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Leona Archer

Le Cœur et la clôture dans le cycle Lancelot-Graal

Le cycle Lancelot-Graal (également connu sous le titre de la Vulgate) est un


des premiers romans en prose de la littérature européenne occidentale. Il
est composé de plusieurs textes qui forment un grand ensemble de légendes
arthuriennes. Rédigé au début du XIIIème siècle, le corps central du cycle
se compose des textes suivants : Lancelot en prose,1 La Queste del Saint
Graal,2 et La Mort le Roi Artu.3 Deux autres textes furent composés peu
de temps après, bien que leurs péripéties se situent avant les événements
des romans précédents. Ces récits sont intitulés l’Estoire del Saint Graal 4
et l’Estoire de Merlin.5 Le premier raconte l’histoire de Joseph d’Arima-
thie et le second relate la vie de Merlin, le règne du père d’Arthur (Uther
Pendragon) et les premières années du règne du roi Arthur, y compris son
mariage avec Guenièvre. La popularité des légendes arthuriennes tout au
long du Moyen Âge est attestée par le nombre de manuscrits qui contiennent
ces histoires, manuscrits qui ont des origines géographiques diverses, et pro-
viennent d’une variété de traditions linguistiques et culturelles.
Dans cet article, la notion de cœur comme siège des émotions est
employée afin d’analyser certains espaces clos au centre du monde arthu-
rien et démontrer que ces enclos sont des espaces où les désirs peuvent être
exprimés, des espaces dans lesquels les secrets sont à la fois cachés et révélés.
Ce n’est certainement pas une coïncidence si dans le roman arthurien ces

1 Lancelot : Roman en prose du XIIIe siècle, éd. Alexandre Micha (Genève : Droz,
1978–1980), 8 volumes.
2 La Quête du Saint Graal : roman en prose du XIIIè siècle, éd. Fanni Bogdanow (Paris :
Librairie générale française, 2006).
3 La Mort le Roi Artu, éd. Jean Frappier (Genève : Droz, 1996).
4 L’Estoire del Saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau (Paris : Champion, 1997), 2 volumes.
5 L’Estoire de Merlin, éd. Alexandre Micha (Genève : Droz, 1979).
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espaces clos sont intimement liés aux notions d’amour, de luxure et de désir,
puisque ce sont des endroits où il est possible de trouver une certaine inti-
mité pour y exprimer ses sentiments les plus profonds. Nous avons donc ici
deux notions distinctes et pourtant indissociables du cœur : le cœur comme
espace clos, centre du monde arthurien autour duquel évoluent les prota-
gonistes, et le cœur comme espace intérieur au corps dont proviennent les
réactions émotionnelles et les sentiments d’amour. En ce qui concerne le
« cœur » du monde arthurien – ce qui se trouve à sa base – sa définition
varie selon les points de vue, mais les relations dynamiques qui fondent
le pouvoir triangulaire entre le roi Arthur, la reine Guenièvre et Lancelot
semblent constituer un nœud central du récit puisqu’elles se manifestent
aux moments clés du roman : la consommation de l’amour ; la révélation
de secrets dans des espaces privés et domestiques ; et l’ef fondrement de la
société arthurienne quand ces secrets sont rendus publics.
Dans le volume V de Lancelot, notre héros éponyme se retrouve pris
au piège plus d’une fois par des adversaires féminins. Dans l’épisode auquel
nous nous intéressons, la fée Morgue, demi-sœur du roi Arthur, envoie, dans
une subversion de la quête chevaleresque, douze jeunes filles à la recherche
de Lancelot. L’une d’elles réussit à le trouver. Lancelot croit avoir sauvé la
demoiselle, alors qu’en réalité, c’est elle qui a entrepris sa propre quête en
apportant Lancelot à Morgue qui, alimentée par la haine passionnée et la
luxure, a l’intention de maintenir le chevalier en captivité pour le restant
de ses jours. Drogué, Lancelot est placé dans une chambre fermée à clé.
Il semble ici pertinent d’examiner la captivité de Lancelot ainsi que la
notion d’enfermement dans le cycle Lancelot-Graal au travers du concept
foucaldien d’espace disciplinaire. Comme les cavités du cœur ou la cellule
monastique, l’espace disciplinaire selon Foucault est cellulaire dans sa struc-
ture et fonctionne selon le principe de séparation : « À chaque individu,
sa place ; et en chaque emplacement, un individu. »6 Il est nécessaire
que les espaces disciplinaires aient un système de clôture qui conserve et
localise les individus afin de permettre leur surveillance. Dans les espaces

6 Michel Foucault, Surveiller et Punir : naissance de la prison (Paris : Gallimard, 1975),


144.
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de captivité, les prisonniers peuvent être évalués, jugés par des procédures
dans le but de connaître et « maîtriser » le prisonnier.7 Cela semble être
le cas de Morgue qui a l’intention de garder Lancelot emprisonné indéfi-
niment. Sa relation avec Lancelot est plus complexe que celle d’un capteur
et de son captif. Maîtriser, dans ce cas consiste à posséder le chevalier mais
aussi à empêcher les autres (comme le roi et la reine) de l’avoir. Morgue
joue le rôle du capteur foucaldien : maîtresse, surveillante, espionne et,
surtout, sujet désirant.
Morgue prétend qu’elle déteste Lancelot plus que tout autre homme,
et ce sentiment est fortement lié à sa haine pour Guenièvre. Cette haine
de Morgue pour la reine pourrait provenir de sa jalousie sexuelle pour la
relation de celle-ci avec Lancelot – car bien que Morgue prétende mépriser
Lancelot, sa haine est imprégnée de désir sexuel :

car ele l’amoit tant comme fame pooit plus amer home pour la grand biauté de lui, si
est moult dolante qu’il ne la voloit amer, car ele nel tenoit mie em prison por haïne,
mes vaintre le cuidoit par anui, si l’an avoit maitnes foiz proié … (Lancelot V, 53)

Leur relation a une connotation fortement érotique. Morgue tente de


séduire Lancelot, mais, fidèle à son amour pour la reine, Lancelot refuse ses
avances. Une fois répudiée, Morgue se satisfait de le regarder dormir tous
les soirs, en l’observant avec un regard désirant. Ne pouvant fuir l’enceinte
dans laquelle il se trouve pris au piège, Lancelot, impuissant, est à la merci
du regard lascif de sa maîtresse. Cary Howie écrit :

Enclosed space [is] always something to which one erotically relates, and which in
turn (or simultaneously) permits an erotic relation to something other than enclosure,
but something that can become perceptible only through enclosure.8
[Un espace clos [est] toujours une chose avec laquelle on entretient une relation
érotique, et qui à son tour (ou simultanément) permet une relation érotique à autre
chose que l’enceinte, mais une chose qui peut devenir perceptible uniquement à
travers l’enceinte.]

7 Ibid., 143.
8 Cary Howie, Claustrophilia : The Erotics of Enclosure in Medieval Literature (New
York : Palgrave Macmillan, 2007), 100–101.
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Lorsque Lancelot est retenu captif par Morgue, il est enfin en mesure d’ex-
primer pleinement son amour et ses passions de façon créative, quelque
chose qu’il ne peut pas faire en tant que chevalier. Après avoir vu par sa
fenêtre un homme peindre l’histoire d’Énée, Lancelot, horrifié à l’idée
d’être emprisonné, se met à peindre sur les murs de sa chambre des images
retraçant l’histoire de sa vie et de ses amours avec la reine Guenièvre. Sa
sensibilité artistique, qui est inattendue de la part d’un chevalier du roman
arthurien et qui était jusque-là restée cachée, se fait jour. Si la peinture de
cette fresque peut être lue comme une façon de se rappeler sa bien aimée,
elle semble également être un mécanisme d’adaptation permettant au che-
valier de rester sain d’esprit durant sa captivité :

Lors se porpense que se la chambre ou il gisoit estoit portraite de ses faiz et de ses diz,
moult li plairoit a veoir les beaux contenemenz de sa dame et moult li seroit grant
alegement de ses maux. (Lancelot V, 52)

Lancelot, au cours de cet intermède, nous raconte ainsi son histoire, un


récit inscrit dans le texte principal. Morgue est étonnée de découvrir les
peintures, et s’émerveille du talent de Lancelot. Estimant qu’aucun autre
chevalier ne serait capable de peindre une chose aussi belle, elle en devine
la cause – son amour pour Guenièvre.

Voirement feroit Amors del plus dur home soutif et angingneux : si le di por cest
chevalier qua ja jor de sa vie ne feist si bien ymages, se ne fust destroiz d’amors qui a
ce l’out mené. (Lancelot V, 53)

Ainsi, l’amour de Lancelot pour Guenièvre ne le pousse pas qu’à réaliser de


preux faits d’armes, mais fait également naître en lui de véritables ef fusions
artistiques. Alors qu’il est prisonnier dans la tour de Morgue, ce ne sont
pas ses prouesses martiales qui l’empêchent de sombrer dans la folie dans
cet espace confiné ou de mourir de honte suite à sa captivité, mais ses élans
artistiques. Si le chevalier trouve une consolation dans l’art, il y trouve
aussi un moyen lui permettant de sublimer sa passion pour Guenièvre. En
d’autres termes, Lancelot peint du cœur. Il considère que ses tableaux de
la reine sont plus beaux que toute femme vivante, en dehors de la réelle
Guenièvre, et, tous les matins quand il se réveille, il embrasse sa peinture :
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si vit l’ymage de sa dame, si l’ancline et la salue et vait prés et l’ambrace et la baise


en la bouche, si se delite assez plus qu’il ne feist en nule autre fame fors sa dame.
(Lancelot V, 54)

Les talents artistiques de Lancelot sommeillaient jusqu’à ce que celui-ci


soit enfermé par force, mais, une fois le chevalier captif, ils se voient enfin
libres de se révéler. En peignant ces fresques, il semblerait que Lancelot
revendique une forme de propriété sur la chambre qui le possède à plu-
sieurs niveaux puisque celle-ci l’emprisonne. Dans son livre Claustrophilia,
Cary Howie démontre que l’art peut être sa propre « clôture révélatrice »
(« disclosive enclosure ») puisque celui-ci révèle le sens contenu dans
l’espace clos du tableau.9
Dans sa peinture, Lancelot semble être autant captivé par les murs qui
l’entourent, que consterné d’être prisonnier contre sa volonté. La notion de
claustrophilie développée par Howie examine l’aspiration à la clôture, au
travers de laquelle on peut, paradoxalement, trouver une forme d’évasion
et de liberté. Ainsi, il serait possible de suggérer que l’espace dans lequel
Lancelot est enfermé est quasiment doublement érotique : c’est d’abord une
chambre où il est retenu prisonnier par un capteur féminin, mais aussi un
espace sur lequel il peint pour raconter sa liaison (sexuelle) avec Guenièvre.
Dans le cycle Lancelot-Graal, les espaces clos sont fréquemment érotisés
comme des espaces « féminins » qui ref lètent les clôtures et les dévoile-
ments du corps féminin. Un exemple est l’enchantée « Val sans retour »
(Lancelot I, 275), conjurée par Morgue : cette vallée est un lieu idyllique
et séduisant, mais les chevaliers qui ont été infidèles à leurs amantes ne
peuvent jamais la quitter. Au centre de ce lieu enchanté se trouve un lit.
Quand Lancelot renverse le lit enchanté, il rompt le charme de la vallée, au
grand déplaisir de Morgue. Carolyne Larrington soutient que le « Val sans
retour » est intimement lié aux notions de peur, de sexualité et de corps
féminin à la fois « souhaité et redouté ».10 La topographie même du « Val
sans retour » ref lète le corps féminin, et selon Larrington, cela implique

9 Howie, Claustrophilia, 30.


10 Carolyne Larrington, King Arthur’s Enchantresses (London : I.B. Tauris, 2006), 57.
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une méfiance profonde de la sexualité féminine, qui est ici associée à la


géographie aussi imprévisible que mystérieuse de la vallée et de la forêt :

Li vals estoit et grans et parfons et fu avironés de totes pars de grans tertres et haus,
si estoit plains de’erbe vert, grant et espesse, et em mi lieu a droiture sordoit une
fontaine bele et clere. (Lancelot I, 277)

La vallée est un espace qui possède une ambiance survoltée pour plusieurs
raisons, principalement liées à son histoire. Morgue a créé la vallée dans
ce site comme une sorte de lieu d’attente où les dames sont en mesure de
conserver toute l’attention de leurs amants, qui risqueraient sinon, de leur
être infidèles. Le « Val sans retour » problématise le dilemme de l’amant
courtois. Si un chevalier passe trop de temps avec sa dame à la cour au lieu
du champ de bataille ou de tournoi, il risque de compromettre une partie
de son identité masculine en ce qui concerne la manière dont sa valeur
chevaleresque est perçue par les autres.
Lancelot est un cas particulièrement intéressant en ce qui concerne
la façon dont sa masculinité est construite et façonnée par sa relation avec
les personnages et espaces féminins du cycle. Le jeune Lancelot grandit
en dehors de sa famille, dans le royaume surnaturel du lac ; ainsi le nom
du père – l’acceptation de l’autorité et de la loi – ne serait pas venu de son
propre père (décédé quand il était encore bébé) mais de sa mère adop-
tive, la Dame du Lac. Lancelot grandit dans l’environnement féminin du
royaume du lac. La Dame prend soin de lui et de ses cousins, et elle en
fait des chevaliers courtois et nobles. Lorsque Lancelot atteint l’âge de
dix-huit ans, la Dame du Lac se rend compte qu’elle ne peut plus dif férer
son entrée dans le monde chevaleresque, et elle le prend à part pour lui
apprendre la chevalerie, préparation préliminaire aux épreuves auxquelles
il devra faire face dès qu’il sera installé à la cour d’Arthur. La Dame lui
explique que la chevalerie est un lourd fardeau et que les prouesses d’un
chevalier ne dépendent pas uniquement de sa puissance physique, mais
aussi de la puissance de son caractère, qui doit être vertueux, et de son cœur
(Lancelot VII, p. 247). Lancelot répond que les pouvoirs du cœur doivent
être beaucoup plus faciles à atteindre que les pouvoirs du corps, car tout
homme peut développer un caractère vertueux dans un corps handicapé,
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tant qu’il s’ef force d’y parvenir. Heureusement pour Lancelot, il a reçu
toutes ces qualités physiques et est parfaitement formé pour être le plus
grand chevalier du monde. Cependant, le cœur de Lancelot – sa capacité à
aimer la reine – est à la fois sa plus grande qualité et son plus grand défaut
puisqu’il le pousse à la réussite et l’incite à accomplir de hauts faits, mais
reste un amour adultère.
Lorsque le jeune Lancelot est prêt à devenir chevalier, la Dame du Lac
prononce un long discours sur les origines de la chevalerie et fait la liste des
dif férents attributs du chevalier et de leur symbolisme :

Mais les armes que il porte et que nus qui chevaliers ne soit ne doit porter ne lor
furent pas dounees sans raison, ains i a raison assés et moult grant senefiance. (Lancelot
VII, 250)

En ef fet, il suggère que l’armure peut être lue comme une autre forme de
clôture qui expose un grand nombre d’informations personnelles sur le che-
valier la portant. Lors du combat, elle est l’un des seuls moyens permettant
d’identifier le chevalier puisque le corps de celui-ci est masqué. L’apparence
blindée du chevalier évoque et maintient la réputation de l’homme qui la
porte par un réseau de signifiants (par exemple : la qualité et la couleur
de l’armure, des armes, des armoiries et des sceaux héraldiques) qui infor-
ment l’observateur de l’identité d’un chevalier en armure.11 Dans Courtly
Love, the Love of Courtliness, and the History of Sexuality, James A. Schultz
explique que tout le discours autour de l’idée d’« amour courtois » est en
fait un amour de la « courtoisie », dont les attributs dotent l’amant cour-
tois des qualités que les nobles médiévaux trouvaient attrayantes : il s’agit
essentiellement d’aristophiles, ceux qui aiment la noblesse.12 Cette idée de
la noblesse est nécessaire à la construction d’une identité chevaleresque. Il

11 Dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, le jeune Perceval vénère les premiers
chevaliers qu’il voit sur la route. Il les prend pour des anges, élevant les chevaliers aux
armures brillantes au rang de créatures célestes, emblématique de tout ce qui est bon.
Il n’est pas étonnant que Perceval lui-même aspire au statut de chevalier à la suite de
cette rencontre.
12 James A. Schultz, Courtly Love, the Love of Courtliness, and the History of Sexuality
(Chicago : University of Chicago Press, 2006), 91.
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faut être un guerrier redoutable dans la bataille, mais gracieux et doux en


compagnie des femmes. Dans l’intimité du pavillon ou de la chambre à cou-
cher, les chevaliers manifestent leur masculinité d’une manière dif férente
de la façon dont ils se comportent sur un champ de bataille : en échangeant
leurs armures pour des robes de tissus précieux. Il faut qu’un chevalier soit
capable de s’adapter à ces deux types d’identité chevaleresque.
L’idée d’une sorte de double identité se poursuit dans le discours sui-
vant de la Dame du Lac, en utilisant la métaphore de deux cœurs. Elle
explique à Lancelot qu’un chevalier doit posséder deux cœurs :

Chevaliers doit avoir II cuers, l’un dur et serei autresi com aimant et l’autre mol et
ploiant autresi comme syre caude. Chil qui est durs com aymans doit ester encontre
les desloiaus et les felons, car autresi com li aymans ne suef fre nul polissement, autresi
doit ester li chevaliers fel et cruex vers les felons qui droiture depiechent et empirent
a lor pooirs ; et autresi com la cyre mole et caude puet ester f lequie et menee la ou
on le veut mener, autresi doivent les boines gens et pitex mener le chevalier a tous les
poins qui apartiennent a deboinareté et a douchor. (Lancelot VII, 253–254)

La mise-en-scène de l’identité chevaleresque peut se résumer par ce motif de


cœur double : d’un côté, une machine à tuer sans merci, froide, de l’autre, un
amant tendre et un courtisan gracieux. Les deux cœurs ont leur place et un
rôle distinct, et les deux sont absolument nécessaires à la construction de la
masculinité chevaleresque telle qu’elle est envisagée dans le cycle Lancelot-
Graal. La Dame du Lac conseille à Lancelot de ne jamais révéler son cœur
de cire (celui qui est émotif, malléable, doux, et clément) à ses ennemis :
« Mais bien se gart que li cuers de chire ne soit as felons ne a desloyaus
abandounés, car tout avroit perdu outreement quanque il lor avroit fait de
bien » (Lancelot VII, 254). En ef fet, si un chevalier venait à révéler trop
de lui-même à ses ennemis, il se rendrait vulnérable, ce qui permettrait à
ses ennemis de profiter de lui. Chaque cœur peut être fermé ou voilé par
l’autre si nécessaire. Si l’on considère métaphoriquement que le chevalier
possède deux cœurs, le chevalier peut fermer la partie de son caractère qui
serait préjudiciable à certains scénarios tout en utilisant l’autre « cœur ».
Lorsqu’il peint les murs de sa chambre dans la tour de Morgue, Lancelot
dévoile trop d’éléments sur sa relation avec Guenièvre. Séduit par les murs
de sa prison, il expose les rouages de son cœur à son ennemie, et celle-ci
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exploite cette découverte à son propre avantage. Plus tard dans le cycle,
dans La Mort le Roi Artu, le roi Arthur et son escorte se perdent dans une
forêt inconnue et entrent dans le domaine de Morgue. Celle-ci accueille
les visiteurs dans son château et of fre à Arthur la même chambre qui était
autrefois la prison de Lancelot. Le roi passe la nuit sans voir les fresques
de Lancelot, mais lorsque le soleil se lève et emplit la pièce de lumière, il
remarque les peintures sur les murs : « … li rois commença a regarder entor
lui et vit les paintures et les ymages que Lancelos avoit portretes tandis
comme il demora leanz en prison » (Mort, 61).
En lisant le texte qui accompagne les images, Arthur découvre l’en-
semble des actes accomplis par Lancelot au cours de son illustre carrière.
Il y apprend les circonstances de la rencontre du chevalier et de la reine
lors d’un rendez-vous organisé par Galeholt ainsi que les détails du pre-
mier baiser échangé par les amants (celui-ci a lieu au sein de l’espace clos
d’un jardin entouré d’arbres ; encore une autre clôture représentée par les
fresques du chevalier, enveloppée par la chambre). Enfin, le roi commence à
comprendre la véritable nature de la relation unissant Lancelot à sa femme.
Arthur est stupéfait et horrifié :

Par foi, fet il, se la senefiance de ces letres est veraie, donque m’a Lancelos honni
de la reïne, car ge voit tout en apert que il s’en acointiez ; et se il est veritez einsi
com ceste escriture le tesmoigne, ce est la chose qui me metra au greigneur duel
que ge onques eüsse, que plus ne me pooit Lancelos avillier que de moi honnir
de ma fame. (Mort, 61)

Bien que confronté à cette preuve visuelle, le roi demande une confirma-
tion verbale, afin de savoir si cette histoire est bien vraie. Morgue désire
désespérément divulguer ce secret à son frère, mais la peur des représailles
de Lancelot la rend réticente. Cependant, la fée connaissant bien la rhéto-
rique politique et le fonctionnement de la société chevaleresque, elle fait
appel au sentiment de honte d’Arthur, et lui dit que s’il ne se venge pas de la
trahison de Lancelot et Guenièvre, il se déshonorera. Morgue extrait ainsi
une promesse de son frère pour se protéger et punir les amants coupables,
ce qui semble avoir été son objectif depuis toujours – le stratagème ayant
mis des années à se concrétiser. En raison de la structure fermée qui entoure
les peintures (une structure qui appartient à Morgue), les informations
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sensibles qu’elles contiennent sont à la disposition de Morgue qui peut les


divulguer au moment de son choix, chose dont Morgue se rend compte
lorsqu’elle voit les fresques pour la première fois :

Or ne lairoie je, fait ele, en nule manniere que je le painter ne tenisse tant que toute
ceste chambre fust painte : car je sai bien qu’il i paindra touz ses fez et tous ses diz
et toutes les ouvres de lui et de la roine ; s’il l’avoit tout paint, je feroie tant que mes
freres li rois Artus venroit ça et li feroie connoistre les faiz et la verité de Lancelot et
de la roine. (Lancelot V, 53)

Les secrets du cœur de Lancelot sont dévoilés lorsque la clôture de la


chambre admet un étranger, Arthur, pour contempler ses murs révélateurs.
Au cœur du monde arthurien, les espaces clos peuvent être à la fois
profondément clandestins, intimes, des lieux de désir et de dissimulation,
et des sites de révélation intensément examinés où les désirs se manifestent
et s’expriment. On peut lire le cœur du monde arthurien dans ce cadre
double : secret mais facilement détectable, invisible et pourtant remarqua-
blement visible. Les sentiments de Lancelot pour Guenièvre, qu’il a cachés
dans son cœur depuis si longtemps, sont exposés quand il se fait prisonnier
dans un espace clos de la tour de Morgue. Mais l’histoire ne s’arrête pas
là, car Arthur a besoin de preuves concrètes de l’adultère des amoureux :
pour prouver l’accusation, les adultères doivent être pris en f lagrant délit.
Il est clair cependant qu’à partir de ce moment, le triangle du pouvoir entre
Arthur, Lancelot, et Guenièvre ne pourra plus être maintenu. Simon Gaunt
a démontré que l’amour de Lancelot et Guenièvre – entretenu pendant plu-
sieurs années – peut être vu comme une force de cohésion sociale (jusqu’à
ce que l’adultère soit rendu public), plutôt que de dissolution.13 Afin de
conserver le contrôle de son royaume, le roi Arthur doit avoir Lancelot dans
son service comme le plus grand chevalier du royaume, et la dévotion de
Lancelot à la reine garantit sa fidélité ainsi que sa servitude à la cour royale.
Lorsque la liaison entre la reine et Lancelot est rendue publique quand les
amants sont surpris ensemble par les frères de Gauvain, le royaume est dés-

13 Simon Gaunt, Love and Death in Medieval French and Occitan Courtly Literature
(Oxford : Oxford University Press, 2006), 128.
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tabilisé. Le cœur de la société arthurienne se rend vulnérable aux ennemis


de l’extérieur, ouvrant la voie à une chaîne d’événements dévastateurs – la
vendetta entre la famille de Lancelot et de Gauvain et l’usurpation du roi
Arthur par son fils illégitime, Mordred – qui finiront par provoquer la
destruction d’Arthur et de son royaume.

Références

Chrétien de Troyes : Romans, éd. Michel Zink (Paris : Livre de Poche, 1994).
La Mort le Roi Artu, éd. Jean Frappier (Genève : Droz, 1996).
Lancelot : Roman en prose du XIIIe siècle, éd. Alexandre Micha (Genève : Droz, 1978–
1980), huit volumes.
La Quête du Saint Graal : roman en prose du XIIIè siècle, éd. Fanni Bogdanow (Paris :
Librairie générale française, 2006).
L’Estoire del Saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau (Paris : Champion, 1997), 2 volumes.
L’Estoire de Merlin, éd. Alexandre Micha (Genève : Droz, 1979).
Cadden, Joan, Meanings of Sex Dif ference in the Middle Ages : Medicine, Science and
Culture (Cambridge : Cambridge University Press, 1993).
Foucault, Michel, Surveiller et Punir : naissance de la prison (Paris : Gallimard, 1975).
Gaunt, Simon, Love and Death in Medieval French and Occitan Courtly Literature
(Oxford : Oxford University Press, 2006).
Howie, Cary, Claustrophilia : The Erotics of Enclosure in Medieval Literature (New
York : Palgrave Macmillan, 2007).
Jager, Eric, The Book of the Heart (Chicago : University of Chicago Press, 2000).
Larrington, Carolyne, King Arthur’s Enchantresses : Morgan and her Sisters in Arthu-
rian Tradition (London : I.B. Tauris, 2006).
Schultz, James A. Courtly Love, the Love of Courtliness, and the History of Sexuality
(Chicago : University of Chicago Press, 2006).

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