La question reste posée, mais on peut toujours penser que le Cabinet Britannique
reste un organe important …
14
NDT : Les commentaires flatteurs de C. N. Parkinson pour le cabinet américain sont sans doute influencés par
une certaine parenté culturelle. En effet, il est théoriquement plus facile d’avoir un effectif réduit dans le cabinet
d’un état fédéral (Etats-Unis, Allemagne, Suisse, …), car chacune des différentes entités autonomes fédérées qui
le composent (état, land, canton, …) dispose déjà de son propre gouvernement. Malgré tout, sous la présidence
de Barack Obama, le cabinet américain de 2013 comprend 24 membres dont 14 avec le titre de Secrétaire d’Etat.
41
NDT : A titre d’information, le graphique ci-dessous montre l’évolution des effectifs des
équipes ministérielles des gouvernements français successifs de 1947 à 2013 :
Source : http://www.diplomatie.gouv.fr
Jusqu’en 1981, l’effectif s’est globalement stabilisé dans une plage de 27 à 38 membres,
puis s’est envolé jusqu’au nombre de 61 (2e gouvernement de Michel Rocard sous la
présidence de François Mitterrand).
L’effectif le plus faible a été de 20 membres avec le gouvernement de François Fillon sous
la présidence de Nicolas Sarkozy. En 2012, il est remonté à 34 membres (Premier
Ministre : Jean-Marc Ayrault / Président : François Hollande).
1) Cette courbe est simplifiée, car elle se limite aux principaux gouvernements et omet
la plupart des remaniements ministériels au cours des différents mandats.
2) C. N. Parkinson mentionne 21 membres dans l’effectif du cabinet français de 1947.
Son décompte, à l’époque, devait être basé principalement sur les Ministres, en
omettant certains Ministres Délégués et/ou Secrétaires d’Etat.
Comment caractériser la situation des autres pays sur ce plan ? Pour la majorité
des pays non totalitaires, l’effectif des cabinets ministériels se situe entre 12
et 20 membres15.
15
NDT : En 2013, dans la moitié des 70 pays mentionnés, les effectifs des cabinets vont de 20 à 35 membres.
16
NDT : En 2013, la moyenne des effectifs est de 27 membres, pour les 70 pays du tableau, soit une
augmentation moyenne de presque 11 membres par équipe ministérielle depuis 1954. Les prévisions du
cabinétologue C. N. Parkinson se révèlent donc d’une redoutable précision.
42
Tableau : Taille des cabinets ministériels17
17
NDT : La troisième colonne a été ajoutée au tableau original afin de préciser la situation des équipes
gouvernementales en 2013 (Source : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/). Les états qui ont disparu
depuis 1957 ont été supprimés du tableau initial (URSS, Allemagne de l’Ouest et de l’Est, etc.).
43
Le cabinet le plus étrange est celui de la Nouvelle-Zélande, dont l’un des
membres jouit du titre de "Ministre de l’Agriculture, Ministre des Eaux et
Forêts, Ministre des Affaires maories, Ministre chargé du Fonds maori et de la
préservation des sites". Toujours en Nouvelle-Zélande, lors d’un déjeuner
officiel, le majordome doit se concentrer sérieusement avant d’annoncer le
"Ministre de la Santé, Ministre Adjoint au Premier Ministre, Ministre Chargé
des Prêts d’Etat aux Corporations, Ministre Chargé du Recensement, de la
Statistique, des Fonds d’Etat, de la Publicité et de l'Information". Dans les autres
pays, ces titres et appellations à la Prévert18 sont heureusement rarissimes.
Faut-il donc tirer un trait dans ce tableau juste sous la ligne "21", avec
l’Argentine, la Birmanie, le Canada et la France, en décidant que dans tous les
pays qui suivent, le cabinet ministériel ne représente plus une réelle émanation
du pouvoir ? Certains cabinétologues seraient prêts à accepter cette proposition
sans pousser plus loin les investigations. D'autres insistent au contraire sur la
nécessité d'une enquête approfondie, plus particulièrement autour de la fameuse
limite des 21 membres. Mais que le coefficient d'inefficacité soit compris entre
19 et 22, c’est aujourd’hui une certitude.
18
NDT : Jacques Prévert (Scénariste et poète français / 1900-1977) a écrit le célèbre poème "Inventaire". En
référence aux éléments hétéroclites qu’il associe, une liste "à la Prévert" est une énumération d’objets ou de
composantes apparemment sans queue ni tête.
44
peut s'empêcher de faire un discours, et par la force de l'habitude, il va
commencer : "Monsieur le Président, je pense que je peux affirmer sans crainte
d'être contredit - et je vous parle maintenant avec vingt-cinq (je dirais même
presque vingt-sept) années d'expérience - que nous devons examiner cette
question sous un aspect plus profond. Une lourde responsabilité repose sur nos
épaules, Monsieur le Président, et pour ma part ... "19.
Tout cela est bien clair, mais la vraie cause de cette situation est plus profonde,
et c’est elle qu’il nous faut rechercher. Trop de facteurs essentiels ne sont pas
connus. Quelle sont la forme et la taille de la table ? Quel est l'âge moyen des
personnes présentes ? A quelle heure se réunit le cabinet ? Dans cet ouvrage
destiné aux profanes, il est inutile de détailler les calculs par lesquels on a pu
mettre en évidence pour la première fois le coefficient d'inefficacité. Il suffit au
lecteur de savoir qu’un programme international de recherches dirigé par
l'Institut Mondial de Cabinétologie (IMC) a permis d’aboutir à une formule qui
recueille aujourd’hui l’agrément de l’ensemble de la communauté scientifique et
des experts du domaine.
Il faut toutefois préciser que les chercheurs ont travaillé dans le cadre de
conditions expérimentales qui supposaient des salles de réunion climatisées, des
fauteuils en cuir pleine peau bien rembourrés et un strict état de sobriété de
l’ensemble des membres.
mi × (a - d)
Sur ces bases, la formule est la suivante : x=
y + (p × b)
19
NDT : Afin d’apporter un peu d’interactivité dans ce texte austère, un générateur automatique de phrases de
circonstance est proposé à la fin de ce chapitre. Le lecteur peut ainsi remplacer ce discours par un autre plus
adapté au sujet et à son humeur du moment.
45
- a est l'âge moyen des membres,
- d est la distance en centimètres entre les membres les plus éloignés l’un
de l'autre,
- y est le nombre d'années écoulées depuis la création du cabinet ou du
conseil,
- p est la patience du Président, mesurée d’après l'échelle de Richethère,
- b est la pression artérielle moyenne des trois plus anciens membres,
prise juste avant le début de la séance.
Une intéressante théorie récemment proposée prétend que ce nombre doit être
égal à 8. Pourquoi 8 ? Parce que c’est le seul nombre que tous les états
existants (et listés dans le tableau précédent) ont soigneusement évité. Cette
théorie qui semble attrayante à première vue, se heurte à une sérieuse objection.
Huit était justement le nombre de membres choisis par le roi Charles 1er pour
son Conseil d'Etat. Et on sait ce qui lui est arrivé !20
20
NDT : Charles 1er monte sur le trône à 25 ans le 27 mars 1625. Après un règne contrasté, il est chassé de
Londres le 10 janvier 1642. A la suite d’une guerre civile et de la première révolution anglaise, il est condamné à
mort, et décapité le 30 janvier 1649.
46
NDT : Générateur automatique de phrases de circonstance
Pour créer une phrase de circonstance, commencer avec n’importe quelle cellule de la colonne 1, ajouter n’importe quelle cellule de la
colonne 2, continuer avec n’importe quelle cellule de la colonne 3 et terminer avec n’importe quelle cellule de la colonne 4. Pour un
discours complet, enchaîner les phrases en les prononçant avec la conviction nécessaire.
Ce mini-générateur, disponible sur Internet, y est présenté de façon totalement fallacieuse comme le support d’un cours qui serait dispensé
à l’ENA. En réalité, les énarques n’ont évidemment pas recours à ce genre de procédé trivial pour produire des discours abscons.
47
48
V- LA SHORT LIST
… ou les principes de sélection
49
alors se référer au Livre des Préséances, de sorte que leur choix pouvait être fait,
et souvent, avec les meilleurs résultats.
50
son nom de la liste. Il y avait même certains murmures de réprobation à propos
des gens qui gaspillaient délibérément le temps du Comité de Sélection. C’était
là aussi, une méthode qui donnait d’excellents résultats.
La méthode chinoise (ancien modèle) a été copiée par tellement de pays que peu
de gens connaissent son origine chinoise. C'est la méthode de l'examen écrit. En
Chine, sous la dynastie des Ming, les étudiants les plus prometteurs étaient
présentés à l'examen provincial, qui ne se tenait que tous les trois ans. Cet
examen comportait trois sessions de trois jours chacune. Au cours de la première
session, le candidat devait écrire trois dissertations et un poème composé de huit
couplets. Au cours de la deuxième session, il écrivait cinq rédactions sur un
thème classique. Dans la troisième, il écrivait encore cinq compositions sur l'art
de gouverner. Les lauréats, peut-être 2 %, étaient alors envoyés dans la capitale
impériale pour y passer l'examen final. Celui-ci ne comportait qu’une seule
session, et le candidat devait rédiger une copie sur un problème de politique
générale. Parmi tous ceux qui étaient reçus, le mieux classé était affecté au poste
le plus important qui était alors disponible, et les autres étaient répartis dans les
services de l’administration. Ce système fonctionnait assez bien.
Le système chinois a été étudié par les Européens entre 1815 et 1830 et adopté
par la Compagnie Anglaise des Indes Orientales en 1832. L'efficacité de cette
méthode a été étudiée en 1854 par la commission Macaulay. A la suite de cette
étude, ce système de sélection par concours écrit a été introduit dans la fonction
publique britannique en 1855. Une caractéristique essentielle des examens
chinois était leur côté littéraire. Il s’agissait de bien connaître les textes
classiques, de savoir écrire avec élégance (en prose et en vers) et d’avoir
l'endurance nécessaire pour supporter les nombreuses épreuves. Toutes ces
caractéristiques se retrouvèrent fidèlement dans le rapport d’enquête, et par la
suite, dans le système qu’il avait contribué à établir.
On savait déjà également qu'il est extrêmement difficile de classer par ordre de
mérite plusieurs personnes soumises à des examens dans des matières
différentes. Comme il est impossible de décider si quelqu’un est meilleur en
mathématiques financières qu'un autre en opto-électronique, il est au moins
pratique de pouvoir les éliminer tous les deux comme inutilisables.
51
Par contre, lorsque tous les candidats doivent composer des poèmes en grec ou
en latin, il est assez facile de décider quelles rimes sont les meilleures. Les
individus qui avaient obtenu les meilleures notes à ces épreuves classiques
étaient envoyés à Calcutta ou Bombay pour gouverner l'Inde. Ceux qui avaient
obtenu des notes un peu inférieures restaient pour gouverner l'Angleterre. Les
autres qui avaient des résultats encore plus faibles étaient purement et
simplement éliminés ou envoyés dans les plus pauvres colonies de la Couronne.
Il serait donc injuste d’affirmer que cette méthode a conduit à un échec, mais
personne ne peut revendiquer non plus pour elle, un succès comparable aux
autres systèmes utilisés jusque là. Pour commencer, il n'y avait aucune garantie
que le candidat ayant obtenu les meilleures notes ne se laisse pas griser par le
succès et que celui-ci lui monte à la tête, comme on l'a parfois constaté. Ensuite,
la composition de poésie en grec ancien se révélait parfois être le seul talent que
ces lauréats possédaient ou posséderaient dans toute leur carrière. Parfois même,
le candidat sélectionné s’était fait remplacer à l'examen par quelqu'un d'autre, et
se trouvait ensuite incapable d'écrire des vers en grec ou en latin, lorsque
l'occasion se présentait. La sélection par concours n’a donc jamais connu qu’un
succès d’estime.
Quels que soient les défauts du concours par épreuve écrite, cependant, cette
méthode a certainement donné de bien meilleurs résultats que n'importe quelle
autre essayée depuis. Ainsi, les méthodes modernes s’appuient sur un test de QI
et un entretien avec un psychologue. Le grand défaut du test d'intelligence est
que ceux qui obtiennent les notes les plus élevées sont ceux qui se révèlent
ensuite pratiquement analphabètes à l’usage. En effet, les candidats passent
tellement de temps à se préparer aux tests d’intelligence qu’ils n’ont
pratiquement plus le temps d’étudier autre chose.
52
ensuite licencié bien avant la fin de sa période d’essai comme ne répondant pas
aux exigences de la fonction, même au-delà des normes habituelles. Parmi
toutes les différentes méthodes de sélection essayées jusqu'ici, cette dernière est
sans aucun doute la pire.
Le recrutement est annoncé par voie de presse, et les réponses sont examinées,
ici pour notre exemple, par un jury de cinq membres. Trois sont des
fonctionnaires du Ministère et deux sont des universitaires chinois de très grande
érudition (le Dr. Wu et le Dr. Lee). Sur la table, devant les cinq membres, sont
empilés les quatre cent quatre vingt trois dossiers de candidatures, chacun
accompagné des documents annexes requis. Tous les candidats sont chinois et
tous sans exception sont titulaires d’une licence de l’Université de Shanghai ou
de Hong Kong, ainsi que d’un doctorat en philosophie de l'Université Cornell ou
John Hopkins. Presque tous les candidats ont à un moment donné de leur
carrière, occupé des postes ministériels à Formose ou Macao. Certains ont joint
une photographie à leur candidature, alors que d'autres - sans doute mieux
inspirés - se sont prudemment abstenus de le faire.
Le président se tourne alors vers l'expert chinois le plus savant et dit : "Peut-être,
Dr. Wu, pourriez nous dire lesquels de ces candidats peuvent être inscrits sur la
première short-list ?". Le Dr. Wu sourit énigmatiquement et désigne la pile de
dossiers : "Aucun d'entre eux ne vaut quoi que ce soit", dit-il brièvement. "Mais
comment… enfin, je veux dire, pourquoi ?" demande le président, surpris.
"Parce que qu’aucun érudit véritable ne poserait sa candidature. Il aurait trop
peur de perdre la face s'il n'était pas choisi". "Alors, que devons nous faire
maintenant ?" demande le président. Dr. Wu : "Je pense que nous pourrions
convaincre le Dr. Lim de prendre ce poste. Qu’en pensez-vous Dr. Lee ?". Dr.
Lee : "Oui, je pense qu'il le pourrait, bien sûr, mais nous ne pouvons pas lui
poser directement la question. Nous pourrions peut-être demander au Dr. Tan s'il
pense que le Dr. Lim pourrait être intéressé". Dr. Wu : "Je ne connais pas le
Dr. Tan, mais je connais bien son ami le Dr. Wong". A cet instant, le président
ne sait même plus qui doit contacter qui, mais le point le plus important est que
toutes les candidatures ont été mises à la poubelle, et que le seul candidat retenu
est quelqu’un qui n’a même pas brigué le poste en question.
53
Nous ne recommandons pas la généralisation de la méthode chinoise moderne,
mais nous en tirons la conclusion essentielle que l'échec des autres méthodes est
principalement dû au trop grand nombre de candidats. Il y a certes, quelques
mesures préliminaires grâce auxquelles le total des postulants peut être réduit.
La formule "Eliminer tous les plus de 50 ans, les moins de 20 ans et tous ceux
qui s’appellent Martin" est maintenant utilisée universellement, et son
application permet de réduire un peu la liste, mais les autres noms qui restent
sont toujours trop nombreux. Comme il n’est pas possible de faire un choix
impartial entre trois cents personnes, toutes très qualifiées et hautement
recommandées, nous sommes par conséquent amenés à conclure que l'erreur
initiale réside dans la formulation des annonces de recrutement, car elles attirent
trop de candidats. L'inconvénient de ce genre de formulation est tellement ignoré
des recruteurs, que ceux-ci s’obstinent à publier des annonces dans des termes
qui vont inévitablement attirer des nuées de postulants.
Le libellé de cette annonce n’est peut-être pas parfait, mais son objectif consiste
à trouver un équilibre - c’est le cas de le dire - entre la motivation pour un
54
salaire intéressant et les risques éventuellement encourus, de façon à ce qu’un
seul un candidat se manifeste. Il est inutile d’insister sur les qualifications ou
l’expérience. Aucune personne insuffisamment qualifiée pour marcher sur un
câble ne trouvera l'offre assez intéressante. Il est également inutile d'insister
pour que les candidats soient en très bonne forme physique et parfaitement
sobres. Ils le savent. Il est tout aussi inutile de préciser que ceux qui sont sujets
au vertige ne doivent pas se présenter. Ils le savent également.
Ici, les avantages et les inconvénients sont parfaitement équilibrés. Il n'est pas
nécessaire de préciser que les candidats doivent être patients, robustes,
courageux et célibataires. Les termes de l’annonce ont éliminé tous ceux qui ne
le sont pas. Il n'est pas nécessaire d’insister sur le fait qu’ils doivent être fous
d’archéologie. On est sûr qu’ils seront fous.
On est en droit de penser que le monde du travail offre rarement des possibilités
de recruter des équilibristes ou des archéologues, et que le problème consiste le
plus souvent à trouver des candidats à des postes moins exotiques.
55
Cela est vrai, mais les mêmes principes peuvent être appliqués. Toutefois, leur
mise en oeuvre exige, à l’évidence, une plus grande finesse21.
Supposons que le poste à pourvoir soit celui de Premier Ministre. Nous savons
tous que la tendance actuelle consiste à recourir à divers modes d'élections, et
que les résultats sont presque toujours désastreux.
Si nous nous repenchions ne serait-ce qu’un instant sur les contes de fées qui ont
bercé notre enfance, nous pourrions nous rendre compte qu’à l’époque où se
déroulaient ces histoires, les méthodes utilisées étaient beaucoup plus
satisfaisantes. Quand le roi devait choisir pour sa fille unique, un époux qui
deviendrait ainsi l’héritier du royaume, il proposait une sorte de concours avec
différentes épreuves à partir desquelles le bon candidat sortait vainqueur et, dans
de nombreux cas, les autres ne sortaient pas du tout.
Pour organiser ce genre de tournoi, les rois de cette période étaient parfaitement
bien équipés et disposaient du personnel et du matériel ad hoc : magiciens,
démons, fées, géants, nains ou loups-garous, et leurs territoires regorgeaient de
montagnes infranchissables, de grottes mystérieuses, de rivières magiques, de
trésors cachés et de forêts enchantées.
On pourrait opposer à ceci que les états-majors des Sociétés actuelles sont moins
bien pourvus sur ce plan, mais en y regardant bien, rien n’est moins sûr. Un
Directeur des Ressources Humaines qui dispose de bataillons de psychologues,
de psychiatres, de statisticiens et d’experts en organisation, n’est sans doute pas
dans une situation plus critique que celle d’un roi qui devait compter sur les avis
de gnomes hideux ou de marraines fées. Une administration ou une société
équipée de caméras vidéo, d’écrans de télévision, de scanners et de réseaux wi-fi
ne semble pas non plus se trouver plus démunie que quelqu’un qui doit utiliser
des baguettes magiques, des boules de cristal, des puits maléfiques ou des
manteaux d'invisibilité. Ces moyens d'évaluation semblent, en tout cas, être tout
à fait comparables.
21
NDT : Les avancées sociales du Droit du Travail Français depuis 1957, compliquent le travail des recruteurs
actuels en imposant des conditions minimales, tant au niveau du salaire, qu’à celui des conditions de travail, sans
parler de la protection sociale. De plus, une situation de crise économique conduit à une augmentation massive
des demandeurs d’emploi et toute annonce, même exotique, attire de très nombreux candidats. Enfin, la nouvelle
méthode dite du "CV anonyme" risque de ne pas simplifier ce travail de sélection.
56
La première étape du processus consiste à décider quelles sont les qualités qu’un
Premier Ministre doit posséder. Celles-ci ne doivent pas être les mêmes dans
toutes les circonstances, mais encore faut-il qu’elles soient listées et que les
membres de l’équipe des recruteurs soient bien d’accord là-dessus. Supposons
que les qualités jugées comme primordiales soient :
1- l'énergie,
2- le courage,
3- le patriotisme,
4- l'expérience,
5- la popularité,
6- l’éloquence.
On notera que ce sont toutes des qualités générales, et que tous les candidats
possibles s’imaginent les posséder. La liste des prétendants pourrait, bien sûr,
être facilement réduite en stipulant "4- L'expérience au dressage des lions" ou
"6- L'éloquence en grec ancien", mais ce n'est pas de cette façon que nous
souhaitons limiter le nombre des candidats. Nous ne voulons pas préciser
certaines qualités dans le cadre d’un domaine particulier, mais plutôt rechercher
une personne possédant chacune des qualités requises à un degré exceptionnel.
En d'autres termes, le candidat recherché doit être le plus énergique, le plus
courageux, le plus patriote, le plus expérimenté, le plus populaire et le plus
éloquent du pays. Un seul individu peut répondre à ce signalement et nous ne
souhaitons que sa seule candidature. Les termes et conditions de l’annonce
doivent alors être formulés de façon à exclure tous les autres.
57
Remarquez tout d’abord que cette annonce évite aux candidats toutes les
tracasseries dues aux formulaires de candidatures, certificats, photographies
d’identité et références à fournir. Si l'annonce a été correctement rédigée, il n'y
aura qu'un seul candidat et il pourra entrer en fonction presque immédiatement.
Mais que faire s’il n'y a pas de candidat ? C'est la preuve que le texte de
l’annonce doit être reformulé, car nous aurons évidemment recherché quelqu’un
qui n’existe pas. La même annonce doit alors être relancée par voie de presse
avec quelques légères modifications - ce qui reste, après tout, très économique
en termes d’occupation d’espace dans les journaux -. La note de réussite à
l'examen peut être ramenée à 17/20, le score à 60 % d’opinions favorables dans
le sondage de popularité, avec seulement deux rounds à disputer contre le
champion des mi-lourds. Les conditions peuvent être successivement adoucies,
jusqu'à ce qu'un candidat apparaisse.
La seule chose que nous devons faire est d'ajouter une autre qualité et
d'appliquer le test le plus simple qui soit. Pour ce faire, nous sollicitons la
collaboration de la jeune femme la plus proche (hôtesse d’accueil ou
standardiste, selon les cas) en lui demandant : "Lequel préférez-vous ?". Elle
désignera très rapidement l'un des candidats, ce qui réglera l'affaire aussitôt22.
On a parfois objecté que cette méthode revenait à prendre une pièce de monnaie
pour jouer à pile ou face et à laisser le hasard décider. C’est, bien au contraire,
tout sauf du hasard. C'est tout simplement une épreuve de dernière minute qui
vise à mettre en évidence une autre qualité qui n'avait pas encore été prise en
compte : le sex-appeal !
____________________________
22
NDT : Cette suggestion aujourd’hui politiquement très incorrecte, même en France, reflète la situation
navrante de la société de 1957. De nos jours, la même question serait évidemment posée, selon les cas, au
secrétaire particulier ou à l’homme de ménage le plus proche.
58
VI- LE POINT MORT DE L’EVOLUTION
… ou le siège social idéal
Prenez, par exemple, une maison d’édition. Les éditeurs ont une forte tendance,
comme nous le savons, à vivre dans une atmosphère de chaos sordide. Le
visiteur qui se présente à ce qu’il croit être l'entrée, est conduit par une sorte de
ruelle sinistre, vers des escaliers branlants jusqu’au troisième étage d’un autre
bâtiment. Les laboratoires de recherche sont souvent logés à la même enseigne,
au rez-de-chaussée d’un ancien hôtel particulier délabré, d’où un couloir
crasseux mène à une cabane en planches, au fond de ce qui était autrefois le
jardin. Et qui ne connaît pas les zones de transit des aéroports internationaux ?
Dès que nous sortons de l'avion, nous voyons, à droite ou à gauche, un beau et
grand bâtiment entouré d’échafaudages, pendant que des hôtesses nous
conduisent vers des locaux provisoires en tôle. Et nous n’imaginons même pas
qu’il puisse en être autrement. Lorsque la construction du bâtiment définitif sera
terminée, l'aéroport aura été déplacé sur un autre site.
59
Vous parcourez négligemment un magazine en papier glacé, et en
levant les yeux, vous admirez la fonctionnalité des larges couloirs qui
desservent les départements A, B et C. De derrière les portes closes,
provient le bourdonnement feutré d'une activité bien ordonnée. Une
minute plus tard, enfoncé jusqu’aux chevilles dans la moquette, vous
vous efforcez d’arriver jusqu’au bureau bien rangé du Directeur.
Hypnotisé par son regard scrutateur, intimidé par le Matisse accroché
au mur, vous avez l’impression d’avoir enfin trouvé quelqu’un doué
d’une très grande capacité d’organisation.
En fait, vous n’aurez rien découvert du tout, car on sait aujourd’hui que la
perfection de l’image n’est obtenue que par des institutions sur le point de
s'effondrer. Cette conclusion apparemment paradoxale est basée sur une
multitude de recherches archéologiques et historiques, dont les détails très
ésotériques n’ont pas leur place ici. Il est seulement nécessaire de savoir que la
méthode suivie a consisté à sélectionner et dater des bâtiments qui semblent
avoir été parfaitement conçu pour leur usage. L’étude comparative de ceux-ci
tend à prouver que la perfection dans l’agencement des bureaux est un
symptôme de décadence. Pendant la phase des découvertes passionnantes et du
développement, une société n'a pas le temps de concevoir un QG idéal. Ce
moment-là vient plus tard, quand tout le travail important a été fait.
Jules II, qui prit la décision de construire, et Léon X, qui a approuvé le projet
architectural de Raphaël, sont morts bien avant que les bâtiments aient pris leur
forme actuelle. Le palais de Bramante était encore en construction en 1565, la
grande basilique ne fut consacrée qu'en 1626, et les colonnades de la grande
place ne furent terminées qu’en 1667. Les grands jours de la papauté étaient
terminés avant même que ce cadre idéal n’ait été conçu pour elle. Quand tout fut
achevé, ces grands jours étaient déjà très loin.
60
On peut prouver très facilement que cette séquence d'événements n'a rien
d’exceptionnel. Une séquence analogue peut se retrouver dans l'histoire plus
récente de la Société des Nations23. On fondait de grands espoirs sur la S.D.N.
depuis sa création en 1919 jusqu'en 1930 environ. En 1933, au plus tard,
l'expérience était déjà considérée comme un échec. Cependant, son incarnation
physique, le Palais des Nations, a été inaugurée à Genève en 1937. C'était une
construction admirable à juste titre. De grands principes avaient présidé à sa
conception dans les moindres détails, du secrétariat à la Salle du Conseil, sans
oublier la cafétéria. On pouvait trouver là, tout ce que l’ingéniosité humaine
pouvait concevoir - à l'exception, en effet, de la S.D.N. elle-même -. Lorsque le
bâtiment a été inauguré, la S.D.N. avait pratiquement cessé d'exister.
On pourrait opposer à ces exemples, que le château de Versailles est un cas qui
démontre le contraire, et qui sublime la monarchie de Louis XIV à son apogée
par la qualité de sa réalisation architecturale. Mais là encore, les faits refusent de
s'adapter à la légende. S’il est vrai que Versailles caractérise l'esprit triomphant
de l'époque, il n’a été pratiquement terminé qu’à la fin du règne du Roi-Soleil, et
certaines parties durant le règne qui a suivi. La construction de Versailles s’est
déroulée principalement de 1669 à 1685. Le roi ne s’y est installé qu’en 1682,
alors même que la construction était toujours en cours. La célèbre chambre
royale n'a pas été occupée avant 1701, et la chapelle ne fut terminée que neuf
ans plus tard. En plus du rôle de résidence royale, le château de Versailles a été
utilisé comme siège du gouvernement seulement à partir de 1756. Alors que les
triomphes de Louis XIV se situent pour la plupart avant 1679, et que l’apogée de
son règne est atteinte vers 1682, son pouvoir ne fait que diminuer à partir de
1685. Selon un historien, Louis XIV, en arrivant à Versailles "était déjà en train
de sceller le destin de sa lignée et de sa race". Un autre affirme à propos de
Versailles que "Le tout a été terminé juste au moment où le pouvoir de Louis a
commencé à décliner". Un troisième soutient tacitement cette théorie en
décrivant la période 1685-1713 comme "les années de déclin".
61
Le nom de Blenheim rappelle naturellement le palais du même nom construit
pour le victorieux Duc de Marlborough24. Ici encore, nous avons un bâtiment
idéalement conçu, cette fois comme le lieu de retraite pour un héros national.
Les proportions de son architecture héroïque sont peut-être plus théâtrales que
fonctionnelles, mais l'effet général est exactement ce que les concepteurs ont
souhaité. Aucun décor ne pouvait mieux convenir pour célébrer cette légende.
Nul autre cadre n’aurait été plus approprié pour accueillir les réunions d’anciens
combattants pour célébrer les anniversaires des victoires du Duc. Le plaisir que
l’on ressent en imaginant ces fêtes, est toutefois gâché par la prise de conscience
qu'elles ne peuvent pas avoir eu lieu. Le duc n'a jamais vécu là-bas et n'a même
jamais vu le château terminé. Sa résidence principale était à Holywell, près de
Saint-Alban, et à Marlborough House lorsqu’il était de passage à Londres. Il
mourut à Windsor Lodge et ses anciens compagnons d’armes ont tenu sa veillée
funèbre sous une tente. La construction du château de Blenheim a pris beaucoup
de retard, non pas à cause de la complexité de son plan qui n’était pas de la plus
grande simplicité, mais parce que le duc était en disgrâce et même en exil durant
deux ans, précisément à la période qui lui aurait permis de voir son achèvement.
Mais encore une fois, la réalité nous montre que les monarques vraiment
puissants ont tous vécu ailleurs, dans les bâtiments disparus depuis longtemps, à
Greenwich ou à Sans-Pareil, Kenilworth ou Whitehall. C’est George IV qui
décida la construction du palais de Buckingham, et l'architecte de la cour, John
Nash, fût chargé de la réalisation, considérée à l'époque comme une preuve de
"faiblesse caractérisée et de mauvais goût dans la conception". Mais George IV
lui-même, qui a vécu à Carlton House ou Brighton, n'a jamais vu le palais
terminé, pas plus que Guillaume IV, qui a ordonné son achèvement. C'est la
24
NDT : Si la plupart des Français ne connaissent John Churchill, premier Duc de Marlborough (1650 - 1722)
qu’à travers l’innocente comptine "Marlborough s’en va-t-en guerre, Mironton Mironton Mirontaine ... ", ce
grand stratège aux innombrables victoires reste une légende vivante pour les Anglais.
62
reine Victoria qui, la première, y a élu domicile en 1837 et s’y est mariée
en 1840. Mais son enthousiasme initial pour le Palais de Buckingham a été de
courte durée. Son mari préférait infiniment plus Windsor, et elle-même opta plus
tard pour Balmoral ou Osborne. Si l'on veut être précis, il faut associer les
splendeurs du palais de Buckingham à une monarchie constitutionnelle
beaucoup plus récente. En fait, elles datent d'une époque où c’est le Parlement
qui détenait le pouvoir.
Mais encore une fois les dates ne concordent pas. Le bâtiment d’origine, où Pitt
et Fox se livraient leurs fameux duels oratoires, a été accidentellement détruit
par un incendie en 1834. Il était aussi célèbre pour son inconfort que pour le
niveau élevé des débats qui s’y tenaient. La structure actuelle a été commencée
en 1840, en partie occupée en 1852, mais n’était toujours pas terminée en 1860 à
la mort de l'architecte. Il a finalement pris son aspect actuel vers 1868. Or, le
déclin du Parlement, et nous ne pouvons plus considérer ceci comme une
coïncidence, a débuté avec le Reform Act de 1867. C'est l'année suivante que
toutes les décisions en matière d’adoption des lois ont été transférées du
Parlement au Cabinet. Le prestige attaché aux lettres "M. P." (Member Of
Parliament) a commencé à s’évaporer et la seule chose que l’on pouvait encore
dire, c’est que "un rôle a été laissé aux députés, mais un rôle mineur". Les
beaux jours étaient finis.
On ne pourrait pas en dire autant des différents ministères qui devaient prendre
de l'importance avec le déclin du Parlement. Une enquête sérieuse pourrait
encore montrer que l’Indian Office a atteint son apogée alors qu'il était installé
au Westminster Palace. Ce qui est encore plus remarquable, cependant, concerne
le développement du Colonial Office. En effet, si l’empire britannique s’est
construit principalement à une époque où le Colonial Office - dans la mesure où
il y en avait un - occupait par hasard des locaux à Downing Street, une nouvelle
phase de la politique coloniale a débuté lorsque ce ministère a été installé dans
63
des bâtiments réellement conçus pour lui. C'était en 1875 et l’édifice convenait
parfaitement pour abriter les désastres de la guerre des Boers25 …
Mais aucun autre exemple britannique n’est plus révélateur que l'histoire de
New Delhi26. Nulle part ailleurs, les architectes britanniques n’ont eu l’occasion
de concevoir une si grande capitale comme siège d’un gouvernement pour une si
grande population. La décision de fonder New Delhi a été annoncée au Durbar
impérial de 1911, le roi George V se trouvant à l'époque être le successeur du
Grand Mogol sur ce qui avait été le Trône du Paon. Le fameux architecte Sir
Edwin Lutyens fut alors chargé de dresser des plans pour un Versailles anglais,
splendide dans sa conception, parfait dans les détails, magistral dans son
architecture et démesuré dans ses proportions.
25
NDT : La "guerre des Boers" est une expression qui désigne deux conflits intervenus en Afrique du Sud à la
fin du XIXe siècle entre les Britanniques et les habitants boers (boer = fermier en néerlandais). A la fin du
deuxième conflit, les deux républiques boers perdirent leur indépendance et furent intégrées à l'Empire
britannique. Au cours de cette seconde guerre, 120 000 boers et autant d’africains noirs furent déportés dans des
camps de concentration. Il y eut au total 75 000 victimes, dont 20 000 soldats britanniques.
26
NDT : La ville de Delhi existait depuis des siècles. Les Britanniques décidèrent d’y implanter une ville
nouvelle (New Delhi) qui serait la capitale de l’Empire Britannique des Indes, en remplacement de Calcutta. La
ville fut inaugurée en 1931. New Delhi est aujourd’hui la capitale de l’Inde.
64
déroulée parallèlement avec la réalisation d'un nouveau triomphe architectural.
Finalement, New Delhi n’était ni plus ni moins qu'un mausolée.
27
NDT : Lors de la Première Guerre Mondiale, l’objectif des Alliés était d’assiéger Istanbul, de façon à obtenir
un retrait des Turcs de la coalition ennemie. L’opération de débarquement débuta le 19 février 1915. Après
plusieurs tentatives, reports, raids terrestres et maritimes, elle se termina sur un échec cuisant, avec un total de
250 000 morts chez les alliés, principalement à cause des erreurs stratégiques successives de l’état-major.
28
NDT : Le "Syndicat des Camionneurs" (Teamsters) était extrêmement puissant. Jimmy Hoffa en devient le
Président en 1957, et il sera lourdement condamné par la suite pour son implication dans des affaires mafieuses.
65
Il est peu probable qu'un lecteur de ce chapitre, ayant le bras assez long, puisse
prolonger la durée de vie d'une institution moribonde en la privant simplement
d’un siège social trop somptueux, mais ce qu'il peut faire avec plus d’efficacité,
cependant, est d’éviter qu’une organisation s’étrangle elle-même à la naissance.
Les exemples abondent de ces nouvelles institutions, disposant dès leur création
d’une multitude de directeurs adjoints, de cadres et d’experts, tous ces gens étant
regroupés dans un bâtiment fonctionnel spécialement conçu à leur usage.
En effet, l'expérience prouve qu'une telle institution va mourir. Elle est étouffée
par sa propre perfection. Elle ne peut prendre racine faute de sol. Elle ne peut
pas se développer naturellement car elle a déjà atteint sa maturité. Stérile par sa
nature même, elle ne peut même pas fleurir.
Et lorsque nous tombons sur une construction de ce genre - quand nous voyons,
par exemple, le bâtiment conçu pour l'Organisation des Nations Unies - les
experts comme nous hochent tristement la tête, tirent le drap sur le cadavre, et
quittent les lieux sur la pointe des pieds.
____________________________
66
VII- LE FILTRE A PERSONNALITES
… ou la formule du cocktail
Le premier fait connu sur lequel nous pouvons baser notre théorie est le sens
naturel de la rotation du flot humain. Nous savons que les invités, dès leur
arrivée, s’orientent spontanément vers le côté gauche de la salle de réception.
67
Dans la forme la plus primitive de la guerre, divers dispositifs de protection
étaient donc utilisés pour protéger le côté gauche, l'arme offensive étant alors
tenue et maniée par la main droite. L'arme offensive la plus courante était l'épée,
portée dans une gaine ou un fourreau. Si l'épée devait être maniée de la main
droite, le fourreau devait être porté sur le côté gauche. Avec un fourreau porté
sur la gauche, il devenait physiquement impossible de monter à cheval avec
l’étrier à gauche, sauf pour se retrouver face à la queue de l’animal, ce qui n'était
pas la pratique courante à l’époque. Mais en montant avec l’étrier droit, il
convient de chevaucher sur le côté gauche de la route, de façon à ne pas gêner la
circulation au moment de monter en selle. Il devient donc naturel et convenable
de tenir sa gauche, la pratique contraire (adoptée dans certains pays arriérés)
étant totalement opposée à tous les instincts historiques les plus profonds29.
Libérés de toute réglementation arbitraire de la circulation, les êtres humains
normaux penchent vers la gauche.
Le deuxième fait connu est que les gens préfèrent occuper le pourtour d’une
pièce plutôt que le centre. Il suffit simplement d’observer comment un restaurant
se remplit. Les tables à côté du mur de gauche sont occupées d'abord, puis celles
du fond, puis celles placées du côté du mur de droite, et enfin (mais avec
réticence) celles du milieu de la salle. La répulsion de l'homme à occuper
l'espace central est telle que le responsable du restaurant désespère de le remplir,
et crée ainsi ce qu'on appelle une piste de danse. Bien entendu, cette répartition
pourrait être modifiée par un facteur extérieur, comme un panorama sur une
cascade depuis les fenêtres du fond. Si l'on exclut les cathédrales et les cantines
militaires, les restaurants se remplissent selon le sens décrit précédemment, de
gauche à droite.
La tendance générale du flot des invités dans un cocktail est la même que dans
un restaurant. Ils circulent le long des côtés de la salle, mais sans aller jusqu’à se
coller aux murs.
29
NDT : On porte parfois au crédit de Napoléon Bonaparte, l’instauration de la circulation à droite, dans un
premier temps pour surprendre les cavaleries ennemies lors de batailles, puis en France et ensuite dans tous les
pays qu’il avait conquis, comme un signe distinctif vis à vis de l’Empire britannique.
68
Si l'on combine ces deux facteurs avérés, la dérive vers la gauche et la tendance
à éviter le centre, nous avons l'explication biologique du phénomène que nous
avons tous observé dans la pratique : c'est le déplacement humain dans le sens
des aiguilles d’une montre. Il peut y avoir des remous et des tourbillons locaux,
comme des femmes qui dévient brutalement de leur route pour éviter certaines
personnes qu’elles détestent, ou pour se précipiter en s’écriant : "Chéri(e) !" vers
d’autres qu'elles détestent encore plus, mais le mouvement général de la marée
tourne inexorablement dans le même sens.
Les gens qui comptent, ceux qui sont littéralement "dans le bain", restent dans le
canal où le courant est le plus fort. Ils se déplacent avec le flot en respectant à
peu près à la vitesse moyenne. Ceux qui restent collés aux murs, généralement
en grande conversation avec les gens qu'ils rencontrent chaque semaine, ne sont
que du menu fretin. Ceux qui s’entassent dans les coins de la pièce sont les
timides et les faibles. Ceux qui s’égarent dans la zone centrale sont les
excentriques et les imbéciles.
Ce que nous devons examiner également est l'heure à laquelle les gens arrivent.
On peut aussi supposer que les gens réellement importants arriveront à l’instant
qu'ils jugent le plus favorable. Ils ne seront pas parmi ceux qui surestiment la
durée du trajet et qui arrivent ainsi un quart d’heure ou plus avant le début du
cocktail. Ils ne seront pas non plus parmi ceux qui ont une montre arrêtée et qui
arrivent complètement essoufflés, quand la soirée est presque terminée. Non, les
personnes que nous recherchons choisissent leur moment. A l’évidence, cet
instant précis sera déterminé par deux considérations majeures :
• Ils ne veulent pas faire leur entrée avant qu'il y ait suffisamment de
personnes présentes pour observer leur arrivée.
• Ils ne veulent pas non plus arriver après que d'autres personnes
importantes soient déjà reparties - comme c’est toujours le cas -
pour une autre réception.
Leur arrivée se passera donc au moins une demi-heure après le début du cocktail
et au moins une heure avant l'échéance prévue pour la fin. Cela nous donne une
fourchette assez précise qui conduit à fixer l'heure d'arrivée optimale exactement
à trois quarts d'heure après l'heure indiquée sur le carton d'invitation, soit
19h 15, par exemple, si la réception est censée commencer à 18h 30.
69
Certains étudiants pourraient dire : "Peu importe ce qui se passe après.
Observez l’entrée, montre en main, et vous aurez la réponse.", mais un
enquêteur plus expérimenté traitera cette proposition simpliste avec dédain. En
effet, qui peut savoir si la personne qui arrive exactement à 19h 15 avait
réellement prévu de le faire ? Certains peuvent arriver à ce moment-là parce
qu'ils souhaitaient arriver à 18h 30, mais ils ont tourné près d’une heure autour
du bâtiment en essayant de se garer, et d'autres peuvent surgir à cet instant en
croyant qu’il est plus tard. Quelques-uns pourraient se trouver là par hasard, sans
même avoir été invités - des gens distraits, invités ailleurs et un autre jour -.
Donc, même si l’on a déduit logiquement que les gens importants doivent
arriver entre 19h 15 et 19h 20, on aurait tort de considérer comme importants
tous ceux qui se présentent à cette heure.
Comme dans cette société particulière, les fonctionnaires avaient encore une
grande importance, il était facile pour les enquêteurs de suivre leurs
déplacements à partir d'une galerie supérieure. Il était également possible de
70
photographier les positions d’ensemble à intervalles réguliers, ce qui a confirmé
les théories décrites jusqu'à présent, et qui a conduit à la découverte finale que
nous sommes maintenant en mesure de communiquer.
Des observations minutieuses ont prouvé, avec certitude, que les costumes noirs
arrivaient dans une plage horaire précise entre 19h 10 et 19h 20, qu'ils tournaient
dans la salle vers la gauche dans le sens horaire, qu'ils évitaient les coins et les
murs et qu'ils fuyaient la zone centrale. Jusque là, leur comportement était
exactement conforme à la théorie. Mais il est apparu un événement inattendu.
Après avoir atteint un point proche de l'extrémité droite de la salle - ce qui leur
prenait environ une demi-heure -, ils s'attardaient dans ce secteur pendant dix
minutes ou un peu plus, puis ils avaient tendance à prendre congé assez
brusquement. Ce n'est qu'après avoir étudié longuement et minutieusement les
films réalisés par les scientifiques, que nous avons compris ce que signifiait ce
comportement. En réalité, cette pause permettait aux personnes importantes
arrivées à 19h 20 de rattraper celles qui étaient arrivées à 19h 10. La réunion de
ces gens réellement importants ne durait pas très longtemps. Chacun voulait
simplement être vu par les autres, comme preuve qu'il était là. Ceci fait, la
retraite pouvait commencer et elle était toujours terminée à 20h 15.
Ce que nous avons appris avec l'observation dans cette société, doit maintenant
être considéré comme applicable à toutes les autres, et la formule est facile à
appliquer. Pour trouver les personnes qui comptent vraiment, divisez
(mentalement) la salle de réception en carrés comme pour un jeu de bataille
navale, et numérotez-les avec des lettres de gauche à droite, comme A, B, C, D,
E et F. De même, numérotez les carrés de 1 à 8 depuis le côté de l’entrée
jusqu’au fond de la salle. L'heure du début de la réception est notée H. Le
moment où la dernière personne s’en va, se situe environ deux heures et
20 minutes après l’arrivée des premiers invités. Trouver les gens qui comptent
vraiment dans ce milieu est maintenant un jeu d’enfant :
Les gens importants sont les personnages qui sont regroupés dans le
carré E7 entre H + 75 et H + 90. La personne la plus importante de
la soirée se trouve au centre de ce groupe.
____________________________
71
72
VIII- L’INCONJALITOSE
… ou la paralysie administrative
On rencontre partout des organisations, publiques ou privées, dont les plus hauts
responsables sont routiniers et ennuyeux, leurs subordonnés uniquement
occupés à comploter les uns contre les autres, et les autres cadres frustrés ou
incapables. On n’y fait pas grand chose et on n’aboutit à rien. En observant cette
situation navrante, nous avons tendance à conclure que ceux qui sont aux postes
de commandes ont fait de leur mieux, ont lutté contre l'adversité, et ont fini par
admettre leur échec. En fait, il apparaît aujourd’hui, à la lumière de récents
travaux de recherche, que cette hypothèse est complètement fausse30. Dans un
pourcentage élevé d’institutions moribondes qui ont été examinées, l'état ultime
de coma est toujours obtenu de façon délibérée, et au prix d’un effort soutenu.
C’est évidemment le résultat d’une maladie, mais d'une maladie en grande partie
auto-provoquée. Dès les premiers symptômes, la progression de cette maladie a
été encouragée, ses causes ont été aggravées et les résultats accueillis à bras
ouverts. C'est la maladie de l'infériorité provoquée, que nous avons appelée
inconjalitose31. Il s'agit d'une affection bien plus fréquente qu'on ne le croit, et la
diagnostiquer est bien plus facile que la guérir.
73
gênantes en elles-mêmes et sont présentes naturellement chez la plupart des
gens. Mais lorsqu’elles atteignent simultanément une certaine concentration, une
réaction chimique se produit, et la fusion des deux éléments donne une nouvelle
substance que nous avons appelée "inconjalite" (formule I3J5). La présence de
cette substance peut être décelée à coup sûr en observant le comportement de
toute personne qui, n'ayant rien réussi à faire de son propre Service, essaie
constamment d'interférer avec les autres et de prendre le contrôle de la Direction
Générale. Le spécialiste qui observe ce mélange particulier d’échec et
d'ambition, hoche la tête et murmure "inconjalite primaire ou idiopathique". Les
symptômes, comme nous allons le voir, sont tout à fait spécifiques.
Peu à peu, la Direction se remplit donc de gens plus stupides que le Président ou
le Directeur Général. Si le Directeur est un homme de deuxième plan, il veillera
à ce que ses collaborateurs immédiats soient tous de troisième plan, qui
s’assureront à leur tour, que leurs subordonnés soient de quatrième plan. Et il y
aura bientôt une vraie concurrence dans la stupidité, tous les gens faisant même
semblant d'être encore plus bêtes qu’ils ne le sont.
32
NDT : "Dans notre profession, le talent est souvent vécu comme une atteinte à la bonne confraternité". Maître
Vincent De Moro-Giafferri (Avocat et parlementaire français / 1878 - 1956)
74
Lorsque ce stade est atteint, l'institution, sur le plan pratique, peut être
considérée comme morte. Elle peut rester dans le coma pendant vingt ans. Elle
peut tranquillement se désintégrer. Elle peut même finir par se rétablir, mais les
cas de rémissions spontanées sont rarissimes. On pourrait trouver étrange qu’une
guérison soit possible sans traitement. Cependant, ce phénomène est tout à fait
naturel, et ressemble beaucoup au processus par lequel certains organismes
vivants développent une résistance à des poisons qui seraient normalement
mortels au premier contact33. Tout se passe comme si l'institution toute entière
avait été aspergée avec une sorte de répulsif qui éliminerait systématiquement
tout signe d’intelligence qu’il rencontrerait. Sur une période de plusieurs années,
cette pratique permet d'obtenir le résultat escompté. Cependant, certains
individus développent une sorte d’immunité et dissimulent leurs capacités sous
un masque de bonne humeur imbécile. Le résultat est que les agents chargés de
l’élimination des gens compétents ne sont plus capables (par pure stupidité) de
reconnaître l’intelligence quand ils la rencontrent. Un individu de valeur peut
ainsi pénétrer dans l’institution en traversant les premières lignes de défense et
commencer à faire son chemin vers le sommet de la hiérarchie. Il progresse, en
discutant de golf, en ricanant bêtement, en égarant des documents ou en oubliant
les noms, soit donc en adoptant une attitude parfaitement normale. Ce n'est
qu’une fois arrivé assez haut qu’il peut jeter le masque et apparaître comme un
manipulateur au milieu d’un troupeau de marionnettes. Les directeurs et chefs de
services se trouvent alors brutalement confrontés à l’intelligence dans leurs
propres rangs, mais il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Le mal est fait, la
maladie régresse, et une guérison complète est possible dans les dix années
suivantes. Mais ces cas de guérisons naturelles sont extrêmement rares. Quand
les événements suivent leur cours normal, la maladie passe par les trois étapes
déjà décrites et ne tarde pas à devenir incurable.
Nous avons vu ce qu'est la maladie, mais il faut maintenant montrer quels sont
les symptômes qui permettent de détecter sa présence. C'est une chose que de
décrire le développement de l'infection dans un cas d’école, mais c’est une autre
paire de manches que d'entrer dans une entreprise ou une administration et
d’identifier les symptômes au premier coup d’œil. Nous savons tous comment
un agent immobilier inspecte une maison quand il agit au nom de l'acheteur. Ce
n'est qu'une question de minutes avant qu'il n’ouvre un placard ou ne donne un
coup de pied dans une plinthe en s'écriant : "Mais c’est pourri, tout ça !", alors
qu’en agissant pour le compte du vendeur, il oublierait la clef du placard, et
33
NDT : La "mithridatisation" tire son nom de Mithridate VI, roi d’Asie Mineure qui craignait pour sa vie, et
consomma du poison en petites doses régulièrement croissantes afin de développer une insensibilité. Après sa
défaite contre les armées de son fils Pharnace, la légende raconte qu’il ait voulu s’empoisonner, mais le poison
n’ayant plus d’effet sur lui, il dût demander à l’un de ses gardes de le tuer (63 av. JC).
75
attirerait l'attention de l’acheteur sur la vue magnifique que l’on peut contempler
depuis un angle de la fenêtre de la cuisine.
Que suggèrent ces réflexions ? Elles indiquent - ou, plutôt, elles démontrent
clairement - que le niveau des objectifs a été fixé trop bas. Seul un faible niveau
est visé et un niveau encore plus bas est considéré comme acceptable. Les
directives issues d'un patron de second ordre et adressées à des cadres de
troisième ordre ne visent que des objectifs modestes avec des moyens
inefficaces. Un haut niveau de compétence n'est pas souhaité, car une
organisation efficace ne serait plus contrôlable par le chef du service ou de
l’entreprise. La devise "Toujours à la traîne" a été inscrite en lettres d'or juste
au-dessus de l'entrée principale.
76
La seconde étape est détectée par son principal symptôme, qui est la prétention.
Les objectifs ont été mis tellement bas qu’ils ont été rapidement atteints. La
cible a été placée à deux mètres du pas de tir et le score obtenu est spectaculaire.
Les dirigeants ont réalisé ce qu'ils avaient prévu. Ceci permet de les voir
rapidement pleins d’autosatisfaction. Ils ont voulu faire quelque chose et ils l'ont
fait ! Ils oublient un peu vite que c'est un petit effort pour un petit résultat. Ils
observent seulement qu'ils ont réussi - contrairement aux gens d’Extraboum -.
Ils deviennent de plus en plus arrogants et leur prétention se révèle dans des
remarques comme celles-ci :
- "Le patron est quelqu’un de solide et de très intelligent quand vous arrivez
à le connaître. Il ne parle pas beaucoup, ce n'est pas dans ses habitudes,
mais il fait rarement des erreurs". (Noter que l’on peut dire ça tout à fait
sincèrement à propos de toute personne qui ne fait jamais rien).
- "Ici, on se méfie du tape-à-l’œil. Ces gens qui se croient plus intelligents
que les autres sont terriblement dangereux, en bouleversant les règles
établies et en proposant toutes sortes de méthodes qui n’ont jamais
réellement fait leurs preuves. Nous, nous obtenons de superbes résultats
en comptant sur le simple bon sens et le travail d'équipe".
- "Nous sommes vraiment très fiers de notre cantine, et je ne sais pas
comment le Chef peut faire de si bons repas à ce prix. Nous avons
vraiment de la chance de l'avoir chez nous".
Cette dernière remarque est faite alors que nous sommes assis à une table
recouverte d’une nappe douteuse, face à une pâtée immangeable jetée en vrac
dans l’assiette et incommodés par l’odeur infecte du liquide qui nous est servi
sous le nom de café.
En effet, la cantine (ou "restaurant d’entreprise") est bien plus révélatrice que
les bureaux eux-mêmes. Tout comme pour un avis rapide, on juge une
habitation particulière à partir de l'inspection des WC - pour savoir s’il y a un
rouleau de papier hygiénique de secours -, ou comme on estime la qualité d’un
hôtel sur l'état de propreté des douches, on peut évaluer une grande institution
sur la qualité de sa cantine. Si la peinture est marron foncé ou vert pâle, si les
rideaux sont de couleur rouge - ou s’il n’y en a pas -, s’il n'y a aucun bouquet
de fleurs, s'il y a de la soupe de poireaux-pommes de terre - avec ou sans
cadavre de mouche -, si le plat du jour est du steak haché - décongelé ou non -
et si les cadres sont encore très contents avec tout ça, c’est que l'institution va
très mal. Dans ce cas, l’autosatisfaction a atteint un tel niveau que les
responsables ne peuvent même plus faire la différence entre ce qui est
comestible et ce qui ne l’est pas. C’est le paroxysme de la prétention.
77
Le stade tertiaire, et dernier de la maladie, est celui dans lequel la résignation a
remplacé la prétention. Les cadres ne se vantent même plus de leur efficacité par
rapport à la concurrence, et ont oublié son existence. Ils ont cessé de manger à la
cantine, et avalent des sandwiches en laissant des miettes partout dans leur
bureau. Le panneau d'affichage porte encore un flyer pour un concert qui a eu
lieu il y a deux ans, la porte du bureau de Mr. Untel possède une plaque qui
annonce : "M. Machin", alors que celle du bureau de Mr. Bidule arbore une
étiquette pour bagages où l'encre décolorée indique "Mr. Truc". Quelques vitres
cassées ont été réparées avec des bouts de carton. Au contact, les interrupteurs
donnent une petite décharge électrique, faible mais sensible. Le plâtre s'écaille
au plafond et la peinture des murs est tachée. L'ascenseur est en panne et le
robinet des toilettes coule sans arrêt. Le skydome qui éclaire le couloir n’est plus
étanche et quelques récipients en plastique sont posés en dessous pour récupérer
l’eau à chaque fois qu’il pleut, et depuis les profondeurs des parkings
souterrains, on entend les miaulements sinistres d’un chat affamé.
A ce point de l’analyse, la maladie est décrite telle que l’on peut l’observer de
l'intérieur et de l'extérieur. Nous connaissons maintenant l'origine, l'évolution et
l'issue de l'infection, ainsi que les symptômes par lesquels sa présence est
détectée. La compétence médicale britannique va rarement au-delà de ce point
dans ses recherches. Une fois que la maladie a été identifiée, nommée, décrite et
représentée, les spécialistes britanniques sont généralement assez satisfaits et se
jettent sur l’étude de tout autre problème qui se présente. Si on leur demande un
traitement, ils ont l'air surpris et suggèrent l'utilisation d’un antibiotique,
précédée ou suivie de l'extraction de toutes les dents du patient. Il est tout de
suite évident que ce n'est pas un aspect du problème qui les intéresse.
Est-ce que notre attitude doit être la même, ou devrions-nous, en tant que
chercheurs en sciences sociales, considérer que quelque chose doit être fait ? Il
est sans doute prématuré de discuter de façon approfondie des différents
traitements possibles, mais il est utile d'indiquer, de manière très générale, les
orientations qui doivent permettre d’aboutir à une solution.
78
Au minimum, certains principes doivent être appliqués, et le tout premier est le
suivant : Une institution malade ne peut pas se réformer elle-même. Il y a des
cas, on le sait, où une maladie disparaît sans traitement, de la même façon
qu’elle est apparue sans crier gare, mais ces cas sont considérés par les
spécialistes comme exceptionnels et peu fiables. Le traitement, quelle que soit sa
nature, doit venir de l'extérieur. Il est physiquement possible pour un patient, de
s’opérer lui-même sous anesthésie locale, mais cette pratique est considérée
comme peu recommandable et soulève de nombreuses objections, certaines
opérations se prêtant encore moins à la dextérité du patient. Le premier principe
énoncé ci-avant peut être reformulé de la façon suivante : Le patient et le
chirurgien ne doivent pas être la même personne.
Quand une institution arrive à un état avancé de la maladie, les conseils d'un
expert sont nécessaires et même, dans certains cas, ceux de la plus grande
autorité actuellement en activité : C. N. Parkinson en personne. Ses honoraires
sont certainement très élevés, mais dans les cas de ce genre, il ne faut pas
mégoter sur la dépense. Il s'agit, après tout, d’une question de vie ou de mort34.
34
NDT : De nos jours, les institutions en difficulté pourront très facilement trouver une multitude de Consultants
et Experts qui, sans garantir le même niveau de qualification du regretté C. N. Parkinson (disparu en mars 1993),
pourront à défaut facturer un niveau élevé d’honoraires. A cette occasion, il est utile de garder à l’esprit la
première Loi de Murphy pour ce qui concerne le choix d’un consultant : "Ne demandez jamais au coiffeur si
vous avez besoin d’une coupe".
79
L'intolérance se trouve en abondance dans le sang de certains militaires de
carrière (principalement les adjudants et les sergents) et elle est constituée de
deux éléments chimiques qui sont :
Injecté dans une institution malade, l'individu intolérant a un effet tonique sur
l'organisme et peut le pousser à résister à l'origine de l'infection. Même si ce
traitement donne de bons résultats, il n’est pas du tout garanti qu’il guérisse
définitivement le malade, car on n’est jamais sûr que les agents infectieux soient
effectivement rejetés par l’organisme. Ces éléments nous conduisent plutôt à
penser que ce traitement n’est qu’un simple palliatif, la maladie restant à l’état
latent, mais inactive. Certaines autorités compétentes estiment que des injections
répétées conduiraient à une guérison complète, mais d'autres également
compétentes craignent que la répétition du traitement ne finisse par causer une
légère inflammation, à peine moins dangereuse que la maladie elle-même.
L'intolérance est donc un médicament à utiliser avec prudence.
Enfin, on peut noter que l’utilisation de "Réprimande", qui est assez facile à
obtenir, a été testée dans des cas de ce genre et qu’elle n’est pas totalement sans
effet. Cependant, il y a encore ici quelques difficultés. Ce médicament est un
stimulant immédiat, mais il peut produire un résultat diamétralement opposé à
celui qui est espéré par le praticien. Après un sursaut (momentané) de son
activité, l'individu inconjalitant se révèle souvent encore plus amorphe qu’avant,
et tout aussi virulent en tant que source d'infection35. Si une utilisation de ce
remède est décidée, elle ne doit être programmée que comme élément d'une
préparation à base d'intolérance et de ridicule, éventuellement associée à d'autres
drogues non encore testées. Il convient toutefois de noter que cette préparation
reste encore à mettre au point.
35
NDT : Les dispositions du Code du Travail qui défendent aujourd’hui beaucoup mieux qu’en 1957, l’employé
face à l’employeur peu scrupuleux, peuvent être utilisées par les individus inconjalitants et procéduriers avec une
grande capacité de nuisance, chaque succès de leur part contribuant alors à propager encore plus l’infection.
80
Par contre, la phase secondaire de la maladie nous semble opérable. Les
professionnels et les lecteurs avertis auront évidemment entendu parler de
l’opération réalisée par le Professeur Richard Cuthier. Cette opération, qui porte
aujourd’hui le nom de ce célèbre chirurgien, comprend tout simplement
l’ablation de toutes les parties infectées en transfusant simultanément du sang
frais prélevé sur un organisme similaire. Cette opération a parfois réussi. Il faut
quand même avouer qu'elle a aussi échoué quelquefois. Le choc peut être trop
fort pour le patient. Le sang frais peut être impossible à obtenir, et même
lorsqu’on en dispose, il peut ne pas être compatible avec le sang précédemment
en circulation. Toutefois, cette méthode radicale offre, au-delà de cette question,
les meilleures chances d'une complète guérison.
____________________________
36
NDT : Depuis 1957, l’arsenal législatif concernant les fraudes aux assurances a été extrêmement renforcé.
Cette dernière mesure ne devra donc être envisagée qu’après s’être entouré des meilleurs Conseils juridiques.
81
NDT : Le "Principe de Peter"
Dans le domaine des Sciences Sociales, une loi importante (que l’on peut éventuellement
considérer comme complémentaire de celle de Parkinson) prédit le développement inéluctable
de l'incompétence dans les toutes les organisations sociales ou administratives telles que
ministères, entreprises, armées, syndicats, appareils politiques, etc.
Cette loi a été formulée par Laurence J. Peter (1919-1990) et Raymond Hull (1919-1985)
en 1969, soit 14 ans après la première publication de la loi de Parkinson (mars 1955) :
"Dans une hiérarchie, chaque employé tend à s'élever jusqu'à son niveau d'incompétence".
Dans une organisation quelconque, si quelqu'un fait bien son travail, on lui offre
une promotion. S'il est toujours performant à ce nouveau poste, il bénéficiera
inévitablement d’une nouvelle promotion, et ainsi de suite jusqu'au jour où il
obtiendra un poste au-dessus de ses capacités, appelé "niveau d’incompétence".
C’est à ce niveau qu’il restera indéfiniment.
La conséquence la plus importante du "Principe de Peter" est que dans toute organisation, le
travail effectif est réalisé par ceux qui n'ont pas encore atteint leur niveau d'incompétence.
Paul Masson (Avocat et écrivain français / 1849 - 1896) avait déjà formulé cette relation entre
l’incompétence et le niveau hiérarchique dans l’administration : "Les fonctionnaires sont
comme les livres d'une bibliothèque : Ce sont les plus hauts placés qui servent le moins".
82
IX- DU BIDONVILLE A LA MERCEDES
… ou la formule pour réussir
Les lecteurs qui ont déjà parcouru quelques ouvrages de vulgarisation sur
l'anthropologie seront sans doute curieux d’apprendre que de récents travaux ont
adopté une approche tout à fait novatrice. L'anthropologue ordinaire est un type
qui passe six semaines ou six mois (ou même parfois six ans) sur le territoire des
Picaros au Dørndæryland septentrional près du fleuve Bodahnubleû. Il revient
ensuite vers la civilisation avec ses fichiers de données et des milliers de photos,
pour écrire un livre sur les pratiques sexuelles et les superstitions de ces êtres
primitifs. Pour les tribus comme celle des Picaros, la vie devient absolument
insupportable avec toutes ces intrusions. Ils en arrivent même à se convertir au
presbytérianisme dans le seul espoir de ne plus intéresser les anthropologues de
tout poil. Toutefois, dans la pratique, ce subterfuge s’est souvent révélé être un
échec pour eux, et il reste encore assez de tribus sauvages comme sujets
d’études scientifiques. Les ouvrages de ce genre continuent à proliférer, et
quand bien même la dernière tribu aura enfin décidé d’avoir recours au combat
de self défense, il restera encore les populations de miséreux qui remplissent les
rues des quartiers défavorisés des grandes villes dans les pays en voie de
développement. Ces gens sont perpétuellement poursuivis par des journalistes
d’investigation et des photographes, qui nous abreuvent régulièrement des
résultats de leurs reportages.
Ce qui est nouveau aujourd'hui n’est pas la méthode d’analyse ou le pays choisi
pour ces enquêtes, mais le fait d’opter pour un autre écosystème dans lequel
mener ce travail de recherche. Les anthropologues de cette dernière école
ignorent le primitif et ne perdent pas leur temps avec les pauvres. Ils effectuent
un travail de terrain chez les riches.
L'équipe dont nous allons décrire le travail, et dont l'auteur fait d’ailleurs partie,
a mené quelques études préliminaires sur les (riches) armateurs grecs, et a
poursuivi son travail avec une analyse approfondie des coutumes des émirs du
pétrole. Lorsque ce thème d’étude a dû être abandonné, entre autres pour des
raisons politiques, l'équipe s’est spécialisée dans l’étude des milliardaires
chinois de Singapour. C'est là que nous avons été confrontés à la curieuse
"Enigme des Larbins" et que nous avons entendu parler pour la première fois de
la "Muraille du Chien". Durant les premières étapes de notre enquête, nous ne
comprenions pas la signification exacte de ces expressions, et nous ne savions
même pas si elles n’étaient que des noms différents pour une seule et même
chose. Ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c'est que nous avons suivi la
première piste qui s’est présentée.
83
Cette piste a été découverte au cours d'une visite chez Mr. Toubou Ray-Dsou
dans son palais de Singapour. Se tournant vers le domestique qui venait de nous
présenter la collection de sculptures de jade du milliardaire, le Dr. Meddleton
s'écria : "Et vous nous dites qu'il a commencé sa carrière comme un simple
coolie !"37 Ce à quoi, l’impénétrable chinois répondit simplement : "Seul un
coolie peut devenir milliardaire. Seul un coolie peut ressembler à un coolie.
Seul l’homme très riche peut se permettre d’avoir l’air riche".
C’est sur la base de ces quelques paroles énigmatiques - pour lesquelles aucune
explication ne nous fut donnée - que nous avons bâti tout notre programme de
recherche anthropologique. Les résultats détaillés de cette étude sont disponibles
dans le rapport Meddleton-Phouyneur (1956), mais il n'y a aucune raison de ne
pas les présenter très simplement pour le lecteur. Ce qui suit est donc un résumé
de ce rapport, la plupart des détails techniques étant volontairement omis.
Dans la version américaine de cette histoire, c’est un pauvre bûcheron qui vit
dans une cabane en rondins au milieu de la forêt et finit par devenir milliardaire,
mais il est très vite obligé de porter un costume trois pièces avec cravate. Il
explique que sans cette tenue, il n’inspire pas confiance. Il doit également
habiter une belle résidence dans un quartier chic, uniquement (dit-il) pour
gagner en respectabilité. En réalité, on sait que c’est seulement pour faire plaisir
à sa femme et à sa fille. Les Chinois ont un bien meilleur contrôle de leur
environnement féminin38. Les bénéfices du coolie continuent donc à augmenter,
puisqu’il persiste à vivre dans son taudis avec son bol de riz.
37
NDT : "Coolie" est le terme qui désignait un travailleur agricole en Chine du XIXe siècle. Dans la littérature
coloniale, ce terme à connotation péjorative désigne un ouvrier qui travaille jour et nuit pour un salaire dérisoire,
le plus souvent comme porteur de charges écrasantes dans les entrepôts portuaires.
38
NDT : Cette remarque navrante qui pourrait choquer le lecteur actuel, souligne seulement le retard
considérable des associations féministes chinoises de 1957 par rapport à leurs homologues américaines.
84
On peut donner deux explications à cette situation. D’une part, son logis (quels
qu’en soient les inconvénients) lui a indéniablement porté chance, et d’autre
part, une maison plus cossue attirerait sûrement l'attention du percepteur. Donc,
notre chinois reste bien sagement là où il est. La plupart du temps, il gardera sa
bicoque d'origine pour le reste de sa vie, en tout cas comme simple bureau. Il ne
la quittera qu’à regret et sa décision de déménager marquera une crise majeure
dans son évolution de carrière.
Quand le coolie déménage, c’est d’abord pour échapper aux maîtres chanteurs et
hommes de mains des sociétés secrètes ou autres gangs. Dissimuler sa nouvelle
fortune aux inspecteurs du Trésor Public est assez facile, mais la cacher aux
yeux de ses associés ou des mafias est pratiquement impossible. Dès que la
rumeur circule à propos de sa fortune en plein essor, des évaluations assez
précises sont effectuées par des "spécialistes" quant à la somme qu’il devra
verser pour la "protéger". Tout cela est certes bien connu, mais les enquêteurs
précédents sont passés trop vite à la conclusion qu'il ne s’agissait que d’une
seule somme. En réalité, il y en a trois :
Dans cette étude, notre tâche consistait à évaluer la première somme (en
moyenne) au moment où le coolie quitte sa bicoque d'origine pour une maison
protégée par un mur d’enceinte et gardée par un doberman. C'est à propos de ce
déménagement que l’on parle de franchir la "Muraille du Chien". Les
sociologues estiment que ce moment arrive dès que la rançon susceptible d'être
imposée, dépasse les frais généraux de l’entreprise.
85
bientôt un portail motorisé, des barreaux aux fenêtres, un garage avec alarme et
le fameux doberman. Un changement révolutionnaire s'est produit. Si le
propriétaire du chien ne va quand même pas jusqu’à payer ses impôts, il doit au
moins pouvoir comment expliquer pourquoi il ne dispose d’aucun revenu
imposable. Et s’il ne veut pas payer 100 000 $ à des gangsters, il ne peut pas
éviter totalement le chantage sous certaines formes.
Il doit s'attendre à recevoir des journalistes mielleux qui prétendront avoir refusé
de publier des articles diffamatoires à son sujet dans les journaux à scandale. Il
lui faudra revoir ces mêmes journalistes une semaine plus tard, venir collecter
des fonds pour un vague orphelinat dont la construction est prévue un jour à
l’autre bout du pays. Il lui faudra aussi s'habituer aux visites des syndicalistes
qui lui proposeront, en échange de versements discrets, de décourager toute
agitation sociale qui ne manquerait pas de pénaliser le fonctionnement de son
entreprise florissante. En pratique, il doit se résigner à la perte d'un certain
pourcentage de son chiffre d’affaires.
L’un des objets de notre étude était de collecter des informations détaillées sur la
phase "doberman" dans la carrière d'un homme d'affaires chinois. Finalement, ce
fut la partie la plus difficile de toute l'enquête. Il existe certaines informations
que l'on ne peut acquérir qu’au prix de morsures, de pantalons déchirés et de
chevilles foulées. Rétrospectivement, nous sommes fiers de penser que, lorsque
les risques étaient inévitables, ils ont été assumés avec courage.
Par contre, aucun travail de terrain n’était nécessaire pour avoir une idée précise
du montant des rançons. Ces chiffres sont assez bien connus et souvent cités par
la presse locale qui se vante même de la précision de ses informations. Ce qui
est important à propos de ces chiffres est l’écart annoncé entre le plus petit et le
plus grand des chiffres qui sont évoqués. Les rançons semblent varier de 5 000 à
200 000 $ US - jamais moins que 2 000 $ US ni plus de 500 000 $ US -, et nous
pouvons être sûrs que les extorsions se situent en majorité dans une fourchette
encore plus étroite. D'autres recherches plus approfondies établiront sans doute
le chiffre moyen qui est pratiqué.
86
De plus, dans cette dernière situation, le milliardaire chinois cherche à afficher
sa fortune plutôt que la dissimuler, ce qui démontre publiquement que le point
d'immunité a été atteint. Jusqu'à présent, aucun chercheur en sciences sociales de
notre équipe n’a été en mesure de découvrir comment cette immunité définitive
est obtenue. Plusieurs d’entre nous ont même été jetés à la porte du Club des
Milliardaires, avec pertes et fracas, en essayant de recueillir des informations sur
ce point. Concluant que tout cela a quelque chose à voir avec le nombre de
femmes de chambres, de majordomes, de secrétaires particuliers, de jardiniers et
de chauffeurs (tous bien mis en évidence à ce stade), nous avons nommé ce
problème "Enigme des Larbins" et nous en sommes restés là.
Tout ce que nous avons pu découvrir à ce sujet est que les méthodes
occidentales ne semblent pas utilisées ici. Comme tout le monde le sait, la
technique occidentale dépend de la détermination du décalage standard (ou DS
comme nous l'appelons entre nous) du Service auquel on est rattaché. C'est tout
simplement le délai normal qui s’écoule entre la réception d'un courrier et le
moment où quelqu’un s’en occupe. C’est plus précisément le temps nécessaire à
un dossier pour partir du bas de la pile des courriers arrivés, et aboutir au
sommet de celle-ci. En supposant que ce soit 27 jours, le fraudeur fiscal
87
occidental commence sa "campagne" par une lettre (en recommandé avec AR)
qui demande pourquoi il n'a pas encore reçu son avis d’imposition. Ce qu'il dit
dans sa lettre n'a aucune importance, car tout ce qu'il veut obtenir avec ce
courrier, c'est que son dossier retourne au bas de la pile. Vingt-cinq jours plus
tard, il écrit un autre courrier (en recommandé avec AR) afin de demander
pourquoi le premier est resté sans réponse. Ceci renvoie son dossier au bas de la
pile juste au moment où il était presque arrivé en haut. Vingt-cinq jours plus
tard, il écrit encore… Ainsi, son dossier n'est jamais traité, car il n’arrive jamais
à la vue du fonctionnaire chargé du recouvrement.
Selon cette théorie, le milliardaire chinois n'attend pas son avis d’imposition,
mais préfère envoyer au percepteur un chèque d’avance de, par exemple,
12 983 $ US. Une courte note d’accompagnement cite une correspondance
antérieure et une somme déjà versée en espèces. L'effet de cette manœuvre est
jeter le trouble dans le service fiscal. La désorganisation tourne au cauchemar
quand une autre lettre arrive pour réclamer un trop-payé de 738 $ US suite à une
regrettable erreur de calcul. Les fonctionnaires sont tellement troublés et
perplexes qu'ils ne fournissent aucune réponse avant dix-huit mois environ, mais
un autre chèque leur parvient avant la fin de cette période, cette fois pour
2 457 $ US. Ainsi, et selon cette théorie, le milliardaire ne paie pratiquement
rien et l'inspecteur des impôts finit à l’asile dans une cellule capitonnée.
Bien qu’aucune preuve ne soit venue la confirmer, cette théorie semble mériter
une très sérieuse attention. On pourrait au moins l’essayer.
____________________________
88
X- LA DEAD LINE
… ou la mise à la retraite
Parmi les nombreux problèmes abordés et résolus dans cet ouvrage, il est normal
que la question de la retraite soit traitée en dernier39. Elle a fait l'objet de
nombreuses enquêtes, mais les témoignages recueillis ont toujours été
désespérément contradictoires et les recommandations finales confuses et peu
concluantes. L’âge de la retraite est le plus souvent compris entre 55 ans et
75 ans, valeurs tout aussi arbitraires que peu scientifiques. Quel que soit l'âge
limite qui a été fixé par le hasard ou par la coutume, les mêmes arguments ont
été utilisés pour le justifier. Quand l'âge de la retraite a été fixé à 65 ans, les
défenseurs de ce système ont toujours su montrer, par expérience, que les
facultés mentales des individus montrent des signes de fléchissement vers
62 ans. Ce serait là une conclusion très intéressante si un phénomène totalement
différent n’avait été observé dans les organisations et les états, où l'âge de la
retraite a été fixé à 60 ans. Là, nous dit-on, les gens commencent à perdre les
pédales, dans une certaine mesure, vers 57 ans. Par contre, on sait que les
hommes dont l'âge de retraite est de 55 ans sont sur leur déclin depuis les 52 ans.
Il semble donc que la baisse d'efficacité commence à l'âge de (R - 3),
indépendamment de l'âge limite de la retraite (R) qui a été fixé. C'est là un fait
très intéressant en soi, mais qui n’est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit de
fixer la valeur de R.
Mais puisque la valeur (R - 3) n'est pas directement utilisable, elle peut au moins
servir à montrer que les enquêtes menées jusqu'à présent l’ont été sur de
mauvaises bases. Le fait que certaines personnes soient déjà vieilles à 50 ans,
alors que d’autres sont encore vertes à 80 ou 90 ans est peut-être exact, mais là
encore, ceci ne nous mène nulle part. La vérité est que l'âge limite de la retraite
ne doit en aucun cas être lié à la personne qui doit finir par la prendre. C'est son
successeur auquel nous devons nous intéresser : l'individu Y destiné à remplacer
l’individu X lorsque celui-ci prendra sa retraite. Comme on le sait, Y passera par
les étapes suivantes lors de sa brillante carrière :
39
NDT : Cet ouvrage étant prioritairement destiné aux futures élites du pays, ce chapitre traite essentiellement du
problème de la mise à la retraite (ou "déboulonnage") des hauts fonctionnaires et cadres supérieurs.
89
Le tableau précédent dépend de la valeur de Q que l’on doit prendre comme un
terme technique. Cela ne signifie absolument pas que qu’une personne parvenue
à l’age Q ne connaisse rien aux affaires dont elle doit s’occuper. Les architectes,
par exemple, passent une sorte d'examen pour obtenir leur diplôme, mais il est
rare de les voir posséder des connaissances utiles à ce stade (ou de tout autre
stade d’ailleurs) de leur carrière. Le terme Q désigne l'âge auquel une carrière
professionnelle commence, généralement après une formation complexe qui n’a
surtout été profitable qu'à ceux qui ont été payés pour la faire.
6- Age de Déception D = RE + 7
7- Age de Jalousie J =D+9
8- Age de Résignation R =J+4
9- Age de Sagesse S =R+5
Finalement, lorsque X est âgé de 72 ans, Y n’en est qu’à 57, et vient de pénétrer
dans l’âge de Résignation. Si X se décide enfin à prendre sa retraite à ce
moment, Y est totalement incapable de prendre sa place, car il s’est alors résigné
à une carrière médiocre (après 10 ans de déception et de jalousie). Pour Y,
l'occasion se sera présentée juste dix ans trop tard.
90
photocopieuse, fait en sorte que les fenêtres soient ouvertes ou fermées (selon la
saison) et tend à utiliser des stylos de deux ou trois couleurs différentes. L'âge de
Jalousie se révèle par le ton avec lequel Y parle de la hiérarchie : "Après tout, je
suis encore quelqu'un", "Je n'ai jamais été consulté", "Z a très peu
d'expérience"... Mais cette période donne lieu ensuite à l'âge de Résignation : "Je
ne suis pas de ces types ambitieux", "Z est le bienvenu pour siéger au conseil
d'administration - il y a plus d'ennuis que d’avantages -", "Cet avancement ne
m'aurait pas permis d’améliorer mon classement au golf" … Certains prétendent
que l'âge de Déception est également marqué par un intérêt croissant pour la
politique, mais en réalité, tout le monde sait aujourd’hui que les hommes ne se
lancent en politique que parce qu’ils sont insatisfaits dans leur mariage. Il est
quand même évident, d’après les symptômes que nous venons de décrire, que
l'homme qui reste dans une position subalterne à 47 ans passés (ou équivalent)
ne sera jamais bon à quoi que ce soit d’autre40.
Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, la science moderne n'est pas
désarmée. C’en est fini des méthodes brutales de jadis. Autrefois, lors des
Conseils d’administration, on voyait souvent deux membres faire semblant de
discuter, l’un ouvrant et fermant simplement la bouche en silence, l’autre
hochant la tête comme s’il avait tout compris, uniquement pour faire croire au
Président de séance qu’il était devenu complètement sourd.
Toutefois, il y existe une technique moderne beaucoup plus efficace et plus sûre.
40
NDT : Ce critère a été réactualisé en 2009 par Jacques Séguéla (Publicitaire français né en 1934) : "Si on n’a
pas de Rolex à 50 ans, on a quand même raté sa vie". Noter la bonne cohérence des âges évoqués.
91
Cette méthode repose essentiellement sur le transport aérien et le remplissage de
formulaires. La recherche scientifique a démontré qu’un épuisement complet
pouvait résulter d’une combinaison de ces deux activités, et le cadre supérieur
qui subit ces deux épreuves à haute dose ne tarde pas à parler sérieusement de sa
retraite. Il fut un temps où c’était la coutume dans certaines tribus primitives
d’éliminer leur roi ou leur chef au bout d’un certain temps de carrière, soit au
bout d’un nombre défini d'années ou lorsque leur force physique avait trop
décliné. Aujourd'hui, la méthode consiste à proposer au grand homme, un
programme qui comprend une conférence à Helsinki en juin, une conférence à
Adélaïde en juillet, ainsi qu’une convention à Ottawa en août, chacune durant
environ trois semaines. Il apparaît à tous que le prestige du département ou de
l'entreprise dépend essentiellement de sa présence et qu’en déléguant cette tâche
à quelqu'un d'autre, il offenserait gravement tous les autres membres du service.
L'essence même de cette technique est donc de s’arranger pour que les
conférences soient organisées en des lieux les plus éloignés les uns des autres et
avec des climats offrant les plus violents contrastes de températures. Bien
entendu, il ne doit exister aucune possibilité de voyage par voie maritime qui
pourrait donner lieu à une croisière reposante. Tous les voyages doivent se faire
par avion, en classe "touriste" ou mieux, par charter en classe "éco" compte tenu
des inévitables contraintes budgétaires. Il est inutile de choisir tel ou tel
itinéraire : ils se valent tous puisqu’ils sont planifiés par les compagnies
aériennes pour faciliter le trafic des avions, et non celui des passagers.
On peut supposer, à coup sûr, que la plupart des vols décolleront le matin très tôt
entre 01h 40 et 03h 50, avec enregistrement à l’aéroport au moins 2h 00 avant le
décollage, hors formalités de sécurité qui prendront au moins 45 minutes.
L’arrivée sera prévue pour 03h 10 le lendemain suivant, mais le vol ayant
toujours un peu de retard, l’atterrissage s’effectuera en fait, à 03h 57, si bien que
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les passagers sortiront du service des douanes et de l'immigration aux environs
de 04h 35. Quand on se déplace autour de la terre dans un certain sens, il est
assez habituel de prendre son petit déjeuner trois fois de suite. Par contre, dans
le sens inverse, les passagers n'ont rien à manger pendant des heures, mais on
finit toujours par leur proposer une mini-dose de whisky asiatique avec un
sachet de 8 cacahuètes, au moment précis où ils sont sur le point de mourir de
faim. Même s’il peut se détendre en visionnant un film indien en VO sous-titré
en chinois, le voyageur passe une importante partie du vol à remplir les
déclarations relatives à ses devises et à sa santé : Combien emportez-vous avec
vous de dollars US, de livres sterling, d’euros, de yens et de livres australiennes,
et combien également en lettres de crédit, travellers-chèques, timbres-poste et
bons de réductions ? Où avez-vous dormi la nuit dernière et l’avant-veille ? (Ce
dernier point est une question facile, car l’usager des compagnies aériennes peut
généralement déclarer, en toute bonne foi, qu'il n'a pas pu dormir du tout depuis
une semaine). Quelle est votre date de naissance et quel était le nom de jeune
fille de votre grand-mère ? Avez-vous eu la varicelle, et pourquoi ? Combien
d'enfants avez-vous et pourquoi ? Quelle sera la durée de votre séjour et à quel
endroit résiderez-vous ? Quelle est le but de votre visite ? (Comme si à cet
instant, vous étiez en état de vous en rappeler). Avez-vous un visa pour la
Patagonie et une autorisation de transit via Hong Kong ? Toute fausse
déclaration est passible d'emprisonnement à vie.
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Ainsi, dans un formulaire de déclaration comptable mensuelle, une disposition
récurrente consiste à faire figurer une entrée en matière, généralement en haut et
à droite, et rédigée ainsi :
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Ensuite, ce projet qui commence à ressembler à une œuvre d’art est transmis au
spécialiste en jargon administratif, qui ajoute quelque chose de ce genre :
Enfin, le formulaire arrive entre les mains du dernier spécialiste qui ajoute
l’emplacement réservé pour la signature, ce qui couronne l’ensemble41 :
Tout ceci apparaît extrêmement clair, à part la petite touche finale en confusion
qui laisse planer la plus grande incertitude sur la personne dont on demande la
photographie et l’empreinte du pouce. S’agit-il du/des signataire(s) ou du
témoin ? Cela n'a d’ailleurs probablement aucune d'importance de toute façon.
L'expérience a montré qu'un homme d’un certain âge occupant un poste à fortes
responsabilités sera bientôt obligé de prendre sa retraite, pour peu qu’on lui
donne les doses suffisantes de voyages aériens à effectuer et de formulaires à
41
NDT : Il s’agit ici d’un fac-similé de formulaire neuf. Dans le cas des exemplaires destinés aux usagers du
transport aérien, les questions sont formulées dans la langue du pays concerné et en anglais, le tout dans le même
espace disponible (sur conseil d’un gestionnaire en espaces exigus). Ensuite, l’utilisation de photocopieuses
préhistoriques à partir d’originaux usagés, permet de rendre les formulaires définitivement illisibles.
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remplir. Dans de nombreux cas, de tels personnages se décident à prendre leur
retraite avant le début du traitement. Dès la première évocation d'une conférence
à Stockholm ou à Vancouver, ils se rendent compte que leur heure a sonné.
Il est très rare aujourd’hui de devoir recourir à des méthodes aussi sévères. Le
dernier cas enregistré se situe peu après la fin de la seconde guerre mondiale.
Après le déjeuner, offert par le Rotary Club, on l’emmena visiter une école, un
dispensaire et un marché coopératif. Suivirent alors deux cocktails et un banquet
chinois de douze services, au cours duquel de très nombreux toasts furent portés
avec du cognac local servi dans des timbales. Les discussions politiques
proprement dites commencèrent le lendemain matin et se poursuivirent pendant
trois jours, les réunions étant entrecoupées de réceptions officielles et de
banquets dans le style thaïlandais ou indien. Dès le cinquième jour, on pouvait
se rendre compte que le traitement était un peu trop brutal, car au cours de
l'après-midi, le distingué visiteur ne pouvait marcher qu’en étant soutenu par un
secrétaire d'un côté et par un assistant de l’autre. Il mourut le sixième jour,
confirmant ainsi l'impression générale qu'il devait être fatigué ou malade.
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Il apparaît avec la plus évidente clarté que notre propre cas est totalement
différent de toutes les autres situations que nous avons pu examiner jusqu'ici.
Nous ne prétendons pas être remarquables en quoi que ce soit, mais il se trouve
que nous n’avons pas de successeur possible en vue, et c'est avec une réelle
réticence que nous acceptons de reporter notre départ à la retraite de quelques
années, uniquement dans l'intérêt de tous.
Et quand l’un de nos jeunes collègues viendra nous parler d'une conférence à
Tokyo ou à Adélaïde, nous l’éconduirons sans tarder en proclamant que toutes
ces conférences ne sont qu’une perte de temps. "D’ailleurs", continuerons-nous
négligemment, "j’ai déjà pris mes dispositions pour aller jouer au golf à
Marbella pendant les deux prochains mois, et je ne serai de retour que fin
octobre, date à laquelle j’attends que tous les formulaires remplis correctement
soient présentés sur mon bureau. Messieurs, je vous salue bien".
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Annexe : SOURCES & COMPLEMENTS
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